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Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/30

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Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 317-325).

XXX

EN MER

Les Religions

Maintenant qu’il ne me reste plus peut-être de pays sauvages à visiter, jetons un regard investigateur sur la masse de certains faits recueillis avec une rigoureuse exactitude, et servant peut-être à donner une juste idée de la lenteur des conquêtes morales entreprises par les nations civilisées.

Y a-t-il dans tout ceci insouciance ou dédain, ruse ou politique ? y a-t-il impuissance ou générosité ? Ce sont là de bien sérieuses études à faire, ce sont là de bien graves questions à résoudre. Si le présent est compromis par l’état permanent des choses, qu’on ne cherche plus à modifier, l’avenir est plus menacé encore, et c’est en faveur surtout de cet avenir douteux et terrible que je voudrais le retentissement d’une voix forte et éloquente.

Mais qui se lèvera pour protester contre un passé si tiède ? Quel missionnaire assez prudent, assez pieux et assez fervent à la fois se dressera pour frapper au cœur ces religions cruelles et absurdes qui tiennent encore plongées dans l’erreur tant de nations si bien disposées à l’obéissance ?


Ce qui fait leur abrutissement, c’est votre apathie ; soyez zélés, vous les trouverez dociles à leur tour. Ils veulent aujourd’hui se régénérer, ces hommes courbés sous vos baïonnettes ou tremblant devant vos foudres de guerre. Encore un pas sans le secours de ce qui pourrait les contraindre par la peur, et vous les verrez venir à vous comme des troupeaux soumis. La menace ne dompte que pour un temps ; la persuasion est une puissance éternelle.

Ce qui a tué la plus sainte et la plus douce des religions dans toutes les parties du globe, c’est la violence. Ne me parlez pas, dans de trop rares exceptions, d’un jeune prédicateur. L’intolérance et le fanatisme l’escortent dans presque toutes ses missions ; il ne veut pas, lui, des triomphes obtenus par la patience ; il se hâte d’en finir avec ses travaux apostoliques, car il n’a point encore passé par les épreuves d’une vie lente et pénible ; il s’irrite contre toute résistance, il s’indigne de tout obstacle, et la colère s’échappe dangereuse de toute poitrine qui veut et qui a la force pour appuyer sa volonté. Croyez-moi ; la jeunesse est peu propre aux prédications religieuses ; elle n’a pas assez de foi pour s’aider de la charité, et il faut avoir déjà souffert pour comprendre la douleur.

Nous avons trouvé à Bourbon un jeune évêque in partibus en route pour la Chine et le Japon, où il allait, disait-il, faire briller le flambeau de la vérité chez les cannibales de ces deux immenses empires.

— Mais, lui répliquai-je, il n’y a pas de cannibales en Chine ; il n’y en a pas dans le Japon.

— Que sont donc, je vous prie, ces peuples qui ne croient pas en Jésus-Christ ?

— Ils sont Japonais et Chinois.

— Vous voyez donc bien que j’ai raison.

— Je vois tout le contraire, monseigneur.

— Au surplus, monsieur, ma mission est de convertir, et, si je rends une seule âme au Dieu des chrétiens, je suis payé de toutes mes peines.

— Il me semble qu’on peut espérer un plus beau résultat avec de la patience.

— La patience est sans efficacité, monsieur ; la patience, c’est la faiblesse.

— Les apôtres avaient une autre morale, ce me semble.

— Les temps ne sont plus les mêmes autrefois on ne croyait point parce que la vérité n’avait pas encore brillé ; aujourd’hui, qui ne croit pas est impie, car le catholicisme parle assez haut pour être entendu de tous.

— Avec cette résolution si bien arrêtée, monseigneur, vous avez à craindre le martyre.

— Ce qu’un autre craindrait, moi je le souhaite.

Les vœux de l’évêque furent exaucés, et, peu de jours après son arrivée à Macao, sa tête, enfermée dans une cage de fer, était hissée au haut d’un mât sur une place publique.

Chaque époque a été marquée par la couleur de ses prédications. Les premières conquêtes religieuses se firent péniblement, avec efforts, mais du moins sans que le glaive vînt en aide à la foi. C’est que tout essai est timide et qu’on avance lentement sur un terrain que l’on ne connaît pas. Et puis encore, détruire, à l’aide de la violence, les mœurs, les usages consacrés par les siècles ne pouvait pas être l’ouvrage d’un jour.

À ces premières tentatives, qui ne furent pas sans résultat, succédèrent de nouvelles irruptions de prêtres, de moines et de jésuites, qui regardaient toute lenteur comme une défaite, et firent parler les menaces et les supplices. Ne pas obéir aveuglément, c’était résister, se révolter : or, tout révolté est ennemi, et tout ennemi doit être mis à mort. Le fanatisme n’a pas d’autre logique.

Ce n’est pas tout dans leur zèle aveugle et stupide, les missionnaires d’alors, pleins d’orgueil autant que de sottise, au lieu de prêcher la morale, prêchaient les mystères. Ce qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes, ils cherchaient à le faire comprendre aux autres, et toute conscience était domptée par les tortures. Le monde n’est point peuplé de Guatimosins ; il faut bien confesser et croire sous les tenailles et sur des charbons ardents.

« Pardonne à tes ennemis, et ne fais point à autrui ce que tu ne veux « pas qui te soit fait ; » ou bien : « Fais à autrui ce que tu veux qu’on « te fasse, » voilà de ces paroles dont tout peuple, dont tout individu comprend la morale. Avec elles seules on pouvait tout oser, tout soumettre et vaincre même dans la lutte, nulle crise n’eût été à redouter. On a beau dire, la force ne doit être employée que contre la résistance, et l’inaction n’est pas de l’hostilité. Au lieu de cela que fit-on? Ce que j’ai fait, moi, pour mon édification personnelle, pour me donner tort ou raison dans les principes que je soumets à votre logique.

Écoutez ; ceci est une leçon fort grave, je vous assure.

Je vous ai dit, je crois, que dans le grand salon du gouverneur de Guham il y avait accrochée au mur une image endolorie de la Vierge Marie, mère de Jésus. Un jour que, fraternellement assis entre un tamor carolin et sa femme, nous cherchions mutuellement à recueillir des notions sur les mœurs et les usages de nos deux pays, je montrai à mes bons et dociles camarades l’image révérée des chrétiens. Ils me demandèrent pourquoi, en passant devant cette belle figure, quelques habitants saluaient en ôtant leur chapeau. J’allais répondre, sans être trop certain de me faire comprendre, lorsque don Luis de Torrès, qui parlait un peu la langue des Carolins, vint à mon aide. Je lui répétai la question qui venait de m’être adressée d’une manière non équivoque, et je priai mon interprète de rapporter exactement mes réponses, ce qu’il me promit en souriant.

— Qu’est-ce que cette femme ?

— La mère de notre Dieu.

— Pourquoi pleure-t-elle ?

— Parce que les hommes ont mis son fils à mort.

— Les hommes, chez vous, sont donc plus forts que leurs dieux ?

Je me pinçai les lèvres.

— Mais ce Dieu, dans son amour pour nous, s’est fait homme, afin de nous sauver de la mort.

— Eh bien ! alors qu’il a été homme, il a été plus fort que Dieu : donc Dieu ne pouvait le mettre à mort, comme vous dites. Je crois que vous voulez vous moquer de nous.

— Nous parlons très-sérieusement ; mais ceci est mystère.

— Qu’est-ce qu’un mystère ?

— Une chose qu’on ne comprend pas.

— Et vous croyez à ce que vous ne comprenez pas ! c’est impossible.

Je faisais la grimace, et cependant je poursuivis mes recherches, ou plutôt j’ajoutai à mon instruction.

— Savez-vous, lui dis-je, que notre religion est toute du ciel ?

— Eh bien pourquoi restez-vous sur la terre ?

— Parce qu’il nous a été ordonné d’attendre.

— Avez-vous un dieu ou plusieurs dieux ?

— Un seul, mais un seul en trois personnes.

— Je ne comprends pas.

— Ni moi non plus ; mais je crois ce que je vous dis là.

— Et moi je ne crois pas que vous le croyiez.

Je tremblais qu’il ne me convertit, et nous gardâmes quelque temps le silence, mes deux Carolins en se regardant d’un air malicieux, moi en sifflotant pour me donner de l’aplomb.

Je poursuivis.

— Adam, notre père à tous, mangea une pomme à laquelle on lui avait défendu de toucher, et dès lors ses fils, ses petits-fils, ses descendants jusqu’à la dernière génération furent condamnés à brûler éternellement.

— C’est impossible, ou ce Dieu que vous me faites si bon est un Dieu bien méchant.

— La preuve qu’il est bon, c’est qu’il s’est fait homme pour nous sauver tous.

— Bah ! ainsi donc vous serez tous sauvés après votre mort ?

— Non, il n’y en aura que fort peu.

— C’était bien la peine de se faire homme pour cela ?

Pauvre missionnaire !

Le Carolin battait trop bien le système que j’avais adopté pour ne pas se plaire à cette controverse, qu’il me fut désormais impossible d’éluder ; aussi continua-t-il ses questions avec une sorte d’impertinence contre laquelle il me fut défendu de protester.

— Comment votre Dieu s’est-il fait homme ?

— En descendant du ciel et en venant sur la terre, où il a souffert autant que nous et plus que nous.

— Quand on aime bien, on peut souffrir pour ceux qu’on aime ; là, votre Dieu est un bon Dieu. Mais où est-il donc descendu ?

— En Égypte c’est un pays fort éloigné du vôtre.

— Nous n’en avons jamais entendu parler. Et c’est cette femme que voilà qui l’a mis au monde ?

— Oui.

— Vous m’avez dit que c’était une vierge !

— Je ne vous ai pas trompé.

— Les vierges accouchent donc dans ce pays ?

— Celle-là seule. C’est encore un mystère de notre religion.

Le Carolin et sa femme se prirent à rire jusqu’aux larmes ; ils sautèrent, gambadèrent pendant quelques instants, et, me frappant doucement sur l’épaule, le tamor inconverti me dit qu’il ne s’était aperçu qu’à la fin que je ne lui parlais pas sérieusement.

Don Luis de Torrès voulut se fâcher contre cette irrévérence, qu’il appelait une impiété, et j’eus beaucoup de peine à lui faire entendre que nous seuls étions blâmables dans cette querelle toute théologique que nous avions provoquée. Comprenez-vous maintenant le peu de succès de certaines missions évangéliques, et les scènes de deuil et de carnage qui ont dû ensanglanter la terre alors qu’on eut affaire à des hommes d’un naturel féroce et indompté ?

Revenons sur nos pas.

Les Indes Orientales étaient visitées que l’Amérique restait inconnue à l’Europe. Là, c’étaient des soldats intrépides qui voulaient de la gloire à tout prix ; ici, ce fut d’abord un monde de merveilles à étudier ; puis vint l’appât des richesses, puis encore les études morales, et enfin le fanatisme religieux, le plus dangereux de tous les fanatismes.

Le Mexique, le Pérou, le Chili, le Paraguai, avaient une religion. Après avoir adoré les serpents, les crocodiles, les jaguars, ces peuples plus rationnels se prirent à adorer le soleil, la lune, les fleuves, les arbustes bienfaisants ; car si la peur est mère de presque toutes les religions du globe, l’humanité seule les raffermit et les consolide.

Cependant il y eut lutte entre les nouveaux dieux et les anciens. On est généralement dévot dans le malheur ; à chaque catastrophe, on immolait des victimes humaines au dieu méchant, et l’on ne revenait à l’autre que lorsque le fléau avait cessé.

Ces deux puissances du monde une fois créées, on les garda pour la satisfaction de tous, et les siècles marchèrent. Mais l’Europe se rua sur l’Amérique, et nos prêtres arrivèrent en s’écriant : « Voici un troisième Dieu, plus fort, plus grand, plus humain que les vôtres ; acceptez-le, ou nous vous immolons à sa colère. » Le Dieu des chrétiens, présenté sous de pareils auspices, devint le toupan (tonnerre) des indigènes de ces nouveaux royaumes, et le sang coula, et le glaive fit son office, et des populations entières disparurent.

Le canon donna pourtant raison au Christ : on se soumit, on pria selon les rites venus d’ici, et, dans le silence des nuits, dans les solitudes des plaines et des montagnes, on égorgea par représailles.

La ferveur du catholicisme céda le pas à l’ardeur des richesses, car le fanatisme est une crise, et toute crise violente a peu de durée. Des établissements de commerce furent commencés sur les lointaines plages, et tout resta imparfait dans les premières tentatives pour une conversion religieuse. L’Amérique intérieure est encore toute sauvage et idolâtre. En Afrique, les malheurs furent moins grands, les disciples plus rares. Ah ! c’est que le prédicateur n’avait pas pour ses leçons des dômes de verdure, une brise embaumée, des peuples humains et généreux, mais bien un soleil de plomb, une terre marâtre, et que le prêtre se lasse lui-même d’un martyre de chaque jour… Qu’est aujourd’hui cette Afrique, inconnue, je ne dis pas seulement dans ses déserts de sable, mais encore sur ses côtes boisées et visitées par tant de navires ? Nul ne le sait.

Les océans eurent leur tour. Quand on vit que la Chine et le Japon ne voulaient à aucun prix changer de croyance, ces deux puissants empires furent abandonnés : on ne se heurte pas longtemps contre un colosse sans se repentir de sa témérité ou de sa folie.

L’intrépide Cook ouvrait mille mondes à la curiosité et à l’enthousiasme. Dites-moi si Cook songea tout d’abord à changer l’aspect moral du pays dont il dotait l’Europe civilisée ? Non, non ; il décrivait les mœurs, et il disait à son retour dans sa glorieuse patrie : J’ai vu cela, j’ai fait cela ; c’est à vous maintenant à tirer tout le parti possible des trésors que je vous apporte. C’est que Cook n’était qu’historien et philosophe.

Remarquez en passant que de tous les peuples de la terre, le peuple anglais est le plus tolérant pour ce qui regarde les idées religieuses. Son fanatisme à lui, c’est la soif des richesses, c’est l’ardeur de la possession. Soyez tout ce que vous voudrez dans vos mœurs, dans vos habitudes, mais payez tribut, donnez vos roupies, vos pataques, vos quadruples, et gardez vos dieux. Si vos idoles étaient en or, nous prendrions vos idoles ; elles sont en bois, nous n’en voulons pas.

Rien n’est positif comme un homme de chiffres, et la logique du coffre-fort est celle qui parle le plus haut. La France suivit l’Angleterre dans ses excursions lointaines ; mais la France est trop frivole ; elle a tout vu, tout observé, tout décrit, et elle ne possède rien. Il faut bien être conséquent avec soi-même.

L’Espagne et le Portugal eurent leur tour ; chacune de leurs découvertes fut la source des plus odieux massacres ; la faiblesse se courba ; des ruisseaux de sang rougirent la terre, et il n’y eut pas d’autre engrais pour les productions qui venaient attester en Europe la fécondité des pays vaincus.

Mais si les peuples chez lesquels on portait, sous tant de formes, le flambeau de la foi se distinguaient entre eux par mille nuances opposées, leur religion avait aussi des caractères distincts et nécessitaient des modifications dans la manière de lutter contre la résistance. Chez ceux-ci, c’était le désespoir de la rage qu’il fallait vaincre ; chez ceux-là, c’étaient l’apathie, l’insouciance ; ici les incrédules étaient armés, là ils étaient sans armes ; tantôt le climat se présentait favorable aux prédicants, tantôt il leur était hostile ou fatal ; et l’on comprend dès lors comment la religion importée devait obtenir en certains endroits un prompt succès, tandis que dans d’autres le progrès se faisait si lentement.

Toutefois, les premières difficultés vaincues, les obstacles devinrent moins grands dans la suite ; les idiomes s’étudièrent et s’apprirent ; la parole ouvrit des voies sûres de communication ; les pensées purent se confondre, et l’on donna du moins des motifs compris aux persécutions et aux massacres.

Dès que les peuplades surent ce qu’on leur demandait, ce qu’on exigeait d’elles, quelques-unes se laissèrent guider dans la nouvelle route qui leur était ouverte, et les hommes qui jusque-là avaient vécu divisés se réunirent dans les mêmes camps, sous les mêmes tentes, les uns pour enseigner, les autres pour s’instruire.

Moins il y a d’obstacles à surmonter, plus la persécution perd de sa violence. Celle-ci c’est le vent qui passe sans murmure sur la plaine, et se rue bruyant et terrible contre les hautes cimes et les vastes forêts ; c’est la source paisible qui gazouille sur l’herbe et le sable, et qui bouillonne et gronde au milieu des roches vigoureuses qui veulent s’opposer à sa route.

C’est une chose bien bizarre et bien singulière que les images des dieux dans toutes les parties du monde sauvage. C’est une curieuse observation que celle dont, sans exception aucune, je puis garantir la parfaite exactitude. Chaque nation vierge de l’intérieur des vastes continents, chaque archipel des océans divers, chaque île isolée a ses autels et son culte, ses dieux protecteurs et ses dieux irrités. Eh bien ! je n’ai pas vu une seule idole qui ne fût représentée la bouche ouverte et prête, pour ainsi dire, à mordre ou à avaler.

Peut-être, dans la suite de mes investigations, parviendrai-je à trouver une cause à cette singularité si remarquable.

Au surplus, par un grand et rare bienfait du ciel, il existe dans l’Océan Pacifique des archipels qui ont échappé jusqu’à ce jour aux tentatives et aux persécutions des missionnaires, et il est douloureux d’avoir à constater que ce sont les peuples les plus doux, les plus généreux, les plus bienfaisants du monde.

Puissent les Carolins vivre éternellement dans la religion qu’ils se sont créée ! le culte de l’humanité ne peut déplaire au dieu de l’univers. Voilà déjà pourtant bien des dogmes sur cette planète si étroite, si imperceptible qu’elle compte à peine parmi les globes jetés dans l’immensité ; voilà bien des systèmes se donnant tous des démentis positifs, se combattant, se détruisant les uns les autres, et au milieu desquels chaque disciple se croit seul bien éclairé par sa raison et sagement inspiré de Dieu.

Et toutefois il y en a mille autres encore plus irrationnels, plus en contradiction, si c’est possible, et dont je ne veux pas vous parler.

Voyez les Kamstchadales, qui ont, dit-on, un dieu différent pour chaque village, peut-être un dieu distinct pour chaque hutte.

Voyez les Tchutskis, qui adorent aujourd’hui l’idole qu’ils renverseront demain.

Voyez les Patagons, s’inclinant devant les déserts qu’ils habitent et sillonnent, et se fabriquant un dieu à l’aide de celui qu’ils avaient d’abord et de celui des chrétiens qu’il retrouvent dans les établissements européens où ils viennent apporter les peaux des jaguars vaincus dans des luttes ardentes.

Voyez les Lapons, accroupis devant leurs fétiches ; les Indous, tournoyant dans leurs immenses pagodes.

Et l’intérieur de l’Afrique, avec ses divers dieux bariolés de rouge et de noir, de vices et de vertus.

Et le centre des deux Amériques, beaucoup plus connu, où les massacres ont été sans puissance contre les croyances d’une religion primitive.

Et les Nouveaux-Zélandais, à qui l’on ne connaît point de dieu.

Et les naturels de la Nouvelle-Galles-du-Sud et de la presqu’île Péron, qui à coup sûr n’en ont pas.

Oh ! tout cela est effrayant pour celui qui se prétend éclairé seul dans la vraie route au sein de si profondes ténèbres.

Cela est pourtant bien bizarre que les hommes fassent des dieux pour les adorer plus tard. Ils sont créateurs, et puis ils se disent enfants de leur créature !

Qu’est-ce qu’on appelle raison humaine ?

Hélas ! que me répondriez-vous encore si je vous rappelais tous ces combats à outrance, toutes ces guerres si sanglantes dont l’Europe civilisée a toujours été le théâtre pour défendre ou anéantir telle ou telle religion ? Ici l’on croit tout à fait, là on croit un peu, autre part on croit moins ; l’un veut un dieu avec tel pouvoir ou telle forme, l’autre prétend au contraire lui ôter ce pouvoir ou cette figure que son voisin lui donne. Luther, Calvin, Zwingle, ont fait une religion à eux, hautement prêchée dans tous les temples à côté d’une religion ennemie ; les papes, les patriarches, ont un dogme opposé l’un à l’autre ; les Russes parlent autrement que nous ; nous prions autrement que les Espagnols ; nulle part l’ordre, l’harmonie ; en tout lieu la ferme volonté de dominer, d’écraser, jamais celle de s’instruire, de s’éclairer.

D’où cela ?

C’est que tous les hommes ont la folie, l’insolent orgueil d’expliquer ce qui est inexplicable ; c’est que création et immensité sont deux mystères devant lesquels il faut courber le front, et que celui-là seul a raison qui dit Je doute, et qui adore Dieu sans chercher à le comprendre. La vraie religion de tout homme est celle dans laquelle il est né. L’apostat ne mérite point de Dieu.