Souvenirs d’outre-mer/02

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EN MER.


Voici l’instant solennel pour le voyageur d’outre-mer qui est à sa première traversée ; instinctivement nous vient cette pensée :

« Je suis à la merci des flots ; au-dessus et autour de moi, le vide, l’immensité ; »

« Au-dessous de moi, des abîmes insondables. »

Le steamer qui nous porte semble un jouet sur le vaste empire de Neptune, exposé aux tempêtes et aux cyclones.

Rien de mieux que l’aspect de l’océan pour nous faire songer à la puissance de Dieu, à la fragilité humaine, à la petitesse de l’homme, à la grandeur de l’âme immortelle.

Me promenant sur le tillac, j’aimais à laisser errer mon imagination dans le vague de la grande nature qui m’environnait et me dominait sous un charme mystérieux.

Voulant garder mémoire des inspirations dont j’étais bercé sur les flots, je pris la plume et j’écrivis les vers qui suivent :


 
« Je ne vois devant moi que l’atmosphère et l’onde ;
« On n’entend pour tout bruit que la voix des autans ;
« Je parais un atome en l’océan qui gronde ;
« Tous les orgueils humains me semblent des néants. »

« Que de drames affreux, immensité muette,
« N’as-tu pas vus, hélas ! et celés à jamais !
« Si tu pouvais parler, confidente discrète,
« La terre en frémissant apprendrait tes secrets. »

« En bravant les fureurs de la vague écumante,
« J’aime à voir le vapeur ballotté par les flots ;
« J’aime entendre mugir et siffler la tourmente,
« Où se mêle parfois le chant des matelots. »

« J’aime errer sur la mer au si lointain rivage,
« Regardant vers la plaine aux humides sillons,
« Où la houle se dresse et s’élance avec rage,
« Arrosant notre nef de ses poudreux bouillons. »

« Tout à coup retentit sur le flanc du navire
« Un formidable coup frappé par l’océan :
« Dans un suprême effort la tempête en délire
« Sur la carène en fer bondit comme un géant. »

« Mille monstres marins affamés de victimes,
« Suivent notre sillage en cortège hideux,
« Guettant ceux que la mort lance au fond des abîmes :
« Dans ces tombeaux vivants plongent les malheureux. »

« L’équipage est debout et lutte avec courage,
« Nous voguons fièrement entre le ciel et l’eau ;
« Nous devenons plus forts, approchant du rivage ;
« Majestueusement file notre vaisseau. »

« Nous demeurons sans peur, pleins de foi dans Marie.
« Refuge des marins, douce étoile des mers ;
« Elle nous apparaît dans l’orage en furie,
« Pareille à l’arc-en-ciel, calmant les flots amers. »


« Comme les exilés nous recherchons la terre ;
« Oh ! voici des oiseaux, messagers précurseurs ;
« On voit se dessiner les côtes d’Angleterre :
« L’espoir est triomphant et fait battre les cœurs. »


* O *


La mer, cette grande inspiratrice des poètes, a fait dire à Victor Hugo :

 
« Orage, passions, taisez-vous dans mon âme,
« Jamais si près de Dieu mon cœur n’a pénétré :
« Le couchant me regarde avec ses yeux de flamme ;
« La vaste mer me parle, et je me sens sacré ! »


* O *


Lamartine, à la vue de ce spectacle grandiose, s’est exclamé :

 
« Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,
« Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
« Ne pourrons-nous jamais, sur l’océan des âges,
« Jeter l’ancre un seul jour ? »

Je vous avouerai qu’après avoir été ballotté sur l’océan pendant sept longs jours, je commençais à me trouver rassasié de la vie de marin.

Le mal de mer m’avait épargné ; voici les préservatifs qui m’avaient réussi, et que je suggère à mes lecteurs :

« Une purgation avant le départ ; choisir une cabine aussi près que possible du centre du navire ; »

« À bord, grande sobriété dans le boire et le manger ; »

« Se promener souvent au grand air, sur le pont ; »

« Se distraire et s’égayer ; »

« Si vous êtes chantre, chantez ; »

« Si vous êtes tant soit peu musicien, allez souvent au piano. »

J’avais donc remporté la victoire sur l’affreux mal de mer, mais je me sentais atteint d’un autre mal, que je pourrais appeler le mal de terre, disons : un violent désir de voir la terre.

Je m’expliquai alors facilement pourquoi les compagnons de voyage de Christophe Colomb se mutinèrent contre lui, parce que cette terre promise de l’Amérique tardait de se montrer à leurs yeux ; pourquoi ils menaçaient de le jeter à la mer, avant la découverte de l’île San Salvador.

Mais le doigt de Dieu était là, — le voile de l’inconnu se leva tout à coup, un nouveau continent était découvert, Colomb était sauvé, et s’immortalisait ; au sombre désespoir succédait une joie délirante.

* O *

— Enfin le huitième jour, nous voyons des mouettes voltiger çà et là autour de nous ;

— Bienvenue à ces fidèles messagères, nous annonçant joyeusement que la terre n’est pas loin !

Bientôt les côtes de l’Irlande se dessinent à l’horizon bleu, puis disparaissent pour laisser, à leur tour, s’estomper au gracieux tableau les côtes de l’Angleterre. Déjà la proue du « Victorian » sillonne fièrement les eaux de la Mersey, et Liverpool, sous les rayons d’un beau soleil du mois d’août, nous apparaît dans toute sa splendeur.

Quand je vois se dérouler le tableau de ces nombreux et magnifiques docks, où se balancent les steamers de toutes les nations de l’univers, je sens que je suis dans le plus beau port de l’empire britannique.


* O *