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Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure/01

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Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 99-129).
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SOUVENIRS
D'ASIE-MINEURE

I.
L’OLYMPE GALATE ET LES TURCS D’ANATOLIE.

A la fin du mois de mars 1861, Je quittais la France, chargé d’une mission scientifique en Asie-Mineure. J’avais pour compagnons, désignés sur ma demande, MM. Edmond Guillaume, architecte, pensionnaire de l’académie de France à Rome, et Jules Delbet, docteur en médecine. Dans les derniers jours d’avril, ils me rejoignirent à Constantinople, où j’étais depuis trois semaines déjà, occupé à chercher les deux serviteurs sans lesquels on ne peut songer à s’engager dans l’intérieur de l’Anatolie : un drogman, c’est-à-dire un interprète, et un cavas ou gendarme.

Rien n’était plus important que le choix de ces deux hommes; la réussite ou l’insuccès de l’entreprise en dépendait en grande partie. Il fallait des gens sur qui l’on pût compter, dont l’activité, la fidélité et l’énergie ne fissent point défaut au moment critique. J’avais beau parler couramment le grec et comprendre un peu le turc, il est bien des circonstances où il faut s’en rapporter à son drogman, bien des négociations délicates où l’on ne peut traiter et conclure que par son entremise. C’est lui qui devra faire tous nos achats, et s’il nous vole, les frais du voyage s’en trouveront sensiblement augmentés. Si, comme tant de drogmans, il sait d’une manière insuffisante ou la langue que nous parlons ou la langue du pays, il rendra mal notre pensée, et ne nous donnera que des renseignemens inexacts et tronqués; si, comme il arrive le plus souvent, il est raïa, c’est-à-dire sujet turc non musulman, il n’osera pas traduire mot pour mot les reproches souvent très vifs qu’il faut savoir adresser aux autorités turques, et, comme Balaam, il bénira quand on l’aura chargé de maudire. Un bon drogman est chose presque introuvable, comme l’atteste un dicton populaire à Péra : « Les trois fléaux de Constantinople, ce sont les incendies, la peste et les drogmans. »

Quant au gendarme qui devait nous escorter, ses fonctions étant moins complexes et moins importantes, il y avait plus de choix; mais là aussi il eut été imprudent de se décider à la légère. Il fallait trouver un Turc, mais un Turc qui eût fréquenté les Européens sans prendre leurs vices, qui eût conservé la droiture et la fidélité naturelles à sa race, et qui en même temps eût un peu perdu, sinon de sa religion, au moins de ses préjugés et de ses antipathies religieuses. J’allumai donc ma lanterne, et m’en allai frappant à toutes les portes pour trouver un cavas et un drogman modèles.

Les candidats ne manquaient pas, surtout pour cette dernière place. Enfin, après bien des allées et venues, bien des questions et des enquêtes, j’arrêtai un drogman et un cavas nommés Charles Michel et Méhémed-Aga. Accompagnés de ces deux serviteurs et traînant après nous un assez lourd bagage, nous partîmes de Constantinople, le 2 mai, par le bateau à vapeur de Nicomédie. En deux mois, nous vîmes une partie de la Bithynie et de la Mysie, le nord de la Phrygie et de la Galatie occidentale. Pour nous, comme pour les deux hommes que nous voulions voir à l’œuvre avant de nous enfoncer au centre de l’Asie-Mineure, ce n’était encore là qu’un voyage d’essai. L’épreuve fut favorable. MM. Guillaume et Delbet s’étaient aussi vite accoutumés que moi-même à cette vie nouvelle, si rude et si charmante : l’un et l’autre restaient maintenant, sans sourciller, douze heures à cheval, et dormaient à terre comme des bienheureux, roulés dans leur couverture, sans autre oreiller que leur selle. La saison d’ailleurs avait été exceptionnellement fraîche, et nous n’avions pas souffert de la chaleur dans la région boisée où nous nous étions tenus pendant presque tout le cours de cette excursion. Enfin j’avais eu la main heureuse, et nos deux serviteurs étaient de braves gens, à qui déjà nous étions attaches.

Notre drogman, Charles Michel, ne payait pas de mine; il avait à peu près soixante-dix ans : il était court, trapu, assez mal bâti; il louchait, et ses sourcils épais, son fez enfoncé jusque sur les yeux, sa barbe blanche toujours en désordre, lui donnaient quelque chose d’étrange et de sauvage ; mais il avait un corps de fer. Depuis l’âge de onze ans, il ne cessait de voyager, et, de Londres à Bombay, il avait été un peu partout. Il dormait à cheval comme dans son lit, la tête appuyée sur le tuyau de sa pipe de cerisier. Né à Constantinople de père et mère français, les pachas, caïmacans et mudirs ne lui inspiraient aucune terreur, et quand nous le chargions de gronder quelqu’un de ces illustres personnages, il nous faisait toujours bien plus hautains et plus impérieux que nous ne l’étions réellement : ce n’était au reste que demi-mal. Non-seulement il parlait un turc fort élégant, et à l’occasion l’arabe et le persan, mais il savait aussi ses Orientaux sur le bout du doigt, les côtés par où il faut les prendre, ce que l’on peut oser, ce qu’on doit éviter à tout prix. Ce qui nous semblait étrange, c’est qu’ayant toujours vécu dans ce milieu, ayant erré de place en place et fait toute sorte de métiers, il ne fût pas devenu un franc coquin. On m’avait garanti sa probité à l’ambassade, où on le connaissait depuis quarante ans ; nous acquîmes bientôt la conviction qu’il ne nous volait pas d’un sou, et qu’il prenait nos intérêts avec ardeur. Rusé comme un Grec doublé d’un Persan, il avait joué dans sa jeunesse, à des chrétiens et à des Turcs indifféremment, des tours pendables qu’il nous racontait lui-même, pour égayer la route, avec un certain amour-propre d’auteur ; mais soutenu peut-être par quelques souvenirs d’enfance, désireux de faire honneur à son nom de Français, dont il était très fier, il avait cherché bientôt à conquérir une réputation d’honnête homme qu’il mettait tout son orgueil à conserver. Le pli désormais était pris. Ce qui d’ailleurs le forçait à marcher droit, c’est qu’il avait grand’peur de l’enfer. Il se sentait vieux, il savait qu’un accès de fièvre pouvait l’emporter au premier jour dans quelque hameau d’Anatolie, et il n’était pas du tout rassuré sur les suites, quoiqu’il donnât aux prêtres, pour lui dire des messes, une bonne partie de l’argent qu’il gagnait. En revanche, si sa piété ou plutôt sa dévotion l’empêchait, ce qui est déjà bien quelque chose, d’être un fripon, elle ne lui enseignait pas la charité. Il méprisait profondément les Turcs ; mais il détestait encore plus les schismatiques de toutes les espèces. Je n’ai jamais osé lui avouer que j’étais protestant ; son caractère en fût peut-être devenu plus insupportable encore. Il était quinteux, bourru, et dans les petites choses il mentait comme un arracheur de dents toutes les fois que le mensonge ne lui paraissait pas avoir assez d’importance pour être porté là-haut à son compte sur le grand-livre. Malgré tous ces défauts, nous n’en étions pas moins enchantés d’avoir rencontré Charles, et très reconnaissans pour ceux qui nous l’avaient procuré.

Le cavas était moins original, moins amusant et moins désagréable que le drogman. Né à Kharpout, en Arménie, il avait beaucoup voyagé en Asie, c’était un infatigable cavalier; en même temps le service qu’il faisait depuis deux ans, quand nous l’avions pris, comme zaptié ou soldat de police dans la garde de Péra, lui avait fait connaître et aimer les Européens. Traité par nous avec égards, il paraissait honnête, lui aussi, ce qui est bien moins rare chez les serviteurs turcs que parmi les domestiques chrétiens du Levant C’est lui qui portait notre firman; il courait en avant pour le montrer aux autorités et nous faire préparer un gîte et un repas. Ce héros de la guerre sainte avait un talent tout particulier pour cirer les souliers.

En rentrant à Constantinople, nous y trouvâmes du nouveau. Le sultan Abd-ul-Medjid était mort depuis quelques jours et avait été remplacé sans-difficulté par son frère Abd-ul-Aziz. Le jeune souverain paraissait très populaire. Les chrétiens toutefois le soupçonnaient de tendances rétrogrades; il songeait, assurait-on tout bas, à abolir le tanzimat, à revenir sur les réformes de son frère et de son père, à rétablir le corps et le nom des janissaires. Quelques musulmans aussi ne s’étaient pas laissé gagner par l’enthousiasme général, et gardaient, au milieu de ce concert d’éloges anticipés, leur inquiétude et leur doute persistant. De ce nombre était notre fidèle cavas, Méhémed-Aga. Nous causâmes plusieurs fois du changement de règne; je lui rapportai ce que l’on m’avait raconté, et je lui demandai à cette occasion s’il n’espérait pas pour son pays des jours meilleurs : sa réponse, pleine de tristesse et d’amertume, me frappa. Il n’espérait ni ne se réjouissait. Ce n’était pourtant pas qu’il aimât Abd-ul-Medjid. «Le dernier sultan ne savait, disait-il, que boire du raki et faire des enfans. » Ce n’était pas non plus qu’il pensât du mal d’Abd-ul-Aziz; comme zaptié, il avait eu souvent l’occasion d’accompagner Aziz-Effendi, ainsi qu’on disait alors, et il avait été frappé de sa dignité et de sa tenue, « mais, ajoutait-il, depuis Amurat, le vainqueur de Bagdad, il n’est pas de sultan qui n’ait été pire que son prédécesseur : Mahmoud ne valait pas Sélim, Abd-ul-Medjid ne valait pas Mahmoud, celui-ci ne vaudra pas Abd-ul-Medjid. On annonce, — ceux qui connaissent l’avenir, — que pendant sept ans le nouveau sultan régnera glorieusement, et que l’empire semblera se relever; mais ensuite viendront les grands malheurs et les dernières catastrophes. Le temps des Ottomans est passé, disent nos livres. »

C’était donc au début d’un nouveau règne que nous allions visiter une des parties les moins connues de l’empire turc, et le moment était favorable pour rechercher ce qu’il y avait de fondé dans les tristes prédictions de notre cavas. On ne peut guère mieux juger la Turquie sur ce qu’un Franc voit de Constantinople que la Grèce sur ce qu’on aperçoit du Pirée et d’Athènes. Aussi ne vîmes-nous pas sans joie arriver le moment de quitter une seconde fois Péra et de nous remettre à étudier le monde si différent du nôtre, à épeler quelques mots de ce livre étrange et mystérieux. Je ne sais quel démon, que connaissent bien tous ceux qui ont eu la passion des voyages, et qui maintenant même n’a pas cessé de me hanter, nous poussait à changer de place et à voir encore du nouveau. Le 15 juillet, à cinq heures du soir, nous nous embarquions sur le Caire, bâtiment des Messageries impériales, qui devait nous déposer à Erekli, l’ancienne Héraclée-Pontique ; de là nous gagnerions Angora, l’ancienne Ancyre en traversant l’Olympe de Galatie. Ce sont les souvenirs de ce voyage que je réunis ici en leur conservant la forme, nécessairement intime et familière, du journal où je les ai recueillis.


I.

16, 17 et 18 juillet 1861. — La ville d’Erekli, où nous débarquons à six heures du matin, présente un charmant coup d’œil, avec ses vieilles murailles enfermant de hautes maisons de bois à demi cachées parmi les arbres qui les pressent de toutes parts. Je n’ai jamais vu de ville turque plus verdoyante, plus touffue. Tout autour, les côtes sont boisées. C’est un site ravissant. Nous sommes logés chez un riche primat grec, Hadji-Ianni. La maison est très propre; il y a trois ou quatre pièces munies de sofas que recouvrent de larges bandes de calicot blanc; l’appartement donne sur une terrasse entourée de pots de fleurs. Erekli, autrefois une des plus commerçantes et des plus riches cités qui aient vécu sur les bords de la Mer-Noire, n’est plus maintenant qu’un gros bourg. On y compte, nous dit notre hôte, trois cents maisons turques et soixante-dix de raïas, tous Grecs.

En visitant les restes de l’ancienne Héraclée, je cause avec le jeune Grec qui me conduit, et je lui demande s’ils sont contens des Turcs de la ville, si ces Turcs sont tranquilles et bonnes gens. « Certainement, me répond-il, certainement. » Cela n’empêche pas que, quelques instans après, il ne me raconte comment, à Pâques, des Turcs pendant la nuit ont pillé l’église des Grecs et ont pris tout ce qu’elle contenait d’or et d’argent. Il y en avait pour plus de cinquante mille piastres. On a su quels étaient les coupables. Le primat grec, celui même chez qui nous sommes logés, a passé plusieurs mois à Constantinople; il a vu, afin d’obtenir justice, cadis, ministres, grand-vizir, et il est reparti comme il était venu, après avoir mangé beaucoup d’argent. Le personnage désigné comme le principal coupable s’était rendu, de son côté, à Constantinople, où il avait partagé le butin avec ceux qui pouvaient l’aider. Il est maintenant de retour à Erekli, et malgré les largesses faites à ses protecteurs l’opération n’a pas, à ce qu’il semble, été mauvaise pour lui.

Le lendemain, dans une bourgade voisine, à Aktchécheïr, où nous avait transportés une petite felouque, nous prenions du café sous un abri de feuillage où se trouvaient réunis les principaux Turcs du pays. Nous causions, doucement éventés par une fraîche brise. Au mudir ou administrateur cantonal qui nous faisait les honneurs de sa capitale, je demandai quels étaient ses appointemens. « Deux cent cinquante piastres par mois, » nous répondit-il en soupirant. Cela fait cinquante francs. Avec de tels appointemens, inférieurs à ceux que reçoit notre cavas, c’est presque un devoir pour un père de famille de voler ses administrés. Nous exprimons nos sympathies pour le pauvre homme. « Bah! fit quelqu’un, il y a plus d’un mudir qui consentirait volontiers, pour obtenir de garder son titre et sa place, à ne pas toucher un sou du gouvernement. » On sourit à la ronde, et sans paraître le moins du monde blessé de l’insinuation, l’honorable fonctionnaire s’associa de bon cœur à la gaîté générale.

Le 18 juillet, au point du jour, nous disons adieu à la mer, à cette belle mer chaude et souriante, que nous ne reverrons plus qu’au mois de décembre, toute tempétueuse et sombre au pied de ces côtes couvertes de neige. Jusqu’à Uskub, nous sommes presque toujours à l’ombre d’une futaie de hêtres. Cela rappelle par momens certains aspects de Fontainebleau; mais on a de plus la profondeur des vallées, de vrais abîmes de verdure, et tant que nous n’avons pas franchi la chaîne qui sépare la côte d’une grande plaine intérieure, la mer bleue se montre à l’horizon.

On fait halte, à dix heures, auprès d’une source fraîche et claire dont le lit, quelques pas plus loin, est changé par les piétinemens des buffles en un horrible bourbier jaune. A une heure, nous nous remettons en route, et nous arrivons vers le soir à Uskub, l’ancienne Prusa ou Prusias ad Hypium. Uskub est un village de près de cent cinquante maisons, toutes mahométanes. Il n’en faut pas plus pour que, dans tout le pays environnant, on lui donne le titre de ville. Après les visites aux autorités, une fois nos bagages installés dans un de ces grands palais de bois à demi ruinés qui datent du temps des déré-beys, — les souverains locaux qu’a détruits Mahmoud, — nous faisons le tour de l’ancienne enceinte, pour nous rendre compte de ce que l’on peut trouver ici d’intéressant. Le soir, on dîne à la turque avec plusieurs parens du maître de la maison. Celui-ci ne revient qu’à neuf heures du soir, et loin de paraître étonné ou contrarié de trouver une bande d’étrangers installés sous son toit, il nous fait très bon visage. Son arrivée ranime la conversation : on nous demande beaucoup de nouvelles de Constantinople et du nouveau sultan, on se passe de main en main notre firman, pour regarder le tourha d’Abd-ul-Aziz, cette espèce de signature impériale qui figure en tête de tous les actes émanés du souverain; on accueille aussi avec enthousiasme quelques détails empruntés à nos souvenirs de Constantinople sur l’énergie et l’activité comme sur les instincts militaires du nouveau padishah.

Toute la journée nous avions rencontré sur la route des arabas chargés de planches et traînés par des bœufs ou des buffles ; quelquefois il y en a trente ou quarante qui se suivent à la file. On voit aussi des chevaux chargés chacun d’une vingtaine de planches. Tout cela vient des forêts de l’Olympe bithynien, à dix ou douze heures de la mer.. Chaque planche, rendue au rivage, se paie 72 paras (à peu près 35 centimes). Les mêmes hommes abattent les bois et les transportent. A la scierie, ils donnent une planche sur dix comme prix du sciage : ce sont les seuls frais qu’ils aient à supporter. Dans la forêt, coupe qui veut. Ils se plaignent pourtant d’être misérables. Il faudrait savoir combien de temps leur prennent l’abatage et le transport des bois; alors seulement on pourrait dire si leur travail est insuffisamment rétribué.

19 et 20 juillet. — Nous ne manquons pas de besogne à Uskub : les restes intéressans du théâtre de Prusa, de longues et curieuses inscriptions, nous occupent. La ville ancienne était dans une admirable situation, au-dessus d’une plaine fertile, en face de la longue et majestueuse chaîne de l’Olympe, qui verse à la plaine des eaux bienfaisantes, et qui l’abrite des vents brûlans du sud. Derrière elle se dresse le mont Hypius, qui la protège contre les vents du nord. Le docteur Delbet, dont la réputation s’est bien vite répandue, va de maison en maison, partout appelé pour des maladies passées, présentes ou futures. On est d’ailleurs loin de se bien porter à Uskub, et un médecin y aurait fort à faire. Quoiqu’il n’y ait pas ici d’exhalaisons paludéennes, ni de causes naturelles de maladie, quoique les eaux y soient bonnes et l’air très sain, les scrofules, les tumeurs, les rhumatismes abondent. C’est que dans ce village reculé, parmi ces montagnes et ces forêts qui semblent devoir abriter et défendre l’innocence des champs tant vantée par les poètes, se retrouvent, avec leur triste hérédité de faiblesse et de souffrance, des fléaux que nous sommes trop portés à croire le privilège de nos grandes cités de l’Occident. Quelques hommes du village ont habité Constantinople, ont servi dans l’armée, et depuis leur retour il est ici bien peu de familles où ne soient empoisonnées les sources de la vie. Les trois quarts des enfans sont rachitiques et malingres.

Notre hôte, Hadji-Ibrahim-Bey, a trois femmes; il n’a pas d’enfans. Les femmes d’Hadji-Ibrahim-Bey demeurent dans trois maisons différentes et ne se sont jamais vues. C’est là sans doute, pour un mari polygame, le meilleur moyen d’éviter les querelles. Le harem principal tient au sélamlik par un corridor couvert jeté sur la cour. Il est aussi grand que le bâtiment que nous habitons, ancienne demeure du déré-bey, dont Hadji-Ibrahim est le fils. C’est là que réside l’épouse préférée, ou plutôt la première en date. Les deux autres harems sont un peu plus bas, dans des jardins. Entre ces trois maisons, où donc est le foyer domestique?

21 juillet. — Je pars sur les sept heures du matin avec Méhémed pour aller visiter quelques villages du pied de l’Olympe. Quel bonheur de ne pas traîner derrière soi de bagages ! Nous nous arrêtons un instant à Dusdché, village entièrement turc, ou plutôt station de poste sur la route d’Adabazar à Boli, et nous allons faire une visite au mudir, qui trône comme un vizir sur son divan; il nous offre une tasse de café, et nous reprenons notre route à travers une belle plaine qui devrait être la plus fertile du monde, mais dont les trois quarts sont incultes et déserts. Tout en cheminant, je cause avec Méhémed et avec notre surudji, ou loueur de chevaux, de toutes les voleries des pachas, caïmacans, mudirs, grands et petits pillards. « Le caïmacan de Boli est maintenant à Uskub, nous dit le surudji. Le mudir va lui faire un cadeau, de la soie, du tabac, etc., et il se fera ensuite indemniser par les pauvres en leur demandant naturellement le double de ce qu’il aura donné. — Je les connais, tous ces mudirs, caïmacans et pachas, reprit Méhémed, et je sais les tours qu’ils jouent. — C’est vrai, tu as été longtemps auprès d’un pacha; ton pacha mangeait-il beaucoup? (Manger est le terme turc pour voler.) — Certainement; sans cela, serait-il devenu pacha? — Et vous autres zaptiés, vous faisiez comme lui sans doute? Tu mangeais aussi, n’est-ce pas? — Eh ! oui; ne suis-je pas Turc, moi?»

Bey-Keui est aussi un petit village où il n’y a d’autres chemins que le lit des ruisseaux. Nous ne trouvons d’abord que des enfans et des femmes, qui semblent fort embarrassés de nous. Enfin Méhémed réussit à mettre la main sur l’iman. Celui-ci nous apporte à déjeuner, et nous conduit à une forteresse dont on nous a parlé à Uskub comme d’une construction intéressante; il se trouve que c’est seulement un château byzantin destiné à couvrir la route importante qui conduisait, à travers l’Olympe, à Modrenæ et à sa citadelle. Le site est admirable. En redescendant sur la lisière de la plaine, on traverse des fourrés et des clairières où s’offrent des groupes d’arbres d’une incomparable élégance. A côté des vieux platanes creusés par le temps, qui rabattent vers la terre leur fort et capricieux branchage, les hêtres montent comme des fusées, les tilleuls en fleur laissent pendre leurs grappes odorantes, le lierre s’enroule au tronc des frênes, et mêle ses sombres festons à leur clair feuillage. Des rameaux les plus élevés tombent les tiges grêles de la vigne sauvage; on dirait les cordages d’un navire.

Nous descendons après une courte halte sur ce sommet. Notre iman nous montre le chemin du second des hameaux qui composent le village de Bey-Keui, et nous y arrivons en dix minutes. Nous sommes reçus par l’aga, qui est le principal personnage du lieu : il nous engage à nous asseoir pour prendre le café. L’intérêt avec lequel nous paraissons écouter ses plaintes contre les Tartares le décide à pousser plus loin encore l’amabilité. Tout d’un coup il se lève, disparaît quelques instans, puis reparaît avec un plateau qui porte tout un déjeuner. Quoique ce repas soit le second de la journée, il faut bien se résigner. Le brave homme nous raconte ses malheurs. Une bande de ces Tartares qui de Russie ont récemment émigré en Turquie a construit un village à un quart d’heure de Bey-Keui; le gouvernement leur a donné des terres, mais ils ne s’en sont pas contentés : ils ont pris ce qui dans le voisinage était à leur convenance. Ainsi ils se seraient emparés de quatre cents journaux de terre labourable appartenant à Osman-Aga, notre interlocuteur! Toutes les réclamations adressées au mudir et au caïmacan ont été inutiles : les Tartares se prévalent de la bienveillance que leur témoigne le gouvernement impérial, et d’ailleurs, quoiqu’ils ne sachent pas encore parler le turc, ils connaissent assez déjà leur Turquie pour savoir acheter à propos la connivence des autorités. C’est une leçon qu’ils avaient pu apprendre autrefois en Russie. Quant à résister soi-même à ces usurpateurs, on n’ose; les Tartares sont plus nombreux, et ils se servent volontiers du fusil et du couteau. Je promets à notre homme, pour le consoler, de tâcher de lui faire rendre justice, et je comble de joie son neveu, grand chasseur de cerfs, en lui donnant un peu de poudre. Il y a beaucoup de ce gros gibier dans la montagne, car on va le chasser sans chien. On rencontre les cerfs par bandes, et on tâche de les approcher à portée de la balle; on y réussit assez souvent. L’hiver, ils viennent tout près du village, mais maintenant il faudrait aller les chercher à plusieurs heures d’ici, dans la haute région, là où commencent les forêts de pins.

Au bout d’un quart d’heure, nous avons quitté Bey-Keui, et nous sommes au village des Tartares. Je ne sais si tout ce que racontent leurs voisins est vrai, mais le fait est que leur village a très bonne mine. Les maisons, toutes neuves, sont construites en terre et en bois; elles ont toutes un premier étage, que l’on habite, tandis que le rez-de-chaussée sert d’écurie et de remise. Auprès de chaque maison, il y a un jardin entouré de palissades et un poulailler rond, fait de claies soigneusement tressées. Au-delà de ce village, notre route s’enfonce dans la forêt, où nous marchons pendant quatre heures. Le sentier, tracé par les arahas, suit le pied de la montagne; tantôt il en gravit en écharpe les premières pentes, tantôt il descend au bord de la plaine. Pendant quatre heures de marche dans le fourré, nous voyons à peine quelques clairières où se trouvent des scieries abandonnées, autour desquelles se pressent déjà les tiges nouvelles et les plantes grimpantes, comme avides d’effacer au plus tôt la trace de la cognée. Il en est de même du chemin : partout il est envahi par les branches; on n’y passe qu’en les écartant sans cesse avec la main, en se courbant à chaque instant à toucher avec la joue le cou du cheval. La forêt se referme sur les pas de l’homme, comme l’eau sous le bras du nageur. Sous ces ombrages, on ne se douterait pas qu’il est deux heures après midi, qu’on est en Asie-Mineure, au mois de juillet, et qu’il fait chaud dans la plaine. Ici l’eau est partout, sur les fouillées, qui ont gardé la rosée de la nuit et la pluie du matin, et qui nous la versent par ondées, sous les épaisses fougères et l’humide velours des scolopendres, où on l’entend bruire et filtrer goutte à goutte, dans le lit des torrens, où elle se précipite en grondant du haut de la montagne. Un peu avant de sortir de la forêt, nous rencontrons une source d’eau thermale qui jaillit tout près de la route, dans une piscine à ciel ouvert, précédée d’un vestibule, constructions dues sans doute à la libéralité de quelque pieux musulman du voisinage. On n’a qu’à pousser la porte; elle s’ouvre et retombe d’elle-même. Se baigne qui veut.

Efteneh, où nous arrivons bientôt, est un petit village d’une vingtaine de maisons. Les notables sont réunis devant la mosquée ; celle-ci, tout en planches, est bâtie au-dessus d’un gros ruisseau où les fidèles vont faire leurs ablutions, et qui passe sous le temple même. Tout alentour se dressent de grands noyers, et les platanes inclinent vers l’eau courante l’extrémité de leurs branches. On nous fait très bon accueil; on apporte des matelas, des coussins, qui me permettront de m’établir pour la nuit sous la galerie qui entoure la mosquée. — Si je veux, me dit-on naïvement, on me donnera une chambre quelque part; mais il y a force vermine dans toutes les maisons. — Je profite de l’avertissement, et je déclare que j’aime bien mieux rester dehors.

L’iman appelle à la prière du soir, et les fidèles entrent à la mosquée. La prière finie, on apporte le souper et on le place devant moi. J’invite l’iman, mon hôte, à s’asseoir, et lui aussitôt invite le cavas et le muletier. Il ne lui vient pas à l’idée qu’un Européen pourrait être contrarié de dîner avec ses domestiques. On entend ici l’égalité autrement que chez nous. Pas de pays où les petits soient moins protégés contre les grands, où il y ait plus d’inégalité devant la loi, ou du moins devant ceux qui sont chargés de l’appliquer, et pas de pays non plus où la différence de conditions se marque moins dans les rapports sociaux. Ici le muletier mangera avec le bey et le tutoiera; mais si le bey ne veut pas payer le muletier qui lui a loué son cheval et qu’ils aillent devant le juge, on donnera tort au muletier, eût-il dix fois raison. Mieux vaut peut-être l’égalité à la française. En France, le domestique ne tutoie pas son maître et ne s’assied pas à sa table; mais lui a-t-on fait tort de quelques sous, il fera condamner le maître, millionnaire ou non, par le juge de paix.

Après souper, sous ces feuillages qui blanchissent et parmi ces eaux qui tremblent aux rayons de la lune, la soirée est trop belle pour qu’on songe à se coucher. Nous restons jusque vers onze heures à causer. Méhémed se met à raconter ses campagnes, c’est-à-dire comment, du côté de Bayezid, lui et neuf mille Turcs ont pris leurs jambes à leur cou au premier bruit du canon russe; les Russes n’étaient guère que trois mille. Méhémed aime beaucoup ce récit: c’est la troisième ou quatrième fois que je l’entends; eût-il été deux fois vainqueur, il ne prendrait pas plus de plaisir à recommencer cette narration. C’est manquer un peu de vergogne. Il y a chez tous ces Turcs un bien singulier mélange d’orgueil et de bonhomie. Je n’aime pas qu’on pousse trop loin la simplicité; celui qui fait trop bon marché de lui-même ne fera rien pour mériter l’estime. Je suis d’ailleurs le seul à qui ce récit ne plaise pas; il intéresse beaucoup les auditeurs. Méhémed leur dit, sans soulever aucune opposition, que l’armée russe vaut bien mieux que l’armée turque, que les officiers russes sont bien plus braves, etc. Je prends quelques précautions oratoires pour leur faire observer que, si leurs soldats sont excellens, leurs officiers sont, à quelques exceptions près, lâches et voleurs. Ces précautions étaient inutiles : ils sont tous d’avance de mon avis sur ce point. On parle un peu du nouveau sultan; ils font quelques questions à ce sujet, mais sans vive curiosité. Au fond, rien de ce qui ne les touche pas directement n’intéresse ces braves gens. Il est difficile de se faire une juste idée de cette tranquille indifférence pour tout ce que nous appelons la politique. En revanche, ils s’informent avec intérêt si nous n’avons pas trouvé de trésors, s’il n’y en a pas dans les vieilles forteresses et sous les pierres qui portent des inscriptions. Qu’on leur réponde en plaisantant ou sérieusement, on ne leur ôtera pas cette idée de la tête. L’an dernier, ils en ont été victimes : un derviche d’Erzeroum est venu s’établir chez eux; il leur a déclaré qu’il connaissait dans la montagne un endroit où il y avait de grands trésors cachés; s’ils voulaient travailler sous sa direction, il les leur ferait trouver, et on partagerait. Par son air de confiance, par l’assurance de sa parole, il s’empara de leurs esprits au point que, de plusieurs villages de la plaine, des hommes se mirent à sa disposition et que pendant près de deux mois une vingtaine de travailleurs remuèrent la terre à l’endroit désigné, y firent des trous profonds, y ouvrirent des tranchées. Cependant on hébergeait, on nourrissait le derviche qui allait donner aux villageois toute une fortune; pouvait-on faire moins? Au moment où les ouvriers, n’ayant pas encore rencontré un seul para, commençaient à se lasser, un beau jour, sans crier gare, le derviche disparut. Alors enfin ces naïfs paysans comprirent qu’on s’était moqué d’eux. A Uskub, dans la même espérance, on a bouleversé le grand tertre qui est au sud de la ville, et où s’élevaient, à ce qu’il semble, des bains. Inutile d’ajouter qu’on n’a pas trouvé de trésors, mais seulement des stèles portant des inscriptions, des tuiles et des briques romaines que l’on a en partie employées dans des constructions nouvelles.

Rien au fond de plus naturel que cette croyance. Comment ces gens simples et ignorans comprendraient-ils que des étrangers qui ont largement chez eux tout ce qu’il leur faut pour vivre se dérangent pour venir examiner de vieux murs et lire les épitaphes de gens morts depuis longtemps? On a beau leur dire qu’ils auraient tort d’y chercher malice, il leur est impossible de se faire une idée de la curiosité scientifique et de la puissance que ce mobile exerce sur les actions des Européens; on ne se figure pas plus un sentiment auquel on est étranger qu’un aveugle-né ne peut imaginer les couleurs. Ils cherchent vainement à savoir comment notre science, notre esprit critique, tirent parti des moindres indices pour retrouver les traits épars du passé humain, pour en recomposer, pour en ranimer l’image effacée. Le but de tous leurs efforts dans leur existence étroite et bornée, c’est de fuir l’étreinte de la misère, c’est de gagner un peu d’argent. Ils supposent donc, non sans vraisemblance, que c’est pour en gagner beaucoup à la fois que l’on vient de si loin, et au prix de tant de fatigues, parcourir leur pays. Ces instrumens mystérieux qu’ils voient entre nos mains, et dont ils ne connaissent pas l’usage, ce sont les auxiliaires que nous employons dans cette recherche, les chiens de chasse qui découvrent le gibier. Avec cette conviction bien arrêtée dans leur esprit, ne faut-il pas qu’ils soient vraiment bien bonnes gens pour ne pas mettre d’obstacle à nos recherches et à nos travaux ?

Du 22 au 25 juillet. — N’ayant pu rencontrer un chasseur de cerfs qui devait me donner des renseignemens sur une forteresse située dans la montagne, je me décide à retourner à Uskub. Deux heures de chemin à travers la plaine, en grande partie inculte, nous conduisent auprès d’un campement de Kurdes. Leurs tentes noires de poil de chèvre sont éparses sous les noyers, parmi les grandes fougères écrasées par le bétail. Les Kurdes, dans cette région du moins, ne sèment ni ne moissonnent. Aucun d’eux ne saurait tracer un sillon ; ils ne sont que pâtres et ne vivent que des produits et de la vente de leur bétail. Ils ne connaissent pas la maison ; hiver comme été, ils vivent sous la tente ; seulement, l’hiver, on couvre de terre le bas de la toile. En les regardant avec un peu d’attention, on reconnaît chez eux les traits essentiels de la race caucasique. Avec moins de régularité et de beauté, ce sont les traits des Persans, le sourcil très arqué, l’œil noir et long, le nez droit, la bouche bien fendue, une barbe noire et abondante au menton. Ils nous reçoivent bien et semblent assez doux. Il y a, paraît-il, une quinzaine d’années qu’ils sont établis dans cette plaine. Ils parlent le turc, mais assez incorrectement, à ce qu’il me semble ; entre eux, ils ne se servent que du kurde. Un Arménien d’Adabazar est venu pour leur acheter des vaches. Le marché se fait avec toutes les façons, toutes les roueries de nos maquignons : ici comme chez nous, ce sont des prétentions exagérées, posées de part et d’autre au début sans l’intention de s’y tenir.

Le 23, à neuf heures du matin, nous partons d’Uskub pour Boli. Les malades affluent jusqu’au dernier moment. Lorsque nous nous mettons en selle dans la cour, la mère, la femme du maître de la maison et ses servantes, enfin toute la population du harem apparaît aux fenêtres grillées d’une chambre qui est au-dessous de celle où nous couchions, et nous adresse toute sorte de souhaits de bon voyage, auxquels se mêle la touchante recommandation musulmane : « ne songez pas à nos défauts, oubliez ce qui a pu manquer à notre hospitalité (quousourimizeh baqmaïa). »

La culture cesse bientôt ; nous suivons la grande route de Constantinople à Castambol, et une fois même nous sommes forcés de faire un assez long détour. On a labouré la route, et une palissade ferme le passage. À midi, arrivée chez un Kurde qui nous reçoit très bien sous sa tente de crin. Celui-ci a commencé à se prendre à la vie sédentaire. Né ici, il aime cette lande boisée dont il a défri ché une partie. Il nous montre ses champs de maïs et les sauvageons qu’il a greffés. Il allait faire le dernier pas qui marque le renoncement définitif à la vie nomade et qui consacre le mariage de l’homme avec la terre; il allait se bâtir une maison, et déjà il avait abattu les arbres qui devaient lui servir de maîtresses poutres, quand l’autorité résolut d’établir, tout près de lui, de l’autre côté du ruisseau, un village de Tartares. Cela l’a décidé à attendre encore. Il craint qu’on ne gâte ses champs, qu’on ne cueille ses pommes. Peut-être, si ces voisins se montrent par trop incommodes, lèvera-t-il les piquets de sa tente pour aller les replanter un peu plus loin, dans quelque autre clairière.

Les femmes (il en a deux) sont dans une division de la tente, séparée par une épaisse draperie du quartier destiné aux hommes. Pendant que nous sommes là, le Kurde est pris d’un accès de fièvre pour lequel nous lui donnons du sulfate de quinine. Enchanté, il en demande aussi pour une de ses femmes qui, dit-il, souffre de la même maladie. On lui dit qu’il faut que le docteur la voie, que sans cela il ne peut rien prescrire. « Ce n’est pas possible, répond-il, ce n’est pas la coutume. » Il aime mieux laisser la malheureuse continuer à trembler la fièvre. On est plus sévère ici sous la tente du nomade, resté attaché aux anciens usages, que dans les villes, où presque partout, après plus ou moins de façons, on laisse le docteur pénétrer dans le harem.

La chaleur est très forte ; ce n’est qu’à quatre heures que nous prenons congé de notre Kurde, enchantés de son hospitalité. Pendant plus d’une heure, nous marchons sous bois, et nous franchissons quelques contre-forts d’une faible élévation. C’est toujours le hêtre qui domine. Nous débouchons ensuite dans une jolie plaine tout entourée de bois. C’est, si je ne me trompe, la haute vallée du Milan-Souïou, la rivière qui traverse la plaine d’Uskub. La campagne est très animée ; on moissonne partout. Des femmes tout en blanc se relèvent parmi les blés pour nous voir passer. On entend le bruit des faux qu’on aiguise. Des volées de ramiers et de tourterelles s’abattent sur les javelles et les pillent. Ce n’est pourtant pas gai comme une moisson française. Les femmes reviennent seules au village. Quand nous les regardons, elles se détournent. Pas de ces joyeux propos que chez nous le passant échange volontiers avec les rieuses bandes de moissonneuses interrompant un instant leur travail, pour le reprendre après avoir répliqué par quelque rustique et gaillarde raillerie. Au milieu des champs, beaucoup d’aires où l’on a déjà commencé le battage : il se fait au moyen d’une sorte de plancher mobile, long de deux à trois mètres, large d’un mètre environ, que traînent en cercle deux bœufs ou deux chevaux. Sur cette espèce de char se tient, tantôt assis, tantôt debout, une femme ou un jeune garçon qui guide les animaux et les excite de l’aiguillon. Quand le conducteur est debout, cet attelage rappelle le char antique tel qu’on le voit représenté dans les bas-reliefs. Le dessous de ce plancher est garni de pierres à fusil tranchantes, fixées entre des tresses de paille. Ces pierres ouvrent l’épi et coupent la paille.

On aperçoit plusieurs villages dans la plaine; nous couchons dans ou plutôt devant un khan, sous l’appentis dont il est flanqué, auprès du village de Darieri. Nous avons beau nous être empaquetés dans notre drap et sous des mouchoirs, les cousins bruyans nous tiennent longtemps éveillés, et dès que nous entrouvrons notre prison pour respirer un peu, ils y pénètrent et nous martyrisent. Nous passons la nuit à nous découvrir à cause de la chaleur et à nous recouvrir pour éviter les cousins.

26 juillet. — La plaine de Boli, où nous conduit à travers les bois un sentier aussi agréable que celui de la veille, est bien mieux cultivée que celle d’Uskub, mais moins pittoresque. La chaîne qui la termine au sud, l’Olympe de Galatie, présente à peu près le même aspect. C’est aussi une longue muraille, mais moins élevée et moins boisée. La culture monte assez haut sur les pentes. Plusieurs villages s’y reconnaissent de loin à leurs minarets. Partout le blé et l’orge tombent sous la faux. Comme nous approchons de la ville, dans un champ, tout près de la route, une moissonneuse se met à chanter ou plutôt à nasiller, en se tournant vers nous, une chanson qui est évidemment destinée à parvenir à nos oreilles. Un de nos surudiis, un vieillard, choqué de cette provocation, déclare que ce doit être une fille de mauvaise vie. Quelquefois un riche propriétaire, quand il loue pour la moisson une troupe de garçons, engage en même temps, pour les divertir, une de ces femmes. Elle les égaie par ses chansons et les délasse de leur travail. L’attention est délicate.

Boli, l’ancienne Bithynium, puis Claudiopolis, est au milieu de la plaine, au pied d’une éminence que surmontent les restes d’un château fort. Nous sommes reçus au konak[1] par le mal-mudiri ou receveur des finances qui remplace pour le moment le caïmacan en tournée. A l’élégance de ses manières, à la douceur et à la pureté de son langage, on reconnaît tout de suite en lui un Turc de Constantinople. Nous nous installons de notre mieux dans la maison non encore terminée d’un marchand arménien. Il y a huit mois que tout le quartier arménien de Boli, par l’imprudence d’une vieille femme, a brûlé en deux heures. Sur cent cinquante maisons qui le composaient, il en est resté trente. Pas d’Arméniens catholiques ici, ni de Francs, ni de Grecs. Le soir, nous avons la visite du banquier arménien qui reçoit du mal-mudiri l’argent perçu pour les impôts, et qui, par ses correspondans, le fait toucher au gouvernement à Constantinople. Nous lui demandons quelques détails sur toute cette organisation. Rien de plus embarrassé que ses explications. Ce qu’il est facile de comprendre, c’est qu’en réalité on prend bien plus aux pauvres qu’on n’est censé leur demander. Du marchand qui achète son blé, le paysan reçoit la livre turque pour le moins au taux de 110 piastres, et c’est d’après le produit de son champ, évalué en monnaie courante, qu’il est taxé ; or, quand il va payer l’impôt au gouvernement, on n’accepte la livre turque que pour 100 piastres. Il perd donc 10 piastres par chaque livre qu’il verse au mal-mudiri. Ce n’est d’ailleurs vraiment pas au gouvernement que profite le surcroît de fardeau que l’on fait ainsi peser sur le contribuable. Ceux qui en bénéficient, ce sont les intermédiaires, caïmacans, mal-mudiris, banquiers arméniens, ceux-ci surtout.

Du 27 au 29 juillet, séjour à Boli. — La ville est vaste, mais peu intéressante. Les maisons, en terre et en bois, sont basses et sans originalité. Nous faisons connaissance avec le médecin de la ville, un jeune Turc élève de l’école de Galata-Séraï. Il parle assez bien le français, il a des livres de médecine, une pharmacie assez bien montée et peut-être quelques notions assez justes de thérapeutique et de chirurgie élémentaires. Ce qui empêche surtout qu’on puisse songer à le prendre pour un médecin européen et à le traiter comme tel, ce sont les sentimens qu’il exprime hautement au bout de cinq minutes de conversation. Il est en ce moment payé par cinq ou six villes, Boli, Muderlu, Uskub, Geiweh, Dusdschè, entre lesquelles il est censé partager ses soins et son temps; mais sa résidence habituelle est Boli, et ces villes sont éloignées l’une de l’autre de deux ou trois jours de marche. En hiver même, vu l’état des routes, les communications sont impossibles entre elles. Ce n’est donc que sur l’ordre exprès du pacha que ces villes ont consenti à se charger d’un abonnement dont elles ne tirent aucun profit. « J’y vais une fois par an, nous dit le docteur. — Mais si on n’a pas l’esprit d’attendre, pour tomber malade, le moment de votre visite, comment fera-t-on? — On fera comme on pourra; on se guérira ou on mourra : cela m’est bien égal, pourvu qu’on me paie mes appointemens. » En Occident, il y a peut-être plus d’un médecin qui ne pense et ne sent pas d’une manière plus élevée; mais il rougirait de l’avouer, il n’oserait pas s’en vanter ainsi. La ville où nous sommes paie à Ismaïl-Effendi 600 piastres par mois. Il doit ses visites gratis, mais il vend les médicamens, et l’on ne peut guère supposer qu’il mette beaucoup de discrétion ni dans ses ordonnances, ni dans le prix auquel il vend ses drogues. Pendant que notre compagnon Guillaume, qui commence à se sentir souffrant, esquisse quelques stèles, et que le docteur Delbet prend des vues photographiques et voit des malades, j’emploie une journée à courir la plaine à cheval avec Méhémed, pour recueillir des inscriptions. Elles sont très nombreuses dans les cimetières des villages. Auprès de Karaagatch, nous entrons, pour demander un renseignement, chez Tahir-Bey, un ancien domestique d’Abd-ul-Medjid, qui touche 150 piastres de retraite par mois. Il ne sait pas où se trouvent les pierres que nous cherchons, mais il nous prie de nous reposer chez lui. Il nous offre un chibouque et une tasse de café, et nous causons un instant. Lui aussi, il se plaint de la vénalité des fonctionnaires. «Devant notre caïmacan et notre cadi (ce sont ses paroles), avec un mouton offert à propos, on est toujours sûr d’avoir raison. »

La matinée du dernier jour est employée à chercher des chevaux. Méhémed amène cinq ou six loueurs avec qui s’engagent des négociations. Ceux-ci désirent que j’assiste au traité. Je viens donc m’asseoir gravement sur le sofa, à côté d’un beau vieillard à barbe blanche, aubergiste et médecin, qui porte la parole pour les autres propriétaires de chevaux. Les conventions enfin conclues, après une assez longue mais toujours calme discussion, on sert le café, et nous nous séparons. Je vais avec Méhémed faire déterrer, pour lire la fin d’une inscription, le bas d’une de ces pierres qui, devant les mosquées, servent à l’iman et autres personnages de distinction pour monter à cheval et pour en descendre. Cela soulève d’abord de la part des passans quelques timides objections qui disparaissent dès que j’ai promis de laisser la pierre en place, de ne pas l’emporter. Il en avait été de même l’autre jour au cimetière, où j’avais eu besoin de dégager le pied d’une stèle. Par précaution, j’avais pris avec moi un zaptié. Au premier coup de pioche arrivent quelques Turcs qui font remarquer que cette pierre recouvrait la tombe d’un musulman. Dès que mon acolyte leur assure que je ne songe nullement à changer la pierre de place, mais que je veux seulement lire ce qu’il y a d’écrit sur une des faces, l’inquiétude fait place à une bienveillante curiosité.

En rentrant, je trouve notre brave et savant compagnon souffrant et couché, avec la fièvre. Il insiste néanmoins pour que nous partions, comme c’était convenu, le lendemain matin. Nous faisons nos préparatifs pour nous mettre en route de bonne heure. Nos hôtes arméniens, envers qui le moment était venu de s’acquitter, nous ont fait un vrai compte d’apothicaire. Leur excuse à mes yeux, c’est que le cavasbachi ou chef de la police leur avait dit, à ce qu’il paraît, pour les engager à nous recevoir de bonne grâce, « que nous répandions l’argent comme de l’eau. » Comment voulez-vous qu’après une pareille déclaration, à laquelle ils ajoutent une foi implicite, ces pauvres gens ne volent pas un peu et même beaucoup les Européens ? Ceux qui s’en abstiennent sont vraiment trois fois honnêtes. Aussi sont-ils rares, parmi les chrétiens surtout.

30-31 juillet, 1er août. — Nous traversons, du nord au sud, toute la masse de l’Olympe de Galatie, pour descendre, à Bey-Bazar, dans le bassin du Sangarius. Le charme de ces trois jours passés dans la montagne est malheureusement bien gâté pour nous par l’état de M. Guillaume. La fièvre ne le quitte pas, il ne peut rien prendre que quelques cuillerées d’eau sucrée, il ne dort pas la nuit, et pourtant il lui faut faire tous les jours, dans de rudes sentiers, huit ou dix heures de cheval ; ce n’est qu’à force d’énergie et au prix d’indicibles souffrances qu’il se tient en selle. Tout ce pays est cependant admirable, et cette nature présente avec la nôtre de singuliers rapports, qui la rendent encore plus aimable et plus touchante à nos yeux. Dès que nous commençons à nous élever au-dessus de la plaine, les pentes se garnissent de coudriers, de hêtres, d’un épais et vigoureux taillis. Là où il y a des clairières, les cerisiers abondent, encore couverts de petites cerises mûres, d’un goût assez agréable. Les passans (ils ne sont pas nombreux) n’ont cueilli que les fruits des branches inférieures, ceux qui étaient à la portée de la main. Méhémed en se dressant sur son cheval, nos hommes en grimpant dans l’arbre, nous jettent des rameaux chargés de cerises que nous dépouillons à loisir, couchés sur la pelouse, auprès d’une source fraîche. Un peu plus haut, nous trouvons les sapins, et avec eux les fraises, nos petites fraises de bois, brillantes et parfumées.

Une fois au sommet, non de l’Olympe, mais de la pente de l’Olympe qui regarde Boli, nous trouvons devant nous comme une large terrasse, de vastes plateaux traversés par de nombreux ruisseaux et parsemés de pins. Au-delà s’élèvent, à deux ou trois lieues peut-être à vol d’oiseau, les vrais sommets de l’Olympe galate ; ils sont boisés presque jusqu’à la cime. Ils ont une certaine grandeur, mais sans originalité de forme. Le plus haut sommet s’appelle Queur-Oghlou (le fils de l’aveugle). Ce grand plateau, qui a parfois l’aspect d’un parc anglais, est de place en place coupé de ravins, dont le plus profond, à peu près au centre de la montagne, porte le nom, certainement d’origine antique, d’Erekli-Dérési (la vallée d’Hercule). Je connais peu de sites plus étranges et qui m’aient fait une plus profonde impression. C’est une fente étroite et creuse qui coupe en deux la montagne ; seulement, au lieu de se prolonger en ligne droite, elle fait sans cesse des zigzags qui n’en changent point la direction générale, mais qui donnent à la vallée un aspect plus original encore et plus saisissant. Dans chacun des angles rentrans que forme en se dérobant brusquement une des falaises, l’autre se précipite aussitôt comme pour remplir l’espace vide. C’est une série de caps aigus et sombres, comme de prodigieuses dents qui s’emboîtent les unes dans les autres. Ce qui ajoute encore à l’effet, c’est le riz qu’on cultive au fond du ravin; cette bande étroite de claire et brillante verdure fait paraître le ravin plus bizarre, la roche plus noire. Sur le torrent est jeté un pont de planches tordu par le vent. On passe à pied dans le lit du torrent, qui n’a pour le moment que très peu d’eau; l’hiver, il doit être infranchissable. Si, une fois arrivé là, on se retourne, on ne distingue plus, parmi les buissons, le sentier en lacets par où l’on a mis une heure à descendre; il semble impossible de sortir de cette sorte d’abîme, qui rappelle certains paysages de M. Gustave Doré.

Au milieu du plateau se trouve une mosquée isolée, autour de laquelle on se réunit quand sont habités les ïailas ou villages d’été, très nombreux sur ces pelouses; c’est là qu’on vient tenir le marché et vendre les bestiaux. Ces chalets, bâtis de troncs de plus non équarris, sont semés par groupes sur les gazons, parmi les bouquets d’arbres; mais toutes ces maisons, si cela peut s’appeler ainsi, sont vides maintenant. Depuis le commencement de juillet, on est redescendu dans les plaines pour faire la moisson. Le premier soir, nous trouvons l’hospitalité dans un ïaila, où il n’y a qu’un seul homme, l’iman. Tous les autres sont allés faire la moisson. Les femmes et les enfans restent seuls ici. Les femmes passent, ainsi isolées, tout un grand mois à préparer le fromage, le beurre, les tapis pour l’hiver. Leurs maris viennent ensuite les rechercher pour descendre tous ensemble vers le milieu de septembre. Il faut que ces montagnes soient bien sûres, et qu’il n’y ait guère de mauvais sujets dans le pays, pour que les maris puissent ainsi s’absenter en laissant pendant si longtemps leurs femmes au logis sans aucune protection. On n’oserait pas cela en France. Les Grandvillaises restent bien veuves pendant plusieurs mois chaque année, mais encore y a-t-il des gendarmes à Grandville !

En tout, on reste à peu près six mois dans ces chalets. Les propriétaires de ceux-ci ont leur village à dix-huit heures d’ici, dans la province d’Angora. L’iman, qui représente à lui seul toute la population mâle du village, met un empressement et une bonté rares à nous installer, à nous fournir les moyens d’établir aussi commodément que possible notre pauvre malade. Le soir, pour éviter la chaleur gênante du grand feu qui brûle dans la cheminée, Méhémed et moi allons nous loger, avec la permission de l’iman, dans la petite mosquée du hameau. Il vient nous y tenir compagnie, et Méhémed et lui causent très tard. Quel dommage de ne pas tout comprendre ! L’iman se plaint de la lourdeur des impôts. Il prétend qu’au moyen de surcharges et de rapines de toute sorte on en est venu à leur faire payer jusqu’à 1,000 piastres par maison. Pour un petit jardin qu’il a à Nalichan, et qui peut lui rapporter jusqu’à 500 piastres, on lui demande 100 piastres d’impôt, 20 pour 100 du produit. « Mais il faut réclamer ! — À qui ? » répond-il d’un ton qui montre combien il est profondément convaincu qu’il n’y a pas dans tout l’empire de recours pour les petits et les faibles contre les injustices des grands et des gens en place. Rien ne démoralise et n’affaiblit un peuple comme d’en être venu à ne plus croire à la puissance du droit. C’est ce danger moral qui m’effraie pour ce peuple-ci plus que la lourdeur de l’impôt. Le poids de l’impôt paraît largement compensé par les subventions que l’état accorde ici aux particuliers, ou plutôt qu’il leur laisse usurper par sa négligence. Sans parler des prairies du domaine public, où ils peuvent faire paître tout leur bétail moyennant une très légère redevance, coupe qui veut dans la forêt du bois de chauffage et de construction ; il suffit de ne pas toucher à quelques grands arbres, qui ont été mis à part pour la marine impériale.

Le second soir, après avoir franchi à grand’peine l’affreux ravin dont j’ai parlé plus haut et nous être égarés dans les ténèbres, nous couchons dans le premier village fixe que nous ayons encore trouvé dans la montagne : là aussi on se montre d’une bonté vraiment touchante pour notre invalide, que la fièvre abat de plus en plus. Le troisième jour, nous commençons à descendre vers la Galatie. Nous ne trouvons plus sur le versant méridional de l’Olympe de belles forêts touffues comme celles qui en garnissaient les pentes vers Boli, ni même des gorges boisées comme celles que nous avons traversées sur le plateau. Ce sont des ravins de sable et de craie comme ceux que nous avons vus à Assi-Malitch et dans la vallée du Sangarius. La route, à mesure qu’elle s’abaisse, prend un aspect de plus en plus étrange. Le sentier court sur les arêtes qui séparent l’un de l’autre deux profonds ravins. Il y a des endroits où il n’est pas plus large qu’une planche, et où il passe entre deux gouffres blanchâtres et crayeux de l’aspect le plus triste. Ce sont comme deux vastes entonnoirs aux parois desquels ne s’attache aucune plante, aucune de ces fleurs sauvages, de ces vigoureux arbustes qui font parfois aux murs de rochers une si pittoresque parure. Un peu avant la nuit, nous arrivons à Bey-Bazar, petite ville serrée dans une gorge étroite entre deux murs de rochers qui dominent les habitations. Au fond coule le torrent, sur lequel sont jetés beaucoup de ponts d’une arche. On nous conduit à l’habitation qui nous est réservée, celle de Hadji-Moustafa-Effendi, parent du mudir.

Pendant cette longue descente, nous avons eu presque tout le temps une belle vue sur la Galatie. Des montagnes nues, coupées de vallées étroites et tourmentées, s’élèvent peu à peu et se terminent à l’horizon par une ligne presque aussi plane que celle de la mer : c’est le bord septentrional du grand plateau central. Au-dessus, une légère saillie est formée par un ou deux sommets lointains, les montagnes qui se trouvent dans le voisinage d’Afioun-Kara-Hissar. Au coucher du soleil, ces landes sèches et grises qui formeront désormais notre horizon, et auxquelles il faut bien nous faire, semblent se transfigurer. La blancheur du fond que les derniers rayons colorent en tempère l’éclat; tout se couvre d’un ton d’une douceur et d’une finesse charmantes. C’est pour l’œil une vraie caresse.


II.

Il nous faut passer plusieurs jours à Bey-Bazar jusqu’à ce que notre pauvre compagnon, dont les nerfs ont été très ébranlés, soit bien remis. Malheureusement la ville présente peu de ressources : elle est petite; il n’y a dans le voisinage ni gibier ni promenades, et on n’y rencontre pas d’inscriptions. Ajoutez qu’entre ces murs de rocs blancs et nus qui entourent Bey-Bazar et qui poussent de longues crêtes arides entre ses différens quartiers, dans cette gorge sans air, règne la plus désagréable chaleur que nous ayons rencontrée. Aussi les jours paraissent ici singulièrement pesans, et nous les comptons avec impatience. Ce qui est assez curieux, c’est qu’on peut se procurer tous les jours de la neige au bazar : elle provient de glacières naturelles que forment, sur différens points du plateau de l’Olympe, des trous profonds où elle se conserve jusqu’au cœur de l’été.

Dès le lendemain de notre arrivée, de bonne heure, nous recevons la visite du mudir, accompagné de son parent Hadji-Moustafa-Effendi, le maître de la maison où nous sommes logés. Nous allons la leur rendre, le docteur et moi, dans l’après-midi, au médressé, c’est-à-dire à l’école supérieure adjointe à la mosquée, chez le muphti. Nous trouvons réunis là (on avait été prévenu de notre visite et on nous attendait) les principaux personnages de la ville, cadi, muphti, iman d’une des mosquées, secrétaire du mudir, etc. Tout ce monde est bien vêtu, gras et luisant, « de vrais chats-moines, » comme dit Victor Hugo. Chacun pourtant se dit malade et veut une consultation; il la demande avec l’avidité d’un enfant qui se figure qu’un mot du médecin va lui ôter sa maladie. C’est une amusante scène. On a bien de la peine à les empêcher de parler tous à la fois. Il faut d’ailleurs leur regarder successivement à tous la langue et leur tâter à tous le pouls. Le plus malade est le muphti, qui a un commencement de cataracte. Nous leur conseillons à tous en général de moins manger et de prendre de l’exercice. Ils sentent que le conseil est bon, mais ils ne le suivront pas. L’idéal du Turc à son aise est le far niente. « Du matin au soir, nous disait notre hôte tout fier, je ne remue pas du bout du doigt un petit caillou ; je viens à cheval de ma maison de campagne, et je reste assis chez le mudir ou au bazar, dans ma boutique. — Tu es donc marchand ? — Non, mais j’ai des bergers qui gardent mes chèvres, et un boutiquier qui en vend le poil pour mon compte. Je vais souvent m’asseoir dans ma boutique, et j’y fume mon chibouque. Nous faisons tous ici comme cela ; nous restons tranquilles du matin au soir. »

Ce qui leur permet de rester si tranquilles, c’est qu’il n’y a pas de familles chrétiennes à Bey-Bazar, mais seulement quelques commerçans, quelques acheteurs de poil de chèvre qui sont de passage, ou qui y restent pendant une partie de l’année, tandis que leur famille demeure à Angora. De cette manière les Turcs, n’ayant guère de concurrens, gardent ici entre leurs mains, par exception, presque tout le commerce, et comme ce commerce porte sur un produit privilégié, d’un débit assuré, le poil de chèvre dit d’Angora, ils font de bonnes affaires. Aussi tous ont-ils l’air cossu, sont-ils bien portans, bien vêtus, bien logés. Avec leur bel embonpoint, leurs longues robes rayées, leurs gros turbans, ils ont tous je ne sais quelle apparence de Turcs d’opéra-comique, et font songer à l’Enlèvement au Sérail et à l’Italiana in Algieri. C’est qu’aussi ils ne brillent guère plus par le courage que des personnages de comédie. Leurs coreligionnaires de ce canton montagneux que nous avons traversé en allant de Sivrihissar à Nalichan (Assi-Malitch) leur inspirent une terreur superstitieuse. Pour rien au monde, on ne les ferait aller d’ici à Eski-Schéïr à travers ce district, où, il y a deux mois, nous n’avons rencontré aucun obstacle ni couru, que je sache, aucun danger. Il m’était venu à l’idée, pendant notre séjour à Bey-Bazar, de partir avec Méhémed-Aga pour compléter l’exploration de ce pâté de montagnes très mal connu, que nous avions seulement coupé du sud au nord par une marche de trois jours. J’envoie donc demander des chevaux au mudir ; mais ma résolution cause un effroi général. « Il faut l’empêcher de partir, dit-on, sinon il ne reviendra pas, et on nous rendra responsables de sa mort. » Mon hôte me déclare que si je persiste en dépit de ses conseils, il me prie de lui laisser un écrit attestant que le mudir et lui se sont opposés à mon départ, et que je ne suis parti que malgré lui. Je le promets, et je fais chercher des chevaux ; le maître de poste me déclare que, dussé-je lui donner un coffre plein d’or, il ne me suivra pas et ne me laissera pas emmener ses chevaux plus loin que Quouïoun-Aghla, à l’entrée du district. En trouverai-je d’autres dans ce misérable village? C’est peu probable. J’ai beau répéter aux gens de Bey-Bazar que nous avons vu de près ces terribles bandits d’Assi-Malitch : « Le pays, nous assure-t-on, est bien plus mauvais et plus dangereux maintenant qu’il y a deux mois. » A l’avènement d’Abd-ul-Aziz, on a relâché, suivant l’usage, presque tous les mauvais sujets qui étaient en prison à Angora. A peine rentrés chez eux, ils se sont vengés de ceux qui les avaient fait emprisonner, et maintenant ils tiennent la montagne. Ingénieux système qui crée des difficultés nouvelles dès les premiers jours d’un nouveau règne, au moment où il importerait le plus de les éviter ! Il est possible qu’en effet il y ait maintenant, à cause de cette imprudente mesure, un peu plus de danger que par le passé; le mudir, affirme-t-on, n’exerce aucune autorité dans son district, il est à peu près bloqué dans sa chétive capitale, Quouïoun-Aghla. Devant cette résistance universelle, il faut bien céder et tuer le temps en faisant quelques courses aux environs et en parlant turc le plus possible.

Les occasions ne nous manquent pas de prendre de bonnes leçons de langue turque; c’est, du matin au soir, une procession qui n’en finit pas. Le maître de la maison, sous prétexte que ce sont ses parens, nous amène sept ou huit fois par jour des personnages plus ou moins graves, qui ont tous, comme lui, quelques sornettes à nous conter sur leur santé, quelques remèdes à nous demander pour des maladies souvent imaginaires. Ces consultations ne sont pas toujours amusantes et lassent parfois ma patience. On a la plus grande peine du monde à arracher à ces cliens les renseignemens qui sont nécessaires au médecin. Quand on leur fait des questions sur leur régime, sur ce qu’ils éprouvent, sur les symptômes qui se sont manifestés : « Pourquoi me demande-t-il cela? disent-ils. Un médecin apprend tout cela par le pouls. » La réputation de notre docteur grandit pourtant à vue d’œil; on l’appelle, il est vrai, pour les femmes moins que je ne l’aurais cru, d’après notre expérience d’Uskub. On lui demande bien des remèdes pour plusieurs d’entre elles; mais sur sa déclaration qu’il ne peut rien prescrire sans avoir vu les gens, les choses en restent là. On se décide, enfin, après deux ou trois jours, à le demander dans un harem ; il y trouve une jeune femme gravement malade de la poitrine, mais dont les traits fatigués sont encore d’une grande beauté. Après de légères façons, elle se dévoile, elle se laisse ausculter à plusieurs reprises, comme ferait une malade européenne. Sa mère, son beau-père, son mari, sont là, et le docteur est touché de l’affection qui paraît régner entre les deux époux, de la piété de la jeune femme et de sa religieuse confiance. « Vous allez partir, disait-elle au docteur le dernier jour qu’elle le vit, et je n’aurai plus de médecin pour me soulager ; mais je prierai bien pour votre compagnon malade, pour votre bon voyage et celui de vos amis. » Ce qui la préoccupait le plus quand il fut question d’appeler ce médecin chrétien, c’était la crainte que celui-ci, par hostilité contre la vraie foi ou par quelque mauvais caprice, ne lui défendît de faire chaque jour les prières prescrites par la loi. Quand le docteur Delbet lui dit qu’au lieu de la fatiguer la prière ne peut que lui faire du bien et hâter sa guérison, elle est rayonnante de joie. Son mari passe presque tout son temps auprès d’elle et lui lit le Coran. Il y a là, dans cette maison qui va sans doute être si cruellement frappée, je ne sais quel parfum de mutuelle tendresse, un air de distinction et d’élévation morale que l’on n’est pas accoutumé à attendre des ménages turcs. La chose est peut-être moins rare pourtant qu’on ne serait tenté de le croire ; la moralité humaine heureusement a de ces caprices et de ces revanches qui déconcertent tous les raisonnemens et toutes les prévisions. Ainsi voilà une société où la loi et l’usage consacrent la polygamie, où l’homme peut, s’il lui plaît ainsi, ne voir dans la femme qu’un instrument de plaisir et de reproduction. Or vous y trouverez, et plus souvent peut-être que vous ne le pensez, tel couple qui réalisera pleinement l’idéal du mariage tel que nous le comprenons et que nous sommes censés le pratiquer : ce sont deux âmes qui, douées par la nature de dispositions affectueuses, se seront trouvées rapprochées par un choix judicieux ou par un heureux hasard ; sans effort, sans système, sans se croire meilleures que les autres ni chercher à s’en distinguer en rien, elles offriront ce spectacle, presque aussi rare chez nous, qui faisons tant les fiers, que partout ailleurs, de deux existences intimement unies dans une parfaite concordance de goûts et d’humeur, dans une pleine et sereine confiance, dans une si vive tendresse que la séparation pour elles serait la mort. Il en est de même pour la religion. Certes, en thèse générale, l’islamisme ne développe pas autant que le christianisme tout un côté de l’âme, ces rapports affectueux de la créature et du Créateur, ces élans d’ardente espérance et d’adoration émue qui donnent à certaines vies chrétiennes une si incomparable beauté ; mais toute grande religion contient pourtant nécessairement, au moins en germe, les élémens nécessaires de noblesse morale, et ici encore il se rencontrera des âmes qui, par l’effet de l’éducation, surtout par un penchant naturel, atteindront aisément ces sommets où elles ne semblaient pas destinées à monter ; elles tireront par exemple du dogme austère de la fatalité une tendre dévotion, une douce et reconnaissante piété qui ne paraît pas en découler logiquement. Sous la préoccupation d’idées absolues et de mensongères apparences d’unité, on a trop longtemps différé de comprendre et de montrer, dans l’histoire religieuse de l’humanité, que toute religion, générale et une par sa partie théorique, par les dogmes qu’elle professe, est particulière et individuelle par la manière dont ces dogmes sont compris, et par l’influence, variable à l’infini, qu’ils exercent sur chacune des âmes qui les admettent; à proprement parler, il y a autant de religions que de fidèles.

Si le docteur Delbet rapporte une excellente impression de ses visites à sa jeune malade, nous sommes moins édifiés par nos relations avec le haut clergé de la ville. Chez la plupart de ces personnages, il y a de la bonhomie, mais rien de plus, autant que nous pouvons en juger, et l’élévation des sentimens ne semble pas répondre à la dignité de l’extérieur. Le docteur est appelé, et je l’accompagne par curiosité, auprès d’un mollah qui dirige l’école la plus fréquentée, et qui est regardé dans tout Bey-Bazar, à cause de sa science et de ses austérités, presque comme un saint. Il nous reçoit poliment, mais sans empressement, et il a vraiment assez haute mine. Pendant que M. Delbet examine son malade, j’étudie des yeux son cabinet, où il y a sur des tablettes un assez grand nombre de livres imprimés et manuscrits. Les lit-il? Ceci est une autre question. Il est facile en Turquie de passer pour savant, et ici plus encore que chez nous on croit volontiers sur parole ceux qui se vantent de posséder une science que personne autour d’eux n’est en état de contrôler. Quoi qu’il en soit de l’érudition de notre mollah, qui possède beaucoup de textes arabes et persans, dont plusieurs sortent des presses européennes, la consultation finie, nous nous mettons à causer. Nous lui faisons remarquer l’inconvénient de ne pas avoir de médecin à demeure, le caractère grave et bientôt fatal que peuvent prendre ainsi les maladies les plus simples. « Les plus riches habitans de la ville (et presque tout le monde y est à l’aise) devraient, lui disons-nous, se cotiser pour entretenir un médecin. — Je suis pauvre, nous dit-il; un homme comme moi ne pourrait rien donner. — Nous sourions; il nous demande pourquoi. Charles, notre drogman, qui mêle souvent ses propres idées à la conversation qu’il est chargé de soutenir pour notre compte, lui répond qu’en tout pays, en terre musulmane comme en terre chrétienne, évêques, papas, imans ou mollahs, crient souvent misère, mais qu’au fond ils ne sont guère à plaindre, et que les petits cadeaux ne manquent jamais. Cela le fait rire. — C’est donc comme cela chez vous? nous dit-il. — Mais oui, à peu près. — Hélas! il n’en est plus ainsi chez nous : si on a quelque chose à donner, ce n’est plus à nous qu’on le porte, mais aux mudirs, aux cadis, etc. » C’est là ce qui révèle au mollah la décadence de la religion. Quoique la conversation se continue assez longtemps, il ne nous dit rien qui marque un esprit sérieux, ou seulement une âme pieuse et délicate. Ici comme ailleurs, je crois que les simples fidèles sont souvent bien supérieurs à leur clergé en piété et en religieuse charité.

7, 8 août. — Notre compagnon Guillaume va mieux ; mais voilà que Méhémed est atteint aussi des fièvres, et que le docteur, en allant faire de la photographie en plein midi, gagne une sorte de congestion cérébrale. Si nous restons plus longtemps dans cette ville maudite, nous y passerons tous! J’envoie en toute hâte Charles au mudir, pour lui mander qu’il faut à tout prix nous procurer un palanquin et des chevaux. Le mudir montre beaucoup d’empressement. Depuis que nous sommes arrivés, c’est lui qui nous nourrit. Deux fois par jour on nous apporte nos repas de son harem. En vain nous lui avons envoyé plusieurs fois des ambassadeurs pour le décider à nous laisser acheter nos alimens et faire notre cuisine nous-mêmes. — Ce serait une honte, a-t-il toujours répondu. Seulement que nos hôtes nous pardonnent si ce que nous leur envoyons ne vaut pas ce qu’ils mangeaient dans leur pays. — Sa cuisine n’est pas mauvaise, quoiqu’elle abuse un peu du riz au lait et des concombres farcis. Je comprendrais d’ailleurs qu’il commençât à trouver un peu lourde une charge qu’il avait sans doute cru s’imposer pour deux ou trois jours seulement. Il ne nous le fait, en tout cas, sentir d’aucune manière, mais il s’arrange pour que rien ne nous retienne malgré nous à Bey-Bazar. Par son entremise et sous sa garantie, on nous assure jusqu’au bourg d’Aïasch un palanquin, des chevaux de poste et trois mulets.

Dans l’après-midi, je vais faire nos adieux au mudir. Je trouve encore réunis dans sa maison les principaux personnages de la ville. Avant toute conversation, il faut recevoir le salut de chaque personne présente et le lui rendre. On me demande ensuite des nouvelles de tous nos malades, et on fait des vœux pour le rétablissement de leur santé. Je remercie et je témoigne ma reconnaissance de toutes les complaisances que l’on a eues pour nous; je prie en même temps le mudir d’accepter un souvenir de notre passage, et le drogman dépose à côté de lui une paire de pistolets à baïonnette enveloppés de papier. Quoiqu’ils grillent sans doute tous, et surtout l’heureux destinataire du cadeau, de savoir ce qu’il peut y avoir dans ce paquet, personne ne touche ni ne regarde; on ne témoigne pas la moindre curiosité. Agir autrement serait se donner l’air mal élevé, avide, curieux. Chez nous au contraire, cette apparente indifférence ressemblerait à une malhonnêteté. On veut pouvoir dire à celui qui vous fait un présent qu’on le trouve joli, et qu’on en est content. Ce sont deux manières différentes, mais qui s’expliquent l’une et l’autre, de comprendre la politesse. Dès que nous sommes rentrés chez nous, j’envoie Méhémed voir ce qu’ils font; il était temps : chacun essayait à son tour, sans y parvenir, de faire marcher les pistolets et jouer la baïonnette. On allait casser le ressort.

9, 10, 11, 12 août. — Journées pénibles, et que je ne me rappelle pas sans un certain frisson. C’est décidément le docteur, toujours plongé dans une lourde torpeur, que nous emportons en palanquin, comme une grande dame turque ou un officier de la compagnie des Indes; il se trouve très mal et souffre horriblement sous l’ardent soleil qui échauffe cette cage étroite. Nous faisons des haltes de temps en temps, auprès de corps de garde ou dervends où dorment quelques zaptiés. Le pays que nous traversons ne contribue pas à nous égayer. C’est un vrai désert : collines brûlées, ravins sans eau. De place en place, des troupeaux de chèvres d’Angora, à la laine longue et soyeuse, broutent la terre nue, la roche aride. Où prennent-elles cette merveilleuse toison?... Çà et là, entre les collines, quelques champs cultivés, maintenant dépouillés, et près d’eux une aire sur laquelle les bœufs battent le grain; la femme, debout sur la planche, en plein soleil, les fait tourner à coups d’aiguillon; à quelque distance, le mari et le fils se reposent à l’ombre d’une claie appuyée sur deux pieux. Nous mettons près de treize heures à faire un chemin qui en demande ordinairement sept ou huit, et il est nuit noire quand toute la caravane arrive à Aïasch, chez le mudir Ibrahim-Effendi, qui tient à être lui-même notre hôte.

C’est un singulier personnage qu’Ibrahim-Effendi. Il a habité longtemps Constantinople, et se croit très civilisé parce qu’il a tout un bric-à-brac d’homme civilisé. Il nous exhibe successivement une longue-vue, une jumelle, un revolver, un thermomètre, un fusil anglais à deux coups, un portrait lithographie d’Omer-Pacha, une autre lithographie grotesque, qui se vendait à Constantinople du temps de la guerre, et qui représente les souverains alliés avec leurs ministres, etc. Il ne sait même pas se servir de ces objets, car, en touchant au revolver, il le disloque. Il n’a d’ailleurs pas plus d’instruction que les autres Turcs, et ses deux fils sont ignorans et niais. Non-seulement je n’ai pas encore rencontré un Turc vraiment instruit, mais je n’en ai même pas vu un qui comprît ce que c’est que l’instruction, le prix qu’elle vaut et la peine qu’il en coûte pour l’acquérir. Ils n’ont pas l’ombre de cette sainte curiosité qui est comme le sel des sociétés modernes, et qui, malgré tous leurs défauts, les empêche de se corrompre. Le lendemain de notre arrivée à Aïasch, Charles, notre drogman, est saisi à son tour de la fièvre. Craignant, si je tarde davantage, d’être atteint moi-même, je me décide à prendre les devans pour aller réclamer le concours de l’évêque arménien catholique, Mgr Chichmanian, à qui nous sommes fortement recommandés de Constantinople par son supérieur, Mgr Hassoun. Nous ne sommes plus qu’à une dizaine d’heures d’Angora. Je pars avec Méhémed le soir même, au moment où le muezzin appelle les fidèles à la prière. Notre guide nous conduit par un sentier de montagne qui court entre de profonds ravins qu’agrandit et que creuse encore l’obscurité. De sombres groupes d’arbrisseaux tachent de noir les pentes terreuses et blanches sur lesquelles pourrait nous faire glisser un faux pas de nos chevaux. Des vallées montent des chants de cigale, seule et faible voix qui se fasse encore entendre dans ces déserts endormis. On entrevoit, dans la nuit transparente, des plaines et les rivières qui les arrosent, des montagnes par-delà d’autres montagnes, tout un immense horizon où brille çà et là un feu de berger. La lune blanchit déjà le ciel derrière une haute roche qui en cache encore le large croissant. Dans le ciel resplendissant, comme si ce n’était pas assez de tous ses astres, s’allument et courent à chaque instant des étoiles filantes. Jamais je n’en ai observé en aussi peu de temps une aussi rapide succession.

Sur les onze heures, trop tôt à mon gré, nous arrivons, par des sentiers de chèvres, à Istanos. Istanos est un village arménien de trois ou quatre cents maisons, où il n’y a que quatre ou cinq familles musulmanes. Je comprends que les Turcs aient laissé ce lieu aux chrétiens. Rien de plus sec que ces montagnes, rien de plus sauvage que les rochers qui dominent les maisons ; çà et là ils se dressent en grandes aiguilles ou s’avancent en masses énormes qui semblent prêtes à s’abattre-sur le village. Tout cela paraît plus étrange encore à l’heure où nous arrivons. Toutes les lumières sont éteintes. Heureusement dans cette saison on couche sur les terrasses. Éveillés par le bruit de nos voix et par le pas de nos chevaux, quelques dormeurs regardent par-dessus le bord du toit. Nous nous faisons indiquer une maison à laquelle nous devons aller nous adresser de la part du mudir d’Aïasch, et malgré l’absence du maître du logis, qui se trouve pour affaires à Angora, son fils et sa femme nous ouvrent la porte et nous reçoivent. On nous apporte du iaourt ou lait caillé et du miel, et on étend pour nous des matelas sur une terrasse. Je continue, en regardant les étoiles, ma rêverie du chemin, et je suis assez longtemps à m’endormir.

Nous étions pourtant réveillés avant le jour par la simandra, qui appelait les fidèles à l’office du dimanche. La simandra, c’est une triste parodie de la cloche : c’est une planche de bois, doublée d’une feuille de métal, sur laquelle le sonneur frappe à grands coups avec une espèce de marteau. Les Turcs, jusqu’à ces derniers temps, ne permettaient pas les cloches aux chrétiens. Il fallait pourtant que les chrétiens, puisqu’on les laissait vivre et exercer leur culte, possédassent un instrument quelconque de signaux, que le prêtre eût les moyens d’annoncer à ses ouailles les heures de la messe et des autres offices. La simandra fut donc adoptée par les Grecs et tolérée par leurs maîtres : dans le bruit sourd qu’elle produit, malgré toute la force déployée, il y a quelque chose d’humble et de timide qui convenait bien à la situation des chrétiens et qui ne pouvait blesser les superbes oreilles des musulmans. Maintenant en Turquie c’est l’ambition de toute communauté arménienne ou grecque, dès qu’elle se sent quelque richesse et quelque force, de remplacer la simandra par la cloche. Dans les grandes villes, sur les côtes, là où il y a des consuls, où les Francs sont nombreux, ce changement s’est déjà presque partout accompli ; mais dans l’intérieur la chose est plus difficile : là les chrétiens, si par une imprudente manifestation ils soulevaient contre eux l’ombrageux fanatisme des mahométans, ne pourraient compter, pour échapper aux fureurs populaires, ni sur eux-mêmes (ils n’ont point d’armes, et, en trouvassent-ils, ils ne sauraient ni n’oseraient s’en servir), ni sur l’autorité, à qui manquent et la volonté et les moyens de faire respecter l’ordre. Il faut donc là tâter adroitement et patiemment son terrain, préparer par des hardiesses prudentes et graduées le grand coup qu’on veut frapper, se ménager à beaux deniers comptans des appuis parmi les musulmans eux-mêmes. On a, depuis quelque temps déjà, obtenu de Constantinople (ce n’est pas le plus difficile) le firman nécessaire; quand on croit donc avoir pris toutes les précautions possibles, mis toutes les chances de son côté, on se décide à suspendre et même à sonner la cloche, et alors il arrive parfois que, malgré les permissions obtenues et les mesures prises, malgré les appuis intéressés sur lesquels on pensait pouvoir compter, la populace turque, au premier bruit de cette cloche qui semble sonner la fanfare d’une victoire des chrétiens, s’ameute, se précipite sur l’église, insulte les prêtres et les fidèles, détache la cloche et l’emporte en triomphe, la traîne dans la boue par les rues de la ville[2]. Quand, il y a deux mois, nous passâmes par Sivri-Hissar, les Arméniens de cette ville se préparaient, non sans quelque inquiétude, à tenter l’aventure. Ils avaient le firman, leur cloche était déjà achetée à Constantinople, et devait en arriver bientôt : on attendait, pour l’inaugurer, un moment favorable.

Les sons de la simandra éveillent tout le village. Bientôt chacun se lève; on prend un peu d’eau dans le creux de la main et on s’en mouille le bout du nez et les paupières; on empile dans un coin de la terrasse toute la literie, et voilà la toilette et le ménage faits. Déjà, sur l’autre flanc de la vallée, par le raide et tournant sentier qui mène à l’église, gravissent les femmes enveloppées de longs voiles blancs. Nous ne restons pas longtemps à contempler ce spectacle; après une légère collation, aussitôt nos chevaux sellés, nous partons au moment même où se lève le soleil.

La route d’Istanos à Angora remonte le long de la rivière qui vient de cette dernière ville, si l’on peut appeler rivière un lit desséché où s’aperçoivent çà et là des flaques d’eau dormante. D’Istanos à Angora, on compte six heures, et dans tout cet espace, sur la route, il y a deux fontaines, mais pas un arbre, pas un toit où l’on puisse s’abriter. Ce n’est pas que le pays soit désert; toute la plaine est cultivée, et on est occupé en ce moment à battre et à rentrer la moisson; mais les villages sont tous à quelque distance de la route. Nous poussons nos chevaux, égayés eux-mêmes par la fraîcheur du matin, et en moins de quatre heures nous arrivons à Angora, l’ancienne Ancyre.

Angora est la plus grande ville que j’aie encore vue en Asie-Mineure. Dominée par les murailles dentelées de son vieux château, la ville présente de loin un aspect original et pittoresque. Cette impression ne s’efface pas quand on approche. Dans une prairie desséchée, devant la ville, campent sous quelques lambeaux de toile plusieurs familles tartares. Avant de s’engager dans les rues, on traverse des cimetières remplis de débris antiques, on aperçoit les ruines informes de plusieurs vieux édifices. Puis ce sont des rues étroites et tortueuses où l’on est arrêté par de longues files de chameaux, un populeux bazar où, par les trous de la toiture en planches, tombent capricieusement, comme une pluie d’or, d’étincelans rayons. Les maisons grises, en briques crues, ont toutes l’air de masures; mais par la porte entr’ouverte on aperçoit des cours dallées qu’ombrage une treille, des chambres meublées de sofas et de beaux tapis. Je me fais conduire à l’église catholique ; c’est dimanche, et le moment où on sort de la messe. Dans les grands voiles blancs qui les couvrent, les femmes ont toutes l’air de religieuses; mais heureusement elles ne cachent point leurs doux et aimables visages. L’évêque est à sa campagne, à 6 kilomètres environ de la ville; je remonte à cheval et j’y cours. Mgr Chichmanian me fait l’accueil le plus cordial, le plus empressé, le plus paternel qu’il soit possible d’imaginer; les jeunes prêtres qui l’entourent, les élèves du séminaire, tout le monde est heureux de savoir enfin arrivés ces amis inconnus, ces voyageurs français que l’on attendait depuis si longtemps. On a déjà préparé, pour nous recevoir, la maison qu’habite en ville pendant l’hiver le séminaire catholique.

Le lendemain, je redescends à Angora avec l’évêque, et dans l’après-midi nous voyons arriver, conduits parmi cavas d’Aïasch, qui a eu d’eux le plus grand soin, tous nos malades. Le drogman Charles a manqué mourir en route d’un accès de fièvre pernicieuse : le docteur, qui a retrouvé dans ce danger subit un peu de force et de lucidité d’esprit, l’a cru un moment perdu; mais enfin tout le monde est sur pied, et on ne va plus avoir à faire ici, jusqu’à nouvel ordre, autre chose que se soigner dans une maison bien fraîche. Aussi, du jour où je vis tous mes compagnons arriver vivans à Ancyre, la confiance et la joie rentrèrent dans mon cœur; je me dis que le rétablissement des uns et des autres n’était plus qu’une affaire de temps; les douloureuses pensées et les sinistres pressentimens qui me poursuivaient depuis Boli disparurent comme par enchantement; je me sentis, sans savoir pourquoi, assuré de l’avenir, certain que les plus mauvais jours étaient passés, et que tous les trois nous reverrions

Et la douce patrie et les parens aimés.

L’esprit libre désormais et le cœur content, je m’apprêtais à profiter du long séjour que nous paraissions devoir faire à Angora pour examiner de plus près et tout à loisir, sans me payer, si c’était pos-ible, de mots ni d’apparences, ce que j’avais été obligé jusqu’ici de deviner plutôt que d’apprendre. Établi à demeure dans une ville restée tout orientale et privée de toute communication régulière avec l’Europe, je connaîtrais enfin les rapports actuels des Turcs et des chrétiens, non pas tels que les représentent les programmes officiels de la Turquie, mais tels que les font les souvenirs du passé et de vieilles habitudes luttant contre le progrès des mœurs, contre les intérêts et les besoins nouveaux.


GEORGE PERROT.

  1. On appelle ainsi la maison où siègent les autorités et où se tient le conseil.
  2. Voyez, dans la Presse d’Orient du 22 janvier 1857, le récit de scènes de ce genre qui eurent lieu, à propos d’une inauguration de cloche, dans la ville de Sistowa, en Bulgarie.