Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/Londres

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II

LONDRES.


Ce fut par une magnifique journée de cette année (1800) que je contemplai pour la première fois cette immense forêt vierge, ainsi m’apparut-elle, et que j’entrai dans la ville — non, pas la ville, mais la nation de Londres.

Bien des fois depuis, à la distance de deux ou trois cents milles, ou plus, de ce colossal marché d’hommes, de richesses, d’art, de puissance intellectuelle, j’ai éprouvé la sensation sublime de son énorme grandeur, à l’occasion d’un fait journalier des plus simples, c’est-à-dire en voyant, par exemple sur une des routes du nord, de nombreux troupeaux de bœufs, la tête tournée vers Londres, et en mesurant la dimension du corps attirant par la puissance de son attraction, la calculant d’après la succession interminable de ces troupeaux, et d’après la distance entre les lignes qu’ils suivaient et la capitale. Une succion aussi énergique, s’exerçant sur des rayons aussi étendus, et la certitude que sur d’autres rayons encore plus vastes, tant sur terre que sur mer cette même succion s’exerce nuit et jour, été et hiver, et qu’elle attire sans relâche dans une centre unique les ressources infinies qu’exige l’infinité de ses besoins, et les tributs infinis qu’on paye à l’habileté ou au luxe de son innombrable population, tout cela emplit l’imagination de tableaux somptueux qui n’ont rien de comparable sur cette planète, ni parmi les choses qui ont été ni parmi les choses qui existent, excepté dans l’ancienne Rome[1].

En cette occasion, nous étions en voiture découverte, et dans le but surtout d’éviter la poussière, à ce que je crois, nous nous dirigeâmes vers Londres par des chemins champêtres, par des routes relativement tranquilles et ombreuses, parallèles aux routes principales, toutes les fois que cela fut possible. Par suite de cette façon de nous y rendre, il nous échappa quelques traits du caractère sublime qui appartient à tous les abords par une grande route, je veux dire le va-et-vient, le grondement, le tumulte, l’agitation qui augmentent, augmentent rapidement vers les huit ou dix derniers milles qui précèdent les faubourgs. Déjà à trois relais de distance sur une des grandes routes, on éprouve le pressentiment obscur et vague du voisinage d’une grande capitale ; on ressent quelque malaise. Cette sympathie aveugle avec un être puissant, mais invisible qui est près de vous, ne fait que s’accroître, sans qu’on sache comment. Quand on arrive au dernier relai, Barnet, par exemple, sur une des routes du nord, à Hounslow, sur celle de l’ouest, on ne pense plus, comme on le ferait d’ailleurs, au nom des relais suivants, personne ne dit, ce qui paraîtrait risible, en montant en voiture : « En route pour Londres ! » il plane sur tous les esprits comme une idée toute-puissante, qui interdit de songer à toute autre destination. Une fois lancé sur la dernière étape, vous ne tardez pas à vous sentir pris dans un courant comme dans celui d’un malestrom norvégien, et ce courant ne tarde pas à prendre une allure de torrent. Quel est le sens du mot latin trepidatio ? Il ne désigne rien qui ressemble à de la panique, il représente tout aussi bien le va-et-vient à pas précipités qui précède une bataille, que celui d’une déroute ; le mot anglais agitation est celui qui le rend le mieux. Cette trépidation s’accroît à la vue et à l’ouïe à chaque demi-mille, d’une manière très analogue à ce qui doit se passer pour le Niagara, dont le rugissement, de même que la vibration qu’il imprime au sol, doit se rapprocher de l’oreille dans les dix derniers milles, lorsque le vent est favorable, au point de couvrir et d’éteindre tous les autres bruits, quels qu’ils soient.

Finalement, sur un parcours de plusieurs milles avant que vous n’arriviez jusqu’à un faubourg de Londres, Islington par exemple, vous remarquez un dernier et important indice de l’immensité qui caractérise l’approche de la capitale, et ce signe s’impose à l’attention de l’observateur le plus engourdi, c’est la sensation de n’être plus qu’un personnage insignifiant. Partout ailleurs en Angleterre, vous-même, vos chevaux, votre voiture, vos domestiques (si vous en avez amenés en voyage avec vous,) êtes regardés avec attention, parfois même avec curiosité : en tout cas vous êtes vus. Mais quand vous avez dépassé la dernière maison de poste sur n’importe laquelle des grandes routes de Londres, vous vous apercevez bientôt que personne ne fait plus attention à vous ; personne ne vous voit, personne ne vous entend ; vous-même vous cessez de vous préoccuper de vous-même. Et d’ailleurs comment pourriez-vous le faire, au moment où vous avez à reconnaître pour la première fois votre insignifiance absolue dans l’ensemble des choses, pauvre unité toute frissonnante dans la masse de vie humaine ? Maintenant pour la première fois, quoique sorte d’homme que vous ayez été, que vous ayez paru être au départ, squire ou petit squire, lord, ou fils de lord, quel que vous ayez été par rapport à cette cité, ce hameau, cette maison isolée dont hier, ou aujourd’hui, vous avez levé l’ancre, — vous vous trouvez, sans déguisement possible, n’être plus qu’une vague dans la totalité de l’Atlantique, ou pareil à une plante (et encore à une plante parasite, qui a besoin d’appuis étrangers) dans une forêt de l’Amérique.

Ces sensations-là ne sont pas le moins du monde réservées aux gens réfléchis, et moins encore aux personnes purement sentimentales. Personne n’a jamais été laissé à lui-même pour la première fois dans les rues de Londres, encore inconnues, sans éprouver cette sensation de tristesse, de mortification, parfois même de terreur que donne la conscience de l’état d’abandon et de solitude absolue où il se trouve. Il n’est pas d’isolement comparable à celui qui pèse sur le cœur au milieu d’un cercle de figures innombrables, qui ne lui parlent pas, qui n’ont rien, à lui dire ; d’yeux innombrables, dont l’expression ne reflète rien qu’il puisse comprendre, de silhouettes d’hommes et de femmes passant rapidement, allant à des affaires qui ne paraissent point intelligibles pour un inconnu, et qui lui donnent la sensation d’un carnaval de fous, ou d’un cortège d’illusoires figures. La grande longueur des rues dans bien des quartiers de Londres, les perspectives continuelles d’autres rues également longues, qui s’ouvrent à chaque instant devant le regard le plus rapide, et qui forment des angles avec celle que vous parcourez, la buée trouble qui pèse sur l’extrémité de chaque longue avenue, et qui lui forme une enveloppe d’indécise obscurité, tous ces détails ajoutent au sentiment de l’immensité et des proportions démesurées qui plane éternellement sur l’aspect intérieur de Londres. Les sensations que donne l’extérieur de Londres, dans les derniers milles de sa banlieue, avaient été perdues pour moi par suite du choix de routes écartées que nous avions prises pour nous glisser furtivement dans les faubourgs. Mais cela n’en rendit que plus brusque, plus saisissant l’effet que l’on éprouvait en débouchant quelque part sur la route d’Edgeware, et en arrivant bientôt dans les rues mêmes de Londres, quoiqu’il ne soit resté dans mon esprit aucun souvenir de ce qu’étaient ces rues, ce quartier même, et que je n’y aie peut-être rien compris. La seule chose que je me rappelle est la terreur monotone, le sentiment aveugle d’une mystérieuse grandeur, d’une confusion babélique, qui paraissaient poursuivre et envelopper tous les détails de la vie humaine, pendant près de deux heures que nous passâmes à nous mouvoir dans les rues. Parfois nous étions obligés de jeter l’ancre pendant dix minutes ou plus, par suite de ce qu’on appelle en termes de métier, un nœud, c’est-à-dire une accumulation de véhicules de toute sorte, enchevêtrés d’une façon inextricable, s’embarrassant les uns dans les autres, et cela à perte de vue ; puis soudain comme au coup de baguette d’un magicien, le nœud se défaisait, le mouvement circulait avec la rapidité, l’aisance de la lumière ou du son, dans toute la masse prise en glaçon, et son influence se faisait sentir jusqu’à nous ; puis nous étions repris par le grand courant des voitures lancées à la course, où de temps à autre nous nous détournions pour prendre une rue moins tumultueuse, mais toujours caractérisée par des milles de longueur ; enfin vers midi, nous nous arrêtâmes à un endroit qui n’a pas laissé dans ma mémoire un souvenir plus net que la route par où nous y étions parvenus.

Pourquoi étions-nous venus ? Pour voir Londres. Et quelles limites nous étions-nous fixé pour exécuter ce petit tour de force ? À cinq heures nous devions dîner à P., résidence qu’habitait le grand-père de Lord W. La distance était telle qu’il nous fallait quitter Londres à trois heures et demie, de sorte qu’il nous restait un peut plus de trois heures. Notre conducteur, le tuteur de mon ami nous fut enlevé par des affaires, jusqu’à cette heure-là, de sorte que nous fûmes abandonnés à nous-mêmes, nous eûmes à mettre à profit ce temps-là à notre gré, à découvrir, si cela était possible le moyen de faire quelque chose qui, soit par politesse, soit par une fiction légale, de nature à contenter un homme de loi, ou à remplir à la lettre les conditions d’un pari pût s’appeler « avoir vu Londres ».

Que faire ? Nous nous arrêtâmes avec découragement pour réfléchir. Ce n’était pas faute de spectacles attrayants, pleins de promesses, au contraire : il y en avait trop ; inopes nos copia fecit[2], et nous étions embarrassée du choix. Mais y en avait-il un qui pût être regardé comme un ensemble, comme une synthèse de l’univers qu’était Londres ? Nous ne pouvions, cela était clair, faire le tour de cette immense circonférence ; par conséquent, ce qu’il y avait de mieux à faire après cela, c’était de nous placer autant que possible à quelque portée des spectacles de Londres qui correspondaient au contre. Mais comment cela ? Notre plan était bon au point de vue métaphysique, mais que vaudrait-il à l’exécution ? Selon toute apparence il se réduirait à rester à notre hôtel ; n’aller nulle part, c’était le moyen qui nous sembla le meilleur pour répartir de tous côtés notre présence.

Trois fois en ma vie mon sentimental, c’est-à-dire mon goût des proportions a été cruellement blessé. La première fois ce fut par une peinture qui représentait le Cap Horn, où il paraissait bien au-dessous du rang et de l’emploi qu’il occupe en ce monde, celui d’être l’extrême terminaison de notre plus grand continent, et de servir en quelque sorte de pivot, de charnière, à nos plus grands voyages de circumnavigation, où du moins de nos idées classiques de tour du monde. Avoir doublé le Cap Horn, — à certaine époque, comme cela sonnait bien ! Et pourtant combien nous serions honteux si jamais il nous fallait voir ce cap de la Lune ! J’ai entendu raconter qu’un groupe d’Anglais fit pendant la nuit l’ascension de l’Etna, afin d’être sur pied au lever du soleil, comme c’est l’usage des touristes, tant en Suisse que dans la principauté de Galles, le Cumberland, etc., mais s’ils avaient réfléchi un peu, ils se fussent évité beaucoup de peine pour un mince avantage, comme les touristes de l’Etna furent le reconnaître ensuite. À la vérité le soleil se leva, et il se montra, et il n’était pas plus enveloppé de nuages qu’il ne convenait ; mais ils furent si désappointés de l’effet dans son ensemble, et en particulier si dégoûtés du soleil, qu’ils le sifflèrent à l’unanimité : il ne leur eût d’ailleurs servi à rien de crier : « Enlevez-le ! enlevez-le ! » Mais après tout, ils avaient eu tort de s’attendre à de belles choses, et ce n’était pas la faute du soleil, qui sans doute, avait fait de son mieux. Car en général, un lever ou un coucher de soleil, doit être vu de la vallée ou horizontalement, et non pas chantement (slantingdicularly) comme dirait le Kentuckien. Mais pour en revenir au Cap Horn, eu égard à sa position et à son rôle, il paraît vraiment déshonorer la planète, car il n’est pas seulement le mont spéculaire qui fait sentinelle et veille en quelque sorte sur une trinité d’Océans, c’est de plus le gardien de l’entrée du Pacifique selon la tradition, et enfin c’est pour toutes les Amériques le temple du Dieu Terme. Si bien que malgré tant de dignités, il me paraissait dans le dessin, n’être plus qu’un échafaudage provisoire bâti par un charpentier, en attendant que le véritable Cap Horn fût prêt, ou n’être qu’une toile de fonds empruntée à l’Opéra. C’était un exemple de disproportion.

Les deux autres, ce furent les adieux suprêmes et cérémonieux de Garrick quand il abandonna le théâtre, et l’inauguration de Georges IV à Pall-Mall, le jour de son avénement au trône. La disproportion absolue de l’auditoire avec la scène dans les deux cas, (je dit de l’auditoire, et c’est bien le mot juste pour l’ensemble des spectateurs dans le premier) jeta sur l’un et l’autre un ridicule qui ne s’est point effacé. Il est dans tous les cas impossible à un acteur de dire des paroles d’adieu à ceux auxquels il adresse réellement ses adieux. Il ne saurait placer devant lui son véritable objet. À qui présenterait-il ses derniers adieux ? Nous tenons d’un homme qui s’il aimait Garrick, n’aimait certes pas la profession de Garrick, et qui n’eût voulu pour rien au monde se servir de celui-ci pour rendre indûment hommage à celle)là, que la retraite de ce grand artiste « avait éclipsé la gaîté des nations. » C’était donc à des nations, et à des nations de sa propre génération, qu’il devait ses adieux, mais dans une génération, quel est l’objet qui peut être atteint ou qui peut atteindre, donner ou recevoir des remerciements ? Il n’y a pas de fiction, pas de délégation qui permette de présenter ces corps devant un tribunal. D’autre part l’auditoire d’un roi eût pu être un corps représentatif autorisé. Mais quand nous considérons d’abord de quoi se compose un auditoire formé par hasard et par accident, soit dans une rue, soit au théâtre, et ensuite la petitesse d’un auditoire moderne, même à Drury-Lane (3.000 au maximum), c’est-à-dire à peine le vingtième de ce contenait le Circus Maximus, et par dessus tout, quand nous considérons le défaut d’ensemble qui s’accuse dès que la cérémonie se prolonge un peu, dans les actes d’une telle assemblée, — actes qui se réduisent à l’expression passagère d’émotions passagères, actes si essentiellement transitoires que même systématisés, réduits en un art, où ils prennent le nom d’imbrices et de bombi[3], comme ce fut le cas à Alexandrie, puis dans les théâtres de Naples et ceux de Rome, ils sont dans la nécessité absolue et sans remède de mourir au moment même de leur naissance, — toutes ces considérations réunies nous montrent combien un auditoire ainsi formé est incapable de produire un résultat moins fugitif que sa propre et fragile existence.

Il y avait la même disproportion dans ces cas et dans le problème qui se présentait actuellement : le temps dont nous disposions et ce que nous pouvions en faire. Nous avions à voir Londres ; pouvions-nous le faire d’une manière aussi approximative que l’étudiant cité par Hiéroclès, en emportant une brique dans notre poche ?

Nous perdîmes une demi-heure à discuter sur le sujet, mais nous parvînmes à le réduire à l’alternative entre l’Abbaye de Westminster et la cathédrale de Saint-Paul. Je ne crois pas que nous eussions pu choisir mieux. Les deux édifices en balance, à ce que nous dit le garçon, étaient à égale distance de notre auberge, mais ils étaient trop éloignés l’un de l’autre pour que nous puissions les visiter tous deux. Nous décidâmes donc de résoudre la question en tirant à la courte paille. La courte paille fut pour l’abbaye. Mais comme ni l’un, ni l’autre n’était content de ce jugement, nous résolûmes de faire un nouvel appel à la sagesse du hasard, attendu que la seconde idée est la meilleure. Cette fois ce fut la cathédrale qui fut désignée, et ainsi il se fit que pour nous, la visite de Saint-Paul équivalait à avoir vu Londres.

Le premier coup d’œil jeté sur Saint-Paul, comme on le pense bien, nous frappa d’un étonnement respectueux, et à cette époque-là je ne m’imaginais pas que le sentiment de la grandeur pût s’imprimer plus profondément. Une seule chose nous gâta en partie notre plaisir. Cette chose-là était un détail qui paraissait sans importance, et qui en serait réellement un, si l’on s’y prenait autrement. Les superbes objets de curiosité que contient la cathédrale étaient montrés, moyennant un tarif spécial pour chacun d’eux. Ils étaient, je crois, au nombre de sept, et on pouvait voir pour quelques pence l’un quelconque d’entre eux sans s’occuper des autres. Le tout réuni s’élevait à une bagatelle, mais nous étions obsédés par une sorte de persécution : « — Ne voulions-nous pas voir la cloche ? — N’irions-nous pas regarder le modèle ? — Certainement nous ne partirons pas sans avoir visité la galerie aux échos ? »

Ces propos troublaient le silence et la sainteté de l’endroit, et doivent avoir agacé bien des gens, comme ils nous agaçaient nous-mêmes, qui ne demandions qu’à contempler tranquillement un beau monument de la grandeur nationale, monument qui, à cette époque même, commençait à prendre quelque importance dans le pays depuis qu’il était destiné à recevoir les cendre de ses héros[4].

Ce qui nous frappa le plus dans tout l’intérieur de l’édifice, ce fut le coup d’œil qu’on avait en se plaçant exactement sous le centre du dôme ; ce fut précisément ce point qui, cinq années plus tard, reçut les restes de Lors Nelson. Dans une des ailes qui se détachaient de ce centre, nous vîmes les drapeaux de France, d’Espagne, de Hollande, tous les trophées de la guerre en un mot, faisant flotter leurs lourdes draperies, lentement, pesamment, dans la demi-obscurité d’en haut, comme si de temps à autre ils étaient agités par des courants d’air. Les jeunes garçons ne font pas de sentiment, ou du moins ils n’en expriment pas beaucoup, mais ils éprouvent réellement, tout comme leurs aînés, des émotions d’une nature très élevée, bien qu’elles se dissipent à l’occasion d’une chose des plus triviales, et nous fûmes assaillis par le cicerone qui ôtait sur nos talons, et qui prit justement ce moment-là pour nous répéter son odieux refrain : « Deux pence, gentlemen, rien que deux ponce par personne », et toujours ainsi jusqu’à notre sortie.

On s’est plaint des mêmes ennuis à l’abbaye de Westminster, et l’on a donné à cette plainte une forme piquante que je me ferais un scrupule d’approuver sans m’être d’abord informé. En quoi consiste l’abus et où commence-t-il ? Je ne sais. Certainement, ni moi, ni personne, nous n’avons le droit de nous attendre à ce que les pauvres gens qui nous accompagnaient donnassent leur temps pour rien, pas plus qu’on n’avait le droit de leur en vouloir pour leur insistance, d’autant plus grande que le bien-être de leur famille pouvait en dépendre. La pensée qu’on laisse chez soi des enfants affamés ne laisse guère de place au souci d’observer les nuances de la politesse, quand on est au dehors. Il se pouvait donc que ces individus méritassent ou non d’être blâmés. Mais quoi qu’il en soit, le système est visiblement mauvais. La Nation a le droit d’entrer librement, et sans être molestée dans les monuments publics qui lui appartiennent. Elle a non seulement le droit d’y pénétrer, mais encore celui d’en user, et la liberté ne consiste pas seulement pour elle à ce que l’usage en soit gratuit, mais encore à ce qu’elle n’ait point à subir les importunités des guides avec leurs connaissances imparfaites et leurs sentiments plats.

Et pourtant combien est peu de chose ce système de restriction et d’ennuis quand on le compare à celui qui règle l’accès aux bibliothèques publiques, ou encore celui qui exclut absolument de certaines d’entre elles, d’une façon complète l’usage de ce qu’on reconnaît formellement être une propriété publique. Des livres et des manuscrits qui ont été réunis tout d’abord, et formellement légués au public, dans le but généreux et noble d’assurer aux générations futures des avantages dont leur collectionneur n’a pas joui, et de faire disparaître devant ceux qui cultivent la science, des obstacles qu’une cruelle expérience lui a fait connaître, ces livres on les enferme, on me les refuse, à moi, à vous, comme s’ils étaient la propriété d’un particulier. Oui, on va même beaucoup plus loin, car tous les particuliers collectionneurs de grand mérite, comme le défunt M. Héber, se sont distingués par leur empressement à prêter les plus rares de leurs livres à ceux qu’ils savaient capables d’en faire un usage utile. Mais dans les cas dont je parle, il y a des fonds destinés à subvenir aux frais que comportent les emplois nécessaires à une bibliothèque, ceux de bibliothécaires de sous bibliothécaires, et ces fonds, sans que la chose doive être formellement exprimée dans le testament, présupposent qu’il y aura un public pour se servir chaque jour des livres ; — sans quoi ils seraient superflus et n’auraient eu d’autre résultat que de créer d’oisives sinécures, au profit de personnes qui n’auront pas autre chose à faire que de tenir le public à l’écart. Donc, cela est certain, ces postes ne sont pas des sinécures : ces gens-là se chargent d’une besogne qu’ils accomplissent avec vigilance, et qui consiste à écarter le public. Et pourquoi ? Un homme qui, comme moi, aime les livres, pourrait leur attribuer un motif peu élevé, celui de garder les livres pour eux. Bien loin de là. Dans bien des cas, ils ne se servent pas plus des livres qu’ils ne permettent de s’en servir. Ainsi toutes les intentions que le fondateur a eues dans sa bonté (et je dirais, eu égard à ses motifs, dans sa piété), ont abouti à mettre sous clef et à séquestrer une grande collection de livres, dont quelques-uns sont des raretés, de les mettre dans des endroits où nul ne peut les ouvrir. S’il les avait légués aux catacombes de Paris ou de Naples, il n’eût pas plus efficacement pourvu à leur destruction virtuelle. Je le demande : n’a-t-on pas le droit de citer devant les tribunaux ordinaires les auteurs d’abus aussi énormes ?

Ô grand réformateur, dont chacun peut percevoir l’approche pour peu qu’il mette l’oreille sur le sol sur chaque route, si parfois tu as à m’imposer, à moi et à d’autres, des souffrances devant lesquelles je ne reculerai pas, fais-moi aussi quelque bien, — tourne de ce côté les grands ouragans, les cyclones de ta colères, — vanne-moi cette paille, et fais que nous puissions enfin voir les greniers pleins de pur froment qui ont été remplis à notre intention dans le temps jadis, et que depuis deux siècles on nous ferme !

Nous quittâmes Londres en toute hâte pour remplir un engagement déjà ancien envers le comte H—, grand-père de mon ami[5] Ce grand amiral, avait occupé une situation très importante aux yeux du public, car il faut le premier parmi les héros de la mer dans la première guerre de la Révolution, et le seul de noble origine : j’aurais été heureux de le voir. Saint-Paul et ses monuments élevés au capitaine Riou et au capitaine …, ainsi que son étalage flottant de drapeaux conquis sur l’ennemi, avaient éveillé en moi, d’une manière particulièrement solennelle, ces souvenirs patriotiques des gloires d’autrefois, qui émeuvent les adolescents bien plus vivement que les hommes faits, en qui la sensibilité à de telles impressions a été émoussée. Cependant il était décidé que nous ne verrions pas Lord II … Dans ces dernières années, il avait quitté toutes fonctions publiques ; mais cette fois, son absence était probablement due à une raison qui fera sourire le lecteur : c’est qu’il était mort, du moins je le crois, sans en être absolument sûr, car je n’ai pas sous la main d’annuaire de la pairie qui me permette de fixer ce point. En fait, mes relations avec sa famille avaient été trop superficielles et trop peu fréquentes pour graver dans ma mémoire aucune date de son histoire. Et bien qu’à cette époque-là, j’ai su exactement ce qu’il en était, j’ai actuellement oublié tout, excepté le simple fait de son absence.

En tout cas il y avait eu, et très récemment, un décès dans la famille, dans des circonstances propres à faire une vive impression, et tous les gens de la maison étaient péniblement accablés par cet événement, lors de ma visite. Une des filles, jeune amie de ma mère, avait été promise depuis quelque temps à un gentilhomme écossais, le comte de M—ton, très estimé de la famille royale. On fixa enfin le jour du mariage, et environ une quinzaine avant cette date, on apporta à P… je je sais quel ornement ou quel article de toilette que la fiancée devait porter en se présentant à l’autel. La mode a souvent varié sur ce point, mais à cette époque, c’était la coutume que les deux fiancés se présentassent en grande toilette. Quand le costume arriva, la dame avait toutes les apparences d’une bonne santé, mais par un de ces pressentiments inexplicables dont on cite bien des exemples authentiques (comme cela s’est vu pour le père d’André Marwell), elle jeta les yeux, une minute ou deux, sur le beau costume, et dit d’une voix ferme et tranchante : « Voilà donc ma toilette de mariage, on s’attend à ce que je la mette le jeudi 17, mais je ne la porterai pas, je ne la porterai jamais. Le jeudi 17, je serai revêtue d’un linceul. » Toutes les personnes présentes furent vivement choquées d’une telle déclaration, que l’air solennel de la dame ne permettait pas de regarder comme une plaisanterie. La vieille comtesse, sa mère, lui reprocha même ces paroles avec quelque sévérité : elles exprimaient peu de confiance dans la bonté de Dieu. La fiancée ne répondit rien, et se contenta de soupirer profondément. Dans la quinzaine, néanmoins, sa prédiction s’accomplit à la lettre. Elle tomba subitement malade, et mourut environ trois jours avant la date fixée pour le mariage. Enfin on l’enveloppa d’un linceul, comme cela se fait tout naturellement à la suite d’un décès, et ce fut là son vêtement au matin du jour de son mariage.

Lord M—ton, le gentilhomme qui avait perdu sa fiancée d’une manière si soudaine et si remarquable, fut le seul gentleman qui parut au dîner. Il s’intéressait tout particulièrement à la littérature, et ce fut en somme grâce à sa bonté que je me trouvai, pour la première fois de ma vie, dans une situation qui était un peu celle d’un lion. Ce qui me valut l’attention flatteuse de Lord M—ton, ce fut une certaine pièce de vers qui m’avait fait obtenir une distinction publique ; je dois avouer qu’elle n’était pas brillante, car le prix qui m’avait été décerné n’était ni le premier, ni le second ; c’était tout simplement le troisième, et la seule mention de ce détail eût pu faire douter si on avait voulu me faire un honneur ou un affront. Néanmoins, cette fois, les juges, plus honnêtes ou peut-être plus défiants d’eux-mêmes qu’on ne l’est dans les appréciations de ce genre, avaient fait imprimer les trois premières compositions récompensées. De la sorte chacun des concurrents moins heureux était en état de profiter des différences de goût qui régnaient parmi ses amis ; et mes amis à moi, en particulier, m’avaient décerné la palme d’une voix unanime, à la seule exception de ma mère, qui jugeait toujours ses enfants inférieurs à ceux d’autrui (tant, à ce qu’il me semble parce qu’un scrupule religieux lui ordonnait de réprimer notre vanité, que par un esprit de modestie bien sincère dans tout ce qui lui touchait de près). Lord M—ton déclara à haute voix qu’il n’y avait pas même lieu de discuter, qu’on avait été à mon égard d’une grossière injustice, et comme les dames de la famille faisaient le plus grand cas de son opinion, il en résulta que selon elles non seulement j’avais droit à la couronne de laurier, mais que j’avais de plus l’avantage d’avoir souffert une injustice. Non seulement j’étais un vainqueur, mais j’étais un vainqueur malheureux.

En ce moment, où trente et quelques années me séparent de ces bagatelles, on peut bien supposer que je n’attache pas assez d’importance au sujet qui me valut ces éphémères honneurs, pour avoir une opinion quelconque, dans un sens ou dans un autre, sur ce que je méritais réellement. Je ne me rappelle même plus la plupart des vers ; quant à ceux que j’ai retenus, ils me font penser qu’au point de vue de la structure métrique, et du choix des expressions, j’avais quelque supériorité sur mes concurrents, bien que d’autre part, mes vers eussent moins de fini peut-être. Lord M—ton avait donc pu jusqu’à un certain point se montrer aussi juste que bienveillant. Mais, si peu vraisemblable que soit la chose, alors même que j’allais tirer quelque avantage de ces honneurs, et qu’ils me valaient de la part de la famille où j’étais une considération à laquelle je n’eusse pu m’attendre sans cela, je doutais très sincèrement, à part moi, que j’eusse aucun droit réel aux éloges que je recevais. Mes vers ne m’avaient pas le moins du monde satisfait, et tout en éprouvant quelque orgueil de l’attention qu’ils m’avaient attirée, tout en étant enchanté de la générosité, de la chaleur que mettait le noble Écossais à prendre mon parti, j’étais bien plus touché de la bonté et de la sympathie qu’il me témoigna, et de la bienveillance qu’elle inspira à d’autres personnes, que je n’étais excité et satisfait dans mon amour-propre intellectuel.

En réalité, bien que je fusse orgueilleux comme un démon de ces dons intellectuels que je croyais posséder, ou que je possédais réellement, je me rendais, même en ce temps-là, un compte trop exact de mes prétentions pour m’imaginer que ma vocation particulière m’entraînait vers la poésie. Sans doute, je savais fort bien, et je sais encore que s’il m’avait plu de m’enrôler parmi les soi-disant poètes du jour, — j’entends, parmi ceux qui ont assez de talent et de ressources d’imitation pour jouer le rôle de poètes, comme s’ils étaient devant la rampe et pour obtenir un effet théâtral, — j’eusse pu conquérir les lauriers que l’on conquiert de cette façon-là. J’aurais pu prendre et garder une place taliter qualiter parmi les poètes du temps. Pourquoi donc ne l’ai-je pas fait ? Parce que je savais que la destinée la plus certaine m’attendait pour me contraindre à me démettre de cette place, à la génération suivante, en faveur d’un autre prétendant qui aurait autant ou plus d’habileté à exprimer de vagues sentiments, à délayer en livres le vieux et traditionnel langage de la passion, qu’il aurait l’avantage de la nouveauté, et celui de s’adapter plus complètement au goût dominant du jour.

À cette époque de ma première jeunesse, je sentais fort vivement, moins vivement peut-être qu’aujourd’hui, qu’une très faible partie de ce qu’on accepte en tout temps comme poésie, de ce qui en usurpe, pendant une saison, le nom sacré, est réellement le débordement spontané d’une passion sincère, profonde, et en même temps assez originale pour être contrainte à se montrer en public, par suite de cette nécessité de chercher une sympathie extérieure, qui est si intimement unie à toute passion. L’autre poésie n’est rien de cela : l’auteur nous présente une imitation de telle ou telle passion, selon qu’il choisit avec plus ou moins de jugement telle ou telle clef pour exprimer telle forme donnée de passion ; il imite le langage de la passion en trouvant plus ou moins habilement les expressions réelles, naturelles qu’emploie la passion et les débarrassant de tout ce qui leur est étranger. Ils sont bien rares, en quelque siècle que ce soit, les poètes fameux qui gémissent comme les prophètes, sous le poids du message qu’ils ont à proclamer et qu’il leur faut proclamer, de la mission qu’ils doivent remplir. En général, je dirai même, bien plus fréquemment peut-être qu’on n’est porté à le croire, ils se bornent à simuler le rôle qu’ils jouent ; ils ne parlent pas d’abondance de cœur, mais ils jouent avec art, avec habileté, les émotions de seconde main ; le tout est affaire de talent (parfois même de grand talent), mais enfin sans rapport avec la faculté créatrice, le génie, l’inspiration authentique.

De P. nous retournâmes à Eton. Sa Majesté la Reine donna alors des fêtes splendides à Frogmore. Elle prescrivit à un grand officier de sa maison que nous fussions invités une ou deux fois. L’invitation, bien entendu, était une faveur faite à mon ami, mais Sa Majesté avait bien voulu recommander que j’y serais spécialement compris, comme son hôte, Lord W., malgré sa jeunesse, était devenu assez indifférent à ces choses-là, mais pour moi un tel spectacle était une nouveauté et cela fit qu’on décida de s’y rendre. Nous y allâmes en effet, et je ne fus pas fâché d’avoir fait le sacrifice de quelques heures, pour avoir tout au moins le plaisir de contempler la splendeur d’une fête royale. Mais c’était bel et bien un sacrifice, et quand le premier effet piquant de l’attente se fut émoussé, et que les vagues incertitudes de l’ignorance eurent succédé aux véritables réalités, quand l’œil eut commencé à se lasser de la vue des magnifiques costumes, etc., je ne tardai pas à souffrir de la contrainte qu’une personne jeune doit s’imposer en une pareille circonstance. La musique fut la seule chose qui me donna un plaisir continu, et sans cela j’aurais éprouvé quelque difficulté à éviter un acte aussi monstrueux qu’un bâillement. La salle de bal, qui avait été improvisée pour l’occasion, en forme de pavillon, avait un air d’élégance et de fête ; la partie qui y était réservée aux danseurs était entourée d’un treillage doré, et le haut était décoré de guirlandes de fleurs avec beaucoup de goût. Les toilettes des dames étaient, comme c’est l’usage en ces occasions, d’une richesse remarquable. De toutes les scènes que présente le monde, il n’en est pas qui soit en elle-même plus intéressante pour moi ; il n’en est pas, je le répète à dessein, qui m’émeuve plus que le spectacle d’hommes et de femmes flottant à travers le brouillard de la danse ; à la condition, cependant, que la musique soit belle et joyeuse, que les danseurs sachent parfaitement danser, et que la danse soit de nature à permettre un mouvement libre, aisé, continu. Mais on chercherait vainement cette condition dans les assommants quadrilles qui ont depuis bien des années fait oublier la contre-danse, si vraiment belle, qui est fille de l’Angleterre. Ceux qui ont le goût et la sensibilité assez défectueux pour substituer au beau dans la danse la simple difficulté, pouvaient être assurés qu’à la fin ils feraient passer cet art dégénéré de l’Opéra dans les salons des particuliers. L’on était disposé à encourager ce passage, mais jusqu’alors on n’avait pas encore atteint pleinement le but, et la contre-danse anglaise était encore appréciée à la cour des princes. Or de toutes les danses, elle est la seule qui appartienne à la danse de celles que l’on peut qualifier de danse, à mouvement continu, c’est-à-dire, danses où il n’y a pas d’interruption, pas d’arrêt brusque, mais qui déploie ses charmants détours avec la régularité de la lumière qui se répand dans un espace libre. Et chaque fois que la musique n’a pas un caractère léger, trivial, mais qu’elle est toute pénétrée d’un plaisir de fête, et que les danseurs sont assez habiles pour éviter toute gaucherie qui provoquerait le rire, je crois que bien des gens sentiraient ce que je sens en pareille circonstance, c’est-à-dire qu’ils trouveraient dans ce spectacle une des plus nobles formes de mélancolie passionnée que puisse faire éprouver aucun spectacle. Mélancolie n’est pas le terme propre, et il n’existe de terme propre en nulle langue (parce que même les langues les plus belles n’en ont pas) pour exprimer exactement cet état, car celui auquel je fais allusion excite et élève l’âme, au lieu de l’affaiblir. Et sans aucun doute, les gens qui ont l’esprit le plus lourd sont en état de comprendre que bien des sensations de plaisir, et en particulier les plus élevées sont aussi loin que possible de ce qui ressemble à de la gaîté, à du risible. Le jour où un Romain triomphait était le plus joyeux de son existence, c’était celui où son bonheur atteignait le couronnement, le point culminant, et assurément ce jour-là était aussi le plus solennel de sa vie.

La musique de fête, quand elle a un caractère de richesse et de passion, est aussi opposée que possible à l’hilarité vulgaire. Il y a de la mélancolie dans son contentement, dans sa pompe, mais c’est une mélancolie qui vise à la grandeur, à l’élévation. Par exemple, (puisqu’on risque beaucoup de ne pas se faire comprendre si l’on ne recourt pas à des traits individuels) pour toute personne douée de sensibilité musicale, qui écoutera la musique exquise qu’a composée Beethoven comme ouverture à la Lenore de Burger, et dont l’idée maîtresse est celle d’une armée qui revient triomphante de la croisade, ornée de lauriers et de palmes, et qui défiles sous la porte de sa cité natale, quel sera le sentiment prédominant au milieu de cette fête tumultueuse ? Ne s’élèvera-t-elle pas par degrés bien mesurés, au-dessus d’une chose aussi vulgaire que la simple hilarité. Et d’ailleurs le rire est lui-même de nature douteuse : en tant que moyen d’expression du risible, le rire touche au trivial et à l’ignoble ; comme organe de la joie, il est allié à ce qui est passionné et noble.

Par tout ce qui précède, le lecteur, qui n’aurait pas connu cela par l’expérience, peut comprendre que le spectacle de jeunes hommes et de jeunes femmes, coulant en festons de danse compliquée sous un flot de musique sonore, et avec tous les détails variés que présente une telle scène chez un personnage riche, avec l’éblouissement de la lumière et des bijoux, la vie, le mouvement, l’ondulation des têtes pareille à la mer, l’ανακυκλωσις, ou retour sur soi-même de la danse, comme de la musique, jamais ne finissant, toujours commençant, et l’ordre qui renaît sans cesse d’un système de mouvements qui paraît bien calculé pour aller jusqu’à la limite même de la confusion, que tout ce spectacle ou de telles circonstances soit capable de faire naître et durer les émotions les plus grandioses de la mélancolie philosophique auxquelles l’esprit humain soit accessible. Cela s’explique en partie parce qu’une scène de ce genre présente une sorte de mascarade de la vie humaine, avec tout son cortège de pompes et de gloires, tout le luxe dont se réjouissent les yeux et les oreilles, ses heures de jeunesse éclatante, et l’interminable succession des siècles poussant devant eux les siècles, où chaque génération talonne celle qui la précède d’un pas léger, et parce que, pendant tout cela, la musique dispose en souveraine maîtresse l’esprit au spectacle, le sujet à l’objet (comme diraient les Allemands), le contemplateur à la vision. Et bien qu’on sache que ce n’est là qu’une phase de la vie, — la vie allant vers sont point culminant dans son ascension, — pourtant l’autre côté, le côté répulsif est caché par l’autre face, par l’envers de la tapisserie brodée d’or, dont on connaît, mais dont on ne sent pas l’existence, ou qu’on n’aperçoit que d’une manière indécise à l’arrière-plan, où il multiplie ses détails confus. La musique a pour effet de mettre l’esprit en état d’attraction élective pour tout ce qui est en harmonie avec la note dominante en lui.

Ce plaisir-là, je l’eus alors, comme en toutes les occasions semblables, et si j’ai employé peut-être plus de mots qu’il n’en eût fallu pour décrire une sorte d’émotion aussi commune, ce n’est point qu’elle soit, en elle-même, vague ou douteuse, mais c’est qu’il est difficile de persuader au lecteur sans lui demander quelques instants de réflexion, qu’il n’y a rien de paradoxal à affirmer que la joie et le plaisir, à leur plus haut degré, s’allient tout naturellement à la solennité et même à la plus profonde mélancolie. Et cependant, pour dire la vérité toute simple, la nature humaine est si mystérieuse, et si difficile à déchiffrer à première vue, que toute façon de présenter une vérité importante sur ce sujet, paraîtra de prime abord surprenante, ou parfois paradoxale. Et il est si peu nécessaire, ici de courir après le paradoxe, que, au contraire, quiconque écoutera docilement sa propre expérience, se sentira bien peu capable de faire un effort sérieux pour éviter de donner un air de paradoxe à ce qu’il sait être la vérité. En notre siècle, il n’y a personne qui ait besoin de chercher le paradoxe. Il suffit pour cela de s’en tenir à la vérité, et vous verrez le paradoxe se multiplier partout sous vos mains comme la mauvaise herbe. En effet, des vérités nouvelles et importantes sont rarement d’accord avec aucunes théories préconçues. En d’autres termes, elles ne peuvent s’expliquer par ces théories, qui, dès lors, sont insuffisantes, quand mêmes elles seraient vraies. Et il faut se mettre dans l’esprit qu’en toutes choses, le paradoxe n’est point ce qui, paraissant vrai, se trouve faux après examen, mais ce qui, paraissant faux, se trouve être vrai, quand on y a regardé de près.

Le plaisir dont j’ai parlé est propre à des scènes de ce genre, mais en cette occasion-là, j’eus quelque chose de plus. Voir « en personne » les gens dont vous avez entendu parler dans les journaux dès que, tout enfant, vous avez pu lire, ces gens qui jusqu’alors ont occupé une large place dans vos idées d’enfants, les voir aller et venir, les entendre parler comme des êtres réels, cela avait quelque chose d’étrange pendant la première demi-heure environ. Mais dès que cette impression commença à se dissiper, elle se dissipa par degrés rapides. Et après que ces premières émotions de surprise causée par la nouveauté se furent émoussées, il fallut reconnaître que les détails particuliers qui se rattachent à un bal royal n’étaient


guère propres à en faire jouir, à faire trouver du plaisir, de l’entrain. Je ne veux point payer d’ingratitude Sa Majesté, ou abuser de mes privilèges d’invité pour chercher dans mes souvenirs de ce qui se passait alors, des matériaux pour une critique maligne. On fit, je n’en doute point, tout ce que permettait l’étiquette de la cour, pour faire fondre cette glaciale contrainte qui donnait à toutes choses un air trop cérémonieux, trop officiel, et à chacun des acteurs de la scène la physionomie d’une personne qui s’acquitte d’une besogne, et même aux plus jeunes des personnages présents une expression de malaise, une évidente raideur de manières, raideur qui, je le suppose, n’était point due à la crainte d’autrui, mais seulement à celle de commettre des bévues, des fautes. En fait, un grand personnage qui a un caractère officiel ne peut pas être traité avec la liberté parfaite que comportent les relations sociales, et il ne doit pas l’être. Ce n’est pas seulement de rang qu’il s’agit ici, car ce rang lui appartenant en propre, il pourrait y renoncer pour une heure ou deux, mais il a aussi le caractère d’un personnage représentatif. Il a à faire respecter non seulement son rang, mais aussi celui d’autres personnes. Il donne un corps, une personnalité à la majesté d’un grand peuple, et cette situation, vous ne pouvez ni ne devez jamais l’écarter de votre pensée, alors même que vous seriez très encouragé à le faire. Outre cela, il faut reconnaître que la vue de frères dansant avec leurs sœurs, comme cela arrivait trop souvent quand les Princesses prenaient part aux danses, ôtait à ces danses tout l’intérêt qui leur est propre, car cela ne se conciliait guère avec le sens significatif de la danse en général. Il en résulta un sentiment d’embarras que ne pouvait dissiper aucune marque de condescendance de la part des grands personnages. Cet arrangement malheureux obligeait toutes les personnes présentes à avoir présent à la pensée le rang élevé des personnes qui pouvaient imposer de telles combinaisons. Et ce rang nous était aussi rappelé sous un de ses aspects les moins heureux, car il avait pour effet d’isoler une jeune femme en son plein épanouissement dans le chœur des compagnes de son âge et de faire autour d’elle la solitude au milieu d’une foule que formait l’élite de la jeunesse, de la bravoure, de la beauté et de la distinction.

En somme, eu égard à mes modestes prétentions, j’eus lieu d’être reconnaissant : on me témoigna toute la bonté, toute l’attention possible. Je sentais que j’étais entièrement redevable de mon invitation à mon noble ami. Mais comme j’avais été invité, je m’aperçus d’après ce qui se passait qu’il avait été entendu et convenu que je ne serais en aucune façon, négligé, abandonné à moi-même.

Lord W — et moi, nous échangions à l’occasion nos idées au moyen d’un langage qui nous rendit d’assez grands services à cette époque et qui se nommait Ziph. Le nom et la chose tiraient également leur origine de Winchester. Le docteur Mapleton, médecin de Bath, qui m’avait donné ses soins de concert avec M. Grant pendant la maladie indéfinie dont j’avais été atteint à la tête, avait trois fils en classe à Winchester, et le motif qui le décida à les en retirer vaut la peine d’être rapporté, en ce qu’il aide à comprendre le système bien connu des brimades. Un ou deux d’entre eux laissa apercevoir au coup d’œil rapide et médical du docteur Mapleton les symptômes d’une santé chancelante. Un interrogatoire bien conduit lui fit découvrir qu’étant en qualité de nouveaux les fags (tel est le terme technique) des anciens auxquels ils avaient été assignés, ils étaient obligés de sortir la nuit et d’aller en ville pour faire des commissions, mais la chose n’était pas aisée, attendu que les issues ordinaires étaient fermées à huit ou neuf heures. Dans cette situation embarrassante, un fag honnête devait passer à tout prix par n’importe quel chemin, et il se trouvait qu’il n’y en avait qu’un seul par où l’on pût passer, et le seul qui eût échappé à tout soupçon, tout simplement parce qu’il traversait une série de temples consacrés à la déesse Cloacina. Ce n’était pas en somme un grand tour de force, tout l’étonnant consistait dans leur nombre : il y en avait dix-sept. Tel était le nombre exact de ces édifices sacrés, et ces malheureux serfs étaient forcés d’en traverser les marécages méphitiques, et cela chaque nuit de la semaine. Quand le docteur Mapleton apprit cela, il ne s’étonna plus des symptômes médicaux, mais comme la brimade était un abus trop vénérable et trop sacré pour être attaqué par des mains profanes, il ne déposa pas une inutile plainte ; il se borna à mettre ses fils dans une école où les marais serboniens de la déesse souterraine ne se trouvassent pas aussi souvent sur le passage des équipées nocturnes. Un jour que le digne docteur essayait de me divertir par ce récit de cette anecdote, et me demandait si, à mon avis, Annibal aurait tenté de franchir le Petit Saint-Bernard, alors que l’éléphant qui lui serait de monture aurait eu à traverser dix-sept locaux semblables, il fut amené à me faire part de la seule chose utile que ses enfants avaient importée de Winchester. C’était la langue ziph, enseignée à quiconque le demandait pour la somme fixe d’une demi-guinée, mais que le docteur m’apprit gratis, comme je la donne gratis au lecteur.

J’aurais laissé passer ce détail sans le relever, si je n’avais acquis la certitude que c’était un legs de temps plus anciens. Elle datait d’au moins deux siècles ; elle était peut-être contemporaine des Pyramides. En effet dans le fameux Essai sur un alphabet philosophique (je ne me rappelle plus si c’est le titre exact) ouvrage grand in-folio composé par l’ingénieux docteur Wilkins, évêque de Chester[6] qui le publia dans les premières années du règne de Charles II, in-folio que dans ma jeunesse je ne me bornai pas à lire, mais que j’étudiai, ce langage est mentionné et décrit en détail parmi un grand nombre d’autres systèmes pour correspondre secrètement, par la parole, ou par la vue, par les mots parlés ou écrits, ou par des symboles. Et comme l’évêque écrivant avant 1665, n’en parle pas comme d’une invention récente, il est bien possible qu’elle ait été regardée à cette époque comme une découverte antique, qui permet de converser sans être compris des assistants. Elle a en outre l’avantage de s’appliquer à toutes les langues, et il est impossible d’y comprendre quoi que ce soit, si l’on n’a pas été initié à son mystère. Le secret consiste à répéter la voyelle ou la diphtongue de chaque syllabe, en la faisant précéder de la lettre G. Par exemple la phrase : Partirons-nous dans une heure ? deviendrait celle-ci Gapargitigons rons gounous gandans gus etc. Il ne faut pas s’imaginer que la langue ziph demande beaucoup de temps. Il faut très peu de pratique pour arriver à la parler très vite si bien que moi-même, après avoir renoncé à son emploi depuis plus de trente ans, je puis encore parler ziph sans la moindre difficulté. Je ne sais plus si dans la description que fait l’évêque de Chester de cette langue secrète, la consonne intercalée est le G ou une autre. Il est évident qu’on peut se servir pour cela de F, de L, ou de n’importe quelle consonne.

C’est dans cette langue savante que mon ami et moi nous échangions nos impressions ; après être restés deux heures, temps qui suffisait largement pour exprimer combien nous étions sensibles à l’honneur qu’on nous avait fait, nous partîmes, et en arrivant sur la grande route, en plein air, nous jetâmes en l’air nos chapeaux en poussant des cris, non pas pour témoigner aucun manque de respect, mais par besoin irrésistible d’exprimer le plaisir que nous éprouvions d’avoir recouvré notre liberté.

Je revis le roi, et toujours avec un nouvel intérêt, pendant quelques minutes à une autre fête donnée par lui, et deux fois en des circonstances différentes, avant notre départ définitif d’Eton. Il était bon pour tout le monde, — condescendant et affable au point que je dois m’en souvenir avec une reconnaissance personnelle, et je l’ai entendu dire une chose qui, même alors, et à plus forte raison quand je fut capable de réfléchir plus profondément, lui gagna mon respect. J’ai toujours vénéré un homme dont on peut dire avec vérité qu’il a éprouvé une fois, une seule fois l’amour jusqu’au désespoir, je veux dire, quand il l’a ressenti avec une telle violence que, dans certaines circonstances qui s’y prêtaient, il s’est familiarisé avec l’idée de se couper la gorge, ou même, la chose étant possible, de couper la gorge à la personne qu’il aimait plus que tout au monde. On comprendra bien que je n’entends pas justifier de pareilles énormités, mais il est évident qu’en général on partage tout à fait mon sentiment, et que le public a toujours un regard sympathique pour tout criminel qui s’est rendu coupable d’un meurtre dans de telles circonstances, alors même qu’il aurait agi, comme cela arrive presque toujours, sous l’influence d’une passion aussi ignoble que la jalousie.

Les grandes passions, les passions qui se meuvent dans une vaste orbite et qui s’élèvent au-dessus des petites considérations sont toujours les indices de quelque générosité secrète. Sans doute il est peu d’hommes et peu de femmes capables de grandes passions, ou qui aient à proprement parler, des passions, quelles qu’elles soient. Hartley dans sa théorie mécanique de l’esprit humain, propage les sensations par le moyen de vibrations, et de vibrations en miniature, qu’il appelle vibrationcules, en employant le diminutif latin. Or, par rapport aux hommes et aux femmes, nous devrions dire, en parodiant cette terminologie, qu’ils sont gouvernés non par des passions, mais par des passioncules. De là vient que peu d’hommes vont ou peuvent aller au delà d’un petit sentiment d’amour, comme on dit ; de là vient aussi que dans un monde où il existe si peu d’harmonie entre les spéculations idéales des hommes et les grossières réalités de la vie, et où les mariages sont subordonnés dans une si grande proportion aux convenances, à la prudence, à l’intérêt personnel, en deux mots à toutes sortes de considérations n’ont rien à voir avec la sympathie réciproque des parties, nous n’entendons cependant que rarement parler de catastrophes tragiques de ce genre.

Pourtant le roi était du petit nombre de ceux qui sont capables d’une passion profonde, si j’en crois tout ce que j’ai entendu dire à ce propos. Tout le monde a appris combien il était passionnément dévoué à la charmante sœur du duc de Richmond. C’était avant qu’il ne se mariât, et il est certain, selon moi, que non seulement il désirait l’épouser, mais que même il en forma sincèrement le projet. Tout cela est de notoriété publique. Mais on a parfois parlé de certains faits qui permettent de croire que cette passion de sa jeunesse le troubla profondément et prit véritablement possession complète de son cœur. Or, chez un prince, dont les sentiments sont si exposés à se disperser, à se dissiper sous l’influence d’un nombre infini d’objets divers, qui sollicitent à chaque instant son attention, et si nous ajoutons que jamais, si ce n’est dans cette unique circonstance, il ne fit preuve d’un attachement qui eût quelque chose d’extravagant, de frénétique, tout cela semble bien prouver qu’il était vraiment, passionnément amoureux de Lady Sarah Lennox. Il avait un démon à ses côtés, et selon certains récits, il était en proie à une vraie possession. S’il en était ainsi, comme cela exprime vivement la nature complexe de la destinée humaine, et en même temps une autre vérité non moins intéressante — à savoir les terribles luttes avec la volonté, — les puissantes agitations qui bouleversent dans le silence et les ténèbres plus d’un cœur, pendant que pour l’œil des étrangers, tout est calme, quand on voit ce roi au seuil même de son avénement, à l’instant même où il ceint son front du cercle d’or du pouvoir suprême, — quand l’Europe l’épie avec attention, quand les rois de la terre le regardent avec envie, parce qu’il ne lui manque rien de ce qui fait le bonheur pour le vulgaire, ni la jeunesse, ni la santé, sur le trône le plus beau de cette terre, entouré de la popularité parmi un peuple d’hommes libres, et de l’espérance qui s’attache à des dons qui n’ont pas encore été mis à l’épreuve, — qu’au milieu de tout cela, et sous les auspices les plus flatteurs, il eût été appelé à faire le plus amer des sacrifices dont soit jamais capable un être humain ! Il le fit, et il aurait pu dire à son peuple : « C’est à vous, c’est à mes devoirs publics que j’ai fait un sacrifice qu’aucun de vous n’aurait fait pour moi. »

Il y a bien longtemps de cela, j’entendis une femme distinguée raconter dans quelles circonstances Lady Sarah reparut pour la première fois à la cour après le mariage du roi. Cela se fit à un lever, ou cela se fit pendant un bal, et si mes souvenirs sont exacts, après le mariage de cette dame avec Sir Charles Bunbury. Bien des regards s’attachèrent alors sur les intéressés, — bien des regards féminins surtout, et la dame qui me fit ce récit ne dissimula pas l’attention extrême qu’elle mit à les observer. La dame n’était point agitée, mais le roi l’était. Il paraissait anxieux, il tremblait visiblement, il changea de couleur, et enfin il frissonna quand Lady Sarah Lennox s’approcha de lui.

Mais pour citer le seul et unique exemple de sentiment éloquemment exprimé, dont j’aie gardé le souvenir trente ans après la lecture des Contes romanesques du Moine-Lewis : « En ce monde toute choses passent : que le Ciel en soit béni, et elles passent aussi les crises douloureuses au milieu desquelles il lui plaît de rappeler les exilés errants, nos passions elles-mêmes passent ! » Il arriva donc que cette rage se calma aussi, et qu’il fut oublié, comme le furent tant d’autres semblables, comme le seront tant d’autres, aussi longtemps que l’homme sera un homme, et la femme une femme. En somme, pour justifier une passion si profonde, on serait heureux d’avoir une haute opinion de la dame qui l’a inspirée ; par conséquent j’espère de tout mon cœur que les insultes prodiguées à sa mémoire dans les souvenirs scandaleux du duc de Lauzun sont de pures calomnies et qu’ils contiennent seulement la preuve de ses présomptueux désirs, plutôt que celle de prouesses réelles. Je sais que ce livre est généralement regardé comme l’œuvre d’un faussaire, mais les témoignages intérieurs, puisés dans le ton qui y règne et la valeur des révélations qu’on y trouve, ne me permettront pas de le croire. Il y a dans certaines parties un abandon et un laisser-aller qui en prouvent la sincérité. Je ne saurais mettre en doute son authenticité. Mais cela ne démontre nullement la vérité propre des histoires qu’il contient.

Bientôt après, nous quittâmes Eton pour nous rendre en Irlande. Notre première destination étant Dublin, nous prîmes naturellement la route d’Holyroad. À cette époque elle était sensiblement la même qu’aujourd’hui, à cela près qu’elle passait autour de Conway. À la station après Shrewsbury, elle entrait par le Nord dans la principauté de Galles. À la station suivante nous arrivâmes à la célèbre vallée de Llangolen : nous y parvînmes vers le coucher du soleil par une belle soirée de juin. Je me trouvais au milieu des montagnes. C’était un trait du paysage dont je puis bien dire que j’avais faim et soif depuis mon enfance. Jamais en ma vie je n’ai été aussi vivement désappointé dans mon attente, et je puis ajouter que jamais plaisir n’a été moins altéré, moins fané par une continuelle expérience. Une région montagneuse où les villes sont en petit nombre, où elles ont même un caractère pastoral, et une faible population, voilà quelles étaient les conditions où j’allais vivre sans interruption. Les montagnes du pays de Galles s’élèvent à peu près à la même hauteur que celles du nord de l’Angleterre, trois mille et quelques cents pieds sont le niveaux maximum qu’elles atteignent. Généralement parlant, chacune d’elles a des formes moins pittoresques, et elles sont moins heureusement groupées que leurs sœurs anglaise. Je dois aussi à M. Wordsworth d’avoir remarqué, depuis, un grave défaut dans la structure des vallées galloises : il consiste en ce qu’elles ont généralement la forme d’un bassin. Toutefois je ne m’en aperçus pas lorsque je vis pour la première fois le Pays de Galles, bien que mon attention eût dû être éveillée au premier coup d’œil par le contraste frappant qu’offrent dans leur forme tout opposée les vallées du Cumberland et du Westmoreland : elles représentent presque sans exception sous l’aspect d’une plaine horizontale commençant à la base des hauteurs qui les environnent, et pour employer l’expression de M. Wordsworth, elles forment le plancher d’un temple. Ce détail eût dû me frapper par son imposante beauté. Néanmoins en ce temps lointain aucun défaut ne me choqua, ne troubla mon plaisir, à cela près qu’après tout un jour de voyage (il nous fallut tout ce temps-là pour aller d’Holyhead à Llangolen) je remarquai non sans ennui le manque d’eau. De Conway à Bangoa nous eûmes toujours la mer en vue, mais nous n’aperçûmes guère d’eau douce, pas un lac, pas d’autres cours d’eau que des ruisseaux. C’est là certainement un défaut remarquable dans le pays de Galles du Nord pour qui y cherche la beauté du paysage. Les quelques lacs que j’ai vus depuis, comme celui qui avoisine Bala, celui des environs de Beddkelert, celui qui se trouve plus loin que Machynleth, n’ont rien d’attrayant soit dans leur forme soit dans leur cadre ; le lac de Bala est pauvre, insignifiant, les autres ont l’air de n’avoir pas été terminés et de n’avoir pas encore reçu leur ameublement de forêts.

À la Tête (pour employer l’expression courante[7]) nous fûmes retenus quelques jours par les vents contraires, en ces temps-là où la navigation à vapeur était inconnue. Néanmoins nous ne souffrîmes pas trop du désœuvrement, grâce à l’hospitalité d’un certain capitaine Skinner, qui habitait cet endroit, bien que nous fussions en quelque sorte emprisonnés sur un morne rocher. En effet Holyhead forme une petite île rocheuse distincte dépendante d’Anglesea, qui à son tour est une dépendance du pays de Galles septentrional. Les commandements des paquebots de cette station étaient des emplois lucratifs, et on les donnait (peut-être, les donne-t-on encore), aux capitaines de poste de la marine. Le capitaine Skinner était renommé pour ses talents à divertir une société, et il fit les honneurs de l’endroit de la façon la plus hospitalière, en nous invitant tous les jours à dîner avec lui.

Cela répondait du moins à une nécessité qui s’imposait à nous tous en ce moment-là, en nous évitant de nous rencontrer pendant le jour, excepté dans les circonstances où nous pouvions nous soustraire à l’obligation de communiquer familièrement l’un avec l’autre. Il faut que j’explique pourquoi cela était devenu nécessaire. Le dernier jour de notre voyage, le précepteur du Lord W…, après nous avoir accompagnés jusqu’à ce point de notre route, prit ombrage de quelque chose que nous avions dit, ou fait ou omis, et il ne nous adressa pas une syllabe depuis ce moment. Comme nous étions tous les deux dans des dispositions aimables, et que nous étions incapables d’avoir lancé avec préméditation aucun mot, ni commis aucun acte qui pût blesser les sentiments d’autrui, nous fûmes fort peinés, et nous passâmes en revue tous les menus incidents du voyage pour découvrir, si c’était possible, celui qui avait donné lieu à ce malentendu. Mais la chose resta pour nous deux un mystère. Ce précepteur était un Irlandais, et il avait, je crois, de grandes prétentions comme lettré, mais comme il était réservé et hautain, ou que peut-être il supposait que nous connaissions notre tort, en quoi il se trompait, il ne nous offrait aucune occasion de nous expliquer. Néanmoins il se montra jusqu’au dernier moment fidèle et exact à remplir les devoirs de sa charge. Il nous accompagna dans notre bateau, par une nuit noire et orageuse jusqu’au paquebot, qui était à quelque distance au large. Il nous vit monter à bord, se tenant debout un moment, il demanda : « Tout va bien sur le pont ? — Tout va bien, répondit d’une voix sonore le second du vaisseau. — Lord W —, avez-vous votre manteau de toile cirée ? — Oui, monsieur. — Alors, rameurs, repartons. » Nous prêtâmes un moment l’oreille au bruit cadencé des rames qui l’éloignaient, tout en nous demandant avec étonnement quel crime atroce nous avions pu commettre, pour lui interdire de nous faire même ses derniers adieux. Quant à moi, je ne le revis jamais, et j’ai quelque raison de croire que de son côté, Lord W… ne le revit pas davantage. Ni lui, ni moi ne découvrîmes l’explication du mystère.

Comme pour irriter encore plus notre curiosité, Lord W… me montra un bout de papier déchiré, qui contenait quelques mots de l’écriture de son précepteur, et qui avait été jeté comme exprès sur son chemin, ainsi que d’autres, à ce qu’il croyait. S’il ne se trompait pas, le précepteur avait cherché sans le trouver ce même morceau de papier qui avait pour but de lever le voile qui cachait notre faute, car celui qu’il me montra contenait en toutes lettres ce qui suit : « Quant à l’inquiétude que montre Votre Seigneurie au sujet de l’intimité de monsieur X. Y. Z. avec votre fils et de l’utilité qu’elle peut avoir pour lui, je crois pouvoir maintenant me hasarder à dire… » Là finissait brusquement la feuille sybilline, et nous nous mîmes en vain l’esprit à la torture pour obtenir une plus ample révélation, néanmoins, en arrivant à Dublin, nous nous arrêtâmes, et nous adressâmes un sincère récit de notre voyage et du petit mystère qui nous préoccupait, à la mère de mon ami, en Angleterre, car il était évident que c’était elle que le précepteur avait prise pour confidente de ses griefs. Lady W… répondit avec bienveillance, mais sa réponse ne jeta aucune clarté sur le problème qui mettait à l’épreuve à la fois notre mémoire et notre habileté dans les interprétations conjecturales, et la sincérité de nos regrets. Je rapporte cette bagatelle, seulement parce que cette même bagatelle renferme un mystère, et offre l’occasion de jeter un coup d’œil sur ce sujet.

Des mystères non moins profonds, mais qui avaient des résultats un peu plus importants, ont parfois croisé mon chemin dans la vie ; il en est un particulièrement, dont le souvenir me revient en ce moment, et qui est connu bien loin à la ronde, dans le pays où il arriva. C’était dans le Comté de S. — Une dame se maria, et elle fit un bon mariage, à ce que l’on croyait. Douze mois après, elle revint seule en chaise de poste chez son père, paya elle-même et renvoya le postillon devant la porte, entra dans la maison, monta dans la chambre qu’elle avait habitée pendant sa jeunesse, et à laquelle la famille avait donné son nom, elle s’y installa de nouveau, fit connaître par signes et par une lettre brève, dès son arrivée, ce qu’elle demandait, et elle passa près de vingt ans dans cette réclusion de trappiste ; en silence, et même à l’heure de la mort, elle ne fit point connaître les circonstances qui avaient dissous l’union qu’elle avait formée, et qu’on croyait heureuse, ni ce qu’était devenu son mari. Son air et ses gestes étaient de nature à réprimer toutes questions inspirées par la seule curiosité, et l’affection des siens respecta naturellement un secret qui était gardé avec cette rigueur. On pourrait supposer que c’est là un conte d’Espagne, et pourtant cela se passa en Angleterre, et dans une localité assez peuplée.

Les romans qui arrivent dans la vie, se rattachent trop souvent à des circonstances qui ont causé une douleur profonde et durable à quelqu’un des intéressés, et ce motif, plus qu’aucun autre, contribue souvent à en supprimer la connaissance ; sans cela, à juger par le nombre de ceux qui sont arrivés à mes oreilles, je les crois plus fréquents qu’on ne le suppose ordinairement dans notre existence si peu romanesque. En particulier, je pense que les plus ordinaires de ces événements fantastiques sont ceux où des personnes jeunes, innocentes, et de caractère élevé, ont découvert soudain quelque grand crime, ou une profonde indignité chez l’être auquel elles avaient voué leur entière affection. Il n’est pas de secousse plus capable de flétrir tout le reste de la vie, et parfois même de rompre l’équilibre d’où dépendent la vie ou la raison. Je connais des exemples de tous ces cas, et de telles afflictions sont d’autant plus inconsolables, qu’elles sont d’une nature trop délicate pour qu’on puisse en faire la confidence à autrui.

Ce voyage, malgré sa brièveté, eut son aventure, qu’il n’est guère agréable de rappeler. Le passage de la Tête à Dublin a soixante milles de longueur, mais grâce aux caprices des vents, il nous coûta plus de trente heures. Le lendemain, en montant sur le pont, nous nous aperçûmes que notre seule compagnie de voyage qui méritât quelque attention, était une femme d’un rang distingué, célèbre par sa beauté, et à bon droit, car c’était une charmante créature. Le corps de sa voiture de voyage avait été, comme c’est l’usage, détaché du train (c’est le terme technique qu’on applique aux roues et au timon), et on l’avait hissé sur le pont. Elle s’en servait pour se mettre à l’abri du soleil pendant le jour, et comme de chambre à coucher la nuit. Faute de société plus intéressante, elle nous invitait pendant le jour dans sa voiture. Nous nous évertuâmes à lui être agréables, nous fîmes de notre mieux pour la divertir ; de notre côté nous étions très fascinés par la beauté de la dame. La seconde nuit fut d’une chaleur accablante. Lord W— et moi, pour ne pas étouffer dans nos cabines, nous les quittâmes, pour coucher sur le pont, enveloppés dans des manteaux. Après avoir passé quelques heures à causer, nous étions sur le point de nous endormir quand nous fûmes réveillés par un pas furtif tout près de nous. À la lueur des étoiles nous pûmes apercevoir entre le ciel et nous la silhouette d’un homme. Comme nous étions ensevelis sous un tas de toile goudronnée, il était impossible de nous voir distinctement ; la silhouette se mouvait dans la direction de la voiture. Notre première pensée fut de donner l’alarme, car nous ne doutions aucunement que l’intention de l’homme ne fût de voler à la dame sans défense sa montre ou sa bourse. Mais quel ne fut pas notre étonnement, et je puis dire aussi notre vraie douleur, quand nous vîmes la portière de la voiture tourner sous une légère poussée du dedans. Tout était silencieux comme en un rêve ; la silhouette entra, la portière se referma ; et il ne nous resta plus qu’à nous expliquer l’affaire comme nous l’entendions. Nous nous rappelâmes plus tard avoir entendu vaguement courir sur le bateau, le jour précédent, le bruit qu’un certain gentleman, quelques-uns allaient jusqu’à le nommer, — un colonel, s’était caché, dans un certain but, dans la cabine de pilotage. D’autres observations indiquèrent que l’affaire n’était pas absolument un secret pour les domestiques de la dame. Je me rappelai l’histoire du prince, Camecalzaman je crois, et de son frère dans les Mille et une Nuits. Mais l’impression que cela nous fit en cet endroit, fut défavorable aux femmes en général, car pour nous deux, cette histoire ne faisait que proclamer une morale déjà assez connue, savoir que les femmes du rang le plus haut comme le plus bas sont également exposées à se trouver dans des situations où il y a du danger et des tentations. Je pourrais rapporter maintes autres circonstances qui aggraveraient l’affaire de la dame, mais comme elles la désigneraient d’une manière trop précise à ceux qui connaissent son histoire, je m’en abstiendrai. Depuis, elle a fait du bruit dans le monde, et elle a conservé une réputation assez bonne, à ce que je crois. Le lendemain, peu après le lever du soleil, par une superbe matinée de juin, nous jetâmes l’ancre, dans la fameuse baie de Dublin. Il faisait un calme plat, la mer était unie comme un lac, et comme nous étions à plusieurs milles du Pigeonnier, on arma un bateau pour nous débarquer. La belle dame, ne se doutant pas que nous connaissions le secret de sa faute, vint avec nous, accompagnée de ses nombreux domestiques, elle avait l’air aussi belle, et presque aussi innocente qu’un ange. Longtemps après, Lord W— et moi nous la rencontrâmes, s’appuyant sur le bras de son mari, un brave homme à l’air viril, aux manières polies, auquel elle nous présenta, car elle nous interpella tout exprès, comme ayant été ses compagnons de voyage, et elle ne soupçonnait absolument rien de notre côté, à ce que je suppose. Elle joignit même avec cordialité ses instances à celles de son mari pour nous faire promettre de leur rendre visite dans leur magnifique château.

Après avoir atterri à trois milles de Dublin, nous ne mîmes pas longtemps à gagner Sackville-Street, où le père de mon ami attendait anxieusement son fils, son fils unique. Il nous accueillit tous deux avec une bonté vraiment paternelle.

À partir de cette époque cependant les cinq mois suivants que je passai en Irlande chez mes nobles amis, je vis la plupart des scènes et des personnages qui offraient le plus d’intérêt dans ce pays.



  1. Si vaste que soit aujourd’hui la ville de Londres, je suis convaincu qu’elle est bien au-dessus de ce que fut Rome sous les Césars. Les érudits sont depuis longtemps unanimes à reconnaître que les chiffres donnés sur ce point par Juste Lipse sont prodigieusement exagérés. Mais après avoir étudié avec soin cette question, j’ai acquis la conviction que Juste Lipse était plus près de la vérité qu’on ne le croit et que la population totale de Rome s’élevait au moins à cinq millions d’habitants, dépassant ainsi de trois millions et quart la population de Londres en 1833, et que ses édifices, s’ils avaient été réduits à un seul étage, auraient couvert toute l’Italie.
  2. L’abondance nous a appauvris.
  3. Ce sont les noms de la classe antique.
  4. Déjà l’érection de monuments dans cette cathédrale avait été votée par la Chambre des Communes, et ils étaient presque terminés ; je crois que c’étaient ceux des deux capitaines tombés à la bataille du Nil.
  5. L’amiral comte Richard Howe (1726-1799). Son dernier acte fut en mai 1797, l’apaisement de la sédition des marins de la flotte à Portsmouth. (Note du traducteur.)
  6. Et auteur d’un autre Essai sur la possibilité d’aller dans la lune.
  7. La tête d’un lac est le point où y pénètre le principal cours d’eau qui le traverse. (Note du traducteur.)