Souvenirs académiques - Un article anonyme de la Revue des Deux Mondes

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Souvenirs académiques - Un article anonyme de la Revue des Deux Mondes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 277-295).
SOUVENIRS ACADÉMIQUES

UN ARTICLE ANONYME
DE LA REVUE DES DEUX MONDES

Le numéro de la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1840 fut très remarqué et très commenté à l’Académie des sciences. Un écrivain spirituel, bien informé, modéré dans son langage, et, en apparence au moins, impartial dans ses jugemens, dénonçait, dans une lettre sans signature sur l’Etat des sciences en France, les abus qui menaçaient l’avenir de l’Académie, signalait les influences qui la dirigeaient et les coteries qui la troublaient.

Il ne saurait y avoir un grand inconvénient, — disait l’auteur anonyme, — à répéter tout haut ce que déjà tant de personnes disent tout bas ; et, d’ailleurs, il est bon que les faits dont j’ai à vous entretenir soient constatés par un contemporain, afin que, si quelque érudit des temps futurs parvient d’ici à cent ans à découvrir dans un coin cet écrit, et s’il a le courage de le lire, il puisse y trouver l’explication des événemens qui se passent de nos jours à l’Académie des sciences, et qui ne seront consignés ni dans les éloges, ni dans les relations officielles.

C’est une véritable dénonciation, adressée à la postérité, et confiée à la discrétion des lecteurs de la Revue. L’auteur, évidemment, était un ennemi d’Arago ; le nombre en était grand, et plusieurs mois s’écoulèrent avant qu’on associât un nom aux reproches de ceux qui déclaraient l’article calomnieux et perfide. Quand le nom fut connu, — c’était Guillaume Libri, — l’indignation redoubla. Ce réfugié italien avait été accueilli comme un frère par ceux qu’il jugeait, en cachant son nom, avec une sévère et malveillante franchise. Arago, à ses débuts dans la science, avait fait pour lui « ce qu’un père ferait pour son fils » ; je copie ces mots dans une lettre, adressée à Arago, en 1827. Je lis dans une autre, datée de 1835, dont l’original est sous mes yeux :


Je viens parler au meilleur de mes amis, à celui en qui j’ai toujours trouvé appui et assistance, — et après lui avoir demandé un service qu’Arago s’empressa de lui rendre, il ajoutait : — La certitude de pouvoir faire le bonheur de deux personnes (sa mère et lui) qui ont pour vous les sentiments d’une profonde admiration et une affection bien vive, doit être, ce me semble, un puissant motif pour un cœur comme le vôtre, de m’accorder un appui auquel je dois tout ce que je suis, et tout ce que j’ai.


Libri, proscrit, sans asile, avait été logé, nourri, caché même, je ne sais pourquoi, à l’Observatoire, où il puisait dans la bourse des parens d’Arago, dont il était encore et est toujours resté le débiteur. A l’Académie des sciences, où, grâce au chaleureux appui du secrétaire perpétuel, on l’avait élu bien légèrement, on en pensait, on en disait surtout, beaucoup de mal. Pourtant, d’illustres amis lui restaient. Guizot lui témoignait une haute estime, Mérimée vantait la solidité de son érudition et la finesse de son esprit, Poisson l’admettait dans son intimité. Candidat à une chaire du Collège de France, Libri, tout récemment, sur le rapport de Biot, avec l’appui chaleureux de Michelet, avait été préféré à l’un des géomètres les plus marquans alors, Joseph Liouville. Des savans très compétens ayant affirmé à cette occasion la nullité de ses travaux mathématiques, on les taxait d’exagération. Comment concilier, en effet, un jugement aussi sévère avec la présentation de la section de géométrie de l’Académie des sciences, qui, sept ans auparavant, classant par ordre de mérite les candidats à la place laissée vacante par la mort de Legendre, avait accordé à Libri le premier rang, lorsque les concurrens se nommaient Sturm, Duhamel et Liouville ? comment expliquer l’intervention motivée de Poisson ? le rapport louangeur de Lacroix, les démarches d’Arago pour décider ceux des concurrens qu’il redoutait le plus à se désister en faveur de Libri, l’opinion de Cauchy enfin qui, parlant au nom de Legendre, de Fourier et d’Ampère, avait, en 1824 et en 1827, appelé l’attention de l’Académie des sciences sur les découvertes intéressantes et les méthodes ingénieuses du jeune Libri, débutant dans la science ?

Toute passion a disparu, et avec elle toute exagération. Les travaux mathématiques de Libri ne se lisent plus, ils n’occupent aucune place dans l’histoire des progrès de la science, mais ils ne sont pas introuvables et leur lecture explique tout. Les premiers travaux, ceux que Cauchy, Fourier, Ampère et Legendre, un peu indulgens peut-être, ont loués et approuvés, justifiaient leurs espérances. Libri, très jeune alors, pouvait devenir un géomètre. Il a cessé d’étudier, non de produire. Pour ne pas se laisser oublier, comme on en donne souvent le conseil, il écrivit des mémoires insignifians d’abord, puis mauvais, et enfin ridicules. Un juge perspicace aurait pu deviner qu’il manquait de conscience. On pouvait, de très bonne foi, affirmer et démontrer son ignorance ; on pouvait, de très bonne foi aussi, le regarder comme un géomètre ingénieux, ayant fait ses preuves, et calomnié par l’esprit de parti. Ses recherches sur l’histoire de la science et la distinction de son esprit justifiaient d’ailleurs la situation qu’il avait prise dans la haute société parisienne.

Il n’est pas sans intérêt de relire, après cinquante-six ans écoulés, les jugemens de cet homme très intelligent, qui sait haïr sans colère, et qui préfère la vérité à l’erreur, quand elle ne nuit pas à sa thèse. On peut y apprendre ce que valent les témoignages contemporains quand ils ne sont pas contrôlés, et ce qu’il faut penser d’un argument accepté par les érudits qui, dans les ténèbres du passé, croient triompher de toutes les objections et de tous les doutes, par ces seules paroles :

Il y a un texte authentique !

Un texte authentique peut induire en erreur, parce que telle a été l’intention de l’auteur ; quelquefois aussi, parce qu’il exprime mal sa pensée. Quoique Libri connaisse bien notre langue, il s’expose quelquefois par une expression mal choisie, ou qui dépasse sa pensée, à la faire imparfaitement comprendre. C’est ce qu’il a fait tout d’abord en parlant des événemens qui se passent à l’Académie ; l’expression est beaucoup trop forte, il ne se passait rien qu’on pût nommer ainsi. Si dans cinq cents ans, un historien curieux des origines de l’Institut lisait les lignes suivantes :

Malgré leur unité primitive, les liens qui attachaient les différentes Académies de l’Institut s’étant relâchés par diverses circonstances, elles ont cessé, peu à peu, de se réunir et de vivre en commun,

il pourrait en conclure, à tort, chez nos confrères du commencement du siècle, des habitudes d’intimité dont l’expression de vivre en commun serait la preuve. Libri égare le lecteur quand il dit plus loin :

Sous la République et sous l’Empire, les différentes classes de l’Institut formaient un tout indivisible.


Si les Académies formaient un tout, ce tout était, comme aujourd’hui, non seulement divisible, mais divisé. Jamais un géomètre n’a voté dans l’élection d’un peintre, jamais un peintre dans celle d’un poète. Libri, d’autre part, est mal informé quand il écrit : A la Restauration, quelques membres de la classe de langue et de littérature française, se rappelant qu’ils étaient les héritiers légitimes de Messieurs les Quarante, réclamèrent les entrées au château dont jouissaient leurs prédécesseurs, et voulurent se séparer de leurs confrères trop bourgeois.


La chapelle des Tuileries, où l’on pouvait entendre la messe et saluer la famille royale, était ouverte tous les dimanches aux membres de l’Institut, sans distinction de classe, et l’accusation d’y oublier un livre marqué à son nom était une plaisanterie courante des journaux satiriques adressée aux académiciens de toutes les classes qu’ils voulaient signaler comme courtisans et flétrir comme hypocrites.

Une connaissance imparfaite de la langue française ne suffirait pas pour expliquer les lignes suivantes :


L’attitude de l’Académie française, les tentatives criminelles d’un gouvernement qui, redoutant partout le principe d’élection, voulait diriger les choix de l’Institut et refusait même quelquefois de sanctionner les élections qui lui déplaisaient, obligèrent l’Académie des sciences, un peu délaissée par ses sœurs, à chercher une défense dans ses propres forces, dans la conscience de son utilité, dans la faveur dont elle jouissait auprès du public, et dans tous les moyens que lui offrait alors le mouvement libéral qui s’opérait parmi nous. Le plus puissant de ces moyens, ce fut la publicité.


L’Académie des sciences, obligée de se défendre par la publicité contre les tentatives criminelles du gouvernement, est une appréciation injuste et fausse.

Le gouvernement, égaré en 1816 par une fureur anti-révolutionnaire et anti-bonapartiste, avait écarté de l’Institut deux de ses membres les plus illustres, Monge et Carnot ; à la même époque, sous l’influence des mêmes passions, il refusa de ratifier l’élection de Fourier, élevé à la dignité de comte pendant les Cent Jours. Dès l’année suivante, l’élection unanime de Fourier faite de nouveau par l’Académie était acceptée sans difficulté. En dehors de ces décisions maladroites des premiers jours, on ne rencontre dans nos archives, de 1816 à 1830, aucune tentative contre nos libertés et nos droits. La recommandation d’un ministre du Roy n’était pas rare dans les élections ; on a même cité des menaces, quelques-unes suivies d’effet ; mais de telles interventions excitaient l’indignation et diminuaient les chances du candidat trop indiscrètement protégé.

On peut rappeler l’exemple de Binet. Très favorisé par l’évêque d’Hermopolis, et vivement recommandé par le ministre de l’Intérieur, il a échoué sous la Restauration, et à plusieurs reprises, dans chacune des sections de géométrie et de mécanique, pour être élu enfin en 1843, en dehors de toute influence politique ou cléricale, trente ans après sa première candidature contre Poinsot, Ampère et Cauchy.

La publicité des séances était très restreinte sous la Restauration, comme elle l’avait été sous l’empire et sous l’ancien régime. Quelques savans, — en principe ceux dont les travaux avaient été approuvés par une commission, — étaient admis à l’honneur d’écouter les discussions académiques. La faveur, aisée à obtenir, était rarement demandée. Le journal purement littéraire, le Globe, fondé en 1825, inaugura le compte rendu des séances auxquelles les gens du monde, jusque-là, étaient restés complètement étrangers. Pierre Leroux, l’un des fondateurs et gérant du Globe, l’a rappelé dans un article de l’Encyclopédie Nouvelle :


Nous eûmes l’idée de faire tomber ces barrières, d’intéresser la société aux travaux des savans, de mettre les savans en présence du public. Ce fut Bertrand qui exécuta ce projet (c’était mon père). Faut-il dire que nous eûmes d’abord à surmonter de grandes difficultés pour le réaliser, et que le célèbre Cuvier, entre autres, qui dominait en maître à l’Académie des sciences, nous opposa la plus vive résistance, et fît voter par l’Assemblée des lois draconiennes pour bannir des séances notre ami.


Arago, devenu secrétaire perpétuel, ouvrit les portes à deux battans, en réservant dans la salle des séances une banquette spéciale aux représentans de la Presse ; il alla même, après la mort de Cuvier, jusqu’à leur livrer après la séance, dans une salle éclairée et chauffée pour eux, tous les manuscrits, sans exception, qu’ils pouvaient commenter et copier avant qu’ils entrassent aux archives de l’Académie. Plus d’une fois, les plis cachetés confiés à la discrétion de l’Académie ont été, par négligence, confondus avec les autres pièces de la correspondance, et livrés aux journalistes, qui n’en ont jamais abusé.

Libri blâme ces innovations ; il a raison peut-être, mais jamais elles ne furent un moyen de défense, qui, nécessaire sous la Restauration, devenait inutile et nuisible sous un gouvernement meilleur.


Si dans les dernières années de la Restauration l’ascendant de M. Arago eut des avantages pour l’Académie, il devint nécessairement inutile, et même dangereux, dès que les besoins qui l’avaient créé eurent cessé de se faire sentir.


L’influence des opinions et des intérêts politiques sur les questions de science est une légende qui ne supporte pas l’examen. On ne lit pas sans étonnement dans le Journal des Débats du 2 janvier 1840 :


Nous ne sommes plus, Dieu merci ! au temps où, comme sous la Restauration, on ne pouvait soutenir en optique le système de l’émission sans être accusé de jésuitisme.

On ne s’expose aujourd’hui, on ne s’exposait en 1840, en adoptant une conception condamnée par les faits, qu’à être accusé et convaincu d’ignorance. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Le système était celui de Newton ; Laplace et Poisson furent ses défenseurs ; si plusieurs de leurs amis l’ont accepté par confiance en eux, la foi politique n’y était pour rien. Lorsque les défenseurs d’une théorie erronée se trouvaient en même temps ceux du trône et de l’autel, la coïncidence était fortuite. Lorsque Raspail combattait Gay-Lussac, ses amis lui donnaient raison, et les partisans de la mauvaise cause méprisaient les rois. L’appréciation étrange de l’influence d’Arago, nécessaire et bienfaisante au temps où Libri lui devait tout ce qu’il était et tout ce qu’il avait, inutile et dangereuse depuis que, changeant d’amis, il appuyait ses ambitions et sa cupidité sur la protection de Guizot, aurait pu faire deviner l’auteur de l’article ; on n’y songea pas.

Quelles que soient les influences exercées dans les élections, une force irrésistible, à l’Académie des sciences tout au moins, fait à la longue triompher la justice. La liste des membres de l’Académie, pendant toutes les périodes de son histoire, a été ce qu’elle devait être ; les complaisances et les erreurs changent seulement l’ordre dans lequel les noms y sont inscrits.

Les savans, cités avec distinction dans l’histoire de l’une des branches de la science et qui n’ont pas figuré sur nos listes, sont en bien petit nombre. Pour les rares exceptions que l’on pourrait citer, nous avons de légitimes excuses. Pour ne parler que des plus récentes, Laurent et Gerhardt, ces deux illustres chimistes, malgré les hostilités qu’ils semblaient soulever à plaisir, étaient l’un et l’autre près de forcer la porte et de rallier leurs plus ardens adversaires, lorsque tous deux sont morts dans la force de l’âge. Le commandant Alphonse Laurent, géomètre éminent, dont le nom a grandi, mais qui n’a rien publié de son vivant, avait été apprécié par Cauchy qui, spontanément, posait sa candidature, au moment où la mort le frappait jeune encore. Si l’éminent ingénieur des mines Ebelmen n’a pas fait partie de l’Académie des sciences, c’est que, malgré son rare mérite, l’Académie, la seule fois qu’il se soit présenté, lui a très justement préféré son camarade de Sénarmont, plus âgé que lui et de mérite non moins éminent. La première place vacante, dans l’opinion de tous, était réservée à Ebelmen ; il mourut trop tôt pour l’obtenir. Edmond Bour, dans sa courte carrière, s’est montré digne de tous les honneurs académiques, mais il est mort à l’âge de 35 ans ; il n’a pu, comme Ebelmen, briguer qu’une seule fois les suffrages de l’Académie, qui, très équitablement, lui préféra Ossian Bonnet, beaucoup plus âgé que lui, et non moins digne de s’asseoir parmi les maîtres. L’histoire de notre « quarante et unième fauteuil » rappellerait à l’Académie des sciences beaucoup plus de deuils que de fautes. Dans un seul cas, peut-être, l’excuse qu’on a donnée, — on en donne toujours, — n’était pas acceptable. Si Charles Briot n’a pas appartenu à l’Institut, c’est que, pour ses plus belles découvertes, il avait un collaborateur. L’Académie, en nommant Bouquet, s’est acquittée envers la science, mais un savant de premier ordre a été sacrifié.

Pour quelques savans de mérite réel, très rares, on le devine, — je ne pourrais citer qu’un seul nom, — une honorabilité trop douteuse a empêché l’élection. Ce nom n’est ni assez illustre pour qu’on le devine sur cette indication, ni assez indigne pour qu’il soit permis de le flétrir inutilement ici. Ce n’est pas Libri, on sait qu’il fut élu par cinquante suffrages, Nicolet non plus, dont les titres scientifiques étaient nuls.

Le désir d’accroître, avec le retentissement des discussions académiques, l’importance auprès du grand public, — c’est-à-dire des ignorans, — de ceux qui y prennent part ; l’espoir d’intéresser la génération présente aux efforts qui souvent laisseront la postérité indifférente, et de placer, pour ainsi dire, en viager la petite part de gloire pour laquelle on s’agite et travaille, telles ont été les causes qui ont appelé les journalistes à nos séances.

Arago, que Libri rend seul responsable, la porte une fois ouverte, n’aurait pas eu la force de la fermer ; il n’en avait d’ailleurs aucun désir. L’illustre secrétaire perpétuel aimait les applaudissemens de la foule ; pour appeler à nos séances un public de plus en plus nombreux, il s’appliquait à lui faire entendre sur les questions les plus variées de savantes et spirituelles leçons. Ces leçons, improvisées en apparence, étaient soigneusement préparées. C’était une petite coquetterie d’Arago. La correspondance, dépouillée publiquement le lundi, lui était portée le samedi ; toute communication arrivée plus tard à l’Académie était remise à la semaine suivante, et Arago se réservait ainsi deux journées entières pour assurer son érudition. Ce n’était un secret pour personne ; ses amis ne cessaient pourtant d’admirer que, sur toutes les questions, il invoquât constamment des citations et des dates précises. Telle n’était pas, disaient ses adversaires, la destination de l’Académie des sciences. Ils disaient vrai, mais si l’Académie, sans négliger aucun devoir, donnait en outre au public un plaisir qu’elle ne lui devait pas, était-il juste de s’en plaindre ? Tous les journaux rendaient compte des séances de l’Académie des sciences et prenaient parti dans les discussions. Pour chaque journal et pour chaque membre de l’Académie on savait d’avance dans quel sens. Chaque fois qu’Arago prenait la parole, le National s’étonnait qu’un talent si parfait eût pu grandir encore, et le Journal des Débats déplorait la décadence rapide des qualités autrefois brillantes, auxquelles il serait heureux de rendre justice s’il en restait la moindre trace.

Un fruit sec de l’Ecole polytechnique, gardant souvenir de ses faibles études et ne manquant ni d’esprit ni de style, se faisait remarquer dans le feuilleton d’un grand journal par la profondeur de ses connaissances mathématiques. Quand une discussion s’élevait entre Le Verrier et l’un de ses confrères, non seulement il donnait tort invariablement à l’inventeur de Neptune, mais il manquait rarement de se récrier sur l’audace de ce calculateur osant contredire des géomètres, de ce maçon refusant de s’incliner devant les architectes.

Libri lui-même avait des partisans, et les journaux ministériels lui étaient en toute occasion favorables.

Les journalistes, traitant à l’improviste toutes les questions et trouvant tout facile, donnaient quelquefois de singulières surprises. Un folliculaire, non des moins importans, voulant louer les recherches de Bessel sur la parallaxe de la soixante et unième étoile de la constellation du Cygne, annonçait aux astronomes comme une heureuse nouvelle que l’on allait enfin connaître la distance du soixante et unième Signe du Zodiaque.

Le prédécesseur de Léon Foucault au Journal des Débats apprenait un autre jour à ses lecteurs qu’il existe trois sections coniques : les deux premières, l’Ellipse et la Parabole, étant des courbes fermées, une comète peut les parcourir, mais la troisième, l’Hyperbole, est composée de deux branches distinctes ; aucun astre ne peut la décrire, car lorsqu’il parviendrait à l’extrémité de sa limite, il s’élancerait dans l’espace, et Dieu sait ce qu’il y deviendrait ! Ces juges sans appel de tous les mérites instruisaient des milliers de lecteurs. Les savans les plus illustres riaient de leurs bévues, sans dédaigner leurs louanges. Quand ils s’étaient montrés bienveillans dans un grand journal, on les remerciait avec effusion, affectant d’oublier, sans oser les traiter de maîtres, qu’ils n’étaient pas même des écoliers.

La publication des Comptes rendus, en 1835, vint atténuer les inconvéniens d’une publicité arbitraire et partiale. Les avantages étaient grands, et après avoir publié cent vingt volumes, nous pouvons déclarer avec une légitime fierté que les Comptes rendus ont fait, sans interruption, grand honneur à ceux qui les dirigent. Libri, cinq ans après le début, juge sévèrement cette entreprise dont, contrairement à ses prévisions, le succès a été complet.


Comme si tout cela, dit-il, n’était pas assez, on finit par obtenir de l’Académie la permission d’imprimer officiellement les comptes rendus de ses séances, et ce journal, qui a reçu depuis un prodigieux accroissement, est devenu une espèce de feuilles d’insertions gratuites où, parmi beaucoup de choses intéressantes, se trouvent parfois des annonces qui ne sont pas dignes de paraître sous le patronage de l’Institut.


Le reproche est injurieux et injuste. Dès le premier jour, on a aperçu et écarté le danger. La tradition est solidement établie, et les plus avides de réclames ont depuis longtemps renoncé à en obtenir de l’Académie des sciences. Les secrétaires perpétuels, soigneux de les écarter, ont très rarement l’occasion d’exercer une sévérité qui reste absolue. Tout n’est pas à louer dans nos cent vingt volumes, mais Libri semble craindre que tout y devienne à blâmer.


Cette facilité de publication, dit-il, a donné une extension inattendue à la correspondance, qui occupe, souvent sans beaucoup d’intérêt, la moitié des séances académiques, et elle sert merveilleusement à augmenter l’influence des personnes qui sont chargées de rédiger ce recueil périodique et de choisir à leur gré les matériaux qui doivent le composer.


Le devoir de choisir les travaux insérés au Compte rendu n’a jamais procuré aux secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences que le regret, étant trop indulgens, de se voir accuser d’être trop sévères. Notre complaisance, c’est là qu’est le mal, dépasse la limite raisonnable ; tout le monde le sait, mais le remède est encore à trouver. Pour l’admission dans ce recueil, qui plus qu’aucun autre prépare et entretient les réputations scientifiques, la présentation de l’un des membres de l’Académie supprime tout examen ; c’est un usage. Les aspirans aux honneurs du Compte rendu savent, parmi tant de portes, trouver les plus faciles à ouvrir ; celles-là ne sont jamais fermées. Un des savans les plus illustres de notre époque, — je puis le nommer sans faire tort à sa mémoire respectée et aimée, c’est Henri Sainte-Claire Deville, — m’apporte un jour une note pour le Compte rendu. Elle est bonne ! me dit-il, — c’est le mot de passe, — puis il parle de tout autre chose. Pendant la séance, craignant une confusion ou un oubli, je lui demande quel est le sujet de la note qu’il recommande ; il réfléchit un instant, puis laissant éclater le rire si franc et si gai qu’on aimait tant en lui : « Mon ami, me dit-il, je n’en sais rien. » Si, comme cela était peut-être mon devoir, j’avais examiné, jugé, et refusé cette note qu’il n’avait pas lue, il m’aurait su mauvais gré de l’atteinte portée à ses droits.

« La publication des Comptes rendus, ajoute Libri, enlève chaque année à l’Académie des sommes très considérables qu’elle devrait consacrer au progrès de la science. »

Volontaire ou non, l’erreur est complète. Les Comptes rendus ont leur budget qui jamais n’a été et n’a pu être prélevé sur les fonds destinés à d’autres services.

Libri, s’éloignant de la vérité et de la raison, attribue aux prix de plus en plus nombreux que distribue l’Académie une influence regrettable sur les travaux de ses membres.


Il est hors de doute, dit-il, qu’en chargeant ce corps de distribuer chaque année des sommes très considérables pour des travaux de médecine pratique, de mécanique et de chimie appliquées aux arts, on a rendu un très mauvais service à l’Académie en masse, qui s’est trouvée engagée de plus en plus dans la voie de la science subalterne, et à chacun de ses membres en particulier, qu’on oblige à perdre un temps précieux pour examiner une foule d’inventions et d’ouvrages qui ne sont trop souvent que des entreprises purement industrielles.


La liste de nos lauréats répond chaque année à cet étrange regret.

Les critiques de Libri étaient présentées avec convenance. Tout le monde, écrivait-on dans un journal quelques semaines après leur publication, a été frappé de leur modération et de leur impartialité. De leur modération, il est juste d’en convenir, mais de leur impartialité ! qui peut le savoir ?

L’article de Libri attaquait l’influence, et beaucoup aussi, la personne d’Arago. Sur de tels sujets, on peut, sans beaucoup d’habileté, et sans beaucoup de peine, associer la modération à toutes les méchancetés, à toutes les insinuations, à toutes les calomnies et à toutes les injustices.


Eh bien, donc, dit Libri, puisqu’il faut nommer le magicien qui a eu le pouvoir de produire cette grande transformation,… ce magicien, c’est M. Arago.


Pourquoi tant d’importance abandonnée par l’Académie à un seul de ses membres ? L’Académie, c’est là l’explication qu’il propose, frappée par une triste fatalité dans ses membres les plus illustres, l’Académie qui avait vu disparaître en dix ans Cuvier, Laplace, Fourier, Fresnel, Jussieu, Ampère, Legendre et Dulong, privée de la plupart de ses chefs naturels, ne savait plus autour de qui se grouper, et acceptait sans murmure les pilotes qui s’emparaient du gouvernail.

Il était vrai, malheureusement, que l’Académie avait fait, coup sur coup, des pertes irréparables, mais combien peu, parmi ces illustres morts, ressemblaient à des chefs !

Pour qui le grand et excellent Ampère, naïf et timide jusqu’au ridicule, pouvait-il devenir un guide dans les luttes académiques ?

Fresnel, non moins qu’Ampère, était illustre par de grandes découvertes et d’admirables travaux, mais, comme lui aussi, c’est l’éloquente et chaude amitié d’Arago qu’il devait remercier de leur retentissement et de leur rapide triomphe. Ces deux grands hommes, plus grands que lui, il ne l’ignorait pas, avaient été les protégés d’Arago, et s’il fût arrivé que l’Académie les eût choisis pour guides, c’est près de leur ami, plus actif, plus ardent, plus soucieux des affaires académiques, qu’ils auraient pris leurs inspirations. Legendre était respecté, mais peu connu de ses confrères ; il vivait à l’écart et ne s’occupait que de mathématiques.

Laplace et Cuvier ont désiré et obtenu une grande influence, mais c’est de leur vivant, et non dans le trouble causé par leur absence, qu’Arago a établi la sienne. Plus d’une fois, dans des élections importantes, il a combattu et vaincu Laplace, qui, sans lui retirer son amitié, le nommait avec amertume le grand électeur de l’Académie. Arago aimait à rappeler que, grâce à lui, l’illustre Malus avait été, malgré l’opposition de Laplace, préféré à un concurrent oublié aujourd’hui. Lorsque Gay-Lussac fut élu, le candidat de Laplace se nommait Trémery. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que, dans chaque élection, comme dans celle-là, il y ait un bon et un mauvais choix ; que, d’un côté, se trouve la justice, de l’autre, la complaisance et l’intrigue. Le plus souvent, beaucoup plus, j’ose le dire, de trois fois sur quatre, l’hésitation est permise, et, faute de photomètre différentiel pour comparer l’éclat des mérites, il est permis, en toute conscience, de voter pour le candidat préféré. Laplace faisait souvent de très bons choix ; sa haute situation, jointe à une éclatante et juste renommée, lui donnait alors une influence à laquelle rien ne résistait : dans ces cas-là, d’ailleurs, Arago était presque toujours avec lui ; il a pu, dans les dernières années de sa vie, écrire avec fierté : « Je puis me rendre cette justice que, sauf dans trois ou quatre circonstances, ma voix et mes démarches furent toujours acquises au candidat le plus méritant, et, plus d’une fois, je parvins à empêcher l’Académie de faire des choix déplorables. » J’ai entendu racontera Biot que quelques semaines avant une élection dans la section de physique, Laplace se décida à proposer Poisson, profond et ingénieux analyste, auquel personne n’avait songé, et qui n’avait jamais touché un instrument de physique, très heureusement, car il l’aurait cassé. Laplace en parla à quelques confrères qui promirent leur concours. Bouvard était absent, Biot fut chargé de le prévenir. Il le rencontre le lendemain dans l’avenue de l’Observatoire. « Pour qui votez-vous dans notre prochaine élection ? » lui demanda-t-il. Bouvard, sans hésiter, lui nomma son candidat : c’était Girard, en ajoutant les motifs qui le décidaient. « Eh bien, vous vous trompez, lui dit Biot, vous voterez pour Poisson ; M. Laplace m’a chargé de vous le dire. » Quinze jours après. Poisson était nommé, et Bouvard votait pour lui. La section de physique lui convenait aussi peu qu’à Biot celle de géométrie, et il le sentait si bien que, peu d’années après, ils proposaient une permutation, qui, acceptée d’abord, rencontra des objections très fondées, et ne put s’accomplir.

L’influence d’Arago était due à ses qualités personnelles, beaucoup plus qu’à sa renommée scientifique. Une science très vaste, un grand talent, un brillant esprit, le don de persuader, de conduire et de soumettre les hommes, sont des qualités très différentes du génie d’invention. Poinsot était une des gloires de l’Académie ; sans subir aucune influence, il ne voulait, et, probablement, n’aurait su en exercer aucune dans les élections. Quand après la visite d’un candidat, sans se soucier de ses découvertes et de ses travaux, il pouvait dire de lui : « Ce monsieur est un sot ! » son enquête était terminée, et il faisait des vœux pour les concurrens. Une Académie dirigée par Poinsot, en écartant, sans rien entendre, les savans de peu d’esprit, serait restée fort incomplète.

Après avoir dit le rôle d’Arago à l’Académie, Libri rappelait rapidement sa biographie, sans inexactitude, mais sans bienveillance et par conséquent sans justice. Sans refuser tout mérite à son ennemi, il élevait au-dessus de lui, comme si l’hésitation n’était pas permise, tous les membres marquans de l’Académie.


Les destinées futures de la science confiées aux mains des Cuvier, des Poisson, des Fourier, des Cauchy, des Biot, des Dulong, des Ampère, des Geoffroy, des Gay-Lussac, des Thénard, des Malus, des Brongniart, des Mirbel, des Fresnel, des Magendie, des Blainville, semblaient devoir grandir sans cesse, et M. Arago n’avait qu’à suivre de si beaux exemples pour se créer, par des travaux solides, une réputation européenne ; mais la facilité de ses premiers succès, une certaine indolence que, malheureusement, il n’a jamais pu surmonter, la disposition particulière de son esprit qui semble plus propre aux aperçus brillans et soudains qu’aux vastes conceptions, aux recherches longues et opiniâtres et aux théories élevées, le portèrent peu à peu à abandonner l’étude des mathématiques, à négliger l’astronomie théorique, et à ne chercher dans la physique, à laquelle il se livra presque exclusivement, que les faits curieux et singuliers qui frappent, il est vrai, vivement l’imagination, mais qui sont aussi souvent le résultat d’un hasard heureux que de l’habileté de l’observateur.


La vague obscurité de ces lignes est habilement perfide. La liste des confrères dont Arago aurait pu suivre les traces était faite pour l’irriter. Les hommes supérieurs ne se classent pas, mais ils sont inégaux. Parmi ceux que cite Libri, il en est de très illustres, comme Ampère et Cauchy, dont Arago aurait eu peine à suivre les traces, mais le plus grand nombre aurait à gagner si leur nom s’inscrivait à côté du sien. Mirbel, par exemple, reste connu surtout par les charmantes miniatures de Mme de Mirbel.

L’attente « d’un hasard heureux, »pour rencontrer des faits capables de frapper vivement l’imagination des physiciens, était une malice. Arago, désirant une boussole parfaite, l’avait commandée à Gambey, en réclamant de son amitié, il aurait pu dire de sa reconnaissance, les soins les plus minutieux dans sa construction. Gambey n’épargna ni son temps ni sa peine et apporta à Arago une boussole dont l’aiguille paresseuse rendait les observations interminables. Pourquoi cette déception ? Le hasard posait à Arago un beau problème qu’il avait proposé à cent autres avant lui. Arago, pour le résoudre, découvrit l’action, inconnue jusque-là, du cuivre sur l’aiguille en mouvement qu’il n’attire ni ne repousse à l’état de repos. Le mot « hasard » était introduit là pour déprécier une découverte importante dont les conséquences ont été immenses.

En évitant d’apprécier les discussions de Biot avec Arago, Libri se montre plus malveillant encore. Cette impartialité affectée et sereine, qui tient la balance soigneusement égale entre l’erreur et la vérité bien connue, a quelque chose de plus irritant que l’ignorance qui prend le mauvais parti, ou la passion qui favorise un ami.


L’Académie, dit simplement Libri, fut souvent émue par les luttes de ces deux rivaux qui, dans la chaleur de leurs débats, se laissèrent parfois emporter beaucoup trop loin, surtout en discutant des questions toujours si délicates de priorité.


Il semble difficile d’être plus modéré et plus injuste. Libri y parvient cependant, quand il ajoute :


D’autres savans se mêlèrent à ces discussions, et comme Laplace, qui voulait que l’on fût géomètre avant tout, avait semblé prendre parti contre M. Arago, on lui suscita des ennemis de toutes parts, on grandit exprès Legendre pour le lui opposer, on tendit la main à tous ceux qui attaquaient les résultats contenus dans la Mécanique céleste, et l’on remua toute la presse libérale pour la lancer contre nos anciennes gloires, qui, disait-on, n’étaient plus que de vieilles idoles qu’il fallait briser. Parce que le géomètre Laplace était devenu le marquis de la Place sous prétexte que d’autres académiciens faisaient partie de la Société des Bonnes Lettres, ils furent, de par la Charte, déclarés ignorans dans tous les journaux ; c’est alors que, comme je l’ai dit, le public commença à être admis à l’Académie, où il se fit le soutien des hommes qui ne voulaient pas briller uniquement par la science. Laplace fut réduit au silence. M. Biot s’absenta de l’Institut pendant plusieurs années, et M. Arago resta maître du champ de bataille.


Comment François Buloz, si attentif à revoir les épreuves de la Revue, a-t-il pu, en si peu de lignes, laisser passer tant d’absurdités ? Laplace, qui veut qu’on soit géomètre avant tout, semble, dans une discussion sur la physique, prendre parti pour Biot contre Arago ? Tous deux, Libri feignait de l’ignorer, savaient très bien les mathématiques, aucun d’eux n’était géomètre.

On a grandi exprès Legendre pour l’opposer à Laplace !

Comment pouvait-on s’y prendre ? Les deux illustres amis avaient passé l’âge où l’on brigue les témoignages d’estime et de confiance. Lorsque l’Académie nommait une commission de géomètres, leurs deux noms réunissaient l’unanimité des suffrages. Comment les louanges données à Legendre, d’où qu’elles lui fussent adressées, pouvaient-elles amoindrir l’auteur de la Mécanique céleste ? Quel pouvait être le journaliste assez impudemment stupide pour déclarer, de par la Charte, le marquis de Laplace ignorant, et croire parla le réduire au silence ?

À quoi pensait Libri en ajoutant : « M. Biot s’absenta de l’Institut pendant plusieurs années. »Les lecteurs de la Revue semblent invités à croire que Biot avait fui devant la terrible accusation d’être membre de la Société des Bonnes Lettres. C’est une erreur, et Libri, qui, tout récemment, avait dû à Biot sa nomination au Collège de France, l’en récompensait mal en appelant l’attention sur un souvenir presque oublié. Puisque Libri savait que Biot s’était éloigné, il ne pouvait ignorer à quelle occasion. Quant à moi, je l’ai su par Arago ; j’aurais pu demander à Biot la confirmation du récit, je ne l’ai pas osé.

Biot présentait à l’Académie un projet ou une invention, relative, je crois, à la photométrie. Arago l’interrompit pour réclamer la priorité de principe. Biot continuait ses explications et, les déclarant siennes, alla tracer une figure au tableau. « Cette figure, s’écria Arago, est précisément celle que j’ai faite devant vous, pour vaincre votre résistance à l’idée que vous adoptez aujourd’hui. » Biot n’en avait aucun souvenir. « Je demande, dit alors Arago, que l’Académie veuille bien rester en séance, et que deux de ses membres se transportent rue Saint-Jacques, devant l’église Saint-Jacques du Haut-Pas, ils y trouveront la figure que j’ai tracée avec ma clef sur l’une des colonnes, mercredi dernier, en sortant avec M. Biot du Bureau des longitudes ; s’ils veulent bien, ensuite, se transporter dans mon cabinet, ils y trouveront, dans une note que je les prie de rapporter, tout ce que l’Académie vient d’entendre. » Quand les deux commissaires, dont j’ai su les noms, revinrent, une heure après, confirmer les assertions d’Arago, Biot était parti, et resta deux ans sans revenir. Lorsque, quarante ans plus tard, Biot fut reçu à l’Académie française, Guizot, chargé de le recevoir, consulta Sénarmont sur ses travaux scientifiques qu’il désirait connaître avant de les louer. Sur les discussions de Biot avec Fresnel et avec Arago, relatives à l’optique, dit Sénarmont, très ami de Biot, mais respectueux de la vérité, le mieux est de se taire.

Entre tous les reproches adressés à Arago, le plus injuste est celui d’ignorer les mathématiques.


Mais ce qui lui nuit le plus, dit Libri, et ce qu’il s’efforce en vain de cacher c’est que, secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques, il n’est guère en état d’apprécier les travaux analytiques qui sont adressés à l’Institut. Sur ce point, les avis de tous les hommes compétens sont unanimes : ses amis les plus dévoués se taisent, mais n’osent pas contester la vérité du fait. Ce défaut se révèle à chaque instant de la manière la plus fâcheuse dans son cours et surtout à l’Académie où il lui est arrivé parfois de se tromper, même dans les expressions techniques et dans les termes les plus usuels. C’est là véritablement son côté faible, et l’on conçoit combien un tel fait a de gravité pour le successeur de Fourier. Il n’y a pas un seul géomètre au monde qui ne sache au juste combien sont restreintes les connaissances mathématiques de M. Arago… Il y a eu sans doute d’autres illustres physiciens qui n’étaient guère géomètres, mais ceux-là avouaient leur insuffisance et, probablement, ils n’auraient pas ambitionné la place de secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques à l’Académie des sciences de Paris.


J’arrête la citation. Pas un mot ne s’y rencontre qui ne soit contraire à la vérité. Le reproche d’ignorer les mathématiques, dans les termes où il est adressé à Arago, semble une de ces injures cherchées au hasard qu’on entend de tout temps sortir des rassemblemens populaires, ou qu’on doit s’habituer de nos jours à lire dans certains journaux. Un canotier géomètre, échangeant des injures dans la rade de Brest avec un adversaire inconnu, lui cria à tout hasard, de toute la force de son porte-voix : « Si tu tournais autour d’un axe, tu engendrerais un ganachoïde de révolution ! » L’adversaire étonné ne trouva pas de réponse. Les paroles de Libri sur l’ignorance mathématique d’Arago n’en méritent pas davantage. Arago en trouva une, et des plus concluantes.

Par une coïncidence qui n’était pas fortuite, plusieurs attaques dirigées contre le secrétaire de l’Académie des sciences avaient précédé ou suivi le jugement impartial et modéré de Libri. Arago, en répondant à toutes, aurait attiré des répliques et, vraisemblablement des injures nouvelles provoquées par l’espoir d’une réponse. Il résuma tout dans une lettre adressée à Alexandre de Humboldt, qui, étonné par ce concert d’injures adressées à son ami, lui en avait demandé l’explication. Arago le rassure, affirme et feint de croire que les traits décochés en apparence contre l’académicien, sont destinés au député de l’opposition. Je n’en crois rien pour ma part, l’article de Libri n’était destiné ni à l’homme politique, ni au secrétaire de l’Académie des sciences, mais à l’ancien ami, qui, dans des occasions où la science n’était pas en jeu, avait eu à se plaindre de lui ; celui de Pontécoulant s’adressait à l’académicien qui, dans une élection récente, avait écrit sur son bulletin le nom de Liouville.

Ne commettrais-je pas une énorme faute, dit Arago, si, en matière de sciences, je me reconnaissais justiciable du premier venu ? Il ne veut pas répondre à l’article de la Revue des Deux Mondes. Malgré ses constantes prières, l’auteur qui l’a écrit a refusé de se nommer. Quant au Journal des Débats, il tient les articles signés Donné pour complètement anonymes. Les titres de membre de la Société Royale de Londres et de l’Académie de Berlin ne peuvent être dédaignés ; il montrera, en discutant les écrits de Pontécoulant, ce que vaut celui à qui l’on a donné le droit de s’en faire honneur.

Pontécoulant était un astronome géomètre. Arago le prend corps à corps, et quiconque lira cette lettre à Humboldt aura peine à comprendre l’imprudence du confrère qui, le connaissant bien, lui reprocha l’ignorance des mathématiques.

La lettre à Alexandre de Humboldt, pleine de science et pleine d’esprit, d’un esprit un peu gros, — c’était sa manière, — est aussi cruelle que la diatribe du docteur Akakia. Les Hoches à pointe aiguë de Voltaire sont remplacées par des coups de massue qui, bien assénés, permettaient aux amis de l’auteur de substituer dans l’intimité au nom de la victime, celui de « Pontécoulé » et à Arago, — j’ai dit que ses plaisanteries étaient grosses, — de parler de la mécanique « pontécoulanienne ». Les bévues signalées à plus de dix mille lecteurs avaient été découvertes par Arago, et par ses amis il faut le dire, dans un livre de hautes mathématiques Arago les discute avec une supériorité qui ne permet pas la réplique, et une clarté que tous peuvent apprécier.

L’attaque d’Arago, — il est difficile de lui refuser ce nom, — avait la forme d’une lettre à Alexandre de Humboldt, Pontécoulant tenta d’y répondre par une lettre adressée à Encke, secrétaire perpétuel de l’Académie de Berlin, qu’il semblait prendre pour juge, et qui, prudemment, garda le silence.

La réponse de Pontécoulant est faible et maladroite. Pontécoulant concède toutes les erreurs qu’on lui reproche, et se plaint seulement qu’on en exagère l’importance. Les unes ont été commises par des auteurs illustres auxquels il les a empruntées sans discussion, d’autres disparaîtraient si l’on voulait bien détourner les mois du sens que leur attribuent tous les dictionnaires. Si Pontécoulant, dans la théorie des planètes, a commis des erreurs qu’Arago nomme incroyables, énormes, colossales, cela ne lui démontre que l’ignorance d’Arago. Les erreurs existent, il ne saurait le nier, mais ce sont des erreurs de calcul ; et qui a fait les calculs ? un élève de l’Observatoire, un disciple de M. Arago, en qui Pontécoulant a eu trop de confiance. Le géomètre astronome se plaint enfin que, non content de lui reprocher une erreur grave qu’il a commise, il ne sait comment, on le rende responsable des conséquences qu’on peut en déduire.

Arago, très spirituellement, avait traité Pontécoulant coupable d’un théorème faux, comme plus tard Labiche celui de ses héros qui a mis un pied dans le crime ; il déduit les conséquences possibles d’une erreur presque innocente et, par des raisonnemens rigoureux, parvient aux dernières limites de l’absurde. C’était une plaisanterie ; Pontécoulant la trouve mauvaise, inconvenante, presque criminelle.

Parmi les erreurs relevées par Arago, Pontécoulant n’en repousse formellement qu’une seule, et c’est par-là que, pour les juges compétens, sa lettre à Encke a été le plus sévèrement jugée. Arago, en mettant soigneusement les points sur les i, avait signalé à la page 186 du premier volume de la Théorie analytique du système du monde une erreur mathématique impliquant une ignorance tellement invraisemblable, qu’on pouvait croire à une inadvertance, prolongée il est vrai pendant plusieurs pages. On pouvait l’avouer sans honte et s’écrier comme Fénelon dans un cas semblable : « Si je suis capable d’une telle folie, je ne suis pas en état d’avoir aucun tort, et c’est vous qu’il faut blâmer d’avoir écrit d’une manière si sérieuse et si vivo contre un insensé. » Pontécoulant, moins habile, prend le parti tout opposé. Mais véritablement, dit-il, M. Arago jouit-il en ce moment de toutes ses facultés mentales ?

Deux hypothèses restent possibles : Pontécoulant, même averti, n’a pas compris sa propre exposition, ou, comme on fait la part du feu, sachant que les juges compétens sont, sur de telles questions, en très petit nombre, il a nié sans scrupule une vérité évidente. Les deux explications sont inadmissibles. Il n’en existe pas de troisième.

Après s’être défendu, victorieusement suivant lui : — « Vous voyez que jusqu’à présent, mon illustre confrère, je me tire assez passablement, et sans y laisser trop de mes plumes, des serres dans lesquelles l’aigle terrible qui m’étreignait prétendait m’étouffer, » — Pontécoulant veut prendre l’offensive. L’accusation qu’il élève est imprévue. A-t-on remarqué que les erreurs signalées et commises presque à chaque page, sont relatives à des questions très élémentaires et très simples ? Pourquoi ? c’est que les questions transcendantes sont de trop haute portée pour Arago et pour ses amis. Ils n’ont pas signalé d’erreur dans les pages consacrées aux hautes théories ; donc ils ne les ont pas lues.

Les jeunes aspirans aux fauteuils académiques, qui acceptent le vil métier de lire un livre de science et d’en souligner les erreurs, — il les désigne clairement, — Sturm, Liouville, Lamé, Le Verrier, Delaunay, nos maîtres alors, n’ont jamais passé la portée des études élémentaires, et sont obligés d’abandonner les écrits qu’ils critiquent dès qu’ils les voient s’élever jusqu’aux sublimités de la mécanique céleste. Ce n’était pas d’ailleurs comme auteur d’un traité de mécanique qu’il se présentait à l’Académie, et il y avait mauvaise foi évidente à alléguer contre sa candidature des erreurs qu’il a pu y commettre. Ainsi pourrait parler un candidat au baccalauréat à qui l’on a adressé une question en dehors du programme.

Arago, sans avoir composé sur les mathématiques aucun travail original, inventé aucun théorème, découvert aucune méthode, était savant en mathématiques et prompt à les comprendre. Chaque lundi, à l’Académie des sciences, il se plaisait, sur certains sujets surtout, à développer les mémoires présentés par de jeunes géomètres. Pendant plusieurs années, à l’Ecole polytechnique, il avait été chargé du cours sur la théorie des surfaces, que les élèves appelaient le gros Monge, pour le distinguer des leçons sur la géométrie descriptive, ouvrage du même géomètre beaucoup plus élémentaire. Quarante ans après, il se souvenait de ces théories difficiles et prenait intérêt à leur progrès.

Les classiques d’Arago en mathématiques, étaient Monge et Lagrange. Il ignorait, très certainement, comme le lui reprochait Libri, un grand nombre de termes employés par des géomètres de grand mérite et de grande fécondité. Quand le néologisme devient une habitude, l’ignorance devient un droit.

On aurait pu, presque aussi justement, disons tout aussi injustement, reprocher à Dumas d’ignorer la chimie, qu’à Arago d’ignorer les mathématiques. Il m’est arrivé souvent, ayant à lire le titre d’un mémoire de chimie, — mon rôle n’allait pas plus loin, — de me tourner vers mon illustre confrère, pour lui en demander l’explication ; il m’a répondu plus d’une fois : « J’ignore cette langue nouvelle. » Wurtz la savait alors, l’ayant inventée en partie, mais Henri Sainte-Claire-Deville ne l’a jamais apprise. Un grand nombre d’académiciens, en 1840 déjà, associaient au nom de Libri les épithètes les plus injurieuses. Fallait-il les accuser d’injustice ? L’avenir a prouvé que l’érudit rayé plus tard comme indigne de la liste des académiciens valait moins encore qu’ils ne le disaient. Leurs jugemens sévères étaient donc mérités ! J’en doutais alors, et je n’en suis pas certain aujourd’hui. Si l’on avait dit en 1840 : Libri dérobe des livres dans les bibliothèques qu’il est chargé d’inspecter et s’enrichit en les vendant à l’étranger, une telle accusation, le jour où elle a été reconnue vraie, aurait pleinement justifié l’animosité de ceux qui l’auraient produite, mais ceux-là n’existaient pas alors. Les griefs allégués étaient de tout autre sorte. Libri, disait-on, est un fourbe. On alléguait, pour en donner la preuve, des méfaits purement académiques : il promettait sa voix à un candidat et écrivait sur son bulletin le nom d’un autre, il abandonnait dans les luttes académiques, avec la plus impudente ingratitude, ceux qui l’avaient appelé dans la Compagnie avec tant d’empressement et de bienveillance. Les plus sages étaient les moins indignés. Ainsi faisait Poinsot, qui, connaisseur en honnêtes gens, n’estimait pas Libri et évitait les occasions de le voir, mais souriait aux violences de langage que suscitait son nom. On parlait d’autres accusations, alors bien vagues. Son rôle dans les conspirations à la suite desquelles il avait quitté la Toscane avait été celui d’un traître ; on l’affirmait, sans en avoir la preuve. La politique enfin, disait-on tout bas, n’avait été pour rien dans son départ : s’il retournait à Florence, ce n’est pas le gouvernement, c’est la police correctionnelle qu’il aurait à craindre, et l’on ajoutait qu’il s’était enfui après avoir été convaincu de tricher au jeu. Ces accusations, aujourd’hui devenues vraisemblables, semblaient inconciliables avec l’amitié, l’intimité même, dont l’honoraient les hommes les mieux placés pour les vérifier, comme M. Guizot, l’éminent professeur Rossi et le très respecté Montalivet. Les défenseurs de Libri, — il en avait à l’Académie des sciences, — croyaient connaître la cause des colères soulevées contre lui. C’était le secret de tout le monde ; je ne veux pas le divulguer aujourd’hui. Les rivalités, qui transformaient les amitiés en inimitiés irréconciliables, n’avaient rien d’académique. Poinsot s’en disait certain. C’était alors l’explication la plus vraisemblable, et, même après la preuve éclatante apportée à tant d’autres, je persiste à croire qu’elle fut d’abord la vraie.


J. BERTRAND.