Souvenirs (Tolstoï)/72

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Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 277-280).


LXXII

NOS VOISINS DE CAMPAGNE


J’avais été extrêmement étonné, le jour de notre arrivée, d’entendre papa dire de nos voisins les Épiphane que c’étaient d’excellentes gens. J’avais été encore plus étonné de le voir aller chez eux. Nous étions depuis bien des années en procès avec les Épiphane au sujet d’une terre. Étant petit, j’avais entendu nombre de fois papa se fâcher à propos de ce procès, invectiver les Épiphane et mander différentes gens qui, dans mes idées d’enfant, devaient le défendre contre eux. J’avais entendu notre intendant Iacov dire que les Épiphane étaient nos ennemis et des gens noirs[1], et je me rappelais que maman avait demandé qu’on ne prononçât même pas leur nom devant elle.

D’après ces données, je m’étais formé dans mon enfance une idée très nette et très arrêtée des Épiphane. Ils étaient pour moi les ennemis, prêts à égorger ou à étrangler non seulement papa, mais son petit garçon s’il leur tombait entre les pattes. De plus, je prenais à la lettre l’expression de gens noirs, de sorte que l’année de la mort de maman, quand je vis Eudoxie Vassilevna, dite la belle Flamande, auprès de son lit, j’eus de la peine à croire qu’elle était d’une famille de gens noirs. Il me fallut bien admettre que non ; mais je n’en continuai pas moins à n’avoir aucune considération pour les Épiphane.

Nous les vîmes plusieurs fois cet été. Je conservai cependant de très grandes préventions contre toute cette famille. Voici ce qu’étaient au juste les Épiphane.

La famille se composait de la mère, une petite veuve d’une cinquantaine d’années, encore fraîche et très gaie ; de sa fille, la belle Eudoxie Vassilevna, et d’un fils, Pierre Vassilevitch, ancien lieutenant, célibataire, un peu bègue, très grave.

La mère, Anna Dmitrievna Épiphane, avait vécu vingt ans séparée de son mari, tantôt à Pétersbourg, où elle avait des parents, le plus souvent à sa campagne de Milicha, à trois verstes de la nôtre. On racontait d’elle, dans le pays, des choses si effroyables, que Messaline n’était, en comparaison, qu’une vierge innocente. C’était pour cela que maman avait demandé qu’on ne prononçât pas le nom des Épiphane dans sa maison. Sérieusement parlant, il était impossible de croire la dixième partie de ces cancans, méchants cancans de voisins de campagne. À l’époque où je fis la connaissance d’Anna Dmitrievna, il y avait bien chez elle un certain Mitioucha, serf et teneur de livres, toujours pommadé et frisé et vêtu d’une veste circassienne. Cet individu se tenait, pendant le dîner, derrière la chaise de sa maîtresse, et celle-ci invitait ses hôtes, en français, à admirer les beaux yeux et la jolie bouche de Mitioucha. Il n’y avait néanmoins rien de vrai dans les bruits qui continuaient à courir.

Anna Dmitrievna avait complètement réformé sa vie depuis dix ans, époque où elle avait fait quitter le service à son fils Pierre pour l’avoir auprès d’elle. Sa propriété n’était pas grande : il pouvait y avoir cent âmes en tout et les dépenses allaient vite au temps où l’on menait joyeuse vie. Donc, il y avait dix ans, la propriété, grevée d’hypothèques sur hypothèques, allait être saisie et vendue. Dans cette extrémité, Anna Dmitrievna écrivit à son fils, au régiment, de venir sauver sa mère. Pierre faisait si bien son chemin à l’armée qu’il espérait assurer son indépendance dans un avenir prochain. En fils obéissant, il lâcha tout, donna sa démission et vint retrouver sa mère à la campagne.

Pierre était un homme pratique et à principes arrêtés. Il mit bas chevaux et voitures, supprima les réceptions, fit valoir lui-même et, à force d’expédients, sauva la propriété et rétablit les affaires. Au salon, il était petit garçon devant sa mère, lui prodiguait les petits soins et criait après les domestiques quand ils n’obéissaient pas à Anna Dmitrievna. Rentré dans son cabinet, il faisait une scène si l’on avait servi un canard sans sa permission.

La mère et la fille ne se ressemblaient pas du tout. La mère était une des femmes les plus agréables en société qu’on pût voir, aimable, toujours de bonne humeur. Tout ce qui était joli et divertissant la charmait. Elle avait même au plus haut degré une faculté qu’on ne rencontre chez les personnes âgées que lorsqu’elles sont foncièrement bonnes : la faculté de prendre plaisir à regarder la jeunesse s’amuser. Sa fille, au contraire, était sérieuse, ou plutôt indifférente et absorbée. Il n’y avait pas trace, chez elle, de l’arrogance qu’on rencontre d’ordinaire chez les beautés restées filles. Quand elle voulait être gaie, sa gaieté sonnait faux, soit qu’elle se moquât d’elle-même, de la personne à qui elle parlait, ou du monde entier ; ceci sans le vouloir. Il m’arrivait souvent de rester tout surpris et de me demander ce qu’elle voulait dire par des phrases comme celles-ci : « Oui, c’est effrayant comme je suis belle ; tout le monde est amoureux de moi. »

La mère était très active et toujours occupée. La fille ne faisait presque jamais rien. Non seulement elle n’aimait ni les petits ouvrages ni le jardinage, mais elle s’occupait trop peu de sa personne : quand il arrivait des visites, elle était toujours obligée de se sauver pour s’habiller. Lorsqu’elle rentrait en toilette au salon, elle était remarquablement belle, malgré le manque d’expression de ses yeux et de son sourire : elle partageait cette absence d’expression avec tous les très beaux visages. Sa figure régulière et froide et toute sa belle personne avaient toujours l’air de vous dire : « Vous pouvez me regarder ; c’est permis. »

Malgré la vivacité de la mère et l’air indifférent de la fille, quelque chose vous disait que la première n’avait jamais aimé et n’aimerait jamais que le plaisir et le luxe, tandis que la seconde avait une de ces natures qui, lorsqu’une fois elles aiment, sacrifient leur vie entière à celui qu’elles aiment.



  1. En Russie, on donne le nom de gens noirs aux personnes appartenant au bas peuple. (Note du trad.)