Souvenirs, promenades et rêveries (Radiguet)/1

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Michel-Lévy frères (p. 7-23).


PHYSIONOMIE DE QUELQUES FÊTES EN BRETAGNE


I
L’Équinané

Dans quelques localités du pays de Léon, en basse Bretagne, où plusieurs vieux usages existent encore, il en est un qui remonte, assure-t-on, aux époques presque fabuleuses de notre histoire, et dont les effets, au point de vue de la charité publique, sont assez utiles pour que nous lui souhaitions une longue durée.

Malheureusement nos idées et nos habitudes modernes enlèvent d’année en année à la manifestation extérieure de cet usage l’attrait curieux qu’elle empruntait à la naïveté de la mise en scène.

Le dernier samedi du mois de décembre, la municipalité et les notables de certaines petites villes parcouraient les rues et demandaient de porte en porte, pour les pauvres, de l’argent, du pain ou de la viande ; toutes choses que les habitants se faisaient un devoir d’accorder dans la mesure de leur fortune. Ces différentes aumônes étaient accueillies par le cri d’Éguinané, sorte de hourra breton consacré à cette unique cérémonie, et que vociférait un formidable chœur d’enfants et de désœuvrés qui suivaient le cortége. — Différentes opinions ont été émises sur cet étrange mot : certains scrutateurs des vieilles mœurs armoricaines le font remonter aux druides, qui, au commencement de l’année nouvelle, récoltaient le gui sacré, et saisissaient l’occasion de cette solennité pour faire des largesses aux indigents, au cri de : au gui l’an neuf, d’où l’on aurait fait par corruption celui d’Éguinané. — Il faut une foi robuste pour admettre cette explication. En effet le spirituel commentateur du voyage de Cambry dans le Finistère remarque fort judicieusement que dût-on accorder ou nier l’identité du breton et du celtique, il n’en ressort pas moins que les druides ne parlaient pas le français.

Selon dom Lepelletier, éguinané ne serait pas du français mal orthographié, mais bien du breton mal prononcé ; il voit dans ce mot la corruption de eguin an eit (le blé germe). « Cela est d’autant plus probable », ajoute l’écrivain cité plus haut[1], « que la fête du dernier samedi de l’année se nomme l’Eghinat, et que le même nom est donné aux étrennes que l’on demande en cette occasion. En criant : « Le blé germe ! » le Breton fait sans doute allusion à ces paroles prophétiques chantées tous les jours de l’Avent, et qui sont accomplies à la Nativité de Jésus-Christ : Aperiatur terra, et germinet Salvatorem ! »

Malgré tout, la première version, la plus absurde, est généralement accueillie ; par les uns à cause de son charme pittoresque, et par le plus grand nombre avec cette crédulité trop propice à la quiétude de l’esprit pour qu’elle ne fasse pas admettre des explications bien autrement improbables.

La quête de l’Éguinané se fait dans les conditions suivantes. — Un tambour, — c’est, depuis 1830, celui de la garde nationale, — précède deux chevaux qui portent les mannequins destinés à loger les dons volontaires de viande, de pain, et autres provisions d’un volume embarrassant ; le commissaire de police et les sergents de ville en grande tenue dirigent la quête, surveillent les offrandes, et préviennent toute fraude qui aurait pour but d’amoindrir le bien des pauvres ; enfin une fourmilière d’enfants appartenant à toutes les classes de la société, s’éparpille, bruyante, désordonnée, la tirelire de fer-blanc à la main, autour du groupe principal : tous piaillent, se bousculent, secouent avec frénésie, sous le nez des citoyens paisibles, leur tirelire pleine de gros sous, et s’entr’agaçant l’un l’autre, ils font, comme le dit M. Despréaux, aboyer les chiens et jurer les passants. Un pensionnaire de l’hospice civil, grand, niais, un idiot même au besoin, à défaut d’autre sujet, se coiffe, dans cette circonstance, avec un chapeau enrubanné, et tient un bâton orné de bandelettes multicolores : il brandit cette houlette sur le troupeau turbulent qui l’environne, et jette maintes fois, comme Neptune, mais avec un succès plus négatif, son quos ego !… au milieu du tumulte. Rien ne fait : les instruments bourrés de billon continuent leur charivari, le pavé retentit, martelé par les sabots, et la gamme chromatique de rumeurs qui accompagne d’ordinaire toute bande de gamins en liesse, renforcée de l’aboiement des chiens qui se mêlent familièrement à la cérémonie, couvre presque le bruit du tambour. Néanmoins ce dernier reproduit avec une persévérance méritoire la moins variée de ses batteries. — Dès qu’une ménagère se montre au seuil de sa porte, soutenant avec peine quelque opulente pièce de boucherie, le cortége s’arrête, une chamade du tambour rassemble la foule, un ban salue la riche aumône ; le coryphée, élevant son sceptre enrubanné, vocifère trois fois, de toute la vigueur d’un larynx de métal : Eguin an eit, potret !Eguin an eit ! hurle l’assistance ; et cette fois il nous semble convenable d’adopter la phrase bretonne que nous traduirons ainsi : « La moisson germe pour vous, garçons ! » En effet on prélève le soir, sur la recette de la matinée, les frais d’une collation qui doit, à l’hospice civil, rassembler autour de la même table la bande des jeunes quêteurs. De distance en distance on fait un accueil pareil aux différents dons. L’allégresse est générale ; seuls les pauvres chevaux, qui s’en vont imprimant aux lourds mannequins un régulier mouvement de roulis, semblent supporter, sinon avec mauvaise grâce, du moins avec une douloureuse résignation, le poids de la charité publique.

Il y a peu d’années que les notables de la ville, délégués pour se joindre au cortége, le plateau d’argent du quêteur à la main, enlevaient subrepticement des maisons où ils pénétraient les vivres suspendus aux crocs des offices ; cette manœuvre surannée était toujours applaudie avec un égal succès par les gens du dehors ; aussi se gardait-on bien de ravir à ces lustigs l’innocente satisfaction de dévaliser les garde-manger ; seulement on les garnissait en conséquence. — Hélas ! ces traditions sont déjà loin de nous, et le cortége de l’Éguinané va bientôt sans doute les rejoindre. Nous l’avons cependant vu circuler le dernier jour de décembre 1853 : l’idiot était encore à son poste, mais ses rubans semblaient dater d’un siècle ; l’allure triomphante qui le distinguait jadis avait disparu comme les galantes couleurs qui ornaient son chapeau et sa canne, toute sa gloire et toute sa richesse ; le tambour de la garde nationale, unique vestige d’une institution disparue, et déjà oubliée dans le Finistère depuis le 2 décembre, battait, comme jadis et avec la même monotonie, sa marche accoutumée ; à sa suite marquaient le pas, toujours enchaînés par leur devoir, — toute dignité a ses épines, — le commissaire et les sergents ; puis venaient, sous une bise acérée, une douzaine d’enfants de l’hôpital, qui, les mains dans les poches jusqu’aux coudes, la tête dans les épaules jusqu’aux oreilles, la face violacée, le nez écarlate, laissaient avec peine échapper, au signal de l’idiot, le cri en usage, haché par deux mâchoires que le froid changeait en castagnettes. Enfin cette décadence avait atteint même les chevaux, qui semblaient plus étiques et plus consternés que jamais. — Du nombreux personnel des autres années il restait donc tout juste, comme on le voit, les seuls êtres que la chose n’avait jamais réjouis.

Il faut dire pourtant que la part des pauvres n’a pas diminué : bien au contraire. D’abord la collation du soir a été supprimée ; mais cette sage mesure a singulièrement refroidi le zèle des jeunes quêteurs, qui, ne s’attendant plus à recueillir dans cette vie le prix de leur bonne action, ont peu à peu déserté le cortége. Les tirelires sont aujourd’hui portées à domicile un mois à l’avance, et ce sont des enfants de l’âge le plus tendre qui, conduits par une gouvernante, vont recevoir les offrandes pécuniaires. Les mères saisissent le prétexte de ces visites pour attifer leur progéniture, et ces bambins, étonnamment précoces, devinent et exploitent la tradition de leurs devanciers : nous en avons déjà vu se récrier quand, après avoir reçu l’aumône pour les pauvres, ils ne percevaient pas pour eux-mêmes quelques friandises.

Personne ne se trouve donc lésé par ce changement, personne, excepté certains rêveurs qui s’inquiètent de ce que deviennent les vieilles coutumes, comme François Villon s’inquiétait « des neiges d’antan », et Henri Heine, des vieilles lunes ; — ou bien encore quelques esprits moroses, qui trouvent un intérêt fort médiocre aux innovations destinées à remplacer, dans un but identique, les anciens usages populaires, toujours si poétiquement colorés. Ceux-là voient avec tristesse disparaître ces fêtes de leur jeunesse, et songent dans leur cœur à cette ballade d’un barde du pays de Cornouailles, où l’on représente le Breton berçant avec des pleurs, la nuit, sur les montagnes, la poésie de son pays, morte et ensevelie dans un coffret d’ivoire et d’or : comme un père qui, devenu fou de douleur, berce bien longtemps encore le cadavre de son enfant bien-aimé.

II
Noël

Durant la semaine de Noël, une mise en scène de la Nativité, qui ne brille pas précisément par sa nouveauté, puisqu’elle se reproduit tous les ans, s’empare néanmoins de la faveur populaire. La voici telle qu’on peut la voir dans certaines églises du Finistère. — Sur une estrade élevée, une sorte de grotte construite en guirlandes de lierre toutes constellées de clinquant, et portant à sa partie supérieure cette légende : Gloria in excelsis Deo, figure une étable que caractérisent plus sérieusement le râtelier et l’auge, l’âne et le bœuf, placés au dernier plan. La vierge Marie occupe le milieu de la scène, tenant sur ses genoux le divin Nouveau-Né ; saint Joseph est auprès d’elle ; les Mages, au nombre desquels le nègre Melchior, vêtu de satin blanc, obtient surtout un succès de curiosité vraiment particulier, rendent hommage, et offrent des joyaux et des parfums au Roi des rois ; puis, debout le long des parois latérales, sont rangés alternativement des bergers et des bergères, portant les différents costumes bretons actuels en usage les jours de gala ; tous tiennent en main une houlette enrubannée ou des paniers tout remplis des denrées qui figurent sur nos marchés quotidiens. Anachronisme à part, ces poupées bretonnes sont vêtues avec un scrupuleux respect de la couleur locale. — Une barrière placée en avant de l’estrade contient la foule empressée. Toutes les classes de la société se coudoient à ce pèlerinage pieux, que l’on ne saurait terminer sans déposer sur un plateau voisin une aumône pour les pauvres nouveau-nés, et sans embrasser une image peinte du bon Jésus, que les baisers de la multitude ont décolorée et rendue tout humide.

La veille de la grande solennité chrétienne, à la nuit close, un bruit inaccoutumé remplit les rues de nos petites villes, ordinairement silencieuses après l’Angélus du soir. Ce sont des mendiants qui, souvent réunis en associations pour la circonstance, les hommes besace au dos, les femmes encapuchonnées dans leur mante, s’en vont avec grand fracas de sabots sur le pavé chanter de porte en porte des complaintes ou des noëls français et bretons. Dans ces chants populaires, où l’assonance remplace la rime, où le récit chemine péniblement, tant les vers répétés et la longueur des refrains l’empêchent dans sa course, on chercherait en vain cette vigueur d’expressions, ce luxe d’images, cette mélancolie douloureuse et passionnée qui distinguent à un si haut degré le recueil que nous devons aux habiles et opiniâtres recherches de M. de La Villemarqué. Quelquefois néanmoins certaines strophes naïves et originales viennent récompenser celui qui, durant une soirée, a bien voulu prêter une oreille complaisante à un nombre infini de platitudes. — Nous voudrions bien, en dépit des lignes qui précèdent, donner au lecteur un spécimen de ces chants populaires ; mais nos souvenirs, que nous interrogeons à cet effet, nous servent assez mal. Nous y trouvons seulement trois noëls dont les différents titres à l’intérêt n’existent peut-être que pour nous.

— Le premier, œuvre triviale de quelque Villon du ruisseau, célèbre les joies et les ripailles du réveillon ; il est farci de jambons, de tripes et d’andouilles ; on dirait les aspirations et les convoitises de quelque bohème du moyen âge en extase devant « l’escorcherie de la Gloriette ». Le second est une complainte de sainte Catherine, qui se chante sur un mineur des plus lamentables ; c’est un soporifique employé par les nourrices bretonnes avec un succès sans égal pour triompher de l’insomnie des marmots braillards :


Mon père était païen

Ma mère n’était pas (païenne),
Un soir à la prière,

Mon père me trouva…

Indignation du père : il accable Catherine d’invectives ; les supplications de son épouse chrétienne exaltent encore la fureur de ce forcené : il se fait apporter une hache et frappe le coup mortel qui met au front de la jeune martyre l’éternelle auréole des élus. — Le troisième enfin nous causait jadis une déception que l’on va comprendre. — L’âme d’un juste, affranchie des misères de cette vie, arrive sur l’aile de l’ange gardien au séjour des bienheureux ; saint Pierre lui ouvre la porte du Paradis, elle entre. — Trente couplets environ nous ont mené à ce point du récit. — Le noël continue :


Les anges étaient à table,
 Vive Jésus !

Ces vers, deux fois répétés, mettaient naturellement notre imagination en émoi. Qu’allaient, en effet, devenir, devant le menu d’un festin céleste, les rochers de sucre candi, les nuages de crème à la vanille, les rivières d’ambroisie, et tout ce dénombrement de friandises qui nous avait tant charmé dans le Voyage à l’île des Plaisirs de Fénelon ? Mais la suite du couplet nous apportait un véritable mécompte :


Les anges étaient à table,

 Chantant le Gloria

  Ave Maria !

Ainsi finit ce noël, ou plutôt là s’est arrêté le barde chrétien. Pris sans doute de vertige lorsque les yeux de sa pensée se sont ouverts sur les splendeurs de l’Éternel, il ne s’est plus inquiété de nous dire pourquoi les anges étaient à table. — Si l’encens est la nourriture céleste ; si l’amour et l’harmonie sont les sources auxquelles s’abreuvent les séraphins, à quoi bon cette table ? serait-ce un symbole ? une allusion à la sainte table ? Décidément ce meuble serait-il en effet doué de quelque privilége sacré ? Nous faudra-t-il regretter un jour d’avoir irrévérencieusement parlé des tables tournantes et fatidiques ? — Tels qu’ils sont enfin, ces noëls émerveillent le naïf auditoire auquel ils s’adressent ; les enfants, heureux de saisir toutes les occasions d’exercer la charité, amassent durant le jour un trésor de gros sous, destiné à récompenser chez les chanteurs le zèle à défaut du talent ; et l’heure venue, ils obéissent sans y prendre garde au précepte divin : Pax hominibus bonæ voluntatis !

III
Le dimanche de la Quasimodo

Le dimanche de la Quasimodo ramène annuellement depuis des siècles, dans la plupart des villes et des villages de la basse Bretagne, un singulier usage. Cet usage consiste à casser dans les rues, après vêpres, les vases de terre que l’année a mis hors de service. — Toute la poterie de rebut, cruches étoilées, pots à l’eau égueulés, jarres ébréchées, vases de toute nature enfin, pourvu que la matière qui les compose soit fragile, sortent des arrière-cuisines, et sont livrés aux gamins qui les réclament ; ceux-ci, séparés par bandes, inventent alors mille jeux, dont l’invariable résultat est de mettre en pièces, en faisant durer le plaisir le plus longtemps possible, les vases hétéroclites qu’ils sont parvenus à collectionner en ce bienheureux jour. Les hommes, les femmes même ne dédaignent pas de s’associer à cette bizarre récréation du far niente dominical, et les praticiens émérites en relèvent la vulgarité au moyen de raffinements qui ne manquent pas d’intérêt. La Quasimodo, — on nomme ainsi cette Saint-Barthélemy des vieux vases, — s’accomplit de différentes façons. Souvent une douzaine d’individus placés en cercle, et laissant entre eux un certain intervalle, se jettent à la ronde, — nous pourrions presque ajouter : et à la tête, — des pots de terre d’un poids fort sérieux. La chose serait des plus innocentes si l’on apportait à sa pratique une attention scrupuleuse et une bonne foi désirable ; mais certaines supercheries assez brutales viennent parfois ensanglanter le théâtre de cet exercice. C’est, par exemple, un pot qui, lancé à l’improviste et avec brusquerie, vient rencontrer l’un des partenaires et lui faire cruellement expier la plus passagère distraction ; ou bien encore, c’est un projectile du même genre qui, retombant comme une bombe d’une grande hauteur, se brise entre les bras du joueur courageux qui, présumant trop de son adresse, tente de l’arrêter dans sa chute rapide. Les éclats de grès lui laissent alors aux mains ou au visage une entaille dont pourraient s’inquiéter à bon droit les hommes les moins accessibles à la douleur. — De pareils inconvénients, loin d’ôter de sa faveur au jeu de la Quasimodo, semblent au contraire augmenter son attrait, surtout parmi les rudes habitants des campagnes, où l’on peut constater que les huées de l’assistance n’ont jamais pour objet un excès de témérité punie, mais bien le prudent retrait de corps du joueur qui, se souciant peu de sauvegarder son amour-propre aux dépens de son individu, préfère laisser un vase tombant de haut voler en éclats à ses pieds.

Voilà une scène de la Quasimodo telle que nous avons pu la voir dans un village du Finistère par un joyeux soir de printemps. — Un paysan, un bandeau sur les yeux et armé d’un bâton, a été placé à vingt ou trente pas en face d’une cruche suspendue à hauteur d’homme. Parti à un signal donné, il profite du droit qu’on lui reconnaît de compter ses pas, et s’avance dans la direction qu’il juge la meilleure ; mais il ne doit relever son bâton que pour frapper un seul coup : s’il rencontre le vide, huées et quolibets ne lui feront pas faute : si, au contraire, il réussit à briser le vase condamné, les applaudissements salueront l’habileté de ses combinaisons. Bien des joueurs, se fiant à leur perspicacité ou à leur savoir-faire, s’engagent à toucher le but avant un nombre déterminé de carrières ; la galerie base aussitôt des paris sur cette prétention, et, le cabaret voisin engloutissant presque toujours les enjeux, il n’est pas rare que, mis en belle humeur et se sentant la main faite, les joueurs ne continuent sur les verres et les bouteilles le carnage commencé sur une vaisselle de rebut.

Les gamins des villes, qui surtout ont la bosse de la destruction, ne sauraient manquer de trouver un attrait supérieur à ce divertissement ; aussi les rues sont-elles, au coucher du soleil, jonchées de débris de faïence de toutes les couleurs : on dirait les matériaux d’une mosaïque ravagée.

Il nous paraît convenable de ne pas nous borner à constater l’existence encore pleine de séve d’un vieil usage ; aussi avons-nous voulu en rechercher le motif et l’origine, et dans ce but nous avons eu recours aux lumières d’un bel esprit de village, zélé entre tous les joueurs. — « Dam ! a-t-il fait, il y a comme ça bien des choses que la religion ordonne sans en dire le pourquoi : ce qu’il y a de bien sûr, c’est que quasimodo veut dire : casse les pots, et, foi de Dieu ! je les casse ! » — Comme cette réponse, malgré son charme pittoresque, pourrait sembler au lecteur médiocrement satisfaisante, nous la ferons suivre d’une opinion donnée par Cambry, au deuxième chapitre de son Voyage dans le Finistère : « On chercherait en vain chez nos aïeux la trace de ce jeu bizarre, qui me paraît dériver d’une coutume des Juifs obligés de renouveler chaque année les vases dont ils s’étaient servis. »


IV
La Fête-Dieu

Ce jour-là ne vous semble-t-il pas favorisé entre tous ? — « La terre s’éveille, — belle et parée au souffle du printemps ; — Dieu, d’un sourire, a béni la nature ! » — Le ciel est bleu comme les iris, comme les pervenches, ces filles bien-aimées du mois de juin ; les arbres ont encore leur première, leur plus fraîche verdure ; les jardins et les champs sont à l’apogée de leur floraison. Aussi voit-on affluer dans les villes de la basse Bretagne d’énormes corbeilles toutes remplies d’une mixture étincelante et embaumée. On a dépouillé les prés de leurs fleurettes, les ajoncs et les genêts de leur riche parure d’or, les digitales et les jacinthes de leurs clochettes roses et bleues. — Les parterres ont aussi apporté leur contingent de guirlandes, et les serres leurs merveilles exotiques aux différents reposoirs, et l’ornementation de ces chapelles éphémères a, bien longtemps à l’avance, préoccupé les sociétés de dévotes, qui, animées d’un zèle saintement jaloux, chacune pour l’honneur de son quartier, cherchent à l’emporter en élégance sur les chapelles des quartiers voisins.

Voici l’heure de la procession. Des draperies blanches, rehaussées de bouquets, voilent la façade des maisons ; le pavé disparaît sous une litière de roseaux, dont on éparpille les gerbes venues des campagnes environnantes ; sur ce tapis de verdure, les fleurs, semées à pleines mains, tracent une route émaillée. — Les joyeuses volées des carillons planent sur la ville, les hymnes sacrées s’élèvent confusément au loin, mêlées aux accords d’une musique mélodieuse, tandis que le tambour des postes militaires bat aux champs. — Bientôt les croix de vermeil et d’argent, les bannières clinquantées et frangées d’or, s’avancent dominant la multitude empressée ; puis viennent les chantres et le clergé, étalant au grand soleil dalmatiques et chasubles, toutes les étoffes lamées, fleuries, pailletées, étoilées de cannetille et de filigrane du vestiaire ecclésiastique ; puis enfin s’avance un groupe nombreux de thuriféraires, lançant avec un irréprochable ensemble leurs encensoirs, dont la bouche en feu souffle des bouffées odorantes au front du dais aux blancs panaches. — Mais ce qui nous semble distinguer surtout les processions bretonnes, c’est la radieuse et turbulente phalange des chérubins ; environ cinquante enfants de trois à cinq ans, attifés avec amour par leur mère. Tous portent une perruque blonde et bouclée couronnée de roses ; tous sont vêtus de blanc ; corsage de satin criblé de paillettes et bordé de clinquant, avec une croix rouge sur la poitrine et des ailes aux omoplates ; jupon de gaze très-court, parsemé de roses, maillot couleur de chair et petits souliers de satin brodés de filigrane. — Le divin bambino des riches reliquaires n’est pas plus coquettement vêtu. — Tous tiennent en main une corbeille remplie de fleurs effeuillées qu’ils lancent incessamment comme s’ils donnaient l’essor à des myriades de papillons multicolores. Derrière eux s’avance l’archange Michel, l’épée haute et menaçante ; il porte un casque d’or au cimier ondoyant, quelquefois une cuirasse ; mais, le plus souvent, son costume est à peu près celui d’un troubadour de pendule. À son côté marche le Précurseur, saint Jean, vêtu d’une peau de mouton, guidant d’une main une brebis sans tache, élevant, de l’autre, une croix latine rouge et ornée de bandelettes ; puis l’on voit venir, sévèrement drapée dans la bure, le front couronné d’aubépine et courbé sous le poids des remords, la chevelure éparse mais splendide, comme au jour où ses ondes soyeuses essuyèrent le nard répandu sur les pieds du Sauveur, Marie-Madeleine, la tendre pécheresse ; elle porte un crucifix et une tête de mort sur laquelle semble rivé son regard, indifférent aux choses de ce monde[2]. — Le cortége défile solennellement sous une pluie de fleurs qui tombent des fenêtres ; une foule pieuse le suit à flots pressés en chantant des litanies ; une foule curieuse et moins recueillie stationne aux carrefours et forme la haie sur son passage. — Une sorte de sérénité s’épanouit dans la physionomie de cette population endimanchée ; on dirait qu’elle a déposé avec ses vêtements de fatigue ses soucis quotidiens… — L’air, saturé d’encens et de senteurs violentes qu’exhale la fraîche verdure récemment écrasée, vous enivre et vous prédispose merveilleusement à subir certaine mystérieuse influence, qui, sous sa rosée consolante, fait, en ce jour d’allégresse chrétienne, refleurir dans bien des cœurs les plus douces et les plus saintes croyances du jeune âge.


(Illustration.)

  1. M. É. Souvestre, dont la plume élégante et féconde a si puissamment contribué à faire connaître la Bretagne au reste de la France.
  2. Brest est l’une des rares localités bretonnes qui conservent encore le personnage de Marie-Madeleine.