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Souvenirs d'un engagé volontaire/I

La bibliothèque libre.
Librairie académique Perrin et Cie (p. 1-76).
SOUVENIRS
D’UN
ENGAGÉ VOLONTAIRE
BELFORT — 1870-1871

I.

EN ATTENDANT LES PRUSSIENS


Paris. — Les engagements. — Les adieux. — L’arrivée à Belfort. — Soir de fête. — L’incorporation. — Les recrues. — Le prestige de l’uniforme. Un espion. — La caserne de l’Espérance. — Nos armes. Nos camarades. Nos officiers. — La vie à Belfort. — La République. — Premier séjour aux Basses-Perches. — Expédition à Mulhouse. — Dure étape. — Chez l’habitant. — Thann. — Dernière bonne journée.

Depuis plusieurs jours, les hostilités étaient ouvertes. À l’enthousiasme factice provoqué par l’équipée de Saarbruck et aux commentaires rappelant les exploits surchauffés de « l’Enfant de la Balle » avait succédé, dans Paris, l’abattement de la défaite.

Les nouvelles étaient désastreuses ; les dépêches se succédaient lamentables, et la souffrance était d’autant plus cuisante que Bismarck, jouant avec la population parisienne comme le chat avec la souris, nous avait leurrés de folles et mensongères dépêches.

Je me souviens encore de l’effet produit en Bourse par ces nouvelles éclatant comme un clairon de victoire : « L’armée prussienne est défaite. Nous avons pris 50 canons, 40 drapeaux, 20 000 prisonniers, dont le Prince Frédérick-Charles ». La foule, ivre de joie, se ruait sur les boulevards, les drapeaux surgissaient de toutes parts, arborant aux fenêtres et aux balcons, en plis fulgurants, les couleurs victorieuses.

Marie Sasse et madame Gueymard, de l’Opéra, traversaient le Boulevard Montmartre. On arrête leur voiture, on les acclame. Debout, s’enveloppant dans les plis d’un de ces drapeaux qu’on vient de leur passer, elles chantent la Marseillaise.

L’enthousiasme était déchaîné. Jamais, dans leur brillante carrière, ces deux grandes artistes n’avaient été applaudies avec une telle frénésie.

Mais déjà la vérité se faisait jour : des groupes atterrés disaient lugubrement :

— Taisez-vous !… Enlevez ces drapeaux ! Les drapeaux tombaient, et le silence augmentait l’angoisse de la foule consternée qui se dissipait.

Qu’il fut triste, ce soir d’été ! Les boulevards étaient mornes ; quelques groupes déambulaient, silencieux, en quête de nouvelles. Dans les kiosques, on s’arrachait anxieusement les éditions des journaux qui se succédaient.

Le Gymnase était ouvert : on y jouait Le Fils de Famille. J’y entrai. Devant une salle presque vide, c’était d’une navrante ironie de voir évoluer, sur la scène, les fantoches de notre armée, d’entendre leurs couplets chauvins qui sonnaient si faux en cette heure de détresse et d’affolement. Je ne restai que quelques instants.

Le lendemain était un dimanche. Une pluie fine, un jour triste et sombre semblaient à l’unisson de l’abattement qui planait sur la ville. Les magasins fermés, les pavés glissants, les rues presque vides augmentaient encore cette impression. Des poseurs d’affiches, le pot de colle en main, une légère échelle sur l’épaule, accomplissaient silencieusement leur fatale besogne, puis se sauvaient en courant, comme honteux de ce qu’ils venaient de faire. Les passants émus se précipitaient, et voici ce qu’ils lisaient :

— L’armée se replie sur Châlons.

— Les Prussiens ont passé le Rhin à Markolsheim.

On osait à peine commenter ces lugubres nouvelles. On échangeait quelques impressions à voix basse. On courait aussitôt à d’autres informations, dans un vague et chimérique espoir de voir démentir ces messages de défaite.

On préparait la défense de Paris : les hommes valides s’inscrivaient aux mairies pour faire partie de la garde nationale. Ayant alors vingt-sept ans, je ne me sentais pas la résignation nécessaire pour attendre l’ennemi dans un secteur. D’ailleurs, avec beaucoup d’autres, je ne pensais pas que jamais les murs de la capitale pussent être souillés du contact prussien. Le sol de Paris me brûlait les pieds, je m’entendais invinciblement appeler sur la frontière : je résolus de m’engager, comme on le faisait alors « pour la durée de la guerre ». En me rendant, le lundi matin, à l’Hôtel de Ville, je rencontrai mon ami Georges Delafontaine. Commis d’agents de change, tous deux, nous nous quittions fort peu. Nous faisions partie du Cercle Pigalle déjà presque célèbre. Nous y avions joué la comédie et donné des Revues où nous crossions l’Empire, ainsi qu’il était de mode alors.

L’esprit de nos couplets nous avait valu, dans la presse républicaine, des succès aussi bruyants que vite oubliés, et nous faisions imprimer nos pièces avec de révolutionnaires dédicaces : À notre ami Henri Rochefort. Nous avions aussi fourni de notre collaboration divers petits théâtres et alimenté quelques cafés-concerts.

Cette année même, Déjazet nous avait joué une revue : « On cassera du sucre ». Elle avait été outrageusement sifflée. Le soiriste Ernest Blum, au lendemain de cette mémorable soirée, écrivait dans le Rappel :

— Ce qui m’étonne, c’est qu’on n’ait pas cassé les banquettes sur le dos des auteurs !

Ces alternatives de succès qui ne nous avaient pas grisés et de revers supportés avec une gaie philosophie avait cimenté entre nous une sincère et durable affection.

— Où vas-tu ? me dit Georges.

— M’engager.

— Alors, moi aussi !

Et nous voici commençant les démarches nécessaires. Ce ne fut pas chose facile : devant une affluence inouïe, les scribes de l’Hôtel de Ville étaient débordés. Après deux jours de sollicitations infructueuses, il nous vint à l’idée d’offrir nos services. Nous voici tous deux, remplissant pour autrui des feuilles d’engagement afin d’avoir le droit de libeller les nôtres.

— Quel régiment voulez-vous ? nous dit-on.

— Nous voulons aller avec Mac-Mahon.

En effet, son Corps d’armée ayant été haché à Frœschviller et à Reischoffen, nous pensions que l’on nous enverrait tout de suite au feu, pour combler les vides. Dans notre inexpérience, nous avions compté sans le Dépôt, par lequel il fallait passer. Nous choisîmes le 45e de ligne qui avait été le régiment des sergents de la Rochelle, et l’on nous donna Belfort comme destination.

J’avais encore, outre Delafontaine, un excellent ami que notre départ, j’en étais sûr, allait profondément affliger. C’était le peintre Alexandre Leroux, élève de Paul Delaroche. Son atelier de la rue du Delta était un centre où se réunissaient de nombreux amis, alors pleins de jeunesse et d’entrain, parmi lesquels la tradition des charges de rapins se continuait avec toutes ses joyeuses fantaisies.

Leroux était beaucoup plus âgé que ceux qui composaient la bande habituée de son atelier. Bien qu’aussi jeune de caractère que nous-mêmes, sa barbe grise lui donnait l’autorité d’un patriarche.

Il avait connu les grands peintres de l’époque romantique. Sa conversation, pleine de leur souvenir, s’émaillait d’anecdotes charmantes sur une génération déjà presque disparue.

Chaque jour, nous dînions ensemble avant d’aller au Cercle Pigalle où s’achevaient nos soirées.

Depuis les incidents que je viens de raconter, je ne l’avais plus revu.

— D’où viens-tu ? me dit-il, en m’ouvrant la porte de son atelier.

— De m’engager.

— Je m’en doutais… Mais, pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Où t’es-tu caché tous ces jours passés ? Je t’ai tant cherché ! Eh bien ! moi aussi, je me suis engagé. Seulement, je n’ai pas encore choisi mon régiment, pour être sûr que nous serions ensemble.

Ayant encore vingt-quatre heures avant de rejoindre le dépôt, je pensais que cela suffirait à Leroux pour compléter son inscription. Je voulus profiter de ce délai pour aller voir ma mère qui habitait le Perche. Je prévins aussi mes sœurs qui résidaient, l’une au Havre, l’autre à Coulommiers.

Ma mère m’embrassa tendrement et sut contenir ses larmes pour ne pas amollir mon courage. J’essayai de lui dissimuler que je m’étais engagé.

— Je suis étonnée, me dit-elle, que tu aies été appelé, car tu as été exempté pour faiblesse de complexion et l’on m’avait bien assuré qu’on ne revenait jamais sur un cas d’exemption.

Je me gardai bien de lui dire que, pour cette raison, j’avais éprouvé certaines difficultés à me faire admettre.

J’étais arrivé à près de minuit. Nous restâmes debout toute la seconde moitié de cette nuit. Avant l’aube, mon père faisait avec moi le trajet de huit kilomètres qui sépare la maison paternelle de la petite gare de Bretoncelles.

À Paris, je trouvai mes sœurs et leurs maris. L’un d’eux me déconcerta en me disant :

— As-tu pensé, avant de t’engager, à ton peu d’aptitude aux exercices physiques, à ta débilité ? Sauras-tu seulement tenir et manier un fusil ?

J’avouai que j’avais peu songé à ces détails.

— Viens donc avec moi, au moins, passer une heure au Gymnase Paz : tu y prendras une leçon de maniement d’armes afin de ne pas arriver trop neuf au régiment.

Chez Paz, une foule d’engagés comme moi s’exerçaient. On leur avait donné pour armes de véritables jouets d’enfants, de jolis petits chassepots de bois léger, montés en cuivre.

Après une heure d’exercice, où je fis preuve d’une maladresse notoire, je quittai le gymnase éreinté, brisé de fatigue et toutes mes aspirations belliqueuses évaporées. Ce premier obstacle m’avait démonté. À huit heures du soir, quand nous prîmes le train, Georges et moi, à la gare de l’Est, je fus assailli d’idées noires et victime de sinistres inquiétudes. Le train était bondé. Comme il nous sembla long, ce trajet de près de vingt heures, avec d’énervants arrêts dans toutes les gares ! La nuit surtout fut une nuit de fièvre. — Qu’avais-je été faire dans cette galère ? — À quoi serai-je bon ? — Je ne pouvais tenir un fusil et j’avais la prétention de vouloir défendre mon pays ! — Quelle sotte présomption m’avait donc poussé à faire ce pas de clerc !

Non seulement, je ne servirais à rien, mais je serais un être gênant ! S’il en eût été temps, je serais revenu sur mes pas.

Il était près de sept heures quand le train nous déposa dans la gare de Belfort.

Un spectacle curieux nous attendait au dehors.

L’avenue de la gare est remplie d’une foule grouillante de soldats débraillés, déambulant au travers d’un nombre considérable de boutiques foraines chargées de montagnes de saucissons à l’ail et de monceaux de fromage fondant au soleil. Il y a aussi des avalanches d’œufs durs et des éventaires garnis de pêches à un sou le tas, de prunes écrasées, de raisins encore verts sur lesquels plane un épais nuage de mouches bourdonnantes.

Les boutiques les plus entourées sont celles où l’on débite de la bière et du vin à un sou la « choppe ». Je vois que le prix en est souvent payé en nature, avec des pains de munition qui s’entassent en pyramides branlantes en arrière des petites boutiques.

De temps à autre, un cri s’élève, des injures sont échangées, un homme ivre s’ouvre un passage en culbutant à travers la foule.

Mais on entend peu de chansons. Un immense brouhaha, à peine interrompu par une voix avinée, monte de cette masse de soldats dont la densité nous semble augmenter à mesure que nous pénétrons au milieu d’eux.

Il y en a de toutes armes : des artilleurs, des cuirassiers, des hussards et la foule innombrable des lignards. Tous ces hommes qui promènent le désœuvrement d’un jour de fête, ont un visage ennuyé, inquiet, fatigué. Absence complète de tenue : les vestes et les tuniques déboutonnées montrant des chemises sales ; des chaussures, des houseaux blancs de poussière ; le képi en arrière, la cravate dénouée.

Ces soldats avaient déjà subi l’affront de la retraite ! Ils faisaient partie du 7e Corps, celui du général Félix Douay qui venait de se replier de Mulhouse sur Belfort. Ils avaient célébré, pour la dernière fois, la fête de l’Empereur.

Nous étions en effet au soir du 15 août. Dans le désarroi de la défaite, avec le relâchement de la discipline, ils avaient bu sans frein. Je les voyais, par cet éblouissant soir d’été, titubant dans un nuage empourpré qui faisait à cette Kermesse comme un fond d’apothéose.

Voilà donc les hommes avec lesquels j’allais désormais vivre ! Comment allier, dans mon esprit, le sentiment de Patrie, les héroïsmes qu’il comporte et l’obligation de la vie commune avec de pareilles brutes ?

Je voulus pourtant m’en rapprocher, pénétrer leur mentalité. La curiosité me fit surmonter ma répugnance et, avisant un groupe de fantassins d’allures assez calmes, nous liâmes conversation. Ces hommes n’avaient pas encore eu contact avec l’ennemi, mais ils s’étaient déjà repliés. Ils savaient ce que c’est qu’une retraite précipitée, avec l’encombrement des fourgons sur les routes, les longues marches sans distribution de vivres à l’étape, et les ordres donnés à contresens, et l’impéritie des chefs, leur ignorance. Ils s’étendaient longuement, avec découragement, sur ce premier chapitre d’un désastre dont nous arrivaient les premiers frissons.

Ils citaient, à l’appui de leurs inquiétudes âprement formulées, le fait de ce général qui, à Mulhouse, demandait « dans quelle partie de la ville passait le Rhin ».

J’étais démoralisé. Le bel entrain avec lequel je m’étais engagé faisait place à une angoisse inexprimable. J’entrevoyais l’abîme vers lequel nous marchions avec des soldats qui s’enfuient, des officiers qui ne savent se faire obéir, des généraux ignorant la géographie d’une région qu’ils ont à défendre.

Pour ce premier jour, il fallait nous mettre en quête d’un souper et d’un gîte. Ce n’était pas chose facile avec un tel encombrement. Les tables d’hôte du Faubourg de France que nous apercevions si engageantes à travers les fenêtres ouvertes et garnies de plats dont le fumet venait jusqu’à nous, étaient remplies d’officiers. Depuis l’Ancienne Poste, où le grand État-major se pressait autour des cloches d’argent étincelantes sous la lumière des candélabres, jusqu’aux petites auberges où s’entassaient les officiers des Postes, des Télégraphes et de l’Intendance, il était impossible de trouver la plus petite place.

Après maintes rebuffades, nous fûmes enfin admis dans la salle à manger de l’Hôtel Lapostolet. Des officiers de cuirassiers occupaient la grande table. Quelques dames se trouvaient parmi eux. Leur présence contribuait sans doute à maintenir la conversation sur un ton modéré. Mais, à l’heure avancée où nous arrivions, on pouvait pressentir que cette réserve allait bientôt dégénérer en bruyantes manifestations.

Déjà la fumée des vins montait au cerveau de ces messieurs qui, par un reste d’habitude, fêtaient la Saint-Napoléon. Le champagne réveillant les sentiments belliqueux endormis chez eux par le premier échec : les cris « à Berlin ! » commençaient à s’élever autour de la table comme à Paris sur les boulevards. Qui donc aurait pu croire que ces officiers venaient de reculer devant l’ennemi ? J’éprouvais un serrement de cœur à entendre ces bravades, à voir cette gaieté.

À côté de nous vint se placer un bon jeune homme des environs de Belfort, avec son frère, caporal au 7e de ligne. Il nous prenait, à cause de nos vêtements civils, pour des habitants de la ville et voulait capter notre bienveillance pour son frère. Il nous invita à partager une bouteille de pommard.

À la table voisine dînaient quelques sous-officiers des Mobiles du Haut-Rhin sur lesquels j’aurai souvent à revenir, car nous fîmes plus ample connaissance et trouvâmes en eux d’excellents amis dont l’affection nous fut précieuse.

Ils se joignirent à nous. Le champagne succéda au pommard et au chambertin. Bientôt, nous fûmes à l’unisson de la gaîté générale. Sans même me souvenir des sentiments de révolte que j’éprouvais à la minute précédente, j’avais subi l’influence de l’air ambiant. Une sorte de courant magnétique m’avait pénétré, mon chauvinisme avait reparu. Je me reprenais à espérer. De nouveau, j’entrevoyais la victoire. Je crois, Dieu me pardonne, que moi aussi j’ai fait chorus et crié « à Berlin ! »

Quand nous sortîmes de table, tout était calme. La retraite ayant sonné, plus un soldat dans les rues. Nous cheminâmes quelque temps dans le Faubourg. Nous vîmes la masse sombre du château dominant la ville. Toute la cavalerie campait sur les berges de la Savoureuse. Sur les coteaux environnant Belfort, à droite et à gauche, devant et derrière nous, les campements de l’infanterie avec leurs grands feux de bivouac qui coloraient les tentes de reflets fantastiques et, çà et là, jetaient un éclair sur les baïonnettes des faisceaux. Après avoir entendu les cris des sentinelles, nous nous endormions, à l’Hôtel Lapostolet, en rêvant à cette vie, si étrange pour nous, dans sa nouveauté, qui allait être la nôtre.

Franchissant la porte construite par Vauban, le lendemain, nous faisions notre entrée dans Belfort. Sur la place du Manège, des sergents initiaient de jeunes recrues aux charmes de l’école de peloton. Les uns, en veste de corvée, doublaient les files par quatre et obliquaient à droite ou à gauche dans les angles de la petite place trop resserrée pour ces exercices. D’autres, encore revêtus de leur blouse bleue de paysans, par cinq ou six, regardaient, hébétés, le caporal qui leur répétait, énervé, pour la centième fois : « Tête droite ! tête gauche ! »

— Encore aujourd’hui, nous sommes les curieux ; demain, nous serons les « hébétés ».

Nous nous adressâmes à un officier du 45e dont la mine avenante nous engageait, pour savoir où présenter nos feuilles de route. Il nous répondit avec bonne grâce en nous indiquant un bâtiment qu’il nous dit être « la Place ». Au moment d’y entrer, un factionnaire nous barra le chemin en nous disant :

— Parlez au planton !

— Très bien, mon brave.

Nous étions encore en civil et nous trouvions chic de conserver encore des allures protectrices.

— Où est-il le planton ?

— Ça ne me regarde pas, parlez au planton !

Nous nous écarquillons les yeux, nous cherchons à droite, nous regardons à gauche, pas l’ombre de planton.

— Mais, mon ami, puisqu’il n’y a pas de planton, laissez-nous entrer.

— Vous n’entrerez pas ! Parlez au planton !

Cette petite plaisanterie faisait mine de se prolonger et je me demandais comment nous en sortirions, lorsque survint un sergent à qui j’en appelai.

— Ah ! je vois ce que c’est, nous dit-il, en riant de bon cœur, vous avez eu affaire à un nouveau. Il a été de faction hier à la porte du général et il avait pour consigne d’adresser les visiteurs au planton. Il s’est imaginé que cette consigne est immuable.

Un adjudant nous reçut qui nous toisa, examina nos papiers et nous indiqua la caserne où nous trouverions le vaguemestre chargé des formalités de l’incorporation.

Dans une rue sale et mal pavée, que creuse en son milieu un ruisseau noirâtre, au pied du château projetant son ombre imposante, se trouvait la caserne vers laquelle nous nous dirigions. La boucherie militaire était tout proche. Des soldats, bras nus et la chemise rougie du sang des animaux, y dépeçaient d’énormes morceaux de viande qu’attendait la corvée : une vingtaine de soldats en petite veste, avec des paniers ou des toiles de tente qui encombraient la porte.

Sur les marches de l’escalier, les nouvelles recrues attendaient. Jouant des coudes, je me fis jour et gagnai une embrasure de fenêtre d’où j’observai mes nouveaux compagnons d’existence.

Tout d’abord, mon attention fut attirée par un groupe de jeunes Alsaciens, blonds, roses et joufflus, l’air fatigué. Ils avaient fourni une longue marche pour venir de Schlestadt, de Colmar, de Neuf-Brisach. Ils s’appuyaient lourdement sur leurs bâtons noueux. Ils se couchaient, l’œil à demi fermé, sur de petits paquets rebondis où la bonne mère avait mis, la veille, quelques hardes de rechange. Par un coin du mouchoir à carreaux qui leur tenait lieu de valise, passait un goulot de bouteille. On devinait, aux boursouflures du paquet, un quartier de jambon, un saucisson, des fruits, dernières douceurs du foyer paternel.

Ces Alsaciens se tenaient silencieux. Leur visage était triste et mal résigné, leur regard semblait sonder un avenir gros de menaces. Ils demandaient ce qu’il allait advenir de la chère maison, de la mère, de la fiancée qu’ils avaient quittées le matin même en pleurant.

Près d’eux, formant avec ces jeunes gens un contraste bizarre, blaguaient, avec un entrain plus nerveux que sincère, quelques individus que je reconnus pour la plupart. Nous les avions vus la veille dans le train, ou bien à Paris, au Ministère de la Guerre. En effet, c’étaient des Parisiens. Les uns venaient directement de la capitale. D’autres, dirigés sur Strasbourg, avaient dû prendre une autre direction, à cause de l’investissement de cette place. À les entendre, ces derniers avaient déjà vu l’ennemi. Leur jactance était sans limite : l’un d’eux faisait parade d’un trou à sa jaquette, qu’il attribuait audacieusement à une balle prussienne.

Au bout de quelques instants, je savais que les uns avaient quitté Paris, bien plus par crainte de la misère que par patriotisme, que d’autres sortaient de Mazas : la guerre ayant ouvert la porte de leur prison, le Gouvernement les avait incorporés de force. Leur aspect était pitoyable. Déguenillés, hâves, quelques-uns n’avaient plus de coiffure ; leurs pieds sortaient poussiéreux et nus de savates dépareillées. Quand un remous de la foule agitait ces paquets de haillons, un invincible dégoût me faisait frissonner. Avec terreur, je songeais aux gueux de Murillo et à l’occupation de celui du Louvre.

Une troisième catégorie tranchait curieusement sur les deux que je viens de décrire, car elle se composait de quelques anciens soldats rappelés. La plupart avaient revêtu leurs anciens uniformes. Ils regardaient avec mépris ces tristes recrues et, se rapprochant de nous, ils visaient à se rendre intéressants par le récit de leurs aventures de guerre. C’étaient là de braves gens qui devinrent nos camarades. Je me rappelle encore Rissacher dans sa tunique à brandebourgs jaunes de voltigeur de la Garde ; Bourniquel, un garde champêtre ; le vieux, l’inénarrable Taupin (sic), dix-huit campagnes, autant de blessures, soldat de Crimée et de Kabylie, pour qui le « schnaps » est la panacée universelle. Avec lui, la glace est bientôt rompue. La promesse d’une goutte, que nous lui paierons en sortant, nous en fait un ami. Sans plus tarder, pour nous montrer « qu’il n’est pas un menteur », il défait « son ballot » et nous exhibe ses papiers.

Ce n’est pas par misère qu’il s’est engagé. Il a sa pension d’ancien soldat, celle de sa médaille. Il a un bon métier de peintre en bâtiments. Mais il ne veut pas « voir un Prussien en France ». Par quelque action d’éclat, il prétend mériter le ruban rouge qui ferait si bien à côté du ruban jaune dont sa poitrine est ornée.

Il a une énorme blessure à la jambe, et il nous la montre. Sa tête a été à moitié fendue à Balaklava, et il nous la fait toucher. Il a bon pied, bon œil et, ne fût son « amour du schnick, qui l’a toujours empêché d’arriver, il n’en serait pas là aujourd’hui. »

Bonhomme bien amusant, ce vieux Taupin. Débordant d’expansion, il a deviné en nous des « artisses » et veut parler d’art. Pendant la guerre de Crimée, il a été à Athènes : il y a vu « le Protocole ».

Un mouvement se produit, accompagné d’un vigoureux « Silence ! allons, debout, vous autres ! » C’est le vaguemestre. Plus tard, on nous dira « Fixe ! », mais aujourd’hui peu d’entre nous eussent compris.

Le vaguemestre, sans entrer en de longs discours, nous dit :

— Vous serez à la 5e du 4 (5e compagnie du 4e bataillon), Caserne de l’Espérance. Puis, appelant un caporal : — Conduisez ceux-ci au magasin d’habillement.

C’était la première étape de notre nouveau métier. En sortant du magasin, nous allions être transformés en guerriers. Le drap du pantalon rouge nous parut bien rugueux, les godillots bien durs, la veste de corvée bien misérable. Ce qui excita en nous un profond dégoût, ce fut la capote. Celles qu’on nous donna avaient certainement servi à plusieurs générations. Les numéros matricules y étaient si nombreux qu’ils se confondaient, l’étoffe en était râpée, les manches d’un modèle ancien et trop étroites se recroquevillaient aux poignets.

Quelles bonnes têtes faisions-nous sous cette défroque ! Si seulement, avec elle, nous avions eu un fusil et le coupe-choux à la ceinture, cela eût un peu atténué le ridicule de notre grotesque costume. Mais les armes ne devaient arriver que huit jours plus tard et, pendant cette semaine, nous devions faire l’exercice avec des bâtons. Horreur et humiliation !… Il nous semblait que nous étions en mascarade et que chacun allait rire de nous. Avec un certain étonnement, nous vîmes que notre passage dans les rues n’excitait ni émoi ni curiosité.

Nous avions devant nous un jour de congé. Nous en profitâmes pour visiter la ville et nous enquérir de notre ami Leroux qui pouvait arriver d’un instant à l’autre.

L’église attira d’abord notre flânerie. On était en train d’en faire un magasin de vivres. Les farines destinées à Strasbourg et détournées de leur destination par le siège avaient été dirigées sur Belfort. Le déchargement s’en effectuait.

Les nuages blancs échappés des sacs, dissimulant les murs et les voûtes, ne nous privèrent d’aucune jouissance artistique. Sauf une assez belle grille en fer forgé, l’intérieur de l’église était d’une rare banalité. Nous allions en sortir, lorsque le bruit d’une bagarre sur le parvis nous fit hâter le pas. On criait :

— À l’eau !… à l’eau !… à mort l’espion !

Des charretiers, des portefaix bousculaient un monsieur bien mis qui gesticulait et criait sans parvenir à se faire écouter. En approchant, nous reconnûmes notre ami Leroux, fort mal en point au milieu de ces forcenés qui le prenaient pour un espion.

Pour la première fois, je me rendis compte du prestige de l’uniforme. Ce que les protestations indignées de Leroux, ce que la vue de sa feuille de route qu’il brandissait en vain aux yeux de ses agresseurs n’avaient pu obtenir, nous l’obtînmes sans trop de peine, grâce à cette capote burlesque dont nous avions tant ri la minute d’avant.

— C’est peut-être vrai, ce qu’il dit ?

— Eh oui ! ben sûr que c’est vrai, puisque voilà des soldats qui le connaissent !

Machinalement, je me détournai pour chercher « les soldats ». Il était question de nous !

Il faut avouer que Leroux n’avait rien négligé de ce qui pouvait justifier l’agression dont il venait d’être victime. Avec son veston de velours, sa cravate nouée négligemment, son feutre rembranesque, il ne pouvait passer inaperçu. Ajoutez que, voyant un sujet de tableau dans ce déchargement de farine sous le porche d’une église, il avait atteint son carnet et prenait rapidement un croquis[1]. À cette époque où tout était matière à suspicion, il n’en fallait pas plus pour éveiller les colères du patriotisme. Nous étions arrivés à temps et le tirions d’un bien mauvais pas.

Le soir venait. Bien que Leroux ne fût pas encore incorporé, il voulut partager avec nous les douceurs d’une première nuit à la Caserne de l’Espérance.

Caserne, mot bien ambitieux pour la partie du bâtiment qui devait nous abriter ! C’était tout simplement un grenier immense et ouvert à tous les vents. J’y cherchai en vain quelque chose qui eût apparence de lit. Nous avions simplement le sol nu pour allonger nos membres et rien pour reposer notre tête.

— À la guerre, comme à la guerre ! nous dit le caporal de chambrée, un vieux dur à cuire, vétéran de Crimée et d’Italie.

Il était aguiché par les bidons de fantaisie que nous portions en bandoulière et que nous avions remplis d’un excellent cognac, avant de quitter Paris. Aussi eûmes-nous de ce vieux « Buzon » — il s’appelait Buzon ! — les plus aimables prévenances.

La réputation de notre cognac fit rapidement le tour de l’escouade. Après Buzon, se présentèrent les connaissances de la matinée, y compris les parisiens Taupin, Desrois, Serpinet. Le contenu de nos gourdes fut apprécié. Une heure de conversation et elles étaient vides !

Heureusement que nos porte-monnaie étant assez garnis, le lendemain matin nous pûmes offrir, à trois reprises, la tournée de la cantinière à toute l’escouade.

Dès l’aube, en plein brouillard, à l’heure de la Diane, sur le bastion de l’Espérance, on vit arriver les cantinières qui débitaient l’eau-de-vie de marc, à un sou le verre.

Nous fûmes donc généreux à peu de frais, et ces générosités nous firent des amis.

La plate-forme où s’effectuaient ces libations était de plain-pied avec le grenier où nous avions dormi. On accédait à ce grenier par un escalier pratiqué dans la muraille. Du parapet de cette plate-forme, on planait sur les dégagements de la caserne.

— Venez, venez donc voir !

C’était Georges qui nous appelait. De ce parapet, il nous invitait à contempler le soldat préposé à la préparation des gamelles.

Au pied d’un mur noirci de fumée grasse, un bidon non moins noir et non moins gras vacillait, en équilibre instable, sur deux amas de briques. Un feu de broutilles humides dégageant plus de fumée que de calorique chauffait l’horrible chose qui cuisait là-dedans.

Sale, la figure maculée de taches innommables, coiffé d’un bonnet de police répugnant rabattu sur ses oreilles, le soldat agitait la soupe avec un bout de bois quelconque. Nous le vîmes aussi préparer les gamelles.

Elles lui étaient revenues encore sales du repas précédent. Pour tout lavage, il les plongeait dans une bassine d’eau froide et les étalait sans les essuyer afin de les remplir de l’inquiétant contenu de ses marmites fumantes. Saisissant alors quelques pains de munition dans ses mains grasses et noires, il en arrachait des morceaux informes qu’il jetait dans chaque gamelle. Là-dessus, il allait verser la soupe, c’est-à-dire le liquide souillé dans lequel bouillaient tout doucement, depuis une heure, un morceau de viande et quelques pommes de terre.

Nous nous regardâmes désespérés.

— C’est là ce que nous allons manger ?

— Hélas !

— Ah ! non, moi, je ne peux pas ! Tout ce qu’on voudra ! Du pain sec ! Mais pas ça !

Notre colloque avait éveillé l’attention de nos nouveaux amis. Taupin prit la parole :

— Après l’exercice, nous dit-il, vous serez libres jusqu’à l’appel de midi. Vous êtes des messieurs, vous, et nous comprenons que vous ne puissiez pas manger cela. Seulement, en échange de mon avis, si vous voulez me gratifier d’une de vos gamelles, vous me ferez grand plaisir.

Ce fut fait. Pendant cette première série du séjour, Taupin, Desrois et Serpinet mangèrent nos trois gamelles.

Avec quel plaisir nous nous retrouvions dans l’hospitalière et engageante salle à manger de l’Hôtel Lapostolet. Nous y étions soignés par de petites servantes accortes et délurées, gentilles à croquer sous leur coiffure alsacienne. Pour 1 fr. 25 le déjeuner, 1 fr. 50 le dîner, nous avions d’excellents repas arrosés du petit vin gris d’Alsace qui pétille et rend gai.

Dans ce restaurant, nous revîmes les jeunes mobiles du Haut-Rhin, pour qui, dès le premier soir, nous nous étions pris d’amitié. Ils appartenaient aux premières familles de Mulhouse, les Kœchlin, Dollfus, Haensler, Merklen, Blind, Dormoy, etc.[2]. Ils se montrèrent pour nous d’inappréciables amis et témoignèrent surtout à Leroux une cordiale et vive sympathie. Ils lui trouvaient la figure martiale et l’appelèrent « Général », nom qu’ils lui donnèrent pendant toute la campagne.

Les premiers jours furent occupés par notre initiation au métier de soldat. Nous prenions un aussi vif intérêt à étudier le caractère de nos nouveaux camarades. Sauf de rares exceptions, nous ne trouvâmes que d’excellents cœurs et de braves garçons qui devinrent pour nous de véritables amis. J’ai déjà parlé de Buzon, Taupin, Desrois et Serpinet ; nous allions encore nous lier avec le brave sergent corse Loviconi, avec les caporaux Roussel, Saunier, Léraud. Par contre, dès le premier jour, nous avions pu deviner un ennemi dans le sergent Froideval, haineux, rongé d’envie, qui ne nous pardonnait pas de pouvoir échapper aux servitudes d’une stricte discipline. Il enrageait surtout de nous voir prendre nos repas au dehors. C’est à lui que nous dûmes, plus d’une fois, certains resserrements de consigne qui nous empêchaient les sorties du quartier. Dans ce cas, nous prenions nos repas à la cantine où l’on était assez bien, pour une somme insignifiante.

Notre premier lieutenant fut un jeune officier de Saint-Cyr qui portait encore l’uniforme de l’École. Il ne resta que peu de temps avec nous et partit pour l’armée des Vosges avec Cambriels. Ensuite, ce fut le lieutenant Marquet, sorti du rang, toujours en amitié avec son ancien collègue Froideval et qui opposa une certaine résistance au courant de sympathie que nous montraient la plupart de nos officiers.

Parmi ceux-ci, j’envoie un souvenir ému au capitaine Aillet, homme excellent, vraiment le père de ses soldats. Pour nous, il fut un ami et un protecteur incomparable.

Le capitaine Duplessis qui lui succéda, lorsque Aillet fut nommé major, était un homme d’une correction parfaite, à l’abord un peu froid, mais juste et bon. Quant au capitaine adjudant-major Livergne, homme des plus distingués et excellent cavalier, il réalisait à mes yeux le type du bel officier du Second Empire qui avait dû faire très bonne figure à Compiègne ou aux Tuileries.

Nous avions plus rarement l’occasion de voir notre commandant Gély, ancien soldat d’Italie et de Crimée. Dans une de ses campagnes, il avait perdu un œil bien malencontreusement remplacé par un œil de verre qui le défigurait terriblement quand on le voyait de près. De loin, à cheval, à la tête de son bataillon, je le trouvais superbe. Bien campé sur son cheval, le sabre nu en main, quand il parcourait au galop notre champ de manœuvres, sa silhouette rapide me rappelait ce général qui, dans la toile d’Yvon, traverse d’une si crâne allure le champ de bataille de Magenta.

La place de Belfort était alors commandée par le général de Chargère. Ce général avait un fort beau passé. Son nom est inscrit en bonne place dans les fastes de la guerre de Crimée. Mais, en 1870, il n’était plus qu’un vieillard décrépit, grand fumeur de cigarettes, sans esprit de décision, dépourvu de l’initiative indispensable au commandant d’une place aussi importante que Belfort. Je crois le revoir encore, quelques jours après mon arrivée, visitant, avec son état-major, la ligne intérieure des fortifications. La fière démarche, la tournure martiale des officiers composant cet état-major faisaient d’autant plus ressortir la caducité du général. Un képi aux feuilles de chêne brodées découvrait sa nuque couperosée que parsemait un rare duvet incolore qui lui donnait une vague apparence d’oiseau plumé. Il sautillait plutôt qu’il ne marchait. Je devinais, à l’air de résignation morne et sombre de ceux qui l’écoutaient, que les ordres qu’il pouvait donner étaient amèrement discutés dans leur for intérieur.

Insensiblement, l’exercice, la vie régulière firent de moi, au point de vue physique, un tout autre homme. Lorsque, déménageant de l’Espérance, le sergent me jeta sur le dos le sac du caporal Buzon alors absent, je tombai sous le poids. Quelques jours après, appelé à la corvée de la réception des chassepots, j’en eus cinq à porter et m’en acquittai fort bien. Mes camarades et moi manœuvrions parfaitement. Cette vie saine, régulière, déchargée de tout souci d’existence, de toute responsabilité, nous plaisait. Nous devenions de très bons petits soldats.

Je connaissais à fond le montage et le démontage de l’arme et j’affectionnais mon chassepot. Il portait le no 17.893, chiffre que je décomposais ainsi : 1789 et 93, trouvant dans ces deux dates une concordance chère à mon âme républicaine.

Chaque matin, exercice. Après midi, théorie, astiquage des armes et du fourniment. Vers cinq heures, nous étions libres jusqu’à l’appel du soir. Nous mettions à profit les premières de ces minutes de loisir en faisant notre correspondance. Pour cela, nous avions élu domicile dans un café dont le premier étage était réservé aux officiers.

Ce café, où nous trouvions une petite salle tranquille, était tenu par une dame veuve, ancienne institutrice dans une grande famille russe, madame Anselme, qui vivait là avec son père, M. Boltz, vieil Alsacien que nous prenions plaisir à faire parler de sa jeunesse. Ayant habité Paris au plein épanouissement de la période romantique, il y avait connu Bouchardy, Dennery. Collaborateur de Victor Ducange à la célèbre pièce « Trente ans ou la vie d’un joueur », M. Boltz nous racontait de piquantes anecdotes sur Frédéric Lemaître, Bocage, mademoiselle Georges. Aujourd’hui, il partageait ses loisirs entre ses livres et son jardin. Nous avions trouvé là les amis les plus dévoués dans la maison la plus hospitalière. Afin d’éviter les lenteurs des distributions par le vaguemestre, nous nous étions fait adresser chez eux notre courrier. Le jour où les communications furent coupées et qu’il nous fut impossible de recevoir des fonds, madame Anselme nous prêta tout ce qui nous était nécessaire. Grâce à cette excellente femme, nous pûmes éviter les dures privations d’un temps de siège.

Leroux avait reçu son uniforme. Arrivé après nous, il était bien mieux partagé. Au lieu d’une capote usée comme les nôtres, celle qu’il reçut était superbe, toute neuve avec des manches longues et larges dont il se servait comme d’un manchon, par les jours de grand froid. Elle excitait prodigieusement notre envie, à Georges et à moi.

Un matin, au retour de l’exercice, on commande : Sac au dos ! Apprenant la nouvelle que les Prussiens étaient à Mulhouse, le général de Chargère, interrompant son éternelle cigarette, avait tourné la tête et dit :

— Ah ! les Prussiens à Mulhouse ? En êtes-vous sûr ? Eh bien ! que le 45e mette sac au dos !

Et le général avait repris sa rêverie en allumant une cigarette.

À deux heures, nous étions encore « sac au dos ». À trois heures, de même. À quatre heures, deuxième nouvelle :

— Les Prussiens sont à Altkirch.

Donc, ils se rapprochaient.

— Que le 45e reste au quartier, ordonna le général de Chargère.

Nous étions désolés. Un instant, avoir eu l’espoir de nous mesurer avec l’ennemi. Partir à Mulhouse, en chasser les Prussiens, quelle gloire !… Car nous ne pouvions mettre en doute que l’armée ennemie ne tiendrait pas un jour devant nous. Renoncer à cette joie nous anéantit.

Bientôt, nous apprîmes qu’une pétition avait circulé en ville, réunissant les signatures des principaux habitants et demandant le changement du général de Chargère. Je ne sais si la pétition y fut pour quelque chose, mais, quelques jours après, le général Cambriels était appelé au commandement de la place.

Un jour, au moment où nous rentrions au quartier, après notre déjeuner à l’Hôtel Lapostolet, une grande animation régnait sur la place. La consternation, l’indignation se lisaient sur tous les visages.

On se montrait une affiche manuscrite sur les murs de l’Hôtel de Ville : « Sedan est pris. L’Empereur est rendu. L’armée est prisonnière : 100 000 hommes, tous nos drapeaux, tous nos canons !… »

Quelques officiers d’artillerie entouraient l’affiche. Nous ne pouvions en approcher, mais nous entendîmes l’un d’eux qui disait, — C’est impossible ! C’est une fausse nouvelle ! 100 000 hommes ne se rendent pas ainsi. Il faudrait être un lâche ! L’Empereur n’est pas un lâche ! Un autre officier, reconnaissable à sa haute taille, à ses larges épaules pour le lieutenant-colonel Sauterot, gendre du maréchal Magnan, se détournait, la physionomie indignée. J’ai encore dans l’oreille le son de sa voix disant, au comble de l’irritation : — C’est faux ! faux ! archifaux !

Un voile de tristesse s’était répandu sur la ville. On se refusait à croire à un pareil désastre. Ce soir-là, il n’y eut ni rires ni plaisanteries à la chambrée.

Le lendemain, autre dépêche : La République est proclamée !

Alors, ce fut comme un éclair dans un ciel sombre. Une immense acclamation salua ce mot magique, ce mot réconfortant qui nous arrivait, portant avec lui les souvenirs de 1792, des engagés volontaires, des armées nationales repoussant l’étranger.

Les désastres étaient oubliés. Une ère nouvelle allait commencer. Tous les cœurs s’ouvraient à l’espérance.

Une collecte fut faite dans la chambrée. Quelques minutes après, à la fenêtre du milieu, flottait un superbe drapeau tricolore sur lequel mes camarades m’avaient chargé d’écrire en grosses lettres :

VIVE LA RÉPUBLIQUE

— Voulez-vous bien enlever cela ! s’écria le sergent Froideval, je vais vous en f… moi de la République !

— Ne touchez pas à ce drapeau !

Toute la compagnie, formant un rempart devant lui, s’apprêtait à le défendre. En face d’une telle unanimité, Froideval ne fut pas brillant. Tête basse, nous foudroyant en dessous de son vilain regard, il fit une piteuse retraite.

Le drapeau nous fut laissé jusqu’au lendemain.

Ce jour-là, à l’appel de midi, le capitaine Aillet nous informa officiellement de la proclamation de la République. Il nous dit quelques mots sur nos devoirs envers le nouveau gouvernement. Il nous fit comprendre que des manifestations individuelles, permises à la population civile, étaient hors de saison dans l’armée et constituaient une faute grave contre la discipline.

En disant ces mots, il jetait les yeux sur notre drapeau dont les plis flottaient au-dessus de sa tête. Aussitôt l’un de nous se détacha et le drapeau fut amené. Le sergent Froideval, qui s’était promis la joie d’une large distribution de salle de police et de prison, en fut pour sa déconvenue. Mais, quels regards il nous lança et quels grognements il proféra lorsque nous passâmes près de lui, triomphants et gouailleurs !

Vers cette époque, nous fîmes notre premier séjour aux Basses-Perches. Ces deux redoutes des Hautes et Basses-Perches qui, dans la défense de Belfort, eurent un rôle si important, sont l’œuvre du colonel Denfert.

Longtemps paralysé dans son initiative, ce fut seulement après le départ du général de Chargère, avec l’aide du colonel d’artillerie Crouzat qui devait, lui-même, après le départ de Cambriels pour l’armée des Vosges, commander momentanément Belfort, que Denfert put donner suite à ses projets.

Rien n’était terminé. Tout se trouvait encore à l’état embryonnaire. Les casemates n’existaient pas. La poudre n’avait pas d’abri. Les épaulements étaient à peine commencés. Il fallait pourvoir aux plates-formes, aux embrasures, etc., etc. Toute l’infanterie fut appelée à manier la pioche et la brouette pour mener à bien une œuvre qui fut peut-être la plus heureuse conception de la défense, car il n’y avait pas à Belfort assez de soldats du Génie.

Étant commandés par des officiers et sous-officiers de cette armée, nous n’avions à espérer d’eux aucune des faveurs auxquelles les caporaux du 45e nous avaient insensiblement habitués. On trouva parfois nos brouettes insuffisamment chargées, nos coups de pioche bien maladroits. Cela nous fut dit assez durement. Mais, force fut bien de voir que nous donnions notre maximum d’efforts et l’on cessa d’exiger de nous plus que nous ne pouvions faire.

À cette date, nous dûmes abandonner l’Hôtel Lapostolet et nous mettre au régime de la gamelle. Eh bien ! cela ne nous parut pas trop dur. On nous distribuait encore de la viande fraîche. Le pain était bon. Nous avions régulièrement nos rations de vin excellent et d’eau-de-vie. Par la suite, nous eûmes de plus mauvais jours. Aujourd’hui, le grand air aiguisant notre appétit, nous faisions honneur à cette gamelle tant redoutée.

Coup sur coup se produisirent le départ du général Cambriels, la nomination du général Crouzat au poste de commandant supérieur et l’ordre au 45e de se rendre à Mulhouse. Les Prussiens y avaient fait des réquisitions, puis s’étaient retirés. Le commandant supérieur jugeait utile de faire une démonstration.

Nous étions au comble de la joie. Avant de la connaître officiellement, la nouvelle nous en avait été apportée par nos amis Haensler et Merklen qui avaient des intelligences dans l’État-Major. Merklen nous remit une lettre pour sa mère en nous recommandant d’aller lui porter des nouvelles.

Nous fîmes le trajet en chemin de fer. On nous installa dans une grande caserne. Aussitôt qu’il nous fut possible d’en franchir les portes, nous courûmes chez madame Merklen qui nous questionna longuement sur son fils et nous invita à souper, ce qui ne laissa pas de nous enchanter. De retour à la caserne, nous trouvâmes le quartier consigné. Cette consigne avait été établie en vue des nombreux Alsaciens qui composaient la majeure partie de notre 45e. On voulait leur éviter l’entraînement, les tentations d’une ville où chacun d’eux comptait nombre de parents et amis, les dangers d’une nuit de débauche.

Sans résignation aucune, nous nous disposions donc à manger tristement notre gamelle. Force était de faire notre deuil des plaisirs que nous réservait Mulhouse et sur lesquels nos amis de l’Hôtel Lapostolet nous avaient savamment documentés, mais la déception était dure. Nous récriminions amèrement lorsque, à notre grande et très joyeuse surprise, nous vîmes apparaître notre ami Haensler, celui qui arrivait toujours au bon moment, celui que nous appelions notre Providence, notre Petit manteau bleu.

Nous ayant précédés à Mulhouse et sachant la mesure dont nous étions victimes, il avait vainement cherché nos officiers pour faire lever notre consigne. Afin d’adoucir cette déconvenue, il arrivait chargé de provisions : du filet froid, un superbe poulet, des fruits et deux bouteilles de Pommard. Ce bon Haensler, quel concert d’action de grâces s’éleva, de nos cœurs, vers lui !

Nous eûmes donc l’ennui de ne voir, de Mulhouse, que le très court chemin qui sépare la caserne de la chaussée de Dornach. Le lendemain, notre déception s’aggrava encore de bien pire façon. Tous ces Alsaciens qui provoquèrent les sévères mesures du jour précédent, connaissaient les moindres détours de la ville. Les issues de la caserne n’avaient pas de secrets pour eux. Aussi, dès la nuit venue, qui escaladant un mur, qui enjambant une fenêtre, tous s’échappèrent. Il fallut former des patrouilles, en pleine nuit, et faire la chasse aux délinquants qu’on attrapait par bandes dans les brasseries, les cafés ou les maisons hospitalières. Fâcheuse besogne qui ne s’accomplit pas sans de sérieuses bagarres et de violentes rixes dans lesquelles intervinrent parents et amis de nos recrues.

Comme conséquence, le lendemain, par un chaud soleil de septembre, on nous fit partir pour une destination inconnue. Étape de punition, nous fut-il dit. C’était notre première longue marche. Georges, remplissant les fonctions de fourrier à l’arrière-garde, avec les bagages, fit le trajet en voiture. Bien que Leroux et moi redoutions cette longue course, nous nous étions promis de marcher courageusement. Pour nous, c’était l’occasion de faire nos preuves de vaillants soldats et nous ne voulions pas fléchir.

Au début, tout allait bien. Nous étions près du bon capitaine Aillet dont l’œil bienveillant nous suivait et nous réconfortait. Nous avions à cœur de nous montrer dignes de l’intérêt qu’il nous portait. Mais, comme ce sac nous pesait sur les reins, comme ce fusil nous écrasait l’épaule ! Combien durs les godillots quand on sent venir les fatales ampoules !

Le soleil dardait. Nous cheminions sur une route blanche dont la réverbération nous brûlait les yeux tandis qu’une poussière intense nous desséchait la gorge. De chaque côté de la route, de superbes vignobles étageaient leur luxuriante végétation. Des grappes dorées, aux grains rebondis presque à portée de la main, excitaient notre convoitise. Hélas ! défense expresse de pénétrer dans les vignes.

Nous commencions à perdre notre avance. Leroux marchait encore, mais je ne savais plus quelle position donner au fusil dont le poids m’accablait. Le sac me tirait en arrière et alourdissait mon pas. Quand le capitaine voulait voir comment nous nous comportions, il lui fallait regarder derrière lui. Nous l’entendions crier :

— Eh bien ! Leroux ! Poilay ! Ça ne va donc pas ? Allons, voyons, un petit effort !

Nous remontions, d’un « han » vigoureux, le sac sur nos épaules et nous changions de main notre fusil.

— Voilà ! voilà ! mon capitaine, ça va très bien.

— Comment trouvez-vous ces raisins ? Ils sont beaux, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon capitaine, ce n’est pas charitable à vous de nous tenter ainsi, quand vous-même nous avez si bien mis en garde contre le fruit défendu.

Et le capitaine, avec son bon sourire :

— Sergent Loviconi, allez donc, sans trop vous faire voir, nous cueillir quelques grappes de ce beau raisin.

Loviconi, avec une prestesse sans égale, escalada le talus et remit au capitaine quatre ou cinq grappes qu’il nous partagea. Elles nous parurent plus belles, plus réjouissantes à l’œil que les plus somptueux produits exposés chez Potel et Chabot.

La saveur de ce fruit juteux m’avait ragaillardi. Je me repris à marcher vigoureusement. Hélas ! ce ne fut qu’une excitation de courte durée et bientôt la fatigue eut raison de ma résistance.

Si encore nous avions su où nous allions !

Mais rien ne nous renseignait. Les villages que nous traversions étaient nombreux. À chaque clocher que nous apercevions, nous disions : — C’est là ? On traversait le village sans s’y arrêter et l’on s’hypnotisait sur un autre clocher qui nous ménageait la même déception.

Nous escortions un convoi d’artillerie dont les chevaux s’emballaient parfois. Il nous fallait alors courir du même pas. D’autres fois, la dernière voiture s’arrêtait et nous devions en faire autant. Puis, comme elle repartait au galop pour rejoindre les autres, nous prenions le pas de course. La poussière devenait intolérable. J’avais la gorge en feu, mes tempes battaient, tout tournait autour de moi.

De bien loin, j’avais perdu le capitaine : Leroux lui-même m’avait laissé en arrière. Je marchais automatiquement, tout s’embrumait dans un vague tourbillon. Je m’étais rapproché du fossé qui longeait la route, l’herbe rase dont les bords étaient tapissés m’étant plus douce aux pieds que la route caillouteuse. Et voilà que… tout de mon long, je m’abattis sur la pente gazonnée !

Quand je revins à moi, il faisait presque nuit. Georges me soutenait ; il approchait de mes lèvres quelques gouttes de kirsch contenues dans ma propre gourde auxquelles je n’avais pas songé.

Pour me secourir, mon ami Georges s’était laissé distancer par sa voiture de bagages. Fort heureusement, nous n’avions plus qu’un court chemin à faire. Mieux renseigné que je ne l’étais, il me montrait les premières maisons du village où nous allions nous arrêter : Burnhaupt-le-haut.

Nous logions par escouade. Les paysans nous couchaient généralement dans leurs granges et ne nous ménageaient pas une ample provision de paille fraîche ou de foin odoriférant.

Ce soir-là, dans la grande maison claire aux boiseries de chêne à mi-hauteur du mur blanc, toute une famille était assise autour d’une longue table. On venait d’apporter, dans une large soupière en fer battu, une soupe à l’oignon et au pain bis dont l’âcre fumet surexcitait notre appétit.

Nous montrâmes notre billet de logement. Aussitôt ces braves gens se levèrent et nous invitèrent à nous asseoir sur les bancs qu’ils quittaient.

— Nous ne voulons pas vous déranger, leur dis-je. Nous ne vous demandons qu’un abri et de la lumière. Hors cela, nous avons tout ce qu’il nous faut.

Mais, nous faisant asseoir de force, ils nous prièrent d’accepter leur modeste souper. Pour nous, ce fut un festin. Outre la soupe à l’oignon, on mit sur la table un plantureux gâteau de pommes de terre bien rissolées et une salade de chicorée amère à l’huile de noix. Tout cela nous parut délicieux. Nous étions profondément touchés de cette cordiale hospitalité. Le lendemain, j’étais complètement reposé de ma fatigue de la veille. Bien m’en prit, car, dès la pointe du jour, il fallut nous remettre en marche, heureusement pour une faible distance. Nous allions camper sous la tente dans un champ voisin de ce charmant village de Burnhaupt-le-haut. Nous y passâmes quelques jours qui m’ont laissé un agréable souvenir. Des Prussiens, pas la moindre nouvelle. Depuis leur coup de main sur Mulhouse, il n’en était plus question.

Dans ce village, nous étions tout près de la jolie ville de Thann. Je proposai à Leroux d’y aller passer un dimanche. Georges étant toujours en fonctions de fourrier, sa grandeur l’attachait au… camp. Munis de la permission du capitaine, nous partîmes à la pointe du jour.

Il y avait plus qu’une simple curiosité pour nous entraîner vers Thann. J’y possédais un ami, riche industriel, M. Haffner, à qui je comptais emprunter quelque argent, car la lettre chargée que nous attendions, la semaine précédente, n’était arrivée à Belfort qu’après notre départ pour Mulhouse. Mais, je jouais de malheur : M. Haffner, commandant de francs-tireurs, était à la tête de sa compagnie campée à Massevaux. Sa maison était vide, si bien que nous étions en singulière posture pour faire la fête. Et cependant, que de tentations autour de nous !

Thann avec ses jolis monuments, sa tour horizontale, son église au portail si original, ses vieilles maisons aux pignons sculptés, ses enseignes si curieusement enjolivées, semble une ville de rêve, un décor de théâtre. Il y avait, ce jour-là, je ne sais quelle fête dont la guerre n’empêchait pas la célébration. Les vitrines des pâtissiers, les étalages des hôteliers étaient remplis d’engageantes tartes de mirabelles aux tons d’or bruni. De nombreuses boutiques regorgeaient de jambons, de cervelas, de galantines.

Tantale n’eut jamais à supporter plus de suggestives tentations que les deux pauvres soldats que nous étions.

En retournant nos poches, nous n’arrivions pas, à nous deux, à compléter plus de douze sous.

Alors nous établîmes notre budget.

Quatre sous de charcuterie, quatre sous de pain, et, pour boisson, l’eau répandue généreusement par la jolie fontaine en fer forgé devant l’église. Quatre sous nous resteraient pour le repas du soir. Quelques bourgeois s’approchaient de nous, hésitants. Ils avaient tout à fait mine de vouloir nous faire quelque invitation. Mais, nous avions scrupule à laisser deviner notre misère, et la froideur avec laquelle nous accueillîmes leurs avances les déconcerta.

Cependant nos uniformes causaient un certain émoi : les curieux accouraient en nombre et une bande d’enfants nous suivait, très indiscrète.

Nous voulûmes, pour échapper à leur gênante curiosité, prendre un sentier montueux conduisant sur la plate-forme où se trouve cette étonnante tour qui fut renversée, sans que ses pierres se soient désagrégées et dans laquelle on peut passer comme dans un grand cylindre creux. Pour y parvenir, il faut gravir les jolis coteaux plantés de vigne qui entourent la ville. Nous en étions déjà assez loin. Déjà les maisons en bordure du chemin devenaient rares. Tandis que nous passions devant une pauvre cabane, une femme en sortit, les yeux hagards, la figure convulsée.

— Des soldats ! Des soldats ! criait-elle. Venez ! Entrez dans ma maison ! Donnez-moi des nouvelles de mon fils ! Il est à Metz ! Vous l’avez sûrement vu !

Une voisine était là, qui nous dit à voix basse que cette pauvre femme avait un fils dans l’armée de Bazaine. Son mari étant mort la semaine précédente, sa raison n’avait pu résister à cette nouvelle épreuve.

— Promettez-lui de voir son fils et de le lui ramener, nous disait la voisine.

Nous ne nous prêtions qu’à regret à cette triste comédie, mais la malheureuse nous comblait de bénédictions, nous prenait les mains qu’elle embrassait, les baignant de ses larmes.

— Que voulez-vous ? nous disait-elle, que puis-je vous offrir ? Voulez-vous du vin ?

Nous expliquâmes à la voisine que notre ambition se bornait à pouvoir pénétrer dans les vignes au milieu desquelles nous nous trouvions et y grapiller à notre loisir.

Malheureusement, nous nous heurtions à une défense formelle. Personne, pas même le propriétaire, n’a le droit de cueillir du raisin avant le jour de la vendange.

— Attendez, nous dit-elle, je vais vous conduire chez des gens où vous trouverez à souhait ce que vous désirez.

À quelques pas de là s’élevait une jolie maison bourgeoise aux murs blancs, au toit d’ardoises. Des massifs de roses, de dahlias et de reines-marguerites la précédaient. En arrière, une vigne aux feuilles déjà rougissantes escaladait le coteau, faisant un fond merveilleux à ce gai tableau.

Aux appels de notre conductrice qui criait : — Monsieur Fichter ! Monsieur Fichter ! une bonne et robuste figure apparut au balcon du premier étage, entourée d’une foule de têtes curieuses et engageantes de jeunes femmes et d’enfants.

— Qu’est-ce que c’est ? Des militaires ? Entrez, mes amis ! Soyez les bienvenus !

Comme s’ils avaient pu deviner ce que nous demandions, une jeune fille était descendue, une corbeille à la main, pleine de pêches et de raisins.

— Prenez, Messieurs, nous disait-elle, prenez-en beaucoup ! Prenez tout !

Mais, du balcon, le chef de la famille :

— Non ! non ! ma fille ! Pas comme cela ! Fais-les monter ! Des soldats qui viennent défendre nos foyers ! Qu’ils s’assoient à notre table ! Venez, mes amis ! Venez boire et manger avec nous !

Le moyen de dire non ? Tout émus de ce chaud accueil, nous étions montés au premier étage et nous nous trouvions dans une grande pièce exceptionnellement aménagée en salle à manger. On était au dessert : vingt à vingt-cinq personnes entouraient une table couverte de fruits et de pâtisseries. On rapporta pour nous les reliefs d’une dinde rôtie : le tout fut arrosé de quelques bons crus d’Alsace et aussi de cette délicieuse liqueur de cerises que les ménagères fabriquent elles-mêmes.

Ces braves gens connaissaient déjà l’ennemi. Comme d’usage, il avait réquisitionné argent et vivres, puis, sur le bruit de notre arrivée, s’était replié promptement. Alors, les habitants reprirent assurance, persuadés qu’avec un détachement de l’armée de Belfort à leur porte, les Prussiens n’oseraient plus revenir.

Nous étions de ces soldats qui les protégeaient : leur reconnaissance attendrie nous venait comme à des sauveurs.

Il y avait, ce jour-là, double fête dans la maison, les époux Fichter célébraient leurs noces d’argent en même temps que les fiançailles de leur fille aînée. À les voir ainsi, dans leur insouciante gaîté, nous ne comprenions pas… N’avaient-ils pas le sentiment du danger qui les entourait ? Ils ne paraissaient pas s’en douter. Satisfaits d’avoir échappé à une première alerte, ils étaient retombés dans une trompeuse sécurité. Nous les trouvions inconscients, repris au charme de leur calme existence.

Tous ces visages respiraient un bonheur sans nuage. Cependant, à quelques pas d’eux, à leur porte, l’invasion grondait menaçante !

Eux aussi croyaient à la magie du mot « République ». Gambetta, disaient-ils, va organiser nos armées comme en 1792. Notre glorieux Bazaine, comme un lion, va secouer l’ennemi qui s’est accroché à ses flancs. Il franchira les murs de Metz, il écrasera l’armée prussienne !

Tout le monde s’enivrait ainsi de chimères et d’illusions. Les bouteilles se vidaient, les verres se choquaient au succès final, à la France, à l’armée. Les enfants se hissaient sur nos genoux, se coiffaient de nos képis, tiraient hors du fourreau notre inoffensif coupe-choux. Le temps passait agréablement : nous allions oublier l’heure et la longue marche qui nous séparait du camp de Burnhaupt.

Le bon Fichter nous retenait toujours.

À coup sûr, nous sommes les deux derniers soldats qui aient montré leur uniforme français dans les rues de Thann. Nous étions, pour ces patriotes, comme une égide, un palladium qu’ils ne voulaient pas laisser s’éloigner.

— Restez encore un peu, nous disait le vieillard, et, en même temps, il donnait l’ordre d’atteler.

— Vous pourrez ainsi, nous dit-il, emporter plus facilement quelques provisions que vous partagerez avec vos camarades.

En effet, le char-à-bancs dans lequel il nous fit monter fut rempli de fruits et de gâteaux avec deux belles bouteilles de liqueur de cerises qui firent des heureux à notre arrivée.

Nous quittâmes à regret cet excellent homme. Lui-même ne nous fit ses adieux que d’une voix tremblante d’émotion.

  1. Avant son départ, L’Illustration l’avait prié de lui envoyer des dessins sur la guerre.
  2. J’ai conservé des relations avec MM. Haensler et Merklen. Il n’est guère de bonheur plus grand pour moi, que de les rencontrer et de nous remémorer les heures passées de compagnie pendant cet inoubliable siège.