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Souvenirs d'un engagé volontaire/IV

La bibliothèque libre.
Librairie académique Perrin et Cie (p. 205-258).

IV.

SOUS LES OBUS


Propos de casemate. L’hôpital. Détresse de la population. — Sauvegarde singulière. — Servitude militaire. — La variole. — Dans la cave. — Le canon de Bourbaki. La prise de Danjoutin. — Retour aux Perches. — L’assaut des Basses-Perches. — Aux Hautes-Perches. — Adieux aux Perches. Dernières menaces. Fin des hostilités. — Adieux à Belfort. — Le départ. — La Revue. — Retour à Paris.

Dans ce fort des Basses-Perches, j’étais donc revenu attendre l’obus sans pouvoir riposter. Je le retrouvai horriblement saccagé, notre pauvre fortin ! La plupart des pièces étaient démontées. Les embrasures n’étaient plus que des espaces béants. Des brèches partout et, dans l’intérieur, pas une place large comme la main qui ne fût jonchée d’éclats de projectiles.

Il y avait de nombreux vides dans les rangs de mes premiers camarades. Les récits de ce qui s’était passé en mon absence semblaient un chapitre nécrologique.

Dans les casemates, les conversations étaient lugubres. Il n’y avait pas de jour que quelque convoi funèbre ne s’acheminât vers le cimetière ou vers l’hôpital, ce qui revenait au même, car pas un soldat ne sortait de cet hôpital. Ce qu’on en racontait était terrifiant. Aucune hygiène. On manquait même de matelas. La légende prétend qu’ils blindaient la casemate du colonel Denfert, mais je ne crus jamais la chose possible. Des sacs de farine, passe encore, — nous en avions en abondance, — mais les matelas des blessés, je me refusais à le croire. Toujours est-il qu’on en manquait absolument. Comme les dépôts de fourrages avaient été brûlés, il n’y avait pas de paille non plus. Les blessés gisaient donc sur le sol nu au milieu des détritus — et quels détritus ! — imparfaitement balayés, faute de personnel. Ajoutons que les rats évoluaient au milieu de ces horreurs comme en pays conquis.

On me citait ce fait. Plusieurs Mobiles du Haut-Rhin avaient été réclamer le corps d’un de leurs compatriotes pour l’inhumer dans le cimetière municipal. Un infirmier leur indiqua qu’il se trouvait à l’extrémité d’une galerie.

Ils cherchent, ne trouvent rien, reviennent à l’infirmier qui insiste :

— Je vous dis qu’il est là-bas, au bout, c’est l’avant-dernier !

— Non, ce n’est pas lui ! Notre ami a été blessé au côté et celui que vous nous montrez l’a été à la tête.

— Ah ! c’est à cause qu’il a la figure endommagée. Ce n’est pas le canon qui a fait ça, c’est les rats (sic).

En effet, les rats avaient dévoré la figure du malheureux mobile et l’avaient rendu méconnaissable.

Les blindages de cet hôpital, tant mal que bien, le garantissaient des projectiles, mais ils interceptaient l’air, et la fièvre putride enlevait tous les blessés. Pas une amputation ne réussit.

On s’étonnait du manque de surveillance et de l’inertie des autorités supérieures.

On pensait que le colonel Denfert avait peur et n’osait sortir de sa casemate.

— Bien ! disait-on, qu’un commandant de place observe certaines précautions, qu’il ne s’expose pas aux avant-postes, mais il y a des devoirs auxquels il est tenu. Il doit précisément surveiller les hôpitaux, visiter les blessés et se montrer en ville pour relever le courage de la population. De cela, il ne fait rien !

Ce que l’on racontait de la misère régnant dans les caveaux de l’église était à faire dresser les cheveux. Des centaines d’êtres humains gisaient, là, dans une obscurité profonde. Ils s’arrachaient les maigres rations de vivres que faisait distribuer le maire. Les plus forts prenaient la part des faibles. Des individus mouraient et on ne s’apercevait de leur mort qu’à l’odeur du cadavre.

On rendait justice au maire M. Mény, qui multipliait ses efforts pour adoucir les souffrances de la population, payait de sa personne et visitait les pauvres gens. Mais que pouvait-il à peu près seul, devant les immenses misères qu’il y avait à soulager ?

Les Suisses, nos excellents voisins, émus de compassion en présence des souffrances — qu’ils devinaient, — des malheureux Belfortains avaient demandé au général Von Treskow de laisser sortir les vieillards, les femmes et les enfants.

La réponse du général se fit attendre fort longtemps. Finalement, elle fut négative.

La mortalité devenait très grande au fort des Perches. On s’étonnait que les Compagnies du 45e ne fussent pas relevées de ce poste si exposé, comme il était d’usage. On se rappelait les mots attribués au Commandant Supérieur :

— Le 45e ne rentrera jamais en ville.

On commentait la mesure étonnante par laquelle, enlevant M. Gély à son bataillon, il l’avait pour ainsi dire exilé à Danjoutin dans un poste extrêmement dangereux, sans les moyens de s’y fortifier, poste destiné à succomber inévitablement. On voulait voir, là, une manœuvre destinée à faire tomber sur un ennemi la responsabilité d’une chute dont on pouvait presque calculer l’heure prochaine.

En attendant, la 5e Compagnie était plus que décimée dans son poste immuable. Ses pauvres soldats trouvaient dur de payer pour un autre et d’être les victimes du caractère vindicatif du colonel Denfert.

J’échappai à plusieurs reprises à une mort certaine de façon si étonnante que cela tenait du prodige. Pendant mon passage aux Éclaireurs, j’avais été épargné par les balles comme si un pouvoir magique m’eût protégé. Par exemple, le soir du Bosmont, quand, tenu pour mort, je pus échapper aux Prussiens qui m’entouraient, mon évasion fut vraiment extraordinaire. Mais voici mieux encore.

Un jour, le caporal Saunier, au moment où j’allais prendre la garde, vint à moi, et me dit :

— J’apprends qu’un de mes « pays » du 84e a reçu, par un contrebandier, des nouvelles de ma famille. Il m’attend demain pour me les communiquer, mais demain c’est mon tour de garde. Veux-tu que je te remplace aujourd’hui et tu prendras mon tour demain ?

Je déposai mon fusil, mon sabre et mon ceinturon et le laissai partir à ma place.

Le poste se tenait dans cette poudrière inachevée dont j’ai déjà parlé. On y était fort mal. Pour se réchauffer, il n’y avait d’autre ressource que d’allumer du feu à l’intérieur comme dans une hutte de sauvage. Or, ce feu, presque toujours de bois très humide, dégageant une fumée intense, deux seules places étaient possibles : celles de l’entrée, à droite et à gauche, où se tenaient le sergent et le caporal.

Évidemment, j’aurais pris celle-ci, sur laquelle s’installa le caporal Saunier. Il y était depuis quelques instants, lorsqu’un obus éclate à la porte de la poudrière et lui fait deux légères blessures : l’une, dans la rotule droite ; l’autre, à peine perceptible, au cou. C’est cette dernière qui lui donna la mort, puisqu’elle avait pour cause la capsule en cuivre de l’obus. Après vingt-quatre heures de souffrances, le pauvre garçon fut enlevé par le tétanos. Il est certain que cette blessure m’était destinée.

Un soir, j’étais couché dans la casemate. Au bout des planches qui me servaient de lit, vient s’installer Mouilleseaux, l’éclaireur qui nous entraînait à déserter après l’affaire du fusil refusé par Denfert.

Mouilleseaux étant de garde, je lui dis :

— Que fais-tu là ? Tu vas encore te faire attraper par le lieutenant.

— Je m’en f… du lieutenant. Au poste, il fait un froid de chien ; ici, il fait bon : je viens me chauffer.

Il était assis à mes pieds : une de ses jambes pendait et il tenait l’autre surélevée, ses deux mains croisées au-dessous du genou, le menton appuyé sur ce genou.

Un obus vient frapper obliquement la casemate, juste dans ma direction. S’il n’avait pas trouvé d’obstacle, il me fut arrivé en pleine poitrine : mais Mouilleseaux me masquait. Un fragment du projectile qui me menaçait, le frappant juste au-dessous du genou, me laissa complètement indemne. Le pauvre garçon m’avait servi de bouclier.

Un jour, je conduisais à la citadelle la corvée du pain. En monome, nous gravissions une des petites ruelles étroites et raides comme un escalier. Je tenais la tête. En route, je rencontre un de mes amis des éclaireurs. Pour échanger avec lui quelques mots, j’abandonne ma place de tête et me trouve à l’autre extrémité, tout en bas de la file. Arrive un obus qui passe au-dessus de nous et rase la tête du premier, juste à la place que je devais occuper.

Je borne là ces témoignages d’une sorte de protection inouïe qui m’a sauvegardé d’étonnante façon pendant toute la campagne, protection qui semble s’être attachée aussi à mes deux amis, car il est bien curieux que, malgré les dangers encourus à toute minute, aucun de nous n’ait été blessé. Il n’y a pas à objecter que le service nous était allégé. À la fin du siège, les dix caporaux de l’escouade étaient réduits à cinq, dont nous trois. Il y avait alors un service des plus fatigants, on ne se reposait qu’une nuit sur cinq, et nous avons supporté tout cela.

Parmi ces tristes scènes de la vie militaire, il en est une qui m’a laissé, dans le souvenir, une profonde et pénible impression. Je venais de prendre la garde et je relevais les factionnaires. J’allais placer le no 1, un jeune Alsacien, nommé Sick, grand, mince, blond, la physionomie douce, presque imberbe. Celui qu’il devait remplacer gisait dans une mare de sang. C’était à l’endroit le plus exposé, à l’angle du fort, en vue de la terrible batterie d’Essert qui nous a fait tant de mal. On avait mis là une pièce énorme, une pièce de 36 qui allongeait son grand cou au-dessus du parapet et fournissait aux artilleurs ennemis un incomparable point de mire.

Dès le premier jour, ils l’avaient descendue de son affût et elle n’avait jamais tiré, mais elle restait toujours là comme pour les narguer. Elle leur servait de cible et ils la criblaient du matin au soir. Le soldat dont je faisais enlever la dépouille n’était pas la première victime de ce poste dangereux.

Sick me dit tout tremblant :

— Caporal, ne me mettez pas là !

— Mais, mon pauvre ami, où veux-tu que je te mette ?

— Ici, tout près, caporal, la place est aussi bonne, on observe tout aussi bien, et elle offre moins de danger…

Je ne pouvais prendre cela sur moi. J’en référai au sergent et, pendant que j’allais le consulter, j’autorisai mon factionnaire à se tenir à la place convoitée.

Le sergent ne pouvait rien de plus que moi. Il m’engagea à m’adresser au Commandant du fort, le capitaine du génie Brunetot.

Je me dirigeai vers sa casemate. Je lui expliquai le cas, lui racontai la mort du précédent factionnaire, la terreur du suivant et m’efforçai de lui démontrer que l’emplacement voisin présentait les mêmes avantages tout en étant moins dangereux.

M. Brunetot, petit homme sec, nerveux, l’œil dur, me montra du doigt un plan accroché au mur.

— Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ?

— Oui, mon commandant, c’est le plan du fort.

— Donnez-le moi. Vous connaissez ces points rouges, de place en place ?

— Oui, mon Commandant, ce sont les places des factionnaires.

— Eh bien ! c’est à ces places mêmes que vous devez les poser et non à d’autres.

Je sortis la tête basse et bien désolé. Sick devina la funeste décision.

— Caporal, je vous en supplie !… Laissez-moi ici !

— Hélas ! mon pauvre ami, l’ordre est formel, c’est là qu’il me faut te placer.

J’étais navré, mais que faire ? La dure consigne ne me permettait pas d’hésiter.

— C’est à la mort que vous m’envoyez !

J’aurais préféré prendre sa place !… Quel sacrifice à la discipline je fis ce jour-là !

Enfin, le malheureux prit sa faction ; je le quittai pour continuer ma ronde et m’éloignai sans oser tourner la tête.

Un horrible fracas retentit à mes oreilles, puis un long gémissement. Je revins sur mes pas, Sick était étendu sur le sol. Le sang s’échappait à gros bouillons d’une horrible blessure : un obus lui avait enlevé la jambe gauche, fractionnant net, avec la cuisse, son sabre-baïonnette.

J’ai vu bien des blessures, bien des morts affreuses, mais je ne crois pas avoir été autant impressionné que par la mort de ce malheureux garçon.

Mort ? Il ne l’était pas encore. Je cherchai même à le rassurer sur les suites.

— Tu iras à l’hôpital ; tu seras bien soigné.

— L’hôpital ? Vous savez bien qu’on n’en revient pas !

Ce sont peut-être les derniers mots qu’il ait prononcés. J’usai le peu de perchlorure de fer qui me restait, essayant vainement d’arrêter le sang. Quand arriva le major, il n’était plus temps.

Je retournai chez M. Brunetot :

— Mon Commandant, j’ai placé le factionnaire où vous m’avez dit. Il y est mort. Où faut-il mettre le troisième ?

Il me lança un coup d’œil foudroyant et me tourna le dos, furieux, sans répondre.

Combien je regrettai de n’avoir pas pris plus tôt la décision dont alors j’assumai la responsabilité. Non, je ne remis pas le troisième à cette place et… personne n’y fit attention !

Deux de mes collègues, le caporal Roussel et le caporal Léraud, succombaient dans cette même semaine.

Léraud, légèrement blessé en apparence, alla finir à l’hôpital.

Roussel fut frappé d’un éclat d’obus à la cuisse et au ventre. Il était près de moi et venait de me raconter qu’un contrebandier se disposant à franchir les lignes ennemies, il avait préparé, pour la lui remettre, une lettre à sa fiancée. Il se vit frappé mortellement et rassembla ses forces pour me dire :

— Prends ma lettre ; envoie-la !

À la place de sa poche, il n’y avait plus qu’un amas de chair à vif et de chiffons sanglants.

— Ne la trouves-tu pas ? insista-t-il.

Son regard prêt à se clore me poursuivait : il voulait voir « sa lettre ». J’usai d’un subterfuge. J’avais, moi aussi, une lettre dans ma poche. Je la saisis et la lui montrai, en disant :

— La voilà !.

Il ferma les yeux… il avait eu cette dernière satisfaction.

Le service devenait de plus en plus dur. La relève des factionnaires était extrêmement fatigante. On avait augmenté le nombre de ceux qui gardaient l’extérieur. Les rondes étaient des plus pénibles dans cette neige où nous enfoncions jusqu’aux aisselles.

Un soir, j’étais à bout de forces et je tombais à chaque instant dans la neige. Seul, j’y serais resté : mes compagnons me relevèrent et me soutinrent. Mais il arriva qu’à la fin mes jambes refusèrent tout service. Il fallut me rapporter à la casemate.

Au matin, le major fit sa tournée et me donna un billet d’hôpital, section des varioleux.

Je vois encore — comme je le percevais à travers ma fièvre — le désespoir de Leroux et de Georges. Tous deux auraient voulu m’accompagner : le service ne le permettait pas. Georges descendit avec moi. Il voulait me conduire chez madame Anselme, mais je refusai, dans la crainte de porter la contagion dans sa maison. Il entra seul, pendant que je l’attendais à quelques pas dans la rue. Au bout d’un instant, il sortit suivi de madame Anselme.

— Allons, entrez, me dit-elle, que faites-vous ici, au froid, les pieds dans la neige ? Vous voulez donc vous tuer ?

— Mais c’est inutile, chère madame. Il serait dangereux, pour vous et les vôtres, que j’entre dans votre maison. Je dois me rendre sans retard à l’hôpital.

— Plus souvent que je vous laisserai aller à l’hôpital ! Vous savez comment on en sort de l’hôpital !… Vous allez rester chez moi. Nous vous soignerons comme nous pourrons. Vous serez toujours mieux que dans cet hôpital !

— Mais c’est impossible, les soldats malades n’ont pas le droit de se faire soigner en ville. Si je restais chez vous, je serais considéré comme déserteur.

— Ce n’est que cela ? Il vous faut une permission ? Je vais l’avoir ! Je connais votre capitaine, M. Aillet. J’irai le trouver et je saurai bien obtenir de lui cette permission !

Et la courageuse femme, bravant la pluie d’obus qui faisait rage, courut au bureau du capitaine pendant que son père et une vieille bonne m’approchaient du poêle et m’enveloppaient de couvertures.

Madame Anselme revint très vite. Elle avait prévenu son médecin qui nous rassura sur la maladie « de caractère bénin », nous dit-il. On s’occupa de mon installation, ce qui n’était pas chose facile. La seule pièce encore habitable au rez-de-chaussée était une espèce de soupente formée par la cage de l’escalier. Toute la famille couchait dans les divers compartiments de la cave. De plus, cette cave était encombrée de tous les meubles qu’on y avait emmagasinés au fur et à mesure de la destruction de la maison. En entassant les chaises et les fauteuils sur les commodes et les tables, on gagna la place d’un matelas sur lequel je m’étendis tout fiévreux.

Avec quelle bonté je fus soigné, de quelles attentions je fus entouré, c’est ce que je n’oublierai de ma vie.

La médication fut sommaire et se composa presque exclusivement de tilleul bien chaud que m’apporta madame Anselme.

Pendant toute ma maladie, je restai dans une obscurité complète. Seule une porte entr’ouverte sur un compartiment voisin laissait filtrer assez de clarté pour guider les pas de mon excellente garde-malade.

À tout instant, mon repos était troublé par la chute des projectiles. Vingt-sept tombèrent sur la maison, deux d’entre eux allumèrent des incendies, heureusement vite éteints. Je croyais que nous resterions sous les décombres du logis. Dans mes rêveries de malade, je me demandais lequel serait préférable d’être écrasé par les voûtes ou asphyxié par l’incendie.

Mais, le pire des supplices fut l’invasion des rats. Il y en avait, il y en avait, dans cette cave ! Je les entendais marcher par troupes. Comme mon matelas était par terre, leur armée me passait sur le corps. Je les sentais venir et je me mettais sur la défensive. À grands coups d’oreillers, je tâchais de les dissiper. Je m’étais fait donner un bâton, mais, dans l’ardeur que je mettais à me défendre, c’étaient surtout mes pauvres jambes qui recevaient les coups.

Au milieu de ces péripéties, ma guérison s’avançait. Le docteur prétendait que la rapidité avec laquelle je me tirais d’affaire était due surtout à l’obscurité dans laquelle j’étais plongé.

De temps à autre, une visite m’arrivait. C’étaient Georges ou Leroux qui venaient me donner des nouvelles. Tout un grand jour, le bombardement cessa : l’armée de l’Est arrivait :

— Bourbaki est à nos portes ; il va faire une belle entrée ; les Prussiens ont déjà retourné leurs pièces ; vous vous lèverez pour voir cela, me disait madame Anselme. Déjà, on prépare tout pour l’entrée triomphale de l’armée de secours. À défaut de fleurs, on va sortir les tapisseries, les belles étoffes !

Hélas ! le bombardement recommençait le lendemain, plus violent que jamais, anéantissant les chères espérances si vite conçues et si vite évanouies.

J’appris aussi, dans ma cave de malade, la désastreuse prise de Danjoutin. Le commandant Gély avait été surpris et tous les défenseurs de cet avant-poste tués ou faits prisonniers. Qu’étaient devenus mes amis Loye et Gambey ? J’étais anxieux d’avoir de leurs nouvelles et le désir d’en chercher moi-même hâta ma guérison.

Depuis plusieurs jours, je me levais et je sentais mes forces revenir.

Enfin, le docteur me permit de sortir. Les larmes aux yeux, je quittai les excellents amis qui m’avaient si bien soigné et je pus remonter aux Perches, heureux d’y retrouver Leroux et Delafontaine. Mais combien de ceux que j’y avais laissés manquaient à l’appel !

Depuis la prise de Danjoutin et celle de Pérouse, de nouvelles batteries avaient ouvert leurs feux et le fort n’était vraiment plus tenable.

Le capitaine Duplessis, légèrement blessé, avait laissé son commandement au lieutenant Wahl qui était un inconnu pour moi.

Mes camarades me racontaient qu’il avait produit une fâcheuse impression. À peine arrivé, il s’était terré dans sa casemate et on ne l’avait plus revu. Rien n’était assez puissant pour l’en faire sortir, pas même les motifs auxquels nul ne résiste : le passage de son ordonnance, avec une pelle non parfumée à travers notre casemate, en témoignait sans conteste.

Cependant, ce lieutenant qui donnait ainsi prise à de fâcheux commentaires, allait faire preuve de courage et d’habileté. Il sauva le fort des Perches par un coup de merveilleuse audace.

Le soir du 26 janvier, nous causions tristement. Nos pensées se reportaient vers les chers nôtres dont nous n’avions plus de nouvelles. Nous nous demandions quelle allait être l’issue de cette horrible guerre. Tiendrions-nous encore longtemps ? L’approche de l’armée de secours et l’amère déception qui s’en était suivie nous avaient démoralisés. Tels étaient les sujets de notre conversation lorsqu’un factionnaire fait irruption dans la casemate :

— Aux armes !… aux armes !… le fossé est noir de Prussiens !

Alors, avec nos amis, nous échangeâmes un triste regard :

— Si seulement le capitaine Duplessis était ici !

Avec inquiétude nous regardions le réduit où notre lieutenant s’était enfoui.

À ce moment même, le lieutenant Wahl ouvre la porte toute grande et s’avance, revêtu de sa longue capote d’ordonnance, sanglé dans son ceinturon, le sabre au côté, avec une crânerie que nous ne soupçonnions guère.

— Nous sommes, nous dit-il, à une heure grave. L’ennemi nous croit à bout de force, démoralisés : il donne l’assaut. Montrons-lui que nous faisons bonne garde et que nous sommes dignes de la mission qui nous est confiée. Le fort des Perches pris par l’ennemi, c’est Belfort qui succombe : défendons-le jusqu’à notre dernière goutte de sang. Vous connaissez tous vos places de combat. Que chacun s’y rende sans bruit. Marchez à plat ventre, qu’on ne puisse vous apercevoir du dehors. Quoiqu’il arrive, restez immobiles à votre poste jusqu’au signal que je vous donnerai.

Le lieutenant nous paraissait transfiguré. Il était superbe dans sa haute taille. Nous étions comme secoués d’un frisson patriotique.

À pas de loup, dans le plus grand silence, nous traversâmes le fort pour arriver à nos places et nous restâmes à demi-couchés au bord du parapet.

De l’autre côté, dans le fossé même, un vague murmure se faisait entendre. Des ordres donnés à voix basse parvenaient jusqu’à nous. Quand nous relevions la tête, nous voyions passer des échelles dont les derniers barreaux nous apparaissaient et des perches surmontées de matières inflammables. Le grouillement d’une foule qui piétine sur place devenait de plus en plus distinct.

Soudain, à deux pas de nous, comme poussé par une force irrésistible, nous voyons le lieutenant s’élancer, d’un bond, sur le parapet.

Sa silhouette était saisissante. Dans le souvenir, j’avais le dessin de Brion pour l’illustration des Misérables : Javert, du haut d’un pont, se jetant dans la Seine. La longue capote du lieutenant me rappelait la grande redingote du policier, il avait son sabre sous le bras, comme Javert son bâton.

Dans la nuit noire, se détachant sur la neige blanche, ce fut une apparition prodigieuse.

S’adressant en allemand aux soldats qui remplissaient le fossé :

— Ah ! mes gaillards, leur dit-il, vous avez cru nous prendre sans défense ; vous vous êtes trompés ! Nous sommes trois mille ici, et la porte par laquelle vous êtes entrés s’est refermée sur vous ! Vous êtes nos prisonniers. Rendez vos armes ou vous êtes tous morts. Allons ! — et se tournant vers nous, — debout vous autres ! et… en joue !

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, nous étions debout sur le parapet, nos fusils braqués sur les Prussiens immobiles dans le fossé.

Chose inouïe, chose à laquelle nul ne se serait attendu, les Prussiens nous tendirent leurs armes que nous n’eûmes qu’à prendre et à rejeter en arrière de nous.

— Maintenant, venez par ici.

Et il leur indiqua l’entrée du fort.

Cette tactique avait été probablement concertée avec M. Brunetot, car celui-ci se trouva, avec le reste de la petite garnison, à côté du lieutenant Wahl, pour recevoir le Commandant des forces prussiennes et lui faire, ainsi qu’à sa troupe, les honneurs de la forteresse. C’était le colonel de Reichtoffen. Il parut étonné du petit nombre d’hommes qui l’avaient défendue.

— Vous m’avez trompé ! dit-il.

— Reconnaissez, colonel, que c’est de bonne guerre.

Il voulut savoir comment il avait pu se trouver bloqué de cette façon dans un fossé sans issue.

Le commandant Brunetot lui expliqua que son attaque avait été préparée d’après les anciens plans des Perches, plans qui avaient été totalement modifiés par M. Denfert lorsqu’il prit le commandement supérieur.

— Votre service d’espionnage retardait, ajouta-t-il en riant.

Le nombre de nos prisonniers pouvait être de quatre ou cinq cents. Nous n’avions pas perdu un homme. Il n’y avait pas eu un coup de fusil tiré.

Quelques hommes bien armés furent commandés pour conduire en ville nos prisonniers.

Depuis quatre heures du soir, la canonnade sur les Perches s’était ralentie et, depuis l’heure probable de l’attaque, aucun coup de canon n’avait été tiré. Par contre, le bombardement faisait rage en ville et principalement sur le faubourg des Fourneaux par où l’ennemi supposait qu’on nous enverrait du renfort. Le trajet de nos prisonniers n’était donc pas sans danger pour eux. En effet, quelques obus éclatèrent dans leurs rangs et tuèrent ou blessèrent une dizaine d’hommes.

Pendant ce temps, un assaut du même genre se livrait aux Hautes-Perches. Il fut entouré de péripéties fort différentes mais couronnées d’un égal succès.

L’altitude des Hautes-Perches gênait considérablement le tir du château. Il était convenu qu’on n’y aurait recours qu’à la dernière extrémité et certaines pièces étaient pointées d’avance pour pouvoir tirer, en cas d’attaque nocturne, juste dans les fossés.

Ce signal fut donné avec un plein succès. Les Prussiens étaient à peine dans les fossés des Hautes-Perches qu’une pluie de fer et de feu tombait sur eux qui les mit dans le plus grand désarroi. Une sortie de la garnison acheva de précipiter leur fuite. Au-delà des glacis, sur la gauche, du côté de Pérouse où nous les poussions, ils ignoraient qu’une forêt de jeunes arbres avait été rasée à hauteur du genou, les arbres épointés et reliés entre eux par des fils de fer. Les malheureux s’empêtraient dans ces fils. Quelques-uns s’empalèrent pour ainsi dire sur les tiges épointées. Parmi les morts qu’on releva le lendemain, à côté de ceux tués par les balles ou les obus, on en trouvait qui n’avaient pas été touchés. Ils étaient morts, de peur peut-être ou de froid, car il fit terriblement froid cette nuit-là.

Je crois que cinq à six hommes furent blessés de notre côté, tandis que plus de 250 à 300 ennemis jonchaient les abords des Hautes-Perches.

Les Prussiens demandèrent à enlever leurs morts, ce qui leur fut refusé, mais nous offrîmes de nous charger de leur sépulture.

Une suspension d’armes fut convenue de six heures du matin à six heures du soir. Elle fut beaucoup trop courte. La terre gelée s’ouvrait difficilement sous la pioche. À six heures exactement, quand un coup de canon, prélude d’un violent bombardement, vint nous annoncer la fin de l’armistice, beaucoup de cadavres gisaient encore sur le sol. Ils y restèrent et furent la proie des loups et des corbeaux.

Les assaillants des Hautes-Perches devaient être des volontaires. Il y en avait de toutes armes, probablement de la Landwehr, car ils étaient généralement d’âge mûr et, pour la plupart, avaient les poches assez garnies. Presque tous nos soldats rapportèrent des montres d’or et d’argent, de majestueuses pipes au fourneau de porcelaine peinte et des bottes très confortables.

Les officiers fermèrent les yeux sur cette infraction que l’on punit ordinairement : nos pauvres soldats avaient enduré d’assez dures privations pour qu’on fît, en leur faveur, une légère entorse au règlement.

Avec cet assaut des Perches se termine la série des faits saillants dont, après trente-cinq ans, je me suis souvenu. À quelques jours de là, nous vîmes arriver le capitaine Thiers, en tournée d’inspection. Il fit sortir notre petite garnison.

— Comment se fait-il, dit-il au commandant, que vous ayez des hommes en corvée à cette heure-ci ? Vous savez pourtant que l’ordre est formel de n’ordonner de corvées que pendant la nuit depuis que l’ennemi s’est tellement rapproché qu’il voit nos moindres mouvements et peut atteindre nos hommes presqu’à coup sûr.

— Mon capitaine, je n’ai aucun homme en corvée.

— Comment donc, alors, sont-ils si peu nombreux ? Faites l’appel !

On fit l’appel, et c’était lugubre d’entendre ce défilé : Roussel… mort — Bourniquel… mort — Sick… mort — Léraud… mort — Saunier… mort — Desrois… mort… — Serpinet… mort.

Bref, nous n’étions plus que 42 sur notre belle compagnie de 120 hommes.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis le commencement du siège, mon capitaine.

— Vous n’avez jamais été relevés ?

— Jamais.

Nous vîmes pâlir le capitaine Thiers. Il fit un signe aux deux officiers d’État-Major qui l’accompagnaient, ils s’écartèrent un instant et causèrent avec animation ; puis, revenant vers le capitaine :

— C’est bien, faites rentrer vos hommes.

Nous étions aux premiers jours de février. Des nouvelles circulaient habilement communiquées par les Prussiens. Elles annonçaient la capitulation de Paris et semaient de nouveaux ferments de découragement.

En même temps, le bombardement redoublait de violence. Des travaux d’approche s’exécutaient contre les Perches, et notre malheureux fort était dans un tel état qu’il était impossible de s’y maintenir. Ah ! les Prussiens n’avaient qu’à se présenter, nul ne leur en défendrait l’entrée. Nos principaux forts, la Justice et la Miotte, ne répondaient plus.

Enfin, le 3 Février, nous reçûmes l’ordre de déménager le matériel. Le 4, le 5, on rappela successivement quelques hommes et, le 7, ma compagnie rentrait la dernière en ville, escortant ce que nous avions pu emporter de nos canons.

Le lendemain, nous vîmes le drapeau allemand flotter sur ce fort où nos cœurs avaient tant battu, que nous aimions et dont l’abandon nous avait causé un si cruel déchirement.

Le 13 février, le commandant supérieur avait fait afficher une insolente lettre de M. Von Treskow qui peut se résumer ainsi :

— Des meurtrières de votre casemate, vous pouvez voir les batteries que nous avons dressées sur les Perches et vous rendre compte du mal qu’elles peuvent vous faire. Si ce soir même vous ne m’avez pas rendu la ville, demain nous ouvrirons le feu. De votre citadelle, il ne restera pas pierre sur pierre et nous brûlerons Belfort jusqu’à la dernière maison.

Le Colonel, qui avait le génie des réponses sensationnelles, avait répondu :

— Brûlez !

Toute la ville l’approuvait.

D’autre part, il prévenait les habitants et la garnison qu’il fallait s’attendre à un bombardement encore plus énergique.

Les précautions qu’on aurait pu prendre eussent été inutiles : le soir même arrivait du Gouvernement de la Défense nationale la nouvelle de l’armistice et, aux troupes, l’ordre de changer de garnison[1].

Il était 6 heures du soir. À cette même heure, un dernier coup de canon éclatait à la Porte de France et tuait dix personnes.

La guerre était finie ! Pendant deux jours, nous fûmes tout étonnés de n’avoir plus à nous garantir du bombardement. Le silence succédant au formidable bruit qui n’avait pas cessé pendant 73 jours et 73 nuits, nous laissait inquiets. Il nous manquait quelque chose.


J’allai voir mes bons amis Anselme.

Pauvres gens, dans quelle détresse morale je les trouvai ! Les trois étages de leur maison écroulés, leurs meubles brisés, la clientèle disparue ! Pour eux, c’était la ruine, l’effondrement.

Pendant la durée du siège, à l’heure du danger, ils avaient courageusement supporté les épreuves ; maintenant, ils étaient anéantis. M. Boltz me dit :

— Je vous attendais, je voulais faire avec vous la première visite à ma petite maison !

— En avez-vous des nouvelles ?

— Oui, jusqu’à la date d’hier ; les officiers qui sont partis ce matin m’ont dit que tout était bien.

Pauvre homme, quelle déception l’attendait ! Dès l’entrée, sa maison offrait l’image de la désolation, la porte désemparée, les meubles brisés, les parquets arrachés pour en faire du bois de chauffage et, par-dessus tout — spectacle qui fit verser des pleurs au pauvre M. Boltz — ses livres, ses chers livres, épars, déchirés, jetés feuille à feuille dans le jardin, sur les fumiers !… Adieu, les belles éditions de Molière, de Cervantès ! Les pages de Montaigne, de La Bruyère, de Marivaux, déchirées, souillées !

Je n’arrachai qu’à grand peine le vieillard à sa triste contemplation : les souffrances du siège n’avaient rien été à côté de celles qu’il éprouvait.

La perte de ses chers compagnons s’effaçait elle-même devant l’ingratitude des amis à qui il avait confié la garde de ces trésors et qui l’avaient si cruellement trompé.

Nous partîmes le 19 février, drapeaux au vent, nos canons et nos archives au milieu de nous, devant l’État-Major prussien rangé près de la porte de France et qui nous suivait d’un regard indéfinissable.

Un colonel vint se mettre à notre tête.

Un colonel ! Nous avions un colonel ? C’était bien à nous, ce colonel ? Nous n’en avions jamais entendu parler ! D’où sortait-il ?… La réponse bien connue suivait cette question :

— De sa casemate !

Il s’appelait le colonel Marty.

Avec la commandature prussienne on avait réglé le service des étapes qui devaient être courtes en raison de la faiblesse des hommes anémiés par les souffrances de ce long siège. En effet, la première fut courte : 12 kilomètres. La seconde encore plus : 8 kilomètres jusqu’à Audincourt où nous eûmes séjour, c’est-à-dire 48 heures de repos[2]. Repos relatif, à dire vrai, car le jour même de notre arrivée à Audincourt, il fallut nous livrer au grand nettoyage d’armes, procéder au paquetage des sacs, à l’astiquage au grand complet. Le lendemain à 9 heures, sac au dos sur la place où s’élevait la maison du maire chez qui dînaient le colonel et plusieurs officiers.

Nous nous attendions à passer la revue avant midi, pour être libres ensuite, mais il en fut décidé autrement. Ce fut seulement vers deux heures de l’après-midi, alors que nous étions à moitié morts de fatigue et de faim, que nous vîmes apparaître les hôtes de Monsieur le maire.

Nos officiers descendirent sur les rangs, pendant que quelques dames, du haut du perron, contemplaient le spectacle.

Le colonel arrivait avec des intentions évidemment hostiles. Il commença par interpeller le lieutenant Wahl qui était en vareuse.

— Pourquoi cette tenue, lieutenant ? On vous la tolérait en temps de guerre. Aujourd’hui, elle n’est plus de mise. Vous serez puni de huit jours d’arrêts.

— Mon Colonel, je dois vous dire que, après l’assaut des Perches, j’ai été envoyé à Bellevue où nous avons été attaqués par des forces supérieures et, dans cette affaire, nous laissâmes tous nos bagages.

Le Colonel proféra un sourd grognement et, avisant un soldat dont les vêtements étaient, il faut le dire, dans le plus piteux état :

— Qui est-ce qui m’a fichu un soldat comme celui-là ? Est-il assez dégoûtant !… Pourquoi ne s’est-il pas nettoyé ?

— Mon Colonel, nos soldats ont passé 75 jours aux Perches sans être relevés. Ils ont couché dans la neige et dans la boue. À la longue, la boue s’est comme incrustée dans l’étoffe de leurs vêtements, de façon qu’il n’y a pas de brosse qui puisse l’en arracher.

— Et cela ?… Et cela ?… C’est de la boue peut-être ?

Il montrait le pantalon du pauvre soldat, couvert d’une épaisse couche de graisse.

— Cela, mon Colonel, c’est de la graisse. Ce garçon était de cuisine lorsqu’un obus a renversé sa marmite dont le contenu est tombé sur lui.

— Allons ! c’est bien ! vous avez réponse à tout !… Mais, ce caporal !… En voilà des cheveux !… Ne pouvait-il pas se mettre à l’ordonnance ?

C’est de moi qu’il parlait. J’avais une tignasse énorme, toute frisée, bouffante et débordant mon képi.

— Mon Colonel, dis-je, je viens d’avoir la variole, je suis tenu à de grandes précautions et le docteur m’a défendu de me faire couper les cheveux.

— Est-ce vrai ? demanda-t-il en se tournant vers le major.

— Oui, mon Colonel.

Je vis ce désagréable officier me tourner le dos et poursuivre la série de ses observations avec, je pense, le même insuccès.

Je n’entrerai pas dans la suite de mes étapes dont le récit deviendrait fastidieux. Quelques-unes de ces étapes furent agréables, d’autres fort pénibles. Dans certaines villes, nous fûmes couverts de fleurs et d’acclamations. En d’autres endroits, nous vîmes les portes se fermer devant nous et d’affreuses mégères « chasser ces soldats français qui n’avaient pas su les défendre des soldats allemands et qui venaient piller ce que ceux-ci avaient épargné » (sic).

Enfin, nous arrivâmes dans la banlieue de Grenoble où nous passâmes, pendant les formalités de notre désarmement, quinze jours d’un repos délicieux, rendu charmant par le caractère hospitalier de la population.

Nous avions reçu des nouvelles de nos familles, nous savions que nous retrouverions les nôtres, plus ou moins épargnés par la guerre, mais au complet, et nous vécûmes ces quinze jours au milieu des gâteries dont nous comblèrent les habitants.

Nous rentrâmes à Paris le 20 mars, ne comprenant rien aux affiches du Comité révolutionnaire couvrant les rues de Paris.

J’étais rue Notre-Dame-de-Lorette, chez mon vieil ami Carjat qui avait voulu faire mon portrait en pioupiou, lorsqu’une balle crevant le vitrage tomba à mes pieds. C’était bien la peine d’avoir échappé à tant de dangers pour venir courir de pareils risques dans mon cher Paris. La manifestation de la rue de la Paix, celle où M. de Pène fut blessé, m’envoyait ce cadeau de bienvenue !

Je ne m’attardai pas à chercher qui avait raison, de Versailles ou de Paris. J’avais soif de repos ; je voulais revoir les miens, me reprendre à la vie de famille. Delafontaine resta près de sa mère à Paris et Leroux m’accompagna en Normandie. Il trouva, dans ma famille qui le connaissait et l’aimait, la tendresse et les soins qui pouvaient lui faire oublier les souffrances de la campagne.

Que de fois, dans nos promenades à travers champs ou au bord des grèves, dans la belle campagne normande, sous les pommiers en fleurs, nous avons revécu ces souvenirs que je viens de raconter ! Puis, les hasards de la vie nous séparèrent. Je suis venu en Égypte. L’atelier de Leroux se rouvrit à ceux qui restaient des amis d’autrefois. On put revoir Delafontaine, son carnet de boursier en main, sous le péristyle de la Bourse. Hélas ! la tourmente avait passé. Les amis étaient devenus rares et l’atelier bien triste. Georges avait perdu son entrain, et son esprit s’était détourné de la chanson ou du vaudeville. Leurs nouvelles, à tous deux, ne m’arrivaient plus qu’à de longs intervalles.

Dans ses lettres, Leroux se plaignait d’avoir, comme à Belfort, froid dans les os ; Georges attrapait bronchites sur bronchites… L’odieuse guerre qui semblait nous avoir épargnés, insensiblement achevait son œuvre et m’enlevait, avant que j’aie pu les embrasser une dernière fois, les amis si chers avec qui, sans jamais un désaccord, nous avions vécu la même vie, partagé les mêmes enthousiasmes, souffert des mêmes déceptions et dont la tendre et solide affection m’avait été un si grand réconfort aux heures de désespérance.


FIN
  1. Je crois intéressant, pour mes lecteurs, de leur mettre sous les yeux une lettre écrite par mon ami Haensler à un rédacteur de l’Express de Mulhouse, lettre qui précise la question souvent controversée relative à l’évacuation de Belfort.
    Mulhouse, le 8 janvier 1896.
    Monsieur,

    Dans les notes : Mulhouse pendant la guerre de 1870-1871 que publie l’Express, vous dites : « 13 février : Belfort capitule, etc. ; 17 février : Les conditions de la capitulation de Belfort, etc. »

    Belfort n’a pas capitulé.

    Le 13 février, un premier parlementaire vint, dans l’après-midi, apporter une dépêche importante du général de Treskow se terminant par ces mots :

    « Ce sera sur vous que retombera toute la responsabilité, dans le cas où vous me contraindriez à réduire Belfort en un monceau de ruines et d’ensevelir les habitants sous les débris de leurs maisons ».

    Le premier parlementaire prussien avait à peine terminé sa mission qu’un deuxième apportait une seconde dépêche au commandant supérieur, signée Picard, ministre des affaires étrangères, contresignée Bismarck, ordonnant au commandant de Belfort de rallier le poste français le plus voisin.

    Le télégramme n’avait pas force de loi pour le colonel Denfert. Avant de prendre une décision, il voulait encore consulter son Gouvernement.

    L’article 2 de la convention préliminaire, signée par le capitaine du génie Krafft et par le capitaine d’état-major allemand de Schultzendorf, dit :

    « Le colonel Denfert enverra, à Bâle, un officier chargé d’y attendre l’avis télégraphique du Gouvernement français ».

    Le capitaine Krafft fut désigné. Le feu cessa le 13 au soir, seize jours après la signature des préliminaires de paix à Versailles.

    Le 5, le capitaine Krafft revint de Bâle. Le colonel Denfert écrivit alors au général de Treskow pour lui dire qu’il était prêt à obéir aux instructions du Gouvernement français et à lui remettre la place.

    La reddition de Belfort était la conséquence non d’une capitulation, mais d’une convention motivée par des considérations puissantes librement consenties par des parties qui restaient en dehors des grands événements accomplis en France et qui devaient avoir pour base de leur transaction la bonne foi et l’équité.

    Le Gouverneur de Belfort exigea que les troupes allemandes ne se trouvassent pas sur le chemin de la garnison de Belfort.

    Les sentinelles furent relevées, le 18 février à midi, après le départ de la dernière colonne, et c’est un enfant de Mulhouse, Gustave Merklen, sous-officier du génie (qui si souvent se distingua pendant ce long siège) qui quitta le dernier la place avec le poste du fort de la Justice.

    Denfert-Rochereau n’a pas capitulé et c’est à lui que la France doit d’avoir conservé Belfort.

    Recevez, etc.

    A. Hænsler,
    ex-sous-officier du génie à Belfort.
  2. Nous sûmes ensuite que cette brièveté des étapes avait été combinée pour laisser au colonel Denfert le loisir d’allonger les quelques heures à passer avec sa famille venue à sa rencontre à Montbéliard. Cela était fort bien et personne n’y eût trouvé à redire si les précautions avaient été mieux prises. Mais, faute d’une entente suffisante avec la commandature, cette mesure entraîna de graves complications. Elles pesèrent durement sur la longueur des marches qui en furent la conséquence.