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Souvenirs (Tocqueville)/02/04

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 127-143).

IV

Ma candidature dans le département de la Manche. — Aspect de la province. — L’élection générale.

Le département de la Manche est peuplé presque uniquement d’agriculteurs, comme chacun sait. On y trouve peu de grandes villes et peu de manufactures, point de lieux où les ouvriers soient réunis en grand nombre, excepté Cherbourg. La révolution y fut d’abord comme inaperçue. Les classes supérieures plièrent aussitôt sous ce coup, et les classes inférieures le sentirent à peine. Il est ordinaire que les populations agricoles reçoivent plus lentement et gardent plus obstinément que toutes les autres les impressions politiques ; elles sont les dernières à se lever et les dernières à se rasseoir. Le garde de mes propriétés, demi-paysan, me rendant compte de ce qui se passait dans le pays, aussitôt après le 24 février, m’écrivait : « Les gens disent que si Louis-Philippe a été renvoyé, c’est bien fait et qu’il l’avait bien mérité… » C’était là, pour eux, toute la morale de la pièce. Mais quand ils entendirent parler du désordre qui régnait dans Paris, des impôts nouveaux qu’on allait établir, de la guerre générale qui était à craindre ; lorsqu’ils virent le commerce qui s’arrêtait et l’argent qui semblait s’enfoncer sous terre et que, surtout, ils apprirent qu’on attaquait le principe de la propriété, ils s’aperçurent bien qu’il s’agissait d’autre chose que de Louis-Philippe.

La peur, qui s’était d’abord arrêtée dans le haut de la société, descendit alors jusque dans le fond de la classe populaire, et une terreur universelle s’empara de tout le pays. C’est en cet état que je le trouvai, lorsque j’y arrivai vers le milieu de mars. Je fus frappé aussitôt d’un spectacle qui m’étonna et me charma. Une certaine agitation démagogique régnait, il est vrai, parmi les ouvriers des villes, mais dans les campagnes tous les propriétaires, quels que fussent leur origine, leurs antécédents, leur éducation, leurs biens, s’étaient rapprochés les uns des autres, et ne semblaient former qu’une seule classe ; les anciennes haines d’opinion, les anciennes rivalités de caste et de fortune n’étaient plus visibles. Plus de jalousies ou d’orgueil entre le paysan et le riche, entre le gentilhomme et le bourgeois ; mais une confiance mutuelle, des égards et une bienveillance réciproques. La propriété, chez tous ceux qui en jouissaient, était devenue une sorte de fraternité. Les plus riches étaient les aînés, les moins aisés les cadets ; mais tous se considéraient comme des frères, ayant un même intérêt à défendre l’héritage commun. Comme la Révolution française avait répandu la possession du sol à l’infini, la population tout entière semblait faire partie de cette vaste famille. Je n’avais rien vu de pareil, et personne n’avait rien vu de tel en France de mémoire d’homme. L’expérience a prouvé que cette union n’était pas aussi intime qu’elle en avait l’air, et que les anciens partis et les différentes classes s’étaient plutôt rapprochés que confondus ; la peur avait agi sur eux comme aurait pu le faire une pression mécanique sur des corps fort durs, qui sont forcés d’adhérer entre eux tant que celle-ci continue, mais qui se séparent dès qu’elle se relâche.

Du reste, dans ce premier moment, je ne vis point la moindre trace de ce qu’on doit appeler, à proprement parler, des opinions politiques. On eût dit que le gouvernement républicain était devenu tout à coup, non pas seulement le meilleur, mais le seul qu’on pût imaginer pour la France ; les espérances et les regrets dynastiques étaient si bien enterrés au fond des âmes qu’on ne voyait même plus la place qu’ils avaient occupée. La république respectait les personnes et les biens, et on la tenait pour légitime. Ce qui me frappa le plus après le spectacle que je viens de décrire, ce fut de voir la haine universelle mêlée à la terreur universelle qu’inspirait pour la première fois Paris. En France, les provinciaux ont pour Paris et pour le pouvoir central, dont Paris est le siège, des sentiments analogues à ceux qu’ont les Anglais pour leur aristocratie, qu’ils supportent quelquefois avec impatience et voient souvent avec jalousie, mais, qu’au fond, ils aiment parce qu’ils espèrent toujours faire servir ses privilèges à leurs avantages particuliers. Cette fois, Paris et ceux qui parlaient en son nom avaient tellement abusé de sa puissance, et semblaient tenir si peu de compte du reste du pays, que l’idée de secouer le joug et d’agir enfin par eux-mêmes se présentait à beaucoup d’esprits qui ne l’avaient jamais conçue ; désirs incertains, il est vrai, et timides, passions éphémères et molles dont je ne crus jamais qu’il y eût beaucoup à espérer ni beaucoup à craindre ; ces sentiments nouveaux se tournaient alors en ardeur électorale. On voulait aller aux élections, car choisir des ennemis de la démagogie parisienne se présentait moins aux esprits comme l’usage régulier d’un droit que comme le moyen le moins dangereux dont on pouvait se servir pour affronter le maître.

Je m’étais arrêté dans la petite ville de Valognes, qui était le centre naturel de mon influence et, aussitôt que j’eus connu l’état du pays, je m’occupai de ma candidature. Je vis bien alors ce que j’ai souvent remarqué en mille autres circonstances, que rien ne sert plus au succès que de ne point le désirer avec trop d’ardeur. J’avais grande envie d’être élu, mais dans les conditions si difficiles et si critiques des affaires, je m’accommodais aisément de l’idée de ne pas l’être, et je puisais, dans cette attente paisible d’un échec, une tranquillité et une netteté d’esprit, un respect de moi-même et un mépris des folies du temps que je n’aurais peut-être pas trouvés au même degré si je n’avais été que sous l’empire de la passion de réussir.

Le pays commençait à se couvrir de candidats ambulants, qui colportaient de tréteaux en tréteaux leurs protestations républicaines ; je refusai de me présenter devant un autre corps électoral que celui du lieu que j’habitais. Chaque petite ville avait son club, et chaque club demandait aux candidats des explications de leurs opinions et de leurs actes, et leur imposait des formules. Je refusai de répondre à aucun de ces insolents interrogatoires. Ces refus, qui auraient pu paraître du dédain, semblèrent de la dignité et de l’indépendance en face des nouveaux souverains, et l’on me sut plus de gré de ma révolte qu’aux autres de leur obéissance.

Je me bornai donc à publier une circulaire et à la faire afficher dans tout le département.

La plupart des prétendants avaient repris les vieux usages de 92. On écrivait aux gens en les appelant « Citoyens » et on les saluait « avec fraternité ». Je ne voulus jamais me couvrir de ces friperies révolutionnaires. Je commençai ma circulaire en nommant les électeurs « Messieurs » et je la finis en me déclarant fièrement « leur très humble serviteur ». « Je ne viens pas solliciter vos suffrages, leur disais-je, je viens seulement me mettre aux ordres de mon pays ; j’ai demandé à être votre représentant dans des temps paisibles et faciles ; mon honneur me défend de refuser de l’être dans des temps qui sont déjà pleins d’agitation et qui peuvent devenir pleins de périls. Voilà ce que j’avais d’abord à vous dire. » J’ajoutais que j’avais été fidèle jusqu’au bout au serment que j’avais prêté à la monarchie, mais que la république, venue sans mon concours, aurait mon appui énergique, que je ne voulais pas seulement la laisser subsister, mais la soutenir. Puis je reprenais : « Mais de quelle république s’agit-il ? Il y a des gens qui entendent par république une dictature exercée au nom de la liberté ; qui pensent que la république ne doit pas seulement changer les institutions politiques, mais remanier la société elle-même ; il y en a qui croient que la république doit être conquérante et propagandiste. Je ne suis pas républicain de cette manière. Si c’était là votre façon de l’être, je ne pourrais vous être utile à rien, car je ne serais pas de votre avis ; mais, si vous comprenez la république comme je la comprends moi-même, vous pouvez compter que je me dévouerai de toute mon âme à faire triompher une cause qui est la mienne aussi bien que la vôtre. »

Les gens qui n’ont pas peur, en temps de révolution, sont comme les princes à l’armée ; ils font un grand effet à l’aide d’actions fort ordinaires, parce que la position particulière qu’ils occupent les place naturellement hors de pair avec la foule et les met très en vue. Ma circulaire eut un succès qui m’étonna moi-même ; elle me rendit, en quelques jours, l’homme le plus populaire du département de la Manche et fixa de tous côtés sur moi les regards. Mes anciens adversaires politiques, les agents de l’ancien gouvernement, les conservateurs eux-mêmes, qui m’avaient le plus fait la guerre et que la république avait renversés, vinrent en foule m’assurer qu’ils étaient prêts non seulement à me nommer, mais à suivre en toutes choses mes avis.

Sur ces entrefaites, la réunion préparatoire des électeurs de l’arrondissement de Valognes eut lieu ; j’y parus ainsi que les autres candidats ; le forum était un hangar qui servait de halle ; le bureau de président était établi au fond, et de côté se trouvait une chaire de professeur, qui avait été transformée en tribune. Le président, qui était lui-même un professeur du collège de Valognes, me disait avec une grosse voix et un air magistral, mais d’un ton fort respectueux : « Citoyen de Tocqueville, je vais vous faire connaître les questions qui vous sont adressées et auxquelles vous aurez à répondre » ; à quoi je répliquai d’un ton assez dégagé : « Monsieur le président, je vous écoute. »

Un orateur parlementaire dont je veux taire le nom, me disait un jour : « Voyez-vous, mon cher ami, il n’y a qu’un moyen de bien parler à la tribune, c’est de se bien persuader, en y montant, qu’on a plus d’esprit que tout le monde. » Cela m’avait toujours paru plus facile à dire qu’à faire, en présence de nos grandes assemblées politiques. Mais, je confesse qu’ici le précepte me sembla assez aisé à suivre, et que je le trouvai merveilleusement bon. Je n’allai pas pourtant jusqu’à penser que j’avais plus d’esprit que tout le monde ; mais, je m’aperçus bientôt que j’étais seul à bien connaître les faits qu’on rappelait, et même la langue politique qu’on voulait parler ; il est difficile de se montrer plus maladroit et plus ignorant que mes adversaires ; ils m’accablèrent de questions qu’ils croyaient très serrées, et qui me laissaient très libre ; et, de mon côté, je leur fis des réponses qui, quelquefois, n’étaient pas bien fortes et qui leur parurent toujours très concluantes. Le terrain sur lequel ils croyaient surtout pouvoir m’accabler, était celui des banquets. Je n’avais pas voulu, comme on sait, prendre part à ces manifestations dangereuses ; mes amis politiques m’avaient blâmé de les avoir abandonnés en cette circonstance, et plusieurs continuaient à m’en garder rancune, quoique la révolution m’eût donné raison, ou peut-être parce qu’elle l’avait fait. « Pourquoi vous êtes-vous séparé de l’opposition à l’occasion des banquets ? » me dit-on. Je répondis hardiment : « Je pourrais chercher un prétexte, mais j’aime mieux vous dire mon vrai motif : je ne voulais pas de banquets parce que je ne voulais pas de révolution, et j’ose dire que presque aucun de ceux qui se sont assis à ces banquets ne l’auraient fait, s’ils avaient prévu, comme moi, l’événement qui allait en sortir. La seule différence que je vois donc entre vous et moi, c’est que je savais ce que vous faisiez tandis que vous ne le saviez pas vous-mêmes. » Cette audacieuse profession de foi antirévolutionnaire avait été précédée d’une profession de foi républicaine ; la sincérité de l’une avait paru attestée par la sincérité de l’autre ; l’assemblée rit et applaudit. On se moqua de mes adversaires et je sortis triomphant.

J’avais gagné la population agricole du département par ma circulaire, je gagnai les ouvriers de Cherbourg par un discours. On avait réuni ceux-ci au nombre de deux mille dans un dîner patriotique : invité en termes très obligeants et très pressants à m’y rendre, je m’y rendis en effet.

Lorsque j’arrivai, j’aperçus en tête du cortège prêt à se mettre en marche pour gagner le lieu du banquet mon ancien collègue Havin, qui était venu tout exprès de Saint-Lô pour présider à la fête. C’était la première fois que je le rencontrais depuis le 24 février. Ce jour-là je l’avais vu donnant le bras à la duchesse d’Orléans et, le lendemain au matin, j’avais appris qu’il était commissaire de la république dans le département de la Manche. Je n’en avais pas été surpris car je le connaissais pour un de ces ambitieux déroutés, qui s’étaient trouvés arrêtés pendant dix ans dans l’opposition, en croyant d’abord ne faire que de la traverser. Combien n’ai-je pas vu près de moi ces hommes tourmentés de leur vertu et tombant dans le désespoir, parce qu’ils voyaient la plus belle partie de leur vie se passer à critiquer les vices des autres sans pouvoir enfin jouir un peu des leurs, et sans avoir à se repaître que de l’image des abus ! La plupart avaient contracté dans cette longue abstinence un si grand appétit de places, d’honneurs et d’argent, qu’il était facile de prévoir qu’à la première occasion, ils se jetteraient sur le pouvoir avec une sorte de gloutonnerie, sans se donner le temps de choisir le moment ni le morceau. Havin était le type de ces hommes. Le gouvernement provisoire lui avait donné pour associé et même pour chef un autre de mes anciens collègues de la Chambre des députés, M. Vieillard, devenu célèbre depuis comme ami particulier du prince Louis-Napoléon. Celui-ci était dans son droit en servant la république, car il avait été au nombre des sept à huit républicains que renfermait la Chambre sous la monarchie. C’était d’ailleurs un de ces républicains qui avaient passé par les salons de l’empire avant d’arriver à la démagogie ; classique intolérant en matière de belles-lettres, voltairien en fait de croyances, un peu fat, très bienveillant, honnête homme et même homme d’esprit ; mais fort bête en politique. Havin en avait fait son instrument ; toutes les fois qu’il voulait frapper un de ses propres adversaires ou récompenser un de ses propres amis, il ne manquait point de mettre en avant Vieillard, qui le laissait faire. Havin cheminait ainsi bien couvert à l’abri de l’honnêteté et du républicanisme de Vieillard, se faisant toujours précéder par celui-ci, comme le mineur pousse devant soi son gabion.

Havin eut à peine l’air de me reconnaître ; il ne m’invita point à prendre place dans le cortège. Je me retirai modestement au sein de la foule et, arrivé à la salle du banquet, je m’assis à une table secondaire. On en vint bientôt aux discours : Vieillard fit un discours écrit fort convenable, Havin fit un autre discours écrit qui fut assez goûté ; j’avais grande envie de parler aussi, mais je n’étais pas inscrit, et, d’ailleurs, je ne savais trop comment entrer en matière. Un mot que dit un orateur (car tous ces parleurs s’appelaient des orateurs) sur la mémoire du colonel Briqueville, me donna mon entrée. Je demandai la parole, l’assemblée voulut m’entendre. En me trouvant perché sur le haut de cette tribune, ou plutôt de cette chaire qui dominait de vingt pieds la foule, je me sentis un peu interdit, mais je me remis bientôt, et fis un petit pathos oratoire qu’il me serait impossible de me rappeler aujourd’hui. Je sais seulement qu’il s’y rencontrait un certain à-propos et la chaleur, qui ne manque guère de se faire jour au travers du désordre de l’improvisation, mérite très suffisant pour réussir devant une assemblée populaire et même devant toute sorte d’assemblées, car on ne saurait trop le redire, les discours sont faits pour être écoutés et non point pour être lus, et les seuls bons sont ceux qui émeuvent.

Le succès de celui-là fut complet et bruyant, et j’avoue qu’il me parut très doux de me venger ainsi de l’abus que mon ancien collègue avait voulu faire de ce qu’il considérait comme les faveurs de la fortune.

C’est, si je ne me trompe, entre cette époque et celle des élections que doit se placer le voyage que je fis à Saint-Lô, comme membre du conseil général. On avait réuni ce conseil en session extraordinaire ; il était encore composé comme sous la monarchie : la plupart de ses membres s’étaient montrés les complaisants des administrateurs de Louis-Philippe, et pouvaient compter parmi ceux qui avaient le plus contribué à faire mépriser, dans notre pays, le gouvernement de ce prince. La seule chose que je me rappelle du voyage du Saint-Lô, est la singulière servilité de ces anciens conservateurs. Non seulement ils ne firent pas d’opposition à Havin qu’ils avaient tant injurié depuis dix ans, mais ils se montrèrent ses courtisans les plus attentifs. Ils le louaient par les paroles, ils le justifiaient par les votes, ils l’approuvaient doucement du geste ; ils en disaient du bien, même entre eux, de peur d’indiscrétion. J’ai souvent vu de plus grands tableaux de la bassesse des hommes, mais je n’en ai jamais vu de plus parfait ; et je trouve qu’il mérite, malgré sa petitesse, d’être mis dans tout son jour ; je l’éclairerai donc de la lumière que donnent les faits subséquents, et j’ajouterai que quelques mois après, quand le retour du flot populaire les eût reportés au pouvoir, ils se reprirent aussitôt à poursuivre le même Havin avec une violence et, quelquefois, avec une injustice inouïes. On vit reparaître toute leur ancienne haine au milieu des derniers tressaillements de leur peur, et elle parut s’être encore accrue du souvenir de leurs complaisances.

Cependant l’époque des élections générales approchait, et, chaque jour, l’aspect de l’avenir devenait plus sinistre ; toutes les nouvelles qui arrivaient de Paris nous représentaient cette grande ville comme étant sur le point de tomber sans cesse dans les mains des socialistes armés. On doutait que ceux-ci laissassent faire les électeurs, ou du moins qu’ils se soumissent à l’Assemblée nationale. Déjà, de toutes parts, on faisait jurer aux officiers de la garde nationale de marcher contre l’Assemblée s’il s’élevait un conflit entre celle-ci et le peuple. Les provinces s’alarmaient de plus en plus, mais aussi s’affermissaient à la vue du péril.

Je fus passer à mon pauvre et cher Tocqueville les derniers jours qui précédèrent la lutte électorale ; j’y revenais pour la première fois depuis la révolution ; peut-être allais-je le quitter pour toujours ! Je fus saisi, en y entrant, d’une tristesse si grande et si particulière, qu’elle a laissé dans mon souvenir des traces qu’aujourd’hui encore je retrouve marquées et visibles, parmi tous les vestiges des événements de ce temps-là. J’arrivai sans être attendu. Ces salles vides, dans lesquelles je ne rencontrai pour m’accueillir que mon vieux chien, ces fenêtres détendues, ces meubles entassés et poudreux, ces foyers éteints, ces horloges arrêtées, tout me parut annoncer l’abandon et présager la ruine. Ce petit coin de terre isolé, et comme perdu au milieu des haies et des prairies de notre bocage normand, qui m’avait paru tant de fois la plus charmante solitude, me semblait dans l’état actuel de mes pensées, un désert désolé ; mais, à travers la désolation de l’aspect présent, j’apercevais, comme du fond d’un tombeau, les images les plus douces et les plus riantes de ma vie. J’admire comme chez l’homme l’imagination est plus colorée et plus saisissante que réelle. Je venais de voir tomber la monarchie ; j’ai assisté depuis aux scènes les plus sanglantes ; eh bien ! je le déclare, aucun de ces grands tableaux ne m’avait causé et ne me causa une émotion aussi poignante et aussi profonde, que celle éprouvée par moi, ce jour-là, à la vue de l’antique demeure de mes pères et au souvenir des jours paisibles et des heures heureuses que j’y avais passés sans connaître leur prix. Je puis dire que ce fut là et ce jour-là que je compris le mieux toute l’amertume des révolutions. La population m’avait toujours été bienveillante, mais je la retrouvai cette fois affectueuse, et jamais je ne fus entouré de plus de respect que depuis que l’égalité brutale était affichée sur tous les murs. Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre, éloigné d’une lieue de notre village. Le matin de l’élection, tous les électeurs (c’est-à-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans) se réunirent devant l’église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l’ordre alphabétique ; je voulus marcher au rang que m’assignait mon nom, car je savais que dans les pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s’y mettre soi-même. Au bout de la longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des malades qui avaient voulu nous suivre ; nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix. Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s’arrêta un moment ; je sus qu’on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d’un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m’inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par ceux, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté. « Que personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher (il pleuvait ce jour-là) avant d’avoir accompli son devoir. » Ils crièrent qu’ainsi ils feraient, et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps, et j’ai lieu de penser qu’ils le furent presque tous au même candidat.

Aussitôt après avoir voté moi-même, je leur dis adieu, et, montant en voiture, je partis pour Paris.