Souvenirs (Tocqueville)/Avant-propos

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. i-v).

AVANT-PROPOS

« C’est tousiours plaisir de veoir les choses escriptes par ceux qui ont essayé comme il les faut conduire.

» Montaigne. »

Alexis de Tocqueville, qui était entré dans la vie politique en 1839, se trouvait au moment de la révolution de Février dans la force de l’âge et dans toute la maturité de son talent. Résolu à se consacrer à la défense des intérêts de la société et du pays, il s’engagea dans la lutte et fut l’un des premiers, parmi ces hommes de grand cœur et de bonne foi, qui tentèrent alors de maintenir la république dans des voies sages et modérées, en évitant pour elle le double écueil du césarisme d’un côté et de la révolution de l’autre : périlleuse et ingrate entreprise, dont un esprit aussi clairvoyant que le sien ne pouvait se dissimuler les difficultés et dont il présageait de bonne heure l’éphémère durée.

Après la chute de son court ministère rempli de tant de soucis et de si fortes agitations, se croyant écarté pour un temps (ce devait être pour toujours) de la conduite des affaires publiques, il voulut trouver d’abord en Normandie, puis à Sorrente, dans la baie de Naples, le repos et la tranquillité, qui lui étaient nécessaires. Mais l’esprit n’est point d’ordinaire l’esclave docile de la volonté, et le sien, pour lequel l’inaction était une véritable souffrance, fut dès lors en travail cherchant un objet digne de le captiver et le trouvant bientôt dans ce grand drame de la révolution française, qui l’attirait invinciblement et qui devait être la matière de son œuvre la plus parfaite.

C’est dans le même moment et au milieu des graves préoccupations que lui donnaient d’un autre côté les nouvelles tous les jours plus sombres de la situation du pays, qu’Alexis de Tocqueville écrivit les Souvenirs, que nous publions aujourd’hui, simples notes jetées sur des feuilles volantes, au courant de la plume, à bâtons rompus, et dont il ne devait autoriser la publication qu’à la fin de sa vie sur les instances de ses amis les plus intimes. Il prit goût à envisager encore et à retracer ainsi les événements auxquels il venait d’être mêlé et dont l’image semblait d’autant plus fugitive et d’autant plus précieuse à fixer que d’autres événements arrivaient soudain précipitant la crise et changeant la face des choses. Tels ces voyageurs qui, au cours d’une aventureuse traversée, ont rencontré au milieu des récifs une île abrupte et sauvage, où ils ont abordé et vécu quelques jours et qui, au moment de s’éloigner à jamais de ses rivages et avant qu’elle disparaisse à leurs yeux dans l’immensité des flots, jettent sur elle un long et mélancolique regard. Déjà l’Assemblée n’avait plus d’indépendance, déjà s’effondrait le régime de la liberté constitutionnelle dont la France vivait depuis trente-trois ans ; déjà, suivant un mot célèbre : « l’Empire était fait. »

Nous sommes aujourd’hui bien placés pour juger l’époque dont ces Souvenirs font le récit, car elle semble encore reculée loin de nous par les révolutions, les guerres, les malheurs mêmes, que le pays a subis depuis, et ne nous apparaît plus que dans cette sorte de demi-teinte qui laisse surtout bien voir les grandes lignes, tout en permettant aux yeux plus perspicaces ou plus scrutateurs de découvrir encore les traits secondaires ; assez proches de ces temps pour en recueillir des témoignages de la bouche même des survivants, assez éloignés pour que les passions en soient apaisées et les rancunes éteintes, nous ne saurions manquer ni de lumières, ni d’impartialité. Quelle impression, par exemple, avons-nous gardée de cette image de Ledru-Rollin qui pourtant terrifiait nos pères ? Notre génération n’a-t-elle pas vu à l’œuvre Raoul Rigault et Delescluze ? Quel étonnement pourraient causer les théories de Louis Blanc ou de Considérant dans un temps où leurs idées sont devenues monnaie courante et où la plupart des hommes politiques croient devoir se barbouiller d’une teinte de socialisme quelconque, que ce soit socialisme chrétien, socialisme d’État ou socialisme révolutionnaire ? Cormenin, Marrast, Lamartine n’appartiennent-ils pas aussi bien à l’histoire que Sieyès, Pétion ou Mirabeau ; et n’apprécions-nous pas d’un esprit aussi libre les hommes et les événements de 1848 que ceux de 1830 ou ceux de 1789 ?

Ces jugements de la postérité, Alexis de Tocqueville a eu le rare mérite de les devancer, et si nous recherchons le secret de cette sorte de prescience, de cette hauteur de vue particulière dont il était doué, nous voyons que, n’appartenant à aucun parti, il restait au-dessus de tous ; que, ne dépendant d’aucun chef, il gardait les mains libres et que, n’ayant point de vulgaire ambition, il réservait ses efforts pour le noble but qu’il déclarait vouloir atteindre, le triomphe de la liberté et de la dignité humaine.

On lira sans doute avec intérêt dans ces Souvenirs le récit des journées de révolution retracé par un des témoins les plus autorisés et l’on y suivra avec attachement les péripéties de ce court ministère dirigé avec tant de droiture et de talent ; mais ce qu’on aimera surtout à y trouver, ce sont les larges aperçus d’un grand esprit sur l’ensemble de notre histoire et ses hautes considérations sur l’avenir du pays et de la société, ce sont ces jugements si fermes et si consciencieux sur ses contemporains, ces portraits enfin dessinés de main de maître, toujours ressemblants et toujours vivants. Il semble qu’en lisant cette œuvre intime, qui n’a été ni revue, ni corrigée par son auteur, nous approchions davantage des sentiments, des désirs, des aspirations, j’allais dire des rêves de ce rare esprit, de ce grand cœur poursuivant si ardemment la chimère du bien absolu, que rien ne parvenait à le satisfaire ni dans les institutions, ni dans les hommes.

Quelques années s’écoulèrent, l’empire s’effondra dans un terrible désastre. Alexis de Tocqueville n’était plus, et l’on peut dire que ce fut alors pour le pays un vide irréparable. Qui sait le rôle qu’il eût été appelé à jouer, l’influence qu’il aurait pu avoir pour démasquer les coupables intrigues et déjouer les mesquines ambitions dont, après vingt années, nous portons encore le poids ? Éclairé par la dure épreuve de 1848, aurait-il encore tenté cette expérience, qui ne peut être qu’un éternel provisoire, de gouverner la république avec l’appui des monarchistes ? Persuadé comme il l’était que « le gouvernement républicain n’est pas le mieux approprié aux besoins de la France », que ce « gouvernement sans contrepoids promet toujours plus, mais donne toujours moins de liberté que la monarchie constitutionnelle », n’est-ce pas à cette dernière qu’il serait venu demander la sauvegarde de cette liberté qui lui était si chère ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’eût « jamais subordonné au besoin de se maintenir celui de rester lui-même ».

Nous avons pensé que la génération actuelle, qui a si rarement l’occasion de rencontrer un caractère, s’arrêterait volontiers devant cette fière et grande figure. Elle aimera, nous n’en doutons pas, à vivre pendant quelques moments dans ces hautes régions où elle ira chercher de fortes leçons ; elle y trouvera l’exemple de la vie publique la plus noble et la plus fidèle à ses premières aspirations, la plus remplie de ces deux grandes choses : le culte de l’honneur et la passion de la liberté.

COMTE DE TOCQUEVILLE.