Souvenirs d’égotisme/02
CHAPITRE 2
oici le portrait d’un homme de mérite avec qui j’ai passé toutes mes matinées pendant huit ans. Il y avait estime, mais non amitié.
J’étais descendu à l’hôtel de Bruxelles, parce que là logeait le Piémontais le plus sec, le plus dur, le plus ressemblant à la Rancune (du Roman Comique) que j’aie jamais rencontré. M. le baron de Lussinge a été le compagnon de ma vie de 1821 à 1831 ; né vers 1785, il avait trente-six ans en 1821. Il ne commença à se détacher de moi et à être impoli dans le discours que lorsque la réputation d’esprit me vint, après l’affreux malheur du 15 septembre 1826.
M. de Lussinge, petit, râblé, trapu, n’y voyant pas à trois pas, toujours mal mis par avarice et employant nos promenades à faire des budgets de dépense personnelle pour un garçon vivant seul à Paris, avait une rare sagacité. Dans mes illusions romanesques et brillantes, je voyais comme trente, tandis que ce n’était que quinze, le génie, la bonté, la gloire, le bonheur de tel homme qui passait, lui ne les voyant que comme six ou sept.
Voilà ce qui a fait le fond de nos conversations pendant huit ans ; nous nous cherchions d’un bout de Paris à l’autre.
Lussinge, âgé alors de trente-six ou trente-sept ans, avait le cœur et la tête d’un homme de cinquante-cinq ans. Il n’était profondément ému que des événements à lui personnels ; alors il devenait fou, comme au moment de son mariage. À cela près, le but constant de son ironie, c’était l’émotion. Lussinge n’avait qu’une religion : l’estime pour la haute naissance. Il est, en effet, d’une famille du Bugey, qui y tenait un rang élevé en 1500 ; elle a suivi à Turin les ducs de Savoie, devenus rois de Sardaigne.
Lussinge avait été élevé à Turin à la même académie qu’Alfieri ; il y avait pris cette profonde méchanceté piémontaise, au monde sans pareille, qui n’est cependant que la méfiance du sort et des hommes. J’en retrouve plusieurs traits à Rome ; mais, par-dessus le marché ici, il y a des passions et, le théâtre étant plus vaste, moins de petitesses bourgeoises.
Je n’en ai pas moins aimé Lussinge jusqu’à ce qu’il soit devenu riche, ensuite avare, peureux et enfin désagréable dans ses propos et presque malhonnête en janvier 1830.
Il avait une mère avare mais surtout folle, et qui pouvait donner tout son bien aux prêtres. Il songea à se marier ; ce serait une occasion pour sa mère de se lier par des actes qui l’empêcheraient de donner son bien à son confesseur. Les intrigues, les démarches, pendant qu’il allait à la chasse d’une femme, m’amusèrent beaucoup. Lussinge fut sur le point de demander une fille charmante qui eût donné à lui le bonheur et l’éternité à notre amitié : je veux parler de la fille du général Gilly, — depuis Mme Douin, femme d’un avoué, je crois. Mais le général avait été condamné à mort après 1815, cela eût effarouché la noble baronne, mère de Lussinge. Par un grand hasard, il évita d’épouser une coquette, depuis Mme Varambon. Enfin, il épousa une sotte parfaite, grande et assez belle, si elle eût eu un nez. Cette sotte se confessait directement à Mgr de Quélen, archevêque de Paris, dans le salon duquel elle allait se confesser. Le hasard m’avait donné quelques données sur les amours de cet archevêque, qui peut-être avait alors Mme de Podinas, dame d’honneur de Mme la duchesse de Berry, et, depuis ou avant, maîtresse du fameux duc de Raguse. Un jour, indiscrètement pour moi — c’est là, si je ne me trompe, un de mes nombreux défauts — je plaisantai un peu Mme de Lussinge sur l’archevêque.
C’était chez Mme la comtesse d’Avelles[1].
— Ma cousine, imposez silence à M. Beyle, s’écria-t-elle, furieuse.
Depuis ce moment elle a été mon ennemie, quoique avec des retours de coquetterie bien étrange. Mais me voilà embarqué dans un épisode bien long ; je continue, car j’ai vu Lussinge deux fois par jour pendant huit ans, et plus tard il faudrait revenir à cette grande et florissante baronne, qui a près de cinq pieds six pouces.
Avec sa dot, ses appointements de chef de bureau au ministère de la Police[2], les donations de sa mère, Lussinge réunit vingt-deux ou vingt trois mille livres de rente, vers 1828. De ce moment, un seul sentiment le domina, la peur de perdre. Méprisant les Bourbons, non pas autant que moi qui ai de la vertu politique, mais les méprisant comme maladroits, il arriva à ne pouvoir plus supporter sans un vif accès d’humeur l’énoncé de leurs maladresses. (Il voyait vivement et à l’improviste un danger pour ses propriétés.) Chaque jour il y en avait quelque nouvelle, comme on peut le voir dans les journaux de 1826 à 1830. Lussinge allait au spectacle le soir et jamais dans le monde ; il était un peu humilié de sa place. Tous les matins, nous nous réunissions au café, je lui racontais ce que j’avais appris la veille ; ordinairement, nous plaisantions sur nos différences de partis. Le 3 janvier 1830, je crois, il me nia je ne sais quel fait antibourbonien que j’avais appris chez M. Cuvier, alors Conseiller d’État, fort ministériel. Cette sottise fut suivie d’un fort long silence ; nous traversâmes le Louvre sans parler. Je n’avais alors que le strict nécessaire, lui, comme on sait, vingt-deux mille francs. Je croyais m’apercevoir, depuis un an, qu’il voulait prendre à mon égard un ton de supériorité. Dans nos discussions politiques, il me disait :
— Vous, vous n’avez pas de fortune.
Enfin, je me déterminai au très pénible sacrifice de changer de café sans le lui dire. Il y avait neuf ans que j’allais tous les jours à dix heures et demie au café de Rouen, tenu par M. Pique, bon bourgeois, et Mme Pique, alors jolie, dont Maisonnette, un de nos amis communs, obtenait, je crois, des rendez-vous à cinq cents francs l’un. Je me retirai au café Lemblin, le fameux café libéral également situé au Palais-Royal. Je ne voyais plus Lussinge que tous les quinze jours ; depuis, notre intimité, devenue un besoin pour tous les deux, je crois, a voulu souvent se renouer, mais jamais elle n’en a eu la force. Plusieurs fois après, la musique ou la peinture, où il était instruit, étaient pour nous des terrains neutres, mais toute l’impolitesse de ses façons revenait avec âpreté dès que nous parlions politique et qu’il avait peur pour ses 22.000 francs, il n’y avait pas moyen de continuer. Son bon sens m’empêchait de m’égarer trop loin dans mes illusions poétiques. Ma gaîté, car je devins gai ou plutôt j’acquis l’art de le paraître, le distrayait de son humeur sombre et méchante et de la terrible peur de perdre.
Quand je suis entré dans une petite place en 1830, je crois qu’il a trouvé les appointements trop considérables. Mais enfin, de 1821 à 1828, j’ai vu Lussinge deux fois par jour, et à l’exception de l’amour et des projets littéraires auxquels il ne comprenait rien, nous avons longuement bavardé sur chacune de mes actions, aux Tuileries et sur le quai du Louvre qui conduisait à son bureau. De onze heures à midi nous étions ensemble, et très souvent il parvenait à me distraire complètement de mes chagrins qu’il ignorait.
Voilà enfin ce long épisode fini, mais il s’agissait du premier personnage de ces mémoires, de celui à qui, plus tard, j’inoculai d’une manière si plaisante mon amour frénétique pour Mme Azur[3] dont il est depuis deux ans l’amant fidèle et, ce qui est plus comique, il l’a rendue fidèle. C’est une des Françaises les moins poupées que j’aie rencontrées.
Mais n’anticipons point ; rien n’est plus difficile dans cette grave histoire que de garder respect à l’ordre chronologique.
Nous en sommes donc au mois d’août 1821, moi logeant avec Lussinge à l’hôtel de Bruxelles, le suivant à cinq heures à la table d’hôte excellente et bien tenue par le plus joli des Français, M. Petit, et par sa femme, femme de chambre à grande façon, mais toujours piquée. Là, Lussinge qui a toujours craint, je le vois en 1832, de me présenter à ses amis, ne put pas s’empêcher de me faire connaître :
1o Un aimable et excellent garçon, beau et sans nul esprit, M. Barot[4], banquier de Lunéville, alors occupé à gagner une fortune de 80,000 francs de rente ; 2o un officier[5] à la demi-solde, décoré à Waterloo, absolument privé d’esprit, encore plus d’imagination s’il est possible, sot, mais d’un ton parfait, et ayant eu tant de femmes qu’il était devenu sincère sur leur compte.
La conversation de M. Poitevin, le spectacle de son bon sens absolument pur de toute exagération causée par l’imagination, ses idées sur les femmes, ses conseils sur la toilette m’ont été fort utiles. Je crois que ce pauvre Poitevin avait 1200 francs de rente et une place de 1500 francs. Avec cela, c’était l’un des jeunes gens les mieux mis à Paris. Il est vrai qu’il ne sortait jamais sans une préparation de deux heures et demie. Enfin, il avait eu pendant deux mois, je crois, comme passade, la marquise des Raine, à laquelle plus tard j’ai eu tant d’obligations, que je me suis promis dix fois d’avoir, ce que je n’ai jamais tenté, en quoi j’ai eu tort. Elle me pardonnait ma laideur et je lui devais bien d’être son amant. Je verrai à acquitter cette dette à mon premier voyage à Paris ; elle sera peut-être d’autant plus sensible à mon attention que la jeunesse nous a quittés tous deux. Au reste, je me vante peut-être, elle est fort sage depuis dix ans, mais par force, selon moi.
Enfin, abandonné par Mme Dar, sur laquelle je devais tant compter, je dois la plus vive reconnaissance à la marquise.
Ce n’est qu’en réfléchissant pour être en état d’écrire ceci que je débrouille à mes yeux ce qui se passait dans mon cœur en 1821. J’ai toujours vécu et je vis encore au jour le jour et sans songer nullement à ce que je ferai demain. Le progrès du temps n’est marqué pour moi que par les dimanches, où ordinairement je m’ennuie et je prends tout mal. Je n’ai jamais pu deviner pourquoi. En 1821, à Paris, les dimanches étaient réellement horribles pour moi. Perdu sous les grands marronniers des Tuileries, si majestueux à cette époque de l’année, je pensais à Métilde, qui passait plus particulièrement ces journées-là chez l’opulente Madame Traversi. Cette funeste amie qui me haïssait, jalousait sa cousine et lui avait persuadé, par elle et par ses amis, qu’elle se déshonorerait parfaitement si elle me prenait pour amant.
Plongé dans une sombre rêverie tout le temps que je n’étais pas avec mes trois amis, Lussinge, Barot et Poitevin, je n’acceptais leur société que par distraction. Le plaisir d’être distrait un instant de ma douleur ou la répugnance à en être distrait dictaient toutes mes démarches. Quand l’un de ces messieurs me soupçonnait d’être triste, je parlais beaucoup, et il m’arrivait de dire les plus grandes sottises, et de ces choses qu’il ne faut surtout jamais dire en France, parce qu’elles piquent la vanité de l’interlocuteur. M. Poitevin me faisait porter la peine de ces mots-là au centuple.
J’ai toujours parlé infiniment trop au hasard et sans prudence, alors ne parlant que pour soulager un instant une douleur poignante, songeant surtout à éviter le reproche d’avoir laissé une affection à Milan et d’être triste pour cela, ce qui aurait amené sur ma maîtresse prétendue des plaisanteries que je n’aurais pas supportées, je devais réellement, à ces trois êtres parfaitement purs d’imagination, paraître fou. J’ai su, quelques années plus tard, qu’on m’avait cru un homme extrêmement affecté. Je vois, en écrivant ceci, que si le hasard, ou un peu de prudence, m’avait fait chercher la société des femmes, malgré mon âge, ma laideur, etc., j’y aurais trouvé des succès et peut-être des consolations. Je n’ai eu une maîtresse que par hasard, en 1824, trois ans après. Alors seulement le souvenir de Métilde ne fut plus déchirant. Elle devint pour moi comme un fantôme tendre, profondément triste, et qui, par son apparition, me disposait souverainement aux idées tendres, bonnes, justes, indulgentes.
Ce fut pour moi une rude corvée, en 1821, que de retourner pour la première fois dans les maisons où l’on avait eu des bontés pour moi quand j’étais à la cour de Napoléon[6]. Je différais, je renvoyais sans cesse. Enfin, comme il m’avait bien fallu serrer la main des amis que je rencontrais dans la rue, on sut ma présence à Paris ; on se plaignait de la négligence.
Le comte d’Argout, mon camarade quand nous étions auditeurs au Conseil d’État, très brave, travailleur impitoyable, mais sans nul esprit, était pair de France en 1821 ; il me donna un billet pour la salle des pairs, où l’on instruisait le procès d’une quantité de pauvres sots imprudents et sans logique. On appelait, je crois, leur affaire, la conspiration[7] du 19 ou 29 août. Ce fut bien par hasard que leur tête ne tomba pas. Là, je vis pour la première fois M. Odilon Barot, petit homme à barbe bleue. Il défendait, comme avocat, un de ces pauvres niais qui se mêlent de conspirer, n’ayant que les deux tiers ou les trois quarts du courage qu’il faut pour cette action saugrenue. La logique de M. Odilon Barot me frappa. Je me tenais d’ordinaire derrière le fauteuil du chancelier M. d’Ambray, à un pas ou deux. Il me sembla qu’il conduisait tous ces débats avec assez d’honnêteté pour un noble[8].
C’était le ton et les manières de M. Petit, le maître de l’hôtel de Bruxelles, ancien valet de chambre de MM. de Damas, mais avec cette différence que M. d’Ambray avait les manières moins nobles. Le lendemain, je fis l’éloge de son honnêteté chez Mme la comtesse Doligny. Là se trouvait la maîtresse de M. d’Ambray, une grosse femme de trente-six ans, très fraîche ; elle avait l’aisance et la tournure de Mlle Contat dans ses dernières années. (Ce fut une actrice inimitable ; je l’avais beaucoup suivie en 1803, je crois.)
J’eus tort de ne pas me lier avec cette maîtresse de M. d’Ambray ; ma folie avait été pour moi une distinction à ses yeux. Elle me crut d’ailleurs l’amant ou un des amants de Mme Doligny. Là j’aurais trouvé le remède à mes maux, mais j’étais aveugle.
Je rencontrai un jour, en sortant de la Chambre des pairs, mon cousin, M. le baron Martial Daru. Il tenait à son titre ; d’ailleurs le meilleur homme du monde, mon bienfaiteur, le maître qui m’avait appris, à Milan, en 1800, et à Brunswick, en 1807, le peu que je sais dans l’art de me conduire avec les femmes. Il en a eu vingt-deux en sa vie, et des plus jolies, toujours ce qu’il y avait de mieux dans le lieu où il se trouvait. J’ai brûlé les portraits, cheveux, lettres, etc.
— Comment ! vous êtes à Paris, et depuis quand ?
— Depuis trois jours.
— Venez demain, mon frère sera bien aise de vous voir…
Quelle fut ma réponse à l’accueil le plus aimable, le plus amical ? Je ne suis allé voir ces excellents parents que six ou huit ans plus tard. Et la vergogne de n’avoir pas paru chez mes bienfaiteurs a fait que je n’y suis pas allé dix fois jusqu’à leur mort prématurée. Vers 1829, mourut l’aimable Martial Daru, devenu lourd et insignifiant à force de breuvages aphrodisiaques au sujet desquels j’ai eu deux ou trois scènes avec lui. Quelques mois après, je restai immobile dans mon café de Rouen, alors au coin de la rue du Rempart, en trouvant dans mon journal l’annonce de la mort de M. le comte Daru. Je sautai dans un cabriolet, la larme à l’œil, et courus au numéro 81 de la rue de Grenelle. Je trouvai un laquais qui pleurait, et je pleurai à chaudes larmes. Je me trouvais bien ingrat ; je mis le comble à mon ingratitude en partant le soir même pour l’Italie, je crois ; j’avançai mon départ ; je serais mort de douleur en entrant dans sa maison. Là aussi il y avait eu un peu de la folie qui me rendait si baroque en 1821.
M. Doligny fils plaidait aussi pour un des malheureux nigauds qui avaient voulu conspirer. De la place qu’il occupait comme avocat il me vit, il n’y eut pas moyen de ne pas aller voir sa mère. Elle avait un grand caractère, c’était une femme : je ne sais pourquoi je ne profitais pas de l’admirable obligeance de son accueil pour lui conter mes chagrins et lui demander conseil. Là encore je fus bien près du bonheur car la raison entendue de la bouche d’une femme eût eu un empire tout autre sur moi que celui que je me faisais.
Je dînais souvent chez Mme Doligny. Au deuxième ou troisième dîner elle m’invita à déjeuner avec la maîtresse de M. d’Ambray alors chancelier. Je réussis et j’eus la sottise de ne pas me plonger dans cette société amie, amant heureux ou éconduit j’y eusse trouvé un peu d’oubli que je cherchais partout et par exemple dans de longues promenades solitaires à Montmartre et au bois de Boulogne. J’y ai été si malheureux que depuis j’ai pris ces lieux aimables en horreur. Mais j’étais aveugle alors. Ce ne fut qu’en 1824 lorsque le hasard me donna une maîtresse que je vis le remède à mes chagrins.
Ce que j’écris me semble bien ennuyeux ; si cela continue ceci ne sera pas un livre, mais un examen de conscience. Je n’ai presque pas de souvenirs détaillés de ces temps d’orage et de passion.
La vue journalière de mes conspirateurs à la Chambre des pairs me frappait profondément de cette idée : t[uer] quelqu’un à qui on n’a jamais parlé n’est qu’un duel ordinaire. Comment aucun de ces niais-là n’a-t-il eu l’idée d’imiter L.
Mes idées sont si vagues sur cette époque que je ne sais pas en vérité si c’est en 1821 ou en 1814 que j’ai rencontré la maîtresse de M. d’Ambray chez Mme Doligny.
Il me semble qu’en 1821 je ne vis M. Doligny qu’à son château de Corbeil et encore je ne me déterminais à y aller qu’après deux ou trois invitations.