Souvenirs (Tocqueville)/Appendices/02

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 418-420).

II

Conversation avec Barrot. Le 24 février suivant sa version.
(10 octobre 1850).

Je crois que M. Molé n’a refusé le ministère qu’après la fusillade du Boulevard. Thiers m’a dit qu’il avait été appelé à une heure du matin, qu’il m’avait demandé au roi comme l’homme nécessaire ; que le roi avait résisté, puis cédé, qu’enfin il avait ajourné à neuf heures du matin notre réunion près de lui.

À cinq heures, Thiers vint chez moi m’éveiller ; nous causâmes ; il retourna chez lui, où je me rendis seulement à huit heures. Je le trouvai faisant tranquillement sa barbe. C’est un grand malheur que le roi et M. Thiers aient ainsi perdu le temps qui s’est écoulé de une heure du matin à huit heures. La barbe faite, nous nous rendons au château ; la population était déjà très émue ; on élevait des barricades et même quelques coups de fusils avaient déjà été tirés des maisons voisines sur les Tuileries. Cependant, nous trouvâmes le roi encore très calme et dans son habitude d’être ordinaire. Il me fit les phrases banales que vous pouvez imaginer. À cette heure-là, Bugeaud était encore général en chef. J’engageai fortement Thiers à ne pas prendre les affaires sous la couleur de ce nom, et à le corriger du moins en donnant le commandement de la garde nationale à Lamoricière, qui était là. Thiers accepta cet arrangement, qui fut agréé par le roi et Bugeaud lui-même. Je proposai ensuite au roi la dissolution de la Chambre des députés. « Jamais ! jamais ! » dit-il ; il s’emporta et se retira en nous fermant, à Thiers et à moi, la porte au nez. Il était évident qu’il ne consentait à nous prendre que pour sauver le premier moment, et qu’il comptait bien après nous avoir compromis avec le peuple, nous jeter par terre, à l’aide du parlement. Aussi, dans des temps ordinaires, je me serais immédiatement retiré ; mais la gravité de la situation me fit rester, et je proposai de me présenter au peuple ; de lui apprendre moi-même l’arrivée du nouveau cabinet et de le calmer. Dans l’impossibilité où nous étions de rien faire imprimer et afficher à temps, je me considérai comme un homme affiche. Je dois rendre cette justice à Thiers qu’il voulut m’accompagner et que ce fut moi qui, craignant le mauvais effet de sa présence, refusai. Je partis donc ; je m’avançai sans armes devant chaque barricade ; les fusils s’abaissaient, les barricades s’ouvraient ; on criait : « Vive la réforme ! vive Barrot ! » Nous allâmes ainsi jusqu’à la porte Saint-Denis, où nous trouvâmes une barricade haute de deux étages et garnie d’hommes qui ne répondirent par aucun signe d’adhésion à mes paroles et ne firent point mine de laisser franchir la barricade ; force fut donc de revenir sur mes pas. Je trouvai, à mon retour, le peuple plus animé qu’à mon passage ; cependant je n’entendis pas un seul cri séditieux, rien qui annonçât une révolution immédiate ; le seul mot grave que j’entendis fut d’Étienne Arago. Il s’avança vers moi et me dit : « Si le roi n’abdique pas, nous aurons une révolution avant huit heures du soir. » J’arrivai ainsi à la place Vendôme ; des milliers d’hommes me suivaient en criant : « Aux Tuileries ! aux Tuileries ! » Je me demandai ce que j’avais à faire. Aller aux Tuileries à la tête de cette multitude, c’était me rendre maître absolu de la situation, mais par un acte qui eût pu paraître révolutionnaire et violent. Si j’avais su ce qui se passait en ce moment à ces Tuileries, je n’aurais pas hésité ; mais je n’avais encore nulle inquiétude. L’attitude du peuple ne me paraissait pas encore décidée. Je savais que toutes les troupes se repliaient vers le château, que le gouvernement et les généraux y étaient ; je ne pouvais donc pas imaginer la panique qui, peu après, le mit aux mains de la multitude. Je tournai à droite et revins me reposer un instant chez moi ; je n’avais pas encore mangé et j’étais épuisé. Au bout de quelques instants, Malleville me fit dire du ministère de l’intérieur qu’il était urgent de venir pour signer des dépêches télégraphiques aux départements. Je m’y rendis dans ma voiture, aux acclamations du peuple ; de là, je partis pour me rendre au château. J’ignorais encore tout ce qui se passait. Arrivé sur le quai, en face du jardin, je vis un régiment de dragons qui rentrait à la caserne ; le colonel me dit : « Le roi a abdiqué ; toutes les troupes se retirent. » Je courus ; arrivé aux guichets, j’eus grand’peine à pénétrer dans la cour, toutes les troupes sortant impétueusement par toutes les issues. J’arrivai enfin dans la cour, que je trouvai déjà à peu près vide ; le duc de Nemours y était ; je lui demandai avec instance où se trouvait la duchesse d’Orléans ; il me répondit qu’il ne le savait pas, mais qu’il croyait qu’elle était en ce moment dans le pavillon du bord de l’eau. J’y courus ; on me dit que la duchesse n’y était pas. Je forçai la porte, je parcourus les appartements, qui, en effet, étaient vides. Je quittai les Tuileries, recommandant à Havin, que j’y trouvai, de ne pas aller avec la duchesse, si on la retrouvait, à la Chambre, assemblée dont on ne pouvait rien faire. Mon intention avait été, si j’avais trouvé la duchesse et son fils, de les mettre à cheval et de me jeter avec eux dans le peuple ; j’avais déjà même fait préparer les chevaux. Ne trouvant pas cette princesse, je revins au ministère de l’intérieur ; je vous rencontrai sur le chemin, vous savez ce qui se passait au ministère. On vint m’y demander en hâte pour aller à la Chambre ; à peine entré là, les chefs de l’extrême gauche m’entourèrent et m’entraînèrent presque de force dans le premier bureau ; là, ils me supplièrent de proposer à l’Assemblée la nomination d’un gouvernement provisoire dont je ferais partie ; je les envoyai promener, et rentrai dans la Chambre. Vous savez le reste.