Souvenirs (Tolstoï)/08

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Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 28-31).

VIII

GRICHA


Nous n’étions pas très rassurés dans le noir réduit. Nous nous pressions les uns contre les autres sans rien dire. Gricha nous suivit de très près. Il marchait sans bruit, tenant d’une main son bâton, de l’autre une chandelle dans un chandelier de cuivre. Nous retenions notre souffle.

« Seigneur Jésus-Christ ! Sainte Vierge ! Au Père, au Fils et au Saint-Esprit… »

Il s’interrompit pour respirer et recommença, avec les intonations variées et les abréviations usitées seulement par les personnes qui répètent souvent ces mots.

Tout en priant, il posa son bâton dans un coin, examina son lit et commença à se déshabiller. Il défit sa vieille ceinture noire, ôta lentement sa souquenille de nankin, la plia soigneusement et la posa sur le dos d’une chaise. Son visage avait perdu l’expression inquiète et idiote qui lui était habituelle. Au contraire, il était calme, pensif et même majestueux. Ses mouvements étaient lents et réfléchis.

Quand il fut déshabillé, il s’assit doucement sur son lit, qu’il couvrit de signes de croix, et arrangea ses chaînes sous sa chemise, non sans effort ; on vit l’effort à la contraction de ses traits. Il contempla un instant d’un air soucieux les trous de sa chemise, se leva en recommençant à prier, prit la chandelle, qu’il éleva à la hauteur de l’armoire aux images, se signa et renversa son flambeau la tête en bas. La chandelle crépita et s’éteignit.

La lune, alors presque pleine, donnait dans la fenêtre de la chambre. Ses rayons pâles et argentés éclairaient d’un côté la longue figure blanche de l’innocent, dont l’autre côté paraissait tout noir et dont l’ombre, mêlée aux ombres du châssis de la fenêtre, tombait sur le plancher, grimpait le long de la muraille et jusque sur le plafond. Dans la cour, le veilleur frappa sur sa planche de cuivre.

Gricha se taisait. Debout devant les images, ses mains énormes jointes sur sa poitrine, sa tête inclinée en avant, il respirait péniblement. Il se mit ensuite à genoux avec difficulté et pria.

Il récita d’abord tout bas des prières connues, en appuyant seulement sur certains mots, puis il recommença les mêmes prières, plus haut et en s’animant, enfin il se mit à improviser. Il essayait de s’exprimer en slavon, et on sentait que cela lui donnait de la peine. C’était incohérent, mais touchant. Il pria pour tous ses bienfaiteurs (il appelait ainsi les gens qui le recevaient chez eux), entre autres pour maman et pour nous ; il pria pour lui-même et demanda à Dieu de lui pardonner ses grands péchés ; il se mit à répéter : « Mon Dieu, pardonne à mes ennemis ! », se releva en gémissant, se jeta tout de son long à terre en répétant toujours les mêmes paroles et se releva de nouveau, malgré le poids des chaînes, qui faisaient un bruit sec et métallique en frappant le plancher.

Volodia me pinça la jambe et me fit très mal, mais je ne tournai même pas la tête. Je me contentai de me frotter la jambe et je continuai à regarder et à écouter Gricha avec un mélange d’étonnement enfantin, de pitié et de vénération.

Au lieu de m’amuser et de rire, comme j’y avais compté en entrant dans la décharge, je me sentais frissonner d’effroi.

Gricha demeura encore longtemps dans une sorte d’extase, continuant à improviser des prières. Tantôt il répétait plusieurs fois : Seigneur, aie pitié de nous, mais chaque fois avec plus de force et avec une intonation différente ; tantôt il disait : Pardonne-moi, Seigneur, enseigne-moi ce qu’il faut faire… enseigne-moi ce qu’il faut faire, Seigneur ! et l’on aurait dit, à son accent, qu’il s’attendait à recevoir sur-le-champ une réponse ; tantôt on n’entendait que des sanglots plaintifs… Il se releva sur les genoux, joignit ses mains sur sa poitrine et se tut.

J’avançai tout doucement la tête par la porte, en retenant ma respiration. Gricha ne bougea pas. De profonds soupirs s’échappaient de sa poitrine. Son œil borgne, dont la lune éclairait la prunelle trouble, était plein de larmes.

« Oui, que ta volonté soit faite ! » cria-t-il tout d’un coup avec une expression impossible à rendre, et, se laissant tomber le front contre terre, il sanglota comme un enfant.

Il s’est passé bien des choses depuis ; bien des souvenirs ont perdu pour moi leur importance et sont devenus des visions confuses ; Gricha le voyageur a terminé depuis longtemps son dernier voyage ; mais jamais l’impression qu’il a produite sur moi ne s’effacera, jamais je n’oublierai les sentiments qu’il a éveillés dans mon âme.

Ô Gricha ! ô grand chrétien ! ta foi était si ardente, que tu sentais le voisinage de Dieu ; ton amour était si grand, que les paroles coulaient d’elles-mêmes de tes lèvres — tu ne demandais pas à la raison de les contrôler…… Et avec quelle magnificence tu louais la grandeur du Tout-Puissant lorsque, ne trouvant pas de mots, tu te jetais à terre en pleurant !…

L’attendrissement avec lequel j’écoutais Gricha ne pouvait pas se prolonger longtemps, d’abord parce que ma curiosité était rassasiée, ensuite parce que j’avais les jambes tout engourdies à force d’être resté assis à la même place, et, enfin, parce que j’entendais remuer et chuchoter derrière moi et que j’avais envie de faire comme les autres. Quelqu’un me prit par la main et me dit dans l’oreille : « À qui cette main ? » Il faisait tout à fait noir dans la décharge, mais, au toucher et au son de la voix, je reconnus Catherine.

Instinctivement, je saisis son petit bras, nu jusqu’au-dessus du coude, et je le baisai. Catherine, étonnée sans doute de mon procédé, retira son bras, en quoi faisant elle heurta une chaise cassée qui se trouvait là. Gricha leva la tête, regarda autour de lui et envoya des signes de croix à tous les coins de la chambre en récitant une prière. Nous nous enfuîmes bruyamment et en chuchotant.