Souvenirs (Tolstoï)/70

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Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 267-270).


LXX

LE « COMME IL FAUT »


J’ai déjà fait allusion plusieurs fois, au cours de mon récit, à l’idée représentée par le titre de ce chapitre, et je sens maintenant qu’il est indispensable de lui consacrer un chapitre spécial. En effet, de toutes les idées développées en moi par l’éducation et la société, celle-là fut une des plus fausses et des plus pernicieuses.

L’espèce humaine peut subir bien des classifications différentes. On peut la diviser en riches et en pauvres, en bons et en méchants, en militaires et en civils, en intelligents et en bêtes, etc., etc. Mais, dans tous les cas, chacun de nous a sa subdivision favorite, dans laquelle il inscrit machinalement chaque nouveau visage. À l’époque dont je parle, je partageais tout le monde en gens « comme il faut » et « comme il ne faut pas ». Ces derniers se subdivisaient eux-mêmes en gens proprement « pas comme il faut » et en bas peuple. J’avais de la considération pour les gens « comme il faut » et je les jugeais dignes d’être avec moi sur un pied d’égalité. J’affectais de mépriser ceux de la seconde catégorie ; au fond, je les haïssais ; je me sentais personnellement offensé par eux. Ceux de la troisième catégorie n’existaient pas pour moi ; je les méprisais absolument. Mon « comme il faut » consistait avant tout à bien parler français, avec un bon accent. Dès que j’entendais quelqu’un parler français avec un mauvais accent, je le prenais à l’instant en haine. « Pourquoi veux-tu parler comme nous, puisque tu ne sais pas ? » lui demandais-je en pensée avec une raillerie amère. La seconde condition du « comme il faut » était d’avoir les ongles longs, propres et soignés ; la troisième, de savoir saluer, danser et causer ; la quatrième, très importante, d’être indifférent à tout et de donner continuellement les marques d’un ennui dédaigneux et de bon ton. Il y avait de plus certains caractères généraux d’après lesquels je classais un homme sans lui avoir jamais parlé. Le plus important, après l’ameublement, les gants, l’écriture et l’équipage, c’était les pieds. La manière dont le pantalon se comportait vis-à-vis des bottes classait un homme à mes yeux. Des bottes sans talons, à bouts carrés, et des bas de pantalons étroits, sans sous-pieds, indiquaient le peuple. Des bottes à bouts arrondis et à talons, avec des bas de pantalons étroits et des sous-pieds, dénotaient un homme « mauvais genre » ; de même un bas de pantalon large pendant sur le pied comme un baldaquin ; etc.

Il est bizarre que cette idée se soit emparée justement de moi, qui avais si peu de dispositions pour le « comme il faut ». C’est peut-être précisément à cause de la peine inouïe que j’avais à devenir « comme il faut » que j’y attachais tant de prix. Quand je pense combien j’y ai perdu de temps, à cet âge précieux de seize ans, le meilleur de la vie, cela me semble étrange. Tous ceux que je cherchais à imiter, Volodia, Doubkof, la plupart de mes connaissances, il semblait que ce fût pour eux la chose du monde la plus facile. Je les considérais avec envie et je m’exerçais en cachette à parler français, à saluer sans regarder la personne qu’on salue, à causer, à danser, à être indifférent à tout et à m’ennuyer, à m’arranger les ongles, autour desquels je taillais ma peau avec mes ciseaux : j’avais beau faire, je sentais combien il m’en coûterait encore avant d’atteindre le but. Je n’ai jamais su arranger ma chambre, mon bureau, mon équipage, d’une façon « comme il faut », et pourtant je me suis donné beaucoup de peine, malgré mon horreur pour les choses pratiques. Chez les autres, tout était bien, sans qu’ils se donnassent de peine, et comme naturellement.

Je me rappelle qu’un jour, après m’être donné inutilement une peine énorme pour mes ongles, je demandai à Doubkof, qui les avait remarquablement beaux, s’ils étaient comme cela depuis longtemps et ce qu’il leur faisait. Doubkof me répondit : « Du plus loin que je me souvienne, je ne leur ai jamais rien fait, et je ne conçois pas que les ongles puissent être autrement chez un homme comme il faut. » Cette réponse me blessa au vif. J’ignorais encore qu’une des principales conditions du « comme il faut » est de cacher la peine qu’il vous donne.

Le « comme il faut » n’était pas seulement pour moi un mérite de premier ordre, une qualité remarquable, une perfection à laquelle j’ambitionnais d’atteindre ; il était aussi la condition indispensable de la vie, sans laquelle il ne pouvait y avoir sur la terre ni bonheur, ni gloire, ni rien de bon. Je n’aurais pas eu de considération pour l’artiste célèbre, le savant ou l’homme bienfaisant qui n’auraient pas été « comme il faut ». Je ne faisais pas de comparaison entre eux et l’homme « comme il faut » : je mettais celui-ci bien au-dessus ; il les laissait peindre, composer, écrire, faire du bien, il leur donnait même des éloges — pourquoi ne pas louer ce qui est bien n’importe où on le rencontre ? — mais il était à un autre niveau ; il était « comme il faut », eux ne l’étaient pas — et c’est tout dire. Je crois vraiment que si j’avais eu un frère ou des parents « pas comme il faut », j’aurais dit que c’était un malheur, mais qu’il ne pouvait rien y avoir de commun entre eux et moi.

Le plus grand mal que me fit cette idée ne fut ni la perte d’un temps précieux, absorbé, à l’exclusion des choses sérieuses, par le souci incessant de ne manquer à aucune des règles, si difficiles pour moi, du « comme il faut », ni la haine et le mépris que j’éprouvais pour les neuf dixièmes du genre humain, ni le défaut d’attention pour toutes les belles choses accomplies en dehors du cercle étroit du « comme il faut ». Le grand mal fut la conviction que d’être « comme il faut » constituait une situation dans le monde ; qu’un homme n’a pas besoin de se donner la peine d’être fonctionnaire, ou carrossier, ou soldat, ou savant, du moment qu’il est « comme il faut » ; qu’étant « comme il faut », il a par cela même rempli sa mission sur la terre et est même supérieur à la grande majorité des hommes.

Il arrive d’ordinaire un âge où le jeune homme, après beaucoup d’erreurs et d’entraînements, sent la nécessité de prendre une part active à la vie sociale, choisit une branche quelconque du travail et s’y consacre. Avec l’homme « comme il faut », cela arrive rarement. Je connais beaucoup, beaucoup d’hommes âgés, orgueilleux, pleins de confiance en eux-mêmes, tranchants dans leurs jugements, qui, à cette question, si on la leur pose dans l’autre monde : « Qui es-tu ? qu’as-tu fait là-bas ? » ne pourront répondre que ceci : « Je fus un homme très comme il faut. »

Ce sort m’attendait.