Souvenirs (Montpetit) tome I/08

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L’Arbre (Ip. 129-133).


ÉVASIONS


Je n’étais pas installé depuis dix mois à Paris que, grâce à l’intervention de M. Hector Fabre auprès du Sénateur Raoul Dandurand, j’étais nommé — comment dirais-je ? — mettons conférencier du Canada en France.

Mon rôle était simple, et mes fonctions agréables. Le Commissariat du Canada et nos services d’immigration proposaient à divers groupements de France : universités, écoles spécialisées, associations professionnelles, centres agricoles, d’organiser des conférences sur le Canada. On me confia ces conférences.

Chaque fois que nos bureaux recevaient une invitation, je me mobilisais vers l’endroit intéressé, et je prononçais une causerie sur notre pays, son histoire, ses ressources. Je me prêtais innocemment à ce jeu pourtant assez dangereux, car la loi interdisait toute propagande de nature à provoquer l’émigration des Français vers l’étranger. Je me rappelle un article virulent paru dans un journal de Toulouse où l’on dénonçait nos agissements et où l’on demandait notre expulsion du territoire national. Heureusement, les choses se tassèrent et je n’eus pas à subir de représailles.

Nos chefs de service en France procédaient d’ailleurs avec une extrême prudence. Ils acceptaient les invitations qu’on leur faisait de déléguer en province, ou à Paris même, un conférencier canadien ; mais il était bien entendu que ce dernier ne soufflait mot de l’émigration, qu’il restait dans les généralités sur le rôle du groupe français d’Amérique, ses caractères et sa participation au progrès du pays.

Ces voyages étaient pour moi une occasion de m’évader, de connaître un peu de la province française.

Je partis d’abord pour le nord de la France. Mon premier contact fut assez amusant. — question de langue. Je dis à celui qui avait mission de m’accueillir : « Vous avez l’air bien, Monsieur ». Propos sans couleur, je le reconnais, que je tins je ne sais trop pourquoi. Il me répondit, avec un bon sourire : « Oh ! je ne suis qu’un modeste ouvrier ». À l’hôtel, je fus ravi d’apprendre que le souper, et non le dîner, avait lieu à six heures, comme chez nous.

Je traversai Boves pour me rendre à Caudry où m’attendait un fort mince auditoire ; peut-être une trentaine de personnes attirées par la promesse de projections lumineuses. C’était un piètre début. Je tins bon néanmoins, et j’accomplis de mon mieux ma mission.

Revenu à Paris, j’eus l’occasion de prendre la parole à l’École des Roches et devant la Société suisse. Puis je partis pour Châlons et Cambrai. À Châlons, la conférence eut lieu sous la présidence d’un homme remarquable, M. Richard, président de la Chambre de commerce ; à Cambrai, dans la Salle des concerts de la Ville, sous la présidence du Maire.

Le thème de mes causeries ne variait guère. J’établissais d’abord le fait français en Amérique : les découvertes, la colonisation, les fondations ; puis la lutte contre l’Iroquois et l’Anglais et la cession du pays par le traité de Paris. Désormais, la vie se poursuivait sous un règne étranger et, après de longues étapes, aboutissait à la consécration de certaines libertés. Le fait français s’épanouissait même dans le domaine économique. La langue conservée donnait naissance à une littérature d’expression française traduisant les mœurs, les tendances et l’esprit d’un groupe homogène. Fidèle au souvenir français, ce groupe poursuit sa carrière et perpétue en Amérique la civilisation dont il a hérité.

Tel est le schéma des conférences que je donnais en France. Je le modifiais selon les auditoires. Les projections lumineuses y ajoutaient beaucoup et permettaient d’heureuses adaptations. Ainsi, devant la Société suisse, je pris plaisir à montrer sur l’écran le profil imposant des Montagnes rocheuses et la variété de nos lacs. Dans une région industrielle, je faisais valoir nos progrès d’ordre économique. L’image, ici encore, était d’un singulier appoint. Les projections dont je disposais étaient loin d’être parfaites, mais elles révélaient tout de même l’essor agricole et industriel que nous connaissions depuis quelques années. On y voyait poindre un Canada encore jeune mais plein d’énergie, et décidé à conquérir le siècle qu’on lui promettait.

Je fus aussi invité à Dijon. J’étais ravi d’aller en Bourgogne, de voir cette terre riche et ces villes, où le souvenir des ducs évoque des périodes de luttes et de domination. La conférence eut lieu à l’Université, dans un amphithéâtre de la Faculté des lettres. Le thème fut le même : toujours nos arpents de blé et la promesse d’un siècle de conquête. Le plus clair pour moi, c’est le souvenir que j’ai gardé d’un aimable accueil et d’un centre admirable de culture et d’art.