Souvenirs (Montpetit) tome III/10

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Thérien frères (IIIp. 194-235).

PRÉSENCES


Bien des angles se referment sur le mot de patrie. Entend-on l’espace où un peuple vit et se déploie, ou l’intention qui traduit la volonté des hommes de se façonner un sort sur une terre commune ? N’est-ce pas aussi une pensée qui s’exprime, un recueillement, une méditation ?

Ces différents aspects, qui se révèlent partout, je voudrais les esquisser pour toi et avec toi, mon jeune ami.

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Vois la terre d’abord. C’est le domaine des géographes. Plusieurs géographies s’offrent à la volonté par des intentions ou des degrés. On parle de géographie physique, de géographie humaine, de géographie cordiale. Maurice Bedel projette sa lentille sur mille hectares de poétique évocation des choses, des couleurs, des parfums qui exaltent la patience du labeur humain.

Je choisis délibérément cette poésie. On dira que je délaisse le souci de l’homme de science parce que je n’y atteindrais pas, que je n’arriverais pas à y atteindre, faute de savoir. On aura raison. J’ai tenté l’aventure à la suite de géographes amis, de Jean Brunhes, par exemple, et de Raoul Blanchard. Tous deux fondaient leurs conclusions — même de l’ordre humain, de l’ordre social — sur la géologie.

J’ai tâché d’apprendre les raisons d’être de notre décor ; les mouvements lointains, obscurs et intérieurs des soulèvements, des retraits, des effondrements, qui l’ont déterminé. J’y réussissais à moitié, même pas. Je ne possédais pas le faisceau de connaissances qui permet d’analyser un paysage. Je distinguais bien des crêtes, plus ou moins vives selon leur âge, des terrasses dont le nombre m’étonnait, des courants dans les eaux, que je classais parmi les mouvements neufs, inapaisés, violents, à côté des rivières lentes, assagies, aux méandres paresseux. Ainsi j’imaginais des motifs au repos apparent de la nature, et j’y apportais la fantaisie naïve d’un néophyte ; mais, malgré ma volonté, malgré mes yeux sans cesse rivés à l’impénétrable spectacle, je ne retenais guère de la constitution des sols, ni des âges révolus, dans la pierre incomprise.

Je me repliai. Je consentis à ignorer le pourquoi des masses, des étendues, des nappes inquiétantes. pour ne garder qu’elles-mêmes dans leur élan et leur couleur, pour ne plus voir, au delà de la science impossible, que leur diversité et leur captivante grandeur.

Après tout, c’est mon droit. Pourquoi m’excuser de choisir mon chemin ? S’il me plaît de ne saisir que les reflets du monde où nous vivons, et de te les proposer, libre à moi : et libre à toi de les considérer ou de les négliger. Et si j’étais seul à contempler un tableau que j’estime fécond et négligé pourtant du grand nombre, où serait le mal ? L’ombre que je n’aurais pas dissipée régnerait quand même sur les choses et dans l’esprit. En somme, je voudrais revenir à la « géographie cordiale », recommencer pour toi l’expérience que j’ai faite déjà de bâtir un Canada à l’aide des visions que j’en ai prises, le front contre la vitre. Une reconstitution qui, si je la refaisais demain, ne serait plus la même.

Je connais un peintre qui rapporte chaque automne des régions qu’il a visitées, cinq ou six toiles, des pochades qui fixent un rayon de soleil, un bourg silencieux, le cintre d’un porche, la sortie d’une église, morceaux de souvenir où sa mémoire se repaît d’enchantement, dans le silence retrouvé de son atelier. Combien, revenus de loin, se sont ainsi enveloppés d’une atmosphère qu’ils sont seuls à comprendre, qui inonde l’esprit de la chaleur du regret, les garde de l’oubli et stimule leur énergie.

Mon ami le peintre n’a pas tout rapporté ? Qu’importe. Pour moi qui n’ai pas tout vu, j’ai du moins touché des yeux les décors où je n’ai pas pénétré ; et je conserve pour l’avenir un tel désir de visiter enfin les lieux que j’ai peu connus et de m’y attarder qu’il me semble que le jeu, tout de sympathie, où je me laisse aller, me donne le droit de t’en parler.

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Tu le sais, ce qui caractérise d’abord le Canada, c’est son étendue. « Terre de tous les âges, écrit Émile Miller, de toutes les vicissitudes, de toutes les physionomies, de toutes les valeurs, vêtue à même la flore de deux zones ; ici tout est immensité et multitude ; un peu de tous les pays et plus qu’en tout autre pays. » Seules la Chine et la Sibérie ont un plus vaste domaine. Les lacs et les rivières qui enrichissent le sol canadien groupent près de la moitié des eaux douces du globe. Le Saint-Laurent parcourt longuement le pays natal auquel, à juste titre, il a donné son nom.

Deux remparts contraignent les mers et gardent le continent nord américain. Une plaine s’étale au centre, verrouillée au Plateau laurentien. Les Apalaches que prolongent les Alleghanis se dressent sur l’Atlantique et se replient vers la vallée du Saint-Laurent et les Grands Lacs : au delà, une mer asséchée et riche descend vers le sud et borde à l’ouest le barrage des Rocheuses. Le cercle montagneux s’évase vers l’extrême nord et s’apaise au sud contre les hauteurs mexicaines.

Compare une de nos provinces à la plupart des contrées d’Europe. Elle est énorme et vide. Le Canada apparaît en formation, in actu, sorte de pays de réserve ou d’attente. L’espace exerce encore sa domination par sa présence et ses promesses. Le pays s’humanise avec lenteur. Vois les villes naître, grandir sous le regard, prendre une physionomie : la campagne se dessiner, se préciser parmi les horizons qui gardent la sauvagerie primitive ; des centres où l’homme est apparu depuis longtemps acquérir un caractère fini, presque fignolé.

Un point de notre territoire, à le bien regarder, nous livre le secret de toute notre patrie. Ce village, par exemple, où le calme n’est guère troublé par le touriste, qui est demeuré un lieu de travail et de paix, tu ne le considéreras pas longtemps sans y découvrir un diminutif de notre vie, de nos résistances. La route qui l’encercle, les grands arbres qui marquent le voisinage des eaux, les champs aplanis, les bosquets qui divisent les terres : les maisons basses aux toits inclinés, du type qui nous est familier : les cultures où alternent le foin, la prairie, le grain et le potager ; les hommes eux-mêmes, noueux, trapus, liés à la dure tâche du sol ; les femmes inlassables, chargées de famille, vouées aux soins immédiats de la ferme : le curé, dont la silhouette allègre ponctue la route ; le marchand, le garagiste, le maître de poste, le médecin, le notaire ; l’église dressée face à une autre qui la regarde de la rive opposée, silencieuse aux heures mortes du jour, animée le dimanche d’une foule bigarrée et pourtant semblable où l’on distingue les gens de la ville ou des champs, ceux-ci marqués de l’âpre signe de la terre, courbés, anguleux, noircis de hâle et striés de sueurs. En faut-il davantage pour dessiner notre histoire, peser nos attitudes et surprendre nos chances de survie ?

Sans doute, mais il reste l immensité. Comment t’y refuser ? Le tableau d ensemble qu’elle t’impose dépasse l’horizon, t’entraîne à mesure qu’il se déplace : à la courbe du fleuve, à un détour de route, au sommet d’une crête. En bref, au delà des yeux du moment.

La province alors te livre ses déroulements, son ampleur, la mobilité de ses lignes baignées dans la fluidité des lumières matinales, fondues dans le jour éteint par le vent d’est, ou précises sous les soleils triomphants. Elle livre ses ciels, la majesté et le caprice de ses eaux ; elle livre ses plaines, ses montagnes, ses champs, ses forêts et ses villes.

La province s’articule au reste du pays. Le Canada se poursuit à l’est et à l’ouest ; masse bourrelée de monts, striée de rivières, piquée de lacs.

Voici d’abord les provinces maritimes, les bien nommées, plongées dans l’océan. Voici la longue vallée qui s’attache au rocher de Québec et se déploie vers les Grands Lacs, jusqu’aux rebords du Plateau laurentien. Voici le Plateau lui-même, la hantise du Plateau, masse énorme. Tu le connais, puisque sa frange forme notre horizon familier, depuis le Mont-Royal. Voici, au delà, les plaines de l’Ouest. Puis les Cordillères et, au Nord, l’infini mystère des neiges, le grand silence blanc aujourd’hui troublé.

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Quand on déroule un phénomène humain, on trouve des manifestations semblables, inspiratrices des mêmes élans. Tous les peuples, même les plus anciens, viennent de quelque part, c’est-à-dire d’ailleurs. Tous, sauf le premier qui mit en mouvement la caravane. On distingue une suite de fresques mouvantes sur le mur de l’histoire : les migrations qui font les peuples puis les divisent : les lourds chariots rampant vers des territoires tour à tour conquis, agrandis, abandonnés : l’emprise des peuples barbares mobilisés depuis l’Orient et dont la course n’est pas achevée : la geste du moyen âge et la campagne sainte des Croisades : la troupe légère, colorée de grâce et de bravoure, des trouvères et des troubadours : le rude tour du monde des hommes de métier : les pèlerinages de tout temps et de toute foi ; le détachement des colons vers les solitudes inconnues et des conquistadores vers les « étoiles nouvelles ».

Le souffle gagne notre terre où, depuis des temps qui resteront imprécis, les haltes sauvages se poursuivaient sur des immensités neuves. Les blancs s’adossent aux murailles de l’Est et commencent leur conquête. Que de fois, à la nuit tombante, ai-je cru surprendre sur les bords du grand fleuve l’écho de la pagaye frôlant le canot d’écorce des explorateurs et des trappeurs, faiseurs de sentiers, traceurs de routes, voués à la découverte. Puis des foyers se fondent sur les points du territoire que l’homme a déterminés au gré de son humeur ou de ses craintes : des frontières se dessinent, se fixent, se fortifient, que le colon dépasse, qu’il déplace toujours plus loin.

Cette terre, l’homme en a donc pris possession. Il l’a constellée de noms qui distinguent, dans toute l’Amérique du Nord, des sites, et amorcent une continuité.

Retiens cette idée de continuité, chère à notre esprit français et conforme à notre tempérament. Le territoire la soutient ; il la nourrit comme une végétation. Il provoque la « permanence du peuplement » selon les ressources qu’il offre. Ainsi les hommes choisissent les terres car elles ne contiennent pas toutes les mêmes promesses. Celles qui sont riches ou simplement exploitables attirent et retiennent l’homme et constituent, selon l’expression d’un auteur, « des zones de stabilité en même temps que des lieux de rencontre ou de passage ». L’histoire naît de la géographie et s’y ajoute pour constituer la nation.

Le sol traduit donc une fidélité ; il est aussi un signe d’unité qui, les invasions dépassées, marque des cristallisations successives. La variété de la France s’est fondée sous l’influence d’un esprit qui est un résultat politique. La libre circulation dans les limites du pays a formé peu à peu des groupements, au delà des familles ; elle les a liés les uns aux autres ; elle les a aplanis et confondus, quoiqu’ils gardent certains caractères. Ce procédé, très ancien en Europe, est d hier dans nos pays neufs ; mais il se poursuit sous les influences de l’histoire aux prises avec la terre, et tu percevras ces deux forces déterminantes dans le lent assouplissement de la nation.

Aux premiers plans brillent l’aristocratie et, plus largement encore, dès qu’elle s’est dégagée de l’emprise guerrière ou féodale, la bourgeoisie. Mais sous cette action, dont la puissance et l’éclat sont enregistrés, ne vois-tu pas la poursuite vers la stabilité, patiemment conduite par les petits, les obscurs, les « sans grade » — le nombre qui fait l’histoire ? On ne les distingue pas le plus souvent, du moins au premier rang, au rang de choix, où se trouvent les plus cossus, mais aux postes de constance. Le rôle du peuple demeure en profondeur.

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Venu de France, notre ancêtre découvre, évangélise, cultive la terre. Il bondit vers tous les horizons pour les connaître, les circonscrire, les marquer de la fleur de lis et les humaniser.

Le pays se dessine. Rien n’arrête les coureurs de bois, les nobles conquérants, les évangélisateurs. Leur courage, leur héroïque curiosité, leur souci des âmes, les emportent aux quatre coins du continent. Le drapeau fleurdelisé flotte partout à la fois. Les découvreurs suivent les voies naturelles ; ils animent les rivières de la parole humaine. Au nord, au sud, au centre, à l’ouest, ils surgissent. dépassent les Anglo-Saxons accrochés à l’Atlantique ; ils touchent à la Baie d’Hudson, atteignent les bouches du Mississipi, s’arrêtent au pied des Rocheuses. Une large part de l’Amérique reçoit le baptême français.

Notre missionnaire, que tu vénères et devant qui s’incline la pensée protestante elle-même, porte deux paroles : celle de la foi, celle de la civilisation. Rien qui ne fortifie son courage, ne grandisse son effort. Il franchit des lieues sans craindre la brutalité des passages ; il sillonne les rivières et les lacs en canot d’écorce dont il se fait une carapace ; il se recueille dans le silence de la forêt vierge où son imagination pieuse construit d’inimitables cathédrales ; il se rit des privations et bénit la souffrance ; il est malgré tout brave et gai, puisqu’il est Français ; il est poète à l’heure où son âme oublie ; son grand désir, celui qui remporte, c’est de réaliser le rêve qui l’habite ; mourant, il exhorte encore et le martyre est sa plus magnifique prière.

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Groupés au Canada au nombre de dix mille environ, détachés pour la plupart de la France de l’ouest, les colons furent précieux. Ils avaient les fortes qualités du pionnier terrien, l’habitude ancestrale de la terre difficile. Quand les coureurs de bois s’élancent dans la forêt, eux s’attachent au sol.

Le Français s’est adapté merveilleusement. Il a défriché la forêt et, dans la clairière, installé sa maison, signe de durée : il s’est « habitué » comme on disait alors. La colonisation a pénétré d’abord le long des rivières, des « chemins qui marchent », puis dans l’intérieur des terres, le long des routes qu’elle perçait en plein bois. Le rythme a été partout le même. Par la famille et par le groupement paroissial, le Canadien français a assuré et protégé sa vie traditionnelle.

La famille, qui est ici la vraie « cellule sociale », se plie à l’économie simple des commencements. L’autorité du père, l’influence discrète de la mère, la préservent. Les enfants, devenus grands, se dispersent : ils s’installent, parfois près de leurs parents, parfois au loin, où ils recommencent la même vie.

Les familles réunies sur un même territoire forment un village dont les destinées relèvent du curé. La paroisse, antérieure à la municipalité, se dessine autour de l’église, puis le long de la route ou de la rivière, où les maisons se succèdent en voisinage. Elle rayonne par tout le pays son image sans cesse reprise, plus ancienne quand l’homme a paru plus tôt, toute neuve au milieu des bois à peine ouverts. Tu distingueras, sur le sol même, le trait propre à l’humanisation du Canada français : de longs chapelets de foyers paisibles se déroulant au rebord des voies de pénétration.

Tel fut le noyau initial. Mais beaucoup de notables passèrent les mers après la conquête et aux Canadiens français, dépatriés, il resta la terre. C’était presque le dénuement à côté des richesses que les Anglais allaient récolter. Cette population nouvelle reçut bientôt l’appoint de l’immigration des Loyalistes ; et le noyau britannique continua de se fortifier par la venue de colons anglais, écossais, irlandais.

Les deux éléments caractéristiques du Canada, pays bilingue, étaient constitués.

Dès 1884, Hector Fabre signalait l’essor nouveau que la collaboration des groupements ethniques, assemblés dans notre pays, imprimerait au Canada, « coin du globe à retenir ». « Empruntant, poursuivait-il, à l’esprit anglais de sa solidité, à l’esprit écossais de sa prudence, à l esprit français de son éclat, le Canada a conquis, par degrés, l’attention et, ce qui est plus précieux et plus rare, la confiance du monde. » Il l’a gardée. Utilisant toutes ses ressources — celles de la nature et de l’esprit — notre pays a singulièrement accentué sa valeur et donné, dans les bornes de notre territoire et au delà, même dans les deux plus formidables tourmentes que le monde ait connues, le spectacle de sa vigueur et de son désintéressement.

Le peuplement du Canada s’est poursuivi, à la fin du XIXe siècle, sur le rythme américain cette fois. Il fut composé des mêmes vagues humaines, moins fortes mais aussi variées. Nous recevons l’exode de l’Europe vers le monde promis à ses ambitions par des débauches de réclame. Jusque-là, les masses avaient dépassé le Canada, ses arpents de neige redoutables, pour s’abattre sur les États-Unis, à l’enivrante fortune.

Le courant vers l’Ouest canadien s’enfle et, à la veille de la guerre de 1914, les immigrants arrivent par centaines de mille chaque année. Le Canada cherche à détourner, à dérober la formule américaine, par la promesse de ses richesses, que les prospectus disent illimitées. Il présume que l’Ouest absorbera les nouveaux venus. Il s’y est préparé. Les chemins de fer attendent le voyageur. Mais le flot se divise en touchant la terre canadienne, plus exigeante, et une partie rebondit encore vers les États-Unis.

Puis, le mouvement s’atténue parce que le Canada, à l’exemple américain, prend des mesures pour l’endiguer ; et c’est, après l’appel frénétique à tous les appétits, la porte à peine entr’ouverte.

Le Canada s’est donc peuplé par l’accroissement naturel, qui a subi des fortunes diverses, et par l’immigration.

Suivant les affinités de race ou de religion, des groupes se forment. Peu nombreuse, la population du Canada est tout de même compartimentée. Les groupes détachés d’Europe se reconstituent. Ils accentuent le caractère de certaines régions. L’Est est français et anglo-saxon, l’Ouest, cosmopolite.

Mais les Canadiens français ne se sont pas confinés dans les limites du Québec. Le mouvement vers les quatre coins du Canada, esquissé à grands traits par nos missionnaires et nos trappeurs au moment où l’on rêvait d’un empire français, fut repris par les nôtres. Ils se sont multipliés en Acadie, ont pénétré l’Ontario, puis l Ouest. Ils ont rayonné aux États-Unis. Tu verras partout la poussée d’une vie qui s’épanouit.

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L’essor de notre continent, remarquable par plusieurs aspects, a projeté le Canada dans des voies nouvelles.

Le progrès économique nous a si bien habitués à sa munificence qu’il ne nous étonne plus. Mais, si tu y songes, tu resteras stupéfait devant la tâche accomplie en si peu d’années.

On cite des chiffres sur notre fabrication haletante d’où naît en quelques heures la puissance de l’avion, d’où s’élancent des flottes nolisées et des agents de vie ou de mort à peine refroidis des feux de l’usine. En agriculture, dans la métallurgie, dans l’industrie textile, partout où se poursuit le travail, l’homme veut produire vite et à meilleur compte.

Ainsi s’installe la « production pour le million », comme disent les Américains, le régime de la quantité.

Que devient, te demanderas-tu, dans cette production à outrance, dans ce souci d’expansion matérielle, le culte ancien de la beauté, qui est une des formes de notre salut ? N’est-il pas menacé de toute part par l’ambition de vivre dans le bienêtre ? Si tu médites sur notre temps, tu inclineras à le penser.

Plus riches, sommes-nous décidément voués, sinon à la laideur, du moins à la banalité ? Sans doute, nous n’échapperons pas à l’emprise de la quantité, puisque nous participons à la vie économique, mais nous la dominerons si nous cultivons notre personnalité et si nous gardons le souci de l’art.

Lis et relis cette brochure de Paul Hazard, Ce que nous devons défendre, qui distingue les valeurs instructives, les valeurs qui engagent la conception de la vie et les valeurs profondes, qui sont de l’ordre intellectuel et moral.

Les valeurs profondes dégagent surtout les droits de la personne humaine, chargée de responsabilités libres. Elles sont inspiratrices de modération, de clarté, de goût, de vérité. Jamais tu ne connaîtras assez ces valeurs, source de notre spiritualité.

Les valeurs qui engagent la conception de la vie, les mœurs du peuple, sont les valeurs de caractère. Elles nous rattachent à nos origines et nous dictent, depuis le passé, nos attitudes. Elles constituent pour nous la civilisation française. Elles inspirent une existence douce et large, traversée de loisirs, fortement attachée au travail, éloignée de l’omnipotence du mécanisme, éprise d’indépendance.

Les valeurs instructives enfin sont des valeurs de connaissance du milieu et de l’homme. Elles forment la base de l’édifice. Elles s’expriment par les sciences naturelles, la géographie et l’histoire. Précieuses disciplines, sans lesquelles on ne construit rien qui tienne, et qui nourrissent les mots de réalité. Elles nous rattachent à la terre et aux traditions de labeur et d’endurance qui ont musclé nos ancêtres. Par-dessus tout, elles éveillent et entretiennent la volonté et justifient l’amour.

Pour aimer notre pays rien ne vaut, pour nos esprits latins, comme d’en pénétrer, par l’observation, la beauté et les traditions. Le patriotisme du Français n’est pas fait d’autre chose que de connaissance et d’amour.

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Je te propose une agréable promenade. Mets ton moteur en marche ou, si tu n’en as pas, confie-toi à celui d’un ami. Dirige-toi vers la campagne. La route est invitante : abandonne-toi à l’aventure. Et regarde, de tous tes yeux ; observe, au lieu d’aller sans but et l’esprit ailleurs. Le sol que tu poursuis porte en relief l’empreinte de notre histoire. Accueille la leçon de la route. Les manuels t’ont aidé à mettre en place ; échappe à leurs bornes pour percevoir le frémissement de la vie. Je te souhaite une journée de soleil, comme nos saisons se plaisent à nous en ménager.

Voici la plaine et les larges reliefs qui l’encerclent : c’est notre horizon familier, et qui laisse soupçonner les fortes articulations du Canada.

Tu recueilleras l’impression d’un pays neuf. Des champs achevés, clôturés, ensemencés, conquis sur la forêt, mais rugueux encore, livrés à la culture jusqu’à la limite de légers bosquets. Peu d’ombre, même autour de la maison. L’arbre rafraîchit plutôt la route et abandonne son reflet à la rivière.

J’ai connu la route, la vraie, ouverte à travers bois et champs, par l’homme préoccupé de conquête et de liaison. Elle était hâtive et terreuse. La pluie et le soleil en sculptaient l’ornière. Le plus souvent grise, parfois ocrée ou rougeâtre, elle prenait une allure familière et musarde, traversant les plaines, escaladant les collines. Abandonnée au profit des boulevards de la vitesse, il en reste encore des tronçons. Les herbes finissent par les couvrir, et l’on n’en soupçonne plus guère l’existence que par des plis inexplicables dans le sol. Quel plaisir c’était de parcourir ces chemins dans la lumière !

Adopte la route moderne pour suivre le cours de notre grand fleuve. Le vaste spectacle du pays de Québec s’offre à toi. Doublant la traînée verte des eaux, la voie est émaillée de maisons, de familles, de propriétés, d hommes. De place en place sur le ruban, là où une agglomération s’est constituée, une église sonne le ralliement de la prière.

Des régions se précisent, dont les limites s’élargissent jusqu’à des horizons que la pensée exalte.

Tu traverseras des villes, grandes ou petites, où la vie gagne chaque heure en intensité. Elles entremêlent des zones d’activité ou de repos. Si intéressantes en soi, leur influence rayonne sur les régions qu’elles nourrissent et cristallisent.

***

Le village te retiendra. Tu le trouveras peut-être endormi sur le bord d’une rivière calme, ou fermé aux bruits de la grande route, sous la lourde chaleur d’un jour d’été. Beaucoup sont éveillés, ou s’éveillent à l’occasion ; ils méritent que tu t’y arrêtes pour y vivre un moment, ou même pour t’y attarder à en comprendre la vie et le sens.

Le clocher les domine et les unit. Auprès de l’église, le voisinage est plus intense, et l’intimité. Quelques débits, quelques maisons cossues où logent des rentiers de diverses tailles ou des hommes de profession ; puis, le menu décor d’une existence placide.

Au delà de ce noyau, le village s’évade dans la campagne ; il se rattache les foyers installés sur chaque terre, s’égrenant, toujours fidèle au chemin, parmi un luxe de clôtures et d’enclos. René Bazin reconnaissait là un signe de parenté française : chacun, disait-il, veut être chez soi, comme en France. C’est bien cela. Tu touches un phénomène complexe, propre à troubler les êtres graves que l’on nomme économistes ou sociologues. On t’a peut-être dit que nous sommes des individualistes à tout crin dont tu connais le refrain : mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre. Cependant, le village t’offre le spectacle d’un peuple communautaire : tu y observeras, si tu l’interroges discrètement, des signes d’entr’aide, d’assistance, de voisinage, qui traduisent le sentiment d’une responsabilité collective allègrement acceptée.

Le village te paraîtra plus ou moins vivant, selon les heures. J’en sais qui, au grand soleil d’été ou sous le froid de l’hiver, s’affaissent. La fameuse rue principale reste vide de longs moments. L’âme s’est retirée dans le silence des maisons où se poursuit la tâche ininterrompue des jours. D’autres s’affairent de leur mieux, s’agitent sans exagération, s’intéressent aux inévitables potins et tranchent, dans des cercles étroits, parfois avec passion, les querelles humaines qui germent d’un terrain propice.

Le dimanche, les villages s’éveillent à l’heure de la messe paroissiale qui réunit, sous le portique de l’église, les gens de la place et des rangs voisins. Vois les premières pages de Maria Chapdelaine où sont délicieusement évoqués ces mouvements de foule qui succèdent à la contrainte pieuse de l’office et laissent éclater la joie et la blague parmi des hommes simples et gais, heureux d’un moment de détente, et peut-être d’oubli : « Ite Missa est. La porte de l’église de Péribonka s’ouvrit… Voici que les hommes et les jeunes gens s assemblèrent en groupes sur le large perron, et les salutations joviales, les appels moqueurs lancés d’un groupe à l’autre, l’entre-croisement constant des propos sérieux ou gais, témoignèrent de suite que ces hommes appartenaient à une race pétrie d’invincible allégresse et que rien ne peut empêcher de rire. » C’est une manifestation d’âme collective empreinte de bonhomie, de vivacité, de gaillardise. Là, penseras-tu, nous sommes totalement nous-mêmes, français d’attitude et d’instinct.

Si tu résides un peu de temps dans le village, tu le connaîtras mieux, hommes et choses.

Remarque comment, dans notre province française, le village se déroule en longueur au bord de la route, comme un chapelet dont l’église marque la croix. Nos pères, mus par l’esprit communautaire, par le souci de se défendre contre l’Indien, et de se ménager une voie de communication possible qui fut longtemps le cours d’eau, installèrent leurs maisons au bord du chemin laissant libres les hauteurs de leurs terres. Ils étaient hospitaliers et cultivaient le voisinage. La voirie, sitôt qu’elle prit force, consacra cette habitude, fortifiant les bourgades, ou tentant de les fortifier sur l’ordre du roi.

Lorsque le paysan quitta le fleuve pour s’enfoncer dans les terres, il obéit à la même impulsion : les montées, comme on les appelle, sont, ici et là, bordées d’habitations, de même que les rivières. Les exceptions sont rares. Tu rencontreras parfois de grands villages où le rang des maisons se double, où se forment même des sortes de banlieues : simples poussées du peuplement. La règle, c’est la paroisse et le rang enlignés.

Tu reconnaîtras le même phénomène en dehors des limites de notre province où le Canadien français a colonisé : dans l’Ontario, au Manitoba, peut-être en Acadie, où des voyages trop rapides ne m’ont pas permis de m’enquérir sur place. Pour le savoir, il suffirait d’interroger. Si je te laissais cette curiosité ?

L’Anglais procède autrement. Il installe sa maison au milieu de sa terre, loin de la route, en particulariste qu’il est. Le chemin est libre d’attaches, isolé. Le village est réduit à une simple expression, où des services et des fonctions se réfugient : une église, la salle du Conseil municipal, quelques bureaux, des boutiques et des centres de distribution. Une partie d’âme dont le reste est dispersé. Tu te rendras compte de cet état de choses dès que tu quitteras ta province pour une autre. Le contraste te retiendra et tu y rattacheras des réflexions utiles. Point n’est besoin de quitter la province, si les Cantons de l’Est t’offrent le même spectacle. Seulement, il t’arrivera de rencontrer dans une ancienne et puissante ferme écossaise un Canadien français qui, dans la suite du temps, en est devenu propriétaire et, de surcroît, en a adopté les traditions d’initiative et d’énergie. Curieuse revanche.

Tu méditeras sur le rôle du village. Si tu n’as pas lu Explication de notre temps, de Romier, un livre essentiel à mon sens et qui eut un succès foudroyant. emprunte-le. Dans le chapitre consacré au village français, tu trouveras ces lignes où l’auteur, épris de nuances et volontiers flottant, met un accent inaccoutumé : « Pendant un siècle, il semble qu’on voulut tuer le village français. Aujourd’hui, c’est un signe de renaissance que les meilleurs esprits voient sa fonction nécessaire. Quand toute l’élite saura que là où il n’y a pas de village, il n’y a pas de nation, combien d’erreurs mortelles s’évanouiront. » Retiens cet aveu. Ajoutes-y ces réflexions de Maurice Bedel : « Tel est le village, mon ami. Certains le désertent : ils ont bien tort. Là la vie est facile : là est le commerce de petit gain, régulier, quotidien, à l’abri de l’agio et des tempêtes de la spéculation : là se survit l’artisanat, fine fleur du jardin des métiers : là se développe et se limite en sa croissance le groupe humain naturel, la tribu des ancêtres, avec sa hiérarchie de juste choix et ses coutumes qui tirent leur origine de la nature des choses : là est l’ordre. »

Tu te demandes pourquoi Romier et Bedel prennent ainsi la défense du village ? Serait-il attaqué, menacé ? Ce serait grave car il s’agit de « la cellule-mère de notre race. » Il y aurait eu rupture d’unité par suite de trois événements : la poussée démocratique, le relâchement religieux, l’envahissement du progrès moderne.

Nous avons subi la poussée démocratique et l’envahissement du progrès moderne, et nos traditions en ont souffert. Il nous reste le lien religieux. Cela nous indique où notre effort doit porter.

Tu redoutes peut-être l’envahissement du progrès moderne ? Est-il si prononcé ? Constitue-t-il un danger pour nos traditions ?

J’ai souvent rêvé d’un village qui n’aurait pas changé. Il en existe, m’assure-t-on, et pas si loin de Montréal, où les habitudes persistent et qui gardent leur physionomie sous le souffle étranger. Je ne les connais pas. Les villages que j’ai observés sont touchés. Ils muent. On y sent persister un vieux fonds que la vie moderne effleure ou transforme. L’église, le presbytère demeurent sous des formes plus ou moins heureuses, mais la suite des maisons est inquiétante si on la compare à ce que nous bâtissions autrefois en pierre ou en bois. Des types hybrides n’offrent même pas l’excuse américaine. Les métiers évoluent sous des appellations anciennes : le boulanger, le boucher, le coiffeur modifient leur formule. Pour un maréchal-ferrant qui poursuit sa carrière, combien de garages sollicitent la clientèle des touristes pressés. L’auberge enrichit son accueil. Le « magasin général » vend de tout, comme autrefois, car il faut pourvoir aux besoins ahurissants d’une population éloignée des centres. Mais la marchandise varie : standardisée ou mise en conserve, elle est rangée aux étalages et souvent réduite à une pacotille sans caractère. Je garde dans les yeux le coin des manches de hache et des cordages, et celui des bonbons, des cigarettes ou des eaux gazeuses. On n’y changera rien, je le sais, mais cette pénétration insidieuse devrait nous contraindre à plus de surveillance et à un rappel constant des goûts que nous tenons de race : la langue autour de laquelle nous montons la garde plus ou moins n’est pas la seule de nos disciplines qui soit en péril. Il y a l’esprit.

***

Reprenons la route.

Vois combien notre vallée, qui paraît monotone à l’Européen, est enrichie du mouvement que lui communiquent les collines montérégiennes. Leur nom les rattache au Mont-Royal. Tu les verras différentes, selon que ta course t’entraînera : depuis Hochelaga, au moment de franchir le Saint-Laurent, depuis le vaste horizon que commande Saint-Sulpice, du tournant de Laprairie ou de la courbe du bassin de Chambly. Dans la brume matinale, elles gardent longtemps une douceur laiteuse, promesse d’un beau jour. Par vent d’est, quand l’atmosphère se purifie avant la pluie, ou dans les prenantes incrustations des soirs d’été, elles précisent leurs contours empourprés.

Suis le frère Marie-Victorin sur le Mont Saint-Hilaire, qui fut un lieu de recueillement au temps de Mgr  de Forbin-Janson. On y avait construit une chapelle, vers laquelle se déroulait un chemin de croix. Il n’en reste plus que des ruines, quelque bois vieilli, de fortes chevilles rivées au temps, et parmi lesquelles le grand botaniste eut la joie d’admirer un jour une floraison de lis tigrés.

Marie-Victorin aimait s’attarder sur ce sommet, évoquer des images et des voix montant de la plaine, celles d’aujourd’hui et, plus lointaines, celles d’un passé païen, que la croix et les lis absolvent et rachètent. L’évocation du poète était si vive qu’il avouait craindre, « en se retournant, de trouver debout, sur le rocher, quelque guerrier tatoué, appuyé sur son arc… »

Mais l’âge des Peaux-Rouges est révolu, tournée la page des contes barbares. Observe les labours. Des gens sont venus du Perche, de l’Anjou, de la Normandie, de la Bretagne, de la Saintonge, des gens au langage clair, à l’âme tenace. S’adapteront-ils aux conditions que leur impose l’aventure conduite en un siècle où l’on espère coloniser, avec une poignée d’hommes, un monde cinquante fois plus grand que la France, et en faire un empire. Suis-les dans leur œuvre. Sur le sol accueillant. ils recommencent le geste de l’ancêtre, ils ouvrent notre sillon. Mais le propre de l’aventure est de n’avoir pas de bornes : elle devait les emporter au loin dans la forêt, ils devaient subir le choc du nombre et de la richesse. Fini, le beau rêve d’expansion. Les lis de France n’ont pas tenu sur l’immense drapeau. Repliés, ramenés aux limites de la Vallée où ils avaient installé leurs maisons de pierre, ces hommes ont du moins remporté dans leurs enfants la victoire de la fidélité.

Au delà du sol, assagi par la patience humaine, tu trouveras la forêt, décapitée, réduite à des lignes de souches. Spectacle attristant, intermédiaire entre la mort et la vie, qui marque la lourde étape vers ce que nous appelons la terre neuve. Mais la maison de l’homme s’élève déjà, construite des troncs d’arbres abattus, criblés de nœuds. Une église, une école sont prévues, promesses du repos prochain dans la conquête achevée. Tout autour de ces trouées, la forêt poursuit son impassibilité sauvage.

***

Recherche la forêt, la joie, le saisissement, la constellation des sous-bois, et le croisement des voûtes en arceaux, où tu retrouveras l’inspiration de l’art gothique.

Approche-toi de l’arbre. Caresse-le. Parle-lui. C’est un ami. Contemple son écorce et son feuillage ; appuie ta main sur lui, tu sentiras sa résistance, tes yeux glisseront jusqu’aux racines si fortement agrippées au sol. Vois cette bûche qui vient d’un grand arbre abattu. Exsangue, elle achève de pourrir ; son cœur n’est plus que craquelures qui cèdent sous les doigts. Attaque de ton bâton ferré ces craquelures, tu troubleras peut-être un peuple de fourmis qui en a fait son royaume : voici des couloirs, des renflements criblés d’œufs. Un mouvement subit, en noir et blanc, s’agite vers une autre cachette. Tu auras comme un remords d’avoir troublé une vie ardente. Quant aux bûches vives, tu sais ce qu’il en coûte à Tit-Bé pour en venir à bout et faire de la terre noire. Relis Maria Chapdelaine, le roman de notre conquête du Canada, et dis-toi que c’est nous qui avons mis le pays en marche vers la civilisation, et non les autres qui sont venus après avec leur industrie et leur commerce.

Écoute la chanson des arbres. Vois quelle grâce ils savent mettre dans le mouvement de leur faîte sous le zéphir ou la bise. Ils chuchotent ou ils chantent.

Ils te disent les saisons.

Au printemps, les bourgeons posent leur promesse sur le pays immense. On sent que la vie va éclater. Elle éclate. C’est le moment de parcourir la campagne et de noter un vert tendre que tu ne retrouveras plus. Comme ce moment est bref ! Nos pères l’avaient remarqué. Nous n’avons guère de printemps, mais il est beau, et si tendre sur la vigueur de la terre. Les feuilles jeunes encadrent d’une dentelle le fleuve qui reprend sa couleur avec la vie. Cela évoque certaines peintures de Martin ou de Puvis de Chavannes.

L’été épanouit l’arbre : il apparaît dans sa splendeur.

L’automne exalte l’arbre. Quelle merveille ! Avant la fin d’octobre, va vers nos montagnes. Et si tu as des amis qui ne sont pas du pays, conduis-les en leur promettant un inoubliable spectacle. La montagne est en feu. Tu ne te lasseras pas de distinguer les couleurs épanouies sous un ciel bleu. Arrêté un jour au milieu d’une forêt, seul sur la route éclairée, je n’ai pu me retenir de crier mon admiration. Regarde l’orme jaunir et prendre une teinte vieil or, l’érable rougir, le chêne se bronzer. Le tremble vieillit mal, mais il dure, et, lors des premières neiges, on distingue encore, au bout de ses branches, quelques sequins d’or. Porte aussi tes yeux sur les taillis, tu y retrouveras les tons de la forêt, si vifs que tu en éprouveras une sorte de frémissement. T’ai-je parlé du mariage de la pierre et de la vigne ? — Sur le fond gris, la vigne trace ses enlacements roux qui persistent même sous la première neige. C’est la fin de l’automne.

L’hiver tue l’arbre, mais il lui arrive de le refleurir. Rappelle-toi ces floraisons de givre. À la suite d’une pluie, le froid saisit l’eau et une glace fine s’étend sur le tronc, les branches et les moindres ramilles. Parfois aussi une neige molle et légère épouse la forme de l’arbre. Il arrive que ce décor persiste plusieurs jours, même sous le soleil qui l’exalte. C’est une des beautés de notre hiver, ce long hiver « vêtu de neige depuis les pieds jusques à la tête ! » Il nous offre ses silences ouatés, ses scintillements dans la lumière, les lueurs, les traînées mauves de ses couchers de soleil, le fouettement de ses froids, et mille jeux dont profite la jeunesse.

Es-tu dans ta bibliothèque, près d’un feu de cheminée ? Lève les yeux vers la fenêtre, à l’heure où le soleil descend. Es-tu dans un train ? Quitte un instant ce livre que tu lis mal, que tu reprendras tantôt ; dépose ce dossier qui ajoute à ta fatigue. Rêve un peu et goûte le moment délicieux, le spectacle apaisant du décor silencieux. Tu en garderas une impression de repos et d’intimité. Et tu comprendras. quoi que tu ressentes, que l’on consente à vivre loin des foules, loin des centres, fût-ce dans le repliement et l’abandon, dans l’attente du réveil des champs.

Considère les bois dans les ateliers où on les travaille. Les beaux érables dorés, par exemple. Emplis tes yeux de leurs reflets. Et ces noyers rayonnants dont l’artiste utilise la couleur et le mouvement, l’expansion du cœur, tout ce qui s’est formé dans la silencieuse croissance. Curieux dessins, jamais les mêmes. Les uns sont propices à l’intimité ; les autres, à l’éclat des grands décors.

Ils sont rugueux quand l’ouvrier les choisit ; ils portent ici et là des nœuds et des lambeaux d’écorce. Voici que l’outil les taille, les égalise, les polit. Tu aimeras ce métier. Tâche — si tu peux — de situer un bois ainsi coupé. Tu le trouveras ensuite dans la forêt.

Revenons-y. Il s’agit maintenant pour toi de nommer les arbres. Je conviens que ce n’est pas une tâche facile et que je n’y arriverais pas. Je me borne aux espèces les plus connues, heureux quand j’en ajoute une à mon petit bagage. Mais cela me satisfait. Tu feras mieux, si tu t’y mets.

Apprends à les distinguer. Voici l’érable, sa touffe puissante et dentelée ; l’orme, l’arbre type de notre région, que l’on retrouve partout. Il en est de fort beaux. J’en sais qui montent une garde admirable auprès de vieux monuments ou qui dominent les routes d’un mouvement souple. Tu trouveras aussi le chêne tordu, le hêtre lisse, le saule pleureur, ou comiquement ébouriffé ; les peupliers, grands buveurs d’eau, dont certains sont droits comme des sentinelles. Du côté de l’Île-aux-Noix, tu en verras qui expriment pieusement le souvenir français, comme des ifs énormes. Il en est aussi au cœur de notre ville, qui encadrent des jardins. Le peuplier étend ses racines au ras du sol, à la recherche de l’humidité. Il a vite fait de défoncer parcs et jardins qu’il crible de ses feuilles tombées dès la fin de l’été. Remarque comme le bouleau est clair, lumineux ; le tremble en perpétuel émoi ; comme le sorbier se joint à d’autres arbres, d’un mouvement presque identique. Tu distingueras aussi le marronnier et le tilleul ; et la série des arbres toujours verts : les pins, décimés, hélas ! les épinettes, les sapins, les cèdres et le mélèze dont on me dit qu’il roussit l’hiver, assez pauvrement.

Je me rappelle l’aventure d’Antoine Gérin-Lajoie. Lassé de la ville, il s’était dirigé vers les Cantons de l’Est pour se livrer au défrichement. Au début, il vivait dans l’inconnu : rien de ce qui l’entourait ne lui était familier, rien de la forêt qu’il avait résolu d’abattre. Peu à peu, il surprit le milieu nouveau qu’il avait élu : les arbres, les plantes, la valeur de la terre, les secrets du travail.

Gérin-Lajoie lamentait donc son ignorance de la forêt. Tire profit de cet aveu.

Il t’arrivera peut-être de rencontrer sur ta route un arbre abattu par la tempête, couché de son long, ses racines à jour. Considère-le, car ce spectacle vaut que l’on s’arrête à méditer devant lui. Quelle puissance, quelle emprise il révèle : on dirait un placenta monstre arraché à la terre nourricière. Les racines libérées restent étendues, éperdues, encore lourdes de sol, parfois emmêlées à des pierres. Repasse plus tard : l’arbre mort a vieilli, les pluies et les neiges ont lavé la terre ; les racines, blanchies sous le soleil, ne gardent plus que leur mouvement d’ivoire.

Les souches ! Elles sont chose familière dans notre pays de colonisation. Elles marquent l’étape entre la forêt et le champ cultivé. Si tu vas vers Québec, prends plutôt — pour une fois, même si c’est un peu plus long — la route des Bois Francs. Tu comprendras mieux ce qu’est un pays neuf. Tu auras devant toi un schéma de la conquête du sol, de la forêt à la terre labourée. Le même spectacle t’attend dans les régions d Ottawa, du lac Saint-Jean ou de Chicoutimi, et dans le nord de la province : partout où s’accomplit notre conquête volontaire et tenace.

***

Les champs cachent les bêtes sauvages que l’on voit peu : un écureuil, un crapaud, un lézard, une couleuvre, c’est à peu près tout ce que tu apercevras. L’animal que l’homme chasse se protège. Il est prudent et prend le bois. Cependant il t’arrivera de distinguer les oreilles vives et les pattes à ressort d’un lièvre qui, pour changer de fourré, traverse un chemin. Le renard est plutôt rare. Le loup se porte l’été au plus profond de la forêt. Tu distingueras parfois dans le sous-bois une perdrix ou la fuite d’un chevreuil. L’ours se paie quelquefois une balade au pays des humains. Il s’arrête, interroge le sentier et repart de son balancement comique. On le dit peu méchant. N’y vas pas voir de trop près. Redoute surtout l’ourse qui garde son petit.

La liste n’est pas épuisée. Je n’ai rien dit de la fouine, du putois, du castor ni du rat musqué, ceux-ci, animaux ingénieux dont tu reconnaîtras les chantiers humides.

L’hiver, beaucoup d’animaux se terrent. Ils vivent de leur graisse en dormant jusqu’à ce que le printemps les réveille.

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J’aime les oiseaux, mais peut-être comme toi, sans leur donner de nom. Je ne parle pas de la basse-cour, pour sûr. Je sais tout de même ce que sont un coq, des poules, des canards et des oies, des pigeons et même une pintade. Comment ne pas les observer ?

Les poules animent la basse-cour de leurs cris, de leurs gloussements et de mille mouvements de bec, de cou, de pattes et d’ailes. Elles accourent à l’appel de la fermière, se rangent en rond à ses pieds et suivent d’un piquement bref le désordre du grain qui tombe. Elles vont sur la route, si on les laisse libres, et trouvent partout à picorer. Préoccupées de leur pitance, elles comprennent mal que l’auto les dérange. Au fond elles donnent l’impression d’être un peu bêtes. On ne sait jamais où elles dirigeront leur agitation. Elles se décident soudain à courir dans le sens opposé à la normale. Ce sont les poules en liberté, les vraies poules de basse-cour, brunes, grises ou blanches, et je suis d’accord avec Bedel pour les préférer au troupeau sorti des couveuses qui peuple de ses taches monotones les immenses poulaillers de commerce.

Le coq est un roi. Il est hésitant, flâneur et prétentieux. Paillard, naturellement. Et sournois ; c’est du moins l’impression qu’il me donne. La pauvre bête n’est sûrement pas tout cela. Il est beau d’ailleurs, cambré du col et des reins. Sa crête et ses yeux lui donnent quelque chose d’apoplectique. C’est notre emblème. Le coq de France domine le clocher de nos églises. Je ne connais pas de plus émouvant symbole.

Le dindon est gênant avec sa crête en pendentif. Pourquoi en a-t-on fait le type de la sottise ? Le fait est qu’il est balourd et semble égaré. Ses mouvements de gorge débordent de prétention. La dinde est fine de ligne, dodue et docile. On en mangerait. Le jars est un majordome affairé, l’oie une mère admirable et les oisons des amours. Quel duvet, quelle couleur ; et quel étonnement dans leurs yeux.

Le canard serait sale, paraît-il, au contraire du cochon, propre, si on lui en donne la chance : propos de ferme qui m’a fort étonné quand on me l’a tenu. J’aime voir sur la mare le cortège des canards aux cous recourbés. Ils ont un œil satisfait et d étonnants mouvements de queue. Leur langage est bref ; ils se comprennent et obéissent aux ordres comme une escadre. Le caneton est extrêmement drôle, le nez dans l’eau et les pattes en l’air. Il apprend son métier d’acrobate des marais.

Mais ce sont les oiseaux libres, les oiseaux des champs, des lacs, des montagnes et des bois que je voudrais te signaler.

Hélas ! je dois redire ici, confesser de nouveau mon péché d ignorance. Je te nommerai bien le merle et l’engoulevent, la triste et pouilleuse corneille, l’étourneau vorace et querelleur, noir comme un apprenti corbeau ou l’aide bordée de rouge, comme un larbin de grande maison ; le moineau gracieux et picorant, non pas étourdi — simple métaphore inventée par l’homme — mais qui me paraît, au contraire, rangé et bourgeois ; la linotte grêle et pourtant dodue, la fauvette, distinguée de silhouette et d’habit, le chardonneret rapide, l’oiseau-mouche hésitant. Nous n’avons pas de rossignol, et c’est bien dommage, mais l’hirondelle. l’alouette gentille — naturellement — et dans le monde des grands oiseaux, le hibou, le héron, l’outarde, l’épervier, l’aigle.

Tu apprendras, j’apprendrai les autres. Nous viderons la querelle de la grive, du merle et du rouge-gorge, à l’aide des experts. En attendant. observe les habitudes et entends le chant des oiseaux.

Tu les verras faire leur nid au printemps. Choisis un couple. Quelle course rapide vers les matériaux ténus : herbes souples et fines, duvet s’il s’en trouve, brindilles. Tu découvriras sûrement un nid abandonné. Regarde sous ton toit ou dans un arbre, à la rencontre de deux fortes branches, ou dans l’herbe tout simplement. Prends-le, ornes-en ta maison de campagne. Tiens, là sur la cheminée.

En te haussant par quelque moyen, tu atteindras jusqu’à la couvée. Vois le mâle courir à la pâtée et la femelle rester au nid, l’œil attentif. Un matin, trois oisillons seront éclos. Les drôles d’êtres, avec leur tête énorme, leur cou démesurément tendu, leur corps inhabile et court : et ces becs avides ouverts sur la vie : tu assisteras, si tu es patient, à l’envolée du petit, à la première leçon de vol. Regarde celui-ci : il semble tombé du nid, malgré ses ailes. Le voilà dans l’herbe, délicieusement novice. Il est sans doute moins fort, moins sûr que ses frères partis d’un trait, et sa mère le surveille. Elle le garde de près, elle le nourrit, lui apportant un morceau d’insecte ou de vermisseau cueilli là, devant toi, sur le parterre où elle va et vient.

Puis, c’est la vie. L’oiselet se reconnaît à sa ligne plus jeune. Bientôt, il y paraît moins, mais les parents sont plus dodus. Désormais, tu les verras chaque jour, eux ou d’autres. Ils te deviendront familiers, même si tu ne les distingues plus.

Écoute aussi le concert des oiseaux. J’avoue que les cris qui se répondent d’un arbre à l’autre n’offrent pas toujours un accord très harmonieux. Ce sont des appels brefs, sur une note, rarement sur trois. Un cri un peu prolongé étonne et retient. Rien qui domine. On aimerait entendre au delà de ce vacarme la cantilène d’un rossignol. Cela ne nous est pas donné. Et le bois est souvent une volière sans chanson. La nuit venue, tout se tait. Parfois un seul cri, bien rarement, dans l’obscurité : un nid qu’un bruit dérange ou quelque poète qui rêve. Il y en a sûrement parmi les oiseaux, même ceux du Canada.

***

Le monde des fleurs et des plantes est aussi agréable à fréquenter. Il est fait de couleur, de grâce et de mouvement. Dans la nature, les fleurs apportent le secret de leur parfum et le charme de leur présence. Un jardin est une griserie de tons : un simple bouquet sur une console, une lumière et un plaisir pour les yeux et l’esprit.

Toujours la même chanson : j’aime les fleurs et je les connais peu. Comme presque tout le monde, j’imagine. Et pourtant des gens mettent un nom sur chacune avec une sûreté qui m’éblouit.

Fleurs cultivées, fleurs des champs, sont la joie de la terre. Tu reconnaîtras facilement l’éclat des premières. Il en est de simples et d’éblouissantes. Rien n’égale un alignement de passeroses, un accord de glaïeuls, l’éclat placide des tournesols ou le regard troublant de l’aster.

Il faudrait les nommer toutes, de la rose au réséda, du pois de senteur au chrysanthème chevelu, de la tulipe au lis et à l’hortensia, du muguet au phlox, de la capucine à l’œillet. Même le géranium solitaire dont la tige me déplaît et le modeste œillet des poètes. Tant de fleurs qui agrémentent nos jardins et nos maisons.

Les fleurs des champs te retiendront parce qu’on les néglige si on ne les ignore pas. Ne les cueille point : elles durent peu, séparées du sol ; sauvages, elles s’épanouissent en liberté à la cadence des jours. Tu les distingueras dès le printemps, presque sous la neige, puis dans l’éclat des étés. Jaunes, blanches, bleues, violacées ou vieux rose, et de bien d’autres nuances, presque toujours frêles, elles parsèment les champs et les fossés de leurs tiges, secouées, tordues aux heures de tempête, apaisées sous l’ombre des soirs qu’elles embaument.

Elles apparaissent tout à coup, leur moment venu. Un matin l’œil bleu de la chicorée sauvage pointe partout, tandis que les mélilots achèvent de durer, que l’églantine pâlit et que la verge d’or tend vers la floraison sa tige encore verte. Elles forment le tapis des champs aux dessins peut-être monotones, mais pleins d’intérêt pour qui sait en suivre le déroulement.

Je n’ai rien dit des plantes aquatiques : sagittaires, nénuphars, quenouilles. Quelle joie j’éprouvais, quand j’étais plus jeune, à flâner en canot sur les eaux calmes et à laisser tremper mes mains dans l’ombre fraîche. Je ressens encore le contact des plantes profondes tendues vers le soleil et je revois leurs feuilles couchées sur l’eau, épousant son mouvement.

Nous ignorons presque la chanson des blés. Ils ne jaunissent plus guère nos champs à la mi-été ; et nous nous arrêtons avec curiosité, avec un sentiment de poésie pour ce qu’il représente, devant l’épi à la tête lourde, aux barbes dressées, à la tige flexible, au bruissement soyeux. Que de noblesse dans l’ondulation d’un champ de blé. Nous nous sommes repliés, à la suite des ensemencements de l’Ouest, sur le foin et la luzerne, le trèfle et l’alfafa, herbes de fourrage, et sur l’avoine. Les foins coupés, les prés redeviennent verts. On y place le bétail en liberté. Car nous nous préoccupons du cheptel dans ce que nous exigeons de la terre, orientation rendue nécessaire par l’expansion dans les régions de l’Est des industries laitières, sources de relèvement.

***

Au temps de la moisson, les fruits mûrissent. Nous en avons. Pays de pommes, de raisins, de noix. Nos prunes et nos cerises sont souvent aigres. Elles ne valent pas celles de l’Ouest, ni même de l’Ontario où poussent la pêche et la poire. Oranges, mandarines, pamplemousses, bananes, grenades, ananas, viennent de l’étranger. Mais nous avons ce que Léon Gérin appelle, avec une sorte de tendresse, les « petits fruits », soit de nos jardins, soit des champs : fraises, groseilles, framboises, mûres, cassis, bluets et myrtilles. Le cultivateur y trouve un supplément de revenu et les enfants la joie de la cueillette.

Les potagers abondent. Ils sont confiés aux femmes qui s’en occupent comme des fleurs, avec un soin amoureux. Nous cultivons et nous vendons de gros légumes. Il suffit de jeter un regard sur les étalages de notre ville ou de parcourir les marchés pour dénombrer les produits de nos potagers ou de nos champs : pomme de terre, tomate, oignon, pois et haricot, laitue, concombre, échalote, ail, persil, chou et chou-fleur, abondent. Les melons sont recherchés, moins les citrouilles et les courges. On demande peu le chou de Bruxelles, la ciboule et la civette, le champignon, la scarole, l’endive, l’artichaut, l’oseille, l’épinard, l’estragon et le thym. Ce sont cultures de luxe destinées à une clientèle que fournissent des maraîchers experts.

Je serais bien embarrassé de dire les qualités médicinales ou thérapeutiques des plantes. Je ne connais rien de cette pharmacologie. Elle existe et les simples ne sont pas une tradition vaine. Bedel en mentionne des quantités. Il y met de la complaisance, peut-être un léger étalage, presque de la gourmandise. Je suis réduit au silence.

Peut-être, en cherchant bien, t’indiquerais-je la fleur du tilleul, dont l’infusion est apaisante et la camomille qui facilite la digestion et dont on extrait une huile à friction. Ma science ne va guère au delà. J’avoue ma pauvreté. Je me mettrai peut-être en marche de ce côté ; j’ai fait de plus longs chemins. Des gens m’éclaireraient sur les propriétés du genêt, de la savoyane, de la salsepareille, du mélilot et du genièvre, de la gentiane, « apéritive et diurétique ».

***

Voici l’eau. Elle règne, elle déborde. Son mouvement, ses reflets, sa joie, sont partout.

Un ami français observait cette présence de l’eau, et la fluidité qu’elle donne à nos paysages. De légères gouttes, toutes petites, infimes, puisque nous ne les voyons pas, parsèment l’atmosphère et diffusent la lumière. Ce sont ces jours laiteux où l’haleine de la terre monte vers le soleil. Les choses en sont enveloppées. La montagne est imprécise, les arbres prennent des teintes effacées. L’eau glisse, en communion avec la terre.

Laisse-toi prendre au spectacle des eaux. Elles sont si abondantes, si variées ! Le choix est difficile. Veux-tu que je te dise comment je les ai regardées et quelle est la vision que j’en conserve ? N’y vois rien de prétentieux si je n’y ai apporté aucun esprit de système, mais le pur élan de la fantaisie. Fais comme moi.

Où que tu ailles, à défaut du fleuve, tu rencontreras une rivière ou un lac. Poursuis le fil de ces eaux et prête-toi à leurs jeux. De la rive, si tu n’as pas d’embarcation.

Il y a des eaux paisibles et étroites qui sont charmantes. Elles sont calmes et vertes. Laisse-toi glisser parmi les nénuphars ou parmi les sagittaires. Garde tes mains dans l’eau, au contact des feuilles souples. Il y a des rivières paresseuses. Elles sont basses, souvent parsemées de pierres grises, dont la base disparaît sous des chevelures aux mouvements étranges.

D’autres sont vigoureuses. On les sent profondes. Leur fil est rapide, moiré de remous. Tu distingueras vite la rivière jeune. Elle bondit sur un lit qu’elle n’a pas creusé, que les bouleversements du sol lui ont imposé. Elle chante de tous ses flots. Il en est qui s’arrêtent dans leur course pour former ces fosses où le poisson s’attarde à durcir sa chair. Toutes les rivières qui descendent du Nord ont un mouvement fou. Si jamais tu en as la chance, remonte jusqu’à leur source, et tu comprendras leurs élans.

La chose est possible. Je suis allé jusqu’au pied du glacier qui est le point de départ de plusieurs d’elles. J’ai suivi leurs pentes raides. Elles couraient, chargées de sol sur le roc impassible. Elles allaient, non pas joyeuses mais préoccupées de leur course, à la rencontre d’une autre dont elles se fortifiaient, et puis, d’une autre encore. Jusqu’à ce que, toutes réunies, ces rivières folles s’assagissent en un fleuve profond, large et calme.

Si ce spectacle t’intéresse, il est à ta portée. Engage-toi vers le lac Saint-Jean, en suivant le cours du Saguenay. Tu verras des rivières vigoureuses, beaucoup plus que celles de la Colombie britannique, bondir sur des lits de roche et tu comprendras l’expression « cheval-vapeur ». Quelle puissance, que seule arrête la sagesse résistante des berges sauvages et silencieuses. Tu remarqueras que toutes ces rivières se précipitent dans le lac Saint-Jean qui débouche sur le Saguenay, le « fleuve de la mort », impénétrable et majestueux. On t’a parlé des fjords. En voici un, et splendide. Il vaut ceux que l’Europe t’offre. Le Saguenay se déverse dans le Saint-Laurent, merveille des merveilles. De l’embouchure du Saguenay, quel horizon !

Que de fois j’ai suivi le grand fleuve. De ses rives ou au fil de ses eaux. Nous le descendions chaque fois que nous allions vers l’Europe. Le premier soir nous livrait, au-dessus de l’Île d’Orléans et des Laurentides, d’inoubliables contrejours. La nuit allumait la Malbaie. Nous quittions à regret ces feux. Le lendemain, nous longions la côte de Gaspé. Nous regardions sans nous lasser la succession des caps et des vallées de cette terre impassible et silencieuse, si proche de nous, à peine humanisée sur ses bords ou le long de ses rivières, où de larges rectangles verts ou jaunes marquent des tentatives de vie, près de la maison souvent solitaire. Au-dessus, la ligne morne des monts. Devant nous, le fleuve dégagé, immense. Un estuaire ? La mer déjà, criblée de rayons sous un ciel pur. Le navire glissait au milieu des mouettes blanches. Très loin sur l’autre rive, l’émouvante ligne des Laurentides. L’eau vibrait à peine : des vagues courtes aux crêtes brèves, comme des mains qui applaudiraient de toute part la clarté d’un jour sans nuages. Nous laissions la terre à droite, au Cap Rosiers, pour l’encerclement du golfe aux lignes fuyantes, jusqu’à l’étranglement des détroits, portes de 1 Océan où la vague nous prend dans son mouvement infini. Au delà, l’Europe.

Le retour est aussi beau. Les deux rives immobiles semblent dans l’attente. Elles se resserrent lentement. Le bleu lointain, fondu, se précise peu à peu. Les Laurentides bornent l’horizon, à l’Ouest. Elles s’incrustent dans le ciel où le soleil a disparu. Elles gardent la lumière du jour sur leurs sommets puissants. On ne peut rien vivre de plus grandiose que cette immense fin de jour. Je ne me lasse jamais du jeu de la lumière et de l’ombre sur cette rampe royale qui s’éteint. Des tons inimaginables de vert, de jaune, de mauve, se jouent dans le jour vaincu et bientôt mourant. Quelque chose de morbide et de fatal se mêle au calme de la nuit qui naît, qui grandit, qui envahit les choses et les absorbe.

Les îles marquent de sombre les eaux plus pâles. On a des illusions folles : des oasis dans un impassible désert, un désert d’eau. La vague se colore sous le soleil ou dans l’ombre d’un jour sans feux. Elle prend, au moment des orages, des reflets gris ou violacés qui effraient comme une force déchaînée. Sous le soleil, elle triomphe comme une symphonie.

Au rocher de Québec, le décor change. Une autre route s’offre dont les pilotes expliquent les différences, sensibles à la navigation. Elle va jusqu’à la source que tu chercheras peut-être un jour. La naissance de cette puissance, sa première minute, son impulsion initiale, c’est une chose dont on a la curiosité, sinon la hantise. Mais ne t’inquiète pas de cela, et réserve ce hasard que peut-être tu ne connaîtras jamais. Regarde plutôt le fleuve où tu le trouves. Il est intéressant partout, et jeune, ne trouves-tu pas ? Au fait, tout est neuf dans ce pays, choses et gens. Mais pourquoi dit-on de notre fleuve qu’il est jeune ? Est-ce parce qu’il bondit sur un lit incommode et dur, à fleur de roc ? Pas à ses débuts, pour sûr. Il connaît des profondeurs imposantes et de longs repos que lui ménagent les barrages du plateau laurentien. Il traverse des paysages variés que tu peux suivre. Tu ne verras peut-être jamais les Mille-Iles, mais si tu vas à Toronto, tu en trouveras un diminutif à un arrêt du train. Tu auras le temps de t’en faire une idée. Des îles rondes recouvertes de conifères constellent le fleuve. L’automne, les quelques érables qu’elles nourrissent leur donnent tous les tons de l’or. Si le soir descend au moment où tu es là, tu sentiras la présence d’une paix infinie.

Peut-être es-tu prisonnier de ta ville, proche du fleuve ? Profites-en. Observe-le. Les abords peuvent en paraître maussades. Une ville a vite fait de les noircir, de les dénaturer par des travaux hâtifs ou l’installation d instruments de travail et de manutention.

Les quais, les entrepôts, les voies de chemin de fer, les grues mécaniques, les navires amarrés ne te disent peut-être rien. Rien d’exaltant, si ce n’est un élan de puissance et d’expansion. Un point de rayonnement. Une laideur nécessaire, que l’on corrigera le jour où nous le voudrons : les quais d’Anvers sont une merveille et ceux de Paris un enchantement. On y a mis le temps et le souci de la beauté.

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Admire enfin nos ciels. Ils varient à l’infini. Ciels de printemps, encore glacés, où se condensent les vapeurs montant des neiges qui fondent : ciels d’été brûlés d’ardeur, ciels d’automne qui dégagent lentement leur pureté des brumes matinales : ciels d’hiver, les plus beaux, les plus vifs. Ciels qui font une impression curieuse sur les étrangers, surpris de découvrir leur vibration et leur azur intense dans ce pays du Nord.

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Fais suivre cette promenade de beaucoup d’autres. Observe le milieu où nous vivons, pénètre-toi de la présence des êtres et des choses, aiguise en toi par une pratique constante le sens des réalités de ton pays. Ainsi tu le connaîtras. Connaissant notre pays nous l’aimerons, nous le marquerons de notre empreinte, nous le poétiserons de notre travail, pour y trouver un élément de résistance, une amitié canadienne, qui nous préserve et qui retienne notre patrimoine.

La culture nous y aidera. Nous la garderons, nous en ferons une valeur pour la nation : la langue, en particulier, cran de notre résistance, et le goût, qui révèlent notre civilisation comme la végétation la vigueur de la terre. Même si nous n’avons pas encore porté nos efforts à leur sommet, l’édifice, bâti par nous, s’élève et dessine une silhouette où se reconnaît notre génie. L’œuvre est en bonne voie et, sur cette terre où s’empressent des hommes venus de toutes les parties du monde, elle se compare à celles que d’autres traditions animent. Elle a son mérite, issu de ses origines et de notre persévérance. Elle vaut par son essence française. Noble, généreuse, nuancée, elle est pratique aussi, énergique et créatrice. La vivre, c’est grandir. Ne l’oublie pas.

La civilisation passe de l’école dans l’expression de notre être. Nos mœurs, nos attitudes, nos travaux, la réfléchissent. Elle est faite de liberté, plus que d’autres qui se réclament de la liberté. Pétrie de la religion du Juste, qui illumine les plus beaux siècles de son histoire, elle cherche la modération, l’ordre et l’égalité.

Elle se traduit par les créations de l’esprit jaillissant de nos penseurs, de nos savants, de nos écrivains, de nos artistes. Rien de parfait, nous n’avons pas pris l’engagement d’un chef-d’œuvre, mais quelque chose de sérieux, d’honnête et, c’est là que l’on aboutit sans cesse, de comparable.

Elle est encore, cette civilisation que nous portons en nous, un signe de la diversité qui préserve notre pays des tentations du milieu. L’unité vraie et solide du Canada n’est possible que dans l’épanouissement des dissemblances. Une seule religion, une seule langue, c’est demain l’uniformité. Quelle richesse à tirer d’une collaboration où se rencontrent deux grandes civilisations ! Quel spectacle à donner que l’union de pareilles forces au service d’un pays jeune ! Quelle chance enfin pour ces deux intelligences de puiser l’une dans l’autre un complément ! Car c’est sans doute le bien suprême que nous apportons ; celui qui, pour nous et par nous, met à la disposition du monde canadien une pensée dont l’humanité a vécu.

Notre pays nourrit deux civilisations qui restent distinctes parce qu’elles s’appuient sur des traditions saines. Si ces civilisations ne se reconnaissent pas encore, du moins en aperçoit-on le désir chez quelques-uns de leurs tenants. Pour coopérer, nous devons nous comprendre ; et comment nous comprendre sans nous connaître.

Habitant d’un vaste territoire aux aspects infinis, élargis ta vision comme l’horizon nous y invite. Le groupe français du Canada, si réduit au lendemain de la conquête, a survécu et s’est multiplié. Il joint à une affection filiale pour son pays d’origine, son attachement à la Couronne britannique. Il a donné des preuves de courage et de prévoyance ; il a constitué, au sein du Canada et de l’Empire, un élément de la diversité dans l’unité qui distingue la Confédération. Sa valeur nous appartient si nous sommes Canadiens : elle est une part de l’héritage que nous avons tous reçu et que nous transmettrons. Sachons conserver ces richesses sociales : si nous les perdons, le Canada en sera diminué ; et la postérité nous blâmera parce que, les ayant possédées, nous les avons laissé périr.

L’essentiel pour nous est de nous pénétrer de cette vérité : il est possible de vivre en Amérique et de rester français, et même d’intensifier notre attitude française. Comprendre cela, c’est avoir gagné déjà la victoire ; autrement, nous serons la proie de toutes les invasions. Le jour où nous plierons la formule ambiante à notre génie français plutôt que de la subir, nous serons non seulement sauvés mais fortifiés.

Pour cela, il faut, je te le répète, nous attacher de toutes nos fibres à la culture. Nous disons : notre langue, nos institutions et nos droits, et ce sont autant de mots d’ordre précieux, mais qui ne représentent rien sans la connaissance et sans la culture où ils se retrempent, où ils retrouvent leur signification. Ayant installé chez nous la culture, qui ne s’y trouve peut-être pas encore dans sa plénitude, l’ayant mise au service de nos traditions : religion, langue, droit, paroisse, famille, personnalité, nous n’aurons pas à craindre le progrès qui n’est un danger que si nous nous laissons dominer par lui plutôt que de le prendre en croupe dans notre course vers l’étoile.