Souvenirs (Tolstoï)/43

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Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 167-168).

XLIII

MOI


Il ne me reste plus que quelques mois avant d’entrer à l’Université. Je travaille bien. Non seulement je ne tremble plus en attendant mes maîtres, mais je m’intéresse à la classe.

J’ai du plaisir à réciter couramment ma leçon. Je me prépare à entrer en sciences et j’avoue que j’ai choisi les mathématiques uniquement parce que les mots : sinus, tangente, différentielle, intégrale, etc., me plaisaient extraordinairement.

Je suis beaucoup moins grand que Volodia, large et trapu. Je suis resté laid et je continue à m’en désoler. Je tâche d’avoir l’air original. Une seule chose me console : papa a dit un jour que j’avais une laideur intelligente, et j’en suis tout à fait convaincu.

Saint-Jérôme est content de moi ; il fait mon éloge et non seulement je ne le hais plus, mais, quand il dit qu’avec mes moyens, avec mon intelligence il serait honteux de ne pas faire ceci ou cela, il me semble presque que je l’aime.

J’ai cessé depuis longtemps de guetter ce qui se passe dans la chambre des servantes. J’ai honte de me cacher derrière les portes et, de plus, j’avoue que la conviction que Macha aime Vassili m’a un peu refroidi. Le mariage de Vassili achève de me guérir de cette malheureuse passion ; j’en ai moi-même sollicité l’autorisation de papa, sur la prière de Vassili.

Quand les mariés, portant des bonbons sur un plateau, viennent remercier papa et que Macha, coiffée d’un petit bonnet à rubans bleu de ciel, nous remercie aussi tous de je ne sais quoi et nous baise sur l’épaule, je sens la pommade à la rose de ses cheveux, mais je n’éprouve pas la moindre émotion.

En somme, je commence à me corriger de mes défauts d’adolescent, sauf pourtant du principal, qui me fera encore beaucoup de mal dans ma vie : la rage de raisonner.