Souvenirs (Tolstoï)/06

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Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 21-24).


VI

QUELLE ESPÈCE D’HOMME ÉTAIT MON PÈRE


C’était un homme du siècle dernier, et, comme toute la jeunesse d’alors, il avait un je ne sais quoi de chevaleresque, d’entreprenant, d’assuré, d’aimable et de débauché. Il éprouvait un profond mépris pour les gens de notre siècle, et son mépris venait à la fois d’une hostilité orgueilleuse et du dépit de ce qu’il ne pouvait plus avoir à notre époque l’influence et les succès qu’il avait eus dans son temps. Ses deux grandes passions étaient les cartes et les femmes. Il gagna ou perdit au jeu, dans le cours de sa vie, plusieurs millions, et il aima un nombre incalculable de femmes, dans toutes les classes de la société.

Il était grand et de belle prestance, marchait très singulièrement, à tout petits pas, et avait un tic dans une des épaules. De petits yeux toujours souriants, un grand nez d’aigle, une bouche irrégulière, un peu grimaçante et néanmoins agréable, un défaut de prononciation (il sifflait en parlant) et une tête toute chauve : tel était mon père à l’époque où remontent mes plus anciens souvenirs. Avec cet extérieur, non seulement il sut passer pour un homme à bonnes fortunes et l’être en effet, mais il sut plaire à tout le monde sans exception, grands et petits, en particulier à ceux à qui il voulait plaire.

Il s’arrangeait, dans toutes ses relations, pour n’être jamais sur un pied d’infériorité. Sans avoir jamais été du grand monde, il fréquentait continuellement des gens qui en faisaient partie, et il s’en faisait respecter. Il connaissait le degré précis d’orgueil et de présomption qui relève un homme dans l’opinion du monde sans blesser autrui. Il était original, mais à ses heures ; il se servait de l’originalité pour suppléer dans certains cas aux belles manières et à la richesse. Rien au monde ne l’étonnait : dans quelque haute situation qu’il se fût trouvé, il aurait eu l’air d’être né pour elle. Il s’entendait si parfaitement à dérober aux autres et à éloigner de lui-même le côté ennuyeux de la vie, celui des petites contrariétés et des tracas, qu’il était impossible de ne pas l’envier. Il était connaisseur en tout ce qui procure à l’homme commodité et agrément, et il savait en profiter. Il avait un dada : les brillantes relations qu’il devait en partie à la famille de ma mère et en partie à ses amitiés de jeunesse ; il en voulait en son âme à ses anciens camarades d’être arrivés à de hautes situations, tandis qu’il était toujours lieutenant de la garde en retraite.

Comme tous les anciens militaires, il ne savait pas s’habiller à la mode. En revanche, il était mis d’une façon à lui et avec goût. Il portait toujours un habit très ample et très léger, du linge magnifique, un grand col et de grandes manchettes retroussées. Du reste, avec sa grande taille, son air de vigueur, sa tête chauve et ses mouvements tranquilles et aisés, tout lui allait. Il était sensible et avait même la larme facile. Souvent, lorsqu’il lisait haut, sa voix se mettait à trembler en approchant de l’endroit pathétique, ses yeux se mouillaient et il fermait le livre avec dépit. Il aimait la musique et chantait, en s’accompagnant au piano, des romances de son ami A***, des airs tziganes et des motifs d’opéra ; mais il n’aimait pas la musique savante et disait franchement, sans se soucier de l’opinion publique, que les sonates de Beethoven l’endormaient et qu’il ne connaissait rien, en musique, qui fût au-dessus de Ne m’éveillez pas, chanté par Séménof, ou de Pas seule, chanté par la Tzigane Tanioucha.

Il était de ces gens auxquels, pour faire une bonne action, il est absolument indispensable d’avoir un public. Il n’existait d’ailleurs d’autre bien à ses yeux que ce que le public trouvait bien. Avait-il en morale des principes quelconques ? Dieu seul le sait ; mais sa vie avait été si remplie d’entraînements en tous genres qu’il ne devait pas avoir eu le temps d’avoir des principes ; d’ailleurs il était trop heureux pour en voir la nécessité.

En avançant en âge, il se forma des opinions arrêtées et des règles fixes, mais uniquement à un point de vue pratique : tout ce qui lui procurait plaisir et bonheur était bien, et c’était ainsi qu’il fallait toujours faire à l’avenir. Il contait d’une manière charmante, et je crois que ce talent contribuait à rendre ses principes élastiques : suivant le tour qu’il donnait à son récit, la même action devenait une aimable plaisanterie ou la dernière des vilenies.