Souvenirs, promenades et rêveries (Radiguet)/3

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Michel-Lévy frères (p. 43-61).



JOUR DE PRINTEMPS




À S..... R***

I

Un habile écrivain, un aimable et doux penseur, dit quelque part, après avoir évoqué les plus touchantes réminiscences de son jeune âge passé en province : « On ne recommence plus ; mais se souvenir, c’est presque recommencer. » Plus souvent encore que les beaux-esprits, les cœurs sensibles se rencontrent ; aussi tu as un jour exprimé devant moi la même idée. Je suis donc autorisé à croire que tu feras un bon accueil aux pages que je vais écrire peut-être un peu à l’aventure, si, comme je l’espère, elles réussissent à bercer dans ta mémoire les souvenirs du pays natal, au temps où, libre de soucis, tu folâtrais sur les pelouses en fleurs du mois de mai.

Je viens de mettre à profit une matinée superbe et vraiment digne du printemps, — car cette année, je le constate, nous avons un printemps, bien que certains esprits négateurs s’obstinent à ranger cette saison au nombre des paradoxes de la poésie et des souvenirs mythologiques. — Je me trouve dans la campagne, et fatigué d’une longue course à travers champs, je me suis assis sur un hêtre abattu à l’entrée du vallon de T***, qui joint la route de Saint-Thonan à Tré-Maria. Cet arbre semble avoir été placé là dans le but unique d’arrêter le promeneur assez distrait pour refuser un coup d’œil au charmant paysage qui s’ouvre devant lui. Tu connais ce paysage : on le rencontre un peu partout ; mais en basse Bretagne il est classique, et pourtant son charme, sans cesse ravivé par l’influence du temps et des saisons, demeure inépuisable. Si d’aventure tu l’avais oublié, quelques coups de plume vont suffire sans doute à le réintégrer dans ta mémoire.

Entre deux collines qui s’élèvent en amphithéâtre, l’une, chargée de taillis d’un ton fauve, d’où surgissent çà et là de noirs sapins ; l’autre, de landes aux fleurs d’or, s’étend une eau dormante où les reflets sombres de la colline de gauche et les reflets dorés de celle de droite s’enfoncent, séparés par l’azur du ciel. Des roseaux, des joncs, quelques plants d’osier dessinent au loin sur l’eau des méandres, où s’engage une escadre de canards, que rejoint sans effort et comme attirée par un aimant, l’une de ses divisions retardataires. Au bord de l’étang, quelques saules sortent, d’une collerette de nénuphars, leur tête noire, noueuse, singulièrement ébouriffée ; plus près enfin, sous de vieux ormes enguirlandés de lierre, un moulin, l’écharpe bouillonnante au flanc, s’adosse contre la chaussée, qu’il domine à peine de son toit de chaume tout verdoyant de pariétaires.

Voilà le paysage tel que tu as pu le voir il y a dix ans ; voici maintenant sous quelle influence il t’apparaîtrait aujourd’hui.

La campagne resplendit, inondée de lumière blonde ; c’est à peine si une légère vapeur estompe les anfractuosités des lointains ; la chaleur fécondante du soleil fait de toutes parts éclater les bourgeons ; le vert-tendre des feuilles naissantes crible de ses grêles mouchetures les halliers et les taillis ; des fleurettes sans nombre émaillent le versant des fossés. La brise, trop faible pour émouvoir les ramées, soulève pourtant des émanations douces quelquefois comme celles de la violette, quelquefois amères et pénétrantes comme celles du buis ; des bruyères humides et des terres labourées. La joie est dans l’air, la vie partout. Des cris aigus et stridents sortent des gazons ; les broussailles sont remplies de gazouillements et de frissons d’ailes ; des grappes de friquets tombent de la cime des arbres, se pourchassent, roulent, haletants, étourdis, jusqu’à mes pieds ; et dans le fourré voisin, un merle, — effronté conteur de gaudrioles, j’en jurerais, — scandalise ou fait pâmer d’aise, je ne sais lequel, toute une turbulente société d’oisillons. Le ruisseau....., le ruisseau lui-même, qui de là-bas accourt leste et clair, oubliant des houppes d’écume à l’angle de ses berges, précipite sa joyeuse allure en passant à mes côtés, et disparaît sous une voûte en chantant sa fanfare.

II

L’harmonieux ensemble de chansons et de murmures qu’exhale en ce jour d’allégresse la campagne rajeunie ; ces clartés, cet air tiède, ces senteurs que concentre le vallon vous jettent bientôt, — et surtout après une marche forcée, — dans une sorte de langueur rêveuse ; des bruits confus la bercent d’abord, mais insensiblement ils s’éloignent, puis ils reviennent, grandissent, développent leurs ondes sonores, s’éloignent de nouveau ; les silences se succèdent, se prolongent..... ; et ma pensée qui se sent la bride sur le col, s’esquive sournoisement comme si je m’avisais de contrarier ses tendances à se soustraire aux divertissantes réalités de notre monde sublunaire ! — Qu’est-elle devenue ? Je ne le saurais dire, jusqu’au moment où je la retrouve, ardente à la poursuite d’une créature enchanteresse, qui, préposée sans doute au mystérieux travail du renouveau, semble avoir pour tâche d’égrener sur les buissons, les roses rouges qui couronnent ses bandeaux sombres. — Il serait superflu de t’énumérer ses prestiges ; sache seulement qu’une merveilleuse faculté de perception me la montre alternativement sous les aspects les plus complexes et les plus chers à mes souvenirs, tantôt avec la pâleur chaude et la brûlante hardiesse des beautés du Midi, tantôt avec l’angélique et pensive sérénité des vierges blondes du Nord, suivant le caprice des clartés ou des reflets ; son regard décoche des flèches ardentes, ou douloureusement passionné, il entr’ouvre avec effort la double frange des cils ; ou, limpide et assuré comme le rayon du saphir oriental, sa consolante mansuétude fait éclore au cœur des tendresses infinies. Combien de temps a duré ma poursuite ? Je l’ignore ; mais elle m’a conduit au radieux pays visité par Muller, — l’une de ses toiles en fait foi, — où des courants de fluides souverains, d’arômes fortifiants et réparateurs, éternisent la jeunesse de l’année et le printemps de la vie. Des groupes rayonnants de joie et de beauté émaillent le velours de la mousse ; une brise, amoureuse des fleurs, secoue de ses ailes embaumées les suaves accords des concerts lointains, et je crois deviner, dans le chant érotique d’une théorie, le doux conseil du Pervigilium Venevis : Cràs amet[1] ! Il m’est alors révélé, juge de mon ivresse, que la vertu régénératrice d’un certain fluide va me faire de la même essence que les élus de cet Éden. La ferveur de ma croyance au printemps, croyance qui de jour en jour va s’éteignant chez les mortels, est, si cela t’inquiète, mon titre le moins fantastique à cette faveur insigne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’instant est venu ; le fluide magique m’apparaît sous la forme d’un rayon aux lueurs d’émeraudes, qui prend sa source aux lèvres de ma mystérieuse conductrice. Palpitant, éperdu, le cœur plein d’inexprimables adorations, je m’élance.....

Soudain un cliquetis d’armes, un juron énergique, un nuage de poussière éclatent à la fois et me font bondir. — C’est l’inexorable réalité, qui, décorée du baudrier jaune de la gendarmerie départementale, m’arrache avec sa brusquerie accoutumée aux enchantements de mon paradis. — En d’autres termes, un gendarme très-grand et très-lourd vient d’escalader la clôture qui fait à mon siége un dossier naturel ; mais la terre s’étant éboulée sous son poids, ils ont pêle-mêle roulé ; de telle sorte que, sans la vigilante sollicitude de mon ange gardien, l’avalanche m’aplatissait. — Ce que je te raconte est d’une exactitude irréprochable. Je ne pourrais appliquer la même épithète à la tenue du susdit fonctionnaire, de violentes frictions ayant çà et là maculé son pantalon bleu.

Nous commençons à nous remettre, lui de sa chute, moi de ma surprise ; il s’éponge le front, je me frotte les yeux ; il jure encore sans s’excuser, et cette fois la chose me semble exorbitante ; l’on dirait en vérité qu’il regrette de ne m’avoir pas écrasé tout à fait. — Pour commencer la conversation, et pour unique reproche, j’ai bien envie de m’écrier, comme le Bertram de Mathurin : « Un ange planait sur mon cœur, et tu l’as effrayé ! » Mais ce gendarme, complétement intempestif, me prévient d’une façon infiniment moins poétique : — Sacrebleu ! m’sieu, je suis en nage ; voilà deux heures que j’emboîte le pas sur ses talons, et, juste au moment où je vais mettre la main dessus, prrrout ! — C’est à peu près mon histoire. — Et pourtant sa manille doit singulièrement lui alourdir la jambe. — Peuh ! — Quoi ! vous l’avez vu ? — Si je l’ai vue ! des yeux noirs grands comme ça ! — Allons donc ! — Bleus comme les violettes, alors. Le gendarme me regarde stupéfait. — Ah çà ! mon bourgeois, est-ce que vous avez l’intention de me faire aller ? moi je parle d’une pratique, d’un forçat évadé du bagne. — Moi d’une femme. — Il fallait donc le dire. — Permettez, je ne vous demandais pas… — Enfin suffit, mon gibier à moi a gîté cette nuit dans la lande, et, à moins qu’il n’ait en poche le miracle du Juif errant, il sera repincé avant peu ; car c’est pas ici comme en Écosse, pas d’argent pas de Suisse. — Pauvre diable ! ai-je fait machinalement. Mon interlocuteur s’arrête court, réfléchit, et me décoche cette triomphante réplique : — M’est avis, m’sieu, que si, pendant que vous étiez là à regarder en dedans, il avait trouvé bon de prendre l’heure à votre montre, vous ne seriez pas si calme, hein ? — Prendre ma montre, il le pouvait ; mais y prendre l’heure, c’est autre chose : ma montre n’a pas d’aiguilles, c’est un prétexte à breloques, voyez plutôt… Le gendarme paraît contrarié d’avoir manqué son mot ; aussi s’éloigne-t-il sans prendre congé de ton serviteur. Un instant après je crois l’entendre éternuer au bout du sentier, je pense à l’infirmité traditionnelle du corps dont il est membre, je ris et je me trouve suffisamment vengé.


III

Des clameurs joyeuses, des voix enfantines s’élèvent tout à coup d’un pré voisin. Une femme y chante aussi à plein gosier, et avec cet entrain particulier aux cuisinières, une chanson que j’écoute d’abord d’une oreille distraite ; mais la singularité du rythme me rend bientôt plus attentif, et je parviens à fixer au vol les paroles suivantes :


… Ils s’en vont à l’église,
Le chapeau sous le bras.
Si madame est bien mise,
Monsieur s’informera.
Ah ! dam ! ces messieurs pensent
Qu’on ne les connaît pas !


Curieux d’entendre de plus près la chanson, plus curieux peut-être encore de voir la chanteuse, je me suis approché de la haie qui m’en sépare, et je puis, à travers la farouche crinière de ronces que l’on oppose d’ordinaire aux tentatives d’escalade, contempler un frais et gracieux tableau. — Sur le tapis vert et douillet d’une prairie zébrée d’ombre, criblée de primevères, étincelante de marguerites au disque d’or, trois femmes sont assises et surveillent un turbulent troupeau d’enfants. Ils sont au moins une douzaine, chérubins roses et joufflus, mignonnes et pimpantes petites filles ; ils courent dans l’herbe avec mille cris aigus, ils moissonnent les primevères, et viennent verser à flots la cueillette dans le giron de leurs bonnes. Celles-ci s’occupent de rassembler les fleurs une à une pour en composer ces énormes boules d’un jaune pâle, que ton cœur a déjà nommées, j’en suis sûr, en tressaillant de joie et de jeunesse, des bouquets de lait ; car, bien souvent aussi, tu as cueilli des bouquets de lait. T’en souvient-il ? c’était le jeudi, toujours, jamais le dimanche ; le dimanche on nous attifait ridiculement ; puis gourmés, engourdis et gauches, on nous produisait sur les promenades de la ville. Ce dimanche que nous donnait le bon Dieu, l’amour-propre maternel le dérobait sans remords à notre vie, comme si les jours de bonheur ne nous étaient pas comptés parcimonieusement. — Ah ! si l’on cherchait bien, on trouverait peut-être dans ces dimanches mal employés le germe de plus d’un de nos défauts actuels ! — C’était donc le jeudi ; l’école était fermée, et nous remettions au lendemain les leçons, — nos affaires sérieuses d’alors ; — partant, la journée s’ouvrait sans nuages. Qu’ai-je besoin d’ailleurs de parler au figuré ; les jeudis de ton enfance ne passent-ils pas tous dans tes souvenirs avec un ciel d’azur, une campagne verte comme l’espérance, pailletée de marguerites, et sillonnée de ruisseaux, dont la voix d’harmonica s’épuise en roulades de cristal ? Ces jeudis-là étaient du moins ceux qu’on choisissait pour nous mener cueillir des bouquets de lait. Quelles courses alors au bord des chemins et à la lisière des taillis ! Quel plaisir de tremper notre pied dans tous les courants et de boire à toutes les sources ! Puis, quand l’un de nous découvrait un recoin mystérieux plus richement fleuri, — un placer, comme on dirait maintenant, — quels cris de surprise et d’admiration, quels appels à la bande disséminée, quels doux noms volaient dans l’air, et quelles douces voix répondaient à ces doux noms ! — Hélas ! plus d’une parmi les plus douces et les plus aimées seraient aujourd’hui muettes à notre appel, car la mort a fait aussi sa moisson de primevères, mais avec un discernement cruel et qui justifie outre mesure l’inquiétude d’un poëte espagnol pour « celles qui naissent belles ». Enfin, le soir venu, quand, brisés de fatigue, débraillés, et les genoux verdis, nous revenions par le chemin, il fallait voir comme nous étions fiers de narguer les bandes rivales moins heureuses dans leur récolte, ou moins habiles que nous à faire valoir leurs trésors !

C’est aujourd’hui jeudi, les enfants que j’ai sous les yeux font à peu près comme nous avons fait, d’autres feront un jour comme eux, et cela durera tant qu’il y aura des primevères, des enfants et des jeudis.


IV

. . . . . Tu ris, tu ris bergère. — Ah ! bergère tu ris !


Ce refrain me ramène à la chanteuse, qui ne cesse de prodiguer aux échos les richesses d’une anthologie assez en rapport avec sa personne. C’est une grosse fille dont la face triviale accuse un état de santé des plus prospères ; ses yeux et son nez accidentent si peu son visage de pivoine, que les premiers ne sauraient même en louchant, constater l’existence du second. Ceci ne paraît point au reste influer sur son bonheur, si j’en juge par les accès d’hilarité qui, entre deux couplets, viennent à tout propos relever et découper en festons inégaux sa lèvre supérieure. En général je n’aime guère les éclats de rire, n’ayant jamais ressenti moi-même le besoin de rire aux éclats, que sous l’empire de certaines sensations de plaisir extrêmement désagréable, du genre de celles que l’on éprouve en se cognant le coude ou le genou contre l’angle d’un meuble. J’ai donc déjà fait dix pas pour me soustraire à cette irritante gaieté, quand une voix nouvelle, mais cette fois d’un timbre sympathique, met à profit un silence inespéré pour s’élever de la prairie. Je m’arrête, j’écoute, j’écoute plus attentivement et je retourne à mon poste d’observation. Rassure-toi, je ne vais pas découvrir une merveille comme un imprésario en voyage ; non la voix est faible, elle est même presque maladive, mais un petit frémissement fiévreux, qui semble sortir d’un cœur où l’amour a déjà planté ses épines, l’empreint d’une émotion pénétrante dont j’ai tout d’abord subi le charme. Elle chante sur un mode plaintif une de ces ballades aux couplets sans nombre. En voici l’argument ; peut-être te la fera-t-il reconnaître. — Une pauvre enfant, en proie à toute l’effervescence d’un premier amour opprimé, voit se dresser entre elle et le monde l’implacable grille d’un cloître. La douleur et le désespoir l’ont bientôt exaltée jusqu’au délire, et sous cette influence perfide se dissipent, au moins pour un temps, les dévorants souvenirs qui la consument. Les perspectives dorées de l’idéal s’ouvrent alors à sa pensée, qui s’élance radieuse et traverse les phases les plus suaves d’une vie de bonheur. Mais hélas ! les accents d’une voix chérie s’élèvent tout à coup sous la fenêtre de la cellule et portent au cœur de la recluse la magique euphonie du nom adoré : elle tressaille ; une lueur fatale l’éclaire, et, brusquement rendue au sentiment de sa profonde infortune, elle exhale son âme dans un dernier cri d’adieu, dans une suprême aspiration d’amour. — Connais-tu la barcarole de Schubert, cette voluptueuse rêverie que le temps jaloux vient assombrir de son vol, fouetter de son aile, menacer de sa faux ? — Eh bien ! je trouve une certaine ressemblance entre la mélodie allemande et le vieil air ; c’est le même sentiment de mélancolie passionnée, de douloureuse inquiétude, qui dans l’une et dans l’autre, vous font vibrer les fibres les plus tendres du cœur et vous émeuvent jusqu’aux larmes. — De ma place je ne puis apercevoir les traits de la virtuose, mais seulement ses mains, qui, occupées à fixer un bouquet à l’extrémité d’une baguette, sont blanches, plutôt un peu épaisses que fortes, et paraissent assez molles, assez veloutées, pour qu’on ne puisse les soupçonner de se livrer à de rudes travaux. C’est, à n’en pas douter, une couturière. Elle porte une robe brune fort simple, un petit châle gris tout uni, et son bonnet de tulle noir, piqué à la tempe d’une rosette rouge, laisse à découvert des bandeaux de cheveux bruns, un peu arides comme ceux d’une convalescente. Pendant que je suis en train de me forger, en l’écoutant, l’idée la plus avantageuse de son visage, je remarque chez sa grosse voisine des signes d’impatience ; mais juge de ma stupeur et de mon indignation, quand je l’entends s’écrier tout à coup : — « Jésus ! Marianne, est-ce que t’as pas bentôt fini avec tes cantiques de Noël ? Chante que’que chose de plus farce ; t’es embêtante à la fin. » — C’était, tu en conviendras, le cas ou jamais pour la Providence, de se manifester, mais il paraît qu’elle n’a pas toujours sous la main un aérolithe ou un gendarme pour écraser… — « Je ne sais que des chansons tristes », a répondu Marianne, interrompant ma pensée homicide. — « Ah ben ! réplique l’autre, j’aime ma foi mieux les miennes. » Et la voilà qui, derechef, jette au vent ces paroles :


Il n’y avait que la vache noire
Qui ne voulait pas danser.
Le loup la prit par l’oreille.
Gai ! la farira dondaine.
Ma commère, vous danserez.
Gai ! la farira dondé.


— « Oui, mais tout ça c’est des bêtises, continue-t-elle ; il est l’heure de partir, et v’là le temps qui se gâte ; allons vite, vite. » — Ici elle donne l’essor à une volée de noms propres qui font accourir les enfants éparpillés dans la prairie. Marianne se lève à son tour, et je puis enfin voir son visage. — Tu vas probablement me soupçonner de continuer l’antithèse, en opposant Marianne à la joyeuse commère, sa voisine ; mais, que m’importe, la vérité avant tout, — elle est ce qu’elle peut, — et je ne saurais rencontrer plus à propos cette citation, pour justifier, non-seulement le portrait que je vais tracer de Marianne, mais encore toutes ces pages, qu’un petit effort d’imagination rendrait assurément plus attrayantes. Marianne a le visage d’une pâleur à peine dorée ; ses yeux, — je m’empresse de le dire, car c’est là son titre le plus réel à l’attention, — ses yeux sont noirs, et leur grandeur exagérée fait songer à la façon étrange dont Homère a qualifié les yeux de Junon ; des sourcils veloutés, des cils épais et sombres les surmontent, les abritent de leurs franges et en tempèrent l’ardeur. Une nuance rosée apparaît vaguement sur ses pommettes qui sont peut-être un peu saillantes ; son nez, d’un galbe énergique, rappelle celui du portrait de Byron enfant ; sa bouche est singulièrement accusée aux angles, et je ne saurais dire si elle doit à l’estompe d’un duvet bleuâtre ou bien au renflement de la joue cette particularité qui lui donne un caractère à la fois souffrant et voluptueux.

Comme tu le vois, si ce visage est d’une séduction contestable, il est au moins de ceux qui sont dignes de fixer l’attention, de ceux qui étonnent s’ils ne charment pas. Pour moi, sa première vue, même au grand soleil, m’étonne, me charme et me pénètre du plus tendre intérêt ; il est vrai que d’avance j’ai doté Marianne, — comme Silvio sa chanteuse inconnue, — d’une foule de perfections peut-être, hélas ! très-fantastiques.

Pourtant les préparatifs de départ s’accomplissent, on ferme les paniers, on relève les guirlandes et les bâtons ornés de bouquets, l’on se dispose à sortir par une tranchée ouverte sur le chemin, et bientôt la bande joyeuse et fleurie paraît à vingt pas, se dirigeant vers la chaussée de l’étang. Les enfants passent, la servante au rire désagréable les suit, puis vient une autre femme d’un âge mûr, et enfin Marianne.


V

Je viens, je te l’avoue, d’éprouver une sorte de déception. La physionomie générale de ma sirène ne réalise nullement les promesses de son visage élégiaque. Je ne demandais à sa tournure ni souplesse ni légèreté, mais seulement un peu de grâce modeste, langoureuse, ou, à défaut, un peu de cet abandon morbide qui a aussi son charme. De tout cela elle n’a rien : en revanche, ses formes doivent, à leur manque de finesse, une apparence de vigueur fort rassurante, et il y a dans tout son port je ne sais quelle vulgaire expression, qui achève de bannir de mon cœur le sentiment de tendre et inquiète sollicitude qu’avait fait naître son premier aspect. On dirait, en vérité, qu’elle s’ingénie à contrarier les vues de la nature sur sa personne. — Le petit groupe me précède de quelques pas ; mon voisinage semble l’intimider ; on y chuchote. Mais j’en suis bientôt séparé par une haie ; les voix s’enhardissent alors, deviennent distinctes, et je puis entendre le dialogue suivant, que je ne voudrais pas altérer d’une syllabe :

— Mam’selle Sophie ! je vous ai déjà dit de ne pas aller au bord de l’eau ; revenez vite, ou il va vous arriver malheur comme à Louise ***.

Cette interpellation et cet avis sont adressés, par la joyeuse commère, à une charmante espiègle, blonde comme les gerbes de juillet, fraîche comme une rose du Bengale, svelte et cambrée comme une Andalouse, qui de son pied mignon effleure l’ourlet de verdure de l’étang.

— Qu’est-il donc arrivé à Louise, ma bonne ? demande un petit garçon à l’œil déjà rêveur.

— Tiens ! elle s’est nayée, quoi ! nayée, v’là tout ; à preuve Marianne l’a vue.

— Oh ! Marianne ! fait l’enfant, déjà suspendu au bras de cette dernière, dis, je t’en prie, comment c’est arrivé !

— Hélas ! cher bijou, personne ne l’a jamais su ; elle jouait, elle courait, puis elle a disparu ; on l’a appelée longtemps, et, comme elle ne répondait pas, on l’a cherchée, cherchée.... ; puis enfin on a vu quelque chose de blanc dans l’eau, tout près du bord, sous les ronces, et c’était Louisette.

— Comment qu’elle était ?

— Dam ! elle était pâle, pâle, pâle..... comme les bouquets de lait ; elle avait au front une tache violette et des déchirures aux mains : elle aura sans doute voulu s’accrocher aux ronces !

— Ma bonne, j’ai du chagrin !

— Du chagrin ! Pourquoi ? fait la servante.

— Pour Louisette, répond l’enfant.

— Dieu ! est-il bête, ce p’tit là ! Encore si c’était hier ! mais il y a longtemps ; et puis, en v’là t’y une qu’a eu d’la chance de s’avoir nayée le lendemain de sa première communion : c’est pour sûr un ange du paradis à c’t’heure !

— C’est égal, Marianne, j’ai du chagrin.

— Cher petit amour ! pauvre petit cœur ! Embrasse-moi ! embrasse-moi ! — Et Marianne, enlevant de terre le petit garçon, lui applique sur les joues de gros baisers retentissants. Oh ! que volontiers aussi je les aurais embrassés tous les deux. Oh ! ces baisers-là, puisse le bon Dieu les tenir en réserve et les lui faire rendre un jour par l’époux de son cœur !

Je suis du regard la petite société, qui déjà se perd à l’angle du moulin, au tournant de la route. Marianne, l’esprit sans doute encore sous l’empire du navrant souvenir évoqué tout à l’heure, chante de sa voix fiévreuse un air larmoyant ! puis elle disparaît à son tour, et sa chanson s’éteint sur ce motif douloureux et désole comme un glas d’agonie :


Sonnez, sonnez, clochettes !
Sonnez bien tristement.
Ma bien-aimée est morte
À l’âge de quinze ans !


VI

Je suis seul depuis un instant à peine, et déjà la solitude m’est odieuse. Pourtant j’ai voulu relire mes notes avant de poursuivre ma route, et bien m’a pris de cette précaution, qui va me permettre de modifier un peu le riant tableau placé en tête de ces pages. — Je m’étonne, en effet, d’avoir pu trouver en aussi joyeuse humeur cette campagne sur laquelle semble, au contraire, peser une atmosphère de tristesse et de mélancolie. — Les collines, l’étang, le moulin, les arbres, tiennent à merveille, comme par le passé, leur emploi d’accessoires de paysage classique ; mais tout cela est gris, maussade et maigre, comme une mine de plomb exécutée par une pensionnaire zélée du Sacré-Cœur, avec un crayon taillé consciencieusement. Des nuages ont chargé le ciel ; le soleil n’y montre plus qu’un disque blafard et sans chaleur. Une bise, qui, travestie en zéphyr, sans doute à la mi-carême, aura trompé la vigilance de son gardien, m’attache un frisson entre les épaules. Les ajoncs aux fleurs d’or ont disparu sous une couche de linge sortant de la lessive ; on dirait qu’il a neigé sur la colline. Plus de frissons d’ailes parmi les broussailles rechignées et sinistres ; plus de chansons dans ce taillis suspect, où se montrent de temps à autre des chapeaux galonnés en quête d’un bonnet rouge. Sur la surface de l’étang, grise, ridée, sans reflets, la bande effarée des canards tire en toute hâte vers le bord, en poussant des clameurs d’épouvante, comme si ses explorations avaient amené la découverte, parmi les roseaux, d’un pauvre petit corps meurtri au front, déchiré aux mains. Que te dirai-je, enfin ? ces primevères qui m’entourent ont la pâleur de la mort, ces violettes le ton livide des cicatrices, et le courant lui-même à l’expression duquel je m’étais mépris tout à l’heure, — un sanglot diffère si peu d’un éclat de rire ! — semble fuir en désespéré ce paysage funeste. — Je m’en éloigne aussi, mais la tristesse n’est pas seulement aux lieux que j’abandonne, elle est sur ma route, elle est surtout dans mon cœur, et il suffit de l’objet le plus insignifiant en apparence pour l’y raviver ; — de ces primevères qui égrenées par les enfants sur leur passage, gisent déjà flétries et à moitié enterrées dans la poussière ; de ce hêtre dont l’écorce noircit sous le coup machinal de mon bâton et laisse échapper sa séve comme des larmes ; de ce feuillet qui, tombé d’un bréviaire sans doute, me met sous les yeux la triste parole de Jonathas : « Gustavi paululum mellis, et ecce morior !… »

J’en étais là, quand les gouttes avant-courrières d’une averse tigrant autour de moi le sol, m’ont forcé de chercher un abri que j’ai trouvé… une heure après avoir reçu une douche complète. Ma disposition d’esprit n’y a gagné, je le crains, qu’une pointe d’humeur particulièrement préjudiciable à mes idées antérieures sur le printemps, et je reconnais, à mes doutes actuels, combien il était juste qu’on m’escamotât le dénouement de mon rêve. Mais des doutes infiniment plus sérieux m’alarment. Au moment où j’achève de rassembler ces feuilles éparses, je me demande si elles atteindront le but que je me suis proposé en te les écrivant. Le cœur, je le sais trop, hélas ! a ses caprices, et il s’avise parfois de faire pousser en regrets les souvenirs que l’on y sème à certaines heures : aussi ai-je voulu, dès mes premières lignes, te prémunir contre une surprise de ce genre. Ce n’est point assez : je veux encore placer au front de ces pages un titre, qui, semblable à une vigie signalant un danger, pourra peut-être éveiller tes défiances et te préparer à d’autres mécomptes ; si tu n’as pas oublié ce dicton du pays : « Traître comme un jour de printemps ! »


(Illustration, — 12 mai 1855.)

  1. Aime demain qui n’a jamais aimé
    Qui fut amant demain le soit encore !