Souvenirs d’un Sibérien - M. Rufin Pietrowski/03

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SOUVENIRS
D’UN SIBÉRIEN

III.
L’ÉVASION ET LE RETOUR.


I.

L’empereur Nicolas avait rendu, à la fin de 1845, une ordonnance dont j’ai parlé[1], et qui avait pour but d’aggraver la situation des déportés en Sibérie en resserrant autour d’eux les entraves qui s’étaient relâchées avec le temps, avec l’usage, et par suite même de l’impossibilité où l’on était bien souvent d’exécuter la dure loi de la katorga. Des commissions nommées ad hoc visitaient les établissemens pénitenciers, afin de proposer de nouvelles mesures de rigueur. La cohabitation obligée de tous les forçats dans les casernes fut le point que l’on crut pouvoir et devoir accorder en premier lieu à l’ombrageuse disposition du tsar. Tout cela devait me faire persister dans un projet conçu depuis bien longtemps. Au moment même où je signais à Kiow le jugement qui me condamnait aux travaux forcés à perpétuité, j’avais conçu le projet de me soustraire au séjour maudit : une vague espérance de revoir encore le monde des vivans et des hommes libres était entrée dans mon esprit. Les durs travaux auxquels je fus assujetti dans la première période de ma katorga n’avaient guère été de nature à m’encourager; mais ma confiance se ranima aussitôt qu’employé dans les bureaux de l’établissement d’Ekaterininski-Zavod, je pus étendre le cercle de mes relations. Dès l’été de 1845, je fis deux tentatives un peu précipitées et irréfléchies, qui échouèrent au début même sans cependant éveiller les soupçons.

J’avais remarqué au mois de juin une petite nacelle qu’on négligeait souvent de retirer le soir du bord de l’Irtiche: j’imaginai de profiter de cet esquif et de me laisser porter par le fleuve jusqu’à Tobolsk; mais à peine avais-je, par une nuit sombre, détaché le canot et donné quelques coups de rame, que la lune sortit des nuages, éclairant la contrée d’une dangereuse lumière; en même temps j’entendis du rivage les éclats de la voix du smotritel (inspecteur), qui se promenait en compagnie de quelques employés. Je regagnai doucement la terre : c’en était fait pour cette fois. Le mois suivant, j’aperçus la même barque dans un endroit beaucoup plus favorable, sur un lac qui communiquait par un canal avec l’Irtiche à un point assez éloigné de notre établissement. Un phénomène très fréquent dans les eaux de la Sibérie pendant cette saison mit un obstacle infranchissable à cette seconde entreprise. Par suite du refroidissement subit de l’air à la tombée de la nuit, il s’élève souvent des colonnes énormes de vapeur tellement rapprochées et tellement épaisses qu’il devient impossible de rien distinguer à deux pas. J’eus beau pousser ma barque dans tous les sens pendant les heures mortellement longues de cette nuit pleine d’angoisses; le brouillard m’empêchait d’apercevoir le canal par lequel je devais descendre dans l’Irtiche. Ce ne fut qu’au point du jour que je découvris enfin l’issue si vainement cherchée; mais il était déjà trop tard, et je dus m’estimer heureux de pouvoir regagner ma demeure sans encombre. J’abandonnai dès lors toute pensée de me confier encore aux flots si peu démens de l’Irtiche, et je me mis à mieux mûrir et combiner mon plan d’évasion.

Le premier point à bien considérer, et sur lequel je devais tout d’abord me fixer, était la direction à donner à mon périlleux voyage. La grande route, la plus naturelle et qui se présentait avant toutes les autres, celle qui du fond de la Sibérie m’aurait mené jusqu’au cœur même de la Grande-Russie, fut aisément reconnue par moi comme la moins praticable. L’autorité y exerce une surveillance constante et active, et elle y est très souvent secondée par le zèle ou plutôt la rapacité des indigènes, qui trouvent quelquefois profitable de tirer aux forçats en rupture de ban un coup de fusil derrière une haie. Il y a même à cet égard parmi eux, surtout parmi les Tatars, un dicton populaire : «En tuant un écureuil, on n’a qu’une peau, tandis qu’en tuant un varnak[2] on en a trois l’habit, la chemise et la peau de l’homme. » Bien d’autres chemins se présentaient encore dans des directions diverses. Je pouvais traverser la Sibérie orientale par Irkoutsk, Nertchinsk, jusqu’à la mer d’Okhotsk, pour y chercher un navire qui m’aurait déposé dans un des ports des États-Unis de l’Amérique ou de la Californie. Je pouvais aussi me tourner vers le sud, traverser les steppes des Kirghis, pour arriver dans le Boukhara et atteindre de là les possessions anglaises des Indes orientales. D’un autre côté, le fleuve Oural, si j’avais l’heureuse fortune d’en atteindre la source, m’aurait porté jusque dans la Mer-Caspienne et permis de chercher un refuge dans le Daghestan, auprès des Circassiens. Enfin, et pour indiquer le quatrième chemin qui s’offrait à l’évasion, après avoir traversé les monts Ourals et être arrivé à la hauteur d’Oufa dans le gouvernement d’Orenbourg, je rencontrais le Volga, plus bas le canal qui le réunit au Don, et ce dernier fleuve m’aurait conduit jusqu’à la mer d’Azov, puis, à ma volonté, soit dans la Turquie d’Europe ou d’Asie, soit dans la Circassie occidentale. Pour des raisons trop longues à expliquer ici, je dus abandonner successivement chacune de ces quatre routes, et je résolus de chercher mon salut par le nord, à travers les monts Ourals, le steppe de Petchora et Archangel. Ce tracé était le moins usité et par cela même le plus sûr ; il avait en outre l’immense avantage d’être le plus court, car, une fois arrivé à Archangel, il me parut impossible que, parmi les quatre ou cinq cents navires marchands, pour la plupart étrangers, qui se rendaient chaque année dans ce port, il ne s’en trouvât pas un qui voulût bien accueillir un condamné politique fuyant la katorga. Ce fut donc sur cette contrée du haut nord et les alentours de la Mer-Blanche que portèrent désormais mes investigations les plus minutieuses, sans que j’eusse cependant négligé toute occasion de m’éclairer sur les autres directions où pouvait me jeter le hasard. Notre bagne était un peu cosmopolite, et bientôt, au milieu de galériens venus des points les plus divers de l’empire, j’acquis une connaissance assez exacte des mœurs et usages de toutes les Russies ; mais ce furent surtout les conversations fréquentes avec les marchands et les voyageurs venant à Ekaterininski-Zavod tantôt du sud, tantôt du nord, de l’est ou de l’ouest, qui contribuèrent à compléter l’éducation d’un disciple en apparence insouciant et apathique, en réalité très avide d’instruction.

Le détenu qui combine divers moyens d’évasion est absorbé dans un calcul d’infiniment petits dont la somme finale peut seule présenter quelque intérêt au lecteur. Lentement, péniblement, je réunissais les objets indispensables pour le voyage, parmi lesquels figurait en première ligne un passeport. Il y a deux sortes de passeports pour les habitans de la Sibérie, qui partagent avec tous les Russes le goût des longues pérégrinations à travers l’empire : une espèce de billet de passe à courte échéance et pour des destinations rapprochées, puis un passeport bien autrement important, délivré par l’autorité supérieure, sur papier timbré, — le plakatny. Je parvins à me fabriquer l’un et l’autre. Certains arts et métiers sont continués, même au milieu du bagne, par l’homme qui a une fois appris à les aimer et à les cultiver, et c’est ainsi qu’un galérien de mes amis, faux monnayeur habile, m’avait fait cadeau, en échange de quelques roubles, d’un excellent cachet aux armes de sa majesté l’empereur. Quant à la feuille de papier timbré indispensable pour forger un plakatny, il me fut facile d’en dérober une pour mon usage particulier dans un bureau où j’en noircissais tant dans l’intérêt public. Lentement, péniblement aussi, je me procurai les habits et les accessoires qui devaient servir à mon déguisement : au moral comme au physique, je travaillai à ma transformation en un indigène, « un homme de la Sibérie » (sibirski tcheloviék), comme on dit en Russie. Dès mon arrivée à Ekaterininski-Zavod ou plutôt bien avant même, dès que j’eus quitté Kiow, j’avais laissé à dessein pousser ma barbe, qui bientôt devint d’une longueur respectable et tout à fait orthodoxe. Avec de longs efforts, je devins aussi possesseur d’une perruque, mais d’une perruque sibérienne, c’est-à-dire faite d’une peau de mouton avec sa fourrure retournée, comme on en porte dans ce pays pour se préserver du froid. Grâce à ces divers moyens, j’étais sûr de me rendre à peu près méconnaissable. Enfin, et déduction faite des dépenses occasionnées par ces différens achats, il me restait la somme de 180 roubles en assignats (environ 200 francs), somme bien modique pour un si long voyage, et qui devait encore être diminuée de beaucoup par un accident fatal. Je ne me dissimulai nullement les difficultés de mon entreprise, ni les dangers auxquels elle m’exposait à chaque pas. Je savais que je ne pouvais pas même compter avec une sécurité parfaite sur mon poignard comme dernière chance de salut. Quoi qu’on en dise, on n’est pas toujours maître de se donner la mort : je pouvais être arrêté pendant le sommeil ou pendant une de ces prostrations morales qui suivent trop souvent des efforts prolongés, et qui ôtent à l’homme jusqu’à la dernière liberté, celle de pouvoir disposer de sa vie. Une chose cependant me soutenait, et tout en aggravant ma situation allégeait de beaucoup ma conscience : c’était le serment que je m’étais fait de ne révéler à personne mon secret avant d’être arrivé dans un pays libre, de ne demander ni aide, ni protection, ni conseil à aucune âme humaine, tant que je n’aurais pas franchi les limites de l’empire des tsars, et de renoncer plutôt à la délivrance que de devenir un sujet de péril pour mes semblables. J’avais pu envelopper dans mon triste sort plus d’un de mes pauvres compatriotes par mon séjour à Kamienieç, alors que je croyais remplir une mission d’intérêt général; mais il ne s’agissait plus désormais que de mon salut personnel, et je ne devais avoir recours qu’à moi seul. Dieu a daigné me soutenir jusqu’au bout dans cette résolution, qui après tout n’était que simplement honnête, et peut-être est-ce en considération de ce vœu, fait dès le début, qu’il a étendu sur moi son bras protecteur.

Dans les derniers jours de janvier 1846, mes préparatifs étaient terminés, et l’époque me sembla d’autant plus favorable que bientôt devait avoir lieu la grande foire d’Irbite, au pied des monts Ourals, une ces foires comme on n’en connaît guère que dans la Russie orientale, dans un pays où la rareté des centres commerciaux, l’immensité des espaces à parcourir et la difficulté des communications ordinaires font de ces sortes de marchés un véritable colluries gentium, et couvrent les routes d’innombrables trains de marchandises et de voyageurs. Je me flattais de l’espoir de me perdre au milieu d’une telle migration de peuples, et j’eus hâte de profiter de la circonstance. Le 8 février 1846, je me mis en marche. J’avais sur moi trois chemises, dont l’une de couleur par-dessus le pantalon selon la mode russe, un gilet et un large pantalon d’un drap épais, sur le tout un petit burnous (armiak) de peau de mouton bien enduit de suif, et qui me descendait jusqu’aux genoux. De grandes bottes à revers et fortement goudronnées complétaient mon costume. Une ceinture de laine blanche, rouge et noire me serrait les reins, et sur ma perruque se dressait un bonnet rond de velours rouge bordé de fourrure, le bonnet que porte un paysan aisé de la Sibérie aux jours de fête ou un commis marchand. J’étais de plus enveloppé d’une grande et large pelisse dont le collet, remonté et retenu par un mouchoir noué à l’entour, avait pour but autant de me préserver du froid que de cacher mon visage. Dans un sac que je portais à la main, j’avais mis une seconde paire de bottes, une quatrième chemise, un pantalon d’été bleu suivant la coutume du pays, du pain et du poisson sec. Dans la tige de la botte droite, j’avais caché un large poignard; je plaçai sous le gilet mon argent, en assignats de 5 et 10 roubles; enfin, dans mes mains couvertes de gros gants de peau, le poil à l’envers, je tenais un bâton noueux et solide.

C’est le soir, ainsi accoutré, que je quittai l’établissement d’Ekaterininski-Zavod par un chemin de traverse. Il gelait très fort; le givre voltigeant dans l’air scintillait aux rayons de la lune. Bientôt j’eus passé mon Rubicon, l’Irtiche, dont je foulais aux pieds la rude carapace glacée, et d’un pas précipité, quoique allourdi par le poids de mes vêtemens, je pris le chemin de Tara, bourgade située à 12 kilomètres du lieu de ma détention. Les nuits d’hiver, pensai-je, sont très longues en Sibérie : combien de chemin ferai-je avant que le jour ne paraisse et ne donne l’éveil sur mon évasion? Que deviendrai-je après?

J’avais à peine passé l’Irtiche, que j’entendis derrière moi le bruit d’un traîneau. Je frémis, mais je résolus d’attendre le voyageur nocturne, et, comme il m’est arrivé plus d’une fois dans ma pérégrination hasardeuse, ce que je redoutais comme un péril m’offrit un moyen inespéré de salut.

— Où vas-tu? me demanda le paysan qui conduisait le traîneau en s’arrêtant devant moi.

— A Tara.

— Et d’où es-tu?

— Du hameau de Zalivina.

— Donne-moi soixante kopeks (dix sous), et je t’emmènerai à Tara, où je vais moi-même.

— Non, c’est trop cher; cinquante kopeks, si tu veux?

— Eh bien! soit, et monte vite, l’ami...

Je pris place à côté de lui, et nous partîmes au galop. Mon compagnon avait hâte de retourner chez lui; la route, couverte d’une neige durcie par la gelée, était unie et polie comme un miroir, et le froid piquant donnait des ailes aux chevaux; au bout d’une demi-heure, nous fûmes à Tara. Mon paysan me déposa dans une des rues de la ville et continua son chemin. Resté seul, je m’approchai de la fenêtre de la première maison venue et demandai à haute voix, selon la manière russe : — Y a-t-il des chevaux ?

— Et pour où?

— Pour la foire d’Irbite.

— Il y en a.

— Une paire?

— Oui, une paire.

— Combien la verste?

— Huit kopeks.

— Je ne donnerai pas tant; six kopeks?...

— Que faire?... Soit. Dans l’instant.

Au bout de quelques minutes, les chevaux étaient prêts et attelés au traîneau.-— Et d’où êtes-vous? me demanda-t-on.

— De Tomsk; je suis le commis de N... (je donnai un nom quelconque). Mon patron m’a devancé à Irbite; moi, j’ai dû rester pour quelques petites affaires, et je suis horriblement en retard; je crains que le maître ne se fâche. Si tu vas bien vite, je te donnerai encore un pourboire.

Le paysan siffla, et les chevaux partirent comme une flèche. Tout à coup le ciel se couvrit, une neige abondante commença à tomber, le paysan perdit son chemin et ne sut plus s’orienter. Après avoir longtemps erré en divers sens, force nous fut de faire halte et de passer la nuit dans la forêt. Je feignis une grande colère, et mon conducteur de s’excuser, de me demander humblement pardon. Je n’essaierai pas de décrire les angoisses terribles de cette nuit passée sur le traîneau, au milieu d’une tempête de neige, à une distance de quatre lieues au plus d’Ekaterininski-Zavod; à tout moment, je croyais entendre le grelot des kibitkas lancées à ma poursuite. Enfin le jour commençait à poindre. — Retournons à Tara, dis-je au paysan; je prendrai là un autre traîneau, et toi, imbécile, je ne te donnerai rien, et je te livrerai à la police pour m’avoir fait perdre du temps.

Le paysan, tout penaud, se mit en route pour revenir à Tara: mais à peine eut-il parcouru une verste, qu’il s’arrêta, regarda de tous les côtés, et, montrant quelques vestiges de sentier sous des amas de neige, il s’écria :

— Voilà le chemin que nous aurions dû suivre.

— Va donc, lui dis-je, et à la grâce de Dieu!...

A partir de ce moment, mon homme fit tout son possible pour me faire regagner le temps perdu. Une idée horrible cependant venait de traverser mon esprit : je me rappelai notre malheureux colonel Wysoçki, qui, après avoir été retenu comme moi toute une nuit dans la forêt pendant sa fuite, fut livré aux gendarmes par son conducteur. Mon paysan méditerait-il une trahison pareille? me disais-je, et déjà je dirigeais machinalement ma main vers mon poignard. Vaines terreurs! injustes soupçons! Le paysan arriva bientôt chez un de ses amis, qui me donna du thé et me fournit des chevaux au même prix pour continuer ma route. Ainsi allais-je mon train, renouvelant mes chevaux à des frais assez modiques, quand, arrivé bien tard dans la nuit à un village nommé Soldatskaïa, je fus victime d’un vol aussi audacieux que pénible. Je n’avais pas de monnaie pour payer le conducteur, et j’entrai avec lui dans un cabaret où se pressaient beaucoup de gens ivres : nous approchions de la fin du carnaval. J’avais retiré de dessous mon gilet quelques billets, et j’allais en donner un ou deux au maître du cabaret pour qu’il me les changeât, quand un mouvement de la foule, calculé ou fortuit, se fit tout à coup autour de moi et me repoussa de la table où j’avais étalé les papiers, dont une main adroite s’empara aussitôt. J’eus beau crier, je ne pus découvrir le voleur, ni penser sérieusement à requérir des gendarmes, et je dus me résigner. Je fus ainsi frustré de quarante roubles en assignats; mais ce qui augmenta mes regrets et j’ose dire ma terreur, c’est que le voleur s’était emparé en même temps de deux papiers d’un prix inestimable : une petite note où j’avais minutieusement inscrit les villes et les villages que j’avais à traverser jusqu’à Archangel, et mon passeport, celui sur papier timbré, dont la fabrication m’avait tant coûté!...

Dès le début et le premier jour de mon évasion, j’avais perdu presque le quart de mon modique pécule de voyage, la note qui devait me guider dans mes pérégrinations et le plukatny la seule pièce qui pouvait apaiser les premiers soupçons d’un curieux... J’étais au désespoir.


II.

Une chose surtout fit réussir l’œuvre périlleuse de mon évasion, en me décidant à persévérer contre tous les obstacles et toutes les déceptions, en m’obligeant d’avoir pour ainsi dire courage malgré moi-même : l’impossibilité où j’étais d’abandonner l’entreprise. Une fois que j’eus quitté Ekaterininski-Zavod, mon sort devenait absolument le même, que je fusse pris à Tara ou dans les monts Ourals, dans le steppe de Petchora ou au port d’Archangel, tandis que chaque pas fait en avant me rapprochait de la délivrance. J’étais donc condamné à n’avoir ni regret ni hésitation. Aussi, malgré la perte irréparable que je venais d’éprouver, continuai-je toujours mon chemin, et, arrivé bientôt sur la grande route d’Irbite, je trouvai dans l’animation subite du paysage un spectacle fait pour distraire mes yeux et rassurer même à certains égards mon esprit. Sur la vaste plaine de neige à gauche de laquelle, dès Tioumen, commençaient à se dessiner dans le lointain les flancs boisés de l’Oural, fourmillaient en masse innombrable des traîneaux allant à la foire ou en revenant, remplis de marchandises et de yamstchiks (paysans entrepreneurs de roulage), et emportés par ces chevaux sibériens dont l’agilité n’est égalée que par l’adresse de leurs intrépides conducteurs. Le mois de février est « le mois de récolte » pour les habitans de ces contrées, qui trouvent dans le louage de leurs chevaux et de leurs traîneaux, à l’époque de la grande foire d’Irbite, le gain principal de l’année, et font montre alors de cette bonne humeur, de cette gaîté bruyante qui animent toute population active au sortir de la morte saison. Je mêlai ma voix aux cris aigus et perçans des yamstchiks ; je saluai du fond de l’âme tout passager comme l’auxiliaire involontaire de ma fuite, car plus le nombre d’hommes, de chevaux et de traîneaux grossissait, plus je prenais courage. Le moyen en effet, pensais-je, de distinguer parmi cette foule de marchands, de commis et de paysans un condamné politique cherchant sa liberté? le moyen de me poursuivre dans cette Babel mouvante et changeante? Autant vaudrait, selon notre dicton de l’Ukraine, « poursuivre le vent dans les steppes!... »

Pour faire comprendre la rapidité de ma course, qui ne différait en rien de celle des autres Sibériens, il suffira de dire que le troisième jour de mon évasion, et malgré la nuit passée dans la forêt de Tara, je me trouvai le soir bien tard aux portes d’Irbite, à 1,000 kilomètres d’Ekaterininski-Zavod. « Halte, et montrez votre passeport ! » me cria le factionnaire. Par bonheur, il ajouta tout de suite très bas : « Donnez-moi vingt kopeks, et filez droit. » Je satisfis avec empressement à l’exigence de la loi si à propos modifiée, et bientôt j’arrivai devant une hôtellerie, où d’abord on ne voulut pas me recevoir, parce que la place manquait ; on finit cependant par m’accueillir sur ma déclaration que je ne comptais y passer que la nuit, sûr que j’étais de retrouver le lendemain mon patron et de loger avec lui. Je sortis ensuite, feignant de me rendre au bureau de police, et je revins dire qu’on y avait pris mes papiers pour me les rendre le lendemain. L’izba (la grande chambre de réunion) était encombrée de yamstchiks ; il y régnait une odeur de goudron à faire tourner la tête. Je parlai beaucoup de mon patron, de nos affaires, et je fis mon possible pour prendre part à un bruyant repas sibérien composé d’une soupe aux raves, de poissons secs, de gruau à l’huile et de choux marines. Le repas fini, chacun paya son écot au maître de la maison et prépara comme il put sa couche dans l’izba. Les uns s’étendirent sur le poêle, les autres sur de la paille, celui-là par terre, celui-ci sur le banc ou même dessous. Je fis comme les autres, mais je ne pus dormir : tant de craintes et d’espérances agitaient mon esprit !

Sur pied au point du jour comme la plupart de mes compagnons de l’izba, j’eus soin de faire dans la forme la plus orthodoxe les trois salutations de rigueur (poklony) devant les saintes images qui se trouvent dans le coin de toute demeure russe, je mis mon sac sur le dos, et je sortis sous prétexte de chercher mon patron. Malgré l’heure matinale, la grande place était déjà très animée. Irbite est une ville d’assez agréable aspect, quoique construite entièrement en bois ; les rues y sont larges, les places et les marchés spacieux. Partout s’élevaient des boutiques bâties, selon la coutume russe, avec des planches minces, pour le temps de la foire. Des traineaux rangés comme un régiment contenaient des ballots de marchandises, et ceux qui étaient vides se trouvaient entassés les uns sur les autres ; il y avait des milliers de pareils véhicules. Du reste je ne fis pour ainsi dire que traverser la ville, car plus d’une raison me conseillait de ne pas m’y arrèter trop longtemps. Je craignais surtout de rencontrer en tel lieu et à telle époque une de mes nombreuses connaissances d’Ekaterininski-Zavod, et je n’avais nulle envie de mettre sans nécessité mon déguisement à l’épreuve. J’achetai dans une boutique quelques pains et du sel que je mis dans mon sac, et je sortis par la porte opposée de la ville sans que le l’actionnaire eût jugé à propos de m’adresser la moindre question. Les dépenses nécessitées par le louage des chevaux jusqu’à Irbite, combinées avec le vol dont j’avais été victime, avaient énormément réduit mes faibles ressources. Je ne me trouvai plus possesseur que de 75 roubles en assignats. Comment atteindre la France à l’aide d’une si petite somme? Il était clair pour moi dans tous les cas que je ne devais plus compter désormais que sur mes jambes, sur mes bras même, si je parvenais à trouver en route quelque chance de gain.

L’hiver de 1846 fut d’une rigueur extrême, et la neige tomba en si grande abondance que je vis s’effondrer en plus d’un endroit des maisons assez solidement construites. De mémoire de Sibérien, il n’y avait pas eu d’aussi rude saison. Le matin pourtant où je traversai Irbite, l’air devint plus doux; mais aussi la neige commença à tomber si forte et si épaisse, qu’elle obscurcissait complètement la vue. J’éprouvais une sensation étrange en me trouvant ainsi au milieu de ces espaces presque toujours silencieux, et enveloppé de flocons de neige que j’essayais en vain de secouer. La marche était très fatigante au milieu de ces masses blanches qui s’amoncelaient à chaque pas. Je ne perdis cependant pas la trace, et de temps à autre des yamstchiks venus à ma rencontre en traîneau m’aidèrent à la retrouver. Vers midi, le ciel s’éclaircit, et la marche devint moins pénible. J’évitais d’ordinaire les villages, et quand il me fallait en traverser un, j’allais tout droit devant moi, comme si j’étais des environs et n’avais besoin d’aucun renseignement. Ce n’est qu’à la dernière maison d’un hameau que je me hasardais parfois à faire quelques questions, alors que des doutes graves s’élevaient en moi sur la direction à prendre. Quand j’avais faim, je tirais de mon sac un morceau de pain gelé, et je le mangeais en marchant ou en m’asseyant au pied d’un arbre, dans un endroit écarté de la forêt. Afin d’apaiser ma soif, je recherchais les trous que les habitans du pays pratiquent dans la glace des fleuves et des étangs pour abreuver leurs bestiaux; je me contentais même quelquefois de la neige fondue dans ma bouche, quoique ce moyen fût loin de me désaltérer à souhait. Mon premier jour de marche au sortir d’Irbite fut bien rude, et le soir je me trouvai tout à fait exténué. Les lourds vêtemens que je portais sur moi ajoutaient aux fatigues de la route, et je n’osais pourtant pas m’en débarrasser. A la tombée de la nuit, je courus au plus profond de la forêt, et je songeai à préparer ma couche. Je savais le procédé qu’emploient les Ostiakes pour s’abriter pendant leur sommeil dans leurs déserts de glace : ils creusent tout simplement un trou profond sous une forte masse de neige, et y trouvent de la sorte un lit dur, il est vrai, mais parfaitement chaud. Ainsi fis-je, moi aussi, et bientôt je pus prendre un repos dont j’avais grand besoin.

Réveillé le lendemain, je sentis un malaise extrême, j’avais les pieds fortement gelés. Peu familiarisé encore avec le procédé ostiake, j’avais eu l’imprudence de me couvrir de ma pelisse du côté de la fourrure, au lieu de la retourner à l’envers. Le développement de la chaleur, provoqué de la sorte, avait fait fondre la neige et exposé les extrémités à la vive température du matin. Je résolus de profiter de la leçon à l’avenir ; pour le moment, je tâchai de me dégourdir un peu par une marche précipitée, et j’y réussis. Malheureusement, vers le milieu de la journée un vent très fort s’éleva, un vent de Sibérie, sec, glacial, vous frappant les yeux à vous aveugler, et balayant devant lui des monceaux de neige à faire disparaître au bout de quelques minutes le chemin le mieux battu. Les indigènes ont l’habitude, dès le commencement de l’hiver, de marquer la route des deux côtés par de hautes branches de sapin assez rapprochées les unes des autres ; mais les avalanches furent si fortes cette année, qu’elles avaient en plus d’un endroit recouvert ces branches indicatrices. Après un certain temps, je m’aperçus que je m’étais complètement égaré ; j’enfonçais dans la neige jusqu’à la ceinture, parfois même jusqu’au cou ; j’entrevoyais une mort probable par suite du froid et de la faim. Enfin le soir j’étais de nouveau en marche sur une route, et par hasard ce fut précisément la bonne. Bien tard, j’aperçus une petite maison voisine d’un hameau ; une jeune femme se tenait sur le seuil. L’espoir de trouver un lieu de repos me fit surmonter toute hésitation. Je m’approchai de la femme en lui demandant de m’héberger. Elle ne fit aucune difficulté, et m’introduisit dans l’izba, où se trouvait sa vieille mère. Je fis le salut d’usage, et sur la demande d’où je venais et « où me menait le bon Dieu ? » je répondis que j’étais du gouvernement de Tobolsk, et que je me dirigeais vers les établissemens de Bohotole pour y chercher du travail. Les établissemens de Bohotole sont des fonderies de fer appartenant au gouvernement russe, et situées dans les monts Ourals, bien au nord de Verkhotourié. Ces grandes fonderies attirent beaucoup de travailleurs des provinces de Tobolsk et de Perm. Pendant que les femmes préparaient le repas, j’étalai mes vêtemens et mon linge pour les faire sécher, et, ma faim assouvie, je m’étendis sur le banc avec un sentiment indicible de bien-être et de contentement. Je croyais n’avoir négligé aucune précaution : après avoir récité tout bas mes prières catholiques, je rendis avec ostentation les poklony ou hommages obligatoires aux saintes images orthodoxes, et cependant des soupçons s’éveillèrent dans l’esprit des deux femmes. Comme je l’appris plus tard, la vue du linge que j’essayai de faire sécher en fut la cause : elles me trouvèrent trop bien pourvu pour un ouvrier russe, — je possédais quatre chemises ! Déjà le sommeil commençait à me gagner, quand j’entendis des chuchotemens qui m’inquiétèrent, et tout à coup entrèrent trois paysans, dont l’un demanda à voix basse : « Où est-il? » La jeune femme me désigna de la main, et bientôt je fus appelé, puis rudement secoué par ces hommes, qui me demandaient si j’avais un passeport. Force fut de répondre.

— Et de quel droit me demande-t-on mon passeport? Est-ce que quelqu’un d’entre vous est golova<ref> Ce mot golova (littéralement tête) signifie le plus âgé de la commune, chargé d’ordinaire de la police locale. </<ref> ou employé?

— Aucun de nous ne l’est, il est vrai; nous ne sommes que les habitans de l’endroit.

— Et c’est comme habitans de l’endroit que vous assaillez les maisons et demandez les passeports? Qui me dit quelles gens vous êtes, et que vous n’avez pas l’intention de me dérober mes papiers? Mais soyez tranquilles, vous trouverez à qui parler.

— Mais nous sommes d’ici.

— Est-ce bien vrai, ce qu’ils disent? demandai-je en me tournant du côté de la maîtresse du logis, et sur son signe affirmatif je repris : — Eh bien! je puis vous répondre. Je me nomme Lavrenti Kouzmine, du gouvernement de Tobolsk; je me rends aux élablissemens de Bohotole pour y chercher du travail, et ce n’est pas certes la première fois que je traverse ce pays.

J’entrai ensuite dans des détails bien plus circonstanciés, et je finis par exhiber mon passeport. C’était un simple billet de passe, puisque, hélas! je n’avais plus mon plakatny, qui n’en aurait point imposé au moindre employé; mais il portait un cachet, et cette vue suffit pour rassurer tout le monde. Ils se mirent alors à me demander des nouvelles de la foire d’Irbite et de beaucoup d’autres choses, et finirent par me souhaiter une bonne nuit en s’excusant de m’avoir troublé. « Nous sommes bien pardonnables, voyez-vous; nous avons cru avoir affaire à un forçat évadé, il en passe parfois. » Le reste de la nuit s’écoula tranquillement, et le lendemain je pris congé des deux femmes dont l’hospitalité aurait pu me devenir si fatale.

L’incident que je viens de raconter porta dans mon esprit une triste conviction : c’est que je ne devais plus compter sur un abri pendant les nuits à moins de m’exposer aux plus graves dangers, et que la couche ostiake serait jusqu’à nouvel ordre mon seul lit de repos. C’est de la couche ostiake en effet qu’il fallut me contenter pendant toute ma traversée des monts Ourals jusqu’à mon arrivée à Véliki-Oustioug, c’est-à-dire depuis le milieu de février jusqu’aux premiers jours d’avril 1846. Trois ou quatre fois seulement je me hasardai à demander l’hospitalité pour la nuit dans une cabane isolée, exténué par quinze ou vingt jours passés dans la forêt, à bout de forces et presque sans la conscience de ce que je faisais. Toutes les autres nuits je me contentai de creuser un terrier pour dormir. Je devins seulement plus circonspect, et j’acquis bientôt une assez grande habileté dans la construction de mon refuge. J’avais remarqué que dans les forêts épaisses la neige ne peut arriver jusqu’au pied des gros arbres, et en s’accumulant laisse autour du tronc un petit espace vide qui devient bientôt un trou profond. Je me laissais glisser le long de l’arbre dans le creux ainsi formé et tout semblable à un puits; arrivé au fond, je tâchais avec mon bâton de rejeter la neige par l’ouverture supérieure, et je me faisais ainsi une sorte de voûte qui m’abritait complètement. Bien souvent pourtant je ne pouvais venir à bout de ma bâtisse nocturne; tantôt la neige était trop friable, tantôt la voûte laborieusement élevée s’effondrait tout à coup : alors je m’asseyais près de l’arbre, et, le dos appuyé au tronc, je dormais ou plutôt je sommeillais toute la nuit. Quand le froid devenait trop grand et que je sentais mes membres s’engourdir, je me levais, je marchais à tout hasard, car je ne pouvais pas distinguer la route au milieu de l’obscurité : il fallait absolument rendre au corps un peu de chaleur par l’agitation. Plus d’une fois je me laissai tout bonnement couvrir par la neige qui tombait : j’eus alors plus chaud que jamais; mais le matin il m’était très difficile de me dégager du blanc linceul. Peu à peu je me familiarisai avec cette manière de dormir. Il m’arriva même, à la tombée de la nuit, d’entrer au plus profond du bois comme dans une auberge bien connue; parfois cependant, je dois le dire, cette vie de sauvage me semblait intolérable. L’absence d’un logis humain, le manque d’alimens chauds et même du pain gelé, — mon unique nourriture pour des jours entiers, — me firent regarder en face et dans leur réalité terrible ces deux spectres hideux qui s’appellent le froid et la faim, et dont nous évoquons les noms si légèrement à la moindre gêne! Dans de tels momens, je redoutais surtout les accès de somnolence qui me prenaient subitement, car c’étaient là des invitations manifestes à la mort, contre lesquelles je luttais avec le peu de forces qui me restait encore. Le besoin d’une nourriture chaude était d’ailleurs le plus fort chez moi, et je résistais difficilement à la tentation d’aller demander dans une hutte quelconque un peu de la soupe aux raves de Sibérie.

Après avoir dépassé Verkhotourie, la dernière ville (toute construite en bois) qui se trouvait sur mon passage au pied du versant oriental de l’Oural et où je n’eus garde de m’arrêter, je fis la rencontre de six jeunes Russes, laquelle devint pour moi une source abondante d’informations. A leur costume et à leur langue, je reconnus tout de suite qu’ils n’étaient pas des environs, ni même des Sibériens. Sur ma demande, ils me répondirent qu’ils venaient du gouvernement d’Archangel, du district de Mezen, au bord même de l’Océan-Glacial, et qu’ils se dirigeaient vers le gouvernement de Tobolsk en Sibérie pour y chercher de l’occupation comme vétérinaires. Ces jeunes gens avaient la figure agréable, le teint d’une blancheur extrême et la chevelure de couleur argentine, comme du lin bien peigné : n’étaient leurs yeux d’un bleu clair, ils auraient pu parfaitement passer pour des albinos. Ils m’apprirent que le pays d’où ils venaient était très pauvre, misérable même; rien n’y poussait, ni blé, ni avoine, ni orge; les habitans ne vivaient que de la pêche et du commerce et ne recevaient le pain que d’Archangel. La vue d’hommes venant de si loin et à pied me donna espoir et courage. Je leur donnai de mon côté beaucoup de détails sur la Sibérie, mais non sur les contrées que j’avais habitées, et particulièrement sur les endroits où ils trouveraient le plus de chevaux. Étrange jeu où se complaît la nature dans sa distribution de la race humaine sur ce globe! Pour ces misérables habitans des côtes les plus reculées de l’Océan-Glacial, la Sibérie est la terre promise, l’Eldorado où tendent leurs rêves de bonheur, vers lequel ils émigrent par bandes, par familles entières, pour y chercher un travail plus lucratif et un ciel plus clément.

Je ne saurais dire combien de jours je marchai ainsi en gravissant les hauteurs boisées et neigeuses de l’Oural : l’uniformité du chemin, le retour des mêmes accidens de voyage m’avaient fait perdre la notion du temps. Je sais seulement que c’est à Paouda, bien avant dans les montagnes, que je pus dormir dans une habitation humaine pour la seconde fois depuis que j’avais quitté Irbite; ce fut aussi pour la troisième fois depuis ce jour que je pris une nourriture chaude : encore ne devais-je ce petit bonheur qu’au hasard. Je traversais le village bien tard dans la soirée, et en passant devant une des cabanes où brillait encore de la lumière, j’entendis tout à coup une voix qui disait : — Qui va là?

— Un voyageur.

— Et devez-vous aller loin?

— Oh! très loin.

— Eh bien! si vous le voulez, couchez chez nous.

— Que le bon Dieu vous en récompense ! Cela ne vous sera-t-il d’aucun embarras?

— Comment un embarras! Nous ne sommes pas couchés, entrez donc.

Je franchis le seuil hospitalier, et je me trouvai dans l’habitation de deux braves gens assez âgés, mari et femme. Ils me donnèrent un maigre repas sibérien qui me sembla un vrai festin de Lucullus; mais ce qui me réjouit le plus, ce fut la faculté d’ôter mes habits, que naturellement je n’avais pu quitter pendant plusieurs nuits passées à la belle étoile. On m’adressa des questions, et j’y répondis. J’étais du gouvernement de Tobolsk, et voulais gagner Solikamsk, de l’autre côté de l’Oural, où un parent m’avait écrit que je trouverai de l’ouvrage dans les sauneries. Les bonnes gens me contèrent ensuite leur situation et se plaignirent beaucoup de leur sort. C’étaient des paysans dits d’établissemens (pozavodskoïe krestyany), ou serfs assujettis de génération en génération à la corvée dans les fabriques du gouvernement, très nombreuses dans l’Oural. Autrefois il y avait un éablissement à Paouda même; mais depuis que le gouvernement l’avait abandonné, ils étaient forcés d’aller travailler jusqu’à Bohotole, corvée très rude dont n’étaient exempts ni les femmes ni les enfans au-dessus de quatorze ans. Le lendemain, mes hôtes ne me laissèrent pas partir avant de m’avoir fait déjeuner avec eux, et ne voulurent pas accepter l’argent que je leur offrais, malgré toutes mes instances. Ah! que le congé que je pris d’eux fut chaleureux et cordial! Toutefois ce sentiment d’aise fut bien près de s’évanouir quand, au moment de me congédier et de me renseigner sur mon chemin ultérieur, le brave homme me dit : « Du reste, un peu au-delà de Paouda, vous trouverez un corps de garde où l’on vous demandera vos papiers, et où l’on ne manquera pas de vous donner tous les éclaircissemens désirables. »

On se doute bien que je ne négligeai aucun effort pour éviter une pareille source d’informations; j’allais par monts et par vaux, m’enfonçant dans la neige jusqu’au cou, et ne regagnant la route droite qu’après avoir dépassé de beaucoup le corps de garde tutélaire. Ainsi continuai-je les autres jours, n’achetant même du pain qu’à de rares occasions dans les izbourhka qui se trouvaient sur mon chemin à de très grandes distances. Les izbouchka sont de petites constructions élevées à de grands intervalles, pour la commodité des voyageurs, à partir des monts Ourals jusqu’à Véliki-Oustioug. On y trouve du pain, du poisson sec, des raves, des choux et du kvass (espèce de cidre), rarement de l’eau-de-vie. Dans quelques izbouchka, les plus spacieuses, on a même du foin et de l’avoine pour les chevaux. Les propriétaires font les approvisionnemens et tirent un assez bon profit de ces étranges hôtelleries, tenues presque toujours par de pauvres vieillards solitaires ou par un couple aussi âgé que misérable. Le soir, je fis la rencontre d’un convoi de yamstchiks qui revenaient de la foire d’Irbite et faisaient une halte pour leurs chevaux; mais je ne voulus pas rester avec eux : je me savais assez près du sommet de l’Oural, et un sentiment de superstition m’y poussait comme vers le point culminant de ma destinée. J’atteignis enfin la cime de l’Oural par une belle nuit; la lune éclairait en plein un paysage magnifique et bizarre, des arbres et des rochers gigantesques dessinaient leurs ombres noueuses sur une immense nappe de neige. Un silence solennel, je dirai presque religieux, régnait autour de moi. De temps en temps un bruit sec et métallique venait frapper mes oreilles : c’étaient les pierres qui se fendaient par l’intensité du froid. Ah! la nature, si rude et si sauvage qu’elle me parût ici, je la trouvais pourtant bien plus clémente que les hommes civilisés là-bas : elle ne me demanda pas mes papiers. J’avais de la peine à ne pas penser aux esprits d’un autre monde, à ne pas me rappeler les êtres féeriques et lugubres de certains contes dont fut bercée mon enfance en Ukraine, à la vue de ces formes bizarres et sinistres que la lune éclairait en les agrandissant d’une façon démesurée. Et moi-même du reste n’aurais-je pas passé pour le véritable et grand démon de la nuit aux yeux de tout enfant de l’Ukraine qui m’aurait vu alors dans mon étrange costume, la barbe, les moustaches et les sourcils couverts d’une épaisse couche de frimas, errant comme une ombre au milieu des ombres de la forêt?...

Le froid m’arracha seul à cette contemplation prolongée, et bientôt je me mis à descendre le versant occidental de la barrière immense élevée par la nature entre la Sibérie et la Russie d’Europe. Dans la journée du lendemain, je fus rejoint par les yamslchiks, et j’eus l’occasion de reconnaître l’agilité miraculeuse avec laquelle ils savaient diriger leurs véhicules sur des chemins presque impraticables. Il y avait trente traîneaux attelés chacun d’un cheval, et sept yamstchiks les conduisaient tous. La route était étroite et bordée des deux côtés par des murailles de neige si hautes que les hommes, les chevaux et les voitures disparaissaient complètement à quelques pas. Quand ce convoi était rencontré par un autre venant en sens inverse, le moins nombreux ou le moins chargé s’enfonçait dans la muraille de neige, et je puis affirmer que les oreilles des chevaux étaient alors seules visibles. L’étrange évolution achevée, les hommes des deux convois s’entr’aidaient pour retirer les véhicules et les chevaux. Ceci n’est rien encore en comparaison des accidens causés par les fondrières si nombreuses dans ce trajet. Les chevaux, déjà familiarisés avec ces obstacles, se jettent alors dans les ravins, et se laissent ensuite retirer par les yamstchiks. Les difficultés de cette traversée dans l’Oural ne permettent pas d’ordinaire à ces intrépides conducteurs de faire plus de vingt verstes par jour, et jusqu’à Véliki-Oustioug je vis le long de la route des cadavres de chevaux qui n’avaient pu résister aux fatigues. Ce que le yamstchik est capable d’endurer en fait de labeurs et de privations est presque incroyable.

Dans les premiers jours de mars 1846, j’atteignis Solikamsk, au pied du versant occidental des monts Ourals, et sans m’y arrêter je poursuivis mon chemin par le steppe de Petchora, tendant vers Véliki-Oustioug par Tcherdine, Raï, Lalsk et Nochel. A part le terrain montagneux, c’étaient toujours les mêmes immensités de neige, les mêmes forêts épaisses et les mêmes vents et tempêtes de glace. C’étaient aussi pour moi les mêmes marches si laborieuses, les mêmes achats furtifs de pain dans les rares izbouchka, les mêmes terriers construits péniblement chaque nuit pour y trouver le repos. Une découverte cependant me procura un bien notable. J’avais remarqué que dans ces contrées dépeuplées les rares marcheurs surpris par la nuit dans les bois y avaient l’habitude d’allumer un grand feu et de l’entretenir jusqu’au point du jour. Ainsi fis-je parfois moi-même, et ce bûcher flamboyant au milieu du désert me chauffait et m’égayait en même temps. Je ne me permettais néanmoins un tel divertissement qu’après m’être engagé au plus profond des forêts. Un soir que, pour éviter Tcherdine, car je tournais toujours les villes qui se trouvaient sur ma route, j’avais longtemps marché dans l’intérieur des bois, je perdis toute direction et ne sus plus de quel côté porter mes pas. Un ouragan de neige me faisait littéralement pirouetter et me transperçait de ses flocons. Pour comble de malheur, je n’avais plus de pain. Je me tordais sur la neige avec des mouvemens convulsifs; je ne pus dormir, j’invoquai la mort!... Au point du jour, le temps se calma, devint même beau, et mes douleurs s’apaisèrent aussi; mais nulle trace de chemin, et mes forces étaient littéralement épuisées. Je tâchai de m’orienter d’après le soleil, d’après les mousses suspendues aux arbres; je me traînai encore quelque temps en m’appuyant sur mon bâton, mais bientôt les tiraillemens de la faim se firent de nouveau sentir. Las de lutter, le visage inondé de larmes, je me laissai glisser au pied d’un arbre. Le sommeil me gagnait peu à peu, accompagné d’un bourdonnement dans la tête qui jetait une confusion indicible dans mes idées. Chose étrange, j’étais devenu tout à fait insensible, et les déchiremens intérieurs seuls me donnaient encore la conscience de la vie. Je ne saurais dire combien de temps j’étais resté dans cet état, quand tout à coup une forte voix d’homme me tira de ma torpeur. J’ouvris les yeux... Devant moi se tenait debout un inconnu. — Que faites-vous là?

— Je me suis égaré.

— Et d’où êtes-vous?

— De Tcherdine. Je fais un pèlerinage au monastère de Solovetsk; mais la tempête m’a fait perdre le chemin, et je n’ai pas mangé depuis quelques jours.

— Ce n’est pas étonnant; nous sommes de l’endroit, et cependant nous nous égarons souvent. Vous avez eu tort de vous mettre en route par une telle tempête. Allons, goûtez un peu cela.

Il approcha de mes lèvres une bouteille en bois; je bus une gorgée d’eau-de-vie qui me ranima subitement, mais me brûla en même temps les entrailles à me faire sauter de douleur; j’exécutai sans le vouloir une véritable tarentelle. « Allons, calmez-vous donc! » me cria l’étranger, et il me tendit du pain et du poisson sec que j’avalai avec une sorte de fureur. Je me rassis de nouveau au pied de l’arbre, et mon compagnon prit place à mes côtés. C’était un trappeur de profession (promychlennik) qui, après avoir fait son butin, retournait chez lui le fusil en bandoulière et les patins aux pieds. Quand je me sentis un peu calmé, il voulut me conduire à une izbouchka voisine.

— Je vous remercie de tout mon cœur ; que le bon Dieu vous récompense !

— Eh quoi! nous sommes des chrétiens! Allons, en marche, l’ami, et pas de faiblesse.

Je me levai, mais avec grande difficulté; la tête me tournait. Recueillant toutes mes forces, je suivis mon conducteur en m’appuyant de temps en temps sur son bras. Enfin nous atteignîmes la route, et le trappeur me quitta en me recommandant à Dieu; il disparut bientôt au milieu du bois. J’apercevais de loin l’izbourhka, ma joie défie toute description; j’y serais allé, je crois, même si j’avais su que des gendarmes m’y attendaient pour m’arrêter. J’arrivai jusqu’à la porte; mais, le seuil une fois franchi, je ne pus plus me tenir debout, et je roulai par terre sous un banc. Après quelques minutes d’un complet évanouissement, je repris mes sens, et je demandai une nourriture chaude. On me donna un peu de soupe aux raves; mais, quoique tourmenté par la faim, je ne pus rien avaler. Je m’endormis sur le banc vers midi, et je ne fus éveillé que le lendemain, vers la même heure, par mon hôte, qui était inquiet. C’était un brave et honnête homme, et son affabilité redoubla lorsqu’il apprit que je faisais un pieux pèlerinage à l’île sainte de la Mer-Blanche. J’étais en nage, tous mes vêtemens étaient mouillés; il fallut les faire sécher sur le poêle. Le sommeil, le repos, la douce chaleur, m’avaient bien vite restauré; je pus prendre des alimens et me remettre de nouveau en route malgré les instances de mon hôte, qui aurait voulu me voir reposer encore un jour chez lui. J’avais quelques raisons de tenir à ma résolution; mais je dus lui promettre solennellement de lui rendre visite au retour de mon pèlerinage.

Ces izbouchka furent ma tentation constante pendant mon rude voyage jusqu’à Véliki-Oustioug. Combien de fois, quand après plusieurs jours de marche je passais devant un de ces toits hospitaliers, eus-je à lutter contre l’envie, non pas d’y chercher un abri pour la nuit, — je n’osais pas prétendre à un si grand bonheur, — mais d’y demander un peu de cette soupe chaude qu’imploraient pour ainsi dire mes entrailles, lasses de pain gelé, de poisson sec et de kvass ! Il y avait alors en moi une lutte tragi-comique, et le bon et le mauvais génie semblaient se disputer mon esprit.

Un jour j’étais entré dans une de ces cabanes pour acheter du pain. J’y trouvai un vieillard de grande taille, à la barbe argentée, et une jeune fille de dix-huit ans à peu près, au visage gracieux; elle berçait un enfant et chantait pour le mieux endormir, Le vieillard me vendit le pain très cher (6 kopeks la livre); je me mis à le manger avec du sel et en l’arrosant de quelques gorgées de kvass. Il me regardait avec une indifférence complète et se bornait à m’adresser de temps en temps des questions insignifiantes; mais la jeune femme (c’était sa petite-fille) me contemplait avec un attendrissement visible. A peine l’homme se fut-il éloigné pour un moment et eut-il fermé la porte derrière lui, que la jeune femme sauta sur un banc, prit sur une planche deux grandes et succulentes galettes de froment pétries avec du beurre et du fromage, me les glissa furtivement sous ma pelisse et regagna en toute hâte le berceau en fredonnant toujours sa chanson. Ce qu’il y eut de grâce inimitable dans cette bonne action commise avec toutes les frayeurs du crime, certes je ne l’oublierai jamais.

Je ne fatiguerai pas le lecteur d’un récit plus long de ce voyage jusqu’à Véliki-Oustioug. La monotonie effrayante de ces heures de marche n’était interrompue que par la rencontre, tantôt évitée, tantôt recherchée, des yamtschiks et des pèlerins. Je mentionnerai seulement un fait qui donnera peut-être une idée de l’état de mon âme. Un jour, dans la forêt, je vis venir ou plutôt courir au-devant de moi un homme à l’air effaré, qui me cria : « Au nom du ciel, n’avancez pas; il y a là deux brigands qui me poursuivaient tout à l’heure. » J’eus beau le vouloir retenir pour essayer une résistance à deux; il se sauva à toutes jambes. Resté seul, j’arrachai un pieu, et je m’avançai à l’encontre des prétendus brigands. Le croirait-on? l’émotion que j’éprouvai alors tint presque du plaisir. J’allais donc au-devant d’un autre péril que celui d’une demande de passeport! J’allais affronter des hommes qui avaient autant à craindre que moi-même, et en face desquels je représenterais l’ordre et la loi! Une telle satisfaction ne me fut pourtant pas donnée : je manquai mes brigands comme j’avais manqué dans les monts Ourals les ours innombrables que me faisaient toujours entrevoir les récits des indigènes. Je ne vis aucun de ces animaux redoutables ni sur l’un ni sur l’autre versant de la chaîne montagneuse

Dans la première quinzaine d’avril 1845, un peu avant la semaine sainte russe, je me trouvai enfin aux portes de Véliki-Oustioug, où j’avais résolu de changer mes habitudes de voyage. J’avais quitté Irbite le 13 février : il y avait donc à peu près deux mois que je menais cette vie, une véritable vie sauvage, dans les forêts et les neiges.


III.

Bien avant mon arrivée à Véliki-Oustioug, j’avais pris un nouveau rôle approprié aux circonstances. Commis-marchand jusqu’à Irbite, depuis et pendant toute la traversée des Ourals ouvrier cherchant du travail dans les établissemens de Bohotole ou les sauneries de Solikamsk, dès que j’eus quitté cette dernière ville, je m’étudiai peu à peu à prendre le caractère et les allures d’un pèlerin allant saluer les saintes images du couvent de Solovetsk, dans la Mer-Blanche; je devins un bohomolets, selon le mot consacré du pays, ce qui veut dire littéralement « un adorateur de Dieu. » Le culte des images miraculeuses est très répandu en Russie; quatre lieux de pèlerinage sont renommés surtout, et attirent des visiteurs innombrables : ce sont Kiow, Moscou, Véliki-Novgorod et le couvent de Solovetsk. Beaucoup de Russes, même de riches marchands, visitent ces quatre sanctuaires l’un après l’autre, et un tel voyage à pied leur prend alors plusieurs années. J’ai rencontré à Onéga deux femmes (dont l’une très jeune encore) qui avaient accompli courageusement et jusqu’au bout cette pieuse tournée, et revenaient dans leur pays natal, au-delà des monts Ourals et Verkhotourié, dans le gouvernement d’Irkoutsk. La plupart se contentent cependant de visiter le sanctuaire le plus rapproché, et c’est ainsi que le monastère de Solovetsk attire tous les ans des milliers de fidèles venus des contrées du nord et même de la Sibérie. Ils font ce voyage en hiver, les chemins devenant impraticables dans les autres saisons. Ces bbohomolets, hommes et femmes, sont partout bien vus et bien reçus, quoiqu’il se trouve parmi eux plus d’un coquin qui fait métier de cette piété ambulante pendant des années. Le paysan russe en effet ne regarde pas seulement l’entrée d’un bohomolets dans sa chaumière comme une bénédiction, et il ne se borne pas à lui donner une hospitalité cordiale et l’aumône; il lui confie encore de l’argent pour le déposer dans les sanctuaires et y faire réciter à son intention des prières ou brûler des cierges. Moi-même j’ai été ainsi forcé, en ma qualité de pèlerin, de me charger des pieux dépôts des pauvres gens.

Le respect universel dont est entouré le pèlerin, le peu de probabilité qu’avec ce caractère je fusse exposé aux demandes trop fréquentes de passeport, l’espoir de m’attacher à un de ces groupes de bohomolets et de m’y perdre, tout me conseillait cette nouvelle transformation. En traversant les plaines de Petchora, je fis la rencontre de plus d’une de ces pieuses compagnies se dirigeant vers Véliki-Oustioug; mais, tout en me disant confrère, j’évitais cependant de m’attacher à elles : je craignais de me trahir par un commerce trop prolongé, et je ne fis d’abord qu’étudier furtivement leurs habitudes de dévotion. Enfin, arrivé près de Véliki-Oustioug, je me crus assez au fait déjà de la situation pour pouvoir affronter sans danger une vie commune et constante avec une des troupes des adorateurs de Dieu. Entré dans la ville et stationnant sur la grande place du marché, je me trouvai néanmoins assez embarrassé, lorsque par bonheur un jeune homme en costume bourgeois, sortant d’une des boutiques environnantes, s’approcha de moi et m’interpella.

— Un bohomolets allant au monastère de Solovetsk?

— Oui.

— J’y vais aussi, moi. Avez-vous un logement?

— Pas encore, je ne fais que d’arriver.

— Venez alors avec moi. Nous sommes assez nombreux déjà, il est vrai; mais il y aura encore de la place pour vous. Notre hôtesse est une très bonne femme ; elle nous fait la cuisine et cuit notre pain. Je viens justement d’acheter de la farine et du gruau.

Il désigna le sac qu’il portait sur le dos.

Je m’empressai de suivre mon guide, qui s’appelait Maxime et était du gouvernement de Viatka. Bientôt nous atteignîmes notre demeure, où dans deux izba se trouvaient entassés plus d’une vingtaine de pèlerins, hommes et femmes. Personne ne me demanda mon passeport, et l’hôtesse se chargea complaisamment de me cuire mon pain. Les relations d’amitié furent vite établies avec mes commensaux, aussi bien qu’avec beaucoup d’autres pèlerins qui remplissaient la ville au nombre de deux mille; ils attendaient tous le dégel de la Dvina pour se faire transporter par les radeaux et les barques à Archangel, et de là au couvent de Solovetsk. Que de physionomies bizarres, curieuses, instructives, je pus étudier à cette occasion parmi mes pieux confrères! Que de visages expressifs, depuis l’ascétisme le plus sincère et parfaitement détaché de ce monde jusqu’à la piété bien avisée qui savait concilier les intérêts du ciel avec ceux de la terre, depuis la béatitude devenue presque idiote jusqu’à la fourberie la plus astucieuse et la plus hypocrite! Un Léonard de Vinci y aurait trouvé une ample collection de modèles, aussi bien pour ses apôtres que pour son Judas.

Il fallut subir toutes les conséquences de ma situation, et force me fut, surtout pendant la semaine sainte, non-seulement de nasiller d’interminables cantiques dans l’izba en compagnie de mes confrères, mais d’aller chaque jour aux matines et aux vêpres, de faire des signes de croix par milliers, des poklony par centaines, de tenir les cierges et de baiser la main du pope. La vue du pope ne laissait pas de me causer certain malaise; je craignais surtout qu’il ne s’avisât de me faire réciter le credo russe, que j’ignorais absolument. Heureusement il se contenta de mes poklony, que j’exécutais avec autant de zèle que de dextérité, et c’est, qu’on veuille bien le croire, une gymnastique assez rude encore que de toucher cent fois consécutivement la terre de son front sans cependant plier le genou, ainsi que le veut l’orthodoxie russe. Mon sentiment intime souffrait d’un pareil jeu; je sus au moins éviter d’aller à confesse chez le pope : je prétendis avoir accompli mes devoirs quelques jours auparavant à Lalsk. La semaine sainte passée, cette dévotion à toute vapeur parut se refroidir un peu, quoique les cantiques et les stations dans les églises nous prissent encore un temps infini. Je ne regrettais pas trop du reste les longues heures passées dans les églises; c’était dans tous les cas un séjour de beaucoup préférable à notre izba.

J’eus tout le temps d’étudier Véliki-Oustioug, et c’est, avec Archangel, la ville de Russie que je connais le mieux. Construite presque entièrement en bois, elle a cependant, surtout au bord de la Suchona, de jolies maisons en brique. Son plus bel ornement toutefois consiste en des églises peintes en couleur jaune et recouvertes de toits verts en zinc; j’en ai compté jusqu’à vingt-deux. Il y a aussi deux couvens, l’un pour les moines (tcherntsé) sous l’invocation de saint Michel, l’autre, en dehors de la ville, pour des nonnes; je dois dire que la vie de ces dernières, surtout des plus jeunes, ne se présentait pas à mes yeux sous les traits les plus édifians.

Quoique la population d’Oustioug ne dépasse pas quinze mille âmes, cette ville n’en a pas moins une importance commerciale assez grande; elle est en effet le dépôt naturel des produits divers des pays de Viatka, Perm, Vologda et Sibérie. Ces produits, qui consistent en blés de toute sorte, lin, chanvre, graisse, viandes salées, goudrons, bois, fourrures, etc., s’accumulent à Véliki-Oustioug, pour être de là transportés par la Dvina à Archangel et chargés dans ce dernier port sur des vaisseaux destinés à tous les points du globe. Nombre de mariniers y arrivent de diverses contrées pour attendre le dégel de la Dvina et mener alors à Archangel les produits amassés sur des milliers de barques pour le compte des entrepreneurs, appelés prikastchiki. Ces entrepreneurs accordent alors aux bohomolets le passage gratuit sur les barques, à la condition de se nourrir eux-mêmes pendant la traversée et d’apporter à bord à cet effet un approvisionnement suffisant de farine, de gruau et de poisson sec. Le pèlerin qui s’engage à manier la rame reçoit en plus quinze roubles en assignats des prikastchiki, qui sont très heureux de ces offres, vu le besoin immense de bras. Je n’avais jamais manié la rame dans de grands bateaux; j’acceptai cependant cette besogne dans l’espoir d’améliorer un peu mes finances. J’avais dépensé juste quinze roubles depuis mon départ d’Irbite, le pain coûtant très peu dans ces contrées et l’occasion m’ayant manqué, pendant le passage des monts Ourals et par la suite, de faire de folles dépenses. J’étais très heureux néanmoins de pouvoir ramener mon viatique à son chiffre antérieur de 75 roubles. Au premier jour où la Dvina devint navigable, après avoir passé presque un mois à Véliki-Oustioug au milieu d’un ennui mortel et d’actes de dévotion interminables, je fis en compagnie d’autres confrères un accord avec un des entrepreneurs. Je devais toutefois lui remettre mon passeport pour qu’il le gardât selon l’usage en dépôt pendant la traversée, et cette proposition me troubla un peu ; mais le tumulte si facile à prévoir de l’embarquement me rassurait. En effet, l’entrepreneur ne fit guère que jeter un regard sur mon malheureux billet de passe, et la vue du cachet lui suffit. Le 10 mai 1846, je me trouvai donc installé dans une barque et prêt à partir pour Archangel.

C’est une construction curieuse qu’une barque de la Dvina; vue de loin, elle ressemble à une maison ou à un grenier flottant. L’art n’y est pour rien, tout y est laissé au travail musculaire des hommes, et chaque bâtiment exige de quarante à soixante mariniers. Le nombre des rames est de trente à quarante ; ce sont de simples sapins entiers assez minces. Parmi les diverses et bizarres parties du bâtiment, destinées soit à servir de magasin pour les marchandises, soit à abriter les hommes pendant la nuit, ou à répondre aux autres besoins des passagers, je mentionnerai seulement une grande caisse carrée, en bois grossier, placée sur le toit au-dessus de quatre pieux et remplie de terre jusqu’à la moitié : c’est la cuisine de l’équipage. Le feu y est entretenu pendant toute la journée. A deux grands arbres appuyés transversalement sur les parois de la caisse sont suspendues, par des crochets en bois, des marmites dans lesquelles se préparent les alimens. Nous transportâmes le soir nos bagages sur le bâtiment, et nous couchâmes à bord. Au point du jour, le nosnik, c’est-à-dire le patron du bateau, cria à haute voix : « Assieds-toi et prie Dieu! » Tout le monde prit place sur le toit, et après avoir gardé un instant une attitude toute musulmane, chacun se leva, fit une quantité de signes de croix et poklony. La prière achevée, chaque homme de l’équipage, depuis le patron jusqu’au plus pauvre des bohomolets, jeta dans le fleuve une pièce de monnaie en cuivre; c’est le moyen de se rendre les flots de la Dvina propices.

L’aspect de la Dvina, couverte de nombreuses embarcations, est très animé. Après chaque halte un peu prolongée, au moment de repartir, le patron criait son « assieds-toi et prie Dieu, » et l’équipage recommençait l’acte accoutumé. Les signes de croix et les poklony allèrent aussi leur train toutes les fois qu’apparaissait dans le lointain une des innombrables petites chapelles qui se trouvent le long des deux bords de la Dvina. Pendant le calme, le bâtiment était porté par le seul courant du fleuve, et alors tout le monde se reposait, conversait ou chantait. Je fus frappé du grand vide d’idées et de sentiment que décelaient ces couplets de l’équipage malgré une mélodie suave et gracieuse; c’est là le caractère commun à tous les chants populaires russes. Au moment d’une tempête et à l’approche des endroits dangereux, les mariniers se mettaient en branle et travaillaient alors avec autant de vigueur que d’agilité. Je mis moi-même un zèle exemplaire à m’acquitter des devoirs de ma charge, et je crois pouvoir dire sans me flatter que j’acquis bien vite une supériorité remarquable dans le maniement de la rame et du timon; j’eus la satisfaction de me voir applaudi par les vieux pilotes, et d’entendre le nom de Lavrenti (mon nom supposé) invoqué dans tous les momens difficiles. Malgré notre diligence, le bateau toucha cependant deux fois les bas-fonds, et alors il fallut travailler de toutes nos forces pendant dix ou douze heures pour le remettre à flot. Un de nos divertissemens était l’arrivée fréquente à notre bord, dès que nous étions en vue d’un rivage, de petites nacelles toutes remplies de femmes et d’enfans qui nous demandaient l’aumône. Ils chantaient alors une des plus plaintives et des plus douces mélodies que j’aie jamais entendues de ma vie, et dont le refrain était toujours : « Petits pères, petites mères, donnez-nous du pain; hatiouchki, diadionchki daïtié khlebtsa. » Personne de l’équipage, les mariniers pas plus que les bohomolets, ne se refusaient à l’offrande, et les mendians entonnaient de nouveau des couplets pour nous souhaiter bonne et heureuse traversée.

Notre navigation sur la Dvina dura une quinzaine de jours. A mesure que nous approchions d’Archangel, les nuits devenaient plus courtes; la dernière ne fut marquée que par deux heures d’intervalle entre le coucher et le lever du soleil; encore faisait-il même alors si clair qu’on aurait pu lire et écrire sans la moindre gêne. Quand enfin les sommets dorés des églises d’Archangel scintillèrent aux rayons du soleil levant, tout l’équipage poussa un cri d’allégresse, et les mariniers s’empressèrent de jeter dans le fleuve la grande caisse remplie de terre qui nous avait servi de cuisine. Ainsi firent les autres barques de leurs cuisines respectives, car c’est là l’usage consacré. Bientôt après les rameurs brisèrent avec un effroyable fracas les parties inférieures de leurs avirons, — autre coutume étrange des navigateurs de la Dvina, — et, arrivés au port, nous reçûmes chacun des mains du prikastchik notre passeport et les quinze roubles gagnés par un rude travail.

J’étais donc à Archangel! Je touchais cette baie de la Mer-Blanche qui, pendant la pénible traversée des monts Ourals, m’était toujours apparue comme un port de salut! Je voyais de près ces bannières flottantes des vaisseaux libérateurs, dont l’image vague, féerique, s’était dressée devant moi si souvent comme une fata Morgana dans mes couchées ostiakes au milieu des forêts! Ah! que la vue de ces pavillons bariolés de mille couleurs fut bienfaisante à mes yeux, qui depuis tant de mois n’avaient contemplé que des déserts de neige, et qu’elle fut sincère et chaleureuse alors la prière d’actions de grâce que je récitai au milieu de mes confrères les « adorateurs de Dieu, » heureux, comme moi, de toucher au but de leur pèlerinage!...

Je n’eus garde cependant de faire une démarche précipitée, et pour rester dans mon rôle je me rendis avec mes compagnons à la station de Solovetsk. (tolovelski dvorets), c’est-à-dire aux vastes bâtimens élevés à Archangel même par les moines du couvent de l’île sainte pour la commodité des pèlerins. Là je remis, selon l’usage, entre les mains du concierge mon léger bagage, et je fus heureux de voir qu’aucune demande de passeport n’était adressée aux arrivans. Malgré le nombre respectable de ses izba, la maison était encombrée d’hôtes, et je ne pus trouver qu’un petit coin au plus haut du grenier; encore fallait-il le partager avec une vieille pèlerine que sa piété fervente n’embellissait guère. Les jours suivans, à mesure qu’une partie des bohomolets quittait l’établissement pour se diriger vers l’île sainte, une autre arrivait de Véliki-Oustioug, de telle sorte que le caravansérail se trouva toujours plein jusqu’aux combles. Les conséquences naturelles d’une pareille agglomération d’hommes, d’un tel mélange d’âges et de sexes, sont plus faciles à deviner qu’à décrire, et il serait fortement à désirer qu’entre le paradis de l’île sainte et l’enfer du Solovetski dvorets il y eût un jour place pour un purgatoire, qui servirait alors aussi bien la morale que l’hygiène. Je n’ai pas besoin de dire que les cantiques et processions de Véliki-Oustioug furent repris avec une recrudescence de ferveur, et le lendemain j’assistai dans la tserkier (chapelle) de l’établissement à divers et étranges actes de dévotion, comme on n’en voit guère que dans l’église orthodoxe. La chapelle était pleine de bohomolets, dont les uns faisaient réciter des prières au-dessus de leur tête, d’autres des akathisti (antiphones); d’autres, courbés, portaient sur eux l’Évangile. C’était un grand livre in-folio, long de plus de deux pieds et imprimé en gros caractères antiques; la reliure était formée de deux planches en bois épais recouvertes des douze figures des apôtres en argent massif; le pope avait grand’peine à soulever cet énorme volume. Or celui qui veut qu’on lise sur lui l’Évangile doit se baisser, sans cependant s’agenouiller, pour que sa tête serve de pupitre. Il est vrai que plusieurs bohomolets peuvent réunir leurs bourses et leurs têtes pour cet acte de dévotion; le fardeau se partage alors, mais en même temps aussi la grâce, et quiconque veut que la grâce soit efficace tâche de former à lui seul pendant un quart d’heure cette bizarre cariatide de la Foi. Tout se paie dans l’église russe, et, selon l’offrande plus ou moins forte, le pope récite l’évangile du jour avec gravité et onction, ou le murmure à la hâte et avec une nonchalance dédaigneuse. Il faut avoir la conviction et le cou robuste du paysan russe pour se soumettre à de tels exercices spirituels; mais aussi quels miracles ne fait pas la piété! Un de mes confrères du dvorets, un paysan de Viatka, s’était beaucoup plaint de douleurs de tête horribles; mais après avoir subi cette opération de l’Évangile, pendant laquelle les veines de son visage et de son cou se gonflaient à se rompre, il me dit en sortant de la chapelle : « Louange à Dieu (slava Bohou) ! C’est comme si on m’avait ôté de la main le mal maudit... »

Les occupations d’un fervent bohomolets ne m’empêchèrent pas cependant de parcourir la ville. Archangel ne compte que vingt mille habitans à peu près; mais le port et le mouvement commercial lui donnent beaucoup d’animation. La ville proprement dite est réunie par un pont de bois jeté sur la Dvina avec l’île Solonbal, qui forme une espèce de faubourg où s’élève le palais du gouverneur. De nombreuses églises et quelques belles maisons en brique décorent cette cité, qui n’est d’ailleurs construite qu’en bois; une seule large rue, s’étendant sur toute la longueur d’Archangel, est pavée; les autres rues et impasses sont sales et fangeuses au possible; partout perce la toundra, c’est-à-dire le sol marécageux sur lequel fut bâtie cette ville, aussi bien que Saint-Pétersbourg. Sur une des places se dresse la statue colossale de Lomonossov; c’est à ce rhéteur, à ce grammairien célèbre qu’on fait remonter les origines d’une littérature nationale en Russie sous le règne de la tsarine Elisabeth, fille de Pierre le Grand.

On devinera aisément que le but principal, unique même, de ma promenade dans la ville fut le port. Quoique la saison ne fît que commencer, une vingtaine de navires étrangers se trouvaient déjà stationnés dans la baie; mais parmi les divers pavillons qui flottaient en haut des mâts je n’en pus distinguer aucun à l’emblème tricolore. L’absence de ce pavillon était déjà de mauvais augure. Les bâtimens étaient pour la plupart anglais; il y en avait aussi quelques-uns venus de Hollande, de Suède, de Hambourg, — pas un n’arrivait de la France! Bientôt je m’aperçus que sur le pont de chaque navire se promenait un soldat russe, témoin vigilant et inévitable, car la surveillance n’était pas suspendue, même pendant la nuit. En outre, des factionnaires postés à peu d’intervalle l’un de l’autre formaient une haie infranchissable le long du port, et forçaient tout allant ou venant à se mettre en règle avec eux. Une foule de curieux et de promeneurs encombraient le quai et ajoutaient à la difficulté de toute tentative. Comment, devant ces factionnaires en éveil, faire un signe à un matelot ou à un capitaine? Comment même, si quelqu’un du navire passait devant moi, l’accoster et lui parler en français ou en allemand au milieu de cette foule et dans mon costume de paysan russe, de bohomolets? Ne serait-ce pas attirer sur moi tous les regards et amener mon arrestation immédiate? Je continuai cependant à rôder le long des quais en épiant une occasion favorable, qui, hélas! ne se présenta point! Il fallut enfin me décider à m’acheminer de nouveau vers le dvorets, où m’attendaient les pieux exercices.

Le second jour, tous ceux qui étaient arrivés avec moi à Archangel s’embarquaient pour l’île sainte; je prétextai un excès de fatigue pour ne pas les accompagner, et je me rendis sur le port. Je rôdais de nouveau autour de cette baie libératrice; je voyais même quelques navires près de finir leur chargement, ce qui était un indice de leur départ prochain; mon cœur battait violemment, ma poitrine se gonflait; j’avais peine à retenir le cri : «Sauvez-moi! ne m’abandonnez pas ici! » Enfin j’accostai quelques matelots occupés près des cordages qui retenaient un navire à la terre. Malgré l’extrême danger, je me hasardai à leur adresser quelques paroles en français. Ils ne firent que lever la tête et me regarder d’un air étonné. J’essayai de l’allemand, mais avec aussi peu de succès. Ils finirent par me rire au nez, et je dus m’esquiver au plus vite, car déjà un cercle se formait autour de nous. Mes efforts le jour suivant n’eurent point de meilleur résultat. Je ne décrirai ni les tourmens de ces trois jours, ni les tentatives diverses que j’imaginai pour arriver à l’un de ces bateaux. Sans m’inquiéter de la rude saison, je n’hésitai même pas à prendre un bain dans le port, car j’espérais m’approcher ainsi d’un équipage quelconque. Rien n’y fit, et aucune chance de salut ne s’offrit.

Revenu bien tard le troisième jour dans le dvorets, je repassai dans ma pensée toutes les circonstances de mon état présent, et je finis par arriver à la désolante conviction qu’il n’y avait plus à compter sur le port d’Archangel. Le retard que j’apportais comme bohomolets dans mon embarquement pour l’île sainte causait déjà quelque surprise. Rester plus longtemps dans la ville, y attendre l’arrivée d’un navire français, c’eût été aller au-devant d’une arrestation. Si je n’avais pas pris le rôle d’un pèlerin, je me serais peut-être hasardé dans un café en renom, j’aurais pu me flatter de l’espoir de lier connaissance avec un des capitaines des bâtimens étrangers ; mais comment me présenter en un tel lieu dans mon costume de simple paysan ? Oh ! que cette dernière nuit passée dans le dvorets fut triste et sombre ! C’est la pensée d’Archangel qui m’avait seule donné la force d’affronter les périls les plus extrêmes, de supporter les plus terribles privations. Eh bien ! arrivé enfin au but de mes efforts, il me fallait les reconnaître inutiles et fuir la cité que je m’étais si longtemps obstiné à saluer comme un lieu de délivrance !


IV.

Je ne suis pas allé jusqu’au monastère de Solovetsk, mais j’ai recueilli sur ce lieu de pèlerinage d’assez nombreux détails. À deux cent quatre-vingts verstes à l’ouest d’Archangel, dans la Mer-Blanche, se trouve un groupe d’îles dont la plus grande porte le nom de Solovetsk. Originairement habitée par les Finnois, elle fut ensuite occupée par les intrépides trappeurs (promychlenniki) de l’antique république de Novgorod, puis elle devint l’asile de saint Zosime, qui y fonda une petite maison et une chapelle en bois. Après lui vinrent d’autres cénobites. Un couvent de tcherntsé se forma, qui, bientôt célèbre par ses miracles, s’enrichit des offrandes des fidèles et fut doté à la fin d’une forteresse destinée à garder les trésors recueillis. Avec la république de Novgorod, Solovetsk et son monastère passèrent sous la domination des tsars, qui en augmentèrent surtout les fortifications. Dans le temps du faux Démétrius, des partisans de Boris Godounov se réfugièrent avec leurs richesses dans la forteresse de l’île sainte, et y opposèrent une résistance acharnée « aux plus intrépides cavaliers du prétendant, » comme dit la tradition. Étaient-ce par hasard nos célèbres Lissoviens, nos hardis cavaliers du XVIIe siècle ? Cette défense ajouta à la gloire de l’île, qui occupe, après Kiow, le premier rang parmi les lieux saints des Russes.

La situation de Solovetsk dans une région glaciale et difficilement abordable y rend toute culture presque impossible. Depuis quelque temps cependant, et grâce au travail des moines, il pousse dans l’ile des légumes, notamment des choux ; mais le blé, la farine, le gruau, l’huile et les autres comestibles ne lui arrivent que d’Archangel. Les religieux savent fabriquer eux-mêmes le kvass, qui y est très renommé ; ils possèdent en outre un moulin, un peu de bétail et même quelques chevaux. Tout près du cloître se trouvent de vastes magasins où les pèlerins déposent leurs bagages et reçoivent un numéro en échange. Bien plus vastes et plus nombreux sont les bâtimens destinés à héberger les bohomolets. Ce sont de grandes salles meublées de longues tables et de bancs, où les fidèles demeurent, couchent et prennent leurs repas ; les compartimens des hommes sont séparés de ceux des femmes. Je n’ai entendu parler qu’avec éloge de l’hospitalité des religieux. Pendant le repas, un tchernicts ou religieux lit dans chaque salle aux hôtes la Vie des Saints ou quelques prières. Tout bohomolets a le droit d’être logé et nourri gratuitement les trois premiers jours; pendant ce temps, il prie, il se confesse, allume et tient les cierges, fait réciter au-dessus de sa tête des akathisti ou l’Evangile. Il y a un tarif pour ces divers exercices spirituels, mais les prix sont très modiques; la visite des tombeaux des saints Zosime et Savatyï se paie à part. Les trois premiers jours passés, le pèlerin, s’il reste plus longtemps, doit pourvoir lui-même à ses besoins et payer son logement. Nombre de personnes dévotes font le vœu de demeurer dans l’île sainte plusieurs années de suite, qu’elles passent dans des actes de dévotion et de pénitence. Les religieux accueillent volontiers de tels hôtes, mais à la condition qu’ils paient leurs dépenses, ou soient utiles au couvent par une occupation quelconque, comme ouvriers, jardiniers, etc.

Dès que la Mer-Blanche devient navigable, c’est-à-dire dès les premiers jours de juin, les pèlerins s’entassent à Archangel dans de petites barques appelées karbasses, qui les transportent à l’île sainte. Le prix de la traversée est minime; mais, à cause de l’incommodité et des dangers mêmes d’un assez long trajet par une mer d’ordinaire très agitée, beaucoup de bohomolets vont à pied d’Archangel le long du rivage jusqu’au promontoire situé en face même de Solovetsk, dont il n’est séparé que par un bras de mer d’une verste, et ce n’est que là qu’ils s’embarquent dans les karbasses. L’île n’est abordable que pendant les quatre mois de juin, juillet, août et septembre. Dès le commencement d’octobre, la navigation sur la Mer-Blanche est empêchée par la violence des vents et bien plus encore par les glaces venues de l’Océan polaire. D’octobre jusqu’à juin, le couvent ne reçoit plus aucun visiteur.

Chose étrange et qui ne manque peut-être pas d’à-propos, à côté même de cette maison de Dieu, les tsars ont élevé une maison à eux, — une prison mystérieuse dont les bohomolets me parlaient avec une terreur d’autant plus grande que personne n’en connaissait la destination. Quels peuvent être en effet les malheureux renfermés dans ce donjon? Ce ne sont pas des criminels ordinaires; ceux-là sont envoyés en Sibérie. Il est certain cependant que la prison de Solovetsk est habitée : des factionnaires et des gardiens y sont toujours à leur poste. On me racontait qu’il y a quelques années on y avait vu un vieillard à la barbe blanche, devenu aveugle à force de verser des larmes. Je ne prétends certes pas me porter garant de ce récit, quoiqu’il me fût répété par beaucoup de personnes; encore moins oserai-je garantir le secret qui m’a été chuchoté plusieurs fois à l’oreille, à savoir que le prisonnier de Solovetsk était un frère de Nicolas, le grand-duc Constantin lui-même !...

Pour en revenir à ma propre histoire, le lendemain de la triste nuit où je pris la résolution de renoncer à toute tentative d’évasion par le port d’Archangel, je me levai au point du jour, me fis remettre mon bagage par le concierge du dvorets, et déclarai mon intention de me rendre au monastère de Solovetsk. Après avoir acheté quelques pains et du sel, je traversai la Dvina et pris en effet la direction du promontoire occidental situé en face de l’île sainte. La journée était belle et chaude, le pays plat, mais désert et sauvage. Le soir, j’arrivai à un petit hameau, et je me décidai à y prendre un bain russe, devenu indispensable après un séjour si prolongé au milieu des saints. Les Russes, même le bas peuple, usent fréquemment de ces bains, surtout le samedi et les veilles de fête. La maison de bains est d’ordinaire un simple enclos en bois où se trouve un grand poêle de deux mètres carrés, formé de briques ou de pierres brutes qui ne sont retenues par aucun ciment; la cheminée est absente, et la fumée sort par les trous du plafond. Quand les pierres ont été fortement chauffées, on y verse de l’eau froide, et la vapeur, en se dégageant, remplit toute la chambre, transformée ainsi en une salle de bain.

Au sortir de cette étuve improvisée, j’eus l’envie inexplicable de boire du lait, et j’allai en chercher dans une cabane que m’indiqua mon hôte. J’y trouvai trois femmes, et, après avoir fait les signes de croix de rigueur, je leur exprimai mon désir. Elles me donnèrent une très petite mesure pour la monnaie que j’offrais, et avec une mauvaise grâce que je ne sus d’abord à quoi attribuer. Pendant que je buvais à petites gorgées, une conversation s’engagea, et j’eus enfin le mot de l’énigme. Elles appartenaient à la secte des staroviertsi ou vieux croyans, et à la manière dont j’avais fait le signe de la croix elles avaient reconnu en moi un déplorable orthodoxe. Elles ne me cachèrent pas leur regret de voir un homme si pieux, un bohomolets, engagé dans une voie de perdition certaine; elles me montrèrent ensuite la véritable manière de faire mon salut, et, las de disputes, je finis par l’adopter. Ces bonnes femmes en furent si heureuses qu’elles donnèrent au néophyte trois nouvelles mesures de lait sans vouloir accepter d’argent; elles me congédièrent en faisant des vœux fervens pour que Dieu me maintînt dans les voies de la conversion. Hélas! ces vœux ne se réalisèrent pas : à peine de retour chez mon hôte, je dus de nouveau me signer selon le rite orthodoxe.

Je poursuivis ma route et je marchai plusieurs jours par un pays marécageux, à travers des bois de sapins chétifs et rabougris où il me fallut souvent coucher. Je reconnaissais de plus en plus le climat de l’extrême nord, car le soleil ne nie quittait presque plus. Même pendant le court intervalle du couchant au levant, le reflet de ses rayons projetait encore une clarté qui aurait permis d’exécuter le travail d’aiguille le plus fin. On ne pouvait distinguer la nuit du jour que par un plus grand silence qui se faisait dans la nature. Certes les notions de géographie que j’avais pu recueillir sur les bancs de l’école me préparaient depuis longtemps à ce phénomène; parfois cependant je croyais rêver en me trouvant ainsi au milieu de régions où le soleil ne se couchait jamais. Le paysage devenait toujours plus pauvre et plus désolé. Enfin j’atteignis les bords de la mer, et je marchai dès lors le long de la falaise. Pendant quelques jours, le temps fut très beau, et le soleil était même si ardent qu’il me fallut ôter ma pelisse. Bientôt néanmoins se leva un vent impétueux, et l’Océan, roulant des montagnes d’écume neigeuse, semblait vouloir justifier son nom de Mer-Blanche. Le spectacle était à la fois triste et admirable. La tempête dura plusieurs jours. Je ne rencontrais que rarement des hommes; mais la vue d’un serpent fraîchement tué me prouva que même sous cette latitude il y avait encore des reptiles. Arrivé un jour à un pauvre village, au bord même de la mer, dans un possade, c’est-à-dire une colonie[3], j’y trouvai une multitude de bohomolets, et parmi eux mes anciens compagnons de voyage de Véliki-Oustioug. Partis bien avant moi d’Archangel, dans des karbasses, pour l’île sainte, ils avaient été forcés par la tempête de chercher un refuge en cet endroit. Un karbasse même avait été englouti dans les flots avec tous ses passagers. Les pauvres gens attendaient que le temps se calmât; moi, je les quittai en leur assurant que je parviendrais plus vite au couvent à pied qu’eux dans leurs tristes bateaux. Vers le soir, la mer s’apaisa, et bientôt j’atteignis le promontoire qui faisait face à l’île sainte. Appuyé sur mon bâton, je restai quelques instans à contempler le rivage; je pensai à nos anciens Lissoviens, qui ont peut-être campé à cet endroit dans leur course aventureuse à travers le haut nord, puis je tournai à gauche, et, sans attendre une embarcation pour le monastère, je pris le chemin qui devait me mener à Onéga.

C’était là en effet la seule route qui me restait ouverte, une fois que le port d’Archangel me faisait défaut. Retourner d’Archangel à Véliki-Oustioug et m’enfoncer de là dans le cœur même de la Grande-Russie, certes je ne pouvais pas y penser. Rien de plus naturel du reste qu’un bohomolets, après avoir accompli le pèlerinage de Solovetsk, se rendit à Onéga et dans le gouvernement d’Olonets afin de faire la pieuse tournée de Novgorod et de Kiow « pour saluer les ossemens saints, » selon l’expression consacrée (dla pokloniénïa swiatym mostchum). Je n’entrevoyais pas encore bien clairement ce que je ferais une fois arrivé à Onéga; mais après la déception d’Archangel, j’étais assez porté à ne plus faire de grands projets et à ne penser guère qu’au lendemain. Je longeai donc résolument le bord occidental du promontoire, et je marchai plusieurs jours par un chemin bordé d’un côté par la mer et de l’autre par des monticules fortement boisés. Devant moi, je ne voyais que des sables, des bruyères ou des marais. Un fait suffira pour donner une idée de ce pays désolé. Un jour, arrivé à un possade, je ne pus y trouver de pain; les habitans en manquaient depuis près d’une semaine, le mauvais temps ayant retardé la barque qui apportait d’ordinaire la farine d’Archangel. J’y trouvai en revanche des harengs frais de la Mer-Blanche assez gros et d’un goût excellent.

Je ne fus point tenté à Onéga de faire une autre expérience avec les quelques navires étrangers que je voyais stationner dans le port. Pour la faire du reste avec une chance quelconque de succès, il m’aurait fallu passer plusieurs jours dans cette ville, où manquaient alors les groupes de pèlerins au milieu desquels j’aurais pu me cacher, me dérober à l’inspection de la police, comme à Véliki-Oustioug et à Archangel. Puis, sous l’impression encore douloureuse du terrible mécompte, j’avais décidément plus de confiance dans la terre ferme, qui jusque-là du moins n’avait pas trompé mes espérances. Deux directions par terre s’offraient à moi à Onéga, entre lesquelles il fallait maintenant choisir. L’une, à droite, m’aurait mené par les marais de la Laponie au fleuve de Tornéo, près de la frontière suédoise; l’autre, à gauche, conduisait, à travers le gouvernement d’Olonets, par Vytiégra, au golfe de Finlande et dans la Baltique. Le premier chemin était le plus fatigant, le second le plus dangereux. Si je n’avais pas fait la traversée des Ourals et du steppe de Petchora, je me serais indubitablement dirigé vers l’extrême nord et la Laponie; mais je redoutais maintenant les privations et les misères que je n’avais que trop éprouvées : exténué, découragé, j’étais déjà sur le point de craindre plus les fatigues que les dangers, et je me décidai pour Vytiégra.

Sans donc trop m’arrêter à Onéga, je poussai vers le sud en longeant les bords du fleuve qui porte le même nom. De temps en temps je me trouvais en face de pèlerins isolés qui se rendaient au monastère de Solovetsk, et auxquels je pus naturellement donner des nouvelles de l’île sainte. Je me rappelle surtout un vieillard, petit, sec, blanc comme une colombe, frais pourtant et dispos, qui me dit : « Vous doutez-vous d’où je suis? Je suis de Kargopol!... » Il prononça ce nom avec une telle fierté, avec une telle conscience de la grandeur de sa ville natale, que je crus vraiment entendre le fameux civis romanus. Or Kargopol, où je parvins bientôt après, est une des plus tristes bourgades d’un bien triste pays. Malgré l’aspect sombre et monotone de cette contrée, où les marais n’alternent qu’avec des bois sans fin, malgré les distances énormes que j’avais à franchir à pied, malgré les déboires inséparables de la condition d’un fugitif qui a toujours à redouter les gendarmes, les hôtelleries, et jusqu’à une dépense dépassant le plus strict nécessaire, il y avait cependant loin de ce voyage depuis Onéga jusqu’à Vytiégra aux dures souffrances qu’il avait fallu supporter en traversant les Ourals et la plaine de Petchora. Le caractère de bohomolets me donnait une assurance qui ne me faisait pas autant craindre qu’alors toute demeure d’homme ; la saison était en outre bien plus clémente, car nous étions au milieu de juin, et quand il me fallait le soir rentrer dans les bois pour dormir, j’y trouvais des branches et des feuilles vertes qui formaient un lit assez doux. Ce qui m’étonne, c’est de n’avoir jamais été inquiété, pendant ces nuits passées dans la solitude des bois, par les animaux sauvages qui s’y trouvent en grand nombre. Parfois seulement j’étais éveillé par les hurlemens lointains des loups, mais ils ne se présentèrent jamais à ma vue.

Ce n’est pas que je n’aie été exposé encore à mainte tribulation pendant ce voyage, en dépit de la connaissance assez exacte que j’avais des mœurs du pays. Parfois cela tournait au comique. Un jour, non loin du fameux Kargopol, dans une cabane où je demandais quelque nourriture, je reçus pour toute réponse qu’on n’avait que du tolokno à m’offrir. « Va pour le tolokno, » dis-je, assez content même de faire la connaissance d’un plat national dont j’avais tant de fois entendu parler sans l’avoir jamais aperçu. Ma confusion fut cependant grande quand je vis la maîtresse poser devant moi une cruche d’eau, une cuiller et une petite terrine à moitié remplie d’une farine sèche et noirâtre. Comment manger cela? comment surtout ne pas trahir ma qualité d’étranger par une ignorance criante au sujet d’un mets si commun en Russie? Je me jetai à corps perdu dans je ne sais quel bavardage pour détourner l’attention; mais l’hôtesse fut tenace et me demanda pourquoi je ne mangeais pas, puisque j’avais si grand’faim? « Préférez-vous peut-être le mêler avec du kvass? — Oh! oui, du kvass, » répondis-je éperdu. Elle apporta du cidre, et par bonheur en versa elle-même dans la terrine, en remuant la farine avec la cuiller. La masse brunâtre se gonfla à remplir le vase, et devint une pâte que je sus enfin comment goûter. C’était tout simplement de l’avoine cuite au four, puis soigneusement épluchée et réduite en farine. Délayée avec de l’eau ou du cidre, elle fournit une nourriture assez agréable, et je la recommanderais surtout à nos braves montagnards des Karpathes.

Le pays d’Olonets est traversé en tous sens par des canaux destinés à relier entre eux les divers fleuves et lacs, Onéga, Ladoga, Vytiégra, Svir, etc., qui form.ent ici le principal réseau de communications. Pour l’entretien et la surveillance de ces canaux, des corps de garde sont établis sur des points différens, occupés constamment par des soldats. La plupart étaient des Polonais qui y gémissaient depuis seize ans, depuis 1831. D’Archangel à Vytiégra, j’ai vu plusieurs de mes malheureux compatriotes incorporés dans ces compagnies militaires; malgré ce long séjour, ils parlaient fort mal le russe. Je m’entretenais souvent avec eux comme un homme de la Sibérie, et me laissais raconter leurs peines. Je me souviens surtout d’un mot sinistre qui me fit frémir. Après avoir écouté les doléances d’un de ces malheureux compatriotes sur les travaux et les fatigues de la vie du soldat, je lui dis en vrai paysan russe : « Mais enfin on ne vous bat pas tant! — Comment? on ne nous bat pas! — me répondit-il avec un rire presque sauvage, — crois-tu donc qu’on mange gratuitement le pain du tsar!... » Une autre douloureuse rencontre que je faisais souvent dans ce pays était celle des convois (partyé) d’enfans juifs qu’on conduisait à Archangel. On sait que, tandis que le gouvernement russe ne recrute dans le pays polonais que les chrétiens adultes, il y prend à la population juive les enfans âgés de dix à quinze ans, voulant par là leur faire oublier plus sûrement les traditions de famille et de religion et les dresser à la vie de soldat, pour laquelle les Israélites adultes sont réputés moins propres. Une grande partie de ces recrues d’un âge tendre est destinée au service naval et envoyée aux différens ports de la Mer-Blanche. Le spectacle de ces pauvres enfans, rasés, couverts de leurs petites pelisses, et que chassaient devant eux comme un troupeau les soldats chargés du convoi, était navrant. Beaucoup parmi eux, à ce que m’assuraient les indigènes, mouraient en route.

C’est aussi dans le pays d’Olonets que j’observai un autre symptôme non moins curieux de l’état moral de la Russie. J’étais entré dans une hutte pour demander mon chemin; c’était sur la route qui mène de Kargopol à Vytiégra. Je ne trouvai dans la cabane qu’un vieillard à l’air respectable et à la longue barbe blanche. Une fois engagé dans la conversation, il s’exprima bientôt avec une haine si violente contre les popes, le gouvernement et le tsar, qu’il ne me fut pas difficile de reconnaître un starovier. Puis, voyant en moi un homme assez enclin à partager ses opinions religieuses, il s’étendit longuement et en versant des larmes sur la vraie foi persécutée. Pour me prouver que la manière de faire le signe de croix adoptée depuis la réforme de Nicon (la manière russe ordinaire) était hérétique au premier chef, — après avoir bien regardé au dehors, verrouillé la porte et exigé de moi le serment de ne jamais révéler le secret, — il tira d’une cachette une figurine en cuivre jaune, évidemment un antique travail byzantin assez grossier, où Jésus-Christ était en effet représenté bénissant des deux doigts de la main droite selon le rite des staroviertsi. « On nous force, me dit-il, d’aller aux tserkiev des hérétiques, et les popes nous obligent à faire le signe à leur manière; mais au retour de la tserkiev nous prions le vrai Dieu, et nous lui demandons pardon du grand péché... » Enfin il tira encore de la cachette un vieux cahier contenant « l’histoire du patriarche Joseph trahi et vendu par ses frères. » Le bonhomme se mit à lire devant moi ces nouveautés, et donna quelques larmes d’attendrissement à la résistance qu’opposa le fils de Jacob à la femme de Putiphar.

A peine arrivé à Vytiégra, j’y fus accosté sur la rade par un paysan qui me demanda où j’allais.

— Je suis un bohomolets, répondis-je ; je reviens du monastère de Solovetsk, et je vais saluer les ossemens saints à Novgorod et à Kiow...

— Je suis votre homme alors, me dit-il; je vais vous mener à Saint-Pétersbourg; ma barque est petite, je n’ai qu’un cheval à transporter, et vous m’aiderez un peu à ramer….. Ce n’est pas lourd.

— Je me connais bien à cette besogne, et je sais, parbleu, qu’elle n’est pas facile. Combien me donnerez-vous?

Nous débattîmes longuement le prix; le rusé compère avait évidemment grande envie de profiter de mes bras sans rien débourser. Nous convînmes enfin qu’il me donnerait au moins des alimens chauds pendant toute la navigation, et il fut si heureux du marché qu’il me mena tout de suite au cabaret boire un bon coup.

Le projet d’aller à Saint-Pétersbourg, dans la capitale même de Nicolas, était assez étrange, et n’était certes pas entré dans les divers plans d’évasion combinés autrefois à Ekalerininski-Zavod; mais depuis Archangel j’allais un peu au hasard. Le tout était pour moi de saisir chaque occasion qui me rapprocherait d’une mer ou d’une frontière quelconque et de ne rester en nul endroit plus de quelques heures, afin d’éviter une demande de papiers. Or la barque qui s’offrait partait le jour même. Il n’y avait pas jusqu’à l’étrangeté de l’entreprise qui n’eût son côté rassurant; une capitale me parut moins dangereuse encore qu’une petite ville de province, et l’événement prouva que je ne m’étais pas trompé dans mes calculs.

Le soir, la barque fut détachée du bord, et nous commençâmes notre navigation, qui, par Vytiégra, le lac d’Onéga, le fleuve Svir, le lac de Ladoga et la Néva, devait nous mener jusque sous les murs de Saint-Pétersbourg. Nous ramions jour et nuit à côté d’innombrables canots, barques et navires qui couvraient littéralement les lacs et les fleuves, mais surtout à côté de radeaux de bois destinés aussi aux besoins de la capitale, et qui en certains endroits obstruaient complètement le passage. Nous n’étions que trois d’abord, moi, le patron et son fils, jeune homme assez robuste; ce dernier, lorsque nous approchions de la rive, y faisait descendre le cheval, qui, attaché par une corde à la barque, aidait ainsi à la tirer. Le patron ne se refusait cependant pas à prendre de temps en temps, malgré l’exiguïté de la barque, quelques passagers pour les déposer à des endroits convenus; comment renoncer au plus petit gain? Par malheur ces passagers n’étaient pas toujours précisément des membres de la société de tempérance, et me causaient de grandes inquiétudes. Outre le travail continuel des rames, j’avais encore à surveiller ces ivrognes, et une fois même je dus me jeter à l’eau pour en retirer un pauvre diable qui s’y était laissé tomber. Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis, et je dois avouer que j’avais un intérêt tout personnel à veiller sur la vie de ces hôtes incommodes. En cas de malheur, il aurait fallu faire halte à la première station et entamer avec la police une négociation qui aurait commencé invariablement par la demande de nos papiers. Ma charité n’était donc rien moins qu’évangélique.

A mesure que nous approchions du terme de notre navigation, je devenais plus pensif et surtout plus soucieux d’apprendre quelque chose sur les usages de Saint-Pétersbourg. Heureusement le patron avait pris à l’une des stations plusieurs femmes qui, après une visite faite à leurs parens, revenaient dans la capitale, qu’elles habitaient depuis longtemps comme servantes et filles de chambre. Ma condition de bohomolets m’obligeait à leur prêcher une morale qui le plus souvent ne faisait qu’exciter leur gaîté. Cependant je ne prêchai pas tout à fait dans le désert, surtout lorsque je pris la défense d’une vieille femme dont les chambrières se moquaient d’une manière vraiment révoltante; hélas! la jeunesse est si insouciante et si égoïste! C’était une pauvre paysanne de la Korélie; elle allait pour la première fois à Saint-Pétersbourg voir sa fille, qui y exerçait l’état de blanchisseuse. Elle me sut un gré infini de ma protection, m’appela son batopichka (petit-père), et m’offrit bientôt une aide vraiment providentielle.

Après avoir essuyé une tempête cassez violente, qui fit horriblement crier nos femmes, et laissé derrière nous Nova-Ladoga et Schlusselbourg, où Alexis Orlov étrangla le malheureux Pierre III sur l’ordre de la grande Catherine, nous arrivâmes à huit heures du matin au port de la capitale, en face même de la Perspective-Nevski. Les chambrières sautèrent très lestement à terre en me donnant un rendez-vous pour un prêche. Je me préparais à faire de même, assez embarrassé, je l’avoue, de ma personne, quand ma pauvre Korélienne s’approcha en me disant : « Restez donc avec moi; j’ai envoyé prévenir ma fille, qui viendra me chercher, et elle saura vous indiquer un logement à bon marché. » On devine avec quel empressement j’acceptai une telle proposition, et bonheur ineffable! pendant le temps très long que nous passâmes dans la barque, personne ne vint nous demander nos papiers. Enfin la blanchisseuse arriva, embrassa tendrement sa mère, prit sa malle, que je l’aidai à porter, suspendue à un pieu qui reposait sur nos deux épaules; puis nous nous mîmes en route, précédés de notre bonne vieille femme, qui avait placé sur sa tête la terrine où elle mangeait. C’est dans cet étrange équipage que je fis mon entrée dans la capitale des tsars!...

Nous traversâmes un nombre infini de rues, de ponts et de ruelles avant d’atteindre l’habitation de la blanchisseuse. C’était une maison garnie de bas étage (dom postoïaly), où logeaient les plus misérables parmi les ouvriers. C’était surtout la nuit qu’ils y venaient pour coucher sur un grabat, si faire se pouvait, ou bien aussi, selon le mot russe, « sur le nu et ayant le poing pour oreiller. » Les nez cramoisis et les joues bouffies de certains habitans de l’endroit me prouvèrent que d’autres misères encore se cachaient sous ce triste toit. Il y avait cependant aussi des locataires plus réguliers, qui cédaient aux passagers une de leurs chambres, meublée en vue de la spéculation. Ma blanchisseuse était une de ces locataires. Par malheur, sa chambre était déjà occupée; mais elle me recommanda à une voisine. L’accord fut vite fait pour huit kopeks par jour, et afin de prévenir le moment critique je demandai dès l’abord à mon hôtesse de m’indiquer la préfecture de police pour régler l’affaire du passeport.

— Et qui êtes-vous donc? me demanda l’hôtesse.

— Je suis un bohomolets d’au-delà de Vologda, je reviens du monastère de Solovetsk, et je me rends à Véliki-Novgorod pour y saluer les saints ossemens...

— Vous faites très bien; que Dieu vous soit en aide! Montrez-moi votre passeport.

Je lui tendis mon malheureux billet de passe, en réprimant un vif mouvement d’inquiétude. Évidemment elle ne savait pas lire. Elle ne fit que regarder le timbre et me rendit le papier en disant : — Et combien de temps comptez-vous rester ici?

— Trois ou cinq jours tout au plus, le temps de me reposer un peu. — Savez-vous ce que je vais vous dire alors? Il est inutile d’aller à la police.

— C’est comme il vous plaira, car je ne connais pas les habitudes de l’endroit; mais pourquoi est-ce inutile?

— C’est que, voyez-vous, il faudrait vous accompagner, et c’est trop d’embarras.

— Pourquoi m’accompagner?

— C’est que, voyez-vous, depuis un certain temps la police est devenue horriblement exigeante. Autrefois il suffisait que l’arrivant seul allât à la préfecture; maintenant on veut absolument qu’il soit accompagné de son hôte. Or il y a toujours tant de monde à la préfecture qu’il y faut attendre longtemps son tour. Si c’est un locataire pour un mois ou plus, cela vaut encore la peine et la fatigue; mais si c’est pour une nuit ou quelques jours, il n’y aurait pas moyen d’exister avec ces allées et venues continuelles; on ne pourrait plus rien faire à la maison, et il faut cependant vivre : ce n’est pas la police qui donnera du pain! C’est pour cela que nous préférons ne plus faire de déclaration quand le locataire ne doit rester que quelques jours. Nous nous en trouvons bien, et si la préfecture n’est pas toujours informée à souhait, il n’y a vraiment pas grand mal.

Je me gardai de faire aucune objection. Je m’installai dans ma chambrette, et je résolus d’y passer le reste de la journée malgré les paroles engageantes de mon hôtesse, qui me proposait d’aller voir les illuminations de la ville, car c’était grande fête ce jour-là pour la capitale : c’était le 9 juillet 1846, et on célébrait les fiançailles ou les noces, je ne sais plus trop bien, de la fille de l’empereur Nicolas, la grande-duchesse Olga, avec le prince de Wurtemberg!

Le lendemain, je sortis et je me promenai par la ville, dont les rues grandioses me semblèrent singulièrement désertes. Je méditai un moyen de quitter au plus vite la capitale; j’étais résolu au besoin à chercher à la nage les bords de la mer Baltique. Toutefois un expédient plus commode, s’il s’en présentait un, n’était certes pas à dédaigner. Je savais qu’un paquebot allait de Saint-Pétersbourg au Havre; mais quelles étaient les époques de départ? où stationnait-il? et le capitaine était-il un Français ou un Russe? Questions capitales et sur lesquelles je n’osais me renseigner auprès de personne, de peur de me compromettre. J’allais le long de la Neva, et je lisais les inscriptions jaunes ou rouges qui se trouvaient sur les affiches, c’est-à-dire sur les planches noires des divers bateaux à vapeur. Je lisais à la dérobée, car un paysan, « un homme russe » (rouski tcheloviék) comme moi, ne devait point faire montre de science. Je marchais lentement en parcourant les inscriptions; c’était tantôt le bateau de sa majesté l’empereur, tantôt celui de son altesse le prince impérial, du grand-duc Michel, de sa majesté l’impératrice et de ses dames de cour, etc. évidemment c’était de trop haut bord pour moi. Je parvins enfin à découvrir des bâtimens moins titrés; mais tous ils avaient des destinations qui ne me convenaient guère. Après avoir ainsi passé en revue la rive gauche de la Neva dans toute sa longueur, je traversai le pont qui se trouve en face de la statue de Pierre le Grand, et je longeai la rive droite jusqu’à l’embouchure du fleuve. Je m’arrêtai un moment au pied des deux sphinx gigantesques placés devant le musée, et la vue de ces hôtes étranges de l’Egypte dans la cité des glaces ne laissa pas que de me faire rêver un instant. Tout à coup mes yeux tombèrent sur un avis en gros caractères placé près du mât d’un bateau à vapeur; ce bâtiment partait pour Riga le lendemain même!... Je tressaillis, et j’eus de la peine à maîtriser mon émotion. Comment cependant arriver au bateau et entrer en pourparler avec le capitaine? Je voyais se promener sur le pont un homme, le pilote probablement, la chemise rouge passée par-dessus le pantalon à la russe; mais je n’osai lui parler, et je me contentai de le couver des yeux. En attendant, le soleil baissait; il était déjà sept heures du soir, quand tout à coup l’homme à la chemise rouge leva la tête et m’interpella.

— Voudrais-tu par hasard aller à Riga? Alors viens prendre place ici.

— Certainement j’ai besoin d’aller à Riga; mais le moyen pour moi, pauvre homme, de prendre le bateau à vapeur? Cela doit coûter bien cher; ce n’est pas fait pour nous autres.

— Et pourquoi pas? Allons, viens. A un moujik[4] comme toi, on ne demandera pas beaucoup...

— Et combien?

Il me dit un prix que je ne me rappelle plus, mais qui m’étonna, tant il était modique.

— Eh bien! cela te va-t-il? Pourquoi hésites-tu encore?

— C’est que je suis arrivé aujourd’hui seulement, et il faut que la police vise mon passeport.

— Oh ! alors tu en auras pour trois jours avec ta police, et le bateau part demain matin.

— Que faire donc?

— Parbleu, partir sans faire viser...

— Bah! Et s’il m’arrivait un malheur?...

— Imbécile! Voilà un moujik qui veut m’apprendre ce qu’il faut faire!... As-tu ton passeport sur toi? Montre-le.

Je tirai de ma poche mon billet de passe soigneusement enveloppé dans un foulard selon l’habitude des paysans russes: mais il s’épargna la peine de le regarder, et me dit : — Viens demain à sept heures du matin; si tu ne me trouves pas, attends-moi. Et à présent, file vite...

Je rentrai tout joyeux chez moi, et le lendemain j’étais exact au rendez-vous. La machine chauffait déjà. Mon homme m’aperçut bientôt et me dit seulement : « Donne l’argent. » Il s’éloigna, puis me rapporta un billet jaune dont je feignis naturellement de ne pas comprendre la signification, ce qui m’attira une nouvelle gracieuseté : « Tais-toi, moujik, et laisse faire! » La cloche sonna trois fois, la barrière s’ouvrit, les passagers se pressèrent; un rude coup de poing de mon homme me poussa à leur suite. Quelques instans encore, et le bateau était en pleine marche. Je crus rêver.


V.

Une traversée par le bateau à vapeur de Saint-Pétersbourg à Riga ne fournit pas un sujet fécond d’impressions de voyage, même lorsque le voyageur est un Sibérien fuyant la katorga. J’eus cependant ma petite aventure. Décidément l’Océan m’était hostile. Grâce à l’abrutissement que donne le mal de mer, je ne sais comment je me trouvai tout à coup dans la cabine des « nobles, » et cette invasion révolta tout le monde. Une dame russe assez âgée ne cessait de crier en français : « Ah! ce paysan va nous empester! Il corrompt le peu d’air qui nous reste! » Les domestiques vinrent et me remirent à la raison et à ma place. Blotti dans mon coin à l’avant du bateau, je me tenais coi, et je ne voyais que de temps en temps les passagers de distinction, lorsqu’une promenade sur le pont les conduisait parfois de mon côté. Deux Allemands, me regardant déjeuner d’un morceau de pain et d’un oignon, ce que je faisais aussi bien pour me conformer à mon rôle de moujik que par économie, hélas ! dirent à haute voix et dans leur aimable langue : « On voit bien que c’est un cochon russe (man sicht dasz es ein russisches Schwein ist)... » Chose étonnante, les seuls voyageurs qui me témoignèrent de l’intérêt, qui daignèrent s’entretenir de temps en temps avec moi, sans se douter pourtant de ma nationalité, ce furent deux jeunes gens, deux Polonais. Je les suivais du regard pendant leur promenade sur le pont. Ah! que j’aurais voulu leur serrer la main!...

Je passerai rapidement sur le reste de mon voyage depuis Riga, à travers la Courlande et la Lithuanie, jusqu’à la frontière de Prusse. Je dirai seulement quelques mots de la nouvelle profession que je m’étais attribuée en quittant Saint-Pétersbourg. Le caractère de bohomolets n’était plus de mise alors que je m’éloignais de Novgorod, et que j’avais à traverser des pays protestans ou catholiques, comme la Courlande ou la Samogitie ; j’imaginai donc de me faire passer pour un stchetinnik. Ainsi s’appellent des paysans russes qu’on rencontre souvent dans ces contrées, aussi bien qu’en Lithuanie et en Ukraine, et qui vont d’un village à l’autre achetant des soies de cochon pour le compte des marchands de Riga. Cette condition me servait très bien; elle me permettait de frapper à plus d’une porte et de demander mon chemin sous le prétexte de m’enquérir si mon article se trouvait dans l’endroit. J’allais à pied, je couchais d’ordinaire dans les blés ou dans les bois, et le beau temps (nous étions au mois de juillet) me fut presque toujours favorable. J’avais d’ailleurs échangé mon pantalon d’hiver contre le pantalon bleu d’été que j’avais emporté de la Sibérie, renouvelé mon linge et ma chaussure, troqué chez un aubergiste ma pelisse contre une redingote et une petite casquette, que je conservais dans mon sac en vue de la Prusse; quant à mon petit burnous de peau de mouton (armiak), en véritable homme de la Russie (rouski tcheloriék), je le gardai toujours sur moi malgré les chaleurs de l’été. Mon passage à travers la Lithuanie, à travers notre sainte Samogitie, ne fut pas dépourvu pour moi d’émotion ni de scènes souvent plaisantes. Combien de fois je fus tenté de révéler ma nationalité à l’un ou à l’autre de mes compatriotes, de lui demander aide et conseil! Je tins cependant bon et ne démentis jamais mon caractère de stchetinnik russe. Un jour, à Polonga, je voulus acheter sur le marché un fromage à une Samogitienne; nous ne pûmes tomber d’accord sur le prix, et ma respectable compatriote, forte en voix comme toute femme de la halle, se mit à débiter un chapelet assez peu chrétien sur « ces chiens de Moskats (Moscovites). » Si je pus faire semblant d’ignorer le sens des paroles, le sens des gestes ne fut que trop clair, même pour un moujik, et, Dieu me pardonne, je dus presque faire mine de vouloir protéger l’honneur moscovite contre les outrages d’une Polonaise!...

C’est entre Polonga et Kurszany que je résolus de passer en Prusse. J’eus une peine infinie à me procurer, sans me trahir, quelques renseignemens sur la manière dont les Russes surveillaient la frontière; la source la plus abondante d’informations fut pour moi un soldat même de la douane. Le voyant prendre un bain dans la petite baie de Polonga, je suivis son exemple, espérant pouvoir ainsi mieux entamer l’entretien. Je me déclarai son compatriote dès qu’il m’eut appris qu’il était de Pultava. Il y a un moyen bien simple de faire parler un soldat russe, c’est d’amener la conversation sur les malheurs et les déboires de son état. Une fois mis sur ce thème, mon compagnon de bain me raconta toutes les mesures de précaution que les hommes de la douane étaient obligés de prendre jour et nuit envers les contrebandiers et les rebelles (bonntorstchiki, comme on appelle les fugitifs), le fort et le faible de la surveillance, etc.. Il faut que je cite un mot on ne peut plus caractéristique de mon soldat. Comme je lui demandais naïvement pourquoi les Prussiens ne les aidaient pas dans la chasse qu’ils faisaient aux contrebandiers et rebelles: — Voilà précisément le malheur! me répondit-il. Ces maudits Prussiens ne veulent rien faire pour la garde de la frontière; tout le fardeau retombe sur notre pauvre tsar!...

La conclusion que je tirai de ce précieux entretien fut que, contrairement à ce que je croyais d’abord, je ferais mieux de passer la frontière pendant le jour. Aussi à deux heures de l’après-midi, le jour même, après avoir recommandé mon âme à Dieu et m’être armé de mon poignard, je me glissai dans les blés, et, épiant du haut d’un rempart le moment où les deux factionnaires postés en cet endroit se tournaient mutuellement le dos, je sautai du mur dans le premier des trois fossés qui formaient la frontière. Aucun bruit ne se fit. Je rampai à travers les buissons; mais, arrivé au second fossé, je fus aperçu. Des coups de fusil partirent de différens côtés, et moi, n’ayant presque plus la conscience de ce que je faisais, je me glissai dans le troisième fossé; je remontai, puis m’élançai de nouveau. Je perdis enfin de vue les soldats, et je tombai dans un petit bois. J’étais en Prusse!

Haletant, exténué, je restai encore pendant de longues heures couché dans le taillis sans oser remuer; connaissant jusqu’où va parfois l’emportement des Russes, je craignais qu’ils ne vinssent me poursuivre jusque sur le terrain défendu. Tout resta paisible heureusement, et une pluie douce vint bientôt tempérer la chaleur suffocante de la journée. Alors je pensai à ma transformation. La barbe orthodoxe du moujik ne me convenait plus guère en Prusse, où elle n’aurait fait qu’attirer l’attention. J’avais eu la précaution d’acheter à Polonga dans une boutique une petite glace et chez un Juif un rasoir; quant au savon, il m’en restait encore dans mon sac un morceau emporté de la Sibérie. J’accrochai le miroir à un arbrisseau, profitant de la pluie et surtout de la rosée des feuilles pour délayer le savon, et je procédai ainsi, toujours couché et accoudé, à l’opération civilisatrice. Elle fut lente et bien pénible, surtout à cause de ma position très incommode. J’en vins à mes fins cependant, non sans quelques entailles faites à mes joues. Quand la nuit fut très avancée, je me remis en marche, habillé de ma redingote, coiffé de ma casquette, et le pantalon retombant sur les bottes. Je savais très bien que je n’étais pas à l’abri du danger, car une convention entre la Russie et la Prusse, un cartel, comme on l’appelait, obligeait alors ces deux puissances à se livrer mutuellement leurs fugitifs, et plus d’un de mes compatriotes, hélas! fut ainsi ramené à la frontière russe après l’avoir franchie au milieu de grands dangers. J’avais toutefois confiance dans mon étoile; il s’agissait surtout d’éviter la rencontre des gendarmes et les hôtelleries, ce qui, grâce à la saison, n’était pas trop difficile. Quant à la direction prochaine à donner au voyage, je n’avais plus aucune hésitation. Je voulais gagner le grand-duché de Posen : là, au milieu de mes compatriotes soumis à la domination prussienne, mais que j’étais sûr de ne pas compromettre, j’espérais trouver tous les secours que la rapide diminution de mes finances me rendait si nécessaires. J’ignorais alors les massacres qui venaient de désoler la Galicie, je ne savais pas que, même dans le duché de Posen, une grande conspiration venait d’être découverte. Ce n’est pas dans les solitudes de l’Oural, ni plus tard au milieu du bas peuple russe, que j’aurais pu apprendre ces graves et tristes nouvelles.

Memel, Tilsit et Kœnigsberg furent successivement atteints sans le moindre encombre. Je marchais le jour et couchais à la belle étoile; je ne fus inquiété nulle part d’une demande de passeport, je répondis aux rares questions des marchands ou des voyageurs que je rencontrai en route que j’étais un Français, ouvrier en coton, revenant de Russie. Arrivé enfin le 27 juillet à Kœnigsberg, je vis dans le port un bateau à vapeur qui partait le lendemain pour Elbing. Las d’une marche continuelle, je voulus profiter d’une occasion de transport qui s’offrait à un prix très modique, et qui m’aurait amené tout près du grand-duché de Posen, au milieu de mes compatriotes; je résolus donc de m’arrêter à Kœnigsberg jusqu’au lendemain. En attendant, je flânai par la ville, et à l’approche du soir je m’assis sur un tas de pierres auprès d’une maison en ruine, comptant m’éloigner à la tombée de la nuit, aller coucher dehors dans les blés, et revenir le matin pour l’heure du départ. Hélas! je comptais sans la fatigue, sans le profond épuisement de mes forces et l’espèce d’insouciance, suite naturelle d’une longue sécurité relative. Je m’endormis profondément sur ce tas de pierres... Quand je me réveillai, fortement secoué par un bras d’homme, il faisait une nuit sombre, et devant moi se tenait un inconnu, un « gardien de nuit» (nachwaechter), comme on dit dans l’endroit, qui me demanda qui j’étais, d’où je venais. Engourdi par le sommeil, je balbutiai des mots incohérens, et quand je fus enfin rappelé à moi par le sentiment du danger, j’eus beau donner des explications dans un allemand écorché; toutes mes réponses parurent suspectes. L’ignorance complète des lieux et l’obscurité de la nuit ne me permirent même pas d’entamer une lutte et d’essayer une évasion; je cherchai mon poignard, et par bonheur je ne sus pas le trouver. Le gardien s’empara de mon bras, appela ses camarades, et m’emmena de force au poste voisin. J’étais arrêté...

Le sentiment qui m’agita lorsque je me vis enfermé de nouveau dans une prison fut bien plus encore la honte que la tristesse et le désespoir. Avoir échappé à la katorga, traversé les monts Ourals, couché des mois sous la neige dans des terriers ostiakes, enduré tant de souffrances et tant de privations, sauté par-dessus la frontière russe à travers les balles, pour tomber tout bonnement dans les mains d’un gardien de nuit prussien!... en vérité, cela me paraissait par trop ridicule, et je rougissais devant moi-même.

Le lendemain, à dix heures, je fus conduit à la police, et là commencèrent les tristes et abjectes nécessités du dissimulare et simulare de tout homme qui doit ruser avec la loi. Je me prétendis Français, ouvrier en coton, revenant de Russie et ayant perdu mon passeport; je donnai mes adresses dans l’un et dans l’autre pays, mais je voyais bien que mes affirmations n’inspiraient aucune confiance. Ce dont je souffrais le plus, c’était de remarquer à ce premier interrogatoire, et surtout dans les suivans, qu’on me prenait pour un malfaiteur ayant intérêt à cacher un acte malhonnête. Je demandai à être renvoyé en France, où je serais prêt à répondre devant la justice de toutes mes actions et à subir toutes les conséquences de ce qu’on pourrait découvrir sur mon compte.

Je fus écroué à la Tour-Bleue (Blauer-Thurm) où j’eus pour compagnon plus d’un bourgeois (buerger) détenu pour banqueroute frauduleuse et autres peccadilles. La Tour-Bleue n’avait certes rien de bien horrible pour un homme qui avait connu les prisons russes et la katorga) mais l’incertitude, l’irritation causée par ce triste incident me rappelaient presque les plus mauvais jours de mon existence depuis quelques années. Enfin, après un mois de détention, appelé de nouveau à la police, on me signifia que toutes les adresses que j’avais fournies avaient été démontrées inexactes, et que les soupçons les plus graves planaient sur moi. Las de feindre, irrité surtout de passer pour un malfaiteur qui se cachait, je demandai à entretenir en particulier un des hauts fonctionnaires qui m’interrogeaient, ainsi que M. Fleury, Français naturalisé depuis trente ans à Kœnigsberg, interprète-juré, et qui assistait toujours à l’enquête. Laissé seul avec ces deux messieurs, je leur dis franchement qui j’étais, et je remis mon sort dans leurs mains. Je ne saurais dire l’étonnement, la stupeur et en même temps la profonde consternation de mes deux interlocuteurs en apprenant qu’ils avaient devant eux un Polonais, un condamné politique échappé à la katorga et revenant de la Sibérie... Le fonctionnaire ne put d’abord prononcer une parole; enfin il s’écria : « Mais, malheureux, nous allons vous livrer; la convention est formelle!... Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi êtes-vous venu ici?..... — Je voulais vous épargner l’embarras et le remords; pourquoi ne m’avez-vous pas renvoyé en France, comme je le demandais? » On me fit raconter les détails de mon évasion ; le fonctionnaire prussien sortit, et. alors M. Fleury, s’approchant de moi, me dit : «On ne pourra éviter de vous livrer aux Russes; tout récemment encore on a renvoyé d’ici plusieurs de vos compatriotes à la frontière. Il n’y a qu’un seul moyen de salut pour vous : tâchez de voir le comte d’Eulenburg, ou au moins de lui écrire. Il est président de la régence (Regierungs praesident) et presque tout dépend de lui. C’est un homme de cœur, loyal, généreux, aimé de tous: écrivez-lui, au nom du ciel! Quel malheur! quel malheur ! »

Revenu à la prison, j’écrivis en effet au comte d’Eulenburg, ainsi qu’à notre abbé Kajsiewicz, à Paris, pour obtenir une attestation de mon identité, car j’avais remarqué qu’on se demandait si je n’étais pas un émissaire ayant pris part aux affaires de Posen. Depuis ma révélation, on eut plus d’égards pour moi dans la prison; mais je devins en même temps l’objet d’une plus rigoureuse surveillance. Après dix jours, le comte d’Eulenburg me répondit une lettre polie, mais vague; toutefois la recommandation finale « d’avoir de la patience » me semblait cacher quelque encouragement. Les investigations principales roulaient maintenant sur un seul point : avais-je ou non participé aux affaires de Posen"? A cet égard j’étais parfaitement tranquille. Mes angoisses furent grandes néanmoins, et plus d’une fois je dus me dire que mon plus sûr moyen de salut était le poignard.

Un jour un monsieur se présenta à ma prison, déclara se nommer M. Kamke, commerçant à Kœnigsberg, et me demanda si j’accepterais volontiers sa caution. Etonné aussi bien que touché de cette offre inattendue, je lui en demandai l’explication. J’appris alors que le bruit de l’arrestation d’un Polonais évadé de la Sibérie s’était répandu dans la ville et y avait causé une vive émotion. Les honnêtes habitans de Kœnigsberg, que le cartel avec la Russie avait déjà froissés plus d’une fois, s’étaient surtout émus à l’idée de voir livrer un homme qui était parvenu à s’évader de la Sibérie à travers tant de dangers; on avait fait des démarches en ma faveur, et on espérait obtenir ma mise en liberté sous caution. Ah ! que ces paroles me firent de bien!... L’acceptation du cautionnement rencontra toutefois des obstacles; mais, appelé de nouveau le 1er septembre à la police, j’y trouvai l’excellent M. Kamke, qui vint à moi, m’embrassa en me disant que j’étais libre. J’étais libre en effet, et cette déclaration me fut renouvelée par le fonctionnaire chargé de l’enquête sur ma situation. Il me demanda si je voulais rester encore quelque temps à Kœnigsberg, et je répondis affirmativement : je tenais à remercier mes bienfaiteurs, tant de personnes qui s’étaient intéressées à mon sort, surtout le comte d’Eulenburg. Il me semblait du reste de bonne politique de ne pas mettre trop d’empressement à quitter la Prusse. Hélas! j’étais devenu si soupçonneux !...

M. Kamke me ramena en triomphe chez lui, et pendant sept jours je trouvai dans sa famille une affectueuse sollicitude dont je ne perdrai jamais le souvenir. Tout à coup, une semaine s’étant à peine écoulée depuis ma mise en liberté, je reçus l’invitation de passer à la police. J’y trouvai deux fonctionnaires que je connaissais déjà, et qui, d’un air triste, mais bienveillant, me dirent que l’ordre de me livrer à la Russie était venu de Berlin, qu’ils ne pouvaient faire autre chose que me laisser le temps de m’évader à mes risques et périls, et qu’ils priaient Dieu de protéger mes pas. Je fus profondément touché de leur généreux procédé, et je leur promis de faire tout mon possible pour leur épargner de nouveaux embarras. J’informai tout de suite M. Kamke et mes protecteurs de ce nouvel incident, et mon évasion fut bien vite organisée. Je pris congé de mes braves et bons amis, et le lendemain 9 septembre je me trouvais déjà sur la route de Dantzig. J’avais des lettres pour différentes personnes dans les villes de l’Allemagne que je devais traverser, et partout on mit le plus grand zèle à me faciliter le voyage : qu’il me soit permis de citer surtout le généreux libraire de Leipzig Robert Blum, que le prince Windischgraetz devait faire fusiller à Vienne deux ans plus tard! Grâce aux appuis qui ne m’ont fait défaut nulle part, j’eus bien vite traversé toute l’Allemagne, et le 22 septembre 1846 je me retrouvai de nouveau dans ce Paris que j’avais quitté quatre ans auparavant.

Un peu plus d’une année s’était à peine écoulée depuis mon retour à Paris quand la révolution de février éclata, et notre pays crut à un meilleur avenir. Nous reconnûmes bien vite notre erreur, hélas ! Accouru de nouveau dans ma patrie, en Galicie, je n’eus que le temps d’y assister à un nouveau naufrage. C’est pendant les loisirs que venaient de me faire en Galicie des espérances déçues, et alors que ma mémoire gardait encore l’impression d’un passé tout récent, que je notai la plupart de ces souvenirs. Si je n’y ai point parlé de mes pauvres frères d’infortune qui avaient été impliqués dans l’affaire de Kamienieç, ce n’est pas certes que je fusse indifférent à leur sort. Je ne suis arrivé du reste que peu à peu à connaître leur destinée et les condamnations qu’ils avaient encourues. Plusieurs ont déjà succombé à leur peine; d’autres gémissent encore en Sibérie, dans le Caucase et dans les compagnies disciplinaires d’Orenbourg. Que Dieu ait pitié des morts et des vivans!


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 avril.
  2. Mot injurieux, par lequel on désigne le déporté.
  3. Comme on dit dans ces contrées, sans doute en mémoire des antiques colonisations du temps de la république de Novgorod.
  4. Sobriquet du paysan en Russie (de mouje, homme); la vraie dénomination est krestianine, c’est-à-dire chrétien.