Souvenirs d’un Sibérien - M. Rufin Pietrowski/01

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Souvenirs d’un Sibérien - M. Rufin Pietrowski
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 850-878).
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SOUVENIRS
D’UN SIBÉRIEN
M. RUFIN PIOTROWSKI.

I.
UNE MISSION EN POLOGNE ET LES PRISONS RUSSES.

Il y a en Pologne un mot qui dépasse peut-être tout ce que l’éloquence humaine a su trouver pour donner un accent au désespoir; c’est le mot « à ne plus nous revoir! » qu’adresse d’ordinaire à sa famille, à ses amis, tout condamné politique au moment de s’acheminer vers la Sibérie. « A ne plus nous revoir!... » car le seul moyen de se retrouver encore avec ces êtres chéris, ce serait de les rencontrer un jour dans le même lieu de supplice, tant la conviction est grande qu’une fois déporté dans ces régions de douleur on ne les quitte plus, que la Sibérie ne lâche pas sa proie. Depuis bientôt un siècle, elle enlève à la Pologne ses enfans les plus généreux, ses femmes les plus dévouées. À ces contrées de neige et de sang se reporte la pensée de tout Polonais qui veut interroger les souvenirs de sa famille, et alors même que le poète rêve pour son pays un avenir de liberté et de bonheur, c’est encore la Sibérie qui se dresse devant lui, demandant des victimes même après la victoire[1]. Pays mystérieux et lugubre, «pays d’où l’on ne revient jamais, » comme le dit le paysan polonais et comme l’a dit aussi Hamlet d’une autre région, si semblable cependant à celle dont nous parlons :

The undiscover’d country, from whose bourn
No traveller returns!...

Et cependant on en revient parfois. Parfois à l’avènement d’un tsar au trône, une amnistie qui, quoique très incomplète, n’en est pas moins surnommée générale rend aux familles éplorées ceux qui n’ont pas succombé à la peine ; cela est du moins arrivé deux fois depuis un siècle, à l’avènement de Paul Ier et d’Alexandre II : l’empereur Nicolas n’a jamais connu pareille faiblesse. Dans d’autres cas, — très rares et même faciles à énumérer, — des instances, des prières appuyées par une haute protection obtiennent, au bout d’années de persévérans efforts, le retour d’un condamné. Enfin on a vu même revenir à la lumière et reparaître au milieu des vivans ceux qui, sans attendre ni espérer une amnistie générale ou individuelle, ont trouvé dans leur audace et leur énergie les moyens de se soustraire à une horrible destinée; mais ce phénomène-là ne s’est rencontré que deux fois depuis un siècle. Plusieurs de ces revenans ont fait ensuite le récit de leur séjour dans ces tristes parages, d’autres ont laissé des notes écrites sur les lieux mêmes et puis pieusement recueillies, — et c’est ainsi que la littérature polonaise possède maintenant toute une collection de ces écrits des Sibériens, collection assez riche déjà, et qui, malgré la monotonie du sujet, ne manque certes pas de variété.

Qu’elles sont étranges en effet ces aventures de Beniowski, soldat de Bar, déporté au Kamtchatka, y organisant une vaste conspiration avec les indigènes sauvages, faisant prêter aux Kamtchadales un serment de fidélité à la confédération de Bar, passant avec eux le détroit de Behring, conquérant Madagascar et venant en offrir la suzeraineté au roi de France ! Bien différentes sont les destinées du général Kopeç, relégué quelques années après dans ces mêmes contrées. Soumis, patient et presque serein pendant tout le temps de l’exil, son esprit s’obscurcit au moment même où il apprend que l’heure de la délivrance a sonné : la joie est trop forte pour son âme; il ne rapporte dans sa patrie que les débris de sa raison, et il n’a plus que de rares momens de lucidité dont il profite pur dicter quelques pages calmes et douces sur un passé plein de souffrances. Pendant trente ans. le pauvre Adolphe Januszkiewicz note tous les jours pour sa vieille mère, restée en Lithuanie, chaque événement d’une vie écoulée dans les steppes, au milieu des Kirghis; la main d’un frère vient récemment de nous dévoiler tout ce que ce cœur généreux contenait de courage indomptable et d’amour filial. Nous en passons plusieurs autres, mais comment ne pas rappeler le livre de Mme Eva Felinska, de cette grande dame, de cette grande chrétienne, que la dureté de l’empereur Nicolas avait envoyée habiter à Bérézov[2], au milieu de Yakoutes et d’Ostiaks, et dont le fils vient tout récemment d’être promu à l’archevêché de Varsovie? Ce qui constitue le charme pénétrant des souvenirs de Mme Felinska, c’est non-seulement l’absence de toute récrimination (les récits des Sibériens sont en général purs de toute amertume), mais la pudeur féminine dont elle enveloppe instinctivement son malheur personnel; on croirait lire les notes d’une simple curieuse séjournant au milieu d’une peuplade inculte par excentricité d’esprit, si les cris de la mère demandant ses pauvres enfans ne nous avertissaient trop souvent que le choix n’est pas volontaire. Un jour, à Bérézov, en creusant un puits, on découvre un cadavre qui semblait être de la veille, tant il était bien conservé dans son splendide uniforme, avec toutes ses décorations, grâce à la nature glaciale du sol. A force de recherches et de souvenirs, on parvient à constater que c’est le corps du prince Menstchikov, mort il y a plus d’un siècle en cet endroit, en exilé, après avoir été le ministre et le favori des tsars. « Quel étrange hasard ! » se contente de s’écrier Mme Felinska en notant cet événement, — et elle laisse au lecteur le soin de compléter par sa pensée ce tableau émouvant d’une Polonaise se trouvant sur la même terre de proscription en face du cadavre de l’homme qui avait le premier foulé impunément le sol sarmate.

Une des plus récentes et des plus remarquables publications de cette littérature dite déportée (c’est ainsi qu’on l’appelle en Pologne par opposition à la littérature émigrée) est celle que vient de nous donner M. Rufin Piotrowski[3]. Son livre ne se recommande pas seulement par la richesse des détails et l’ampleur de la composition, mais aussi et surtout parce que l’auteur est un Sibérien évadé. C’est là, depuis Beniowski, le seul exemple d’un déporté (et M. Piotrowski était de plus condamné aux travaux forcés) qui ait tenté une telle entreprise et y ait réussi. Encore Beniowski a-t-il eu beaucoup de complices et d’aides, il n’était séparé que par un espace relativement court de la terre de délivrance, tandis que notre contemporain n’avait à compter que sur lui-même, et a su traverser la Sibérie dans toute sa longueur et une grande partie de la Russie d’Europe, faire toujours à pied le long et périlleux voyage d’au-delà Omsk (Sibérie occidentale) par les monts Ourals à Archangel, Pétersbourg, Riga, jusqu’en Prusse, sans carte, sans secours, presque sans argent, et ne confiant son secret à aucun être au monde, pour n’envelopper personne dans son sort terrible. Si le récit de M. Piotrowski n’a pas le romanesque brillant de celui que nous a donné le confédéré de Bar, il nous révèle des dangers bien plus grands et une persévérance de volonté de beaucoup supérieure. Le merveilleux, au reste, ne manque certainement pas non plus dans cette odyssée étrange, quoique le héros ne soit pas le moins du monde un être mythologique : il existe, il vit même parmi nous, et nous le coudoyons chaque jour. Ce forçat évadé des bords de l’Irtiche, cet ancien malheureux (ainsi que les indigènes de Sibérie appellent tout déporté polonais) est maintenant un modeste professeur dans cette excellente école polonaise des Batignolles que l’émigration doit en partie à la générosité de la France.

M. Rufin Piotrowski fut un de ces héroïques émissaires qui, du fond de l’émigration polonaise, allaient porter dans la patrie opprimée les espérances, les idées et les rêves de l’exil, et son récit commence précisément à partir du voyage qu’il entreprit en 1843 de Paris à Kamienieç en Podolie. Ces émissaires, hélas! n’apportaient le plus souvent que des plans impossibles, des appels irréfléchis, parfois même des idées dangereuses, et s’ils rachetaient presque toujours une partie de leurs erreurs par une constance qui bravait les tortures et la mort, ils n’entraînaient pas moins dans leur sort fatal plus d’une victime généreuse et inutile. M. Piotrowski a au moins cette consolation de ne s’être pas fait l’apôtre de doctrines perverses et de n’avoir pas semé la haine. Son action comme émissaire fut en effet toujours éclairée par un sentiment de religieuse charité, auquel répugnaient les tristes mots d’ordre de la démagogie. Le même esprit religieusement ému caractérise aussi son livre, livre écrit déjà depuis bien des années, mais qui, par des difficultés faciles à comprendre quand il s’agit de publications polonaises, n’a pu voir le jour qu’en 1861.

Nous avons cru que les Souvenirs de M. Piotrowski pourraient bien trouver faveur auprès du public français. Dans un moment où l’on ne parle plus en Pologne que de condamnations pour la Sibérie prononcées contre les plus respectables des citoyens, — des chanoines, des rabbins, des prévôts des marchands, des professeurs, des étudians et des ouvriers, — il n’est pas inutile sans doute d’expliquer par un exemple frappant ce que signifie pour la Pologne ce simple mot de déportation. Faut-il maintenant ajouter que les pages qu’on va lire sont de tout point véridiques? Le récit de M. Piotrowski porte un cachet de véracité et d’honnêteté qui plaide pour lui-même et éloigne tout soupçon d’exagération. Du reste, on le verra, l’auteur ne récrimine presque jamais contre les hommes; le plus souvent même il s’exprime à leur égard en termes empreints d’une assez vive gratitude : il n’accuse que le système. Le dirons-nous? les compatriotes de M. Piotrowski, et surtout ses compagnons d’infortune (ils ont été tous unanimes à reconnaître l’authenticité parfaite de son récit), lui ont plutôt fait le reproche d’une indulgence outrée. Et combien de Polonais, par exemple, ont été surpris du portrait qu’il nous a tracé du prince Bibikov et de M. Pissarev, hommes dont les noms ont si tristement marqué dans les douloureuses annales de la Pologne contemporaine! Sans croire utile de prêcher une conviction qui s’impose d’elle-même, nous tenons seulement à expliquer la méthode d’après laquelle nous avons cru devoir faire des emprunts à l’ouvrage polonais. Une simple analyse aurait effacé le cachet individuel et original du récit. Ce que l’on présente ici, c’est l’abrégé exact d’une composition plus vaste et plus détaillée, un a raccourci d’abîme, » si l’on osait emprunter la parole énergique de Pascal, car les Souvenirs d’un Sibérien nous révèlent un véritable abîme de souffrances et de misères.


I.

Mon départ pour le pays était déjà fixé depuis longtemps, et je n’étais plus occupé que des préparatifs nécessaires pour le voyage, quand je tombai subitement malade à Paris. Ce fut à la fin de l’année 1842. Je fus recueilli à l’hôpital de la Pitié, dirigé alors par le baron Lisfranc, qui avait autrefois servi avec les Polonais dans les guerres de l’empire, et leur a gardé toujours des sentimens affectueux. Nombre de mes compatriotes et compagnons d’exil se trouvaient avec moi dans cet hôpital, en proie à l’une des deux maladies alors générales parmi nous autres émigrés, la phthisie et l’aliénation mentale. Plus d’un mourut dans ma salle, à mes côtés, et ce spectacle était bien fait pour attrister mon esprit, car ils mouraient sans plainte, mais au milieu d’un morne abattement. On aurait dit qu’en quittant cette terre ils avaient le sentiment que, même dans l’autre monde, il n’y aurait pas de patrie pour eux.

Ce séjour dans l’hôpital ne fut pas néanmoins sans favoriser mes Projets ; j’eus la fortune d’y lier connaissance avec un autre malade, un Américain des États-Unis, qui me promit de me trouver un passeport, chose indispensable pour mon entreprise, et que je n’avais pu jusqu’ici me procurer. Je ne lui avais, bien entendu, rien révélé de mes plans; je ne lui avais parlé que de mon désir extrême de revoir mon pays natal. Sorti enfin, au bout de six semaines, de l’hospice, que mon compagnon américain avait quitté un peu avant moi, je vins le chercher à l’adresse qu’il m’avait laissée, et il me remit en effet un passeport anglais sous le nom de Joseph Catharo, originaire de La Valette (Malte), âgé de trente-six ans. La pièce était des plus régulières, délivrée à l’ambassade anglaise à Paris pour Constantinople, et signée par l’ambassadeur lord Cowley. C’était ce que je pouvais désirer de mieux. Un passeport anglais était, dans ma position, préférable à tout autre; je savais parfaitement l’italien, tandis que je parlais très mal l’idiome de la Grande-Bretagne : ma qualité supposée de Maltais me mettait complétement à couvert de ce côté. Les différens visa de Bade, Wurtemberg, Bavière, Autriche et Turquie furent bien vite obtenus; mais au ministère des affaires étrangères on mit, à côté du cachet, deux lignes imprimées contenant les mots fatals : « Tenu à se présenter à la préfecture de police. » Or j’avais toute sorte de raisons pour ne pas informer de mon départ la préfecture de police, qui aurait pu être plus curieuse que mon Américain. Après m’être longtemps creusé la tête pour faire disparaître la clause malencontreuse, je m’arrêtai au moyen très peu ingénieux de verser sur ces deux lignes de l’encre, simulant ainsi une grande tache et ne laissant en vue que le cachet du ministère. Le procédé fut à coup sûr grossier: il ne m’en servit pas moins bien, et aucune des nombreuses polices auxquelles je dus dans la suite présenter mon passeport ne s’est formalisée de la tache qui le déparait.

Pourvu de la sorte et muni de la somme de cent cinquante francs, qui devait suffire aux besoins du long voyage, je quittai Paris le janvier 1843. Après avoir traversé sans encombre Strasbourg, Stuttgart. Munich, Salzbourg et Vienne, je m’acheminai de la vers Pesth. Dans l’intérêt de ma mission, je dus m’arrêter dans la capitale de la Hongrie pendant tout un mois. Je profitai en même temps de ce séjour pour adresser à l’ambassadeur anglais à Vienne une demande de renouvellement de passeport, mon intention étant de me diriger vers la Russie, au lieu de me rendre à Constantinople, et d’y passer un assez long temps. La réponse ne se fit pas attendre : au bout de quelques jours, je reçus de Vienne un nouveau passeport en échange de l’ancien, de date toute récente, heureusement dépourvu de toute tache d’encre omineuse et visé pour la Russie. Le 28 février, je quittai Pesth pour atteindre Kamienieç en Podolie, but de mon voyage.

La somme modique que j’avais emportée de Paris s’étant de beaucoup réduite malgré une manière de vivre des plus économiques, je résolus de faire à pied le reste de mon voyage de Hongrie jusqu’en Podolie. La saison était favorable, le paysage magnifique, et le trajet des Karpathes avait de quoi me faire oublier de légères fatigues. La sensation pour moi était étrange, parfois assez plaisante, de traverser la Galicie et de demander mon chemin dans un allemand écorché à de rares employés autrichiens, pendant que les paysans m’accablaient des renseignemens les plus minutieux dans cette langue polonaise que j’assurai ne pas comprendre. Les plaisanteries de nos paysans sur le compte de « l’homme muet » ne firent pas faute et ne laissaient pas de m’égayer beaucoup. À ces railleries s’ajoutaient cependant de leur part très souvent des marques du respect dû à un étranger arrivant de l’autre bout du monde. « Il doit venir de loin, se disaient-ils entre eux, de très loin, de là où le corbeau même n’apporte plus d’os. » Enfin, par une belle matinée du mois de mars 1843, je me trouvai sur la limite qui sépare la domination autrichienne de la domination russe, près du village de Bojany. La frontière était marquée par deux barrières séparées par un espace de quelques dizaines de pas. Sur l’exhibition de mes papiers, j’obtins sans difficulté l’ouverture de la barrière autrichienne; mais, arrivé à la barrière russe, j’eus beau appeler et regarder de toutes parts, personne ne venait. Las d’attendre, je passai en me baissant sous le poteau et me dirigeai vers une maison un peu éloignée, qui me semblait être le bureau de la douane. L’étonnement y fut grand quand on me vit arriver seul sans être accompagné d’un soldat.

— Par où avez-vous passé la frontière?

— Mais par la barrière là-bas.

— Qui vous l’a ouverte ?

— Personne. J’ai vainement appelé, et je me suis enfin décidé à passer dessous.

— Comment! le garde n’était donc pas à son poste! s’écria le fonctionnaire, et, exaspéré de colère, il s’élança au dehors pour donner des ordres, dont le ton menaçant ne m’indiquait que trop le sens. Revenu dans la chambre, il fit rejaillir sur moi le reste de sa mauvaise humeur; mais la vue du passeport anglais calma subitement son courroux. Pendant qu’on examinait mes papiers et qu’on notait les réponses faites à diverses questions concernant ma personne et le but de mon voyage, j’entendais les cris lointains du pauvre soldat qui expiait sous la bastonnade sa négligence ou peut-être bien ma précipitation. Enfin je pus quitter le bureau avec le sentiment d’une satisfaction qui ne fut pourtant pas sans mélange. Il y avait en effet quelque chose de symbolique dans cet incident de mon entrée sur le territoire de l’empereur Nicolas. Dès le premier pas, j’avais mis en défaut la vigilance russe, mais j’avais causé en même temps, quoique bien involontairement, le supplice d’un pauvre malheureux. Mon cœur se serrait.

Ce fut le 22 mars que j’arrivai à Kamienieç, au milieu du jour. Ma malle dans une main, j’ouvris de l’autre la porte d’une auberge qu’on m’indiquait, et je me trouvai ainsi tout à coup au milieu d’une nombreuse assemblée, dans une vaste salle où l’on jouait au billard. J’avais gardé à dessein mon chapeau sur ma tête, et à ce signe si contraire à nos habitudes, avant même que j’eusse prononcé une parole, je fus tout de suite reconnu pour un étranger, pour un Français car ces deux mots sont à peu près synonymes chez nous. Le mouvement qui se fit alors dans la salle fut bien curieux. « Un Français, un Français ! » murmurait-on de toutes parts avec intérêt, avec sympathie, mais avec la crainte manifeste de se compromettre par une parole imprudente ou même simplement bienveillante. Deux hommes seuls osèrent m’aborder franchement et s’entretenir avec moi : ce fut d’abord un Polonais de Cracovie, de passage seulement à Kamieniec et tenu par conséquent à moins de circonspection; l’autre fut un officier russe, qui avait quitté le billard en m’entendant prononcer quelques paroles en français, et me témoigna tout de suite un empressement chaleureux. « Vous venez donc pour un certain temps ici? Oh! restez-y, je vous y engage. Beau pays, belles femmes! Mais c’est surtout à Varsovie qu’il y a des femmes charmantes!... Ah! Varsovie! j’y ai été en garnison; voilà ce qui est fameux, voilà où l’on trouve de jolis minois ! » Et le jeune homme ne tarissait point en éloges qui ne laissaient pas de m’être pénibles. Chose étrange, dans cette Pologne dont il foulait le sol et dont il avait traversé les principales villes, il n’avait pu rien voir, rien apprécier que la beauté de nos femmes! Pas un mot du gouvernement, du sort des habitans, des misères du peuple! Son unique objet de préoccupation, de louange et de conversation, c’étaient les Polonaises! Une seule chose le détourna de son sujet favori : c’est quand je fis la mention incidente de Paris; il me questionna aussitôt sur les Parisiennes, et sembla tout à la fois satisfait et excité par mes réponses. C’était du reste un très bon garçon que cet officier Rogatchev; il finit par m’offrir de partager avec lui notre mets national des pierogi, tout en me plaisantant sur le fort accent étranger avec lequel je prononçais ce mot. Il me rendit cependant bientôt la justice qu’en fait de pierogi, le bon appétit rachetait chez moi, et amplement, la mauvaise prononciation.

Pendant que nous nous promenions ainsi de long en large dans la salle en causant à haute voix de choses futiles, les autres habitués, tous Polonais et jeunes gens, se tenaient à l’écart et chuchotaient entre eux en me lançant de temps à autre des regards curieux et obliques. Il y avait un contraste si saisissant entre leur attitude réservés et circonspecte et la désinvolture épanouie de l’heureux Rogatchef! Tout en continuant la conversation avec l’officier russe, je m’efforçai de saisir les paroles qu’échangeaient entre eux mes compatriotes, et j’attrapai ainsi des lambeaux de phrase : « De France? — Sait-il quelque chose sur les nôtres? — Les Français pensent-ils à nous? — Des événemens se préparent peut-être? » Mon émotion fut grande, mais je redoublai d’animation dans le récit que je faisais à mon interlocuteur des beautés et des splendeurs de Paris.

Tout en discourant, je ne négligeai pas d’informer M. Rogatchev, ainsi que les autres habitués, que j’étais venu à Kamienieç dans l’intention d’y chercher fortune comme maître de langues, que je ne demanderais pas mieux que de me fixer dans la ville, sauf à pousser, si mon intérêt l’exigeait, dans l’intérieur même de la Russie. Je renouvelai cette déclaration le lendemain à la police, car j’avais hâte de régulariser ma position. Le permis de séjour me fut accordé sans difficulté; quant à mon intention de donner des leçons de langues étrangères dans des maisons privées, on me prévint qu’il y avait là encore plusieurs formalités à remplir : il fallait adresser notamment des demandes de permission au gouverneur militaire, au directeur du lycée, etc. Bientôt je reçus les autorisations exigées, et grâce aux recommandations de mon officier ainsi que d’autres personnes dont je fis la connaissance dans les premiers jours, grâce surtout aux prévenances dont tout étranger est l’objet dans notre pays, les demandes de leçons m’arrivèrent de tous côtés et dès le début. Je recherchai de préférence les maisons des employés russes : c’était le moyen de détourner de moi tout soupçon et de compromettre le moins possible mes compatriotes. L’offre qui me fut faite par la maison Abaza me fut surtout précieuse, et je me gardai bien de négliger de telles relations : le colonel Abaza, président de la chambre des finances, était un fonctionnaire russe des plus haut placés et des plus influens. Je ne me refusai pas, bien entendu, aux familles polonaises; mais je recherchai surtout celles qu’une découverte aurait le moins exposées, c’est-à-dire les maisons des veuves, des vieillards, celles-là enfin où il n’y avait pas de jeunes gens. Au bout de quelques semaines, ma position était établie, mes relations très étendues; j’allai dans les cercles, dans les réunions, et toute la ville connut très bien M. Catharo, qu’elle s’obstinait à appeler un Français.

C’est ainsi qu’après douze ans passés dans l’émigration je me trouvai de nouveau dans mon pays, non loin même de ma famille (elle habitait l’Ukraine), en qualité de Maltais, sujet britannique, enseignant les langues étrangères, et ne comprenant pas un mot de polonais ou de russe. Cette dernière circonstance mettait très souvent ma circonspection et mon sang-froid à de rudes épreuves, que l’exercice du professorat ne faisait qu’aggraver. Combien de fois n’étais-je pas tenté, devant certains passages ou locutions difficiles, de les expliquer à mes élèves dans une langue qui m’était aussi familière qu’à eux-mêmes ! Un de mes premiers disciples fut un certain Dmitrenko, employé à la chambre des finances, joyeux garçon, et qui eut tout à coup la fantaisie de vouloir apprendre de moi le français, dont il ne savait pas le premier mot. À bout de procédés pour nous faire mutuellement comprendre pendant l’enseignement, il finit par me proposer de me donner quelques notions du russe (que je savais parfaitement bien) ; mais il ne put jamais arriver à me le faire lire couramment, et ne cachait pas son étonnement sur le manque d’intelligence de ces Français dont on vantait tant l’esprit.

Au milieu de mes compatriotes, l’incognito que je gardais m’exposait très souvent à des scènes dont souffraient mon sentiment intime et ma délicatesse d’honnête homme. J’étais confident involontaire et forcé des relations et même des secrets de famille, qu’on croyait dérober complètement à ma connaissance en les traitant en polonais. Ce n’était pas non plus précisément des choses toujours flatteuses pour moi que je parvenais à surprendre dans de telles conversations. Un jour par exemple, me voyant pour la première fois dans un salon et apprenant que j’arrivais récemment de Paris, un visiteur qui m’était inconnu désira me demander des nouvelles de son frère qui vivait dans cette capitale, émigré, et que je connaissais en effet très bien ; mais le maître de la maison l’en dissuada chaleureusement. « Tu sais bien qu’il est rigoureusement défendu de s’informer de la situation de parens émigrés ; prends garde, on n’est pas sûr avec un étranger. » Le sang me montait à la tête, et je me courbai bien vite sur un livre que je feuilletais.

Qu’on me permette encore un autre souvenir. Je donnais des leçons aux deux filles de la bonne et aimable Mme Piekutowska. Une fois, dans un entretien avec elles, je touchai à la Pologne ; la belle Mathilde répondit avec véhémence à ma parole insouciante, une de ces paroles comme nous en lance si souvent un étranger en ne se doutant pas qu’il fait saigner une profonde blessure. La sœur aînée l’interrompit brusquement en polonais : « Comment peux-tu parler des choses saintes devant un écervelé de Français ! »

De pareils incidens arrivaient presque chaque jour : ils me causaient tantôt du plaisir, tantôt de la gêne ; mais la gêne devenait de la rage concentrée quand, dans les maisons russes, j’étais forcé de dévorer en silence ou de discuter avec le calme désintéressé d’un étranger des propos blessans pour ma nation que se permettaient nos oppresseurs. C’est surtout dans la maison de M. Abaza que je souffrais souvent de telles tortures, et j’essaierais en vain d’en donner une idée.

Ma sécurité, ainsi que celle d’autres personnes, pouvait être compromise, si l’on m’avait soupçonné de connaître la langue du pays ; j’étais donc tenu de veiller sous ce rapport constamment sur moi-même. Si je puis m’exprimer ainsi, j’étais tenu de veiller jusque sur mon sommeil, et je m’arrangeais toujours, notamment toutes les fois que j’étais invité à une des campagnes voisines, de manière à coucher seul et dans une chambre séparée; je craignais qu’en dormant il ne m’arrivât de prononcer quelques phrases. Aucun incident ne vint cependant démentir le rôle que j’avais assumé, et durant neuf mois je pus soit rester à Kamienieç, soit faire de courtes excursions dans la province, sans exciter le moindre soupçon de la police. Aux yeux des Polonais comme des Russes, je passai toujours pour M. Cathare, homme inoffensif, aimant la société et parfaitement bien accueilli par elle. Quant au but réel de mon séjour et à mon véritable caractère, quelques compatriotes seuls en étaient informés, et le secret fut rigoureusement gardé. L’alerte, à ce que j’ai su plus tard, vint de Saint-Pétersbourg, et Kamienieç fut profondément étonnée un jour d’apprendre tout à coup que le maître de langues français qu’elle avait si longtemps gardé dans ses murs était un compatriote, un émigré, un émissaire...

On dit qu’il y a un sentiment qui nous prévient d’ordinaire d’un danger menaçant. Je n’avais pas besoin d’un tel don surnaturel pour être averti dans les premiers jours du mois de décembre de l’imminence du péril : je n’avais qu’à tenir les yeux bien ouverts. Au commencement de décembre je m’aperçus en effet que j’étais suivi et épié à chaque pas par les gens de la police. Les avis qui me venaient de divers côtés, ainsi que l’air moitié inquisiteur, moitié gêné que gardaient envers moi les fonctionnaires russes, ne purent que me confirmer dans mes appréhensions. J’ai appris plus tard que ce n’était pas seulement le désir de se renseigner sur mes démarches qui fit retarder le moment de mon arrestation; c’était encore l’incertitude sur la parfaite identité de ma personne, car l’on craignait, dans le cas d’une erreur, de se compromettre vis-à-vis d’un sujet britannique véritable, c’est-à-dire le sujet d’une puissance qui n’entendait pas raillerie en ces sortes d’affaires. Bientôt cependant je n’eus plus aucun doute ni sur mon arrestation prochaine, ni sur le parti qu’il me restait à prendre. La fuite n’aurait pas été encore à ce moment tout à fait impossible, mais il me répugnait de me dérober à un danger auquel étaient exposés des complices qui ne pouvaient ni ne devaient prendre le chemin de l’exil; il était aussi de mon strict devoir envers eux, et bien plus encore envers des milliers d’innocens, de ne pas faire défaut au jour terrible de l’enquête. En effet, dans ces sortes de perquisitions politiques, le système russe consiste à arrêter tous ceux qui de près ou de loin ont pu connaître l’homme soupçonné. Or, comme je connaissais presque tout le monde dans la ville et dans les environs, la disparition du principal coupable n’aurait fait qu’aggraver le sort de milliers de suspects, l’enquête aurait traîné des années, n’aurait peut-être jamais fini ; ma présence seule pouvait prévenir des malheurs incalculables, et dans le cas extrême limiter au moins le nombre des victimes. Je résolus donc d’attendre patiemment l’heure fatale, et je passai les jours de liberté qui me restaient encore à concerter avec mes complices le plan de conduite à tenir. La dernière entrevue que j’eus avec l’un d’eux fut le soir, dans une église, la veille même de mon arrestation ; nous convînmes autant que possible de tous les points, puis nous nous embrassâmes avec une émotion facile à comprendre. Resté seul dans l’église, je me mis à prier Dieu avec ferveur de m’accorder la force nécessaire pour supporter les épreuves qui m’attendaient.

Comme tout Polonais de ma génération, j’avais puisé dans l’éducation maternelle le sentiment d’une foi catholique fervente. Ces convictions eurent cependant leur temps d’éclipsé, et je me rappelle encore le moment où elles furent ébranlées pour la première fois. C’était en 1831, quand après notre glorieuse campagne j’eus passé en Galicie avec le corps du général Dwerniçki. Un jour que j’étais allé à confesse, le prêtre, un père bernardin, entre autres exhortations empreintes de charité et d’esprit évangélique, me représenta notre révolution comme un péché, comme une violation du serment de fidélité envers Nicolas. Le respect du lieu sacré m’empêcha de répondre, mais en me levant je me dis, pour la première fois de ma vie, que les prêtres n’enseignaient pas toujours la vérité, et que leur blé était mêlé de beaucoup d’ivraie. Peu de temps après, arrivé en France, je me pris, comme tout le monde, à goûter les doctrines nouvelles en matière de religion comme de politique. Je négligeai toute pratique religieuse, et j’en étais bientôt venu à n’estimer en Jésus-Christ qu’un excellent philanthrope, tout au plus un démocrate ; mais les jouissances frivoles de la négation sont vite épuisées, et bien avant l’époque dont je parle dans ce récit, avant mon retour au pays, j’étais revenu aux sentimens qui ont guidé ma jeunesse, et qui devaient maintenant me procurer le soutien le plus efficace dans les tristes destinées qui m’étaient préparées.


II.

Le 31 décembre 1843, au point du jour, je me sentis brusquement secoué par le bras et appelé à haute voix par mon nom d’emprunt. Quoique éveillé, je ne me hâtai pas cependant de répondre, je voulais me donner le temps de me composer une attitude. Quand j’eus enfin ouvert les yeux, j’aperçus dans ma chambre le directeur de la police colonel Grunfeld, un commissaire et le major Poloutkovskoï, de la chancellerie du prince Bibikov, gouverneur-général de Volhynie, Podolie et Ukraine. Le major était arrivé exprès de Kiow pour procéder à mon arrestation. J’exprimai ma surprise d’une visite aussi matinale, et mon étonnement redoubla naturellement à la nouvelle qu’on allait m’amener sous escorte devant le gouverneur. Je ne me fis pas faute non plus de rappeler ma qualité de sujet britannique et de faire ressortir toute la gravité des procédés inconcevables dont on usait envers moi. Après avoir ainsi rempli les formalités nécessaires de mon rôle, je demandai la permission de passer dans l’autre chambre pour faire ma toilette. Pendant que je m’habillai, le commissaire se saisissait de mes papiers, de mes effets, et bientôt nous nous dirigions vers la maison du gouverneur, le général Radistchev, que je connaissais depuis longtemps. Cette première entrevue fut aussi courte que peu décisive. Le gouverneur entra brusquement dans le salon et m’interpella en langue russe. Je prétendis ne pas comprendre ce qu’il disait, et je le priai de m’entretenir en français, de m’expliquer surtout la cause de mon arrestation. — « Vous la saurez bientôt. » — Et sur un signe de sa main on me fit sortir. On me conduisit à la maison du directeur de la police ; là je fus installé dans une chambre attenant au salon: les portes furent fermées à clé, un employé en uniforme me tint compagnie en se conformant strictement à l’ordre reçu de ne pas m’adresser la parole.

J’avais jusqu’ici gardé tout mon sang-froid et j’étais même assez étonné de mon calme parfait depuis le moment du réveil ; mais, resté seul ou à peu près, je sentis subitement une grande défaillance de cœur. La pensée des malheurs qui m’attendaient, qui attendaient tant de mes pauvres frères, me brûlait le cerveau, et je sentis les larmes me venir aux yeux. Pour cacher cette dangereuse émotion, je me retournai vers le mur en y appuyant mon front ; mais alors je crus entendre derrière ce mur des gémissemens, les voix de mes compagnons d’infortune. Je voulus me distraire à toute force, et je me saisis d’un jeu de cartes que j’aperçus sur un guéridon. Enfant de l’Ukraine, j’étais un peu superstitieux ; je me mis à tirer les cartes, et elles me promettaient… ma délivrance ! Le dirai-je ? cette prophétie de la bonne aventure ne fit qu’augmenter mon irrigation, et je sus presque gré au directeur de la police, qui entrait ta ce moment pour s’enquérir de mes besoins, et qui emporta avec lui le jeu tentateur.

Une distraction beaucoup plus sérieuse remplaça quelques momens après celle que m’avait procurée la puérile consultation des cartes. A remployé qui me surveillait déjà vint bientôt s’en adjoindre un autre, et ainsi commença une conversation non dépourvue certes d’intérêt pour moi. Tout le monde me connaissait si bien à Kamienieç, tout le monde y était si parfaitement persuadé de mon ignorance des deux idiomes en usage dans le pays, que même à ce moment ces messieurs me considéraient encore comme un étranger et ne e gênaient pas pour converser en russe à haute voix. On se doute bien si je fus attentif au colloque.

« — C’est une grosse affaire, disait l’un, affaire de politique! On a déjà arrêté aujourd’hui dans la ville une vingtaine de personnes (il citait les noms), et des ordres sont partis pour la province, tout cela à cause de cet étranger qui est venu ici, à ce qu’on dit, intriguer contre le tsar au profit d’une grande puissance, de l’Angleterre ou de la France, le diable le sait! On ne dit pas grand bien non plus du président Abaza, et ce serait dommage, car c’est un brave homme; mais aussi l’étrange idée qu’il a eue de vouloir apprendre à son âge le français! Il profitera bien de son français !...

« — Quel malheur! quel malheur! répondit l’autre. Quand ce monsieur est arrivé ici, il y a neuf mois, j’avais reçu l’ordre de le surveiller, ainsi que nous le faisons à l’égard de tout étranger. Je me suis attaché à ses pas, je l’entourai de toutes parts; mais sa conduite était si simple, ses relations si franches avec les Polonais comme avec les Russes, il me parut si inoffensif que je finis par le perdre de vue. Il semble pourtant que c’était un joli oiseau, — et c’est un autre qui l’a attrapé et qui va recevoir la récompense!... Voilà ce qui s’appelle ne pas avoir de chance. Fils de chien, va!... Quel malheur! quel malheur! »

Ces étranges doléances du pauvre diable qui avait manqué l’occasion de me perdre ne laissèrent pas de m’égayer un peu; toutefois les autres renseignemens retirés de ce colloque donnèrent une tournure plus grave à mes pensées. Je ne pouvais plus douter qu’on arrêtait beaucoup de monde à cause de moi; mais les noms qu’on venait de citer appartenaient à de si diverses catégories de mes connaissances que je vis là même une source d’espérance. On ne faisait donc que tâtonner, on saisissait à tort et à travers, et les soupçons montaient ou plutôt s’égaraient jusque sur M. Abaza!,.. A un autre point de vue, j’imitai le cynisme naïf de mon employé de police, et j’étais tout prêt à me réjouir de l’embarras dans lequel je mettais ce bon président de la chambre des finance. Si en effet les Russes que je connaissais allaient être impliqués dans l’enquête, l’affaire s’embrouillerait étrangement, et qui sait alors si mes complices ne bénéficieraient pas de l’innocence parfaite des autres, qui ne tarderait pas à éclater?...

A quatre heures de l’après-midi, je reçus la visite du gouverneur et du major Poloutkovskoï. On me représenta que ma position était des plus graves, et qu’il était de mon intérêt de faire les aveux les plus complets. Je persistai dans mes affirmations, je déclarai ne rien comprendre à ce qu’on voulait de moi, et je parlai d’écrire à l’ambassadeur anglais à Pétersbourg pour réclamer sa protection. « Vous voudriez donc quitter au plus vite Kamienieç? me répondit ironiquement le gouverneur; soyez tranquille, je vous en procurerai tous les moyens. »

Les mêmes interrogatoires eurent lieu les jours suivans, soit dans la maison du directeur de la police, où j’étais toujours détenu, soit chez le gouverneur, qui me faisait venir sous escorte; mêmes insistances pour me faire convenir de mon véritable caractère d’une part, même obstination de l’autre à garder le rôle que j’avais assumé. Les manières du gouverneur furent généralement froides, mais polies, parfois cependant ironiques et même emportées. « Vous avez beau vous dire Maltais et jouer la comédie, s’écria-t-il dans un de ses interrogatoires, nous savons bien que vous êtes de l’Ukraine, tel et tel ont avoué déjà vous avoir entretenu en polonais. » Il me nomma deux de mes coaccusés, les moins initiés à mon action, les moins fermes aussi; il me fit confronter à deux reprises avec eux. Ces entrevues furent des plus pénibles, et malgré les dénégations formelles que j’opposai aux dénonciateurs, je reconnus l’impossibilité de persister plus longtemps dans la voie suivie jusqu’ici. Les renseignemens sur mon compte arrivaient en effet chaque jour plus abondans et plus précis, et il devint évident pour moi qu’en prolongeant un jeu inutile je risquais d’aggraver la situation de mes complices; mais je voulais avoir pour témoins de mes confessions le plus grand nombre possible des accusés, afin qu’ils pussent se conformer à mes révélations et en bien connaître les limites : j’attendais une confrontation générale. Elle ne tarda pas à venir, et un soir, amené auprès du gouverneur, j’aperçus dans la salle un grand nombre de mes coaccusés, debout et rangés le long des deux murs. Le spectacle fut émouvant, je dirais qu’il avait même quelque chose de fantastique. Plusieurs n’étaient que de simples connaissances, d’autres étaient des complices, tous portaient sur le visage l’empreinte de la fatigue et de la souffrance. Après un certain temps passé comme à l’ordinaire en questions pressantes et en dénégations absolues, poussé à bout : «Eh bien, oui, m’écriai-je à haute voix et dans ma langue natale, je ne suis pas sujet britannique, je suis Polonais, né dans l’Ukraine, émigré après la révolution de 1831 et revenu ensuite ici. Je suis revenu dans le pays, parce que je ne pouvais plus supporter la vie de l’exil, parce que je voulais revoir la terre polonaise. Je suis rentré sous un nom supposé car je savais bien que je ne pourrais y rester sous mon nom véritable, et je voulais y rester à tout prix, tranquille, inoffensif, ne demandant qu’à respirer l’air natal. J’ai confié mon secret à quelques-uns de mes compatriotes en leur demandant aide et conseil; je ne leur demandais pas autre chose, et je n’avais rien d’autre à leur dire... » Malgré la conviction qu’ils avaient depuis longtemps, le gouverneur et le major Poloutkovskoï ne purent maîtriser une exclamation de surprise en m’entendant tout à coup m’exprimer en polonais; à mesure que je parlais, la figure du gouverneur s’épannuissait, il se frottait les mains, parcourait à grands pas la salle, et quand j’eus cessé, il s’approcha de moi avec un air bienveillant : il semblait me savoir gré d’avoir mis fin à une situation insoutenable. Après quelques questions insignifiantes, il donna l’ordre de m’emmener.

Revenu à la maison de police, et encore sous l’empire de l’excitation récente, j’y surpris étrangement tout le monde en parlant tout à coup polonais. J’interpellai dans cette langue le directeur, les employés, les gardiens. Je prenais un plaisir enfantin, fébrile, à user d’une liberté que je m’étais si longtemps interdite, et ainsi fis-je encore le jour suivant. Par une obstination qui tenait plutôt à une répugnance qu’à un calcul quelconque, je prétendais toujours ne rien comprendre au russe; mais quant au polonais je m’en donnai à cœur joie, et je semblai vouloir me dédommager en quelques heures de l’abstention de toute une année.

Ainsi finirent les préliminaires de mon enquête, et le lendemain le major Poloutkovskoï vint m’avertir de me tenir prêt à partir le soir même pour Kiow.

Ce fut par une belle et froide nuit d’hiver que je quittai Kamienieç. Je pris place dans une bonne et large calèche, à côté du major Poloutkovskoï; en face de nous, deux gendarmes se trouvaient assis, les armes chargées. Nous fûmes suivis par une seconde voiture, dans laquelle se trouvaient deux employés de la police secrète. Vu la saison et l’heure avancée (minuit), la ville était complètement déserte et sombre. En passant devant certaines maisons que je connaissais, et dont les habitans étaient liés à mon sort, je levai les yeux et j’y aperçus de la lumière. Étaient-ce des signes d’adieu, ou bien les indices de veilles pleines d’angoisse? Le tintement plaintif des grelots attachés, selon l’habitude russe, au timon de la voiture, traînée par trois chevaux, troublait seul le silence lugubre de la nuit. Moi aussi, je m’enfermai dans un silence complet, je m’adonnai tout entier à une voluptueuse tristesse, et je sus gré au major de n’interrompre le cours de mes pensées par aucune parole, pas même au moment des relais. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’il donna le signal de la conversation; elle ne roulait d’abord que sur la France, son administration, son régime communal, son agriculture, son commerce, tous sujets qui semblaient l’intéresser beaucoup. Peu à peu nous nous mîmes à parler de la politique et même de l’émigration, et j’eus lieu de constater la parfaite exactitude des renseignemens que mon interlocuteur avait pu recueillir sur nos partis, sur nos hommes, et même sur nos moindres publications. Je lui exprimai mon étonnement à cet égard, et il me répondit en souriant : « Nous sommes bien forcés d’apprendre toutes ces choses, et les moyens d’information ne nous manquent pas. » En général, le major, que j’avais eu déjà l’occasion d’étudier dans mes interrogatoires à Kamienieç, et que je devais retrouver plus tard dans la commission d’enquête de Kiow, se montra toujours froid, presque indifférent, mais homme bien élevé, poli et plein de convenance envers moi. Dans mes entrevues avec le gouverneur de Kamienieç, il n’avait jamais manqué de rappeler au calme le général Radistchev toutes les fois que celui-ci s’était laissé aller à des emportemens.

Un ressort de notre calèche s’étant cassé le soir de notre arrivée à Mohilow, je fus placé dans une kibitka avec les gendarmes, tandis que le major nous précédait dans une autre avec les employés de la police secrète, et nous fûmes emportés avec cette rapidité dont on ne saurait se faire une idée, à moins qu’on n’ait vu cette sorte de train en Russie. C’est alors que m’arriva un accident que je suis encore maintenant loin de pouvoir comprendre, et que je désespère bien plus de faire comprendre à mes lecteurs. A une des secousses que la kibitka, dans sa rapidité furieuse, épargne si peu au voyageur, je sentis comme quelque chose se briser à l’attache de ma tête, et une douleur aiguë et atroce dans le cerveau me fit pousser un cri sauvage de détresse, entendu même de la voiture qui nous précédait. Le major fit faire halte et demanda ce que j’avais. Je ne pus rien répondre, je sanglotai seulement. Il donna ordre de marcher au pas jusqu’à la station. Cela me soulagea beaucoup, mais au moindre choc mes souffrances infernales recommençaient: je poussais des cris en serrant ma tête dans les mains. Arrivé à la station, je ne pus descendre de la voiture. Honte et misère! je pleurai comme un enfant... Alors le major, qui avait hâte d’arriver à Braçlaw, me laissa sous la garde d’un des employés de la police et des deux gendarmes, en leur recommandant d’aller au pas. Nous continuâmes notre route; mais, au bout de quelques heures, mon compagnon, impatienté de la lenteur de notre marche, donna l’ordre d’aller plus vite. A peine les chevaux furent-ils lancés au galop, que mes douleurs devinrent d’une violence vraiment insupportable. Je me sentais devenir fou, et, averti par mes cris déchirans, mon surveillant commanda de faire halte. — Vous devez marcher lentement; si vous ne le voulez pas, brûlez-moi donc tout de suite la cervelle. Croyez-moi, si vous continuez le galop, je ne le supporterai pas plus de cinq minutes, je serai mort, et alors quelle sera votre position? — Je n’exagérais nullement; mes paroles, accentuées avec une conviction profonde, firent impression sur mon gardien. Nous continuâmes le reste de la nuit à marcher au pas, et, arrivés au point du jour à une station, il me fit même donner des traîneaux, quoique la route ne fût pas du tout couverte de neige; elle n’était que boueuse. Enfin à une heure après midi nous atteignîmes Braçlaw, où nous attendait déjà le major Poloutkovskoï. Mon état déplorable le toucha visiblement; il posa sa main sur mon bras, me regarda avec attention et me questionna sur le mal que j’éprouvais. Ce fut la première et la seule fois qu’il me montra une véritable compassion. Il me dit que les besoins du service rappelaient impérieusement à Kiow, mais que moi je resterais ici le temps nécessaire pour recouvrer un peu de force. Il me congédia bientôt, et, après avoir marché encore quelque temps, mon véhicule ’arrêta dans la ville, devant un édifice vaste et triste. On me fit descendre, les lourdes portes crièrent sur leurs gonds, et, après avoir traversé plusieurs sombres corridors, je me trouvai au milieu d’une petite chambre assez propre, et dont la fenêtre était munie de fortes barres de fer. Je me jetai sur la paillasse que j’aperçus dans un coin, en me couvrant de mon manteau. Quelques instans après, je reçus la visite du sous-préfet et d’un médecin, un Polonais, qui me questionna avec beaucoup d’intérêt, me prescrivit le repos et quelques médicamens. Je fus laissé seul avec les deux gendarmes. Le repos était en effet le seul remède à mes maux, dont je ne me ressentais en rien tant que je restais couché et tranquille. De longues heures se passèrent, quand tout à coup, au milieu d’un silence profond, j’entendis un cliquetis étrange que je ne pouvais pas d’abord m’expliquer. Je finis par distinguer le bruit des chaînes derrière le mur et dans les corridors. Je me trouvais donc dans une de ces grandes prisons appelées krepost. Quels étaient mes compagnons? De simples criminels, ou bien peut-être des détenus politiques, des compairiotes? Mon doute ne tarda pas à être éclairci. J’entendis des chants s’élever, sonores, répétés en chœur, entrecoupés par le bruit des fers. Les paroles étaient polonaises, la mélodie bien connue : Couché dans la crèche le divin enfant... C’était donc Noël[4], et les pauvres prisonniers, des compatriotes, entonnaient à minuit, d’après la coutume séculaire de notre pays, le vénérable cantique pour saluer la naissance du Sauveur! Vinrent ensuite les autres cantiques d’usage : Lange dit aux pasteurs... Ils accoururent à Bethléem,... etc. Ah! les chants de Noël, ces chants qui avaient bercé mon enfance et ma jeunesse, et que je n’avais plus entendus depuis douze ans, depuis que j’avais émigré! Après douze ans, je les entendais de nouveau, récités par de malheureux prisonniers et accompagnés du bruit des chaînes.

Deux jours après, pendant lesquels je fus plusieurs fois visité par le sous-préfet et le médecin, je me sentis très affaibli encore il est vrai, mais tout à fait délivré de mes maux de tête. Sur la demande de l’employé qui m’accompagnait, si j’étais prêt à continuer le voyage, je répondis affirmativement, car j’avais hâte d’arriver enfin à Kiow. Au moment de monter dans les traîneaux, j’aperçus dans la cour un régiment de soldats dont la tenue me parut si belle et si martiale que j’en fis la remarque au sous-préfet, qui se trouvait à mes côtés. « Ce sont, me dit-il, des soldats polonais de 1831 incorporés depuis dans l’armée du sud. » Voilà donc comment je devais me rencontrer de nouveau, après tant d’années, avec mes anciens compagnons d’armes ! Je ne pus m’empêcher de me découvrir devant eux et de leur crier à haute voix et en polonais : « Salut, camarades! — En avant! » s’écria tout de suite le sous-préfet, et les chevaux partirent comme une flèche.

A peine nous étions-nous éloignés de deux ou trois lieues de Braçlaw qu’une voiture vint à notre rencontre allant un train d’enfer, et s’arrêta en face de nous. J’en vis descendre un officier de gendarmerie qui, après avoir causé quelques instans et à voix basse avec mon compagnon, s’approcha de moi et m’annonça que j’étais désormais placé sous sa garde. C’était un jeune homme de vingt et quelques années tout au plus, très grand, très maigre, très serré, à la taille de guêpe, à l’air dur, hautain. Allemand de naissance, comme je l’appris depuis. La vue de cet homme me causa une sorte de malaise, et je me pris à regretter le major Poloutkovskoï. A un certain endroit, l’officier nous fit quitter la grande route, et nous descendîmes bientôt devant une maison isolée, un corps de garde à ce qu’il me parut, où l’on me mit des menottes. On me mena ensuite dans une hutte souterraine, espèce de forge où un soldat maréchal-ferrant parvint à grand’peine à rallumer le fourneau. L’officier, ayant tiré je ne sais d’où des chaînes, les tenait dans ses mains et les contemplait d’un œil curieux, même farouche. Ces fers étaient les plus détestables du monde, devenus rouges de rouille, composés seulement de deux larges barres reliées au milieu par un chaînon et ayant aux deux bouts deux anneaux pour entourer les pieds. Les apprêts finis, le soldat essaya les anneaux sur mes pieds au-dessous de la cheville, et je ne pus m’empêcher de pousser un cri de douleur, tant ils étaient étroits. L’officier dit seulement : «Allons, allons! » Mais quand on voulut souder définitivement, je retirai mes pieds, et je déclarai que je porterais plainte devant le gouverneur-général, si on n’élargissait pas les anneaux. Cela fit réfléchir l’officier : il ordonna d’obtempérer à ma demande; enfin on introduisit les tenons avec force outils et marteaux. Je souffrais beaucoup de ces anneaux, toujours trop étroits pour moi; je ne pouvais avancer d’un pas, d’autant plus que les chaînons rouilles empêchaient les barres de tourner. On me porta et on me hissa dans la voiture. Assez tard dans la nuit, et après avoir passé Bialo-Cerkiew, le traîneau où j’étais placé, arrivé sur une pente, donna sur je ne sais quel obstacle et versa. Les gendarmes furent jetés dehors. J’ignore ce que devint le cocher; quant à moi, privé de tout mouvement par les menottes et les barres, je fus précipité, et mes chaînes s’accrochèrent, je ne sais comment, à un des coins du véhicule. Ainsi attaché, je fus traîné dans la neige et la boue par les chevaux, qui continuaient leur course effrénée, me meurtrissant la poitrine, les coudes et les genoux; enfin je perdis toute connaissance. Revenu à moi, je me vis de nouveau installé dans le traîneau; tout était dans l’ordre, et l’officier, debout devant moi, me demandait si je souffrais beaucoup. Je ne répondis rien. Alors eut lieu une scène tout à fait russe. L’officier frappa du poing les pauvres gendarmes à cause de l’accident auquel il avait seul contribué en criant toujours d’aller plus vite; les gendarmes, remis en route, rendaient au cocher les coups de poing de l’officier, et celui-là se vengea sur les chevaux en les brutalisant avec fureur, au risque d’amener la répétition de l’aventure. Plus mort que vif, je regardai faire, et, — faiblesse de la nature humaine! — je n’avais plus qu’un seul sentiment, le sentiment de la peur devant un second accident. A chaque descente, au moindre choc, je fermais les yeux, j’étais pris de défaillance, et cependant je n’étais pas peureux de ma nature, ni de nerfs précisément délicats!... Le jour suivant, j’arrivai devant la forteresse de Kiow.


III.

Transporté sur les bras de quelques soldats, je fus déposé d’abord dans la salle du commandant de place, où je fus fouillé, inscrit sur les registres et pressé de questions auxquelles je ne sais ce que je répondis, car je n’avais conscience ni de mes actions ni de mes paroles. On me souleva ensuite, on me fit marcher à travers un nombre infini de pièces et de corridors; des soldats me soutenaient. On ouvrit une porte, j’entrai dans une cellule, et je tombai épuisé sur la paillasse. Avec moi étaient entrés quelques geôliers et un aide-de-camp. Celui-ci me demanda si je désirais quelque chose; je le priai alors de faire élargir les anneaux de mes chaînes ou changer mes fers; il me répondit qu’il n’avait pas de pouvoirs pour cela, mais qu’il ferait un rapport. On me laissa seul, et au bout de quelques momens je m’endormis. Je dormis vingt-cinq heures sans interruption, et je ne fus éveillé que par les gardiens, que ce sommeil si prolongé commençait à inquiéter. Bientôt après vint chez moi le colonel commandant de place, tout couvert de décorations; il me demanda en polonais comment je me portais, et quelle était la cause de ma maladie. Je le remerciai, mais je ne lui dis rien des accidens du voyage : à quoi bon me plaindre? Il me promit de m’envoyer du bouillon, et prit congé de moi par ces paroles : « Tâchez de vous restaurer; vous êtes très affaibli, et ici, dans notre prison, il faut avoir de la santé pour supporter diverses souffrances. »

J’étais affaibli en effet, mais je ne me ressentais plus du mal de tête infernal que je redoutais le plus. Je n’avais de douleur qu’à la poitrine, aux coudes et aux genoux, conséquences de l’accident, et ces douleurs, je devais les éprouver encore pendant des mois entiers. Je jetai un regard sur ma cellule; elle avait six pieds sur cinq, était assez haute, très négligée, malpropre, éclairée par une petite lucarne placée tout auprès du plafond, et grillée par des barreaux en fer au dedans comme au dehors. Au-dessus de moi, je lisais quelques noms péniblement inscrits sur le mur, entre autres celui de Rabczynski, que je devais retrouver plus tard en Sibérie. Pour tout ameublement, il n’y avait qu’une petite table, une chaise en bois ordinaire et un grand poêle en faïence. On m’apporta du bouillon et du pain; mais la difficulté de manger avec des menottes me causa une si grande irritation que je finis mon repas avant d’avoir apaisé mon appétit. Tout à coup la vue du pain qui était resté me suggéra une idée que je crus providentielle. Ce n’était certes pas la première fois que je pensais à Konarski[5], dont les souffrances étaient encore présentes à toute mémoire. Je savais que la faim avait été un des moyens de torture employés contre lui, et je n’étais pas du tout sûr de n’avoir point non plus à passer par la même épreuve. J’imaginai donc de me ménager une ressource pour ce cas extrême, et je cachai le pain derrière le poêle, tout en haut, dans un trou; ainsi fis-je les jours suivans avec le pain qu’on m’apportait. Je fus très heureux de ce magasin de biscuit que je me préparais pour les temps de disette.

Restauré un peu par le long sommeil et la nourriture, je devins plus sensible à une douleur cuisante que je ne pus d’abord m’expliquer; bientôt je m’aperçus que j’étais couvert de vermine : la paillasse, la chambre en étaient infectées, et les menottes ne me permettaient même pas d’y porter le moindre remède ! Je regardai autour de moi, et je vis deux yeux attachés sur moi : c’était le factionnaire qui montait la garde dans le corridor, et avait ordre de surveiller tous mes mouvemens par le vasistas de ma porte; mais j’eus beau appeler, il n’y fit aucune attention. Heureusement, le lendemain vint le général commandant de la forteresse, qui me fit transférer dans une cellule en face pour qu’on nettoyât ma chambre. Il ordonna aussi de me faire raser; mais quand je priai l’officier qui assistait à cette opération de me laisser mes favoris, je reçus cette réponse plus que déplacée : «Non, non, vous ne garderez que les moustaches, ce sera tout à fait à la polonaise ; les anciens Polonais ne portaient que la moustache. » Bientôt je retournai dans ma chambre, rendue à peu près propre. Ce qui ajoutait à mon bonheur et à ma gratitude envers le général commandant, c’est qu’il me fit ôter les menottes. Cela est étrange à dire, mais avec la liberté des mains je recouvrai littéralement toute la liberté et l’énergie de mon esprit, retendais continuellement mes bras, osant à peine croire à ma félicité; je me réjouissais comme un enfant délivré de ses langes.

Une semaine à peu près s’écoula sans apporter de changement notable dans ma position. La nourriture qu’on me donnait était saine et abondante, la chambre fut nettoyée chaque jour; mais le manque d’air, de mouvement et d’occupation m’avait complètement énervé. Les chaînes m’empêchant de marcher et même de me tenir seulement sur pied, je restais presque toujours couché sur la paillasse, et je ne me levais d’ordinaire que le matin pour m’agenouiller et réciter le Pater. Les nuits étaient longues et sans lumière, troublées seulement par le bruit lointain et sourd du marteau, alors qu’on ferrait ou déferrait quelques-uns des prisonniers. Bien qu’il fût défendu aux factionnaires et aux gardiens de m’adresser la moindre parole, je sus cependant bientôt que tous mes coaccusés de Kamienieç se trouvaient dans la même prison que moi, mais qu’ils habitaient d’autres corridors.

Un jour, vers midi, un grand bruit se fit à l’entrée de ma cellule, ma porte fut ouverte, et un homme parut devant moi en petite tenue de général, entouré de généraux et d’aides-de-camp, tous en grand uniforme, et qui se rangèrent respectueusement au fond du corridor. C’était un homme de haute stature, aux cheveux gris coupés en brosse, d’une figure ovale sans moustaches, aux yeux très perçans. La manche gauche de l’habit attachée à un des boutons de l’uniforme et indiquant le manque de bras m’apprit tout de suite que j’avais devant moi le gouverneur-général de Volhynie, Podolie et Ukraine, prince Bibikov[6]. Il ôta sa casquette, repoussa la porte sans la fermer, prit place sur la chaise, et me fit signe de me rasseoir sur la paillasse d’où je m’étais levé. Pendant tout l’entretien qui suivit, il parut très incommodé par l’air vicié de la cellule. Il se tournait de temps en temps machinalement vers la lucarne pour respirer. Il m’adressa la parole en français :

— Vous devinez peut-être qui je suis?

— Je crois avoir l’honneur de parler au gouverneur-général prince Bibikov.

— Vous vous nommez Piotrowski, vous êtes né en Ukraine, vous avez pris part à la révolte de 1831, vous avez émigré en France, et vous êtes revenu ensuite à Kamienieç sous le nom de Catharo?

— Oui, excellence.

— Vous prétendez n’être revenu que dans le désir de revoir le pays; mais après 1831 l’empereur a accordé une amnistie, pourquoi n’en avez-vous pas profité ?

— Je ne voudrais rien dire qui puisse déplaire à votre excellence; mais la manière dont cette amnistie fut pratiquée n’était pas de nature à nous encourager. Du reste, l’amnistie ne s’appliquait qu’aux sujets du royaume; les habitans des provinces détachées en étaient privés. Et puis, pour demander grâce, il faut avoir le sentiment d’avoir été coupable...

— Qui vous a donné le passeport anglais?

— Je l’ai trouvé dans la rue.

— Vous avez passé plus d’un mois en Hongrie; vous voyez que je suis bien renseigné sur vous. Pourquoi y êtes-vous allé?

— Pour faire perdre mes traces et pour abréger le voyage.

— Oh ! vous aviez bien d’autres raisons pour cela. Vous êtes membre de la Société démocratique?

— J’en faisais partie autrefois en effet, mais il y a bien longtemps que je m’en suis retiré.

— Vous êtes un émissaire de cette société?

— Non,

— Ainsi en venant ici vous n’aviez aucun but, aucune mission politique?

— Certainement non.

— Ce n’est pas par de telles assertions que vous améliorerez votre situation. Elle est, je ne vous le cache pas, bien mauvaise. Seuls, des aveux sincères et complets peuvent faire diminuer votre peine et vous mériter surtout l’indulgence de l’empereur. Vous avez connu Konarski?

— Non.

— Mais vous avez entendu parler de lui?

— Certainement, ainsi que de ses tortures.

— Votre situation est la même que celle de Konarski; la sincérité de vos aveux peut seule en diminuer les conséquences. Je ne veux pas juger vos sentimens; je veux seulement savoir qui vous avez connu à Kamienieç et dans la province. Je ne demande pas que vous me disiez ce que vous vous proposiez; dites-moi seulement qui vous avez connu.

— Mon Dieu, excellence, j’ai connu presque tout le monde à Kamienieç et dans les environs.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, vous le savez bien. Il s’agit des intimes.

— Il n’y avait pas d’intimes. J’ai pu révéler à quelques-uns ma nationalité et leur demander aide et conseil; mais vous comprendrez bien, excellence, que je ne dois pas les nommer.

Après quelques momens de silence, le prince Bibikov reprit: — Je ne comprends pas pourquoi ; les Polonais et les Russes devraient- ils se nuire et se haïr éternellement? Nous sommes tous des Slaves, rapprochés par l’origine, par la langue et les mœurs; nous devrions être unis et marcher ensemble. Celui qui pense autrement ne comprend pas le véritable intérêt des deux nations.

— Je suis complètement de votre avis, excellence : aussi n’avons-nous aucun sentiment de haine contre la nation russe ; mais nous voulons être libres, et quant au gouvernement...

— Je n’ai pas le temps de discuter avec vous. Je vous le répète, votre situation est très critique, mais vous pouvez l’améliorer sensiblement en faisant des aveux sincères. Je ne vous promets pas la liberté complète et tout de suite: je ne promets jamais ce que je ne saurai tenir, mais je puis intercéder auprès de l’empereur pour qu’il vous accorde la grâce de servir dans l’armée du Caucase. Les Polonais, comme tous les Slaves, sont courageux et braves ; vous êtes jeune encore, vous ne manquez pas d’intelligence, vous pourrez bien vite devenir officier, et alors votre carrière ne dépendra plus que de vous-même. »

Il prononça ces paroles en se levant d’un ton haut et ferme, puis il ajouta avec une certaine douceur : « Du reste, je ne vous demande pas vos secrets; dites-moi seulement les noms des personnes que vous avez connues; je n’ai pas besoin de savoir ce que vous leur avez confié, je ne demande simplement que les noms, et je n’exige pas non plus que vous me les disiez tout de suite. Vous êtes affaibli et sous des impressions encore trop récentes et trop vives. Quand vous voudrez me parler, faites-moi prévenir par l’aide-de-camp du jour. En attendant, faites-moi une note et mettez par écrit votre biographie... » Il me fit un léger salut, et en sortant il s’arrêta sous la porte et dit à haute voix : « Qu’on lui ôte les chaînes. »

Quelques minutes après, le colonel commandant de place vint avec un maréchal-ferrant pour me débarrasser de mes fers, et ce fut là le seul avantage que je retirai de la visite du gouverneur-général; mais l’avantage était grand, et je lui en sus gré de tout mon cœur. Depuis mon départ de Kamienieç, je n’avais pu ôter mes bottes ! Mes jambes étaient meurtries, et pourtant je marchai toute la journée dans ma chambre, et je prenais presque du plaisir à la douleur que j’en ressentais, car elle me prouvait que mes pieds étaient libres.

Plusieurs semaines se passèrent, quand un soir, assez tard dans la nuit, quelque chose qui n’était pas encore entré dans ma cellule y apparut : une lumière. Un aide-de-camp, accompagné de quatre soldats, m’ordonna de me lever et de le suivre. — Le moment de l’exécution serait-il venu? pensai-je, et je jetai un regard d’adieu à ma cellule. Soutenu sous les bras par les soldats, je traversai la grande cour de la prison : la neige criait sous nos pas; la nuit était très sombre; l’air vif et pur, auquel je n’étais plus habitué, me coupait la respiration et me faisait pourtant un bien indicible; j’éprouvai, si j’ose m’exprimer ainsi, une volupté aiguë à humer les fraîches bouffées du vent, tout en croyant que j’allais à la mort. On m’emmena dans une grande salle faiblement éclairée. Des officiers de divers grades étaient assis autour d’une grande table ronde couverte de drap vert. Ils fumaient des cigares, causaient à haute voix et riaient parfois. C’était la commission d’enquête. Parmi ces officiers, je reconnus avec une véritable joie le major Poloutkovskoï, et pourtant c’était lui qui m’avait arrêté ! Un monsieur en habit noir et qui présidait la commission me fit signe de m’approcher : c’était le conseiller intime et membre de la troisième section du cabinet de l’empereur (police secrète) Pissarev, l’alter ego du prince Bibikov, l’homme dont le souvenir terrible ne s’effacera pas de longtemps dans les provinces détachées. Il me permit de m’asseoir à côté de lui et commença l’interrogatoire en français, et sur un ton très affable. C’étaient, quoique beaucoup plus détaillées, les mêmes questions que m’avait adressées le prince Bibikov; j’y fis les mêmes réponses, et tel fut le caractère de tous les interrogatoires suivans, assez nombreux, que j’eus à subir devant la commission d’enquête.

Comme j’étais noble, je trouvai un jour à une des séances de la commission le maréchal de la noblesse de la province; c’était une exigence de la loi. Il avait l’air souffrant, ne remplissait évidemment qu’une pénible formalité, et m’adressa seulement quelques questions en polonais sur mes relations de famille. Du reste, tous ces messieurs de la commission me parlaient presque toujours sur un ton convenable malgré les fréquentes dénégations et le silence plus fréquent encore que j’opposai à leurs demandes. Une fois même le président me dit : « Le temps doit vous paraître bien long en prison, voulez-vous des livres? Je mets ma bibliothèque à votre disposition. Préférez-vous des romans ou des voyages? — Si vous pouviez me donner une Bible ! — Une Bible ! répondit-il en me regardant d’une manière étrange, ma foi, je n’en ai pas, mais je puis vous en procurer une... » Il m’envoya en effet une Bible, et je ne fus plus seul.

Ceux de mes compatriotes auxquels les deux noms du prince Bibikov et de M. Pissarev rappellent la désolation de tant de familles, les larmes et le sang de tant de nobles victimes, trois provinces opprimées et pressurées par la plus hautaine et la plus rapace des tyrannies, ceux-là seront sans doute étonnés et peut-être même choqués de ce que je viens de dire ici. Tels furent cependant leurs procédés à mon égard; je dois aussi déclarer qu’on n’a jamais non plus essayé sur moi ces moyens de torture auxquels ont été soumis tant de Polonais dans les prisons russes, et même plus d’un, hélas! de mes coaccusés. Une ou deux fois, il est vrai, on me menaça d’y recourir contre moi, mais l’exécution ne vint jamais.

L’enquête se poursuivait cependant, et bientôt je reçus la permission de me promener chaque jour durant une heure dans le corridor, dont on eut soin d’éloigner pour ce temps tout être vivant, excepté deux factionnaires. Le corridor était étroit, sombre et humide, mais je pouvais satisfaire au besoin impérieux de l’exercice; je pus aussi m’entretenir parfois à la dérobée avec une des deux sentinelles. Quand ces soldats étaient des Polonais (et il y en avait souvent, même de ceux qui avaient servi dans notre armée en 1831), ils me témoignaient beaucoup plus de compassion, mais gardaient aussi une bien plus grande réserve. Les soldats russes étaient plutôt poussés par la curiosité, et ce qui m’étonna surtout, ce fut que beaucoup parmi eux me demandèrent si je n’avais pas vu à l’étranger le grand-duc Constantin[7] ; ils croyaient fermement qu’il était vivant, en France ou en Angleterre, et qu’il reviendrait les délivrer de Nicolas. Je dus cependant renoncer à la véritable jouissance que me procuraient ces entretiens avec les sentinelles. Un factionnaire surpris un jour par le geôlier à causer avec moi fut emmené pour recevoir soixante coups de verges, et je pus entendre les cris déchirans du pauvre supplicié.

Je dois aussi dire quelques mots de mes voisins, ceux qui habitaient les cellules à côté ou en face de la mienne. Mes coaccusés étaient détenus dans une autre partie de la prison, et je n’avais aucune communication avec eux; une fois seulement j’entrevis de loin un d’entre eux, le bon et loyal juge Zawadzki, et je pus à peine le reconnaître : cet homme, autrefois fort et très corpulent, n’était plus qu’un squelette. Mes voisins du corridor, n’étaient pas des criminels politiques. L’un d’eux, un soldat nommé Toumanov, attendait dans les fers la peine de quatre mille coups de verges qu’il devait subir pour insubordination envers son supérieur. Il n’avait aucune peur de l’exécution, comptait sur sa « peau dure, » maudissait le tsar, les officiers et son sort, et chantait très souvent, surtout un air commençant par ces paroles : Allons saccager la Pologne!... Quand le moment de son exécution fut venue, les geôliers l’obsédaient de plaisanteries atroces. « Allons, allons, Toumanov, le diable te recevra aujourd’hui, car tu ne supporteras pas la chose. » Le malheureux répondit avec force jurons : « Et moi je vous dis que je la supporterai et que je boirai encore un coup avec vous avant d’aller en Sibérie, où je serai mieux qu’au service du tsar. » J’appris cependant de ces mêmes geôliers qu’après deux mille coups de verge il tomba exténué sur la neige, qui se rougit de son sang, et fut emporté presque mort à l’hôpital, quitte à recevoir le reste de sa peine, s’il en revenait.

Le second de mes voisins était un paysan du gouvernement de Poltava, de petite stature et d’une grande force musculaire; il s’était dérobé au service militaire en menant une vie sauvage dans les forêts et y avait tué plusieurs hommes. Lui aussi, au moment où on l’emmenait au supplice (il était condamné au knout, puis aux travaux forcés pour toute sa vie), répondait aux hideux lazzis des geôliers par la protestation qu’il n’aurait pas peur. — Le troisième voisin, également chargé de fers, était un jeune et beau soldat qui, en marche avec son bataillon, s’était arrêté dans un village et y était resté toute une semaine, « ensorcelé par une fille. » Le pauvre garçon s’était constitué volontairement prisonnier; il attendait son jugement. D’un caractère doux et bon, il avait l’habitude de chanter un air dont la mélodie, quoique monotone, était pourtant si suave, si plaintive, que je ne pus jamais l’entendre sans une vive et profonde émotion. Des tons si purs ne pouvaient partir d’un cœur mauvais. Quand il eut quitté la prison, je ne pus savoir ce qu’il était devenu; je regrettais la plainte mélodieuse qui m’avait tant de fois charmé.

Sa cellule fut bientôt occupée par un sous-officier qui, reconnu coupable d’avoir mis le feu à un magasin de fourrage confié à sa garde pour faire disparaître un certain déficit, était devenu fou. Sa folie d’ordinaire était paisible; il parlait continuellement, se préparait à la mort, et exhortait sa maîtresse absente à placer sur sa tombe une croix noire dont il prescrivait minutieusement la forme et les ornemens. Une autre fois il se plaignait qu’un cousin l’avait piqué et lui avait sucé tout le sang, en ne laissant que de l’eau. On fit venir un pope, qui récita force prières pour l’exorciser. A la fin, le prisonnier lui barra le chemin. Le psautier dans une main, le crucifix dans l’autre, il lui répétait sans cesse : « Petit père (batiouchka), je te casserai la tête, si tu ne me donnes pas tout de suite la sainte communion. » Le pope manœuvra adroitement pour arriver à la porte en lui assurant qu’il allait chercher le ciboire, puis il se sauva d’un bond en abandonnant le crucifix et le psautier. Le lendemain, le général gouverneur de la citadelle se fit ouvrir la cellule du fou, mais resta dans le corridor. Le prisonnier, debout sur le seuil, lui faisait signe d’entrer : «Venez, excellence, j’ai quelque chose à vous dire à l’oreille; » mais son excellence fut plus prudente que le pope. Bientôt vinrent des soldats : ils garrottèrent et lièrent le pauvre fou pour l’emporter à l’hôpital. Pendant tout le trajet, il ne cessait de crier avec fureur : « Petit père, donne-moi la communion. »

A sa place nous arriva ensuite un Circassien, un guerrier libre du Caucase, qui, fait prisonnier et employé aux travaux de la forteresse, avait essayé de s’évader avec deux de ses compatriotes et compagnons d’infortune. Poursuivis par les soldats, ils se défendirent longtemps avec leurs pelles, leur unique arme; l’un réussit à s’enfuir, l’autre fut transpercé d’un coup de baïonnette, le troisième tomba dans les mains des soldats, et ce fut celui-là même qui devint mon vis-à-vis. On le disait « prince des montagnes. » Les mains et les pieds enchaînés, il était presque toujours assis sur sa couche, silencieux, sombre et le regard plein de fierté. Je ne manquai jamais de le saluer avec respect toutes les fois que, traversant le corridor, je passai devant la lucarne de sa cellule.

En attendant, des semaines et des mois s’écoulaient; aux froids d’hiver avaient succédé les chaleurs torrides de juillet. L’air étouffant de ma prison me causa une irritabilité nerveuse extrême, qui éclatait à la moindre contrariété. La nuit, je ne pouvais dormir, et j’ai oublié de noter une souffrance permanente de ma captivité dont l’intensité ne saurait être appréciée par ceux qui n’ont pas été à même de l’éprouver personnellement; je veux parler de la consigne qu’avait le factionnaire de surveiller constamment toutes mes actions par la lucarne de ma porte. On ne saurait s’imaginer la torture indicible de l’homme se voyant et se sachant épié dans le moindre de ses mouvemens. Cet œil étranger, impassible et implacable que vous rencontrez à chaque instant, cet œil qui vous poursuit partout et toujours, vous fait l’effet d’une infernale providence. Je renonce à faire comprendre le sentiment du prisonnier qui, dès qu’il s’éveille le matin, voit de sa couche ces deux yeux braqués sur lui comme deux stylets. Le croirait-on? Dès le matin, je soupirais après la nuit, après cette nuit sans lumière qui était pourtant bien longue, mais qui me mettait au moins à l’abri de ces deux yeux. Parfois impatienté et hors de moi, je m’approchais de la lucarne pour opposer mon regard fiévreux à ces deux yeux persécuteurs, et je riais comme un sauvage quand je les forçais ainsi de se détourner pour un moment.

C’est dans cet état d’irritation extrême que je reçus un jour la visite d’un aide-de-camp accompagné d’un employé, du geôlier et de quelques soldats. Il me dit de me lever et de me déshabiller. « Mais j’ai déjà quitté mes habits. — Non, il faut que vous ôtiez votre chemise. — Et pourquoi cela? — J’ai ordre de prendre votre signalement complet et de noter toutes les marques de votre corps. — Mais c’est quelque chose de barbare, de sauvage; la description du visage doit vous suffire. — L’ordre est précis, je vous prie de vous déshabiller. » Il fallut se soumettre.

Si j’avais été plus au fait des us et coutumes de la procédure russe, cette mesure aurait pu m’éclairer sur le genre de peine auquel j’allais être condamné, aussi bien que sur l’approche imminente de l’arrêt, car ce sont là les préliminaires de la déportation. Toutefois j’étais si loin de m’en douter, que même quand, quelques jours plus tard, on vint me mander auprès de la commission d’enquête, je croyais encore aller au-devant de l’un de ces interminables interrogatoires qui m’étaient déjà devenus si familiers. La solennité inaccoutumée de l’assistance me fit cependant tout de suite pressentir quelque chose d’extraordinaire, et bientôt on me lut en effet l’arrêt de mon jugement. L’arrêt, longuement et minutieusement motivé, concluait à la peine de mort, commuée par le prince Bibikov en celle des travaux forcés en Sibérie à perpétuité. J’étais en outre dégradé de la noblesse, et je devais faire le voyage chargé de chaînes. Après m’avoir fait la lecture de ce document, on m’ordonna d’écrire au bas ces mots : « Entendu l’arrêt, 29 juillet (v. s.) 1844. Rufin Piotrowski. » De là je fus conduit chez le commandant de place, où je dus prendre les vêtemens de voyage et soumettre mes pieds aux fers. Horreur! on me représenta les mêmes barres rouillées qui avaient fait mon supplice pendant le voyage de Kiow. J’eus beau prier et supplier le commandant de place de me faire donner d’autres chaînes; il n’y voulut consentir. Tout ce que je pus obtenir de lui, c’est qu’il donnât l’ordre aux gendarmes qui devaient m’accompagner de faire élargir les étroits anneaux à l’une des prochaines stations. On ne me permit pas non plus de revoir ma cellule ni mes compagnons du corridor, et on me fit descendre dans la cour, où m’attendait une kibitka attelée de trois chevaux. J’y pris place entre deux gendarmes qui avaient leurs armes chargées. Les portes de la forteresse se fermèrent derrière cette kibitka, et devant moi s’ouvrait la route de la Sibérie.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez le Dernier, élégie polonaise du poète anonyme, dans la Revue du 1er novembre 1861.
  2. Nous employons ici le v de l’alphabet latin comme le meilleur équivalent du b (viedi) de l’alphabet russe, bien que les lettres w et f rendent à peu près en russe le même son. Pour être conséquent, il faut écrire non-seulement Moscova, tambov, Bérézov, mais Orlov, Menstchikov, etc. Quant au nom de Kiow, nous adoptons l’orthographe même des habitans de cette ville (petits Ruthènes); les Russes seuls écrivent Kiew tout en prononçant Kiow.
  3. Pamietniki Rufina Piotrowskiego, 3 vol. in-8o, Posen 1861.
  4. Dans les provinces détachées, on célèbre les fêtes catholiques selon le vieux calendrier. Ceci explique comment le prisonnier a pu entendre les chants de Noël après avoir été arrêté le 31 décembre.
  5. Célèbre émissaire, exécuté en 1841 à Wilna, après une longue et cruelle détention.
  6. Le prince Bibikov a eu un bras emporté par un boulet à la bataille de Borodino. On connaît dans toute la Pologne la réponse qu’il fit un jour à une Polonaise qui lui demandait à genoux la grâce de son fils : « La main qui signe des grâces, madame, je l’ai laissée à Borodino. »
  7. Frère de Nicolas, lieutenant du royaume de Pologne jusqu’à la révolution, et mort en 1831.