Souvenirs d’enfance (Kovalewsky)/1/9

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IX

DÉPART DE L’INSTITUTRICE
PREMIERS ESSAIS LITTÉRAIRES D’ANIOUTA


Une grande malle de forme ancienne, recouverte d’une housse de toile, et soigneusement cordée, attend depuis le matin dans l’antichambre. Une batterie de cartons, de paniers, de petits sacs, de petits paquets, attirail de voyage indispensable à une vieille fille, s’élève au-dessus. Un vieux tarantass, attelé de trois chevaux pauvrement harnachés, que le cocher Jacob prend lorsqu’il s’agit d’une longue course, attend devant le perron. Les femmes de chambre s’agitent, apportent et remportent diverses bagatelles ; mais le valet de chambre de papa, Ilia, appuyé au battant de la porte, exprime par son immobilité et par la négligence de sa pose, que le départ est de trop peu d’importance pour soulever cette bagarre. Tout le monde se réunit dans la salle à manger.

Mon père engage chacun, selon l’usage, à s’asseoir avant le départ : les maîtres se placent d’un côté de la salle, les domestiques se pressent de l’autre, respectueusement assis sur le bord de leur chaise. Quelques minutes se passent en silence ; on se sent le cœur oppressé par l’angoisse nerveuse qui précède les séparations. Mais voici mon père qui se lève ; il fait un signe de croix devant l’icône ; les autres suivent son exemple ; les larmes et les embrassades commencent.

Je regarde maintenant mon institutrice, en robe de voyage foncée, la tête enveloppée d’un châle de laine tricotée ; et elle me paraît tout autre que d’habitude. Elle a subitement vieilli : sa taille énergique et puissante semble diminuée : ses yeux « qui portaient la foudre », comme nous disions en cachette pour nous moquer d’elle, ses yeux qui ne laissaient échapper aucun de nos crimes, sont rouges, gonflés, pleins de larmes ; les coins de ses lèvres s’agitent nerveusement. Pour la première fois de ma vie, elle me fait pitié. Elle me tient embrassée, longtemps, convulsivement, avec une tendresse impétueuse dont je ne l’aurais pas crue capable.

« Ne m’oublie pas, écris. Ce n’est pas gai de quitter une enfant qu’on a élevée depuis l’âge de cinq ans », dit-elle dans un sanglot.

Moi aussi je sanglote avec désespoir, pendue à son cou. Une angoisse cruelle, le sentiment d’une perte irréparable s’empare de moi, tout me semble devoir s’écrouler dans la famille après ce départ. La conscience de mes torts personnels aggrave ma peine. Je me souviens avec honte que, les jours précédents, et pas plus tard que le matin même, je me suis secrètement réjouie à l’idée de ce départ et de la perspective d’être libre.

Et voilà qu’elle part réellement ! J’ai obtenu ce que je voulais ; nous allons rester sans elle. En ce moment j’éprouve un regret si vif, que je donnerais tout au monde pour la garder. Je m’accroche à mon institutrice, il me semble impossible de m’en détacher.

« Il faut partir pour arriver à la ville avant la nuit », dit quelqu’un.

Les bagages ont tous été placés dans la voiture ; on aide l’institutrice à s’y placer aussi. Une dernière fois elle m’embrasse longuement, tendrement.

« Attention, mademoiselle, vous allez tomber sous les chevaux », dit quelqu’un ; et le tarantass s’ébranle.

Je monte en courant dans la chambre qui forme l’angle de la maison, et d’où l’on aperçoit l’allée de bouleaux, longue d’une verste, qui mène à la grand’route : j’appuie mon visage à la vitre ; je ne puis m’arracher de la fenêtre tant que l’équipage reste en vue, et le sentiment de ma culpabilité personnelle va toujours grandissant. Mon Dieu, combien en ce moment je regrette la gouvernante qui s’en va ! Nos collisions — et elles étaient trop fréquentes dans les derniers temps — m’apparaissent actuellement sous un jour bien différent.

« Elle m’aimait ; elle serait restée, si elle avait su combien je l’aime. Et personne, personne, ne m’aime maintenant », me dis-je avec un repentir tardif.

Et mes sanglots deviennent de plus en plus forts.

« C’est pour Marguerite que tu t’affliges ainsi ? » demande mon frère Fédia qui passe en courant près de moi.

Et je sens dans sa voix un étonnement ironique.

« Laisse-la, Fédia. Cet attachement lui fait honneur », dit sentencieusement une voix derrière moi celle d’une vieille tante que nous n’aimions pas, nous autres enfants, parce que nous la supposions fausse, je ne sais trop pourquoi.

L’ironie de mon frère, et l’éloge doucereux de ma tante, aussi désagréables l’un que l’autre, me font reprendre mon équilibre moral. Jamais je n’ai pu supporter les consolations des indifférents lorsque mon cœur était frappé. Aussi repoussai-je avec colère la main de ma tante, que celle-ci pose sur mon épaule dans une intention caressante, et je murmure fâchée :

« Je ne m’afflige de rien, et n’ai d’attachement pour personne. »

Après quoi, je me sauve dans ma chambre.

À la vue de cette pièce vide, je suis sur le point de retomber dans une nouvelle crise de désespoir ; mais l’idée de pouvoir rester avec ma sœur tant que je voudrai, me console un peu, et aussitôt je cours chez elle pour voir ce qu’elle fait.

Aniouta est dans la grande salle ; elle y marche de long en large. Elle se livre toujours à cet exercice quand elle est préoccupée ou tourmentée. Elle est alors tout à la fois distraite et rayonnante ; ses yeux verts semblent transparents, et n’aperçoivent rien de ce qui se passe autour d’eux ; sans qu’elle s’en doute, son allure se conforme à ses pensées : si elles sont tristes, sa démarche devient languissante ; si elles s’animent et qu’il lui vienne quelque idée nouvelle à l’esprit, sa démarche s’anime aussi, et, au lieu de marcher, elle court dans la chambre. Tout le monde chez nous connaît cette habitude, et on la plaisante là-dessus. Je l’observe souvent, à la dérobée, pendant ces promenades ; je voudrais tant savoir à quoi elle pense ! Bien que je sache par expérience qu’il est inutile de l’interpeller dans ces moments-là, je perds patience en voyant que sa promenade ne prend pas de fin, et j’essaie de lui parler.

« Aniouta, je m’ennuie : donne-moi un de tes livres à lire. »

Je fais cette demande d’une voix émue . Mais Aniouta continue à marcher sans avoir l’air de m’entendre.

Quelques minutes se passent en silence. Enfin je me décide à parler.

« Aniouta, à quoi penses tu ?

— Laisse-moi tranquille, je t’en prie, tu es trop petite pour que je te dise tout. »

Me voilà tout à fait offensée.

« C’est ainsi ? Tu ne veux même pas me parler ? Maintenant que Marguerite est partie, je croyais que nous vivrions en si bonne amitié, et tu me renvoies ? Eh bien, je m’en irai, et ne t’aimerai plus du tout, du tout ! »

Prête à pleurer, je veux m’éloigner, mais ma sœur me rappelle. Au fond elle brûle du désir de raconter à quelqu’un ce qui l’occupe ; et comme elle n’a personne à qui s’ouvrir dans la maison, une petite sœur de douze ans, faute de mieux, peut servir de public.

« Écoute ! dit-elle, si tu me promets de n’en jamais parler à personne, jamais, sous aucun prétexte, je te confierai un grand secret. »

Mes larmes tarissent du coup, ma colère disparaît ; je jure, naturellement, que je serai muette comme un poisson, et j’attends avec impatience ce qu’elle va me dire.

Elle m’emmène dans sa chambre, et me conduit vers un vieux petit bureau dans lequel, je le sais, se conservent ses secrets les plus intimes. Lentement, sans se presser, comme pour mieux exciter ma curiosité, elle ouvre un des tiroirs, et en tire une grande enveloppe, d’un aspect officiel, cachetée de rouge, sur laquelle est imprimée : Journal l’Époque. Et sur l’enveloppe est l’adresse suivante : Domna Kousminichna Kusmin (c’est le nom de notre femme de charge, et je connais son dévouement à ma sœur, pour qui elle se jetterait au feu et à l’eau). Cette enveloppe en contient une autre, plus petite, adressée à Anna Vassiliévna Korvin-Kroukovsky ; et Aniouta me tend une lettre, écrite en gros caractères.

Cette lettre n’est pas en ma possession maintenant, mais je l’ai si souvent lue et relue dans mon enfance, que je crois pouvoir la transcrire textuellement de mémoire :


« Mademoiselle,

« Votre lettre, remplie d’une confiance si aimable et si sincère, m’a vivement touché, et, sans tarder, je me suis mis à lire le récit que vous m’avez envoyé. J’ai commencé à le lire avec une crainte secrète que je vous avoue : nous autres, directeurs de journaux, sommes trop souvent réduits à la triste nécessité de décourager les jeunes auteurs, lorsqu’ils nous envoient leurs premiers essais littéraires afin de les soumettre à notre appréciation. C’eût été, en ce qui vous concerne, un regret pour moi. Mais plus j’avançais dans ma lecture, plus mes craintes s’évanouissaient ; et plus aussi je subissais le charme de cette jeunesse, de cette sincérité, de cette chaleur de sentiments, dont votre récit est pénétré. Ces qualités sont telles, que je me demande même si je ne subis pas en ce moment leur influence ; aussi m’est-il impossible de répondre catégoriquement à la question que vous me posez : « Se développera-t-il en moi, avec le temps, un sérieux talent d’écrivain ? » Le certain, c’est que nous publierons votre nouvelle — et avec le plus grand plaisir, — dans le prochain numéro de mon journal ; et, en ce qui touche votre question même, voici mon avis : écrivez, travaillez, le temps prouvera si vous avez du talent.

« Je ne vous le cache pas, il y a bien des choses incomplètes, bien des choses aussi trop naïves dans votre nouvelle ; il y a même — excusez ma franchise — quelques péchés contre la grammaire russe, mais ce sont de petites imperfections dont vous vous corrigerez en vous en donnant la peine : quant à mon impression générale, elle vous est favorable.

« C’est pourquoi, je le répète, écrivez, écrivez. Je serais sincèrement heureux d’avoir quelques détails sur vous, si vous trouvez possible de m’en donner : quel âge avez-vous ? quel genre de vie est le vôtre ? J’ai besoin de savoir tout cela pour apprécier votre talent plus justement.

« Votre dévoué,

« Théodore Dostoiévsky. »


Je lisais cette lettre, et les lignes semblaient se confondre devant mes yeux, tant mon étonnement était grand. Le nom de Dostoiévsky m’était connu : je l’entendais souvent prononcer à table, dans ces derniers temps, lorsque mon père et ma sœur discutaient ensemble. Je savais qu’il s’agissait d’un de nos écrivains russes les plus remarquables, mais par quel hasard écrivait-il à Aniouta, et que signifiait tout cela ! Il me vint à l’idée qu’Aniouta se moquait de moi, pour rire ensuite de ma crédulité.

La lettre achevée, je regardai ma sœur en silence, ne sachant que dire. Aniouta s’amusait visiblement de ma stupéfaction.

« Comprends-tu, mais comprends-tu ? dit-elle d’une voix entrecoupée par l’émotion. J’ai écrit une nouvelle, et, sans en rien dire à personne, je l’ai envoyée à Dostoiévsky. Et tu vois qu’il la trouve bonne, et qu’il va la publier dans son journal. Il se réalise donc, mon rêve le plus cher !… Je suis maintenant un auteur russe ! » cria-t-elle dans un accès d’enthousiasme qu’elle ne put contenir.

Pour comprendre ce que signifiait dans notre esprit ce nom d’« auteur », il faut se rappeler notre existence au fond de la campagne, loin de tout rapport, même très superficiel, avec le monde littéraire. On lisait beaucoup dans notre famille, et l’on faisait venir beaucoup de livres nouveaux. Chaque livre, chaque parole imprimée, nous représentait à nous, comme à tous ceux qui nous entouraient, une chose venue de loin, de quelque monde étranger, inconnu, avec lequel nous n’avions rien de commun. Quelque bizarre que cela puisse paraître, ma sœur et moi n’avions même jamais vu un homme qui eût fait imprimer une ligne. On parlait bien d’un instituteur dans notre voisinage, qui passait pour être l’auteur d’une correspondance sur notre district, imprimée dans un journal ; et je me rappelle la crainte respectueuse qu’il inspirait à tous, jusqu’au jour où l’on apprit que la correspondance n’était pas de lui, mais d’un journaliste pétersbourgeois de passage… Et tout à coup, voilà ma sœur, une « femme auteur ». Les mots me manquaient pour exprimer mon étonnement et mon enthousiasme : je ne pus que me jeter à son cou, et nous nous tînmes longtemps embrassées, riant et disant mille folies.

Ma sœur n’avait osé raconter son triomphe à personne ; elle savait que tout le monde dans la maison — notre mère la première — serait épouvantée et que la chose serait racontée à notre père. Et aux yeux de celui-ci, cette démarche auprès de Dostoiévsky, auquel Aniouta avait écrit sans permission, pour se soumettre à son jugement et s’exposer peut-être à ses railleries, serait un crime terrible.

Pauvre père, qui avait une si grande horreur pour les femmes auteurs, et soupçonnait chacune d’elles d’écarts ayant si peu de rapports avec la littérature ! Sa destinée était d’avoir une femme auteur pour fille !… Personnellement mon père n’avait connu qu’une seule femme de ce genre, la comtesse X… Il l’avait connue à Moscou, dans tout l’éclat de sa jeunesse, objet de l’admiration de tous les jeunes gens de Moscou, lui-même y compris. Plusieurs années ensuite, il la revit à Baden-Baden, je crois, dans le salon de la roulette.

« Je regarde, n’en croyant pas mes yeux, racontait mon père ; c’était bien la comtesse, et, lui faisant cortège, une queue de personnages suspects, plus vilains et plus vulgaires les uns que les autres, criant, ricanant, braillant, et la traitant de pair à compagnon : elle s’approcha du tapis vert et se mit à jeter l’or à pleines mains. Ses yeux brillaient, son visage était rouge et son chignon de travers. Quand elle eut perdu jusqu’à sa dernière pièce d’or, elle cria à ses aides de camp : « Eh bien, messieurs, je suis vidée. « Rien ne va plus, allons noyer notre chagrin dans du « champagne. » Voilà où en vient une femme auteur… »

Ma sœur, on le comprend, n’était pas pressée de se vanter de son succès ; mais le mystère dont elle devait entourer son début littéraire donnait à celui-ci un charme particulier. Je me rappelle notre exaltation au bout de quelques semaines, quand nous reçûmes un numéro de l’Époque, et vîmes à la première page : le Songe, nouvelle de, J. O. (Jouri Obrelow était le pseudonyme choisi par Aniouta qui, naturellement, ne pouvait pas écrire sous son propre nom.)

Aniouta m’avait déjà lu le brouillon de sa nouvelle, mais ce récit me parut tout neuf, et merveilleusement beau, dans les colonnes du journal.

En voici le sujet :

L’héroïne, Lilenka, vit entourée de gens âgés, éprouvés par la vie, qui cherchent le repos et l’oubli dans un coin tranquille. Ils voudraient inspirer à Lilenka leur terreur de la vie et de ses agitations ; mais cette existence inconnue l’attire et l’appelle, bien qu’elle n’en connaisse que de tristes échos, qui viennent jusqu’à elle comme un bruit de vagues déferlant au loin derrière des montagnes. Elle croit qu’il existe quelque endroit


Où les hommes vivent plus gaîment.
Où ils vivent d’une vie véritable
Et ne tissent pas leur toile comme des araignées…


Comment arriver jusqu’à ces gens-là ? Lilenka subit inconsciemment la contagion des préjugés de son entourage. Presque à chaque pas, et sans qu’elle s’en doute, elle se heurte à cette question : « Est-il convenable pour une demoiselle d’agir de telle ou telle sorte ? » Elle voudrait échapper à cette sphère étroite, mais tout ce qui n’est pas « comme il faut » ou « convenable » l’effraye.

Un jour, dans une promenade publique, elle fait la connaissance d’un jeune étudiant (tout héros de roman devait, à cette époque, être étudiant) ; ce jeune homme lui fait une grande impression, mais elle se conduit en jeune fille bien élevée, ne lui témoigne aucune sympathie, et leurs rapports se bornent à cette rencontre.

Lilenka en éprouve quelque chagrin, puis le calme revient : mais dans les rares occasions où, en rangeant les tiroirs de sa commode, elle retrouve parmi les petits souvenirs que les jeunes filles aiment à conserver, quelques bagatelles rappelant l’inoubliable soirée, elle referme le tiroir précipitamment et reste toute la journée sombre et pensive.

Une nuit, elle fait un rêve étrange : l’étudiant vient la voir et lui reproche de ne pas l’avoir suivi. Aux yeux de Lilenka se déroule alors, en songe, le tableau d’une vie honnête et laborieuse, avec un homme aimé, et des amis intelligents ; vie pleine d’un bonheur lumineux et chaud dans le présent, et de promesses pour l’avenir : « Vois, et repens-toi ; telle eût été notre vie ensemble », lui dit l’étudiant, et il disparaît. À son réveil, et sous l’impression de ce rêve, Lilenka se décide à rompre avec le souci des convenances.

Elle, qui n’a jamais quitté la maison sans l’escorte d’une femme de chambre ou d’un domestique, se sauve en cachette, prend le premier isvostschik venu, et se fait conduire dans la rue éloignée et pauvre, où, elle le sait, demeure son étudiant bien-aimé. Après beaucoup de recherches et d’aventures, suites de son inexpérience et de sa maladresse, elle trouve enfin la demeure du jeune homme ; mais elle apprend par un camarade qui vivait avec lui, que le pauvre garçon est mort du typhus depuis quelques jours. Le camarade lui raconte combien la vie de son ami a été dure, combien il a souffert, et comment dans son délire il parlait d’une jeune fille. Pour consoler Lilenka ou pour lui faire un reproche, il cite à la pauvre enfant en pleurs, ces vers de Dobrolioubof :


Je crains que la mort elle-même ne soit une plaisanterie ironique pour moi,
Je crains que tout ce que j’ai si ardemment
Et si inutilement souhaité vivant,
Ne vienne apporter un consolant sourire,
Qu’au cercueil qui m’enfermera…


Lilenka rentre chez elle sans que son absence ait été remarquée, mais elle garde la conviction qu’elle a laissé passer le bonheur. Elle meurt bientôt après, regrettant sa jeunesse inutile privée même de souvenirs.

Encouragée par ce premier succès, Aniouta commença aussitôt une seconde nouvelle, et la termina en quelques semaines. Cette fois son héros fut un jeune homme, Michel, élevé loin de sa famille par un oncle moine. Dostoiévsky fut beaucoup plus satisfait de cette seconde nouvelle qu’il trouva plus mûrie. Le portrait de Michel offre quelque ressemblance avec celui d’Alexis dans les Frères Karamasof. Lorsque, plus tard, je lus ce roman au fur et à mesure de sa publication, la ressemblance me sauta aux yeux, et je la fis remarquer à Dostoiévsky, que je voyais souvent alors.

« Vous avez peut-être raison, dit Théodore Mikhailovitch en se frappant le front de la main ; mais, croyez-moi sur parole, j’avais complètement oublié Michel quand j’ai pensé à mon Alexis… Qui sait cependant s’il ne m’est pas revenu de façon inconsciente à la mémoire ? » ajouta-t-il après un moment de réflexion.

Mais, pour cette seconde nouvelle, les choses ne marchèrent pas aussi facilement que pour la première. Il survint une catastrophe : la lettre de Dostoiévsky tomba entre les mains de notre père, et fit scandale.

C’était encore un 5 septembre, date solennelle dans les annales de notre famille. Comme d’habitude, une nombreuse société se trouvait réunie. La poste, que nous ne recevions qu’une fois par semaine, arrivait précisément ce jour-là. La femme de charge, à qui la correspondance d’Anioula était adressée, allait, d’ordinaire, au-devant du postillon pour prendre ses lettres avant que le courrier fût remis à mon père ; cette fois, elle se laissa absorber par les invités, et le postillon chargé du courrier, ayant bu un coup en l’honneur de la fête de madame, c’est-à-dire étant ivre mort, fut remplacé par un petit garçon qui ignorait complètement l’organisation du service. Le sac contenant la correspondance se trouva donc dans le cabinet de papa, sans avoir été préalablement inspecté et expurgé.

Mon père, surpris de voir une lettre recommandée à l’adresse de notre femme de charge, et portant l’en-tête du journal l’Époque, fit appeler Domna Kousminichna et lui ordonna d’ouvrir la lettre en sa présence. Que signifiait tout cela ? — On peut, ou, pour mieux dire, on ne peut pas, s’imaginer la scène qui suivit ! Pour comble de malheur, Dostoiévsky envoyait à ma sœur, dans cette lettre, le prix de sa nouvelle : trois cents et quelques roubles, il me semble. Que sa fille reçût secrètement l’argent d’un étranger, cela parut à mon père une action si coupable, et si déshonorante, qu’il se trouva mal. Il souffrait d’une maladie de cœur, compliquée d’une maladie de foie, et les médecins nous avaient prévenus qu’une émotion violente pouvait être dangereuse, et causer une mort subite ; la possibilité d’une semblable catastrophe était la terreur de toute la famille. Chaque fois que l’un de nous causait quelque ennui à mon père, son visage prenait une teinte noirâtre qui nous épouvantait ; nous craignions de le tuer. Cette fois le coup était rude !… Et comme un fait exprès, la maison regorgeait d’invités.

Cette année-là, je ne sais quel régiment était en garnison dans le chef-lieu de notre district : les officiers avaient été invités avec leur colonel à la fête donnée en l’honneur de maman ; pour nous faire une surprise, ils avaient amené la musique du régiment.

Le dîner était fini depuis deux ou trois heures ; dans la grande salle d’en haut, on allumait les lustres et les candélabres, et les invités, après s’être reposés et avoir changé de toilette, se rassemblaient peu à peu. Les jeunes officiers, serrés dans leur uniforme, introduisaient avec quelque peine les mains dans leurs gants blancs ; de vaporeuses demoiselles en robe de tarlatane, avec d’énormes crinolines, la mode du jour, tournoyaient devant les grands miroirs. Mon Aniouta, généralement hautaine avec tout ce monde, subissait l’ivresse de la musique, de la lumière, de tout l’ensemble de la fête, mais surtout du sentiment d’être la plus belle et la plus élégante. Oubliant sa nouvelle dignité d’écrivain russe, oubliant aussi combien ces petits officiers rouges et essoufflés approchaient peu de l’idéal de ses rêves, elle se mouvait au milieu d’eux, souriant à chacun, et jouissant de la conviction de leur tourner à tous la tête.

On n’attendait que mon père pour ouvrir le bal. Tout à coup un domestique entra et, s’approchant de ma mère, lui dit :

« Son Excellence se trouve mal, et prie madame de passer dans son cabinet. »

Tout le monde fut impressionné. Maman se leva, et, prenant sur son bras sa lourde traîne de soie, sortit aussitôt de la salle. Les musiciens, qui attendaient dans la pièce voisine qu’on leur donnât le signal, reçurent l’ordre de ne pas commencer.

Une demi-heure se passa. Les invités s’inquiétaient déjà. Enfin maman reparut. Son visage était rouge et troublé, mais elle cherchait à paraître calme, et souriait d’un air contraint. Aux questions empressées qu’on lui fit, elle répondit évasivement :

« Le général ne se sent pas très bien, et vous prie de l’excuser si le bal commence sans lui. »

Chacun comprit qu’il se passait quelque chose de pénible ; mais par convenance, personne n’insista. D’ailleurs on était bien aise de danser, puisque l’on s’était réuni et paré pour cela. Le bal commença donc,

En passant devant maman, au cours d’une figure de quadrille, Aniouta la regarda avec inquiétude, et lut dans ses yeux qu’il se passait quelque chose de grave. Profitant d’une minute de liberté entre deux danses, elle prit maman à part, et la pressa de lui dire ce qui arrivait.

« Qu’as-tu fait ! Tout est découvert ! Papa a lu la lettre que t’écrit Dostoiévsky, et a failli en mourir de honte et de désespoir », dit la pauvre maman retenant avec peine ses larmes.

Aniouta pâlit affreusement, mais maman continua :

« Je t’en prie, contiens-toi pour le moment. N’oublie pas que nous avons du monde, et qu’ils seraient tous ravis de faire des commérages sur notre compte ; va, et danse comme si de rien n’était. »

Ma mère et ma sœur continuèrent donc à danser jusqu’au matin, épouvantées toutes deux de l’orage qui éclaterait sur leurs têtes aussitôt que les invités seraient partis.

En effet l’orage fut terrible.

Tant que les invités ne furent pas tous partis, mon père resta enfermé dans son cabinet, et n’y laissa pénétrer personne. Ma mère et ma sœur quittaient la salle de bal entre les danses pour écouter à sa porte sans oser entrer, et revenaient tourmentées de la même pensée : « Que fait-il maintenant, et n’est-il pas malade ? »

Quand le calme fut rétabli dans la maison, mon père fit appeler Aniouta ; et que ne lui dit-il pas ! Une des phrases qui la frappèrent le plus, fut celle-ci : « Une fille qui engage une correspondance avec un inconnu, à l’insu de son père et de sa mère, et qui reçoit de l’argent de lui, est capable de tout. Aujourd’hui tu vends ta prose ; le temps viendra peut-être où tu te vendras toi-même. »

La pauvre Aniouta frissonnait en entendant ces terribles paroles ; elle sentait bien, au fond, leur injustice, mais notre père parlait avec tant de conviction, son visage était si troublé, si altéré, et d’ailleurs son autorité était si grande encore aux yeux de ma sœur que, pendant quelques minutes, un doute cruel la tourmenta : « Me suis-je trompée ? Ai-je vraiment commis, sans le savoir, un acte odieux et coupable ? »

Pendant les journées qui suivirent, ainsi qu’il arrivait après chaque drame domestique, nous semblions tous avoir reçu une douche. Les domestiques furent aussitôt au courant de tout. Le valet de chambre de papa, Ilia, selon sa louable habitude, avait écouté toute la conversation de mon père et de ma sœur, et la transmit aux autres à sa façon. L’histoire ainsi augmentée, défigurée, se répandit dans tout le voisinage, et pendant longtemps on ne parla que de la conduite effroyable de la demoiselle de Palibino.

Peu à peu cependant la tempête se calma, et il se produisit dans notre famille un phénomène assez fréquent dans les familles russes : les enfants se chargèrent de refaire l’éducation de leurs parents. Ce fut d’abord le tour de ma mère. Au premier moment, comme elle le faisait toujours lorsqu’il s’élevait des difficultés entre le père et les enfants, elle avait pris le parti de celui-là contre ceux-ci. Tremblant de le voir tomber malade, elle s’indignait de ce qu’Aniouta pût affliger son père. Puis, voyant que ses raisonnements ne produisaient aucun effet, et qu’Aniouta continuait à se montrer triste et offensée, elle fut prise de pitié pour sa fille. Bientôt aussi elle eut la curiosité de connaître l’œuvre d’Aniouta ; puis vint un secret orgueil d’avoir une fille « auteur », et sa sympathie tourna enfin du côté d’Aniouta : mon père se sentit complètement abandonné.

Dans le premier feu de sa colère, il avait exigé de sa fille la promesse qu’elle n’écrirait plus ; il ne consentirait à lui pardonner qu’à cette condition. Aniouta refusa de faire une pareille promesse ; en conséquence, le père et la fille cessèrent de se parler : ma sœur ne paraissait même plus à diner, ma mère courait de l’un à l’autre, persuadant, raisonnant. Enfin mon père céda. Son premier pas dans la voie des concessions fut de consentir à écouter la lecture du petit roman d’Aniouta.

Cette lecture se fit solennellement. Toute la famille était rassemblée. Aniouta, comprenant l’importance du moment, lisait d’une voix tremblante d’émotion : la situation de l’héroïne, sa tentation de quitter sa famille, ses souffrances sous le joug qui l’opprimait, tout rappelait si vivement la situation même de l’auteur, que chacun en fut frappé. Mon père écouta en silence ; pendant la lecture, il ne prononça pas un mot. Mais quand Aniouta en vint aux dernières pages et, retenant avec peine ses sanglots, lut la mort de Lilenka et son regret, en quittant la vie, d’avoir passé une jeunesse inutile, de grosses larmes roulèrent dans les yeux de mon père. Il se leva et, sans rien dire, quitta la chambre. Ce soir-là, il ne parla pas à Aniouta de sa lecture ; il ne lui en dit même rien les jours suivants, mais il la traita avec une tendresse et une douceur extrêmes, et tout le monde comprit que la cause de ma sœur était gagnée.

Depuis ce jour en effet, une ère de clémence et de concessions commença pour nous. Le premier indice de cette transformation fut le pardon accordé avec bonté par mon père à la femme de charge, qu’il avait renvoyée dans un premier mouvement de colère. Le second acte de bonté fut plus frappant encore : mon père permit à Aniouta d’écrire à Dostoïevski, à la seule condition de montrer la lettre, et promit qu’au prochain voyage à Pétersbourg elle pourrait faire sa connaissance.

Ainsi qu’il a déjà été dit, ma mère et ma sœur allaient presque chaque hiver à Pétersbourg, où elles avaient toute une colonie de tantes vieilles filles. Celles-ci occupaient une maison entière à Vassili-Ostrof, et mettaient toujours deux ou trois chambres à la disposition de ma mère et de ma sœur. Mon père restait généralement à la campagne ; on m’y laissait aussi sous la surveillance de mon institutrice : mais cette année, l’Anglaise étant partie, et la nouvelle institutrice, une Suissesse, n’inspirant pas assez de confiance, ma mère, à mon indescriptible joie, résolut de m’emmener.

Nous partîmes en janvier, pour profiter du traînage. Un voyage à Pétersbourg n’était pas chose facile. Il fallait faire soixante verstes avec ses propres chevaux, par un chemin de traverse ; puis deux cents verstes, par la chaussée avec des chevaux de poste ; puis enfin, à peu près une journée en chemin de fer. Une grande voiture sur patins, attelée de six chevaux, nous contenait, maman, Aniouta et moi ; une femme de chambre avec nos bagages nous précédait, dans un traîneau attelé en troïka ; et tout le long de la route, le son clair des grelots, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant, s’éteignant presque dans le lointain pour résonner tout à coup à nos oreilles, nous berça et nous accompagna.

Que de préparatifs pour ce voyage ! À la cuisine il s’était combiné assez de bonnes choses pour suffire à une longue expédition. Notre cuisinier, célèbre dans le voisinage pour son talent de pâtissier, n’apportait jamais plus de soin à la confection de ses petits pâtés que lorsque ses maîtres se mettaient en voyage.

Et quelle admirable route ! Les soixante premières verstes traversaient une forêt de pins, forêt touffue, dont chaque arbre représentait un mal, et entrecoupée de lacs grands et petits. En hiver, ces lacs semblaient de grandes prairies de neige, sur lesquelles se reflétait l’ombre noire des sapins qui les entouraient.

Voyager de jour était charmant, mais voyager de nuit plus charmant encore. Assoupie un instant, on était éveillée par quelque secousse, et on ne reprenait pas tout de suite connaissance ; une petite lampe de voyage éclairait faiblement le plafond de la voiture, jetant une lueur incertaine sur deux étranges figures, enveloppées de capuchons blancs et de fourrures, dans lesquelles on reconnaissait difficilement une mère et une sœur. Sur les vitres, couvertes de givre, de la voiture, se dessinaient de bizarres arabesques d’argent : les grelots tintaient sans interruption. Tout cela était si étrange, si nouveau, qu’on ne s’y reconnaissait pas tout d’abord ; une sourde douleur dans les membres causée par une position incommode se sentait seule distinctement. Tout à coup, comme un trait de lumière, la conscience revient : où sommes-nous ? où allons-nous ?… Et à la pensée de ces bonnes et belles choses en perspective, le cœur déborde d’une joie pénétrante dont on est presque suffoqué.

Oh ! oui, ce voyage fut beau ! c’est peut-être le souvenir le plus lumineux qui me reste de mon enfance.