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Souvenirs d’un Amiral/III/01

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SOUVENIRS
D'UN AMIRAL

LA MARINE DE LA RESTAURATION

UNE EXPEDITION ANGLO-FRANCAISE APRES 1815.



I

J’avais commencé mon éducation de marin pendant les dernières années du règne de Louis XVI ; je l’avais complétée, sous la république et sous l’empire, en mettant à profit, dans les épreuves du commandement, les leçons et les exemples de cette grande génération qui, même après les Duquesne, les Tourville et les Duguay-Trouin, est restée pour moi la plus glorieuse expression de la marine française. Au moment où le cours naturel des choses semblait devoir offrir un plus large emploi à mon activité, un ébranlement général mettait en question l’existence même de notre établissement naval. La chute de l’empire était un événement que je n’avais jamais prévu. Lorsque j’appris l’entrée des alliés à Paris, j’eus quelque peine à envisager d’un œil calme les chances que l’avenir pouvait me réserver encore. L’ère des combats semblait fermée pour longtemps. Le métier de marin heureusement a cette supériorité sur celui de soldat, qu’il subit une transformation moins complète quand l’état de paix succède au temps de guerre. La plupart des qualités dont il faut faire preuve en présence de l’ennemi, la fermeté, la décision, le coup d’œil prompt et sûr, sont encore les dons naturels que les chances les plus vulgaires de la navigation viennent mettre constamment en relief.

L’avancement néanmoins se trouvait suspendu pour un temps indéterminé dans l’armée navale. Nos rangs, déjà trop serrés, avaient dû s’ouvrir pour recevoir les officiers de l’ancienne marine qui avaient survécu aux misères de l’exil ou échappé au désastre de Quiberon. L’ordonnance du 1er juillet 1814 établit qu’il ne serait fait de promotions dans le personnel de la flotte que lorsque les cadres en auraient été ramenés, soit par des mesures administratives, soit par les extinctions naturelles, aux limites réglementaires. Je dus donc me trouver fort heureux d’obtenir, au milieu du découragement universel, le commandement d’une division navale dont l’armement avait lieu à Brest et à Rochefort. Cette division était destinée à reprendre possession de la colonie de Bourbon, que le traité de Paris venait de restituer à la France, et la mission qui m’était confiée allait me permettre d’observer à leur début les rapports nouveaux qu’une paix encore inquiète et soupçonneuse devait établir entre la France et l’Angleterre.

Le 16 novembre 1814, j’appareillai de la rade de l’île d’Aix, avec trois corvettes de charge et la frégate la Psyché, sur laquelle flottait mon guidon de commandement. Après quatre-vingts jours d’une pénible navigation, nous jetâmes l’ancre au fond de la baie de la Table, mouillage habituel des navires qui s’arrêtent au cap de Bonne-Espérance. L’embarcation que je m’étais empressé d’expédier à terre se croisa avec celle que le gouverneur et l’amiral anglais m’envoyaient pour m’offrir leurs services. Dès que je me fus acquitté des saluts d’usage, j’allai rendre visite aux autorités de la colonie. Nos anciens ennemis se montrèrent d’une politesse exquise, et je dois ajouter que, pendant tout le temps que nous passâmes au Cap, nous n’eûmes qu’à nous louer de la délicatesse de leurs procédés. Le gouverneur, lord Somerset, et l’amiral Taylor, dont l’escadre était en ce moment mouillée à Simon’s-Bay, nous comblèrent à l’envi des plus gracieuses prévenances.

J’avais espéré qu’en touchant au cap de Bonne-Espérance, j’y trouverais les ordres du gouvernement anglais pour la remise de l’île Bourbon ; mais d’après les explications qui me furent données par les autorités du Cap, la cession de Bourbon était du ressort du gouverneur de l’Ile-de-France. Je regrettai beaucoup d’avoir à montrer notre pavillon devant cette dernière île, car je prévoyais l’émotion qu’y causerait la vue de nos bâtimens. Le 1er avril 1815, nous mouillâmes vers neuf heures du soir à l’entrée du Port-Louis. Le lendemain, dans la matinée, je me rendis chez le gouverneur. Malgré des formes polies, l’accueil que me fit ce haut fonctionnaire me parut empreint d’une extrême froideur ; je crus pouvoir me dispenser de répondre aux invitations qui me furent adressées, en prétextant la nécessité de veiller par moi-même aux préparatifs du départ. Il convenait en effet de ne pas prolonger le séjour de la division au Port-Louis : notre présence y avait produit une grande fermentation. Décidés à s’insurger, les habitans se croyaient assez forts pour exécuter à eux seuls leur projet ; ils ne demandaient que mon approbation. En la donnant, je n’aurais préparé à nos malheureux compatriotes qu’un avenir plus lamentable encore, et j’aurais commis un acte indigne d’un galant homme. J’éprouvais donc une extrême impatience d’échapper à ces dangereuses sollicitations. Un commissaire anglais devait nous accompagner à Bourbon. Je le pressai vivement de nous épargner tout délai inutile. A la nuit tombante, le délégué de sa majesté britannique était à bord de la Psyché, et je me hâtais de quitter des parages où le pavillon français ne s’est jamais montré sans y réveiller le souvenir de temps plus heureux et la haine de la domination étrangère.

Poussés par un vent frais, nous arrivâmes le surlendemain en vue de l’île Bourbon. La rade de Saint-Denis, sur laquelle nous laissâmes tomber l’ancre, me sembla fort peu sûre ; mais jamais, dans les archipels mêmes de la Malaisie, mes regards n’avaient rencontré de spectacle plus enchanteur. Pour la beauté pittoresque des sites, l’île Bourbon n’a rien à envier aux Moluques. Un volcan dont les éruptions sont fréquentes domine, de son front sillonné de larges coulées de lave, les hautes montagnes de l’intérieur. De riantes collines couvertes d’une perpétuelle verdure s’échelonnent du pied des montagnes à la mer. Cette végétation vigoureuse indique un sol propre à toutes les espèces de culture, et en effet la fertilité de Bourbon ne connaît pas d’égale. Le climat y est exempt de ces terribles épidémies qui désolent les Antilles. Les ouragans sont le seul fléau qu’on y redoute. Le peu d’ambition des habitans, la simplicité de leurs mœurs, la fécondité du sol, la douceur de la température, font de cette île lointaine un véritable paradis terrestre où l’existence se prolonge souvent bien au-delà du terme ordinaire.

Il ne manque à Bourbon qu’un port. Des tentatives ont été faites pour en créer sur divers points de la côte, mais toujours sans succès. .Malgré ses côtes abruptes et ses rivages en quelque sorte inaccessibles, cette île n’en est pas moins, par sa situation géographique et son admirable fertilité, une possession dont chaque jour doit nous faire apprécier davantage la valeur. Une telle restitution prouvait que dans les desseins de l’Europe l’anéantissement de la marine française eût été considéré comme un trouble regrettable dans l’équilibre du monde. J’avais quitté la France sous une impression douloureuse ; j’en oubliai presque l’amertume en me trouvant associé à un événement qui me laissait entrevoir, au milieu des tristesses de récens désastres, quelques-unes des conséquences les plus bienfaisantes de la paix.

Le 13 mai 1815, un mois environ avant la bataille de Waterloo, nous étions prêts à faire voile pour rentrer à Brest. Des navires arrivant d’Europe nous apprirent qu’au moment de leur départ il régnait en France une grande agitation. Tout faisait présumer que la paix ne serait pas de longue durée. Je prévins en conséquence les capitaines de la division que nous ne relâcherions nulle part, et je leur assignai divers points de rendez-vous en cas de séparation. Ce fut dans cette situation douteuse, et avec l’anxiété d’un homme qui se souvenait encore de la rupture de la paix d’Amiens, que je pris congé de la colonie de Bourbon. Je tenais déjà pour certain qu’une révolution avait éclaté ou était imminente en France. Si, heureux jusqu’au bout, je parvenais à tromper la poursuite des nombreux ennemis répandus sur ma route, sous quel pavillon devrais-je me présenter à mes compatriotes ?

En appareillant de la rade de Saint-Paul, nous nous dirigeâmes sur le cap de Bonne-Espérance. Mon intention était de m’approcher de la côte d’Afrique, afin de profiter des courans qui, le long de terre, devaient m’être favorables. Nous eûmes assez beau temps les deux premiers jours de notre navigation ; mais, à la hauteur de l’île de Madagascar, nous fûmes assaillis par de violens orages, accompagnés de grêlons d’une grosseur prodigieuse. Nous étions à l’époque du changement de mousson, toujours marquée par de nombreuses tourmentes. La frégate fatiguait tellement qu’elle faisait eau de toutes parts, et que nous étions obligés de tenir constamment une partie de l’équipage aux pompes. Nous n’avions fait cependant aucune avarie ; mais, dans une nuit des plus obscures, la Psyché reçut plusieurs coups de mer, dont l’un, nous prenant par la hanche, défonça cinq sabords à la fois. J’avais eu heureusement le soin de faire condamner les panneaux de la batterie, et ce fut sans doute à cette précaution que nous dûmes de ne pas couler sur place. Il était environ quatre heures du matin ; je venais de quitter le pont et de me mettre au lit quand cette effroyable avalanche déferla sur nous. La commotion qu’en reçut la frégate fut si forte que je crus qu’elle avait le côté de tribord enfoncé. La batterie était complètement submergée. C’était une scène de désordre et de désolation impossible à décrire. Ce ne fut pas sans peine que je parvins à monter sur le pont. Je donnai aussitôt l’ordre à l’officier de quart de laisser arriver vent arrière et de gouverner en présentant soigneusement la poupe à la lame. Quand le jour se fit, nous n’aperçûmes plus autour de nous que deux de nos corvettes ; la troisième, obligée de céder à la violence de l’ouragan et emportée près de la côte d’Afrique, s’était réfugiée dans la baie de Lagoa, où elle avait pu réparer ses avaries. Quarante-huit heures après cette échauffourée, nous étions tous de nouveau réunis. La violence des vents d’ouest cependant ne s’apaisait pas. La Psyché, ébranlée par tant de secousses, menaçait à chaque instant de se découdre. Les poutres qui soutiennent les ponts jouaient d’une manière effrayante dans leurs encastremens ; à chaque coup de roulis, les ponts eux-mêmes se séparaient de plusieurs pouces de la muraille. Je dus faire usage des grands moyens. De forts cordages raidis au cabestan furent passés d’un bord à l’autre sous la carène, et resserrèrent tant bien que mal les diverses parties de notre charpente : c’est ce qu’on appelle cintrer un bâtiment. J’avais peine à m’expliquer comment une frégate toute neuve, construite sur les plans de M. Sané et douée de qualités nautiques fort remarquables, pouvait manquer aussi complètement de solidité. A notre retour à Brest, lorsqu’on fit entrer la Psyché dans le bassin pour lui faire subir un grand radoub, le mystère se trouva dévoilé. La Psyché avait été construite en Hollande par des entrepreneurs qui étaient parvenus à surprendre la bonne foi de l’ingénieur français chargé de les surveiller. Partout où des chevilles de cuivre auraient dû être employées, on leur avait substitué une simple rondelle de métal. La tête des chevilles existait, on n’avait supprimé que la tige. Ces coupables fraudes se sont reproduites dans tous les temps et dans toutes les marines. En Angleterre, le comte de Dundonald, le vaillant capitaine Cochrane, les avait signalées à l’indignation publique. La perte du Blenheim, qui, portant le pavillon du contre-amiral Troubridge, disparut pendant la dernière guerre dans les parages mêmes où la Psyché avait failli sombrer, n’eut peut-être d’autre cause que ces infâmes supercheries, auxquelles de hautes influences parlementaires se faisaient alors un jeu de prêter les mains, tant il est vrai que, sous tous les régimes, les intérêts de l’état se sont vus trop souvent sacrifiés à des considérations personnelles. Les abus maritimes (naval abuses) ont été bien longtemps une des plaies les plus hideuses de la constitution anglaise. La politique en avait fait pour ainsi dire un instrument avoué de corruption électorale. La marine française, protégée par de meilleures règles administratives, mais privée de la surveillance jalouse de l’opinion publique, eût-elle pu se flatter, sous l’empire, d’échapper au ver rongeur qui désolait la marine britannique[1] ?

Dès que nous eûmes doublé le cap de Bonne-Espérance, je dirigeai ma route sur l’île de Sainte-Hélène, ne doutant pas que les Anglais ne nous cherchassent partout ailleurs que dans le voisinage de leurs possessions. Je reconnus successivement cette île et l’île de l’Ascension. Peu de jours après, je passai entre l’archipel du cap Vert et la côte d’Afrique. A la hauteur de l’île Santiago, la plus importante des îles du Cap-Vert, nous rencontrâmes un navire espagnol qui venait de Cuba. Les nouvelles que nous donna ce bâtiment me laissèrent encore dans l’incertitude sur l’état politique de l’Europe. Le lendemain, nous aperçûmes une goélette venant du nord qui se dirigeait sur nous vent arrière. Nous arborâmes aussitôt nos couleurs : dès que ce bâtiment vit notre pavillon blanc, il changea brusquement de route et prit une direction qui ne tarda pas à l’éloigner. Je ne voulus pas perdre mon temps à le poursuivre ; mais ma perplexité, je l’avoue, était extrême. Je ne crois pas que jamais officier se soit trouvé dans une position plus difficile. Tout me faisait prévoir que j’aurais bientôt à opter entre mes sympathies et mes sermens, qu’il me faudrait ou séparer ma cause de celle de mon pays, ou manquer à la foi que j’avais jurée. De gros vents du sud-ouest nous firent traverser rapidement l’archipel des Açores. En peu de jours, nous eûmes franchi l’espace qui nous séparait du golfe de Gascogne. La vue de plusieurs bâtimens portant comme nous le pavillon blanc dissipa les inquiétudes qui m’avaient rendu cette longue traversée si pénible. Rien n’était donc changé en France ! La Providence avait épargné à notre malheureux pays de nouvelles épreuves, à nos cœurs si troublés de nouvelles incertitudes ! Ainsi que me le prescrivaient mes instructions, je dirigeai sur le port de Rochefort les trois corvettes de charge, et avec la Psyché je fis route pour le port de Brest. Aucun pilote ne vint à notre rencontre. En arrivant dans la baie de Bertheaume, je remarquai avec surprise que les forts de la côte avaient des garnisons dont l’uniforme ressemblait à s’y méprendre à celui des équipages de haut bord. Ces équipages cependant étaient déjà dissous au moment de notre départ de France ; le gouvernement de la restauration s’était empressé de les licencier. Aucune batterie n’arborait de pavillon pour répondre au nôtre. La frégate la Prégel, l’unique bâtiment qui fût alors en rade, n’en portait pas davantage. Tout prenait à nos yeux dans cette baie déserte un air de mystère et de consternation. Tin cahot de la Prégel monté par un officier vint, avant que nous fussions mouillés, nous interdire toute communication avec la terre. Quelques mots suffirent pour nous apprendre ce qui s’était passé en France depuis notre départ : les cent-jours venaient de finir, mais ils n’avaient pas existé pour nous. L’empire relevé et une seconde fois terrassé, l’antique dynastie des Bourbons reprenant le chemin de l’exil et ramenée de nouveau dans son royaume, le destin du monde deux fois changé en quelques heures, tout cela s’était accompli pendant le temps que nous avions mis à venir de Bourbon à Brest.

Il n’y a que les marins pour lesquels une pareille page de l’histoire contemporaine puisse n’être qu’une page blanche. Les plus grands événemens, autrefois surtout que le service des courriers d’outre-mer n’était pas établi comme il l’est aujourd’hui, pouvaient parcourir le cercle complet de leur évolution sans que les bâtimens engagés dans des campagnes lointaines en eussent le moindre soupçon. On comprend les cruelles anxiétés qui, durant les temps de troubles, devaient agiter alors l’esprit d’un chef d’expédition. En pareille circonstance, le parti le plus sûr sera toujours, j’en suis convaincu, le parti le plus honnête. Un homme de cœur ne trahit pas le drapeau qui lui a été confié. Le voyage de la Psyché n’a fait que confirmer pour moi la leçon de morale que j’avais reçue de cette longue campagne d’exploration à laquelle l’ambitieux empressement de M. de Mauvoisis avait valu en 1794 une issue si funeste. Quiconque ne songera point à se faire un marchepied des épreuves de la patrie et cherchera avec un cœur simple à distinguer le chemin du devoir traversera plus heureusement ces jours de crise que les esprits subtils qui s’efforcent de devancer les événemens pour en escompter les bénéfices.

Le ministre de la marine avait prescrit de désarmer la frégate la Psyché aussitôt que nous arriverions à Brest. Dès que cette opération fut terminée et que j’eus fait au port la remise de la frégate, je rentrai dans la vie privée.

Un an environ après mon retour de l’île Bourbon, je fus compris dans une promotion de douze contre-amiraux. C’était une faveur exceptionnelle dans un temps où les anciens officiers de l’empire n’avaient pas encore cessé d’être considérés comme suspects. Mes nouveaux collègues étaient tous en effet de vieux officiers rentrés en 1814 dans le corps. La restauration acquittait envers eux une dette d’honneur et de reconnaissance. Sans doute elle eût pu remplir les cadres de la marine de serviteurs plus valides, mais non plus dévoués, ou plus honorables. Les gouvernemens, il faudrait le comprendre, ont souvent des devoirs qu’ils ne sauraient méconnaître sans forfaire à leur principe. Malheureusement, lorsque ce principe même est impopulaire, comment se flatter que les conséquences en seront acceptées sans murmure ? Les jeunes officiers, qui voyaient tout espoir d’avancement anéanti par ces récompenses, ne pouvaient que les trouver injustes et ridicules. Les brillans compagnons de d’Estaing et de Suffren, courbés en 1816 sous le poids des ans, éloignés pendant un long exil de la mer, ne pouvaient plus trouver une place convenable dans la marine nouvelle. Ils ne firent, à vrai dire, que la traverser. Le 12 septembre 1817, M. le comte Molé fut nommé ministre de la marine, et le 22 octobre de la même année, sept cents officiers, dont douze officiers-généraux et quatre-vingt-seize capitaines de vaisseau, furent admis à la retraite. Dans cette cruelle et nécessaire réforme, la plupart des officiers qu’une injuste antipathie s’était empressée de désigner sous le nom de rentrans avaient disparu ; mais les coups n’avaient point porté que sur eux. Pour les frapper, il avait fallu faire de nombreux sacrifices à l’opinion qui les défendait. Des listes d’épuration furent dressées, et la proscription atteignit sans ménagement tous ceux dont on soupçonnait les principes. Ce travail, fait avec plus de passion que de discernement, enleva à la marine un grand nombre de jeunes officiers sur lesquels le corps fondait de légitimes espérances ; d’autres, d’un mérite déjà éprouvé, avaient été écartés également. Par un heureux retour, on ne tarda pas à les rappeler au service. Il n’en résulta pas moins de tous ces malheurs individuels une situation meilleure pour ceux que la terrible ordonnance avait épargnés. L’avenir commença à se dégager des nuages qui l’avaient jusqu’alors obscurci. La marine de la restauration s’éleva sur les ruines de la vieille marine de Louis XVI et sur celles de la marine de l’empire. Elle date en réalité du ministère de M. le baron Portal, qui succéda à M. le comte Molé le 29 décembre 1818. M. Portal a eu le privilège de laisser dans notre corps un souvenir vraiment sympathique. On lui sut gré du noble langage qu’il employa pour défendre notre établissement naval, menacé par le découragement public. On applaudit à la netteté avec laquelle il posa devant le roi et devant le pays cette grave question de la conservation ou de l’abandon de la marine française, question qu’on s’étudiait à éluder parce que personne ne se sentait le courage de la résoudre ; mais peut-être eût-on plus admiré encore le zèle et la constance de M. le baron Portal, si l’on eût bien su apprécier dans quelles conditions il recevait l’établissement qu’il avait entrepris de sauver.

Le traité du 30 mai 1814 avait stipulé que les bâtimens de guerre, l’artillerie, les munitions navales que renfermaient les places maritimes dont la remise nous était imposée, seraient partagés entre la France et les états auxquels ces places allaient appartenir, dans la proportion de deux tiers pour la France, un tiers pour les états étrangers. Les vaisseaux appartenant à la Hollande, nommément la flotte du Texel, avaient été intégralement dévolus au royaume des Pays-Bas. Après ces durs sacrifices, il nous restait encore soixante et onze vaisseaux et quarante et une frégates, tant à flot que sur les chantiers. Malheureusement la plupart de ces bâtimens avaient été construits avec des bois mal assortis et trop fraîchement coupés. C’était, dans une certaine mesure, cette flotte du vice-roi d’Égypte, si florissante en 1840 et dont il ne reste plus aujourd’hui un navire. En principe, aucune espèce de bois ne devrait être mise en œuvre avant trois ans d’abattage. Le bois qu’on fait servir trop tôt aux constructions navales fermente, se corrompt et se détériore promptement ; mais en temps de guerre il faut avant tout pourvoir aux besoins impérieux du moment. Aussi les flottes improvisées dans ces conditions d’urgence ont-elles généralement peu de durée.

Les charges qu’une double invasion avait fait peser sur la France avaient obligé les chambres et le gouvernement à réduire au strict nécessaire la dotation de la marine. Les crédits alloués au ministère n’avaient pas, depuis 1815, dépassé en moyenne 44 millions. Sous l’ancienne monarchie, dans les années de paix, de 1784 à 1789, la marine en avait reçu 64, qui, eu égard à la différence des prix de matière et de main-d’œuvre, représentaient en 1817 plus de 89 millions. Un vaisseau de 80 canons ne coûtait en effet, avant la révolution, que 1,400,000 francs ; il coûtait 2 millions dans les premières années de la restauration. Il coûterait le double aujourd’hui, si on lui donnait une machine de 8 ou 900 chevaux. Il est bon, comme on voit, de s’entendre quand on veut comparer le budget d’une époque à celui d’une autre. Les fonds manquant pour entretenir notre matériel naval, le dépérissement de la flotte marchait à grands pas. A la fin de 1817, on ne comptait plus que trente et un vaisseaux et vingt-neuf frégates à flot qui fussent encore en état de tenir la mer ; quatorze vaisseaux étaient en construction : on devait mettre six ans à les achever. Or dans six ans dix-huit vaisseaux au moins auraient disparu. Construisit-on deux vaisseaux par an, — et c’était à coup sûr l’hypothèse la plus favorable, — en 1823 la flotte serait forcément réduite à vingt-six ou vingt-sept vaisseaux !

« Je l’affirme sans hésiter, disait M. le baron Portal dans son rapport au roi, notre puissance navale est en péril. Les progrès de la destruction s’étendent avec une telle rapidité que, si l’on persévérait dans le même système, la marine, après avoir consommé 500 millions de plus, aurait totalement cessé d’exister en 1830. » Il fallait donc, suivant l’énergique expression du ministre, « renoncer à l’institution pour épargner la dépense, ou accepter les dépenses indispensables pour conserver l’institution. » La question ainsi posée, le ministre établit les bases de ce qu’on appela depuis lors le budget normal, c’est-à-dire le budget nécessaire au service courant des armemens, à l’entretien et au renouvellement périodique du matériel naval. La composition de la flotte fut fixée, d’un commun accord entre le gouvernement et les chambres, à quarante vaisseaux, cinquante frégates et quatre-vingts bâtimens de rang inférieur. Tel est le chiffre modeste que tous les régimes qui se sont succédé depuis quarante ans se sont proposé d’atteindre. La valeur d’une pareille flotte descendue des chantiers et mise en état de prendre la mer était évaluée en 1818 à 176 millions. Abstraction faite des machines, qui vaudraient bien à elles seules une centaine de millions, on aurait à peine aujourd’hui la moitié de cette flotte pour le même prix. Les évaluations du ministre étaient donc probablement fort loin d’être exagérées. Il estimait que les vaisseaux, sur leur première construction, dureraient quatorze ans, qu’au bout de ce temps, ils devraient subir une refonte dont les frais représenteraient à peu près la moitié d’une construction neuve, et que, sur cette refonte, ils subsisteraient sept années encore. La durée moyenne du gréement pouvait être de huit ans, celle de la mâture et du matériel d’artillerie de vingt, des bouches à feu de cinquante. Le renouvellement de la flotte, coques et armement, exigeait, d’après ces calculs, une dépense annuelle d’environ 15 millions ; mais il ne suffisait pas de renouveler ce matériel, il fallait encore l’entretenir : nouvelle dépense à inscrire au budget normal. En somme, une fois la flotte de 176 millions créée, il fallait, pour ne pas la laisser décroître, lui affecter une rente annuelle de 20 millions, c’est-à-dire de 11 à 12 pour 100 de sa valeur première. L’entretien des établissemens à terre, celui des colonies et des chiourmes, la solde du personnel, avaient le même caractère de nécessité. Tout compte fait, le budget normal de la marine et des colonies sous la restauration eût dû être de 65 millions. On l’a fixé de nos jours, avec la même rigueur d’appréciation, à 140 millions, 18 pour les colonies, 122 pour la marine.

Que pouvait-on objecter aux raisons du ministre ? L’épuisement du pays et l’obligation où l’on se trouvait de ménager ses finances ? La situation cependant s’améliorait chaque jour. La paix et l’industrie développaient rapidement les richesses naturelles de la France. Le moment approchait où l’extrême économie, n’étant plus une nécessité, pouvait devenir une faute. Ainsi, lorsqu’il était prouvé jusqu’à l’évidence que 65 millions étaient le budget indispensable, il fallait avoir l’excuse d’une situation obérée pour n’accorder en 1818 que 43 millions à M. le comte Mole, que 44 en 1819 à son successeur. Si, dans les années suivantes, le budget de la marine s’éleva successivement à 47, à 55 et jusqu’à 67 millions, ce ne fut qu’à la faveur des crédits supplémentaires arrachés aux chambres par les complications du moment. Des fonds furent votés pour les armemens que nécessita la guerre d’Espagne. Il n’en fut attribué ni à l’accroissement ni au renouvellement de la flotte.

Le programme auquel on avait souscrit n’était donc pas aux yeux des majorités parlementaires un programme sérieux, puisqu’on refusait obstinément au ministre les moyens de l’accomplir. En effet, on ne croyait plus en France à l’avenir de la marine. Les hommes d’état en avaient pris leur parti. Ils répétaient à qui voulait les entendre que le prodigieux développement de la marine anglaise devait nous interdire toute pensée de retour à la guerre d’escadres, qu’en face d’une puissance qui possédait cent trente-cinq vaisseaux et cent vingt frégates, six mille officiers et cent soixante-quatorze mille matelots, notre unique ambition devait être de harceler le commerce ennemi. De petites divisions de frégates atteindraient mieux ce but que des escadres nombreuses, dont la réunion ne nous préparerait que de nouvelles catastrophes. Pour l’Angleterre, la marine était la vie même de l’état, le palladium des libertés publiques, le boulevard de l’indépendance nationale. Pour la France, elle n’était qu’un surcroît de force, et, si on l’eût osé, on eût dit un objet de luxe. C’est ainsi que, contre 100 millions prélevés par l’armée de terre sur le budget général de l’état, l’ancienne monarchie en avait accordé 45 à la marine, l’empire 31, et que la restauration ne lui en attribuait plus que 29.

Ce découragement était exagéré. La France sans contredit ne devait pas prétendre à devenir à la fois la première des puissances continentales et la première des puissances maritimes ; mais de très bons esprits pensaient encore, avec le général Foy, « que nous devions être sur mer incontestablement les premiers après ceux dont la force maritime était sans égale, et qu’à ceux-là mêmes notre armée navale pouvait être redoutable, comme la tête de colonne des flottes des deux hémisphères. » Si la guerre d’escadres n’était plus possible dans une lutte où la France se serait trouvée sans alliés contre l’Angleterre, c’était encore la seule guerre qui convînt à une coalition maritime ; c’était aussi la seule qui pût nous donner un avantage marqué sur les marines secondaires. Ne préparer une marine que pour la guerre de course, c’était donc engager l’avenir et porter la plus grave atteinte à la puissance nationale. Un pareil effacement ne tendait à rien moins qu’à nous rejeter au rang de la Prusse ou de l’Espagne. Aussi de temps en temps, aux plaintes éloquentes du ministre, à ses cris de détresse, répondaient dans les chambres quelques voix sympathiques. « Que reste-t-il de notre établissement naval ? disait M. le comte Beugnot. Des vaisseaux succombant sous l’effet d’un dépérissement accéléré, des monumens en ruines, des colonies abandonnées à elles-mêmes ! »

Le dépérissement du matériel, la mutilation même du corps des officiers, n’étaient cependant que les plaies visibles. Depuis cinq ans, suivant les paroles énergiques du général Foy, « notre marine avait été promenée de désorganisation en désorganisation. » Le 10 mai 1814, une ordonnance du roi avait prescrit la dissolution des équipages de haut bord ; le 29 novembre 1815, les préfectures maritimes avaient été abolies ; le 31 janvier 1816, les écoles navales de Brest et de Toulon avaient été supprimées. On avait ainsi fait table rase des institutions maritimes de l’empire, sans nous rendre ni les ressources, ni la discipline sociale, ni l’esprit de tradition, auxquels l’empire, instruit par ses revers, s’était efforcé de suppléer. On avait sacrifié des équipages fortement organisés pour leur substituer le rebut des choix du commerce. On avait livré le service des ports à de déplorables conflits. On avait transporté le collège naval à Angoulême, sans avoir une seule raison sérieuse à donner pour ce déplacement. Il était évident qu’on n’avait qu’un seul but : répudier comme un legs désastreux tout ce qui venait d’un autre régime. C’était ce courant d’opinion passionnée qu’il fallait remonter. Il fallait avoir le courage de reconnaître que l’empire, sur bien des points, avait eu l’esprit juste, qu’il avait merveilleusement compris ce qu’exigeait une situation essentiellement nouvelle, et qu’en dehors des institutions maritimes dont on s’était si mal à propos hâté de se défaire, il n’y avait ni avenir ni salut pour notre établissement naval. Habituer le roi et les princes à ces idées hardies, y ramener doucement les gardiens trop jaloux de la fortune publique, faire appel tour à tour à la prudence politique et à l’enthousiasme populaire, arrêter ainsi, au prix de mille efforts, notre marine sur la pente de ce déficit où ses derniers vaisseaux eussent été s’engloutir, tel fut pendant douze ans le rôle des ministres qui se transmirent avec le portefeuille de la marine une situation souvent désespérée. Ces ministres, je ne crains pas de le dire, ont sauvé la marine française. Sans eux, le vœu de l’Angleterre se trouverait aujourd’hui accompli. Si jamais cette marine, soustraite par leur énergique prévoyance au plus grave péril qu’elle ait encore couru, peut contribuer à la gloire et à la sécurité de la France, la reconnaissance publique devra préserver de l’oubli les noms de MM. Portal, de Clermont-Tonnerre, Chabrol, Hyde de Neuville et d’Haussez.


II

Peu de temps après ma promotion au grade de contre-amiral, j’avais eu le malheur de perdre mon père. Je vivais à Brest fort retiré, n’entretenant de relations qu’avec ma famille et un petit nombre d’amis sur lesquels je pouvais compter. Bien que je fusse loin d’avoir à me plaindre moi-même, il me semblait que ceux qui avaient été moins heureux que moi, qui avaient vu leur carrière brusquement arrêtée, leur avenir détruit, n’en avaient que plus de droits à ma sympathie. Je compatissais à leurs peines sans m’effrayer des interprétations qu’on pourrait donner à mes démarches ou à mes paroles ; mais je n’aurais point voulu m’associer à des vœux qui, fort légitimes chez ceux que le nouveau régime avait persécutés, n’eussent été de ma part que déloyauté et ingratitude. Le temps cependant ne pouvait manquer de venir en aide à la politique. Le calme peu à peu rentrait dans les esprits et opérait insensiblement des rapprochemens que dans les premières années on eût crus impossibles. Le 10 décembre 1818, le roi Louis XVIII fit connaître aux chambres que les armées étrangères avaient complètement évacué le territoire français. Cette grande mesure, que le souverain appelait non sans raison la libération de la patrie, ne devait plus laisser dans tous les cœurs honnêtes que le désir d’effacer par l’union et la concorde jusqu’au dernier souvenir de nos humiliations et de nos malheurs.

Ce fut sous ces heureux auspices que M. le baron Portal entra au ministère. Sans me connaître, sans que j’eusse en aucune façon provoqué sa bienveillance, il me confia le commandement en chef des forces navales françaises dans la Méditerranée. Je me rendis aussitôt à Paris, et de là à Toulon, où j’arborai mon pavillon sur le vaisseau le Centaure. Le court séjour que je fis à Paris fut employé à recevoir du ministre de la marine et du ministre des affaires étrangères les instructions relatives à l’importante mission qui allait m’être confiée en qualité de commissaire du roi auprès des régences barbaresques. Le gouvernement britannique avait désigné de son côté, pour remplir les mêmes fonctions, le contre-amiral Freemantle, qui commandait les forces navales de l’Angleterre dans la Méditerrané e. Nous devions agir de concert. Notre mission avait été décidée dans le congrès des puissances européennes assemblé à Aix-la-Chapelle. La France et l’Angleterre étaient chargées de sommer, au nom de l’Europe, les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli de renoncer à leurs habitudes invétérées de piraterie. Les deux commissaires devaient se rejoindre à Mahon, et l’époque de leur réunion fut fixée au 28 juillet 1819.

À mon arrivée à Toulon, le 19 juin, le vaisseau le Centaure venait d’être traîné en rade avec les ouvriers, qui devaient compléter ses installations et achever son armement. Tout était encore sur ce vaisseau, jeté précipitamment hors du port, dans un désordre et une confusion inexprimables. Rien ne s’oublie plus vite que la manière dont on doit s’y prendre pour armer méthodiquement des vaisseaux. Que la jeune marine d’aujourd’hui, si fière de l’ordre qui préside à ses armemens, les suspende pendant cinq ou six ans, et elle se trouvera tout aussi empruntée que l’était en 1819 la division navale que j’avais pour tâche de ramener tout à coup à des habitudes perdues et à des traditions effacées. Le Centaure n’avait été doté d’aucun des perfectionnemens que l’expérience avait déjà fait adopter dans les dernières années de l’empire sur la plupart des bâtimens de notre marine. La moitié des hamacs ne pouvait prendre place dans les bastingages et errait au hasard dans l’entre-pont. L’eau des ponts supérieurs ne trouvait d’écoulement à l’extérieur que par la batterie basse, entretenue ainsi dans un état d’humidité continuel ; des panneaux étroits et mal distribués ne laissaient pénétrer dans l’intérieur du navire qu’un air avare et un jour insuffisant.

L’équipage se formait lentement : les matelots, levés dans les quartiers de l’inscription maritime, arrivaient à bord l’un après l’autre, encore vêtus de costumes étranges et dans une ignorance complète des moindres usages d’un bâtiment de guerre. La plupart avaient vécu jusque-là du petit cabotage ou de la pêche. Ils n’avaient jamais navigué de nuit ou sur un bâtiment à voiles carrées, et se trouvaient fort étonnés de leur nouvelle demeure. Aussi semblaient-ils considérer avec une sorte de curiosité craintive tout cet attirail militaire dont ils ne comprenaient pas bien l’emploi, et dont assurément aucun d’eux n’eût osé se servir. On sentait cependant qu’il y avait dans ces hommes, pour la plupart habitués à la mer, l’étoffe de bons marins ; mais c’eût été se faire une singulière illusion que de s’imaginer qu’ils l’étaient déjà.

Quelle différence avec ces vaillans équipages de haut bord qu’on avait si imprudemment licenciés ! Ceux-là n’étaient étrangers à aucune des manœuvres d’un navire de guerre. Moins bien amarinés sans doute que les équipages anglais, ils étaient peut-être mieux que ces derniers exercés aux mouvemens qui exigent de l’ensemble et de la méthode. Quand nos escadres eurent cessé de tenir la mer, les flottes britanniques devinrent moins actives et ne se préparèrent plus avec la même ardeur au combat. Vers la fin de la dernière guerre, la plupart des vaisseaux de ligne anglais mettaient près de douze heures pour changer un mât de hune ; nos vaisseaux de 1813 exécutaient cette manœuvre en trente-cinq minutes. Fallait-il s’en étonner ? Nous croyions avoir tout à apprendre ; les Anglais s’imaginaient tout savoir. Leur flotte de la Méditerranée, retirée pendant six mois sur douze à Minorque, jugeait inutile de se livrer à aucun exercice ; elle restait au mouillage, les voiles déverguées, gréant à peine une fois par mois ses perroquets de peur d’en user les drisses, et se contentant de recevoir chaque jour, par ses éclaireurs échelonnés jusqu’à Toulon, des nouvelles de notre escadre. Tout était bien changé depuis cette époque. Les Anglais avaient encore leurs admirables matelots ; nous n’avions plus les institutions qui pouvaient jusqu’à un certain point suppléer à l’inexpérience des nôtres.

Le commandement du Centaure avait été confié par le ministre à de si bonnes mains, que je m’inquiétai peu du spectacle que présentait ce vaisseau la première fois que je le visitai. J’avais, sous la république, entrepris plus d’une campagne dans de pires conditions, et la mer n’était plus, comme alors, couverte de vaisseaux ennemis. Les officiers qui formaient l’état-major du Centaure n’avaient pas tous une égale habitude de la navigation ; c’était une conséquence inévitable du malheur des temps. Officiers et matelots, chacun avait dû faire en majeure partie son apprentissage dans les rades. La campagne de l’amiral Ganteaume à Corfou avait été dans la Méditerranée le tour du monde de bien des gens ; mais des hommes intelligens et animés du désir de bien faire s’instruisent à tout âge. Il ne leur faut qu’une bonne école et un bon maître. Le maître était trouvé : c’était le brave et habile capitaine du Centaure ; l’école, ce serait la mer avec ses leçons de tous les jours et de toutes les heures. »

Le 14 juillet 1819, je reçus les dernières instructions du ministre des affaires étrangères. Nos travaux n’étaient point complètement achevés ; il ne me fut possible de partir pour Mahon que le 21, et encore dans un très grand désordre. La Renommée s’était rangée sous mon pavillon. J’adressai au capitaine de cette frégate des instructions sur ce qu’il aurait à faire pour éviter une séparation ou pour me rejoindre, si cette séparation avait lieu pendant le court trajet que nous allions entreprendre. C’est une précaution que je n’ai jamais oubliée et que je recommande en paix aussi bien qu’en guerre à tous les chefs d’escadre. Le soir même, les vents, à la suite d’un orage, passèrent au nord-ouest. Tout annonçait un beau temps. J’en profitai pour mettre sous voiles ; à deux heures du matin, nous venions à peine de doubler le cap Sepet, que la mer devint excessivement grosse, et qu’un coup de vent des plus violens se déclara. Pendant les deux jours que dura cette tempête, j’éprouvai les plus vives inquiétudes sur la solidité de notre mâture. Notre gréement était neuf. Malgré la précaution que nous avions prise avant le départ de le raidir peu à peu tous les jours, il avait tellement allongé que les mâts se trouvaient à peu près abandonnés à eux-mêmes. Nous naviguions sous le petit hunier, avec tous les ris pris ; les mouvemens de roulis étaient si brusques, qu’il était fort difficile de se tenir sur le pont. Des six cent trente-cinq hommes qui composaient notre équipage, quatre-vingts à peine se montrèrent insensibles au mal de mer. C’étaient les seuls dont on pût attendre quelques services. Aussi, lorsque le coup de vent éclata, ce ne fut qu’après plusieurs heures de travail que nous pûmes parvenir à serrer nos voiles. Quoique neuf, le vaisseau avait néanmoins souffert. Il faisait de l’eau, et toutes ses cloisons, ainsi que sa menuiserie, avaient été démontées. Quant au dommage éprouvé par la mâture, il n’était pas sans gravité. La grand’vergue et la vergue de grand hunier étaient craquées ; les mâts heureusement étaient sans avarie. Nous avions été traités comme la flotte de Villeneuve à sa première sortie de Toulon, et, comme cette flotte, nous le méritions, car c’est folie d’aller affronter les tempêtes sans s’être préparé à les recevoir.

Le 22 juillet, nous étions en vue de Minorque, à la distance de sept ou huit lieues. Je restai dans cette position jusqu’au 27, afin d’organiser un peu notre équipage. Les exercices auxquels nous nous livrâmes me prouvèrent que nos gens étaient animés de la meilleure volonté ; mais je vis avec regret qu’ils avaient tout à apprendre. En entrant dans Mahon, je m’étonnai de ne point y trouver le vaisseau le Rochefort, que montait le contre-amiral anglais. On m’apprit que ce bâtiment était à Palerme le 17 juillet, qu’il avait dû en partir pour se rendre à Milazzo : on ne l’attendait pas à Minorque. Ces renseignemens me firent craindre que les ordres du gouvernement britannique ne fussent pas encore parvenus à l’amiral anglais, ou bien que le vaisseau le Rochefort n’eût éprouvé le même coup de vent que nous, et que, moins heureux que le Centaure, il n’eût fait des avaries assez considérables pour l’obliger à relâcher. J’aurais dû songer que ce qui est un ouragan pour un vaisseau mal équipé est à peine un coup de vent pour celui qui compte déjà plusieurs années d’armement.

Je trouvai au mouillage de Mahon plusieurs navires de guerre étrangers : un vaisseau espagnol, un vaisseau américain, une frégate sarde et une corvette hollandaise. Tout était nouveau pour nos regards, habitués à ne contempler que des navires français. Je visitai quelques-uns de ces bâtimens dans le plus grand détail, et je n’eus pas de peine à reconnaître combien l’isolement dans lequel nous avions vécu pendant vingt ans nous avait laissés en arrière. Le vaisseau espagnol venait de La Havane. Il avait été dirigé sur Mahon pour y subir une longue quarantaine. La mauvaise tenue de ce bâtiment ne justifiait que trop les scrupules de la commission sanitaire. Un extérieur aussi sale et aussi délabré ne pouvait donner qu’une mauvaise idée de la santé de l’équipage. Il n’en était pas de même de la frégate sarde. Construite à Gênes par nos ingénieurs, elle avait la plus belle apparence. Elle reprit la mer peu de temps après notre arrivée, et je n’eus point l’occasion de m’assurer si cette bonne mine n’était pas trompeuse. Lorsquelle passa à poupe du Centaure, elle nous salua du pavillon. Nous remarquâmes que tous les commandemens se faisaient en français et qu’ils étaient exécutés avec beaucoup de célérité. La corvette hollandaise offrait, sous tous les rapports, une tenue remarquable. Avant même de pénétrer à bord, on reconnaissait un bâtiment habité par une race soigneuse, pour laquelle la propreté est moins une affaire de discipline que d’habitude. Les peuples méridionaux sont de véritables artistes ; ils en ont, la plupart du temps, les allures négligées ; les vertus maritimes, l’ordre, le silence, la patience, la régularité, ne sont point dans leurs instincts. Ils peuvent cependant se plier aux exigences d’un service qui leur est presque toujours antipathique ; mais c’est comme l’arc courbé par une main puissante, qui se redresse dès qu’on l’abandonne à lui-même.

Le bâtiment qui devait plus qu’aucun autre attirer mon attention était le vaisseau américain. Nous étions encore sous l’impression des étonnans succès obtenus par la marine des États-Unis dans les deux années de guerre qu’elle avait soutenue contre l’Angleterre. Il me suffit de visiter le vaisseau que j’avais sous les yeux pour avoir le secret de ces triomphes. Le Franklin était un vaisseau à deux ponts construit dans des dimensions et armé avec un soin qui lui eussent permis de se mesurer sans trop de désavantage avec un vaisseau à trois ponts. En introduisant dans les rangs de sa flotte des vaisseaux de ligne, le congrès américain n’avait pas voulu que ces bâtimens pussent compromettre la gloire acquise par les frégates de l’Union. Les frégates avaient été des vaisseaux déguisés ; les vaisseaux, à leur tour, cachèrent sous leurs deux batteries la force effective d’un trois-ponts anglais. Tout ce que l’industrie d’un peuple opulent et ingénieux avait pu imaginer pour accroître la valeur militaire d’un pareil bâtiment se trouvait réuni à bord du Franklin. On s’était proposé de faire du premier vaisseau qui devait porter le pavillon étoile un navire sans égal, la plus haute expression de l’art maritime à cette époque. Cependant la construction d’un vaisseau exige une précision dans les calculs qui n’est pas toujours à la portée d’un constructeur de frégates. Le Franklin, mis en mer, s’était trouvé surchargé. Sa batterie basse avait à peine quatre pieds au-dessus du niveau de la mer. Si ce magnifique navire avait eu à combattre avec un vent frais, il n’eût pu se servir de toute son artillerie. Ce grave inconvénient ne me semblait point complètement racheté par d’excellentes dispositions intérieures. Il l’était encore moins par un luxe de détail et de propreté que je jugeais à bon droit superflu. On n’avait employé pour les ponts que des bois choisis ; les bordages étaient sans un nœud, tous d’égale largeur et assemblés de manière à n’offrir entre eux que des coutures excessivement étroites. Ce parquet si net et si uni me paraissait trop beau pour qu’on ne craignît point un peu d’y faire rouler des canons. Aussi étais-je tenté de croire que l’instruction militaire de l’équipage pouvait bien être sacrifiée parfois au désir de maintenir dans toute sa fraîcheur et dans tout son lustre ce noble échantillon de la marine américaine. Rien ne se ressemblait moins que les emménagemens de ce bâtiment et les nôtres. Sur le Franklin, le charpentage était de la menuiserie, la menuiserie un véritable travail d’ébéniste. L’air circulait partout ; les embarcations, au lieu d’encombrer la batterie haute, reposaient sur le pont supérieur ou étaient suspendues à des arcs-boutans extérieurs. L’entre-pont était éclairé par de nombreux verres lenticulaires, et n’offrait pas ces épaisses ténèbres qui en faisaient chez nous un asile propice aux malfaiteurs. La propreté des cuisines, placées en avant du mât de misaine, excita surtout mon admiration. Une large cheminée, un vaste panneau s’ouvrant sur le pont, facilitaient l’écoulement de la fumée, et les alentours n’étaient pas, comme à bord du Centaure, constamment noircis par la suie. Entre les pièces d’artillerie étaient suspendues des tables où pouvaient s’asseoir huit ou dix personnes. Sur chacune de ces tables, on voyait, symétriquement rangés, une gamelle, un bidon aux cercles polis et brillans, un gobelet de ferblanc et une bible.

Le Franklin portait cent bouches à feu, des canons de 32 dans ses batteries, des caronades du même calibre sur son pont. Outre les gargoussiers ordinaires, de grandes boîtes en plomb accrochées à la muraille contenaient pour chaque pièce quatre gargousses. Les canonniers avaient ainsi sous la main dix coups à tirer avant d’avoir besoin de recourir à la soute aux poudres, avantage inestimable, si l’on songe qu’à part un approvisionnement peu considérable, nous avions encore l’habitude de remplir nos gargousses pendant le combat, au fur et à mesure des consommations. Il est inutile que je m’étende sur la composition de l’équipage qui montait le Franklin. On sait que les Américains n’hésitaient pas alors à choisir leurs matelots parmi les meilleurs de toutes les nations. Ils les attiraient par une solde très élevée et les maintenaient dans le devoir par une discipline excessivement sévère. Jamais équipage ne m’avait présenté l’aspect de vigueur, de santé, de bien-être qu’offrait cette réunion de matelots d’élite avec leurs poitrines nues, leur grand collet de chemise retombant sur une veste de drap bleu, et leurs larges pantalons sans bretelles serrés à la ceinture.

J’avais hâte de comparer le vaisseau le Rochefort à ce navire si supérieur aux nôtres. Je me demandais si cette nouvelle visite ne me réconcilierait pas un peu avec nos armemens, et n’aurait point pour résultat de me faire considérer le Franklin comme un type exceptionnel, bon tout au plus pour une marine peu nombreuse, mais que les grands états maritimes devaient, par une sage économie, s’abstenir d’imiter. Le Rochefort arriva le 31 août à Mahon, accompagné d’une frégate et de quelques bâtimens légers. Ce vaisseau s’était dirigé, sur Toulon afin de hâter notre réunion. Ne m’y trouvant point, il était revenu sur ses pas. J’étais peu tenté de me plaindre de ce contre-temps, car si l’amiral Freemantle fût arrivé plus tôt au rendez-vous, il aurait trouvé le Centaure dans un état qui eût été bien loin de flatter mon amour-propre. Grâce au retard qu’avait éprouvé notre jonction, j’avais pu me reconnaître un peu dans notre affreux chaos, et j’avais mis ce délai à profit pour exercer nos hommes, qui, mis en présence de navires étrangers, faisaient chaque jour de sensibles progrès. Il n’est pas de marins plus prompts que les nôtres à subir la noble influence de l’émulation. C’est un sang généreux que toute occasion de lutte excite. Rebelle aux exhortations, il lui faut pour s’échauffer les regards de la foule. Le moindre novice sur nos bâtimens est aussi sensible que l’officier au point d’honneur.

Le Rochefort avait été construit en Angleterre par un ingénieur français, M. Baralier. C’était un vaisseau de 80, dont la carène reproduisait fidèlement les formes des beaux vaisseaux de M. Sané, mais dont les parties hautes avaient été avantageusement modifiées. La batterie basse du Rochefort n’était pas à demi submergée comme celle du Franklin. Quant aux installations intérieures, la plupart de celles qui m’avaient frappé à bord du vaisseau américain se retrouvaient à bord du vaisseau anglais. Je dirai même que plusieurs des dispositions adoptées à bord de ce dernier bâtiment me semblèrent beaucoup plus militaires. On reconnaissait dans l’organisation du vaisseau le Rochefort l’austère simplicité de la vieille marine de guerre, dans celle du Franklin l’ambitieuse fantaisie du novateur. On comprenait, en examinant de près les installations du Rochefort, que les véritables progrès ne se réalisent qu’à la mer, que dans les rades les observations n’ont qu’un champ nécessairement limité, et qu’il est sur ces eaux tranquilles des améliorations qu’on ne découvrira jamais parce qu’on n’en sentira jamais le besoin. Le vaisseau de l’amiral Freemantle était, à très peu de chose près, ce qu’ont été en 1840 nos meilleurs vaisseaux de ligne. Que dire de celui qui portait mon pavillon ? Avec son lest en pierres, ses câbles de chanvre séchant dans les batteries ou pourrissant dans la cale, ses tonneaux de bois d’où l’eau ne sortait que corrompue et exhalant une odeur infecte, ses longs mâts de hune chancelant sous une voile démesurée, ses mâts de perroquet surmontés du mâtereau tremblant sur lequel se hissait la vergue de cacatois ; avec son pont coupé d’un gaillard à l’autre, son avant ouvert à la vague, sa poulaine au niveau de la deuxième batterie, son monstre mythologique à cheval sur l’extrémité de la guibre, le Centaure ressemblait un peu à une marine de Joseph Vernet. Tout cela nous avait paru beau autrefois, essentiellement marin et d’un type achevé ; mais cette infatuation commençait à se dissiper. La fréquentation des marines étrangères devait insensiblement nous dessiller les yeux, et nul doute que si nous n’eussions eu à lutter contre la routine aveugle des ports, notre marine n’eût point attendu si longtemps les progrès que les officiers revenant de la mer lui ont fait accomplir.


III

L’histoire ne présente peut-être pas d’autre exemple de nations voisines devenues aussi complètement étrangères l’une à l’autre que l’étaient les deux nations riveraines de la Manche, quand la paix de 1815 les mit de nouveau en contact. J’éprouvais toute autre chose que de la sympathie pour un peuple que je considérais comme l’ennemi naturel et invétéré de la France. Cependant je ne pouvais me défendre d’un certain mouvement de curiosité en songeant que j’allais, par la force des choses et par la nature même de ma mission, être appelé à vivre en quelque sorte dans l’intimité de gens pour lesquels je n’avais jusqu’alors professé que les sentimens communs à tous mes frères d’armes. Ce n’était rien que d’avoir étudié jusque dans ses moindres détails l’intérieur d’un navire anglais, d’avoir vu de près ces installations et ces habitudes si différentes des nôtres ; il me restait à connaître un vieux compagnon de Nelson, à tendre la main à un homme qui avait combattu pendant plus de vingt ans contre nous, qui avait commandé un vaisseau à Trafalgar et qui pouvait avoir gardé autant d’orgueil de ses victoires que j’avais conservé de ressentiment de nos défaites.

Dès que le Rochefort eut jeté l’ancre dans le port de Mahon, sachant qu’il devait être soumis à une quarantaine de quatre jours, j’envoyai un officier complimenter l’amiral sur son arrivée et lui demander une entrevue au lazaret. Le contre-amiral Freemantle venait d’être nommé vice-amiral, et je craignais que la supériorité de son grade ne lui donnât des prétentions que je me sentais peu disposé à reconnaître ; mais sa politesse et sa condescendance à mes moindres avis dissipèrent promptement mes appréhensions. L’amiral Freemantle s’exprimait avec facilité en français. Il sut mettre tant de naturel et de bienveillance dans ce premier entretien, qu’en dépit de mes résolutions, ma raideur n’y put tenir. Je me sentis invinciblement gagné par cette bonhomie sans affectation, qui n’excluait ni la retenue ni la dignité. Ma conscience, je ne le dissimule pas, se révoltait bien un peu contre cette sympathie si subite. Malgré l’attrait auquel je me laissais insensiblement entraîner, je marchandais encore en secret ma confiance. En attendant, je me promis de ne pas me trouver en reste de bons procédés avec un amiral si courtois. Notre réunion au lazaret ne nous permettant pas de nous expliquer avec tout le secret désirable, je me décidai à me mettre spontanément en quarantaine, et j’acceptai le dîner qui me fut offert à bord du Rochefort. Nous convînmes d’ailleurs qu’aussitôt après le repas nous mettrions sous voiles. En effet, le soir même, nous quittâmes le port de Mahon et fîmes route pour la rade d’Alger, où nous mouillâmes le 3 septembre 1819.

Lorsque nous parûmes dans la baie, les batteries du port saluèrent successivement le pavillon français et le pavillon anglais de vingt et un coups de canon. Nous rendîmes immédiatement ces saluts, et à peine l’ancre fut-elle au fond que nous reçûmes la visite de nos consuls. Après avoir conféré avec ces deux agens de l’objet de notre mission, nous arrêtâmes, l’amiral Freemantle et moi, que nous ferions demander pour le lendemain une audience au dey. Son altesse s’empressa d’accéder à cette demande, mais elle signifia aux consuls que nous ne pourrions être accompagnés de plus de deux officiers. Je désignai mon capitaine de pavillon et mon chef d’état-major ; l’amiral anglais fit de son côté un choix à peu près semblable. Nous nous rendîmes d’abord, chacun de notre côté, chez nos consuls respectifs, où nous attendaient des chevaux. De là, ainsi que nous en étions convenus, nous nous dirigeâmes vers la porte de la Kasbah, séjour habituel du dey Hussein. On ne parvenait à cette forteresse, qui domine la ville, qu’en gravissant des rues fort étroites et des pentes excessivement rapides. Une garde nombreuse, armée de longs bâtons, se tenait rangée à l’entrée du palais ; elle ne permettait d’en approcher que chapeau bas, et avec toutes les apparences du respect. Avant d’arriver devant cette farouche demeure, les consuls nous firent mettre pied à terre. Un guide nous introduisit dans une longue galerie, sur laquelle s’ouvrait un appartement de moyenne grandeur. C’était à la porte de ce salon que nous attendait le dey d’Alger. Nos pieds de giaours auraient sans doute souillé le somptueux tapis que l’étiquette nous défendait de fouler. Son altesse était assise dans un grand fauteuil doré, qui bien certainement avait jadis appartenu à une église : le dossier portait encore une colombe sculptée. Selon l’usage turc, on nous présenta sur des plateaux des tasses de café. Seul, j’avais remercié. Le dey me fit demander en souriant si je craignais d’être empoisonné. Je ne pus m’empêcher à mon tour de sourire de la question, et j’y répondis en avalant le liquide pâteux que contenait la tasse qui m’avait été offerte. L’amiral Freemantle avait voulu que je portasse le premier la parole à Alger : il devait la prendre à Tunis ; à Tripoli, la priorité me serait encore dévolue. Le consul de France, qui parlait la langue turque comme sa langue maternelle, voulut bien se charger de me servir d’interprète ; mais, afin que nos notifications fussent parfaitement comprises, je remis en même temps au dey la traduction écrite que j’en avais fait faire.


« Prince (disions-nous à ce chef d’une insolente milice), les puissances de l’Europe, qui se sont réunies l’année dernière à Aix-la-Chapelle, ont déféré à la France et à la Grande-Bretagne le soin de faire des représentations sérieuses aux régences barbaresques sur la nécessité de mettre un terme aux déprédations et aux violences exercées par leurs bâtimens. Nous venons, au nom de sa majesté le roi de France et de Navarre, de sa majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, vous notifier les dispositions des gouvernemens de l’Europe. Ces gouvernemens sont irrévocablement décidés à faire cesser un système de piraterie qui n’est pas seulement contraire aux intérêts de tous les états, mais qui tend encore à détruire tout espoir de prospérité chez ceux qui le mettent en pratique. Si les régences barbaresques persistaient dans un pareil système, elles provoqueraient contre elles une ligue générale, et elles doivent considérer, avant qu’il soit trop tard, que l’effet d’une telle ligue pourrait mettre en danger leur existence même.

« Veuillez donc bien, prince, nous donner les assurances que leurs majestés les rois de France et de la Grande-Bretagne attendent de vous, et qu’elles sont impatientes de transmettre à leurs alliés, sur un objet qu’elles ont profondément à cœur ; mais dans une circonstance aussi grave des promesses verbales ne suffiraient pas : il s’agit d’un pacte solennel de la plus haute importance pour la sécurité des navigateurs et du commerce de tous les états. Puisque nous vous déclarons par écrit les intentions des puissances alliées, nous sommes fondés à croire que vous répondrez de la même manière à une telle démarche. »


La diplomatie n’existerait pas que les Turcs l’auraient inventée. Qui peut se flatter d’avoir jamais obtenu de ces grands temporisateurs une réponse nette et catégorique ? Le dey d’Alger se trouvait en présence de méfaits notoires. Depuis Barberousse, les corsaires algériens n’avaient cessé d’infester la Méditerranée et de courir sus à tous les pavillons ; ils étaient la terreur du commerce et tenaient les côtes de Sardaigne et d’Espagne dans de constantes alarmes. Les rivages de l’Afrique septentrionale, dont aucune voile n’approchait sans effroi, étaient devenus une véritable Tauride. Cependant l’impassible Hussein ne parut nullement ému de nos reproches. Il chargea les consuls, qui remplissaient en cette occasion l’office de drogmans, de nous répondre qu’il n’avait jamais fait tort à aucune nation européenne, et qu’il était dans l’intention de régler toujours ses démarches envers les puissances européennes d’après les mêmes principes, mais qu’il ne lui paraissait point nécessaire de nous donner cette réponse par écrit. Nous insistâmes en vain. Le dey fut inflexible. Il ne se refusait pas à renouveler verbalement les assurances les plus pacifiques et les plus solennelles, mais il prétendait que, n’ayant reçu aucune pièce revêtue de la signature des souverains, il croyait devoir également réserver la sienne.

Une seconde audience n’eut pas un meilleur succès. « N’ai-je donc plus le droit, disait le dey, de faire la guerre à mes ennemis ? — Cette question, répondions-nous, est complètement étrangère à notre mission. Nous pouvons cependant vous faire observer qu’une guerre injustement déclarée attirerait probablement sur vous les forces combinées de toutes les grandes puissances de l’Europe. — Déclarez-moi donc franchement que je dois brûler mes armemens ! — Non, conservez-les, comme le font les autres puissances, pour protéger un commerce tranquille ; ne les employez pas à inquiéter celui de toutes les nations. » Ce n’était pas le compte de son altesse africaine. « Je suis bien décidée, répétait-elle, à respecter les traités vis-à-vis des nations qui sont en paix avec moi et qui entretiennent à Alger des agens accrédités ; je défendrai à mes bâtimens de les inquiéter en aucune manière, mais je ne puis me désister du droit de visiter tous les navires sans distinction, car ce n’est qu’ainsi que je puis reconnaître mes amis de mes ennemis. »

Le dey d’Alger avait sans doute puisé ses notions de droit maritime dans les ouvrages de quelque jurisconsulte anglais. Nous lui représentâmes que c’était précisément sur ce point que les hautes puissances fondaient leurs réclamations. En arrêtant les navires, dont ses croiseurs finissaient par trouver les papiers en règle, Hussein-Pacha leur causait un tort considérable, puisqu’après les avoir empêchés de continuer leur route et leur avoir ainsi fait perdre un temps précieux, il les rendait sujets à une quarantaine onéreuse. Le dey n’ignorait aucun des argumens que les défenseurs du droit de visite avaient si souvent invoqués en faveur de leur thèse. « Il pouvait, disait-il, avoir demain la guerre avec la régence de Tunis. Dès lors il lui importait de s’assurer si ses ennemis ne cherchaient point à lui échapper en arborant un pavillon ami. D’ailleurs, ajouta-t-il en élevant la voix, je ne reconnais pour amies que les nations qui ont des agens à Alger (il voulait parler des nations qui, sous forme de présens, consentaient à lui payer tribut). Toutes les autres, je les tiens pour ennemies, et les traiterai comme telles tant qu’elles n’auront pas envoyé faire leur paix avec cette régence. » L’insolence de ce barbare me parut insupportable. Bien que son ton eût été jusque-là fort modéré et que j’eusse remarqué dans ses manières un certain fonds d’obligeance, je jugeai que nous ne parviendrions pas à triompher de son obstination. J’interrogeai l’amiral Freemantle du regard, et nous nous levâmes pour nous retirer ; mais avant de partir, je déclarai une dernière fois au dey que « si c’était réellement son intention de continuer à exercer la piraterie contre le commerce européen, il devait s’attendre à voir fondre un jour ou l’autre sur lui le courroux des puissances qu’il aurait provoquées. » Ces paroles étaient prophétiques ; je me les suis rappelées le jour où notre drapeau flotta sur la plage de Sidi-Ferruch. Qui sait si le dey, vaincu, obligé de se confier à notre clémence, ne se souvint pas aussi des menaces que dix ans plus tôt un amiral français lui avait laissées pour adieux ?

À Tunis, où nous arrivâmes le 28 septembre 1819, nous trouvâmes des dispositions plus conciliantes, mais non plus de sincérité. Mahmoud-Pacha, maître du trône de « Tunis la bien gardée, » consentit à répondre à notre notification par un document que j’ai conservé, et dont je crois devoir reproduire ici la traduction fidèle :


« Qu’on nomme voleur et pirate celui qui s’empare de bâtimens ou de marchandises sans motifs, qu’y a-t-il de plus juste ? Quant à nous, grâces en soient rendues à Dieu, on n’a jamais ouï dire que nous ayons jamais rien commis de pareil. Est-il donc convenable que nous recevions une semblable intimation de votre part, quand il est avéré que, dans un temps qui n’est pas encore bien éloigné, on a manqué aux traités d’amitié qu’on avait contractés envers nous ? On est venu prendre dans nos ports des bâtimens ennemis que notre pavillon aurait dû protéger[2] ; ces bâtimens, nous en avons payé la valeur aux propriétaires. Plus tard, nous en avons demandé la restitution à ceux qui s’en étaient injustement emparés ; nous a-t-on seulement répondu ? Vous nous dites que toutes les puissances de l’Europe sont convenues de nous obliger à cesser nos armemens. Si nous n’y consentons pas, ces puissances se ligueront contre nous. Que nous nous repentions alors, et il sera trop tard. Sans doute en ce moment nous n’avons point d’ennemis à combattre : nous n’avons donc nulle intention de mettre en mer des corsaires ; mais personne n’ignore que nous dépendons d’un grand monarque, le sultan, que Dieu conserve ! Si la guerre se déclarait entre la Porte-Ottomane et une nation européenne, nous aurions un devoir à remplir. Notre religion et la foi que nous avons jurée à notre seigneur nous commanderaient de lui porter tous les secours qui dépendraient de nous, hommes, subsides, bâtimens. Comment donc consentir à la demande que vous nous faites de ne plus armer de navires ? Si nous vous écoutions, que pourrions-nous répondre à la Porte-Ottomane le jour où elle aurait à requérir notre assistance ?

« Voilà tout ce que nous avons à vous dire. C’est l’exacte vérité. Si maintenant vous voulez mépriser la justice et venir nous inquiéter sans aucun motif, il y a un Dieu puissant qui veille sur tous. »


Quand nous étions arrivés à Alger, la peste y avait cessé depuis vingt jours : à Tunis, elle régnait encore ; elle avait fait des ravages horribles dans la régence. Le pays en était, disait-on, dépeuplé. Il serait difficile de rendre l’impression pénible que nous éprouvâmes en traversant l’espace qui sépare la ville du bord de la mer. Nous étions en automne ; un soleil ardent brûlait les restes de la végétation ; la terre, dépouillée de ses récoltes, semblait frappée de stérilité. En pénétrant dans les rues de Tunis, nous les trouvâmes désertes. Il s’exhalait de cette vaste cité, encombrée d’immondices, je ne sais quelle odeur infecte et cadavéreuse qui rappelait celle d’une tombe fraîchement remuée. Les maisons consulaires étaient protégées par une quarantaine rigoureuse. Tous les objets qu’on y faisait venir de l’extérieur étaient soigneusement soumis à une purification préalable ; mais cette précaution ne suffisait pas pour éloigner complètement le danger de la contagion. Le vent de mer, qui souffle généralement pendant les heures les plus chaudes du jour, soulève des tourbillons de poussière au milieu desquels peut se cacher le germe du fléau. Une plume, une feuille d’arbre, un fil, tout était un sujet de terreur pour les habitans de cette malheureuse cité. La crainte qui les dominait les condamnait à se renfermer dans des appartemens dont on osait à peine renouveler l’air. Aux ennuis de cette vie, toujours troublée par l’idée de la mort, il fallait ajouter le supplice d’une chaleur étouffante. Ce fut donc avec joie qu’après avoir pris congé du bey de Tunis et lui avoir renouvelé nos sommations, nous abandonnâmes le 1er octobre 1819 cette terre empestée.

Il ne nous restait plus à faire connaître la volonté des puissances qu’à une seule régence, celle de Tripoli. Le 7 octobre, nous étions devant ce port. Le temps était peu favorable. Une brume épaisse couvrait toute la côte, qui, dans cette partie, est extrêmement basse et paraît submergée. On en est à quelques milles qu’on ne distingue encore que le sommet des arbres. La mer déferlait avec force sur la plage. Il était impossible de songer à mouiller sur une rade foraine par un temps semblable. Le soir heureusement le vent s’apaisa. Nous gouvernâmes sur la forteresse, et lorsque nous en fûmes à la distance d’environ deux lieues, nous laissâmes tomber l’ancre, par trente brasses d’eau, sur un fond de sable et de corail.

Nous commencions à être familiarisés avec l’appareil guerrier dont s’entouraient alors les souverains barbaresques ; notre entrevue avec le bey de Tripoli nous offrit cependant un spectacle qui ne laissa pas d’exciter notre intérêt. Une troupe nombreuse vêtue à la turque, mais la tête couverte d’une simple calotte rouge, formait une double haie sur notre passage. Chaque soldat était armé d’un fusil qu’il tenait renversé, le bout du canon posé à terre, appuyant le bras droit sur la crosse, délicatement incrustée d’écaille et de nacre. La contenance martiale de ces gardes, l’éclat de leurs armes rappelaient le beau temps des janissaires. Le bey était assis sur son trône, entouré de ses enfans, de ses ministres et de ses grands officiers. Des fauteuils avaient été disposés pour nous et notre suite. Je présentai à son altesse, qui nous reçut avec une extrême bienveillance, les notifications que nous avions déjà remises au dey d’Alger et au bey de Tunis. Dès qu’il eut entendu la lecture de ce document, que le chancelier du consulat de France lui traduisit en italien, le chef de la régence de Tripoli, dont la conscience se trouvait sans doute plus à l’aise que celle de ses confrères, répondit sans hésiter que « son père et son grand-père avaient toujours eu l’amitié des Européens, et qu’il voulait la conserver à ses enfans. » Sidi-Yousef-Karamanti ajoutait que nous recevrions dans peu d’heures la réponse par écrit que nous avions demandée. Cette réponse nous fut en effet transmise avant que nos divisions eussent quitté le port ; elle était aussi brève et aussi satisfaisante que possible.

Ainsi se termina ma première campagne diplomatique. Le côté délicat et épineux de cette mission était celui auquel le congrès européen avait le moins songé. Il n’était pas besoin de chercher deux amiraux bien habiles pour remplir auprès des régences barbaresques l’office de hérauts d’armes ; mais il fallait montrer à des yeux qu’on n’abuse point aisément un amiral français et un amiral anglais sincèrement disposés à agir de concert. La longue impunité des régences était venue de nos querelles avec l’Angleterre. Les ports de la côte d’Afrique nous étaient précieux pour y conduire nos prises ou pour y ravitailler nos corsaires. Longtemps le dey d’Alger avait été un de nos alliés secrets, allié que l’amiral Nelson, lorsqu’il croisait en 1803 devant Toulon, voulut plus d’une fois punir de sa connivence. Comment donc persuader à ces chefs astucieux et barbares que nous étions les interprètes d’une résolution sérieuse ? Ils savaient de quel prix pouvait être pour nous leur amitié. Comment les convaincre que la France et la Grande-Bretagne étaient d’accord pour la répudier, s’ils ne changeaient pas à l’instant de conduite ? Nous n’avions d’autre moyen, l’amiral Freemantle et moi, de modifier le cours de leurs idées et de faire quelque impression sur leur esprit que de leur donner le spectacle d’une entente parfaite. Nos relations ne pouvaient manquer d’être fréquentes ; une mutuelle sympathie les rendit intimes. L’amiral Freemantle est bien certainement le seul Anglais pour lequel j’aie jamais éprouvé un sentiment d’affection ; mais je ne pouvais demeurer insensible à tant d’urbanité, de franchise et de loyauté. Nous ne nous quittâmes point sans émotion. Je devais faire route pour Toulon ; l’amiral allait se rendre à Naples. Souvent il m’avait entretenu du plaisir qu’il aurait à me présenter à sa famille, qui devait habiter l’Italie aussi longtemps qu’il conserverait le commandement des forces navales de la Grande-Bretagne dans la Méditerranée. En arrivant à Naples, cet excellent homme témoigna un si vif désir de me revoir, que M. le duc de Narbonne, notre ambassadeur, crut devoir en écrire au ministre de la marine. Le Centaure venait d’achever quelques réparations dont j’avais signalé l’urgence, et je m’apprêtais à partir pour Brest, quand je reçus l’ordre de montrer en passant notre pavillon devant Naples, de m’y arrêter pendant quelques jours et de continuer ensuite ma route pour les côtes de Bretagne. Je me préparai avec joie à exécuter ces nouvelles instructions. J’étais heureux de penser que j’allais avoir l’occasion d’exprimer à l’amiral Freemantle quel prix j’attachais aux sentimens qu’il m’avait conservés ; mais cette triste vie ne se compose que de déceptions. Deux jours avant mon arrivée à Naples, l’amiral Freemantle était mort d’une indisposition subite. Cette vigoureuse santé, qui avait bravé vingt ans d’intempéries, qui avait traversé sans fléchir deux longues guerres s’affaissa tout à coup. La veille, tout semblait promettre un demi-siècle de vie à ce corps de fer qui enfermait une conscience tranquille. Le ciel en avait ordonné autrement. L’amiral avait été frappé dans toute sa force. Il avait disparu comme si un gouffre se fût ouvert sous ses pas. Lorsque je me présentai pour le voir, impatient de serrer dans mes mains cette main si loyale, on venait à peine d’emporter son cercueil.

Les peuples, j’en suis convaincu, ne se haïssent souvent que parce qu’ils ne se connaissent pas. Je n’avais pas été moins étonné de rencontrer dans la marine anglaise un cœur honnête et droit que ne l’avait été l’amiral Collingwood de se trouver en présence d’un officier français qui ne fût pas fanfaron. La différence des climats, des religions, des constitutions politiques, ne met pas entre les hommes d’aussi grandes distances qu’on serait tenté de le supposer. Ce sont surtout les préjugés qui les séparent. J’ai eu peu d’occasions d’entrer en relations avec des officiers anglais depuis le jour où je parcourais les côtes des régences barbaresques en compagnie de l’amiral Freemantle ; mais deux mois de cette intimité, dont j’ai toujours gardé le souvenir, ont suffi pour dissiper en partie les préventions que je nourrissais contre une race ennemie. Je ne me sens pas encore de force à beaucoup aimer les Anglais ; je reconnais cependant volontiers quelle influence aurait sur les destins du monde le rapprochement sincère de ces deux nations qui semblent n’avoir été créées si voisines et si dissemblables que pour se compléter l’une par l’autre. Que fût-il arrivé si, dès 1820, l’alliance de la France et de l’Angleterre eût été une alliance sérieuse ? Au retour des commissaires qui avaient été sommer les régences barbaresques de changer de conduite, une flotte anglo-française fût partie des ports où à toute éventualité on eût dû la tenir rassemblée. A ce signal d’une résolution irrévocable, le dey d’Alger, comme celui de Tunis, comme celui de Tripoli, aurait probablement cessé de refuser les garanties qu’on lui demandait. S’il eût persisté dans sa mauvaise foi, ce que le roi Charles X s’est chargé d’accomplir dix ans plus tard, malgré les menaces de l’Angleterre, se serait accompli avec le concours et le plein assentiment de cette puissance. Lorsqu’au contraire tout tendait à prouver à des chefs fort bien instruits au fond de nos discordes que l’entente de la France et de la Grande-Bretagne n’était qu’apparente, et ne serait suivie d’aucune démarche décisive, fallait-il s’étonner que les notifications d’un congrès eussent à peine le don de les émouvoir ?

La marine française, je crois l’avoir déjà fait comprendre, se trouvait, après la paix de 1815, dans un état de délabrement, moral plus encore que matériel, qui pouvait faire douter qu’il lui fût désormais réservé de longs jours. L’Europe cependant ne s’était adressée qu’à la France pour lui demander d’aller signifier aux régences barbaresques, de concert avec l’Angleterre, le jugement rendu par le tribunal de la civilisation. Elle s’était souvenue qu’il n’y avait jamais eu que deux grandes puissances maritimes dans le monde, et c’était sur le concours de ces pavillons, si récemment ennemis, qu’elle avait compté pour faire prévaloir au sein de cours barbares ses justes réclamations. Ce n’est pas en vain qu’une nation a de glorieuses annales. Les découragemens d’une situation transitoire ne pouvaient effacer de nos fastes militaires les deux grandes époques pendant lesquelles nos vaisseaux avaient disputé l’empire de la mer aux Anglais. Ils ne pouvaient les effacer davantage de la mémoire de l’Europe. En rétablissant l’ancien ordre des choses et l’ancien équilibre, les hommes d’état n’auraient point été conséquens, s’ils eussent un instant songé à admettre la dictature navale d’une seule puissance. Rentrée dans ses limites de 1789, la France ne pouvait reprendre la place que lui assignaient les calculs des hommes d’état qu’en retrouvant l’importance maritime qu’elle avait eue sous le règne de Louis XVI ; mais que de plaies étaient à fermer avant que ces vues judicieuses pussent sortir du domaine de la politique purement spéculative ! que d’épreuves notre marine avait à traverser ! que de difficultés pour vivre avant de songer à croître ! En 1820, il fallait encore se borner à recueillir, comme les épaves d’un grand et soudain naufrage, les vaisseaux qui n’avaient pas péri, les hommes qui n’avaient pas été dispersés, les traditions qui ne s’étaient pas complètement évanouies. En France, heureusement rien n’est jamais désespéré. Partout ailleurs, peut-être même dans cette Angleterre si habituée à la persévérance, la marine eût été engloutie par un désastre semblable à celui qui menaça en 1815 l’existence de notre établissement naval. Chez nous, grâce à un heureux choc d’idées, grâce à une opposition pour ainsi dire providentielle de sentimens, la marine trouva la protection du pouvoir quand l’opinion publique l’abandonnait, la bienveillance de l’opinion publique quand le pouvoir paraissait hésiter à la favoriser dans son développement. Le souvenir de ces crises ne peut que nous inspirer une mâle et généreuse confiance. Pour qu’il existe encore après la paix de 1815, comme après celle de 1763, une grande marine française, il faut que celui qui dirige d’en haut tous les événemens de ce monde ait eu ses raisons pour ne pas la laisser périr.

La mission qui m’avait été confiée était la conséquence naturelle du mouvement d’idées qui marqua les premières années de la restauration. J’ai souvent entendu dire alors, par des gens dont je me serais bien gardé d’épouser les utopies, que la France et l’Angleterre devaient s’unir étroitement pour assurer le bonheur et la tranquillité de l’Europe. Ce projet, chimérique, je le crois, il y a quarante ans, pourrait bien être devenu une idée pratique aujourd’hui. Quelle ambition en effet ne viendrait se briser à l’infranchissable obstacle que lui opposerait la solidarité politique de ces deux puissans peuples, dont les forces, depuis un demi-siècle, ont tant grandi par leurs rivalités mêmes, et dont les préjugés tendent à s’effacer davantage chaque jour ? Ce beau rêve de quelques esprits habitués à tenir trop peu de compte des passions humaines, la paix universelle, —- j’en ose à peine prononcer le nom sans sourire, — c’est tout simplement, au point où nous en sommes, une sincère alliance entre l’Angleterre et la France ; mais quand donc cette alliance, telle que je la conçois, — union cordiale et fière qui satisferait au même degré l’amour-propre des deux peuples, — cessera-t-elle d’être, elle aussi, un rêve ?


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Dans les premières années de ce siècle, les arsenaux anglais, suivant l’énergique et triviale expression de l’amiral Jervis, puaient la corruption. On faisait fortune en falsifiant les vivres des malades, des blessés et des prisonniers, en vendant aux matelots des effets détestables à des prix extravagans, en louant à des conditions fabuleuses des transports inutiles qui passaient jusqu’à trois années sans bouger du port, « en supprimant la tige des chevilles de cuivre qui devaient assurer la solidité des constructions, en la remplaçant par une tête et une pointe de même métal. « C’est probablement à cette fraude infernale (hellish) qu’il faut aussi attribuer la perte du vaisseau l’York de soixante-quatre canons. L’Albion de soixante-quatorze faillit sombrer pour la même raison, et ce fut cet événement qui fit découvrir la criminelle pratique qu’on eût à peine osé sans cela soupçonner. (Brenton, Vie de lord Saint-Vincent.
  2. Ceci était particulièrement à l’adresse de l’amiral Freemantle. Les Anglais avaient en effet enlevé, pendant la dernière guerre, des corsaires français et leurs prises sous les canons du fort de La Goulette.