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Souvenirs d’enfance et de jeunesse/Appendice

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 379-411).


APPENDICE


L’impression de ce volume était achevée quand M. l’abbé Cognat a publié, dans le Correspondant (25 janvier 1883), les lettres que je lui écrivis en 1845 et 1846. Quelques amis m’ayant témoigné les avoir lues avec intérêt, je les reproduis ici.

Tréguier, 24 août 1845.
Mon cher ami,

Peu d’événements considérables, mais beaucoup de pensées et de sentiments se sont pressés pour moi depuis le jour de notre séparation. Je cède d’autant plus volontiers au besoin de vous les dire, que je n’ai personne ici à qui je les puisse confier. Sans doute je ne suis pas seul quand je suis auprès de ma mère ; mais que de choses que ma tendresse pour elle me commande de lui taire, et qu’après tout elle ne pourrait comprendre !…

Nul fait important n’est venu avancer la solution du grand problème qui me préoccupe à si juste titre. Je n’ai rien appris, sinon l’énormité du sacrifice que Dieu allait exiger de moi. Mille circonstances désolantes que je ne soupçonnais pas sont venues compliquer ma situation et me prouver que le parti que ma conscience me conseillait ouvrait devant moi un abîme de peines. Il me faudrait de longs et pénibles détails pour vous les faire comprendre : qu’il vous suffise de savoir que les obstacles dont nous avons quelquefois causé ne sont rien en comparaison de ceux que j’ai vus tout à coup surgir devant moi. Mépriser une opinion qui sera bien sévère, traverser de longues années d’une vie pénible pour arriver à un but incertain, était déjà beaucoup, mais ne suffisait pas. Dieu me commande encore de percer de ma propre main un cœur sur lequel s’est déversée toute l’affection du mien. L’amour filial avait absorbé en moi toutes les autres affections dont j’étais capable et auxquelles Dieu ne m’a pas appelé ; et puis il y avait entre ma mère et moi des liens tout spéciaux tenant à mille circonstances délicates qu’on ne peut que sentir. Eh bien, c’est là que Dieu a placé mon sacrifice le plus pénible. Je ne lui ai parlé encore que de l’Allemagne, et cela a suffi pour la désoler. Ô mon Dieu ! que sera-ce ?… ses caresses me désolent ; ses beaux rêves, dont elle me parle sans cesse et que je n’ai pas le courage de contredire, me navrent le cœur. Elle est là, à deux pas de moi, pendant que je vous écris ces lignes. Ah ! si elle savait !… je lui sacrifierais tout, excepté mon devoir et ma conscience. Oui, si Dieu me demandait, pour lui épargner cette peine, d’éteindre ma pensée, de me condamner à une vie simple et vulgaire, j’accepterais. Que de fois j’ai cherché à me mentir à moi-même ? Mais est-il au pouvoir de l’homme de croire ou de ne pas croire ? Je voudrais qu’il me fût possible d’étouffer la faculté qui en moi requiert l’examen ; c’est elle qui a fait mon malheur. Heureux les enfants qui ne font toute leur vie que dormir et rêver ! Je vois autour de moi des hommes purs et simples auxquels le christianisme a suffi pour les rendre vertueux et heureux ; mais j’ai remarqué que nul d’entre eux n’a la faculté critique ; qu’ils en bénissent Dieu !

Je suis ici choyé, caressé, plus que je ne peux vous le dire ; cela me désole. Ah ! s’ils savaient ce qui se passe dans mon cœur ! Je tremble quelquefois de voir en ma conduite une sorte d’hypocrisie ; mais j’ai sérieusement raisonné là-dessus ma conscience : Dieu me garde de scandaliser ces simples !

Quand je considère dans quel inextricable filet Dieu m’a englobé tandis que je dormais, il me vient des pensées de fatalisme, et souvent j’ai pu pécher en cela ; pourtant je n’ai jamais douté de mon père qui est au ciel, ni de sa bonté. Toujours, au contraire, je l’ai remercié ; jamais je ne l’avais touché de plus près que dans ces moments-là. Le cœur n’apprend que par la souffrance, et je crois, comme Kant, que Dieu ne s’apprend que par le cœur. Alors aussi j’étais chrétien et j’ai juré que je le serais toujours. Mais l’orthodoxie est-elle critique ? Ah ! si j’étais né protestant en Allemagne !… Là était ma place. Herder a bien été évêque, et certes il n’était que chrétien ; mais, dans le catholicisme, il faut être orthodoxe. C’est une barre de fer ; il n’entend pas raison.

Pardonnez-moi, mon ami, un souhait comme celui que je viens d’énoncer, et que je ne fais même pas en ma partie qui croit encore sans savoir pourquoi. Vous êtes obligé, pour être orthodoxe, de croire que je suis en cet état par ma faute ; cela est dur. Pourtant je suis bien disposé à croire qu’il y a beaucoup de ma faute. Celui qui connaît son cœur dira toujours : « Oui, oui ! » sitôt qu’on lui dira : « C’est ta faute. » Rien dans ma position ne m’est plus facile à admettre que cela. Je ne serai pas aussi tenace que Job sur le chapitre de mon innocence. Me croirais-je pur, je prierais seulement Dieu d’avoir pitié de moi. Cette lecture de Job me ravit ; j’y trouve tout mon cœur ; là est le divin de la poésie, j’entends la haute poésie. Elle vous fait toucher ces mystères qu’on sent en son propre cœur, et qu’on cherche péniblement à se formuler.

Je continue cependant avec courage l’avancement de ma pensée. Rien ne me fera abandonner cette œuvre, dussé-je être obligé de la sacrifier en apparence à l’acquisition de mon pain matériel. Dieu, pour me soutenir, m’avait réservé pour ce moment un vrai événement intellectuel et moral. J’ai étudié l’Allemagne et j’ai cru entrer dans un temple. Tout ce que j’y ai trouvé est pur, élevé, moral, beau et touchant. Ô mon âme, oui, c’est un trésor, c’est la continuation de Jésus-Christ. Leur morale me transporte. Ah ! qu’ils sont doux et forts ! Je crois que le Christ nous viendra de là. Je considère cette apparition d’un nouvel esprit comme un fait analogue à la naissance du christianisme, sauf la différence de forme. Mais ceci importe peu ; car il est sûr que, quand le fait rénovateur du monde reviendra, il ne ressemblera pas pour le mode de son accomplissement à celui qui a déjà eu lieu. Je suis avec attention l’étonnant mouvement enthousiaste qui la travaille en ce moment dans le nord. M. Cousin vient de partir afin de l’étudier aussi de plus près. Je veux parler de Ronge et de Czerski, dont vous avez dû entendre parler. Dieu me pardonne de les aimer, même quand ils ne seraient pas purs : car ce que j’aime en eux, comme dans tous les autres hommes à qui je voue mon enthousiasme, c’est un certain type beau et moral que je m’en forme ; c’est mon idéal que j’aime en eux. Maintenant sont-ils conformes à ce type ? C’est ce qui m’importe assez peu.

Oui, cette Allemagne me ravit, moins dans sa partie scientifique que dans son esprit moral. La morale de Kant est bien supérieure à toute sa logique ou philosophie intellectuelle, et nos Français n’en ont pas dit un mot. Cela se comprend ; nos hommes du jour n’ont pas de sens moral. La France me paraît de plus en plus un pays voué à la nullité pour le grand œuvre du renouvellement de la vie dans l’humanité. On n’y trouve qu’une orthodoxie sèche, anticritique, raide, inféconde, petite : type Saint-Sulpice ; ou bien un niais creux et superficiel, plein d’affectation et d’exagération : le néo-catholicisme ; ou bien enfin une philosophie sèche et sans cœur, revêche et méprisante : l’université et son esprit. Jésus-Christ n’est nulle part. J’ai été tenté de croire qu’il nous viendrait de l’Allemagne ; non que j’imagine que ce soit un individu, ce sera un esprit ; et quand nous disons Jésus-Christ, nous entendons, sans doute, désigner plutôt un certain esprit qu’un individu : c’est l’Évangile. Non que je croie aussi que cette apparition soit un renversement ou une découverte ; Jésus-Christ n’a ni renversé ni découvert. Il faut être chrétien, mais on ne peut être orthodoxe. Il faut un christianisme pur. L’archevêque serait disposé à comprendre cela ; il est capable de fonder le christianisme pur en France. J’imagine que l’une des suites du mouvement d’instruction et d’étude qui a lieu en France dans le clergé, sera de nous rationaliser un peu. D’abord, ils s’ennuieront de la scolastique ; la scolastique jetée de côté, on changera la forme des idées, et puis on reconnaîtra l’impossibilité de l’explication orthodoxe de la bible, etc., etc. Mais il y aura bataille. Car vos bonnes gens ont une verve de dogmatisme tout à fait tenace ; et puis ils se donneront un certain vernis d’Athanases qui leur fera boucher les yeux et les oreilles. Mon Dieu ! oui, je voudrais être là ! Et je vais peut-être me couper les bras ; car les prêtres feront beaucoup en ce moment ; peut-être faudra-t-il être prêtre pour y pouvoir quelque chose ; Ronge et Czerski étaient prêtres. J’ai lu une lettre de la mère de Czerski à son fils, où elle lui rappelle les sacrifices qu’elle a faits pour son éducation cléricale, et le supplie de rester fidèle au catholicisme. Mais peut-il le servir plus sincèrement qu’en se vouant à ce qu’il croit la vérité ?

Ami, pardonnez-moi ce que je viens de vous dire. Ah ! si vous connaissiez ma tête et mon cœur ! Ne croyez pas que tout cela ait en moi une consistance dogmatique ; non, je n’exclus rien. J’admets des contradictoires, au moins provisoirement. Eh ! n’y a-t-il pas des états où il faut de force que l’individu et l’humanité posent sur l’instable. On n’y peut tenir, direz-vous, c’est une souffrance. Oui, mais qu’y faire ? Il faut passer par là. Il a été nécessaire qu’à une époque on fût scientifiquement sceptique sur la morale, et pourtant, à cette époque, les hommes purs étaient et pouvaient être moraux, moyennant une contradiction. Les scolastiques se moqueraient de cela et triompheraient à montrer là un défaut de logique. En vérité, beau triomphe de montrer ce qui est clair ! Ils veulent un état moral où tout soit rigoureusement formulé, et ils se contenteront d’un fond misérable, pourvu qu’on leur accorde cette forme à laquelle ils tiennent tant. Ils ne connaissent ni l’homme ni l’humanité tels qu’ils existent de fait.

Oui, mon ami, je crois encore : je prie, je dis le Pater avec délices. J’aime beaucoup à être dans les églises ; la piété pure, simple, naïve me touche beaucoup dans mes moments lucides, quand je sens l’odeur de Dieu ; j’ai même des accès de dévotion, j’en aurai toujours, je crois ; car la piété a une valeur, ne fût-elle que psychologique. Elle nous moralise délicieusement et nous élève au-dessus des misérables soucis de l’utile ; or là où finit l’utile commence le beau, Dieu, l’infini, et l’air pur qui vient de là est la vie.

Ils me prennent ici pour un bon petit séminariste, bien pieux et bien doux. Ma foi, ce n’est pas ma faute. Cela me peine quelquefois, car je crains d’y voir quelque chose qui ne soit pas vrai et droit ; mais je ne feins rien, Dieu le sait ; seulement je ne dis pas tout. Vaudrait-il mieux engager avec eux ces misérables controverses, où ils auraient l’avantage de soutenir le beau et le pur, et où j’aurais l’air de m’assimiler à ce qu’il y a de plus vil ; car l’antichristianisme a, dans ce pays, une couleur si détestable, si basse, si dégoûtante, qu’en vérité il y aurait de quoi m’éloigner, ne fût-ce que par modestie naturelle. Et puis ils n’y entendraient rien. On ne trouve pas mauvais que je ne leur parle pas allemand. D’ailleurs, je vous l’ai dit, mon ami, telle est ma position intellectuelle, que je puis paraître telle chose à celui-ci, telle chose à celui-là, sans rien feindre, sans que l’un ni l’autre se trompe, grâce au joug de la contradiction dont je me suis débarrassé pour un temps.

Et puis savez-vous qu’il y a des moments où j’ai été à deux doigts d’un revirement complet, et où j’ai délibéré si je ne serais pas plus agréable à Dieu en coupant net, au point où j’en suis, le fil de mon examen, et en me reculant de deux ou trois ans ! C’est que je ne vois plus en progressant la possibilité d’arriver au catholicisme ; chaque pas m’en éloigne de plus en plus. Quoi qu’il en soit, l’alternative s’est présentée à moi très nettement : je ne puis plus revenir au catholicisme que par l’amputation d’une faculté, en stigmatisant définitivement ma raison et lui commandant pour toujours le silence respectueux, et même plus, le silence absolu. Oui, si je revenais, je cesserais ma vie d’étude et d’examen, persuadé qu’elle ne peut me mener qu’au mal, et je ne vivrais plus que de la vie mystique, telle que l’entendent les catholiques. Car, pour la vie banale, Dieu, je l’espère, m’en délivrera toujours. Le catholicisme suffit à toutes mes facultés, sauf ma raison critique ; je n’espère pas pour l’avenir de satisfaction plus complète ; il faut donc ou renoncer au catholicisme, ou amputer cette faculté. Cette opération est difficile et douloureuse ; mais croyez bien que, si ma conscience morale ne s’y opposait pas, si Dieu venait ce soir me dire que cela lui est agréable, je le ferais. Vous ne me reconnaîtriez plus alors, je n’étudierais plus, et ne penserais plus critiquement, je serais un mystique déterminé. Croyez bien aussi qu’il faut que j’aie été rudement secoué pour m’arrêter à la possibilité d’une pareille hypothèse, qui se présente à moi plus affreuse que la mort. Mais je ne désespérerais pas d’y trouver une veine d’activité qui pût me suffire.

Et en pratique, que ferai-je ? C’est avec un effroi indicible que je vois approcher la fin des vacances, époque où je devrai nécessairement traduire par les actes les plus décisifs l’état intérieur le plus indéterminé. C’est cette complication de l’extérieur et de l’intérieur qui fait le cruel de ma position. Tout ce souci m’ennuie, me distrait. Et puis je sens si bien que je n’entends rien à ces sortes de choses, que je n’y ferai que des sottises, que j’aurai à essuyer des risées et des rebuts. Je ne suis pas né chevalier d’industrie. Ils se moqueront de ma simplicité et me prendront pour un imbécile. Encore si j’étais sûr de moi ! Mais si j’allais perdre par leur contact la pureté de mon cœur et ma conception de la vie ? S’ils venaient à m’infecter de leur positivisme ? Et quand je serais sûr de moi, serais-je sûr de l’extérieur, qui agit sur nous si fatalement ? Et qui peut se connaître lui-même sans craindre sa faiblesse ? En vérité, mon ami, n’est-il pas vrai que Dieu m’a joué un bien mauvais tour ? Il semble qu’il ait déployé toutes ses voies pour m’envelopper de toutes parts ; et il n’en fallait pas tant contre un pauvre enfant qui n’y voyait pas malice. N’importe, je l’aime, et je suis persuadé qu’il a tout fait pour mon bien, malgré la contradiction des faits. Il faut être optimiste pour l’individu comme pour l’humanité, malgré la perpétuelle opposition des faits isolés. C’est là qu’est le courage ; il n’y a que moi qui puisse me faire du mal à moi-même.

Je pense souvent à vous, mon bon ami ; vous devez être bien heureux. Un avenir favorable et déterminé s’ouvre devant vous ; vous voyez le but, vous n’avez qu’à marcher vers lui… Vous aurez un avantage immense, un dogme rigoureusement formulé… Vous conserverez de la largeur ; puissiez-vous ne jamais découvrir une désolante incompatibilité entre deux besoins de votre cœur et de votre esprit. Une cruelle option vous serait alors imposée. Quelque opinion que vous soyez obligé d’avoir de ma situation actuelle et de l’innocence de mon âme, conservez-moi du moins votre amitié. Des erreurs et même des fautes ne peuvent suffire pour la rompre. D’ailleurs, je le répète, j’ai confiance en votre largeur, et Dieu me garde de chercher à vous prouver qu’elle n’est pas orthodoxe ; car je veux que vous la conserviez, et pourtant je veux aussi que vous soyez orthodoxe. Vous êtes presque le seul dépositaire de mes pensées les plus secrètes ; au nom du ciel, montrez-moi de l’indulgence, et consentez encore à m’appeler votre frère. Quant à mon affection, mon bon ami, elle vous est acquise pour toujours…

Paris, 12 novembre 1845.

Ce n’était pas sans surprise, mon cher ami, que j’avais vu se terminer les vacances sans recevoir de réponse de vous. Aussi ma première question en arrivant à Saint-Sulpice fut pour vous demander, afin d’apprendre la cause de ce silence, et plus encore afin de m’entretenir avec vous. Jugez de la peine que j’éprouvai quand j’appris qu’une maladie grave avait été la cause qui avait entravé votre correspondance. Bientôt, il est vrai, les détails que l’on me donna suffirent pour lever toutes mes inquiétudes ; mais ils me laissèrent toujours le regret de voir reculée peut-être pour longtemps l’époque où nous pourrons nous entretenir. Que de réflexions, mon bon ami, fit naître en moi cette nouvelle inattendue qui concourait avec une phase si singulière de mon existence ! Croiriez-vous que j’ai envié votre sort, et que j’appelais de mes vœux une cause quelconque qui retardât pour moi mon entrée dans le tourbillon de la vie active, en prolongeant l’assoupissement de la vie domestique si calme, si insoucieuse. Vous le comprendrez, mon ami, quand je vous aurai exposé les épreuves par lesquelles j’ai dû passer, et celles qui me sont encore réservées. Je n’entreprendrai pas de vous en faire un récit détaillé, ce sera l’objet de nos futures conversations. Je vous en dirai seulement les faits principaux et ceux qui ont amené un résultat durable.

Ma résolution inébranlable en venant à Saint-Sulpice était de rompre enfin avec un passé qui n’était plus en harmonie avec mes dispositions actuelles et de quitter un extérieur qui ne pouvait plus être qu’un mensonge. Mais je voulais tout faire gravement et lentement, d’autant plus qu’une réaction dans un avenir plus ou moins éloigné ne me paraissait pas improbable. Une circonstance extérieure vint hâter, malgré moi, mes pas un peu lents. À mon arrivée à Saint-Sulpice, on m’apprend que je ne fais plus partie du séminaire, mais bien de la maison des Carmes, que l’archevêque vient enfin de fonder définitivement, et l’on m’intime l’ordre d’aller dans la journée lui porter moi-même ma réponse. Jugez de mon embarras. Il redouble encore quand, quelques heures après, on m’apprend que l’archevêque est venu lui-même au séminaire et demande à nous parler. Accepter était immoral, donner la vraie raison du refus était impossible, en donner une fausse me répugnait. J’eus recours au bon M. Carbon, qui se chargea de tout et m’épargna cette fatale entrevue. Je crus devoir poursuivre dès lors ce que les circonstances avaient si bien commencé pour moi ; je fis en un jour ce que je comptais faire en quelques semaines, et, le soir même de mon arrivée, je ne faisais partie ni du séminaire ni de la maison des Carmes.

Que de liens, mon ami, rompus en quelques heures ! J’en étais effrayé ; j’eusse voulu arrêter cette marche fatale, trop rapide à mon sens ; mais la nécessité me poussait en avant, et il n’y avait plus moyen de reculer. C’est alors, mon ami, que je passai les jours les plus cruels de ma vie. Figurez-vous l’isolement le plus complet, sans ami, sans conseil, sans connaissance, sans appui au milieu de personnes froides et indifférentes, moi qui venais de quitter ma mère, ma Bretagne, ma vie toute dorée, tant d’affections pures et simples. Seul maintenant dans ce monde, pour qui je suis un étranger. Ô maman, ma petite chambre, mes livres, mes études calmes et douces, mes promenades à côté de ma mère, adieu pour toujours ! Adieu à ces joies pures et douces où je me croyais près de Dieu ; adieu à mon aimable passé, adieu à ces croyances qui m’ont si doucement bercé. Plus pour moi de bonheur pur. Plus de passé, pas encore d’avenir. Et ce monde nouveau voudra-t-il de moi ? J’en quitte un autre qui m’aimait et me caressait. Et ma mère, dont la pensée autrefois était mon soulagement dans mes peines, cette fois c’était mon souvenir le plus douloureux. Je la poignardais presque. Ô Dieu, fallait-il me rendre le devoir si cruel ? Et l’opinion qui rira de moi ! Et l’avenir !… Oh ! qu’il m’apparaissait pâle et décoloré. L’ambition ne pouvait soulever ce voile de tristesse et de regrets qui enveloppait mon cœur. Je maudissais ma destinée, qui m’avait amené de force entre de si fatales contradictions. Et la vie matérielle qui m’apparaissait avec ses besoins grossiers et impérieux ! J’enviais le sort des simples qui naissent, vivent et meurent sans bruit et sans pensée, suivant bonnement le courant qui les entraîne, adorant un Dieu qu’ils appellent leur Père. Oh ! que j’en voulais à ma raison de m’avoir ravi mes rêves ! Je passais une partie de mes soirées dans l’église de Saint-Sulpice, et là je cherchais à croire ; mais je ne pouvais. Oh ! oui, mon ami, ces jours compteront dans ma vie ; s’ils n’en furent les plus décisifs, ils en furent au moins les plus pénibles. À vingt-trois ans, recommencer comme si je n’avais pas encore vécu ! Je me figurais au milieu d’une foule turbulente, grossièrement ambitieuse, et moi, au milieu, simple et timide ; et il fallait se mêler à cette tourbe. Que de fois je fus tenté de choisir une vie simple et vulgaire, que j’aurais su ennoblir par l’intérieur. J’avais perdu le besoin de savoir, de scruter, de critiquer ; il me semblait qu’il m’eût suffi d’aimer et de sentir ; mais je sentais bien qu’au premier jour où le cœur cesserait de battre si fort, la tête recommencerait à crier famine.

Il fallait pourtant chercher à me créer une nouvelle existence dans ce monde pour lequel j’étais si peu fait. Je vous épargne le récit de ces complications, qui vous seraient aussi ennuyeuses qu’elles me furent pénibles. Figurez-vous votre pauvre ami courant des journées entières de visite en visite. J’en avais honte ; mais que faire contre la nécessité ? L’homme ne vit pas seulement de pain, mais il vit aussi de pain. Je n’ai pourtant pas cessé un instant de regarder le ciel.

Il suffit de vous dire que, pour obéir aux conseils de M. Carbon et pour une autre raison péremptoire dont je vous parlerai tout à l’heure, je crus devoir refuser quelques propositions assez avantageuses, pour accepter, à l’école préparatoire annexée au collège Stanislas, une petite place qui, sous plusieurs rapports, était assez bien en harmonie avec ma situation actuelle. Cette place ne m’occupait pas plus d’une heure et demie par jour, et je trouvais là des cours spéciaux de mathématiques, de physique, etc., sans parler des cours préparatoires à la licence dont l’un, entre autres, fait deux fois par semaine par M. Lenormant. J’ai été d’ailleurs surpris de la bonté cordiale et franche que j’ai trouvée en ces jeunes gens : je puis dire que je n’ai pas eu en cette maison une ombre de désagrément et que j’ai éprouvé de sincères regrets en la quittant. Mais ce que cette courte période de ma vie a eu de remarquable, ce sont certainement mes rapports avec M. Gratry, directeur du collège. Je vous en parlerai beaucoup, et je suis enchanté d’avoir fait sa connaissance. C’est une miniature exacte de M. Bautain, dont il est l’élève et l’ami. Nous entrâmes, dès la première minute, en contact immédiat, et dès lors nos rapports se continuèrent sur un pied tout à fait singulier et dont je n’avais jamais trouvé l’analogue en moi. Sur plusieurs points nos idées se rencontraient merveilleusement : pour lui aussi, tout est philosophie. En somme, c’est un esprit spéculatif remarquable, mais sur certains points il sonne creux.

Qu’est-ce donc, me demanderez-vous, qui m’a obligé à quitter cette position où, après tout, je ne me trouvais pas si mal, et où je pouvais si facilement poursuivre mes projets actuels ? Ceci est, mon ami, une des passes les plus singulières de ma vie ; j’aurais mille peines à le faire comprendre à qui que ce soit : nul ne l’a, je pense, bien compris. C’est encore le devoir. Oui, mon ami, la même raison qui m’a obligé à quitter Saint-Sulpice, à refuser les Carmes, m’a obligé encore à quitter le collège Stanislas… M. Dupanloup et M. Manier m’entraînaient d’ailleurs en avant ; je marchai en avant, et ce fut à recommencer. En vérité, mon cher, il faut qu’il m’arrive toujours des aventures uniques, et je me réjouirais de celle-ci, ne fût-ce que pour les singulières positions où elle m’a placé, lesquelles m’ont fourni l’occasion d’apprendre une foule de choses.

Il me fut facile, en sortant de Stanislas, de renouer une des négociations que j’avais rompues pour y entrer, et de suivre mon plan primitif qui était simplement de prendre dans Paris une chambre d’étudiant. Telle est, mon ami, ma position actuelle. J’ai pris une chambre comme pensionnaire libre dans une institution, près du Luxembourg, et quelques répétitions de mathématiques et de littérature dont je me suis chargé me mettent à peu près, comme l’on dit, au pair. Je n’en demandais pas tant. Du reste j’ai ma journée à moi, et je peux faire à la Sorbonne et dans les bibliothèques des séances aussi longues qu’il me plaît. Ce sont là mes vrais domiciles et ceux où je passe les moments les plus agréables. Cette vie me serait bien douce, si de pénibles souvenirs, des inquiétudes trop bien fondées, et surtout un terrible isolement n’y mêlaient encore bien des peines. Venez donc avec moi, cher ami, et nous passerons ensemble d’agréables moments.

Je ne vous ai entretenu jusqu’ici que des faits qui ont concouru à fixer momentanément ma position dans Paris, et je ne vous ai encore rien dit des projets ultérieurs auxquels ces démarches se rattachent ; car vous présumez, je pense, que je n’ai prétendu en tout ceci que me procurer une position transitoire, commode pour la continuation de mes études. C’est, en effet, vers un avenir ultérieur que se dirigent mes pensées, depuis que ma position actuelle est fixée. Nouvelles sources de peines intellectuelles excessivement vives, et auxquelles je suis actuellement en proie ; car c’est pour moi un supplice de me spécialiser, et, de plus, nulle spécialité ne cadre parfaitement avec les divisions de mon esprit. Et pourtant il le faut. Ô mon ami, qu’il est cruel d’être gêné dans son développement intellectuel par des circonstances extérieures ! Jugez combien je souffre, moi surtout qui avais donné à mon esprit une si franche liberté pour suivre sa ligne de développement.

J’ai d’abord fait quelques démarches du côté des langues orientales ; on m’a promis des conférences avec M. Quatremère et M. Julien, professeur de chinois au Collège de France, et le résultat a été que telle ne serait pas ma spécialité extérieure (je dis extérieure, car intérieurement je n’en aurai jamais, à moins qu’on n’appelle la philosophie une spécialité, ce qui à mon sens serait inexact). L’Université s’est alors offerte à moi : ici, vous le comprendrez, nouvelles difficultés. Le professorat proprement dit m’est à peine supportable, et, en supposant qu’on n’y reste pas toujours, il faut au moins y passer longtemps. La philosophie seule me sourirait, encore faudrait-il me laisser faire, et ils ne me laisseraient pas. Et puis il faudrait pour y arriver faire des années de ce que j’appelle littérature écolière, vers latins, discours de rhétorique, etc. Jugez quel supplice !… J’ai été tellement effrayé de cette perspective, que je fus quelque temps décidé à m’agréger à la classe des sciences ; mais ce serait alors plus que jamais qu’il faudrait me spécialiser ; car, enfin, dans leur littérature, ils admettent bien encore une sorte d’universalité. Et puis cela m’écarterait de mes idées chéries. Non, non ; je me rapprocherai le plus possible de ce centre qui est philosophie, théologie, science, littérature, etc., qui est Dieu, suivant moi. Ainsi donc, mon ami, je regarde comme probable que je viserai aux lettres, afin de m’agréger à la philosophie. Ah ! croyez que tout cela est pâle pour moi, et que cet esprit universitaire m’est profondément antipathique. Mais il faut être quelque chose, et j’ai dû chercher à être ce qui s’écarte le moins de mon type idéal. Et puis, qui sait ? j’arriverai peut-être par là à faire jour à mes idées. Il arrive tant de choses inattendues, qui déjouent tous les calculs ! Il faut donc se préparer à tout, et se tenir prêt à déployer sa voile au premier vent qui souffle[1]

Il faut aussi que je vous parle, mon ami, d’un fait intellectuel qui m’a beaucoup soutenu et consolé en ces moments pénibles ; ce sont mes rapports avec M. Dupanloup. Je lui fis d’abord connaître par une lettre mon état intérieur et les démarches que je croyais devoir faire en conséquence. Il me comprit parfaitement, et il s’ensuivit entre nous une longue conférence d’une heure et demie, où, pour la première fois de ma vie, j’exposais à un homme le fond de mes idées et de mes doutes sur le catholicisme. Ah ! j’avoue n’avoir jamais rien rencontré de plus distingué ; j’ai trouvé en lui de la vraie philosophie et un esprit décidément supérieur ; ce n’est que de ce moment que j’ai appris à le connaître. Nous ne nous abordâmes point de front ; nous ne fîmes qu’exposer, moi, la nature de mes doutes, lui, le jugement qu’il devait en porter comme orthodoxe. Il fut extrêmement sévère et me déclara nettement : 1o qu’il n’était nullement question de tentations contre la foi, terme dont je m’étais servi dans ma lettre, par l’habitude que j’avais contractée de me conformer à la terminologie sulpicienne pour me faire entendre, mais bien d’une perte totale de la foi ; 2o que j’étais hors de l’Église ; 3o qu’en conséquence je ne pouvais approcher d’aucun sacrement, et qu’il ne m’engageait pas à pratiquer l’extérieur de la religion ; 4o que je ne pouvais sans mensonge continuer un jour de plus à paraître ecclésiastique, etc., etc. Du reste, en tout ce qui ne tenait pas à l’appréciation de mon état, il fut bon autant qu’on peut l’être… Ces messieurs de Saint-Sulpice et M. Gratry étaient bien loin d’en juger aussi rondement, et prétendaient que je devais toujours me considérer comme tenté… J’ai obéi à M. Dupanloup et je le ferai toujours désormais. Pourtant je me confesse encore, et, comme je n’ai plus M. B., je le fais à M. Le Hir, que j’aime à la folie. Je remarque que cela m’améliore et me console beaucoup. Je me confesserai à vous quand vous serez prêtre. ― Pourtant, par condescendance, comme il disait, pour le sentiment des autres, M. Dupanloup voulut qu’avant de quitter Stanislas je fisse une retraite. Cette proposition, dans sa bouche surtout, me fit d’abord éclater de rire. Je changeai de ton, quand il me proposa de la faire avec M. de Ravignan. J’aurais accepté ; car c’eût été finir noblement avec le catholicisme. Malheureusement M. de Ravignan ne devait être à Paris que vers le 10 novembre, et dans l’intervalle M. Dupanloup a cessé d’être supérieur du petit séminaire, et moi de faire partie du collège Stanislas. La réalisation de ce projet me paraît au moins bien ajournée…

Adieu, bon et cher ami, pardonnez-moi de ne vous avoir parlé que de moi. Pour vous et pour vos amis, je vous supplie de ménager votre santé durant la convalescence et de ne point la compromettre de nouveau par un travail prématuré. Je ne demande de réponse qu’au cas où cela ne vous fatiguerait pas. La vraie réponse sera quand nous nous embrasserons. En attendant, croyez à ma bien sincère amitié.

Paris, 5 septembre 1846.

Merci, mon cher ami, pour votre excellente lettre. Elle m’a été une grande joie et un grand secours durant ces tristes vacances que je passe dans le plus pénible isolement qui se puisse imaginer. Pas une âme humaine à qui je puisse ouvrir mon cœur, bien plus, avec qui je puisse avoir de ces conversations qui, pour être indifférentes, ne laissent pas de délasser l’esprit et de satisfaire au besoin de société. On peut être à Paris bien plus seul qu’au fond d’un désert, et je l’éprouve. Ce n’est pas de voir des hommes qui constitue la société, c’est d’avoir avec eux quelques-uns de ces rapports qui rappellent qu’on n’est pas seul au monde. Quelquefois, quand l’occasion m’engage dans ces foules indifférentes qui remplissent nos rues, je me figure au milieu d’une forêt d’arbres qui marcheraient. C’est absolument la même chose. Quand je songe au bonheur si pur dont je jouissais autrefois, à pareille époque, je suis pris d’une grande tristesse, surtout quand je songe que j’ai dit à ces jours un adieu éternel. Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais il n’y a rien qui me pèse plus que de dire, même pour les choses les plus indifférentes : « C’est fini, absolument fini pour toujours ! » Jugez donc quand il s’agit des jouissances les seules chères à mon cœur. Mais qu’y faire, mon ami ? Je ne me repens de rien, et il a à souffrir pour son devoir une joie bien supérieure à toutes celles dont on a pu faire le sacrifice. Je bénis Dieu, mon cher, de m’avoir donné en vous quelqu’un qui sait si bien me deviner que je n’ai pas besoin de lui exposer l’état de mon cœur ; oui, c’est une de mes plus grandes peines que de songer que les personnes dont l’approbation me serait la plus chère doivent me blâmer et me trouver coupable. Heureusement que cela ne doit pas les empêcher de me plaindre et de m’aimer.

Je ne suis pas, mon cher, de ceux qui prêchent sans cesse la tolérance aux orthodoxes ; c’est là pour les esprits superficiels de l’un et de l’autre parti la cause d’innombrables sophismes. C’est faire tort au catholicisme que de l’accommoder ainsi à nos idées modernes, outre qu’on ne le fait que par des concessions verbales qui dénotent mauvaise foi ou frivolité. Tout ou rien, les néo-catholiques sont les plus sots de tous.

Non, mon ami, ne craignez pas de me dire que je suis dans cet état par ma faute ; je sais que vous devez le croire. Il m’est sans doute bien pénible de songer que la moitié peut-être du genre humain éclairé me dirait que je suis dans l’inimitié de Dieu, et, pour parler la vieille langue chrétienne, qui est la vraie, que, si la mort venait à me surprendre, je serais damné à l’instant même. Cela est affreux, et me faisait frémir autrefois, car je ne sais pourquoi la pensée de la mort m’apparaît toujours comme très prochaine. Mais je m’y suis aguerri, et je ne souhaite aux orthodoxes qu’une paix d’âme égale à celle dont je jouis. Je puis dire que, depuis que j’ai accompli mon sacrifice, au milieu de peines extérieures plus grandes qu’on ne saurait croire et qu’une délicatesse fausse peut-être me force de cacher à tous, j’ai goûté un calme qui m’était inconnu à des époques de ma vie en apparence plus sereines. Il faut se garder, mon cher ami, de croire sur le bonheur certaines généralités très fausses, supposant toutes qu’on ne peut être heureux que conséquemment et avec un système intellectuel parfaitement harmonisé. À ce prix, nul ne serait heureux, ou celui-là seul le serait dont l’intelligence bornée ne pourrait s’élever à la conception du problème et du doute. Heureusement il n’en est pas ainsi ; nous sommes heureux grâce à une inconséquence et à un certain tour qui nous fait prendre en patience ce qui avec un autre tour deviendrait un supplice. J’imagine que vous avez dû éprouver ceci : il se passe en nous, relativement au bonheur, une espèce de délibération, où du reste nous sommes fatalement déterminés, par laquelle nous décidons sur quel tour nous prendrons telle ou telle chose ; car il n’est personne qui ne doive reconnaître qu’il porte en lui mille causes actuelles qui pourraient le rendre le plus malheureux des hommes. Il s’agit de savoir s’il leur donnera droit d’agir ou s’il en fera abstraction. Nous ne sommes heureux qu’à la dérobée, mon cher ami ; mais qu’y faire ? Le bonheur n’est pas quelque chose d’assez saint pour qu’il ne faille l’accepter que d’une parfaite raison.

Vous trouverez peut-être singulier, mon cher ami, que, ne croyant pas au christianisme, je puisse me tenir en une telle assurance. Sans doute, mon cher, si je doutais encore ; mais, s’il faut tout vous dire, je vous avouerai que je ne doute plus guère. Expliquez-moi donc un peu comment vous faites pour croire. Mon pauvre ami, c’est trop tard pour vous dire : « Prenez garde ! » Si vous n’étiez pas ce que vous êtes, je me jetterais à vos genoux, devant vous, pour vous demander, au nom de notre amitié, si vous vous sentez capable de jurer de vous-même que vous ne changerez d’avis à aucune époque de votre existence. Songez-y, jurer de l’avenir de sa pensée !… J’ai été désolé que notre pauvre ami X*** se soit lié ; je parierais mille contre un qu’il a douté ou qu’il doutera. On verra dans vingt ans. Mon cher ami, je ne sais ce que je vous dis ; mais je ne puis m’empêcher de désirer, comme saint Paul, omnes fieri qualis et ego sum, heureux de n’avoir pas à ajouter expectis vinculis his. Quant aux chaînes qui me liaient déjà, je ne me repens pas de les avoir acceptées. Quelle est la philosophie qui ne doit dire : Dominus pars… ? C’est la profession de la vie belle et pure, et, grâce à Dieu, j’en conserve toujours un goût très sensible. Je vous ferai une confidence, mon cher, puisque je puis vous tout dire ; aussi bien est-ce une des pensées qui me reviennent avec le plus de charme.

Au moment où je marchais à l’autel pour recevoir la tonsure, des doutes terribles me travaillaient déjà ; mais on me poussait et j’entendais dire qu’il est toujours bon d’obéir. Je marchai donc ; mais je prends Dieu à témoin de la pensée intime qui m’occupait et du vœu que je fis au fond de mon cœur. Je pris pour mon partage cette vérité qui est le Dieu caché ; je me consacrai à sa recherche, renonçant pour elle à tout ce qui n’est que profane, à tout ce qui peut éloigner l’homme de la fin sainte et divine à laquelle l’appelle sa nature. Ainsi je l’entendais, et mon âme m’attestait que je ne me repentirais jamais de ma promesse. Et je ne m’en repens pas, mon ami, et je répète sans cesse avec bonheur ces douces et suaves paroles : Dominus pars… et je crois être tout aussi agréable à Dieu, tout aussi fidèle à ma promesse, que celui qui croit pouvoir les prononcer avec un cœur vain et un esprit frivole. Alors seulement elles me seront un reproche quand, prostituant ma pensée à des soins vulgaires, je donnerai à ma vie un de ces mobiles grossiers qui suffisent aux hommes profanes, et préférerai les jouissances inférieures à la sainte poursuite du beau et du vrai. Jusque-là, mon ami, je me rappellerai sans regrets le jour où je les prononçai. L’homme ne peut jamais être assez sûr de sa pensée pour jurer fidélité à tel ou tel système qu’il regarde maintenant comme le vrai. Tout ce qu’il peut, c’est de se consacrer à la vérité, quelle qu’elle soit, et de disposer son cœur à la suivre partout où il croira la voir, dût-il lui en coûter les plus pénibles sacrifices.

Je vous écris ces lignes, mon ami, à la hâte et tout préoccupé du travail, fort peu attrayant, de ma préparation à la licence… Excusez donc le désordre de mes pensées. J’attends de vous une longue lettre qui me rafraîchisse un peu au milieu de ces aridités.

Adieu, cher ami, croyez à la sincérité de mon affection et promettez-moi que la vôtre m’est toujours acquise.

Paris, 11 septembre 1846.

Je voudrais pouvoir commenter, ligne par ligne, votre lettre que je viens de recevoir, il y a une heure, et vous communiquer les réflexions qu’elle a fait naître en moi en mille sens divers. Mais d’impérieux travaux me l’interdisent. Je ne puis pourtant m’empêcher de jeter à la hâte sur le papier les principaux points sur lesquels il est important que, à l’heure même, nous nous entendions.

J’ai beaucoup souffert de vous entendre dire qu’il y a désormais un abîme entre vos croyances et les miennes. Non, mon cher ; nous croyons les mêmes choses, vous sous une forme, moi sous une autre. Les orthodoxes sont trop concrets ; ils tiennent à des faits, à des riens, à des minuties. Rappelez-vous cette définition que donnait du christianisme ce proconsul (ni fallor) dont il est parlé dans les Actes : « Il s’agit d’un certain Jésus. Paul dit qu’il est en vie, les autres disent qu’il est mort. » Prenez garde de ramener la question à de si misérables termes. Que peut faire, je vous le demande, à la valeur morale d’un homme la croyance à tel fait, ou plutôt la manière d’apprécier et de critiquer tel fait ? Oh ! que Jésus était bien plus philosophe ! Il n’a pas été dépassé ; mais l’Église, de bonne foi, l’a été.

Vous me direz : « Dieu veut que l’on croie ces petites choses, puisqu’il les a révélées. » Prouvez-le ; là est mon fort. Je n’aime pas la méthode par objections. Mais vous n’avez pas une preuve qui tienne devant la critique psychologique ou historique. Jésus seul tient. Mais il est pour moi comme pour vous. Pour être platonicien, fallait-il adorer Platon et croire toutes ses paroles ?

Je ne trouve pas, dans la classe des hommes qui ont écrit, des gens plus sots que tous vos apologistes modernes : esprits plats, têtes sans critique. Il en est d’autres plus fins, mais ils n’abordent pas la question.

Vous me direz, comme j’entendais dire au séminaire : « Ne jugez pas l’intrinsèque des preuves par la petite manière dont elles sont présentées. Nous n’avons pas de vigoureux hommes, mais nous pourrions en avoir : cela ne fait rien à la vérité intrinsèque. » Je réponds : 1o une bonne preuve, surtout en critique historique, est toujours bonne, de quelque manière qu’elle soit présentée ; 2o si la cause était absolument la vraie, elle aurait de meilleurs défenseurs. Je classe ainsi les orthodoxes :

1. Esprits vifs, non dénués de finesse, mais superficiels. Ceux-là se défendent mieux ; mais l’orthodoxie rejette leur système de défense, ils ne comptent donc plus.

2. Esprits déprimés, vieux radoteurs… Ceux-ci sont les stricts orthodoxes.

3. Ceux qui ne croient que par le cœur, comme des enfants, sans entrer dans tout cet attirail apologétique. Oh ! ceux-ci, je les aime, j’en conçois un ravissant idéal ; mais nous sommes en critique, ils ne comptent pas. En morale, je fraterniserais avec eux.

D’autres ne se définissent pas, sont incrédules sans le savoir : l’incrédulité est dans leurs principes, mais ils ne les poussent pas à bout… D’autres croient en rhéteurs, parce que les auteurs auxquels ils ont voué un culte ont été de cette opinion : sorte de religion classique, littéraire. Ils croient au christianisme comme les sophistes de la décadence croyaient au paganisme. ― Je regrette de n’avoir pas le temps d’achever et de mettre en ordre cette classification.

Vous vous défiez de la raison individuelle, quand elle cherche à se dresser un système de vie. Fort bien ; donnez-moi mieux, j’y croirai. Je la suis, faute de mieux, cette raison, et je me dépite souvent contre elle.

Quant à la position extérieure que tout cela me fera, n’importe. Je ne me classerai nulle part. Si par le fait je me trouve classé, ce sera un fait, rien de plus. Si je trouve des personnes qui voient comme moi, nous sympathiserons ; sinon je serai seul. Je suis fort égoïste : retranché en moi-même, je me moque de tout. J’espère me faire de quoi vivre. Les gens qui ne me connaîtront pas me classeront parmi ceux avec qui je sympathise le moins : tant pis, ils se tromperont.

Pour avoir de l’influence, il faut arborer un drapeau et être dogmatique. Allons, tant mieux pour ceux qui en ont le cœur. Moi, j’aime mieux caresser ma petite pensée et ne pas mentir.

Que si, par un retour qui n’est pas sans exemple, une telle manière devient influente, c’est bon ; on viendra à moi, mais je ne me mêlerai pas à ces tourbes. J’aurais pu mettre dans la classification que je faisais tout à l’heure une catégorie de plus : ceux qui ne voient rien au-dessus de l’action et prennent le christianisme comme un moyen d’action : esprits communs, si on les compare au penseur. Celui-là est le Jupiter olympien, l’homme spirituel qui juge tout et n’est jugé par personne. Que les âmes simples possèdent beaucoup de vrai, oh ! mon Dieu ! je le crois ; mais la forme sous laquelle elles le possèdent ne peut suffire à celui dont la raison est en juste proportion avec les autres facultés. Cette faculté élimine, discute, épure, et impossible de l’étouffer. Ah ! si j’avais pu, je l’eusse fait. Quant au cupio omnes fieri, voici mon idée. Je ne l’applique qu’à ma liberté. Il faut, autant que possible, se maintenir dans une position où l’on soit prêt à virer de bord, alors que change le vent de la croyance. Et combien de fois doit-il changer dans la vie ? Cela dépend de sa longueur. Or, un lien n’est pas ce qu’il y a de plus propre à cela. On respecte plus la vérité en se tenant dans une position telle qu’on puisse lui dire : « Traîne-moi où tu voudras ; je suis prêt. » un prêtre ne peut pas dire cela commodément. Il lui faut plus que du courage pour reculer. S’il n’est pas céleste, après cela, il est horrible ; et cela est si vrai, que je ne vois pas un seul beau type en ce genre, pas même M. de Lamennais. Il faut marcher et se déclarer très positivement : « Je verrai toujours comme j’ai vu par le passé, et je ne verrai pas autrement. » Comment vivre un instant en se disant cela ?

Quant à l’affaire de M. X., en dehors de toute considération personnelle, voici mon syllogisme. On ne doit pas jurer de ce dont on n’est pas sûr. Or, on n’est pas sûr de ne pas changer de croyance à l’avenir, quelque certitude qu’on ait du présent et du passé. Donc… moi aussi, autrefois, j’aurais juré, et pourtant…

Ce que vous dites des antagonistes du christianisme est très vrai. J’ai même fait incidemment sur ce point des recherches assez curieuses qui, complétées, pourraient faire une histoire intéressante, intitulée : Histoire de l’incrédulité dans le christianisme. Les résultats paraîtraient triomphants aux orthodoxes et surtout le premier, à savoir que le christianisme n’a guère été attaqué jusqu’ici qu’au nom de l’immoralité et des doctrines abjectes du matérialisme, par des polissons, en un mot. Voilà le fait et je le prouverai. Mais j’explique cela. À ces époques-là, on devait croire aux religions. C’était la loi d’alors ; et ceux qui n’y ont pas cru ont été en dehors de l’ordre commun. Il est temps qu’un autre ordre commence. Je crois même qu’il a commencé et la dernière génération de l’Allemagne en a offert d’admirables exemples : Kant, Herder, Jacobi, Goethe même.

Mon cher ami, excusez-moi, je vous prie, de vous écrire de la sorte. Mais je fais pour vous ce que je ne fais pas pour ce que j’ai de plus cher au monde, ma sœur, par exemple, à qui hier j’ai expédié une lettre d’un quart de page, tant je suis accablé de travail. Je me délecte en songeant aux conversations que nous aurons ensemble, après mon examen surtout, car alors je prendrai mes vacances. J’aurais pourtant encore mille choses à vous dire sur ce que vous me dites de vous. Là encore, je jouerais le rôle réfutatif, à meilleur droit sans doute. Mon ami, concevoir certaines choses, c’est être appelé à les réaliser.

Adieu, mon très cher… Croyez à mon affection toute sincère.



  1. M. Cognat se contente d’analyser ce qui suit en ces termes : « M. Renan entre ensuite dans quelques détails sur sa préparation à l’examen d’admission à l’École normale et à la licence ès lettres. Quant à l’examen du baccalauréat qu’il n’a pas encore passé, il s’en inquiète peu. Il a eu cependant de grandes difficultés pour s’y faire admettre et ne s’en est tiré qu’en produisant un certificat d’études domestiques, malgré la répugnance que lui inspirait ce moyen obreptice. Il n’avait pas cru devoir se refuser une faculté que tout le monde s’accordait et qui semblait tolérée par la loi du monopole de l’enseignement universitaire, afin de diminuer l’odieux de sa prescription. « Quoi qu’il en soit, ajoute-t-il, je lui en veux beaucoup de m’avoir forcé à mentir ; et le directeur de l’École normale qui venait, après cela, me vanter la libéralité de l’Université !