Souvenirs d’une actrice/Tome 2/14
XIV
Lorsque le mois de mai ramène le printemps, cette saison, désirée dans toutes les contrées, acquiert un charme plus particulier dans un pays où le soleil, qui commence à adoucir la température, fait disparaître cette neige qui vous a fatigué les yeux pendant huit mois. Ce changement s’opère comme par un coup de baguette, et fait succéder un tapis de verdure au linceul qui ensevelissait la terre » De jeunes bourgeons se laissent bientôt apercevoir sur les arbres. Je n’ai jamais éprouvé un plaisir aussi vif à voir renaître la verdure. La végétation est tellement active, qu’elle fait en trois mois ce qui ne se produit qu’en six dans les climats tempérés, où cette verdure ne nous quitte que partiellement. Les privations font mieux apprécier les douceurs de la vie : Aussi ce 1er mai est-il célébré dans toutes les villes de la Russie par une promenade à peu près semblable à celle de Longchamps. À Pétersbourg, ainsi qu’à Moscou, elle se compose d’une file de brillantes voitures : Cela n’a rien d’extraordinaire, mais au temps dont je parle on avait encore à Moscou tous les anciens usages, et les anciens costumes, qui ont tant de charme pour les étrangers et surtout pour les artistes.
Depuis que le commerce russe a voulu adopter les habits européens, Moscou a perdu le cachet qui allait si bien à cette ville, d’un aspect asiatique, aux coupoles dorées et dont le croissant surmonté d’une croix rappelait la conquête de la foi, sur la loi Musulmane. Le premier jour de mai était consacré à la noblesse et le lendemain aux marchands russes, classe plus riche que beaucoup de grandes familles nobles. Comme à cette époque de l’année il ne fait pas encore très chaud, les seigneurs faisaient d’avance dresser des tentes magnifiques, et de beaux tapis de Perse couvraient la terre et garantissaient de l’humidité. Un lustre était placé au milieu, et un peu plus loin, il y avait une autre tente, dans laquelle on disposait le service.
Après s’être promené dans des voitures élégantes ou à pied, on se réunissait pour dîner : le soir on relevait les portières des Marquises, et on se rendait des visites. C’est alors que les tsigansky venaient danser la tsigansky et jouer de la balalaye et du tambourin : c’est surtout à cette fête de mai qu’elles portent le costume de leur nation le plus élégant. Il se compose d’une tunique ou d’une jupe noire bordée de galons, sur laquelle elles mettent un corsage d’une étoffe riche, et lacé sur le devant ou rattaché avec de brillantes agrafes. Leur poitrine est couverte de colliers en ambre, ou en coreaux retenus avec des chaînettes d’argent ; leurs bras sont entourés de perles de couleur et de bracelets ; et elles ont des boucles d’oreilles très longues. Plus elles peuvent réunir de bijoux, de dorures et de perles, et plus leur costume est de bon goût, par la manière dont elles disposent ces ornements : aussi les plus célèbres reçoivent-elles beaucoup de cadeaux, même des dames, lorsqu’elles sont en vogue.
Les tsigansky portent sur l’épaule un manteau d’un léger tissu rouge, attaché avec une agrafe, et découpé en pointes dont chacune est garnie de piécettes, qu’elles percent et qu’elles cousent ensuite comme une frange : ce sont souvent des ducats qu’on leur donne, qu’elles y emploient. Leur cheveux, d’un noir d’ébène, sont partagés sur le milieu et retombent en tresses sur leurs épaules ; elles portent une petite couronne d’où s’échappent des boules creuses, remplies de baumes ou de parfums.
Lorsqu’elles commencent à danser, elles détachent avec grâce leur petit manteau et le font tourner comme dans un pas de châle. Quoiqu’elles n’y mettent aucune étude et que le caprice seul dirige leurs mouvements, cela ne laisse pas que d’avoir beaucoup de charme. Quand elles agitent leur manteau au-dessus de la tête, les piécettes dont il est frangé, font un petit bruit fort bizarre. Les hommes qui les accompagnent, chantent parfois en second dessus et même en trio avec la basse, ce qui produit une jolie harmonie. La danse des hommes ressemble alors à la Cosaque, et les motifs des airs se reproduisent comme dans les chants russes, mais les chanteurs habiles ou bien organisés les varient à l’infini.
C’est surtout l’air de la tsigansky qui a inspiré les compositeurs ; ils ont puisé dans les motifs des airs russes un thème à de charmantes variations.
Ya tsigansty Maladoï
Ya tsigansky ni prostoï.
« Je suis une jeune stigansky,
« Je ne suis pas à dédaigner.[1] »
Les Tsigansky sont des bohémiens, espèce de parias chassés de l’Inde dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Cette race nomade s’est répandue dans plusieurs contrées de l’Europe sous différents noms, pris dans les pays qui les accueillaient, ou pour mieux dire, les toléraient ; mais les tsigansky furent les premiers qui vinrent en Russie il y a plusieurs siècles.
Ces peuples arrivent avec leurs tentes et campent à la porte des villes lorsqu’ils en ont obtenu l’agrément de la police. On ne leur permet jamais d’occuper aucune maison dans les villes, car on connaît trop bien leur adresse à s’emparer du bien d’autrui, et l’on est toujours en défiance. Malgré la surveillance qu’on exerce sur eux et même en dehors des portes, les paysans ont souvent à regretter quelques volailles, quelques lapins, et leurs provisions disparaissent comme par enchantement.
Le comte Théodore Golofkine, avant son départ pour les pays étrangers, voulut me mener voir leur camp placé hors de la Porte Rouge.
Comme nous étions dans l’hiver, les hommes travaillaient au dehors, soignaient les chevaux et le bétail, et fendaient du bois. Ils étaient vêtus de la chemise rayée sur le pantalon, et du cafetan doublé de peau comme les mougicks[2]. Les vieilles femmes, affublées de tous les haillons qu’on leur avait donnés, étaient vraiment hideuses à voir ; elles étaient restées dans les tentes pour préparer les aliments. On apercevait grimpant sur les chariots, comme des écureuils, tous les petits enfants en chemises, la tête et les pieds nus : ils couraient dans la neige pour demander l’aumône aux passants et aux curieux ; tout ce petit peuple cuivré ressemblait à des singes. Il y a cependant parmi eux de belles filles et de beaux garçons.
Les tentes dans lesquelles on faisait venir les tsigansky étaient rangées dans le bois de Marienroche, dont les arbres bordant les allées, étaient illuminés en verres de couleur : cela formait un fort beau coup-d’œil. Le public qui venait prendre part à ces jeux, y restait jusqu’à ce que la file de voitures se fût reformée pour rentrer en ville. Le lendemain, les allées du bois de Marienroche, prenaient un nouvel aspect ; elles appartenaient alors aux marchands russes, qui n’avaient point encore changé leurs riches costumes pour le frac et les robes. Les grandes dames venaient à cette promenade en négligé et comme spectatrices ; les marchands arrivaient dans des droschkis traînés par deux beaux chevaux qu’ils conduisaient eux-mêmes. Ils portaient le cafetan de drap bleu doublé de soie, et serré sur les reins par une écharpe d’étoffe turque, tramée d’or et d’argent ; pantalon large et des bottines ; les cheveux coupés en rond ; la barbe et le chapeau qui ont une forme particulière à ce costume.
Les femmes, au fond de leur droschkis, avaient une cadsaveka de brocard ou de velours, doublée d’une belle fourrure ; une robe en damas vert ou cerise, bordée d’un large galon d’or et de deux autres sur le devant, séparés par une rangée de boutons. Leur cakochenique (coiffure du pays), était fermé et couvert de pierreries, de perles fines, de petites franges en perles pendantes sur le front ; (les femmes ne montrent pas leur cheveux) ; elles avaient des boucles d’oreilles, des chaînes ; enfin le costume le plus riche. Quelques-unes portaient un voile lamé sur le cakochnique ; c’étaient les femmes de Casan ou de Thwer : ce coup-d’œil était magnifique.
Maintenant, les marchands russes donnent une brillante éducation à leurs enfants, qui font presque tous de grands mariages ; car leur fortune est considérable ; mais les pères ont encore, pour la plupart du moins, conservé jusqu’à présent la vie simple et le costume primitif de leurs ancêtres. De jour en jour, cette classe change ses habitudes, et bientôt il ne restera plus que les petits boutiquiers qui rappelleront ce qu’ils étaient il y a trente ans. Je conçois que la civilisation y gagne, mais on y perd le charme de la nationalité.
- ↑ M. Alexandre Dumas, dans le Maître d’armes, nous a peint admirablement les bayadères ; mais il n’avait probablement pas vu les tsigansky dont il leur donne le nom ; d’ailleurs pour les rencontrer dans toute leur élégance, il fallait que ce fût à Moscou, à la fête du premier mai, et dans les tentes de la noblesse. Celles qui venaient se mêler au public étaient les mêmes qu’on rencontrait dans les rues. Ce que je dis ici date de 1807 ; tout a bien changé depuis ce temps.
- ↑ Leur chef a souvent un manteau brun garni de franges et un bonnet particulier.