Souvenirs (Victor de Broglie)/Avis de l’éditeur

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AVIS DE L’ÉDITEUR

Ces notes biographiques, auxquelles mon père ne consacrait que peu d’instants d’une journée employée à d’autres travaux, ont été commencées par lui dans un âge trop avancé pour qu’il ait eu le temps et même qu’il ait pu concevoir l’espérance de les achever. La mort l’a interrompu quand il allait raconter comment la révolution de 1830, en le faisant sortir des rangs de l’opposition constitutionnelle, le rapprocha, du pouvoir. Son action sur la politique générale étant devenue dès lors plus grande et plus directe, il est regrettable que ses confidences nous manquent au moment même où il eût été le plus précieux pour nous de les recueillir. C’est pourtant parce que le récit s’arrête à cette date, qui nous paraît aujourd’hui très éloignée, qu’il m’a semblé possible de le livrer dès à présent à la publicité. S’il avait fallu toucher de plus près aux événements contemporains, j’aurais craint de réveiller des passions encore vivantes ou de blesser par des révélations indiscrètes des sentiments respectables. Après un demi-siècle écoulé, la postérité commence, et aucun ménagement ne commande plus de laisser dans l’ombre ce qui peut éclairer le jugement de l’histoire.

Cette impartialité du jugement historique, mon père, on le verra, en a donné l’exemple en se l’appliquant à lui-même. C’est lui qui se montre, en effet, très empressé à reconnaître d’abord l’entraînement de jeunesse qui lui avait fait adopter, à l’entrée de sa carrière politique, des théories d’un libéralisme irréfléchi dont il a bientôt reconnu l’excès. Puis, une fois rallié aux doctrines monarchiques et constitutionnelles qui ont été la foi politique du reste de sa vie, il qualifie sans ménagement les fautes de conduite que lui ont fait commettre l’inexpérience et l’ardeur des luttes parlementaires. Il est souvent plus sévère pour lui-même que pour autrui, et pour ses amis que pour ses adversaires. Je m’attends que la liberté d’appréciation dont il invite ainsi ses lecteurs à faire usage, plusieurs en profiteront dans des sens divers. Quelques-uns regretteront qu’il ne soit pas resté plus fidèle aux illusions de son premier âge d’autres penseront que les faits douloureux dont nous sommes témoins depuis qu’il a cessé de vivre auraient modifié ses opinions dans une plus large mesure encore, en contristant bien des espérances généreuses qui lui sont restées toujours chères. Ce sont des points que je n’ai pas eu à examiner. Un devoir plus simple m’était imposé. S’il m’est arrivé, en effet, plus d’une fois, du vivant de mon père, dans l’intimité où nous vivions, de discuter avec lui et de le contredire, il est clair que je ne pouvais me permettre de rien retrancher du dépôt précieux qu’il nous avait laissé, et surtout que je ne pouvais avoir la présomption de rien rectifier. Avant tout, il fallait conserver à ces souvenirs le caractère de sincérité parfaite qui en est le trait le plus touchant. La moindre altération du texte aurait enlevé quelque chose de son autorité à cette voix qui sort de la tombe ; et je tenais, je l’avoue, à la laisser tout entière pour ajouter plus de poids à la profession de vérités bien plus hautes à mes yeux que tous les principes qui divisent les politiques je veux dire ces fortes croyances philosophiques et religieuses, dont on retrouvera ici l’expression à toutes les pages, dont la possession était, pour mon père, le fruit des laborieuses recherches de toute sa vie, et qui ont été la consolation de ceux qui avaient la douleur de lui survivre.

DUC DE BROGLIE (ALBERT).