Souvenirs (Tocqueville)/Appendices/04
IV
Je l’abordai ainsi : Laissons de côté, entre nous, les apparences. Vous ne faites pas une campagne révisionniste, vous faites une campagne électorale. Il me répondit : C’est vrai ; vous avez bien jugé. Soit, lui dis-je ; nous verrons tout à l’heure si vous avez raison. Ce que je dois vous dire tout de suite, c’est que je ne puis entrer dans une manœuvre qui n’aurait pour but que de sauver, aux élections prochaines, une portion seulement du parti modéré, laissant en dehors de l’opération plusieurs autres et notamment celle dont je fais partie. Ou donnez aux républicains modérés une raison honnête pour voter la revision, en donnant à celle-ci un caractère républicain, ou attendez-vous à ce que nous ferons de notre mieux pour démonter vos batteries. Il en convint, mais opposa les difficultés que faisaient naître les passions et les préjugés de son parti. Nous discutâmes quelque temps ce qu’il y avait à faire et nous en vînmes enfin, au fond des choses, à la politique qu’il suivait.
C’est ce que je lui dis à ce sujet dont j’ai voulu surtout garder la trace.
Je lui dis : Berryer, vous nous entraînez tous, malgré nous, dans une situation dont vous aurez la responsabilité seul, sachez-le. Si les légitimistes s’étaient joints à ceux qui voulaient lutter contre le président, la lutte était peut-être encore possible. Vous avez entraîné, un peu malgré lui, votre parti dans une voie opposée ; dès lors, toute résistance nous est impossible ; nous ne pouvons rester seuls avec les Montagnards ; nous allons donc plier, puisque vous pliez, mais quelle va en être la conséquence ? Je vois votre pensée, elle est claire : vous croyez que les circonstances rendent l’ascendant du président irrésistible et le mouvement qui porte le pays vers lui insurmontable. Ne pouvant lutter contre ce courant, vous vous y jetez au risque de le rendre ainsi plus violent encore, mais dans l’espoir qu’il vous portera, vous et vos amis et diverses autres portions du parti de l’ordre, peu sympathique au président, jusque dans l’Assemblée prochaine. Là seulement vous croyez trouver un point d’appui solide pour lui résister, et c’est en faisant aujourd’hui ses affaires que vous croyez conserver, dans la prochaine Assemblée, un noyau d’hommes en état de lui tenir tête. Lutter contre le flot qui le porte en ce moment, c’est se rendre impopulaire et inéligible, c’est livrer le parti aux socialistes et aux bonapartistes, que vous ne voulez voir triompher ni les uns ni les autres, fort bien ! Ce plan a des côtés plausibles, mais il pèche par un point principal que voici : Je vous concevrais si l’élection devait avoir lieu demain et que vous dussiez récolter immédiatement le fruit de votre manœuvre, comme lors de l’élection de décembre ; mais près d’un an vous sépare encore des élections. Vous ne parviendrez pas à les faire faire au printemps prochain, si vous y parvenez. D’ici là, croyez-vous que le mouvement bonapartiste, aidé, précipité par vous, va s’arrêter ? Ne voyez-vous pas qu’après vous avoir demandé la revision, l’opinion excitée par tous les agents du pouvoir et conduite par notre propre faiblesse, va nous demander une autre chose et puis une autre, jusqu’à ce que nous soyons amenés à favoriser ostensiblement la réélection illégale du président et à faire ses affaires purement et simplement ? Pouvez-vous aller jusque-là ? Votre parti le voudra-t-il, si vous le voulez ? Non. Vous arriverez donc à un moment où il faudra s’arrêter, tenir bon sur votre terrain, résister à l’effort combiné de la nation et du pouvoir exécutif, c’est-à-dire, d’une part devenir impopulaire, et de l’autre perdre cet appui, ou du moins cette neutralité électorale du gouvernement que vous voulez ; vous vous serez asservi, vous aurez accru immensément les forces qui vous sont contraires, voilà tout. Je vous prédis ceci : ou vous passerez complètement, et jusqu’à la fin, sous les fourches caudines du président, ou vous perdrez au moment de le recueillir tout le fruit de la manœuvre que vous faites, et vous aurez pris seulement, devant vous-même et votre pays, la responsabilité d’avoir contribué à élever ce pouvoir qui sera peut-être, malgré la médiocrité de l’homme, mais par la puissance extraordinaire des circonstances, l’héritier de la révolution et notre maître.
Berryer me parut rester interdit, et l’heure étant venue de nous séparer, nous nous quittâmes.