Souvenirs d’un demi-siècle/Texte entier

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INTRODUCTION



EN présentant au public ces Souvenirs, qui, avant de voir le jour, sont restés enfermés durant de longues années — suivant la volonté de leur auteur — dans une cassette soigneusement scellée, il n’est pas sans intérêt d’évoquer la personnalité, aujourd’hui un peu estompée par le temps, de cet homme de lettres exemplaire que fut Maxime Du Camp.

Du Camp exerça ses dons variés et subtils dans les genres les plus divers (poésie, romans, critique d’art, récits de voyage, journalisme, histoire contemporaine, mémoires) ; il fut à certains égards un novateur et un précurseur. S’il est un esprit impossible à classer ou à définir par une formule, c’est bien celui de Maxime Du Camp, qui, protestant contre l’abus des formules dans l’art, écrivait : « En art, en religion, en tout, il n’y a de fécond que la liberté. » L’amour de la liberté est à peu près le seul caractère permanent de sa vie et de son œuvre, remarquables par une profonde aversion à l’égard de tous les conformismes. Ne soyons donc pas surpris de voir Maxime Du Camp combattre en juin 1848 dans les rangs de la garde nationale, pour la défense de la propriété et de l’ordre établi, puis, douze ans plus tard, suivre l’expédition des Mille, parmi les « chemises rouges » de Garibaldi.

Né à Paris le 8 février 1822, ayant perdu ses parents d’assez bonne heure et jouissant d’une fortune suffisante pour lui assurer l’indépendance, Maxime Du Camp fut, comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, atteint du « mal romantique ». Comme chez Flaubert, dont il fut l’un des plus intimes amis, ce romantisme se traduisait par une révolte contre la société bourgeoise et l’esprit bourgeois, par un désir de dépaysement et d’exotisme. Sa jeunesse, de 1840 à 1860, ne fut, suivant l’expression de Paul Bourget, qu’« une longue aventure », et Alexandre Dumas, qui participa avec lui à l’équipée garibaldienne, disait qu’il ne le voyait jamais sans songer à l’un de ses mousquetaires. Comme Gérard de Nerval, Théophile Gautier et Flaubert, l’Orient l’attirait ; il y fit un premier voyage en 1844-1845, avec Flaubert, et à la fin de 1848 il visitait le Maroc. Son troisième voyage (1849-1851), entrepris cette fois avec une mission du ministère de l’Instruction publique, le conduisit en Égypte, en Nubie, en Palestine, en Syrie, en Grèce et en Épire. Il en rapporta une magnifique collection de photographies et fit paraître en 1852 une relation de son voyage qui marque une date dans l’histoire de l’édition, car ce fut le premier ouvrage illustré de photographies.

Au cours des années suivantes, Maxime Du Camp, qui avait accueilli avec sympathie l’avènement du régime impérial, acquit une renommée qui alla grandissant : il publia des romans et des poèmes, et, de 1855 à 1867, il donna régulièrement des comptes rendus des Salons de peinture. Ce fut lui qui, avec Louis Ulbach et Laurent Pichat, fonda en octobre 1851 la Revue de Paris, à laquelle collaborèrent les écrivains que leur indépendance éloignait de la Revue des Deux Mondes. Cela n’empêcha d’ailleurs pas Maxime Du Camp de devenir par la suite un des collaborateurs les plus assidus et les plus estimés de celle-ci. C’est dans cette revue qu’il publia, à partir de 1867, une série d’études sur le Paris contemporain qui suscitèrent un vif intérêt et furent réunies en volume sous le titre : Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Cet ouvrage sur Paris, modèle accompli de « reportage » exécuté par un écrivain de talent, marque un tournant décisif dans sa carrière littéraire : renonçant délibérément à la littérature d’imagination et au romantisme, il se consacre désormais à l’étude de la réalité contemporaine. Au ton lyrique de ses premières œuvres, se substitue un tour familier, naturel et de la meilleure qualité. « J’ai été discipliné par la vérité à mon insu, nous dit-il dans ses Souvenirs littéraires (1882), et j’y ai été ramené sans même m’en apercevoir », et il ajoute : « Rien ne serait plus curieux à écrire que l’histoire de ce livre sur Paris, qui m’entraîna à faire tous les métiers. J’ai vécu à la poste aux lettres ; j’ai été presque employé à la Banque de France ; j’ai abattu des bœufs ; j’ai suivi dans leurs expéditions les agents de la Sûreté, les agents des mœurs, les agents des garnis ; je me suis assis dans la cellule des détenus, j’ai accompagné les condamnés à mort jusque sur la table des autopsies ; j’ai visité les indigents ; j’ai dormi sur le lit des hôpitaux ; je suis monté sur la locomotive des trains de grande vitesse et je me suis interné dans un asile d’aliénés pour mieux étudier les fous. Je crois n’avoir reculé devant aucune fatigue, devant aucune enquête, devant aucun dégoût… » Il faut dire que, grâce à son amitié avec le préfet de Police Joseph Piétri, Maxime Du Camp eut accès aux archives de la Préfecture. Il put de la sorte connaître les dossiers secrets de la police et y faire des découvertes dont la divulgation immédiate eût été parfois désastreuse pour la réputation de tel ou tel personnage célèbre et considéré. C’est dire pourquoi il a voulu différer jusqu’au siècle suivant la publication de ses Souvenirs. « Lorsque ces pages, écrit-il, seront mises sous les yeux du public, celui qui parle et ceux dont on va parler seront depuis longtemps réunis dans la même poussière ; cela me met à l’aise pour ne point me réserver… »

Maxime Du Camp se consacrait donc à des ouvrages que nous qualifierions aujourd’hui de « documentaires » : ses Souvenirs de l’année 1848 (1876) ; son ouvrage sur la Commune de 1871, Les Convulsions de Paris (1878) ; un autre ouvrage sur La Charité privée à Paris (1885), où il étudiait avec sympathie certaines institutions telles que les Petites Sœurs des Pauvres ou les Dames du Calvaire. Il avait été élu en 1880 à l’Académie française, en remplacement de Saint-René Taillandier.

Vieux Parisien amoureux de sa ville natale, Maxime Du Camp avait cependant l’habitude de séjourner chaque été à Baden-Baden, qui était alors le rendez-vous de la haute société européenne et où il était devenu, disait-on, l’homme le plus en vue après le grand-duc de Bade. Ce fut là qu’il écrivit, de 1882 à 1888, les Souvenirs que nous publions aujourd’hui. Ce fut aussi là qu’il mourut, le 8 février 1894, le jour même où il achevait sa soixante-douzième année.

Au cours de sa longue et riche existence, Maxime Du Camp avait entretenu des relations non seulement avec des écrivains et des artistes, mais aussi avec un grand nombre de personnages — princes, hommes politiques, diplomates, administrateurs, femmes du monde — qui jouèrent un rôle important sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, et dans les débuts de la Troisième République. Familier de l’impératrice Eugénie, du Prince impérial, du prince Napoléon, de la princesse Mathilde, du duc de Morny, reçu aux Tuileries et dans les salons à la mode, il avait connu Émile Ollivier, le général Chanzy, Ernest Picard, Jules Simon et bien des personnages de la République, cependant que ses séjours à Baden-Baden lui avaient permis d’approcher l’empereur Guillaume Ier, le prince Gortschakoff, et d’entrer en rapport avec toute la haute société européenne. En révélant des faits ignorés ou en jetant une lumière nouvelle sur d’autres faits mal connus, les Souvenirs de Maxime Du Camp apportent — en dehors même de leur valeur littéraire — une précieuse contribution à la connaissance de toute une période de notre histoire.

Les Éditeurs.



AVANT-PROPOS



LE récit de ma vie ne serait point intéressant ; il peut se faire en deux mots : j’ai voyagé et j’ai travaillé : je n’ai eu qu’à m’en applaudir ; j’ai aimé : je n’ai pas toujours eu à m’en louer. Ce n’est donc pas pour parler de moi que j’écris ces souvenirs. Le goût de la solitude et une sorte de besoin maniaque qui m’entraînait au travail m’ont éloigné du monde ; cependant, j’ai vu beaucoup de choses, j’ai côtoyé bien des hommes, j’ai regardé dans bien des événements, et j’ai toujours pris des notes. Il en résulte que je m’imagine avoir à raconter des faits qui ne seront pas inutiles pour une histoire anecdotique du temps pendant lequel j’ai vécu.

Lorsque ces pages seront mises sous les yeux du public, celui qui parle et ceux dont on va parler seront depuis longtemps réunis dans la même poussière ; cela me met à l’aise pour ne point me réserver ; comme le témoin déposant devant les représentants de la justice, je puis jurer de dire la vérité, rien que la vérité ; du moins, ce que je crois être la vérité : je le ferai sans effort ; je n’ai jamais pratiqué le mensonge et, dans les livres que j’ai publiés, je n’ai rien négligé pour serrer l’exactitude d’aussi près que possible. Je n’y ai point de mérite ; j’étais naturellement dénué d’ambition et je n’ai appartenu à aucune faction politique. Je n’ai été qu’un homme de lettres, et j’ai aimé mon métier avec passion. Une aisance, héritée à la mort de mes parents, me permit de vivre indépendant et d’avoir des sentiments facilement désintéressés. N’ayant jamais eu rien à demander, je n’ai pas eu de refus à essuyer, et c’est peut-être à cela que je dois de n’avoir jamais éprouvé de haine pour personne. J’ai vécu libre, dans toute l’acception du mot ; nulle entrave ne m’a été imposée ; le pain quotidien et le reste m’étaient assurés en dehors de mon travail ; aussi n’ai-je écrit que ce que je voulais écrire. On ne saurait avoir trop d’indulgence pour l’écrivain pauvre ; car souvent les nécessités de l’existence l’entraînent à modifier sa pensée ; en revanche, l’écrivain qui est « à son aise » et qui manque à sa conscience est inexcusable. Je crois pouvoir affirmer que, dans ma longue carrière, je n’ai jamais eu de défaillance pour le respect que l’on doit aux lettres.

L’époque que j’ai traversée a été souvent troublée et parfois lamentable. Je suis né le 8 février 1822 ; c’est assez dire que j’ai vu bien des émeutes, bien des révolutions, bien des changements de gouvernement, bien des désastres. Chamfort a dit : « À trente ans, le cœur se brise ou se bronze » ; le mien ne s’est ni brisé, ni bronzé ; j’ai tendrement aimé mon pays ; j’ai souffert de ses sottises, de ses crimes et de ses malheurs ; je le crois vieux, fatigué, affaibli, et j’en suis désespéré ; car je voudrais le voir jeune, alerte, vigoureux. La France, je le sais, est la terre des miracles ; se relèvera-t-elle, reprendra-t-elle sa grande destinée d’autrefois ? Je le souhaite plus que je ne l’espère.

J’ai soixante ans, je n’ai jamais été marié, je n’ai point d’enfants : omnis moriar. J’écris ceci à Baden-Baden, dans la retraite où, tous les ans, je viens passer six mois partagés entre le travail et la chasse. Aujourd’hui le temps est d’humeur maussade ; les nuages sont pelotonnés au sommet de la montagne, les épicéas et les hêtres gémissent au souffle du vent, la petite rivière qui coule presque sous mes fenêtres est grise et grossie par la pluie ; néanmoins, le paysage est beau, les lignes ont de l’ampleur et, malgré la tristesse de la lumière obscurcie, la nature est pleine de sérénité. Puisse cette sérénité se refléter dans le livre que je vais commencer.

Le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver ici l’histoire du temps où j’ai vécu ; je n’ai point si haute prétention ; j’y serais inhabile et surtout j’y serais ignorant. Bien souvent j’ai regardé par-dessus le mur, jamais je n’ai pénétré sur le terrain même. Je raconterai donc simplement les faits qui sont parvenus à ma connaissance, en respectant autant que possible l’ordre chronologique, mais n’hésitant jamais à m’en écarter, lorsque je croirai devoir le faire dans l’intérêt du récit. Je n’écris que des souvenirs un peu décousus, non point tout à fait sous l’impulsion de mon raisonnement, mais au hasard de ce que j’ai appris et de ce que j’ai retenu ; si les faits ne se suivent pas rigoureusement, s’il y a des lacunes, c’est qu’à ma propre chaîne il manque plus d’un anneau. Que le lecteur veuille bien s’imaginer que je suis venu causer avec lui, un soir, au coin du feu, les pieds sur les chenets, et qu’il me pardonne mes radotages.

Maxime Du Camp.
Baden-Baden, 11 juillet 1882.


PREMIÈRE PARTIE

AU TEMPS DU ROI LOUIS-PHILIPPE


CHAPITRE PREMIER

APRÈS JUILLET 1830



LA RÉVOLUTION DE JUILLET. — CALOMNIES DE La France Nouvelle. — LA JEUNE BOURGEOISIE LIBÉRALE. — NISARD ET MÉRIMÉE. — LE PRÉSIDENT BONJEAN. — LE GÉNÉRAL LAMARQUE. — LE CLOÎTRE SAINT-MERRY. — LA VÉRITÉ SUR LA MORT DU PRÉSIDENT BONJEAN. — LOUIS-PHILIPPE ROI. — LES TARES DE L’ORIGINE. — CHANGEMENT DE PORTRAITS. — PERMANENCE DE LA CONSPIRATION BONAPARTISTE. — TRIUMVIRAT À L’HÔTEL DE VILLE. — PROJET D’ENLÈVEMENT DU DUC DE REICHSTADT. — LA REINE HORTENSE ET LOUIS-PHILIPPE. — LE ROI ET CASIMIR PERIER. — L’AFFAIRE ZABA. — LA MORT MYSTÉRIEUSE DU DUC DE REICHSTADT. — MARIE-LOUISE, FEMME NEIPPERG, DUCHESSE DE PARME. — CHAPELAIN ET CHAMBELLAN. — UN VERRE DE LIMONADE.



DE la révolution de Juillet, je ne me rappelle rien qu’un grand brouhaha ; j’avais huit ans, et ce n’est pas à cet âge que l’on peut faire des observations judicieuses. Je sais qu’il y eut de l’élan, surtout lorsque l’on s’aperçut que le pouvoir engageait la bataille sans y être préparé, et que la royauté se compromettait dans une lutte dont elle avait négligé de s’assurer le résultat. Une hallucination du prince de Polignac précipita un conflit qui devait primitivement être retardé jusqu’au retour du maréchal de Bourmont, chef de l’armée victorieuse à Alger. On a raconté cette apparition de la Vierge, la foi du ministre, l’exaltation du vieux roi, la croyance à un miracle en faveur du « fils aîné de l’Église » et la chute où l’on fut entraîné ; il n’y a donc plus à y revenir[1].

Dès que la victoire populaire ne fut plus douteuse, un débordement de calomnies et d’injures se répandit sur Charles X, sur les ministres, sur le maréchal de Marmont, duc de Raguse, deux fois haï, pour son rôle en 1814, pour sa conduite pendant les journées de Juillet, sur la cour, sur le clergé, sur tout ce qui avait essayé de soutenir le trône des Bourbons. Après chaque révolution, il en est ainsi : Dieu sait ce que j’ai entendu après le 24 février, après le 4 septembre ; Dieu sait ce que j’entendrai peut-être encore. Chateaubriand a dit : « On ne saurait avoir trop de mépris pour l’opinion des hommes. » Un journal que j’ai retrouvé dans mes paperasses me permet de faire comprendre, par un seul exemple, dans quelles vilenies se plaisent les Basiles de toute opinion.

Se souvient-on que, pendant les deux dernières années de la Restauration, quelques provinces de France, notamment la Normandie et la Picardie, furent désolées par des incendiaires ? Des maisons isolées, surtout des maisons couvertes en chaume, des meules de céréales étaient brûlées. L’opinion publique s’inquiétait, et plusieurs fois, du haut de la tribune parlementaire, des députés vitupérèrent les ministres, qui ne savaient que répondre. Bien longtemps après la révolution de Juillet, j’ai entendu raconter que ces incendies, qui ne s’attaquaient jamais qu’à des immeubles de valeur insignifiante, étaient une manœuvre de propagande pour engager les paysans, rétifs au progrès, à payer patente aux compagnies d’assurances que la Restauration avait vues naître et se multiplier. Le moyen est excessif, j’en conviens, et ce propos est peut-être calomnieux ; mais la qualité du personnage qui me l’a rapporté lui donne, pour moi, une sérieuse consistance. Quoi qu’il en soit, au moment où la commotion de Juillet éclata, il n’était bruit que de ces incendies et des recherches vaines pour en découvrir les auteurs. Dès le 29 juillet, de nouveaux journaux paraissent, feuilles volantes, imprimées d’un seul côté, criées dans les rues, vendues pour un sou, colportées dans les cafés, chez les marchands de vins, jusque sur les barricades. La France Nouvelle, Nouveau Journal de Paris, est un des premiers qui sort des pavés ; il n’est pas encore très rassuré et garde quelque prudence, car il ne fait connaître ni l’adresse de ses bureaux, ni le nom de son imprimeur ; en revanche, il publie textuellement ceci : « On donne pour certain que ce qui a déterminé la publication des ordonnances illégales est la découverte authentique des organisateurs des incendies dont on a voulu empêcher de publier les noms. » Puis il ajoute en grosses capitales : « On signale MM. de Polignac, de Latil et Tharin[2]. » On prétendit aussi que le roi fugitif avait emporté les diamants de la couronne ; on a accusé du même méfait le roi Louis-Philippe et l’impératrice Eugénie, ce qui n’empêche pas que l’Assemblée nationale vient de décider (juin 1882) que ces diamants, toujours volés, jamais enlevés, seraient en partie vendus au profit d’une caisse des invalides civils[3]. La calomnie est l’arme favorite, l’épée de chevet des partis ; je n’ai pas connu une faction politique, triomphante ou domptée, qui n’en ait fait abus.

Ce n’est pas seulement le peuple, l’ouvrier des faubourgs,

La grande populace et la sainte canaille


qui « se ruèrent à l’immortalité », comme disait Auguste Barbier, l’homme le plus dévot qui se soit assis sous la coupole de l’Institut ; la bourgeoisie tint sa place à l’orchestre de ce charivari. La jeunesse libérale, frottée de carbonarisme, opposant Voltaire à Loyola, énervée à force de répéter les chansons de Béranger, aspirant à la liberté, regrettant les gloires de l’Empire, persuadée que les Bourbons brisaient les ailes de sa destinée militaire, se jeta dans l’aventure, l’emporta d’assaut et fut déçue de ses espérances. Des gens qui eurent de la notoriété et qui devinrent des hommes d’ordre et de préservation sociale, aussitôt qu’ils furent nantis d’une bonne position, combattirent au premier rang pendant les « Trois Glorieuses ». Désiré Nisard, qui est actuellement de l’Académie française, qui a été directeur de l’École Normale et qui a exercé de grandes charges universitaires, écrivait à Adenis de La Rozerie, sous-directeur des Menus Plaisirs : « Nous étions quatre frères sous les armes ; enfin, la tyrannie est renversée. » Mérimée était avec Farcy, qui tomba sur la place du Carrousel et se vantait d’avoir fait un « coup double » des grenadiers de la garde royale ; Eugène Delacroix n’a pas commis d’erreur lorsqu’il s’est représenté debout et armé sur sa Barricade ; Jules Bastide, qui fut ministre des Affaires étrangères pendant un moment, sous le gouvernement du général Cavaignac, avait été un des dix-sept qui se précipitèrent dans le Louvre, dont la porte fut ouverte par un gamin grimpé à l’aide d’une trémie que l’on avait oubliée contre la colonnade. D’autres seraient à citer, qui ne furent les premiers venus ni par leurs œuvres, ni par leurs fonctions ; mais il en est un que je ne puis me dispenser de nommer, car, longtemps après, quarante et une années plus tard, il est mort en héros et d’un trépas tragique. Je parle du président Bonjean, le premier des otages de la Commune.

En 1830, il avait vingt-six ans ; petit, chétif, déjà presque privé de l’usage d’un de ses yeux, il s’empara d’un fusil de chasse et courut se battre. Il était à la tête de la première bande qui pénétra dans le palais des Tuileries. Il s’arrêta dans la salle du trône et, regardant l’immense lustre dont les pendeloques de cristal tremblaient au fracas des cris et des trépignements, il dit : « Ceci insulte à la pauvreté du peuple » et, servi par le hasard plutôt que par son adresse, il brisa d’un coup de fusil la corde de suspension. Le lustre tomba et l’on applaudit. Pour ce haut fait, Louis-Bernard Bonjean reçut la croix de Juillet ; cette récompense ne lui parut pas suffisante ; loin de se rallier au nouveau gouvernement, il le vilipenda et se jeta non seulement dans l’opposition avancée, mais dans l’opposition révolutionnaire. Aux réunions de la Société des Droits de l’Homme, il fut un des plus ardents. En juin 1832, il était aux funérailles du général Lamarque qui, le 15 janvier 1831, avait dit à la tribune de la Chambre des députés : « La gloire est un ciment si puissant, elle environne le trône d’une si brillante auréole, elle fait pousser des racines si profondes à une dynastie nouvelle, qu’il serait peut-être politique de la chercher sans motifs. » On se passionnait alors pour ce galimatias, pour cet amphigouri, pour ces cacophonies d’images, pour ces détestables conseils, on se passionna si bien que l’on fit à l’orateur, moins libéral que belliqueux, des funérailles sanglantes. Autour de son cercueil, il y eut un combat de gladiateurs, comme au temps des Césars de la décadence. Soixante-trois jeunes gens, barricadés dans le cloître Saint-Merry, républicains mêlés à quelques anciens gardes du corps (Briois d’Angre, de Noisy), luttèrent héroïquement et firent tête à plus d’une légion de la garde nationale, à plus d’un régiment de ligne. Bonjean était avec eux et ne se ménagea pas. Lorsque la défaite fut certaine, au moment où le cloître allait être forcé par la troupe, on cria : « Sauve qui peut ! » et chacun gagna au pied. Une femme recueillit Bonjean, le déguisa, et il put aller demander asile à un professeur de l’École de Droit qu’il connaissait, qui le cacha pendant trois mois et réussit à le placer, en qualité de secrétaire, chez un avocat à la Cour de Cassation.

Tel fut le point de départ du savant jurisconsulte, de l’homme intègre que nous avons connu ministre de l’Agriculture et du Commerce, président de section au Conseil d’État, sénateur, premier président de la Cour impériale de Riom, président de Chambre à la Cour de Cassation et otage.

Il est mort en héros, je le répète, avec simplicité et dans des conditions qui n’ont jamais été dévoilées. Lorsque j’ai raconté une partie de l’orgie furieuse qui a été la Commune, j’ai parlé de la mort du président Bonjean[4], mais je n’ai point osé dire dans quelles circonstances il a été assassiné. Un récit rigoureusement exact aurait pu faire naître des commentaires désobligeants qu’il était de mon devoir d’éviter à une mémoire digne du respect le plus profond. Un historien communard, qui n’a pas trop menti, Lissagaray, a écrit : « Bonjean ne se tenait plus sur ses jambes. » Le fait est vrai, mais resté inexpliqué. Bonjean ne marcha pas à la mort, il s’y traîna, car il ne pouvait plus marcher. Pendant l’investissement de Paris par les armées allemandes, le président Bonjean, malgré ses soixante-six ans sonnés, voulut faire acte de soldat ; il mit un sac sur ses épaules, prit un fusil et se mêla aux inutiles patrouilles qui se promenaient dans le chemin de ronde des fortifications. Le poids fut trop lourd, la fatigue fut trop forte pour sa faiblesse ; il fut atteint d’une infirmité très gênante, en un mot d’une hernie qui nécessita l’application d’un appareil à demeure. Dès le 21 mars 1871, il est arrêté par ordre de Raoul Rigault, enfermé d’abord au Dépôt, ensuite à Mazas. Le 22 mai, il fit partie du premier convoi d’otages qui furent transférés à la Grande Roquette pour y être exécutés. Le transport se fit sur un camion à bagages du chemin de fer de Lyon, lourde voiture, non suspendue, où l’on était debout, entassés les uns contre les autres, comme des moutons que l’on mène à l’abattoir. La plupart des rues qu’il fallait traverser avaient été dépavées pour la construction des barricades ; le trajet fut d’une lenteur insupportable ; plusieurs fois on fut obligé de revenir sur ses pas, parce que les voies étaient obstruées ; on franchissait des ornières qui étaient des trous ; on passait par-dessus des tas de pavés ; il y avait des cahots horribles ; dans un de ces cahots, la secousse fut telle que l’appareil porté par Bonjean fut brisé et que, subitement, la hernie s’étrangla. La douleur fut atroce ; le pauvre homme se contenta de dire à l’archevêque : « Monseigneur, soutenez-moi. » Ces détails m’ont été transmis par un surveillant de Mazas, nommé Mounier, qui fut chargé d’escorter les otages et qui était avec eux sur le camion. Le président Bonjean ne pouvait plus rester debout ; « il ne tenait plus sur ses jambes », comme a dit Lissagaray. Partout il cherchait un point d’appui pour se « caler ». Dans sa cellule, il était obligé de demeurer couché, car le lit était trop élevé pour sa toute petite taille et ses pieds ne touchaient pas terre. Lorsque les otages descendaient dans la portion du chemin de ronde qui leur servait de préau, Mgr Darboy offrait son bras à Bonjean et le conduisait jusqu’à une guérite dans laquelle on l’asseyait. Là, il était fort entouré ; on le consultait ; on lui demandait si les lois autorisaient les incarcérations dont on était victime ; il secouait la tête et répondait : « Il n’y a plus de lois, ou du moins il y a des lois que je ne connais pas. »

Lorsque le 24 mai, vers sept heures et demie du soir, on fit l’appel de ceux qui allaient mourir, le président Bonjean sortit le second de sa cellule et se plaça près de l’archevêque, qui avait été désigné le premier. On descendit l’escalier en vrille, on traversa le vestibule du quartier des condamnés à mort, où l’on s’arrêta un instant pour prier en commun, pendant que les assassins délibéraient sur l’endroit le plus propice à l’exécution. On se remit en marche ; au moment de franchir les trois degrés qui donnent accès dans le chemin de ronde, l’archevêque appuya lui-même Bonjean contre la muraille, et, se retournant vers ses compagnons qui le suivaient, il leur donna l’absolution in articulo mortis. Puis, soutenant de nouveau le président Bonjean qui ne pouvait avancer que lentement, courbé, trébuchant à chaque pas, ils parcoururent cette longue, longue voie des deux chemins de ronde enclavés l’un dans l’autre. Bonjean n’articula pas une plainte, mais son visage décomposé indiquait assez de quelles tortures il était la proie. Johannard, surveillant à la Grande Roquette, qui put voir le défilé du triste cortège, me disait : « Le Président était plié en deux et sa tête semblait flotter. » Lorsque l’on fut arrivé au fond du second chemin de ronde, sur le lieu de l’exécution, les otages se mirent en rang, à quelques pas les uns des autres, et l’archevêque, placé à l’extrémité droite, cessa de donner le bras à Bonjean. Celui-ci se retourna pour chercher un point d’appui contre la muraille, mais la muraille était à plus de deux mètres de lui ; sentant qu’il ne pouvait se tenir debout, comprenant qu’il allait tomber, il se coucha entre l’archevêque et l’abbé Deguerry, par terre, tout de son long, la tête relevée portant sur les mains, les coudes à angle aigu sur le sol. C’est dans cette posture qu’il reçut le feu des assassins. Or il est instinctif — nul chasseur ne l’ignore — de tirer plus volontiers de haut en bas que de bas en haut, ce qui explique pourquoi le président Bonjean fut frappé de dix-neuf blessures, dont pas une n’était immédiatement mortelle. Le coup de grâce lui fut donné par Vérig, capitaine de fédérés, qui lui fit sauter le pariétal gauche. En racontant la mort des otages, je ne suis point entré dans ces détails ; j’ai craint qu’ils ne donnassent lieu à des interprétations malveillantes et que l’on n’accusât le président Bonjean d’avoir subi une défaillance morale, tandis qu’il ne fut terrassé que par une défaillance physique, contre laquelle nulle vigueur corporelle, nulle force d’âme n’auraient pu lutter.

Si, comme on le prétend, les souvenirs des temps éloignés, de la jeunesse et de l’enfance, se précipitent en foule dans l’âme de ceux qui se sentent saisis par la mort, de quelles images la mémoire du pauvre Bonjean fut-elle assaillie ! Revit-il la tourbe dépenaillée qui pénétrait dans les appartements royaux ; entendit-il le lustre qui se brisait en éclats ; se retrouva-t-il derrière les piliers du cloître Saint-Merry, faisant le coup de feu contre les soldats de l’ordre et de la légalité, pendant que le tocsin sonnait au-dessus de sa tête ? Quel retour fit-il sur lui-même et que pensa-t-il de la réversibilité des actes de l’homme ? Se demanda-t-il si jadis, aux heures de l’effervescence, il n’avait pas donné l’exemple à ceux qui, plus cruels et inexcusables, brûlaient Paris et massacraient des innocents ? Pardonna-t-il à ses bourreaux en se rappelant que derrière des barricades, au milieu des émeutes, il avait cherché à tuer ses semblables ? Paix sur lui et sur ses meurtriers ; s’il est un juge suprême, ils ont comparu aux pieds de son tribunal et la sentence est prononcée.

Le souverain pour lequel Bonjean combattit en 1830, contre lequel il combattit en 1832, ne méritait

Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Le « Napoléon de la Paix », comme le nommaient volontiers ses admirateurs, fut un monarque sans grandeur ; issu d’une révolution, il redouta partout la révolution en Europe, ne parvint à se créer aucune alliance, resta stationnaire aussi bien vis-à-vis de l’étranger que vis-à-vis du pays même, ne recula devant aucun déboire plutôt que d’appeler la France aux armes, se refusa obstinément à toute réforme intérieure et se fit gloire de respecter les traités de 1815 contre lesquels son élection avait protesté. On disait : « C’est un finaud. » De finasserie en finasserie, il en arriva à s’effondrer sur un incident sans gravité dont sa maladresse et ses tergiversations firent une révolution que personne ne désirait. Une émeute l’avait apporté, une émeute le remporta : justo judicio damnatus[5].

L’histoire, je crois, sera sévère pour lui. On cherche en vain une pensée dominante à son règne et l’on n’en découvre pas. Il voulut se maintenir et se maintint un peu quand même pendant dix-huit années. Extraordinairement hautain, — il l’avouait lui-même, — malgré sa bonhomie de commande, il avait essayé de créer une aristocratie nouvelle à l’aide des financiers et des grands industriels dont il encombra la Chambre des pairs. Loustalot, qui mourut à l’âge de vingt-huit ans, écrivait dès le mois d’octobre 1790 dans Les Révolutions de Paris, de Prudhomme : « Le plus clair de cette révolution sera qu’une aristocratie d’argent se substituera à l’aristocratie de naissance. » Plus que tout autre, Louis-Philippe aida à l’accomplissement de cette prophétie. Il ne comprit pas ou se soucia peu de comprendre que le jour où les gens qui exercent un trafic quelconque font partie des assemblées délibérantes, celles-ci perdent toute grandeur et toute aspiration vers un but élevé. Quels que soient les besoins grossiers d’un peuple, quel que soit son appétit vers la jouissance et les satisfactions matérielles, on ne le mène à des destinées sérieuses, on ne lui fait une existence durable qu’en s’appuyant sur des abstractions idéales. Or, s’il fut en France un gouvernement où nul idéal n’apparaît, c’est celui pendant lequel la France végéta de 1830 à 1848. À y regarder de près, Louis-Philippe est si facilement tombé parce que sa royauté avait répondu à un besoin d’ordre momentané, parce que les craintes conçues après la commotion de Juillet étaient évanouies depuis longtemps et parce que l’origine défectueuse de son pouvoir l’avait empêché de prendre racine dans le pays. On avait appelé le gendarme pour mettre quelques perturbateurs à la raison ; on le renvoya, dès que l’on crut n’en avoir plus besoin.

Pendant la Restauration et surtout aux jours du règne de Charles X, il avait joué double jeu ; fort assidu en cour et y faisant valoir ses prérogatives, il accueillait volontiers, au Palais-Royal, les champions du libéralisme, il choyait les officiers de l’Empire, achetait les tableaux de bataille peints par Horace Vernet, ne se compromettait pas en largesses et faisait des économies. J’ai ouï conter à Alfred Maury, membre de l’Institut, directeur des Archives nationales, deux anecdotes qu’il tenait de son père, ingénieur, chargé de l’entretien de la rivière d’Ourcq, qui appartenait au duc d’Orléans. La salle à manger du Palais-Royal était ornée de portraits qui variaient selon les convives ; un mécanisme fort simple faisait rentrer sous la boiserie ou apparaître ceux qu’il était décent de mettre en évidence ou de dissimuler. Lorsque les membres de la famille royale dînaient chez le duc d’Orléans, les portraits étaient d’une orthodoxie irréprochable, c’étaient ceux de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Louis XVIII, de Charles X, du duc d’Angoulême ; mais, lorsque les libéraux de ce temps-là étaient admis à la table du Palais-Royal, la décoration changeait, et l’on voyait briller sur les panneaux les images de Mirabeau, de Barnave, de Bailly, de Lafayette.

Le fait n’a rien d’improbable et Alfred Maury me l’a donné pour certain ; de même, il m’a affirmé que, deux ou trois jours avant la révolution de Juillet, Louis-Philippe se rendit en personne auprès de Mangin, préfet de Police, dont l’administration était alors chargée de l’éclairage de Paris, et insista pour que la galerie d’Orléans, récemment construite, fût éclairée aux frais de la Ville de Paris. À la réponse de Mangin que les charges d’un immeuble incombent au propriétaire qui en perçoit bénéfice, le duc d’Orléans répondit : « Du moment que la galerie est un passage et un lieu de promenade publics, les frais d’éclairage et de salubrité doivent être inscrits au budget municipal. » Mangin, pour se débarrasser des sollicitations de l’altesse royale, promit d’étudier la question. Les Ordonnances et ce qui s’ensuivit ne lui en laissèrent point le loisir[6].

Peu de souverains ont été plus menacés, plus attaqués que Louis-Philippe ; son règne, si pacifique à l’extérieur, fut, à l’intérieur, une lutte incessante contre les conspirateurs, les complots, les tentatives d’assassinat. On tirait sur lui comme sur un loup ; c’est miracle qu’il soit sorti des mains de tant de sacripants. La révolution de Juillet avait éveillé bien des espérances et fait naître bien des regrets ; les unes et les autres ne furent point platoniques ; on en sut quelque chose dans les conciliabules secrets et même devant les tribunaux, et aussi devant la Cour des pairs. Républicains, légitimistes, bonapartistes agissaient isolément ou de concert, pour jeter le nouveau roi hors des Tuileries, quitte à se disputer sa succession. La conspiration bonapartiste fut permanente pendant la durée du règne, elle n’éclata avec retentissement qu’à Strasbourg et à Boulogne-sur-Mer, mais dans l’ombre elle s’agita toujours, et parfois on feignit de ne la point apercevoir, afin de ne pas lui donner d’importance.

Avant que le duc d’Orléans fût élu roi, par la Chambre des députés, sous le nom de Louis-Philippe Ier, quelques « vainqueurs de Juillet » avaient voulu proclamer le rétablissement de l’Empire. À l’Hôtel de Ville même, et lorsque le combat durait encore, il y eut à ce sujet une conférence entre trois personnages, qui tous trois avaient pris part à l’insurrection. Le premier était Évariste Dumoulin, journaliste de talent, qui s’était emparé de l’Hôtel de Ville, où il essayait d’organiser un pouvoir quelconque et où les hommes du peuple l’appelaient le général Dumoulin. Le second était réellement général, quoiqu’on ait dit le contraire, et s’appelait le comte Frédéric Dubourg-Butler ; le troisième se nommait Fanjat ; c’était un très beau garçon, brave au feu, indolent au travail, capable d’une action violente, incapable d’une action continue. En février 1848, il devait de nouveau se retrouver à l’Hôtel de Ville et y proposer de fusiller, sans délai ni jugement, tous les princes d’Orléans, à commencer par Louis-Philippe. J’ai connu ce Fanjat, déjà vieux, toujours beau, vêtu à la diable, vivant d’emprunts et ne pouvant se décider à faire œuvre pour subsister. Il aurait enlevé une femme qu’il traînait à sa suite, en lui infligeant sa pauvreté. Il se résolut à partir pour l’Amérique ; mais il faut croire qu’il ne voyageait qu’à petites journées, car il s’arrêta à Clichy-la-Garenne, s’y trouva bien, s’y installa, y vécut et y mourut.

Évariste Dumoulin, le général Dubourg et Fanjat tombèrent d’accord : les Bourbons sont impossibles, la république serait prématurée, le duc d’Orléans n’inspire aucune confiance ; un seul homme est digne d’occuper le trône de France, c’est l’héritier de Napoléon le Grand, c’est le duc de Reichstadt. Il est à Vienne ; qu’importe ? il faut aller le chercher ; Fanjat se chargea de la mission. On manquait d’argent, on n’en trouva pas ; la réunion des députés, soufflés par Laffitte et par le comte Alexandre de Laborde, faisait des avances au duc d’Orléans, dans lequel le général Lafayette reconnaissait « la meilleure des républiques », et, pendant que l’on empruntait quelques pièces de cinq francs pour s’élancer à la conquête d’un empereur, le pays recevait un roi et l’acclamait ; cela ne découragea point les partisans de l’Empire, mais leurs espérances furent ajournées.

On sait que la duchesse de Saint-Leu[7], qui avait été reine de Hollande, habitait Rome pendant l’hiver avec ses deux fils, Napoléon-Louis et Louis-Napoléon ; ce dernier a été Napoléon III. Ces deux jeunes gens se jetèrent au milieu de l’insurrection qui éclata dans les Romagnes, après la mort de Pie VIII, et essayèrent d’organiser la résistance entre Foligno et Civita Castellana. Les Autrichiens pénétrèrent sur le territoire pontifical ; les deux Bonaparte se retirèrent à Forli, où l’aîné, Napoléon-Louis, mourut de la rougeole le 17 mars 1831. Grâce à la complaisance du prince Gortschakoff — qui fut grand chancelier de Russie, — alors chargé d’affaires à Florence, la duchesse de Saint-Leu et son fils Louis-Napoléon purent quitter l’Italie à l’aide d’un passeport russe.

Dans le courant du mois de mai de la même année, un des aides de camp du roi Louis-Philippe, le comte d’Houdetot, reçut un billet non signé et d’allure mystérieuse : « Si le comte d’H… veut revoir une ancienne amie qui sera bien aise de lui serrer la main, il est prié de venir ce soir, rue de la Paix, à l’hôtel de Hollande ; il demandera la dame qui loge au no 3. » La curiosité de l’aide de camp fut éveillée ; le soir, il se présenta à l’adresse indiquée et fut reçu par la reine Hortense. Quand le premier moment de surprise fut passé, la reine expliqua qu’entrée en France avec un passeport russe elle avait besoin que ce passeport fût visé ou remplacé, afin de pouvoir s’embarquer sans encombre pour l’Angleterre, où elle désirait se rendre avec son fils ; ce passeport, elle priait le comte de le lui faire délivrer à tel nom qu’il choisirait. Le comte répondit que rien n’était plus facile, à la condition qu’il fût autorisé à en parler au roi. La duchesse de Saint-Leu y consentit. L’aide de camp retourna immédiatement au palais et fit part au roi de l’entrevue qu’il venait d’avoir. Louis-Philippe s’écria : « Comment, la duchesse de Saint-Leu est ici ! est-elle toujours jolie ? Quel plaisir j’aurais à me trouver avec elle. Priez-la donc de venir ; conduisez-la dans votre appartement et faites-moi avertir dès qu’elle sera arrivée. »

Vingt minutes après, le roi et la duchesse de Saint-Leu causaient ensemble. Louis-Philippe dit : « Ma sœur serait heureuse de vous revoir » ; on envoya chercher la princesse Adélaïde ; bientôt le roi ajouta : « Amélie ne me pardonnerait pas de ne l’avoir pas prévenue », et la reine vint rejoindre son mari. Le roi disait depuis : « Nous avons passé là une bonne soirée. » Au cours de la conversation, le roi s’enquit du prince Louis ; la duchesse de Saint-Leu répondit : « Il sera désolé de n’avoir pas eu l’honneur d’être présenté à Votre Majesté, mais le pauvre garçon est très souffrant d’une angine ; il a la fièvre et est obligé de garder le lit ; sans cela, il se fût empressé de m’accompagner. » Le roi, avant de prendre congé, dit à la duchesse de Saint-Leu : « Vous recevrez votre passeport ; reposez-vous de vos fatigues, guérissez votre fils, rien ne presse votre départ ; ici personne ne vous inquiétera ; seulement, ne vous montrez pas trop, ne permettez pas qu’on fasse du bruit autour de vous, afin de m’éviter les clabauderies des journaux de l’opposition. »

Le lendemain, il y avait Conseil des ministres, que présidait Casimir Perier depuis le 13 mars. Casimir Perier appliquait rigoureusement l’axiome : « Le roi règne et ne gouverne pas » ; il n’était point toujours amène pour Louis-Philippe, qui, par tous moyens, tendait à l’exercice du pouvoir personnel. Après le Conseil, le roi, qui n’était point fâché de faire pièce à son ministre, le retint, selon l’usage, pour l’examen du rapport quotidien du préfet de Police. D’un air nonchalant, Louis-Philippe demanda : « Signale-t-on l’arrivée de quelques personnes de distinction ? » Sur le signe négatif de Casimir Perier, il reprit : « J’en suis étonné ; on m’avait dit, je croyais savoir qu’une femme qui ne doit pas rester inaperçue avait traversé Paris hier. » Casimir Perier répondit : « Si Votre Majesté fait allusion à la personne que son aide de camp a été voir à l’hôtel de Hollande, qu’il a amenée ici, que le roi, la reine et la princesse Adélaïde ont daigné entretenir pendant une partie de la soirée, c’est par mon ordre que son nom ne figure pas sur la feuille de police. » Louis-Philippe se mit à rire : « Allons, mon cher ministre, je vois que l’on ne peut rien vous cacher. » Casimir Perier reprit : « Le roi a sans doute reçu la visite du prince Louis. » Louis-Philippe répondit : « Non, ce pauvre garçon est malade et forcé de rester à la chambre. » Casimir Perier, de son air le plus rogue, dit alors : « Sire, ce jeune homme ne reste point à la chambre ; il est sorti hier au soir à neuf heures et n’est rentré qu’à cinq heures ; dans l’intervalle, il a assisté à trois conciliabules de sociétés secrètes et il a eu une longue conférence avec un Polonais nommé Zaba. » Le roi resta pensif pendant un instant, puis il dit : « S’il en est ainsi, il est bon que les passeports soient promptement expédiés. » Casimir Perier répliqua : « La duchesse de Saint-Leu doit les avoir reçus à l’heure qu’il est ! » Guizot fait allusion, dans ses Mémoires, à cette anecdote que je tiens de l’abbé Guelle, confesseur de la reine Marie-Amélie, qu’il suivit dans l’exil, au château de Claremont ; il l’avait entendu raconter au roi Louis-Philippe. On conspirait, cela n’est point douteux ; la duchesse de Saint-Leu fournissait quelque argent ; le prince Louis, initié en Italie à l’art des complots, s’essayait au rôle qu’il devait jouer plus tard avec persévérance. Casimir Perier ne s’était point trompé en désignant Zaba ; cet homme était surveillé ; on acquit la certitude qu’il était un agent de perturbation, et un mandat d’amener fut décerné contre lui, en vertu du réquisitoire que voici et que je cite intégralement, car on y relate des faits qui furent peu connus lorsqu’ils se produisirent et qui sont oubliés aujourd’hui :

« Le procureur du roi près le tribunal de première instance de la Seine expose les faits suivants :

« Une conspiration paraît avoir été ourdie, dans le but de changer le gouvernement du roi en faveur de Napoléon II.

« Les auteurs principaux paraissent être Louis Bonaparte et la reine Hortense ; les agents secondaires, les nommés : 1o Zaba, Polonais, demeurant rue de Richelieu, no 61, chambre no 15 ; 2o Belmontet, rue de Provence, no 30, chez la comtesse Germain ; 3o Goubaud, rue Le Peletier, no 5 ; 4o Mirandolli ; 5o Chodzko ; 6o le général Brayer, commandant à Strasbourg ; 7o Marchand, chez le général Brayer, son beau-père ; 8o le colonel Bruce, commandant la 3e division à Lunéville ; 9o le général Bachelu ; 10o Dubois, lieutenant au 7e cuirassiers à Nancy ; 11o Murat, capitaine au même régiment ; 12o le colonel Bracq, à Metz ; 13o Conrad, aide de camp du général Brayer, à Strasbourg ; 14o Adam, employé dans les vivres, à Strasbourg, chez M. Mauginé ; 15o Parquin, chef d’escadron.

« Les fonds nécessaires aux conjurés paraissent être fournis par le prince Louis et la reine. Ces fonds sont envoyés à Paris, à la maison André et Cottier, par l’entremise de la maison Macaire, de Coutances.

« Zaba paraît avoir été porteur d’une lettre de change de la somme de 8 568 francs tirée par Macaire sur la maison André et Cottier ; mais il n’a pu en toucher les fonds, parce qu’il n’a pas donné le certificat que l’on a exigé de lui. Mirandolli doit aller incessamment toucher cette somme, en vertu d’une nouvelle lettre de crédit.

« Il paraîtrait également que Marrast, gérant de La Tribune, a touché ou doit toucher chez André et Cottier une somme de 200 francs ; il doit remettre en même temps une lettre de crédit de Louis Bonaparte.

« Par suite de combinaisons arrêtées, la conspiration doit éclater tout à la fois à Strasbourg, Metz, Besançon et Lunéville, le 29 de ce mois.

« Plusieurs régiments paraissent avoir été gagnés.

« Des proclamations de Louis Bonaparte sont déposées à Kehl. Elles doivent, dit-on, être incessamment répandues avec profusion.

« Des émeutes doivent éclater en même temps à Paris ; les télégraphes doivent être abattus pour interrompre toute communication avec Paris.

« D’après des déclarations qui auraient été faites, Zaba serait porteur d’une traite de 10 000 francs tirée par le banquier Macaire, de Coutances, sur la maison Cottier.

« Belmontet est chargé d’égarer l’opinion publique par des articles insérés dans les journaux ; Lenex doit embaucher les militaires.

« Dubois, lieutenant au 7e régiment de cuirassiers à Nancy, a promis à Zaba la coopération de son régiment.

« Bruce, colonel au 3e régiment en garnison à Lunéville, a fait la même promesse.

« Bracq, colonel qui commande le dépôt à Metz, s’est également engagé.

« Le général polonais Ramorino doit se mettre à la tête du mouvement à Strasbourg.

« En conséquence de tous ces faits, nous déclarons rendre plainte contre les dénommés, etc., etc.

« Au Parquet, ce 25 novembre 1831. — Dumortier. »

Zaba fut arrêté ; il comparut dans le cabinet de M. Désiré Leblanc, juge d’instruction, où il fut interrogé par Persil, qui alors était procureur général. L’inculpé fit des demi-aveux, les rétracta, sembla promettre de donner des renseignements importants, expliqua d’une façon maladroite les lettres qu’il avait écrites, feignit d’ignorer la valeur d’une clef de correspondance secrète trouvée à son domicile et, en résumé, sut maintenir l’instruction dans une indécision dont on le laissa volontairement profiter. On ne se souciait guère, en effet, de démontrer par un procès public que l’idée napoléonienne était vivace encore ; on redouta l’émotion ; on craignit de porter atteinte au prestige d’une monarchie à peine établie en France et encore discutée en Europe ; de plus, des généraux, des colonels étaient compromis ; c’était l’esprit même de l’armée, le principe de l’obéissance passive qui pouvaient se trouver ébranlés dans un débat public, en Cour d’assises, devant le jury ; on peut croire que des ordres supérieurs intervinrent ; l’instruction fut brusquement interrompue ; il n’y eut même pas ordonnance de non-lieu et le dossier de l’affaire fut « classé ».

Je dois dire comment ces faits sont venus à ma connaissance. Le magistrat qui, pendant la durée du règne de Louis-Philippe, fut presque toujours chargé de l’instruction des complots politiques était M. Zangiacomi, homme intègre, perspicace, doué d’une haute intelligence et d’une finesse redoutable. Sur la fin de sa vie, alors qu’il était conseiller à la Cour de Cassation et qu’il avait été sénateur du Second Empire, j’entrai en relation avec lui par l’intermédiaire de Morio de Lisle, son gendre. J’eus souvent à le consulter et à interroger ses souvenirs, lorsque j’écrivis l’histoire de l’attentat de Fieschi ; car, quoique j’eusse étudié les pièces originales du procès[8], il répandit de la clarté sur quelques points que l’on avait eu intérêt à laisser dans l’ombre. Il se prit d’amitié pour moi ; j’allais le voir souvent dans son entresol de la rue de la Ferme-des-Mathurins que l’on nomme actuellement la rue Vignon. Un jour, il me dit : « J’ai conservé bien des dossiers relatifs aux affaires politiques que j’ai eues à instruire ; ils contiennent des faits peu connus et intéressants pour l’histoire contemporaine ; il faudra que je vous les donne. » Et il me les donna. C’est ainsi que je possède les dossiers « bonapartistes » de l’affaire Zaba, novembre 1831 ; de l’affaire Laity, juin 1838 ; de l’affaire Crouy-Chanel, novembre 1839 ; de l’affaire Ollivier, mars 1840 ; de l’affaire de Boulogne, août 1840. Ce dernier dossier est incomplet.

Le prince Louis n’a pas seulement échoué dans sa tentative, il a été vendu. M. Zangiacomi me disait : « Thiers a fait pour le prince Louis ce qu’il avait fait pour la duchesse de Berry, il l’a acheté. » Le prétendant s’en doutait ; lorsqu’il fut élu président de la République, il voulut s’assurer si ses soupçons étaient fondés ; il se fit remettre son dossier par M. Zangiacomi et, en sa présence, détruisit les lettres qui compromettaient trois de ses anciens compagnons qu’il me serait facile de nommer. Il ne leur garda point rancune, car chacun de ces hommes, qui avaient été en correspondance avec M. Thiers, président du Conseil, avec Gabriel Delessert, préfet de Police, avec Charles de Rémusat, sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, occupa d’importantes situations pendant le Second Empire. Ces dossiers, perçant à jour les menées bonapartistes, d’autres dossiers résultant de l’instruction faite contre des régicides, contre la Société des Communautaires, contre des associations républicaines, que je dois à la bonne grâce de M. Zangiacomi, me permettent de parler avec certitude de quelques événements dont les contemporains n’ont eu qu’une connaissance imparfaite[9].

Le complot, dont Zaba était le principal agent à Paris et que le prince Louis dirigeait de Londres, avait pour objet de provoquer un mouvement militaire qui, à Louis-Philippe, roi constitutionnel, aurait substitué Napoléon II proclamé empereur. Le duc de Reichstadt connaissait-il les efforts que l’on essayait de tenter en sa faveur ? Rien, dans les pièces qui ont passé sous mes yeux, ne le fait supposer ; mais il serait imprudent d’affirmer qu’il était resté en dehors de l’action de ses partisans. Il n’eut pas, du reste, à se préoccuper longtemps de la possibilité de son retour en France et de sa rentrée aux Tuileries, la mort l’accompagnait et n’allait pas tarder à le toucher. Il mourut à Schœnbrunn le 22 juillet 1832, âgé d’un peu plus de vingt et un ans. Quelle maladie l’arracha si promptement à ses destinées : une phtisie laryngée, une hépatite, un affaiblissement général produit par des excès de femmes, une fluxion de poitrine, on ne le sait trop, bien des causes furent indiquées, bien des doutes furent soulevés.

Au mois de novembre 1876, j’étais en déplacement de chasse à Offenbourg, dans le grand-duché de Bade ; parmi les chasseurs se trouvait le comte Blücher, petit-fils du feld-maréchal, chef d’escadron d’état-major, ministre plénipotentiaire ayant traversé des postes diplomatiques à Constantinople, à Vienne, à Londres, à Paris, grand ami de l’impératrice Augusta[10], adversaire du prince de Bismarck et catholique exalté ; outre lui, il y avait là le prince Pierre Wittgenstein, attaché militaire à la légation russe de Paris ; le comte Chreptowitch, gendre de Nesselrode[11] et grand maître des cérémonies de l’empereur de Russie ; le comte Guillaume de Pourtalès, l’homme le plus aimable que j’aie connu ; le prince Nicolas Gagarine, qui allait devenir le beau-père du général Skobeleff[12] ; le prince Menchikoff, fils de celui que nous avons battu à l’Alma ; dans la journée, nous chassions en traque sous la direction du baron de Bussière[13] ; le soir, nous dînions ensemble à l’hôtel de la Fortuna, où nous habitions, et parfois, lorsque nous n’étions pas trop fatigués, nous restions à causer en fumant.

Un soir, la conversation s’était engagée sur la famille Bonaparte, et le comte Blücher nous dit : « Le duc de Reichstadt n’est pas mort naturellement. Il avait été fort malade et avait longtemps souffert d’une fluxion de poitrine, qu’il semblait avoir provoquée en se promenant au Prater, en voiture découverte, par une froide soirée du mois d’avril. Il allait mieux, sa mère était près de lui, on faisait les préparatifs de son prochain voyage en Italie, lorsque le mal prit tout à coup de la gravité et l’enleva en quelques heures. Ce qui l’a tué, ce n’est ni sa faible constitution, ni l’abus des plaisirs, comme on l’a dit, c’est l’état de l’Europe. L’Italie, l’Allemagne, la France s’agitaient ; la Prusse rhénane, le Palatinat bavarois, le Luxembourg cherchaient à redevenir français ; à Paris, dans les villes de garnison, les bonapartistes liaient partie dans les casernes ; le duc de Reichstadt était en relation avec des affiliés de complot, il avait des correspondances mystérieuses que l’on surveillait ; il était inquiet, troublé et manifestait l’impatience de ce qu’il appelait l’infériorité de son état. Le prince de Metternich eut peur ; il comprit que si le fils de Napoléon Ier montait sur le trône de France, c’en était fait de la paix européenne et de ce qui restait de la Sainte-Alliance ; il sut faire partager ses craintes à l’empereur François, qui était un esprit débile, et le duc de Reichstadt mourut brusquement. » Je répète ce récit, tel que je l’ai écouté, tel que je l’ai noté sur l’heure, et je me donne garde de le garantir. Je vis depuis assez longtemps pour savoir que la mort des hauts personnages, des personnages redoutables, n’est jamais attribuée à une cause naturelle.

L’impératrice Marie-Louise, la mère du roi de Rome, qui devint duchesse de Parme et l’épouse morganatique du comte de Neipperg, mourut elle-même d’une mort violente que l’on cacha avec soin. Ce n’est pas au comte Blücher que je dois le récit de cette aventure, c’est à Joseph Piétri, qui m’a affirmé l’avoir recueilli directement de Napoléon III, dans un de ces moments d’expansion auxquels cette nature taciturne s’abandonnait parfois avec ses confidents intimes. On sait avec quelle science, sur l’ordre du prince de Metternich, l’impératrice Marie-Louise, revenue à Vienne après les événements de 1814, avait été démoralisée par ses entours. On réussit mieux sans doute que l’on n’aurait voulu, car, au lieu d’atténuer seulement chez elle le souvenir de Napoléon, on détermina des goûts qui dégénérèrent en besoins maniaques.

Lorsque le comte de Neipperg mourut, en 1829, elle n’avait encore que trente-huit ans ; elle était souveraine d’un petit État ; elle avait une sorte de cour. Sans contrainte de sa part, comme sans surveillance d’autrui, elle ne résista à aucun de ses caprices et donna l’exemple de scandales semblables à ceux qui devaient plus tard, en Espagne, faire chasser la reine Isabelle ; des officiers, des acteurs, des touristes, le premier venu, furent admis à des honneurs qui, dit-on, n’étaient point une sinécure. L’âge n’éteignit point ses ardeurs, et, comme pour beaucoup de gens la grandeur royale tient lieu de jeunesse et de beauté — l’impératrice Catherine en a fait l’expérience, — elle chômait d’autant moins qu’elle s’efforçait de démontrer qu’elle n’était point difficile dans ses choix.

En 1847, après l’exaltation de Pie IX, lorsque l’Italie s’agita au vent du libéralisme qui soufflait des hauteurs du Vatican, Marie-Louise voyageait en Allemagne ; le mouvement révolutionnaire se propagea jusque dans les États de Parme ; elle n’y retourna pas et s’établit à Vienne. Ses familiers l’y entourèrent et se disputaient l’influence que sa faiblesse laissait volontiers prendre à ceux qui lui plaisaient. Deux hommes alors rivalisaient près de cette femme de cinquante-six ans ; l’un était un chambellan attaché depuis longtemps à son service et qui avait pour lui le droit — le droit décevant — de l’ancienneté ; l’autre était un jeune prêtre italien, sans grand souci de ses vœux, cherchant fortune sous la soutane, jaloux du pouvoir d’alcôve qu’il exerçait et résolu à ne le partager avec personne. Il avait de la beauté et cette ardeur méridionale qui souvent cache une âme froide et habile aux calculs de l’ambition. Dans la maison de Marie-Louise, il faisait office de chapelain. Entre lui et le chambellan, la lutte était ouverte ; ils avaient échangé quelques paroles de menace et paraissaient décidés, chacun de son côté, à ne point quitter la place.

Dans la soirée du 17 décembre 1847, l’abbé manœuvra de telle sorte qu’il parvint à verser du poison dans une limonade chaude que le chambellan avait demandée. Celui-ci but une gorgée, la trouva amère et replaça le verre sur la table. Marie-Louise saisit le verre et, posant ses lèvres là où celles du chambellan avaient laissé trace, elle avala d’un trait le breuvage empoisonné. L’abbé, épouvanté, sortit précipitamment, rentra dans sa chambre et se pendit. Le lendemain Marie-Louise était morte, et les médecins qui la soignèrent à ses derniers moments reçurent ordre de garder le silence sur les causes d’une fin prématurée qu’ils avaient reconnue. Le chambellan fut longtemps malade et ne se rétablit jamais complètement.

Que faut-il penser de cette histoire ? Je n’en sais rien ; elle me semble bien tragique et rappelle trop un dénouement de drame. Dans les cours, surtout dans les petites cours, où le nombre restreint des personnages rend les rivalités plus aiguës et les compétitions plus âpres, les actions violentes ne sont pas très rares ; entre subalternes qui se disputent la possession d’une souveraine, le crime intervient quelquefois. Dans cette circonstance, le crime a-t-il été commis et s’est-il trompé de victime ? Je l’ignore. J’en ai parlé à un Wurtembergeois, au comte Egloffstein, qui connaissait bien l’intérieur de la cour d’Autriche et qui fut familier de la Burg ; il se contenta de me répondre : « En effet, j’ai entendu dire qu’il y avait eu quelque chose de mystérieux dans la mort de la duchesse de Parme. »


CHAPITRE II

LES PARTIS HOSTILES



LE CABRIOLET DE BERTHIER DE SAUVIGNY. — LA DUCHESSE DE BERRY. — ÉMISSION DE FAUX BILLETS DE BANQUE. — LA FABRIQUE DU CHÂTEAU D’HOLYROOD. — CROUY-CHANEL. — UN AVENTURIER. — L’INFANT FRANÇOIS DE PAULE. — CROUY-CHANEL AGENT DE LOUIS-NAPOLÉON. — LA REINE OLGA DE WURTEMBERG. — CROUY-CHANEL PRÉTENDANT À LA COURONNE DE HONGRIE. — JULES AMIGUES. — L’ATTENTAT BERGERON. — LA COPIE DE DUBOIS-GOBEY. — L’ATTENTAT FIESCHI. — LES COMPLICES. — LE CHANTIER DE LA GALIOTE. — JULES BASTIDE. — AUGUSTE BLANQUI. — LA NOURRICE. — L’AFFAIRE DE STRASBOURG. — MORNY. — LE LIEUTENANT OPPERMANN. — DÎNER CHEZ MORNY. — MARIE STELLA. — LE FAUX LOUIS XVII. — NAUNDORF. — LA CAPTIVITÉ DE LOUIS XVI ET DU DAUPHIN. — UN VIEUX FAUTEUIL. — VENTE DU MOBILIER DES GRANDS MAÎTRES. — LES PETITS PAPIERS. — ORIGINE DES RÉCLAMATIONS DE NAUDORF. — LE PROCÈS DE REVENDICATION. — JULES FAVRE.



LE complot Zaba m’a entraîné à raconter la mort du duc de Reichstadt et celle de sa mère ; il faut revenir sur nos pas, quitter Vienne et rentrer à Paris, où le nouveau roi est en butte aux attaques non seulement des napoléoniens, comme l’on disait alors, mais aussi des légitimistes, que l’on appelait carlistes, et des républicains, que l’on avait surnommés les bousingots. Le 17 février 1832, le roi, la reine et la princesse Adélaïde, sortis à pied sur la place du Carrousel, furent littéralement chargés par un cabriolet qui, deux fois, les pressa et faillit les écraser. Ce cabriolet était conduit par un jeune homme de trente ans, ancien officier de la garde royale, nommé Berthier de Sauvigny ; il comparut en Cour d’assises le 5 mai et fut acquitté. On avait remarqué avec surprise que le duc de Fitz-James et le duc de Noailles s’étaient assis près du banc des accusés, comme s’ils avaient voulu donner à Berthier de Sauvigny l’appui de leurs grands noms et de leur honorabilité. Au mois d’avril, la duchesse de Berry, sortie des États du duc de Modène, avait débarqué sur les côtes de Provence et commençait cette chevauchée romanesque qui devait provoquer les combats du Chêne et de La Pénissière. Petit-Pierre, ainsi que l’on avait surnommé Madame en Vendée, avait plus d’héroïsme que de bon sens ; elle aimait les aventures ; celle qu’elle courut à travers les halliers, les fermes du Bocage et derrière la cheminée d’une maison de Nantes se dénoua par un baptême peu désiré, dans la citadelle de Blaye, en présence d’un lieutenant de grenadiers très bien vu de la prisonnière, fort joli garçon, joueur de guitare, chanteur de romances et qui, plus tard, devait être le maréchal de Saint-Arnaud.

Attaquer la royauté de Louis-Philippe à coups de cabriolet, sur la place du Carrousel, à coups de fusil dans la Vendée, c’était déjà excessif, et cependant on alla plus loin. Ce que je vais raconter est tellement étrange, si peu « gentilhomme », que je n’oserais en parler si les preuves du méfait n’avaient été entre mes mains. En 1869, j’eus à m’occuper d’une étude sur la Banque de France[14] ; naturellement, je m’enquis de la fabrication des faux billets, qui parfois avait causé des émotions au monde de la finance et du commerce. Le secrétaire général, qui alors était Marsaud, le même qui, resté à son poste, y fut héroïque pendant la Commune, me remit les dossiers contenant les rapports officiels ou secrets qui avaient été faits sur cette matière délicate entre toutes, car, pour ne pas déprécier la valeur de sa monnaie fiduciaire, la Banque se contente le plus souvent de payer les billets faux qu’on lui présente et de faire faire une enquête par la police. Parmi les dossiers qui me furent confiés, il en est un dont j’ai extrait la substance, auquel je n’ai fait qu’une allusion incompréhensible dans mon étude, et qui me causa un étonnement que le lecteur va comprendre.

En 1832, au moment où le choléra avait affolé Paris, qui croyait à des empoisonnements et massacrait des passants inoffensifs, à l’heure où l’autorité municipale semblait désigner à la fureur du peuple les républicains et les carlistes, qu’elle accusait publiquement de forfaits improbables[15], des poignées de billets de banque faux, habilement imités, étaient jetés, la nuit, à la sortie des théâtres, sur le carreau des halles, devant la porte des grands restaurants : en une seule fois, quatre-vingt-huit billets de mille francs[16] furent ramassés, le matin, près de la halle aux blés. La police, mise en éveil, multipliait ses recherches et ne découvrait rien. Un jour, un homme convenablement vêtu, portant à la boutonnière le ruban d’un ordre étranger, se présenta au bureau du change de la Banque et demanda de l’or contre quatorze billets de mille francs, qui furent reconnus faux et de la même fabrication que ceux que l’on avait trouvés sur la voie publique. L’homme fut arrêté ; on tenait l’émissaire. De l’enquête menée simultanément à Paris et à Édimbourg, il résulta l’invraisemblance que voici.

Dans le château d’Holyrood, résidence de Charles X et de la famille de Bourbon exilée, on avait établi une fabrique de faux billets de la Banque de France. Un journaliste nommé Soufflot, qui, pendant les dernières années de la Restauration, avait été rédacteur en chef du Journal de la Cour, se livrait à cette étrange industrie ; il était aidé par l’ancien directeur de la Monnaie de Rouen, qui s’appelait Lambert. Lorsque les billets étaient terminés, on les remettait au comte Henry de Crouy-Chanel, agent de Charles X à Holyrood ; le comte de Crouy-Chanel les expédiait à son frère, le marquis Auguste de Crouy-Chanel, qui habitait Paris ; celui-ci les faisait parvenir au marquis de Sainte-Croix-Moley, ancien maréchal de camp, qui était chargé d’en faciliter l’émission, c’est-à-dire de les répandre par tous les moyens possibles. Le marquis de Crouy-Chanel, caché sous le nom de Collet ou Collette, reçut une liasse de ces billets par l’intermédiaire d’un certain François ; il en prit quatorze et alla impudemment les présenter à la Banque, persuadé que la hardiesse même du fait détournerait tout soupçon. Il n’en fut rien, et son incarcération préventive arrêta immédiatement l’émission des billets, dont la provenance était si extraordinaire que l’on ne crut pas devoir ordonner des poursuites sérieuses[17].

L’affaire en resta là ; mais, puisque j’ai parlé du marquis de Crouy-Chanel, il est bon de le suivre jusqu’à la fin de sa carrière, car il fut mêlé à des incidents qui touchent de près à notre histoire. Sans pouvoir l’affirmer, je crois bien qu’il n’était ni marquis, ni Crouy, et qu’il s’appelait simplement Chanel ; c’est du moins ce qui semble résulter d’un arrêt de la Cour royale, en date du 12 mai 1821, rendu à la requête de la famille de Croï d’Havré. C’était un intrigant, à la fois besogneux et hardi, qui ne reculait ni devant les fatigues, ni devant les risques pour parvenir à son but ; il était ambitieux et pauvre, il aimait les grandeurs et visait la fortune. Il se mettait volontiers au service des prétendants qui cherchaient un trône, en attendant qu’il en demandât un pour lui-même. En 1832, il était tout près d’avoir quarante ans, et son existence avait déjà traversé plus d’une aventure.

En 1821, il avait été un agent de l’insurrection grecque, auprès du duc de Richelieu ; en 1823, il fait réussir un emprunt espagnol, reçoit un million de courtage, obtient la concession des fabriques royales de drap de Guadalajara et s’y ruine en partie. À ce moment, il s’établit dans un hôtel de la place Vendôme, y reçoit « la ville et la cour », s’essaie à jouer un rôle politique et se fait rire au nez quand il demande à être nommé pair de France. Ses ressources étant épuisées, il retourne en Espagne avec une mission secrète du comte de Villèle. Les colonies espagnoles s’étaient soulevées ; afin de sauver les possessions les plus importantes et de rattacher les conquêtes de Cortez à la Couronne d’Espagne, Crouy-Chanel est chargé d’obtenir de Ferdinand VII que l’infant don François de Paule, son frère, soit proclamé empereur du Mexique ; Ferdinand refuse parce qu’il ne veut pas abdiquer son titre de roi des Indes.

Crouy-Chanel ne s’embarrasse pas pour si peu et devient l’agent direct de l’infant, auquel il bâcla, à Paris, un gouvernement qui n’avait plus qu’à se transporter à Mexico pour être au Mexique. Consulta-t-il les personnages dont il a prononcé les noms, obtint-il leur assentiment ? On en peut douter, mais le futur successeur de Montezuma acceptait sans hésiter un ministère d’inauguration, qui était composé de : le baron Alexandre de Talleyrand, aux Relations étrangères ; le duc de Dino, maréchal de camp, à la Guerre ; le capitaine de vaisseau Gallois, à la Marine ; le comte de La Roche-Aymon, major général de l’Armée. Pour faire réussir cette combinaison, il fallait de l’argent ; Crouy-Chanel se rendit à Londres, où Canning éleva quelques objections contre un si beau projet. En sous-main, l’Angleterre soutenait les insurgés ; Charles X et Ferdinand VII ne voulaient point entendre parler d’abdication en faveur de l’infant ; l’infant lui-même ne se souciait pas beaucoup d’aller guerroyer contre Vera-Cruz et Puebla. Le rêve d’un nouvel empire hispano-mexicain s’évanouit, et Crouy-Chanel passa au Portugal, où il continua son métier d’entremetteur politique. Après la révolution de Juillet 1830, il s’attacha au roi détrôné, qui l’employait à Paris ; en quelle qualité, nous venons de le dire.

Plus tard, Crouy-Chanel se fit présenter au prince Louis-Napoléon et le chambra si bien que, du mois de mai au mois de septembre 1839, il lui extorqua cent cinquante mille francs. Louis-Napoléon était crédule et s’imaginait que la France n’attendait que lui. Les exploiteurs — il y en eut beaucoup autour de lui — flattaient sa manie et vidaient sa bourse. Le prétendant s’aperçut que son agent l’exploitait, et lui donna congé ; mais la brouille ne fut pas longue, et, lors de la tentative de Boulogne-sur-Mer, on était réconcilié. Crouy-Chanel a raconté un fait dont je ne parlerais pas, si un écrivain sérieux, Élias Regnault, ne l’avait rapporté dans son Histoire de huit ans. Lorsque Louis-Napoléon résolut de s’embarquer en Angleterre et de partir pour conquérir la France, en compagnie de quelques écervelés, il confia son projet à Crouy-Chanel et le chargea d’aller à Saint-Pétersbourg demander à l’empereur Nicolas si une telle expédition ne serait point blâmée par lui et si l’alliance de la Russie était assurée à celui qui, bientôt, pouvait être Napoléon III. Nicolas haïssait et méprisait Louis-Philippe, auquel il ne pardonnait pas d’avoir usurpé un trône qu’il aurait dû, en parent loyal, assurer au duc de Bordeaux, après la double abdication du roi et du dauphin.

Crouy-Chanel a prétendu que l’empereur Nicolas avait approuvé l’entreprise et qu’il se serait engagé, dans le cas où l’événement répondrait à ses désirs, à être non seulement l’allié du prince Louis, mais à lui accorder la main de sa fille, la grande-duchesse Olga, qui était alors, comme dans les contes de fées, la plus belle princesse blonde que l’on eût jamais vue[18]. Je ne crois pas à la confidence de Louis Bonaparte à Crouy-Chanel ; je ne crois pas à la mission de celui-ci ; je ne crois pas à l’entrevue avec Nicolas ; je ne crois ni à la promesse d’alliance, ni à la proposition de mariage ; mais je crois que Crouy-Chanel a tâché de faire accepter ces fables au prince Louis Bonaparte. Cependant, je dois dire que j’en ai parlé à la grande-duchesse Olga, devenue reine de Wurtemberg.

Le 30 juin 1874, la reine Olga, étant à Baden-Baden, me demanda de l’accompagner à l’asile des aliénés d’Illenau, qu’elle voulait visiter et que je connaissais dans tous ses détails. En revenant de cette course, la reine, la grande-duchesse Marie de Russie (Leuchtenberg) sa sœur, la grande-duchesse d’Oldenbourg sa nièce, et moi, nous étions seuls dans le salon du wagon royal ; les gens de suite se tenaient dans un compartiment séparé. La conversation était devenue presque intime, et je me permis de dire à la reine : « Votre Majesté sait-elle qu’elle a failli être impératrice des Français ? » et je lui racontai les faits que je viens de reproduire. La reine m’écouta, sans manifester de surprise ; mais sa réponse n’en fut pas une, elle sourit et me dit : « Je suis étonnée que vous me disiez cela. » La grande-duchesse d’Oldenbourg, qui m’avait regardé fixement pendant que je parlais, adressa à la reine une phrase — russe — que je ne compris pas. La reine répondit : « Da », qui en russe signifie : oui. Le lendemain, je questionnai la grande-duchesse Marie à cet égard, et elle me répondit, dans le langage familier qui lui était habituel : « Je ne me suis jamais mêlée de micmacs politiques. »

Crouy-Chanel, s’il eût en réalité été chargé d’une si grave mission, fût certainement sorti de l’obscurité pendant le Second Empire ; il y resta, essaya de se mêler de politique interlope et, presque partout, fut éconduit. Je ne le retrouve qu’en 1861, à Turin, agent de qui ? du roi détrôné de Naples ? de l’Autriche ? du duc de Modène ? de Victor-Emmanuel ? Je n’en sais rien. Tout à coup, une billevesée des plus extravagantes lui passe par la cervelle : il n’est plus seulement marquis, il devient prince. Il produit des paperasses qui le font descendre d’André II, roi de Hongrie, mort en 1285 ; il remonte jusqu’à Etzel, qui fut Attila ; il est fils d’Arpad et, en cette qualité, il prétend à la couronne du roi Mathias et au trône de Hongrie. Il demande que, selon la tradition, la diète des magnats se réunisse à cheval et le proclame souverain du Danube, de Transylvanie et de Croatie. Il n’y avait qu’à rire. Quelques nigauds prirent cette pantalonnade au sérieux et rêvèrent une entrée triomphale à Buda-Pesth. Un journaliste se consacra à cette cause et s’évertua à l’imposer à l’incrédulité publique.

Ce journaliste s’appelait Jules Amigues ; il vint me voir, m’expliqua les titres de son Crouy, me pria de les faire valoir auprès de personnages hongrois — le général Türr, Eber Nandor, Téléki Sandor, Almasy Layack, la comtesse Bathyani Augusta — qui étaient de mes amis et m’égaya pendant quelques instants. Ce Jules Amigues était un écrivain prétentieux, qui fit représenter à la Comédie-Française un Maréchal de Saxe dont les jours furent promptement comptés. Il avait fini par entrer en relation avec le Prince impérial, réfugié à Chislehurst, et lui coûta quelque argent. Après la mort de celui qui croyait devenir Napoléon IV, et qui le serait probablement devenu, Jules Amigues eut presque de l’importance. C’est lui qui, le premier, dans un journal intitulé Le Petit Caporal, évinça le prince Napoléon[19] (Jérôme) de la succession possible des Bonaparte et inventa ce que l’on appelle à cette heure (1882) la candidature du prince Victor. Quant à Crouy-Chanel, il est mort à Turin, je crois, assez misérable et tout à fait inconnu.

Lorsqu’il était son agent, Jules Amigues savait-il que celui dont il publiait les titres d’hérédité royale avait fait jadis acte délictueux, sinon plus, en distribuant de faux billets de banque ? J’en doute, car cette histoire est toujours restée obscure, sinon ignorée. En 1832, le gouvernement s’en préoccupa et y vit ce qu’il appela des manœuvres carlistes ; son attention ne s’y arrêta pas longtemps, car les manœuvres républicaines allaient prendre des allures redoutables. Qu’importaient quelques billets faux, quelques mille francs mal encaissés, lorsque l’on attaquait directement la royauté à coups de fusil et aux cris de : « Vive la République » ? L’émeute de juin 1832, qui éclata derrière le cercueil du général Lamarque, fut grave ; elle tint Paris en alerte pendant trois jours et fut difficilement comprimée. La défaite de l’insurrection laissa dans certains cœurs un relent de rancune qui ne devait pas tarder à s’aigrir ; le régicide va naître, et l’on sait à quelles tentatives nombreuses, savantes, désespérées, Louis-Philippe échappa. Son gouvernement fut sans violence et sans oppression ; aussi ne peut-on comprendre pourquoi il suscita tant de haines. L’auteur du premier attentat fut acquitté devant la Cour d’assises, parce que nulle preuve positive de sa culpabilité ne put être produite. Cependant il était coupable ; à l’heure où nous écrivons, on peut le dire sans péril pour lui.

Le 19 novembre, Louis-Philippe avait solennellement ouvert la session parlementaire de 1832. À cheval, escorté de sa maison militaire, à laquelle s’étaient joints plusieurs officiers généraux, il était sorti des Tuileries par la porte des Lions et s’était engagé sur le Pont Royal, afin de suivre le quai d’Orsay jusqu’au palais du Corps législatif. Au moment où, arrivé devant la rue du Bac, il allait tourner à droite, un coup de pistolet fut tiré sur lui. Au bruit de la détonation, le comte d’Houdetot se précipita vers le roi et lui dit : « Sire, on vient de tirer un coup de fusil sur Votre Majesté. » Le roi répondit : « Non, c’est un coup de pistolet, je l’ai vu. » Un pistolet de poche encore chaud fut ramassé près du parapet ; plus loin, on en trouva un autre, chargé, amorcé, semblable au premier. On recueillit aussi un fragment de papier, où l’on distinguait deux syllabes à désinence latine, qui avait servi de bourre. On eut bientôt arrêté plusieurs personnes qui pouvaient être soupçonnées, et entre autres un certain Bergeron, sur lequel pesaient des présomptions dont la gravité était lourde.

Ce Bergeron avait alors vingt et un ans, il avouait s’être battu au cloître Saint-Merry et se vantait d’avoir « descendu » plus d’un soldat. C’était une nature sombre, un mécontent de son sort, ardent aux discussions politiques, affilié à la Société des Droits de l’Homme, où il était chef de section, énergique et barbu : « un bousingot ». Il était maître d’étude — pion — à la pension de Reusse, qui allait en répétition au collège Saint-Louis, et il était chargé de surveiller les élèves de quatrième. Le professeur de la classe de quatrième, au collège, était alors Étienne Gros, auquel on doit une bonne traduction de Dion Cassius ; il était malade et se faisait suppléer depuis quelques jours par un agrégé, nommé Landois. La police, la justice étaient certaines d’avoir mis la main sur le coupable, mais comment déterminer la culpabilité, comment apporter devant le jury des témoignages irrécusables, des preuves qui entraîneraient la conviction ? Bergeron invoquait un alibi ; dans la confusion qui avait saisi la foule après l’attentat, nul témoin n’osait le reconnaître d’une façon certaine ; les dépositions variaient sur son costume ; les uns affirmaient qu’il était en redingote, les autres qu’il portait un habit ; le pistolet n’avait point été trouvé en sa possession et on ne pouvait lui prouver qu’il lui appartenait ; restait la bourre, qui devenait une pièce à conviction accablante, si l’on arrivait à démontrer qu’elle avait été arrachée au devoir d’un des élèves dont l’inculpé avait la garde.

On la montra à de Reusse, le maître de pension, qui eut soin de ne la point reconnaître, afin de ne pas compromettre son institution. Il fut même d’une habileté qui paraîtra excessive à des magistrats. Spontanément, il offrit au juge d’instruction de lui apporter les cahiers des élèves que surveillait Bergeron ; le juge accepta et de Reusse lui remit tous les cahiers ; tous : non ; il dissimula celui de Fortuné Dubois-Gobey, un romancier qui, de mon temps, a ravi d’admiration les cuisinières, les filles entretenues et même les « madames ». Le juge d’instruction compara les fragments d’écriture de la bourre avec les écritures des cahiers et fut plus dérouté que jamais. Il fit appeler Landois et, lui montrant le petit papier brûlé sur les bords et noirci de poudre, il lui dit : « Reconnaissez-vous cette écriture ? » Landois m’a raconté qu’il avait éprouvé à ce moment une angoisse inexprimable ; comme d’un seul choc, il reçut toutes les commotions à la fois. Il vit le combat du cloître Saint-Merry, la colère du parti conservateur, le désir, la volonté exprimée de faire un exemple ; il comprit que de sa parole allait dépendre une condamnation ; en perspective, il aperçut l’échafaud, où montait un jeune homme — un enfant — de vingt et un ans ; il feignit de regarder attentivement l’écriture, et répondit : « Non, je ne la reconnais pas. » Il l’avait reconnue : c’était celle d’un de ses élèves de la pension de Reusse, c’était celle de Dubois-Gobey. La preuve matérielle faisait défaut ; Bergeron fut acquitté. Il alla voir Landois pour le remercier ; Landois le mit à la porte, en lui disant : « Vous êtes un misérable ! »

Ce Bergeron se mêla de tous les complots contre le gouvernement et contre la vie de Louis-Philippe ; il vivait encore en 1877 ; il habitait alors Maisons-Laffitte et était courtier dans une compagnie d’assurances. Un commissaire de police aux délégations judiciaires, Gustave Macé, qui, aujourd’hui (1882), est le chef du service de sûreté, que j’avais eu à interroger fréquemment, lorsque je fis une étude sur les malfaiteurs[20], me donna sur Bergeron un renseignement dont j’aurais été stupéfait, si déjà je n’avais su à quoi m’en tenir sur la rigidité morale de bien des émeutiers et de bien des révolutionnaires. Vers la fin du règne de Louis-Philippe, Gustave Macé était secrétaire de son père, commissaire de police, chargé du service politique. Il m’affirma que Bergeron était en relations fréquentes avec ce dernier, et que souvent, lui, Gustave Macé, avait eu à transcrire pour le préfet, Gabriel Delessert, les renseignements dont le régicide converti n’était pas avare. Gustave Macé n’avait aucun intérêt à me tromper, et le fait en lui-même n’a rien d’improbable. Si l’on soulevait le masque de bien des personnages qui ont marqué dans les révolutions, et surtout dans la Commune, on ferait de singulières découvertes. En tout cas, il cacha bien son jeu, car il fut un des rares initiés au complot dont Morey était l’âme, Pépin le bailleur de fonds, Fieschi le bras et Boireau l’acteur apparent. Lorsque j’ai raconté l’histoire de l’attentat de Fieschi, il est des faits que j’ai passés sous silence, il en est d’autres que je me suis contenté d’indiquer par allusion. Tous les acteurs, tous les spectateurs du drame dorment depuis longtemps du sommeil dont on ne se réveille pas ; je n’ai plus à craindre de compromettre un survivant ; je puis parler.

On se rappelle les préliminaires de l’attentat. Un bourrelier nommé Morey, vieux jacobin exalté, sous une apparence endormie, affilié aux sociétés secrètes, surexcita jusqu’au délire la vanité de Fieschi, homme résolu et capable de tous les crimes pour sortir de la misère qui l’étreignait ; avec l’argent soutiré à un épicier vaniteux et sot que l’on appelait Pépin, on fit construire un châssis en bois que l’on arma de vingt-quatre canons de fusil auxquels Fieschi devait mettre le feu au moment où le roi se présenterait devant sa maison, sise au boulevard du Temple, en passant, le 28 juillet, la revue de l’armée et de la garde nationale. Un quatrième complice, Boireau, garçon évaporé et de mœurs douteuses, sembla n’avoir été choisi que pour entraîner les recherches de la police sur une fausse piste. La veille de l’attentat, Boireau s’était promené à cheval sur le boulevard, afin que Fieschi pût prendre son point de mire : cette précaution de l’assassin sauva le roi, qui, marchant près du trottoir, par conséquent dans la partie déclive de la chaussée, se trouva placé en dessous du point de mire déterminé par la hauteur d’un cavalier arrêté sur la partie la plus élevée, sur le dos même de la chaussée.

Morey avait dit à ses complices que les « sections », prévenues, feraient une révolution, aussitôt que la mort du roi serait connue. Les sections, en effet, étaient convoquées ; le signe de ralliement était un œillet rouge ; mais la convocation était vague, et, quoique les affiliés fussent à leur poste de combat, nul d’entre eux ne savait quel événement allait se produire. Fieschi, Pépin, Boireau n’étaient point en contact avec les hommes d’action, avec les chefs des comités secrets ; Morey seul pouvait révéler le projet régicide ; mais il s’en garda bien, car il était prudent et savait que le meilleur moyen de ne pas mal placer ses confidences est de n’en point faire. Il ne s’ouvrit sans réserve qu’à un seul homme, à Godefroy Cavaignac, dans l’énergie duquel il avait une confiance illimitée et peut-être exagérée. Godefroy Cavaignac et Recurt avaient déjà quelques soupçons, car Pépin, allant les voir à Sainte-Pélagie, leur avait demandé des fusils, pour « tuer le tyran ».

Le 12 juillet, vingt-huit détenus politiques s’évadèrent de Sainte-Pélagie, et la plupart se rencontrèrent, le 14 juillet, au Palais-Royal, chez le restaurateur Corraza, à un repas commémoratif de la prise de la Bastille. Morey s’y trouvait et ne cacha rien à Godefroy Cavaignac, qui approuva et promit de mettre les sections sur pied ; c’est tout ce qu’il voulait. Les détails fournis à Godefroy Cavaignac étaient précis, et le lieu de l’attentat lui avait été désigné. On résolut de se tenir à portée de l’endroit choisi pour l’exécution du crime, afin de soulever le peuple en criant : « Vive la République ! » Six chefs de section, six dignitaires de la Société des Droits de l’Homme furent avertis par Godefroy Cavaignac. Ce groupe de sept hommes jeunes, ambitieux, décidés à ne reculer devant aucune violence, se réunit dans le chantier de la Galiote et attendit l’événement.

Le chantier de la Galiote était situé boulevard Beaumarchais, au point de jonction avec le boulevard du Temple ; il occupait un vaste terrain qui s’étendait en contrebas du boulevard. Ces quartiers, alors peu habités, où des masures étaient disséminées çà et là, où nulle maison bourgeoise ne s’élevait encore, ne ressemblaient en rien au quartier populeux et marchand que nous voyons aujourd’hui. C’était boueux, sale, fréquenté par les saltimbanques et sans grande sécurité dès que tombait la nuit ; cette partie des anciens « remparts » est la dernière qui ait été appropriée aux besoins d’une grande ville. Le chantier de la Galiote appartenait à Jules Bastide, le même qui fut ministre des Affaires étrangères pendant les pouvoirs du général Cavaignac.

J’ai connu Jules Bastide ; c’était un homme de mœurs douces, que la politique, ou, pour mieux dire, l’ambition déçue avait saturé de haine. Avec sa moustache en brosse, son long visage, sa haute taille, sa grande redingote bleue toujours boutonnée, il ressemblait à un gendarme habillé en « civil ». Je l’ai vu éclater en larmes, parce qu’il venait de retrouver inopinément une lettre écrite par son père, mort depuis vingt ans ; je l’ai entendu pousser de véritables cris de rage, en parlant de Louis-Philippe et de Napoléon III. Pendant l’insurrection de juin 1848, il mit des pistolets dans sa poche, se fit accompagner par deux agents de police et fouilla Paris afin de découvrir le prince Louis-Napoléon Bonaparte, auquel il voulait brûler la cervelle ; il ne le trouva pas ; le prince était caché rue du Cherche-Midi, chez Chabrier, qui, sous le Second Empire, fut directeur général des Archives et sénateur.

Jules Bastide mettait depuis longtemps son chantier à la disposition des conspirateurs ; c’est là, sous l’abri des piles de bois, que furent décidés les soulèvements de 1832 et de 1834. Le lieu était bien choisi, et, comme le propriétaire du chantier était un chef de société secrète, on était en sûreté et l’on n’épargnait pas les motions. Les initiés qui s’y réunirent le 28 juillet 1835, dans la matinée, furent Jules Bastide, Godefroy Cavaignac, le docteur Recurt, qui fut ministre de l’Intérieur pendant quelques semaines en 1848, Bergeron, qui, la veille, avait eu une entrevue avec Boireau, Benoist, Groseiller, deux chefs de section, et Degouve-Denuncque, journaliste sans talent, directeur d’une agence de correspondance provinciale dont le siège était place de la Bourse, tout fier d’avoir reçu la confidence d’un secret qu’il avait presque trahi déjà en écrivant à La Gazette de Metz : « Pour la cinquième et probablement la dernière fois, les ex-glorieuses et mémorables vont être célébrées à Paris », et à L’Industriel de la Meuse : « On continue à dire que Louis-Philippe sera assassiné, ou plutôt qu’on tentera de l’assassiner, à la revue du 28 juillet. »

Là où ils étaient, l’œil aux aguets et l’oreille à l’écoute, ils entendirent le bruit de la détonation, ils virent la fuite de la foule ; puis un immense cri de : « Vive le roi ! » vint jusqu’à eux et ils aperçurent Louis-Philippe et ses fils qui marchaient lentement devant les troupes exaspérées. Ils détalèrent, se jetant au hasard des rues ouvertes devant eux pour se sauver plus vite. Une femme les vit et les dénonça ; mais, comme elle ne les connaissait pas et ne pouvait les désigner, sa déposition — qui est consignée dans les procès-verbaux de l’instruction judiciaire — resta sans effet. La plupart de ces jeunes gens purent quitter la France, grâce à des passeports « de questure » qui leur furent remis par un député de la Haute-Garonne, nommé Dugabé. Godefroy Cavaignac s’embarqua à la baie de la Somme, escorté par Charles Louandre, l’historien, qui, sous prétexte d’une partie de pêche, avait réussi à se faire prêter la patache de la Douane.

Un autre homme connut le complot ; c’est Auguste Blanqui, auquel Pépin raconta tous les détails de l’attentat projeté, dans un rendez-vous qu’ils eurent, le matin du 28 juillet, chez un libraire de la rue de l’Estrapade. Blanqui passa la journée chez Barbès, rue de la Verrerie, à proximité de l’Hôtel de Ville, et là, il dicta à son futur complice dans l’émeute du 13 mai 1839 une proclamation furibonde : « Citoyens ! Le tyran n’est plus ! La foudre populaire l’a frappé… Peuple… mets nus tes bras : qu’ils s’enfoncent tout entiers dans les entrailles de tes bourreaux[21] ! » Avant de se rendre auprès de celui qu’il devait trahir plus tard, dans les notes secrètes qu’il adressait du Mont-Saint-Michel à la préfecture de Police pour obtenir son transfert dans une autre prison, Blanqui avait pris une précaution, s’était créé un alibi moral qu’il est bon de rappeler.

Il demeurait alors rue des Fossés-Saint-Jacques, n° 13, au troisième étage. Il avait à son service, en qualité de nourrice de son fils Estève, né le 19 septembre 1834, une Champenoise de Troyes nommée Aimée Poire. Cette femme était très dévouée et témoignait à son nourrisson une affection maternelle. Blanqui, après son entretien avec Pépin, revint chez lui et engagea la nourrice à aller voir la revue. À l’objection : « Et le petit ? » il répondit : « Emportez-le ; vous n’avez rien à craindre ; à Paris, une femme qui tient un enfant dans les bras est toujours respectée. » Puis, entrant dans de longues explications sur le chemin à suivre et sur la place à choisir, il lui désigna le café du Jardin Turc comme l’endroit propice et tranquille où elle pourrait, tout à son aise, regarder passer le roi et le cortège royal.

Aimée Poire obéit aux prescriptions de son maître et prit son poste d’observation, devant les murs du Jardin Turc, c’est-à-dire en face de la maison où Fieschi avait dressé l’instrument de mort que Morey appelait « une belle mécanique ». Elle fut renversée, foulée aux pieds, mais ne reçut pas de blessure et protégea l’enfant. C’était là une preuve d’innocence à invoquer si Blanqui avait été arrêté comme complice de ce massacre ; quel juge — quel homme — aurait pu croire à un tel excès de perversité ? La place de ces monstres n’est ni au bagne, ni dans les maisons centrales ; elle est dans la cellule des fous agités, avec la camisole de force.

Aimée Poire a vécu jusqu’en 1867 ; elle est restée, pendant vingt ans, la cuisinière de Mme Florent Provost, veuve d’un préparateur au Muséum d’histoire naturelle ; elle fut admirable de dévouement pour Estève Blanqui, lorsque la mère de celui-ci fut morte et que Blanqui eut pris l’habitude de vivre en prison. Le souvenir de son maître lui faisait horreur, car elle se rappelait à quel danger il l’avait exposée, et ne le cachait pas. Estève a pu reconnaître les soins dont elle a entouré son enfance et les sacrifices qu’elle n’a point épargnés pour lui faire donner quelque instruction ; il a hérité de la fortune de son parrain, marchand de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, qui lui a laissé une quinzaine de mille livres de rentes.

C’est un garçon doux et timide, détestant les opinions de son père ; le nom qu’il porte lui paraît lourd ; il fuit le monde ; il est marié et vit à Montreuil-aux-Lions, dans l’arrondissement de Château-Thierry ; il habite une petite propriété d’agrément, ornée d’une terrasse et d’un jardin propret, comme un jardin de curé. Souvent il a cherché à venir en aide à son père, qui jamais n’a voulu accepter de lui une pension annuelle de 1 200 francs. Il a su que, le 28 juillet 1835, alors qu’il était au maillot, son père l’a offert en sacrifice à ses haines et surtout à sa sécurité ; c’est là un sujet dont il n’aime pas à parler. Quant à la présence des sept conspirateurs au chantier de la Galiote, Bastide, pendant la durée du Second Empire, semblait en tirer gloire et la rappelait avec complaisance. Un an après, le 25 juin 1836, Alibaud tentait d’assassiner le roi ; c’était encore une main républicaine ; mais les bonapartistes, qui semblaient depuis longtemps avoir abandonné la partie, allaient rentrer en scène avec éclat. L’aventure de Strasbourg est du 30 octobre. Elle fut moins ridicule que celle qui se produisit quatre ans plus tard à Boulogne-sur-Mer ; mais elle échoua misérablement, quoique le 4e régiment d’artillerie, commandé par le colonel Vaudrey, se fût prononcé pour le prince Louis et eût crié : « Vive l’Empereur ! » On fut maladroit, on fut inhabile, on manqua de présence d’esprit et l’on n’excita dans le pays qu’un accès d’hilarité. La conspiration était grave cependant, bien plus grave qu’on ne l’a laissé supposer. Louis-Philippe, qui était bien renseigné sur l’esprit public, disait : « Je ne redoute rien des carlistes, rien des républicains, si ce n’est un coup de fusil ; des impérialistes je crains tout, car un mouvement bien conduit peut soulever une telle émotion en France que le gouvernement serait renversé avant d’avoir eu le temps de prendre une mesure de salut. » Cette opinion n’est pas excessive, et c’est elle qui a engagé le roi à permettre à Thiers de tendre le traquenard de Boulogne où le prince Louis s’est jeté comme un étourneau.

On a intentionnellement diminué l’importance de l’affaire de Strasbourg ; on a eu peur d’en laisser voir le fond, on a eu peur même d’y regarder, pour n’y point reconnaître la quantité et la qualité des gens qui étaient prêts à se rallier au complot, s’il n’eût été déjoué dès la première heure. Les conjurés étaient en relations avec Metz, avec Lunéville, avec Nancy, avec Châlons, avec Lyon et avec Lille. Si la garnison de Strasbourg s’était ébranlée et mise en marche sur Paris, elle eût recueilli bien des contingents sur sa route, et l’on ne sait trop si la folie du retour de l’île d’Elbe ne se fût pas renouvelée. J’ai ouï dire à M. Kratz, qui fut maire de Strasbourg en 1848 et qui actuellement (1882) y est président du consistoire protestant, qu’un hasard seul avait neutralisé la rébellion des troupes et que, sans ce hasard, la proclamation de l’Empire était assurée[22]. Je crois, pour ma part, que l’heure de la restauration des Bonaparte n’était point encore sonnée ; pour que cette heure vînt, il fallut l’affaiblissement intellectuel de Louis-Philippe, la révolution de 1848, l’imbécillité de la Seconde République et l’insurrection de Juin.

Un personnage qui joua un grand rôle sous le Second Empire, dont il fut le metteur en œuvre et le conseiller le plus écouté, Morny, était à Strasbourg en octobre 1836, à la disposition de son frère adultérin. On ne l’a pas su alors et on l’ignore aujourd’hui. Auguste de Morny était toujours resté en relations avec sa mère, la reine Hortense ; de plus, il était en correspondance avec le baron de Haber, qui habitait Carlsruhe et était le bailleur de fonds du prince Louis. Il avait été initié au complot et s’était tenu prêt à agir, avec cette résolution et cet esprit d’astuce dont il a depuis donné tant de preuves. Il était encore au service militaire, qu’il ne quitta qu’en 1838 ; il était lieutenant au Ier régiment de lanciers, détaché en Afrique à l’état-major général. Il avait obtenu un congé qu’il passait gaiement à Paris, où nul genre de succès ne lui faisait défaut ; sa vingt-cinquième année avait toute la fleur de l’élégance et de la grâce. Dans le courant d’octobre, il alla faire une courte visite à Fontainebleau, où son régiment était cantonné, et parut se lier de préférence avec un sous-lieutenant à la suite, d’origine alsacienne, nommé Oppermann. Morny partit, se rendit à Strasbourg, descendit à l’hôtel de la Maison Rouge, où il donna comme papier d’identité un passeport au nom d’Oppermann. Le 30 octobre, à huit heures du matin, le mouvement bonapartiste était neutralisé ; Morny ne reparut pas à son auberge et décampa ; le 2 novembre, il arrivait à Paris ; le 8, il s’embarquait à Toulon et prenait terre, le 12, à Bône, de façon à se joindre le lendemain à la colonne expéditionnaire qui se dirigeait sur Constantine. À l’assaut infructueux du 28, il sauva la vie du général Trézel.

Cependant la police de Strasbourg, qui avait fouillé les hôtels garnis et les maisons meublées, avait mis la main sur le passeport Oppermann. On l’expédia à Fontainebleau avec une commission rogatoire. Le sous-lieutenant Oppermann, interrogé, reconnut son passeport et ne put expliquer comment on l’avait trouvé dans une chambre de l’hôtel de la Maison Rouge ; il ne lui fut pas difficile de prouver qu’il n’avait point quitté Fontainebleau, où ses camarades l’avaient vu tous les jours ; le 30 octobre, il avait été de service et avait fait une promenade militaire avec sa compagnie, commandée par le capitaine. Ces faits restaient si clairement établis que, l’interrogatoire terminé, Oppermann ne fut plus rappelé chez le juge d’instruction. Quoique l’alibi invoqué eût été démontré jusqu’au-delà de l’évidence, une note fâcheuse demeura sur Oppermann ; son avancement fut très lent ; il se fatigua d’une carrière qui n’avait plus d’avenir et il prit sa retraite avec le grade de chef d’escadron, après la campagne d’Italie. Assez philosophe, quoiqu’un peu grognon et se plaignant de l’injustice du sort à son égard, il vivait paisiblement à Paris, faisant le soir sa partie de dominos au café Tabouray, se couchant tôt, allant regarder les joueurs de boules et les soldats que l’on exerçait. Les jours avaient marché, depuis la tentative de Strasbourg, et les événements aussi ; d’abord le coup d’État du 2 décembre, puis la présidence décennale ; enfin, l’Empire, l’Alma, Sébastopol, Magenta, Solférino et le reste. Son camarade Auguste de Morny avait eu plus d’avancement que lui ; il était devenu haut personnage, très consulté, presque tout-puissant.

Un soir que le commandant Oppermann se promenait en sifflotant, dans les Champs-Élysées, il se trouva face à face avec Morny, qui lui tendit les mains : « Que je suis heureux de te rencontrer ! » On se prit le bras, on chemina dans la longue avenue ; les souvenirs de jeunesse se pressaient dans la mémoire des deux anciens camarades : « Qu’es-tu devenu depuis que tu as quitté le régiment ? » demanda Morny. Oppermann raconta son histoire ; elle était simple et dénuée ; il disait : « Que veux-tu ? J’ai eu de la déveine. » Morny répliqua : « Cette déveine, je puis te l’avouer aujourd’hui, c’est à moi que tu la dois » ; et il lui apprit qu’il s’était emparé, au mois d’octobre 1836, du passeport découvert à Strasbourg, d’où avait résulté sans doute la note fâcheuse qui avait entravé son avancement. Oppermann fut très étonné ; mais depuis longtemps il avait accepté son existence manquée ; il se contenta de rire et de répondre : « Que le diable t’emporte ; tu aurais bien dû choisir un autre passeport que le mien. »

Morny, avec cette grâce avenante qu’il possédait au plus haut degré, fit des offres de service à Oppermann, lui proposa une place de receveur en province ou de percepteur des finances à Paris : « Il sera facile de trouver le cautionnement ; ne t’en inquiète pas ! » Oppermann refusa courtoisement, mais avec fermeté : « J’ai ma pension de retraite ; j’y ajoute une rente de mille huit cents francs. Mon budget me suffit ; j’ai arrangé ma vie en conséquence ; il en est qui sont plus à plaindre que moi ; je te remercie de tes bons offices ; et puis je te dirai, quoique tu sois un gros monsieur dans le gouvernement d’aujourd’hui, que ton chien de Badinguet ne me convient guère. » Morny en avait entendu bien d’autres et n’était point pour s’émouvoir de quelques propos malsonnants ; il insista ; en vain. Oppermann fut inébranlable. « Viens au moins me demander à dîner. » Oppermann répondit : « Volontiers, mais à une condition, c’est que nous serons seuls ; je n’ai point l’habitude de tes messieurs et de tes « madames » ; je n’aime pas le tralala ; un dîner en tête-à-tête, comme deux troupiers qui veulent parler du régiment ; cela te va-t-il ? — De tout mon cœur », répondit Morny ; on prit date et l’on se sépara.

Au jour convenu, Oppermann brossa sa redingote neuve et fut exact. Morny l’attendait, seul au coin du feu, et lui dit : « Ne te fâche pas trop ; j’ai invité un de mes amis, un vieux camarade, qui sera heureux de faire ta connaissance. » Oppermann fit un peu la moue et n’en crut pas ses yeux lorsqu’il vit entrer Napoléon III, « ce chien de Badinguet », comme il le nommait : « J’ai tenu, monsieur, à vous remercier moi-même du service qu’autrefois vous avez rendu, un peu malgré vous, au comte de Morny. » Oppermann garda bonne contenance, car il sentait que toute retraite lui était interdite. Avec lui, l’Empereur fut charmant, plein de prévenance et même de coquetterie. Oppermann ne résista guère et fut séduit. « Le mâtin ! disait-il à Morny, quand ils furent seuls, il m’a ensorcelé ; ma foi, tu as bien fait de prendre mon passeport. »

Deux ou trois jours après, Oppermann était nommé maréchal des logis du palais, sous les ordres du maréchal Vaillant. Il accepta et son dévouement fut sérieux. Dans bien des circonstances, il fut un conseiller utile, et c’est le plus souvent par ses mains que passaient les charités occultes auxquelles Napoléon III ne se refusait pas. Il avait fort à faire, car la distribution des secours pris dans la cassette impériale se montait à la somme quotidienne de dix mille francs, soit trois millions cinq cent mille francs par année. Cette aventure, honorable pour les trois personnages en jeu, a été racontée en ma présence par Oppermann lui-même à Albert Tachard, qui fut nommé député dans le Bas-Rhin, aux élections de 1869, et qui, après la révolution du 4 septembre, fut ministre plénipotentiaire de France en Belgique, pendant la guerre franco-allemande[23].

Louis-Philippe avait donc à se défendre contre les faux billets de banque de la légitimité, contre les émeutes, les coups de fusil, les machines infernales du parti républicain, contre les complots militaires d’un descendant de Napoléon Ier. Sa royauté constitutionnelle faisait face à bien des périls ; elle était, en outre, revendiquée par deux prétendants qui s’agitaient dans Paris et s’étonnaient de n’être point redoutables, mais ils eurent des partisans, car le premier besoin de la crédulité publique est d’être dupée. Quelqu’un se souvient-il encore de Marie Stella, qui habitait au coin de la rue Mondovi et de la rue de Rivoli, et dont le balcon servait de lieu de réunion aux hirondelles près de partir ? Personne, assurément. Elle eut son heure, cependant, et fit tant de bruit autour de ses prétentions qu’après quatre ou cinq années de patience on la mit en voiture, au mois de décembre 1839, et on la reconduisit à la frontière.

Elle affirmait qu’elle était la fille de Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre et de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, dit Égalité, que le duc et la duchesse d’Orléans, désespérés d’avoir une fille, l’abandonnèrent et lui substituèrent un garçon nouveau-né, enfant du peuple, que l’on acheta à son père, qui était postillon à la poste aux chevaux. Elle indiquait la date de sa naissance, 6 octobre 1773, et déclarait que cette substitution avait pour but de réserver les droits éventuels de la maison d’Orléans au trône de France. Elle n’ignorait pas qu’elle vivait en pays de loi salique, aussi ne réclamait-elle pas la couronne, mais seulement sa part d’héritage dans les successions d’Orléans et de Penthièvre. Selon elle, Louis-Philippe avait usurpé son rang et lui devait restituer sa fortune ; elle proposait de le renvoyer aux chevaux de son père légitime, qu’il conduirait sans doute avec plus d’habileté que le « char de l’État ». Il n’y avait qu’à sourire ; mais Marie Stella écrivit des libelles, publia un volume de revendications et l’on se fâcha.

Du haut de son balcon de la rue de Rivoli, lorsqu’elle voyait passer le roi, elle lui criait : « Postillon ! rends-moi le nom que tu m’as volé ! » Ce n’était qu’une folle. Elle était née dans la Suisse allemande, si ma mémoire n’est pas en défaut, et se nommait Marie Newborough-Steinberg. Elle avait fini par être convaincue de la réalité de l’histoire qu’elle avait inventée et était de bonne foi, lorsqu’elle parlait de sa haute lignée. Quelques secours qu’on lui avait envoyés des Tuileries ne faisaient que la confirmer dans son erreur ; elle disait : « On veut acheter mon silence, dans la crainte d’être forcé à une restitution », et elle piaillait de plus belle. Elle fit tant de sottises qu’on l’expulsa ; il eût simplement fallu la confier à un médecin aliéniste et payer les frais du traitement.

L’autre prétendant, aussi tenace et plus sérieux, prenait le titre de duc de Normandie, comme Mathurin Bruneau avait pris celui de prince de Navarre, et se donnait pour Louis XVII, miraculeusement arraché aux prisons de la République. Malgré son mauvais français, son orthographe incorrecte, malgré les invraisemblances sur lesquelles il basait son récit, il convertit plus d’une personne à ses prétentions et étonna quelques anciens serviteurs de Marie-Antoinette par la précision des détails et la réalité des faits qu’il invoquait en preuve de son identité. La concordance de ses souvenirs avec ceux qu’il réveillait était de nature à inspirer la confiance. L’impression qu’il causa fut telle que des magistrats donnèrent leur démission pour le suivre et s’attacher à sa fortune. Il eut une cour et vécut de la libéralité de ses partisans ; un archevêque le protégeait, un curé s’était déclaré son homme lige, une ancienne femme de chambre de la reine, un ancien jardinier de Trianon juraient qu’il était le dauphin ; il fonda un journal : La Justice, pour faire connaître et reconnaître ses droits ; il offrit à la duchesse de Berry de l’épouser, oubliant qu’il était marié lui-même et qu’elle était devenue la femme légitime du comte Lucchesi-Palli ; il ne redemandait pas le trône de ses pères, parce qu’il s’inclinait « devant la souveraineté du peuple », mais il réclamait son état civil et assigna, le 13 juin 1836, Louis-Philippe devant le tribunal de la Seine, pour être remis « en possession d’état ». Le duc de Normandie, qui écrivait au roi en l’appelant « mon cousin » et en priant Dieu qu’il l’ait en sa sainte garde, avait, cette fois, dépassé la mesure ; on l’arrêta, on le maintint en prison pendant trois semaines et on le mit hors de France. Il séjourna en Angleterre, puis à Delft, où il mourut le 10 août 1845. L’inscription de sa pierre tombale porte : « Ici gît Louis XVII, roi de France et de Navarre. » Les épitaphes sont accoutumées à ne pas toujours dire la vérité.

Quel était donc ce personnage qui avait presque traité de puissance à puissance avec les souverains, qui avait eu de longs entretiens avec un des aides de camp de Louis-Philippe, qui puisa sans compter dans la bourse de ses adhérents, que l’on appelait Sire, et qui, jusqu’après sa mort, poursuivit l’affirmation de son mensonge ? C’était un horloger ambulant, juif, revendeur, brocanteur, faux-monnayeur au besoin, incendiaire en ses moments perdus, sans instruction, de façons vulgaires, et qui se nommait Naudorf[24]. Issu d’une famille israélite et misérable de Posnanie, il était né à Potsdam ; il s’établit à Berlin pendant deux ans et y fit le métier d’horloger colporteur. Il vécut ensuite à Spandau, fabriqua de ces horloges en bois que l’on appelle des coucous, et, en 1822, ayant vendu ses outillages, il vint s’installer à Brandebourg. Sa boutique ayant brûlé, il fut accusé d’y avoir mis le feu et acquitté « faute de preuves suffisantes ». La même année, il est condamné à trois ans de prison pour émission de fausse monnaie. En sortant de prison, 1828, il se retira à Crossen. C’est là et c’est alors qu’il s’aperçut qu’il était Louis XVII. Il alla à Dresde, il alla en Suisse et enfin à Paris, où il arriva en 1833. Ceci est la vérité, qui ne ressemble guère au roman que Naudorf débitait. Comment avait-il donc été initié à des particularités de la vie du dauphin à Versailles, à Trianon, au palais des Tuileries, pendant le voyage de Varennes ; comment savait-il des faits qui n’étaient ou n’auraient dû être connus que de certaines personnes attachées au service de Louis XVI et de Marie-Antoinette ? On peut répondre.

Lorsque le duc de Normandie, vivant à Paris, étala ses prétentions dans quelques salons bien hantés, la police s’émut et, par voie diplomatique, demanda qu’une enquête fût faite en Prusse, d’où le prétendant arrivait. L’enquête fut très habilement menée et poursuivie par ordre du ministre de l’Intérieur à Berlin, qui, je crois, se nommait Rochow. Les résultats de l’enquête, résumés dans un rapport, me furent racontés par le comte Fleming, que j’ai connu, à Baden-Baden, ministre plénipotentiaire de Prusse près la cour de Carlsruhe et mari de la fille de Bettina d’Arnim. Ce rapport établissait que le duc de Normandie n’était autre que Carl Wilhelm Naudorf et relatait les faits dont je viens de parler : on le qualifiait d’homme de peu, capable d’escroqueries, mais sans énergie pour un crime ; cette dernière observation répondait évidemment à des appréhensions de régicide. Si les hommes qui ont conduit l’enquête n’ont point été abusés, s’ils ont découvert la vérité, ce qui reste à dire est extraordinaire et ressemble à une fiction propre à préparer un dénouement dramatique.

Né le 27 mars 1785, le dauphin avait sept ans accomplis lorsque, le 13 août 1792, il fut enfermé, avec la famille royale, dans la prison du Temple. Louis XVI ne garda pas de longues illusions sur le sort qui l’attendait ; il était persuadé que son fils lui serait enlevé pour être conduit à la campagne, confié à des paysans, afin qu’il pût perdre tout souvenir de sa naissance, de son milieu, et être incapable de revendiquer plus tard l’héritage de ses pères. Cette crainte le poignait ; il voyait son fils, Louis-Charles de France, réduit à une condition obscure, ignorant ses droits et laissant déchoir dans la médiocrité le nom des Bourbons. Sa préoccupation la plus vive fut donc de graver, dans la cervelle de l’enfant, certains souvenirs qui, s’il en était besoin, lui serviraient à se faire reconnaître par des personnes dont la loyauté ne serait pas soupçonnée.

Il lui rappelait sans cesse des détails de son enfance, de ses jeux dans le jardin de Trianon, détails intimes, détails infimes, mais d’une importance capitale puisque l’on en pouvait faire sortir une constatation d’identité ; il s’attachait surtout aux choses corporelles, qui ne pouvaient être connues que de gens l’ayant directement servi et lui ayant rendu les soins qu’exige un enfant. C’est ainsi qu’il insista sur la forme grêle et pointue d’une canine qui affectait la forme d’une dent de lapin, dent de première dentition, qui n’était pas encore remplacée et que souvent l’on avait remarquée. Pour mieux fixer ces observations dans la mémoire de son fils, Louis XVI les écrivait sur d’étroites bandes de papier et les lui faisait lire. C’étaient en quelque sorte les archives familières de l’enfance, à l’aide desquelles le dauphin pourrait imposer plus tard et faire éclater sa personnalité. Mais ces notes si précieuses pour l’avenir, comment les dérober aux yeux des surveillants, où les cacher, pour que l’on puisse les retrouver un jour et les offrir en témoignage d’une vérité contestée ? C’est alors que cette histoire, si cette histoire est vraie, semble tourner à la fantaisie.

Dans la chambre que Louis XVI occupait à la tour du Temple, il y avait un vieux fauteuil qui datait du temps des grandes maîtrises. En chêne massif, avec de gros pieds, de gros bras, un dossier très élevé, il était recouvert en cuir de Cordoue. Lourd à manier, difficile à mouvoir, il était placé près d’une table et servait de siège au roi. Le cuir qui garnissait la face externe du dossier n’était point adhérent au bois ; lorsque l’on frappait dessus, cela « sonnait creux ». Louis XVI y fit un petit trou à la partie supérieure et y glissait les bandes de papier portant ses annotations, qu’il avait eu soin de rouler préalablement en forme de ces allumettes que l’on nomme des allégradors. Comme la fameuse armoire de fer du château de Versailles, le fauteuil du Temple recelait des secrets dont le dauphin pourrait s’emparer en des heures propices, afin d’en appuyer ses réclamations.

Le 21 janvier 1793, Louis XVI fut exécuté et n’entendit pas la fameuse phrase : « Fils de saint Louis, montez au Ciel ! » qui fut inventée par His de Butenval. Marie-Antoinette continua les leçons pratiques que le roi avait données à son fils. Des complots mal dirigés par de Jarjayes, de Batz, le général Dillon, les municipaux Michonis, Toulan et Lepître, et qui avaient pour but d’enlever le dauphin du Temple, furent découverts. On décida que l’enfant serait séparé de sa mère ; le 3 juillet 1793, il fut confié à la garde de Simon et mourut le 8 juin 1795 (20 prairial an III). Le 10, à sept heures du soir, il fut porté au cimetière de Sainte-Marguerite. En 1816, on y fit des fouilles et l’on ne retrouva aucun vestige du pauvre petit. En effet, il n’y était plus ; dans la nuit qui suivit l’enterrement, le corps fut exhumé et transféré au cimetière de Sainte-Catherine, que l’on a toujours confondu avec le cimetière de Clamart. Je crois me souvenir que Peuchet a donné le procès-verbal d’exhumation et de réinhumation dans son Histoire de la Police[25].

Et le fauteuil ? En 1811, l’empereur Napoléon, qui n’aimait guère les souvenirs désagréables aux puissants de la terre, qui, traversant une galerie du palais de Versailles et apercevant un portrait de Louis XVI, avait dit à Marie-Louise : « C’est notre oncle », Napoléon ordonna de démolir la tour du Temple et de faire place nette de cette prison régicide. Avant de jeter aux gravois l’ancien château des moines rouges, d’où Louis XVI était parti pour l’échafaud, on vendit les meubles qui le garnissaient ; les chenets gigantesques, les bahuts en bois de chêne ouvragé, les batteries de cuisine s’en allèrent dans l’échoppe des marchands de bric-à-brac. Parmi les brocanteurs qui se disputaient les vieux cuivres et les vieilles ferrailles, il y avait un Silésien appartenant à cette classe d’industriels, presque disparus aujourd’hui, que l’on nommait les convoyeurs d’armée. Il était venu jusqu’à Paris du fond de ses provinces, conduisant son chariot, escortant quelque régiment dont il portait les bagages, marchant par étapes, dépouillant les morts après les batailles, volant dans les villages qu’il traversait, grappillant partout, vendant de l’eau-de-vie, exploitant les soldats, prêtant à la petite semaine, gagnant sur chacun et criant misère. Il allait retourner au pays « à vide ». Au Temple, il acheta plus d’un objet, entre autres le fauteuil de « Capet », et, reprenant sa route au jour le jour, il revint en Prusse.

Comment Naudorf devint-il propriétaire de ce fauteuil ? On l’ignore ; mais on sait qu’il l’avait dans son mobilier, lorsqu’il habitait Spandau, où il séjourna pendant dix ans, de 1812 à 1822. Le fauteuil était vieux et son voyage dans une charrette, à travers la moitié de l’Europe, ne l’avait point rajeuni. Le cuir dont il était revêtu s’en allait en lambeaux, mais les bois restaient solides. Naudorf voulut le recouvrir ; il décloua le cuir de Cordoue, et de l’intérieur du dossier s’échappa une grande quantité de petits papiers roulés. Il les déplia, vit de l’écriture, chercha à la déchiffrer et n’y parvint pas. Il devina cependant que c’était du français. Il montra sa trouvaille à un apothicaire nommé Rebstock[26], qui savait bien la langue française.

Naudorf comprit, à certains détails, l’importance de sa découverte, fit traduire en allemand les phrases françaises et s’en pénétra si bien que, longtemps après, ce sont ces souvenirs du premier âge qui déterminèrent des contemporains de l’enfance du dauphin à le reconnaître pour Louis XVII.

Est-ce à ce moment qu’il commença à jouer son personnage ? Je ne le crois pas ; l’apothicaire était un témoin incommode. Il se transporta à Brandebourg, et c’est lorsqu’il est interrogé sur les faits de fausse monnaie (fin 1824) que pour la première fois il déclare qu’il est un prince de la maison de France. On crut à une mystification et on n’attacha aucune importance à ses paroles. Ses prétentions ne se sont point éteintes avec lui ; il les a léguées à ses enfants qui, pour éviter la prescription, saisissent, tous les dix ans, les tribunaux français de réclamations auxquelles les avocats n’ont jamais manqué[27]. Dans le dernier procès plaidé de mon temps pour cette cause singulière, c’est Jules Favre qui porta la parole en faveur de cette branche aînée et fantastique de la famille de Bourbon. Jules Favre paraissait convaincu, mais, au cours de sa vie, il a été convaincu de tant de choses, même du miracle de La Salette, que cela ne tire pas à conséquence.


CHAPITRE III

LES RÉFORMATEURS



ATTAQUE DIRECTE CONTRE LA SOCIÉTÉ. — IMPORTANCE DU MOUVEMENT SAINT-SIMONIEN. — LES ARCHIVES SAINT-SIMONIENNES DÉPOSÉES À LA BIBLIOTHÈQUE DE L’ARSENAL. — AXIOMES. — TYRANNIE THÉOCRATIQUE. — POURQUOI LES NOVATEURS SE SONT TROMPÉS. — L’HOMME FACTICE DE J.-J. ROUSSEAU. — CONSÉQUENCE DU Contrat social. — CABET ET L’ICARIE. — RÊVE RÉALISÉ. — BANQUEROUTE ET CACOPHONIE. — LA MODE DES RELIGIONS NOUVELLES. — LE MAPAM. — CELUI QUI FUT GANNEAU. — LA PROCLAMATION D’EVADAM. — GALIMATIAS ET TYPOGRAPHIE. — LE PROCÈS DES SAINT-SIMONIENS. — LETTRE DE CONVOCATION. — INDIFFÉRENCE DU PUBLIC. — L’AFFAIRE FUALDÈS. — MYSTÈRE IMPÉNÉTRABLE. — MADELEINE BANCAL. — HUIT CENT MILLE FRANCS DE DOT. — UNE NOTE DU DOCTEUR MAXIMIN LEGRAND. — ASSASSINAT DE LA DUCHESSE DE PRASLIN. — UN MAUVAIS MÉNAGE. — L’ASSASSIN S’EMPOISONNE.



SOUS Louis-Philippe, ce n’était pas seulement la royauté et le roi qui étaient attaqués par les partis dissidents et par des prétendants plus ou moins réels, c’était l’ordre social qui datait de la révolution de 1789, c’était la constitution de la tribu française, c’était la religion qui, malgré l’indifférence générale, gardait encore des assises profondes appuyées sur la tradition historique et sur la coutume, c’étaient même les rapports des sexes entre eux, c’était le droit de disposer de son bien, c’était le mariage et c’était l’héritage. Fourier et Saint-Simon avaient fait des disciples. Un Olympe s’était créé où se pressaient les dieux nouveaux. Les publicistes bien pensants avaient beau s’écrier : « Vous sapez les bases ! » on rêvait, à haute voix, le renouvellement du vieux monde, la déification de l’humanité, la félicité universelle. Beaucoup de folie d’orgueil en tout cela : l’homme se substituait à Dieu et se croyait au Sinaï.

Les seuls de ces apôtres auxquels notre temps doit de la reconnaissance sont les saint-simoniens ; c’est leur impulsion, à la fois scientifique et industrielle, qui a donné le branle au mouvement d’amélioration dont j’ai été le contemporain et le spectateur platonique. Toute cette création de voies ferrées, de ports, de bateaux à vapeur, de canaux à travers les isthmes, qui met l’Occident en communication rapide avec l’Extrême-Orient, se trouve développée dans leurs journaux : L’Organisateur, Le Globe, de 1828 à 1830. Leur théocratie a été puérile, leur costume a été ridicule, mais le résultat de leur prédication et de leurs efforts est énorme et a perfectionné les conditions de la vie humaine. Ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont écrit, ce qu’ils ont fait est-il encore connu ; s’en souvient-on ?

Si quelque curieux de la propagande métaphysico-sociale, qui commence à la fin de la Restauration et se propage pendant le règne de Louis-Philippe, veut savoir à quoi s’en tenir sur la poussée que le saint-simonisme a opérée à travers nos vieilles institutions, qu’il aille à la bibliothèque de l’Arsenal, à la condition qu’une nouvelle Commune ne l’ait point incendiée comme contraire à l’égalité de l’ignorance et de la bêtise ; là, les archives saint-simoniennes ont été déposées, pour être livrées au public trente ans après la mort du Père Enfantin, c’est-à-dire le 21 août 1894 ; celui qui les lira découvrira de singulières révélations sur le percement de l’isthme de Suez :

Sic vos non vobis, mellificatis apes !

Parallèlement aux saint-simoniens, dont l’axiome fondamental était : « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres », apparaissait le fouriérisme, qui disait : « À chacun selon ses besoins. » Les saint-simoniens rêvaient la reconstitution de la société sur les bases hiérarchiques du catholicisme ; à la place du pape on mettait Le Père, Le Père Suprême, d’où découlaient toute grâce, toute vertu et toute loi ; les fouriéristes créaient le Phalanstère, vaste communauté où chacun se développait selon sa « tendance passionnelle », où tout caprice, toute fantaisie trouvait des satisfactions immédiates. Je plaindrais le pays qui accepterait ces systèmes préconçus sans étude préalable des exigences de la diversité humaine et qui s’y soumettrait ; il entrerait dans la pire des tyrannies, dans la tyrannie théocratique, et serait contraint de faire abandon de toute liberté.

Dans ces utopies souvent ingénieuses, parfois grandioses ce qui disparaît d’abord, c’est l’exercice du libre arbitre, d’où résulteraient l’absence de volonté, la défaillance de l’énergie individuelle, la décadence cérébrale et l’affaiblissement de la race. Ces novateurs se sont tous trompés pour la même raison ; tous ils ont imaginé leur théorie en vue d’un être idéal qu’ils ont pris pour un homme et qui n’est pas l’homme. Ils ont inventé une abstraction, l’ont entourée d’axiomes, de principes, de déductions, et ont cru qu’ils avaient fait un dieu ; ils n’avaient modelé que la statue d’argile, à laquelle le souffle divin, c’est-à-dire la vie, a manqué. Appliquer leur système en bloc serait un crime ; le rejeter en bloc serait une sottise : dans ce fatras d’élucubrations, il y a des indications précieuses que le législateur peut utiliser ; dans cette gangue il y a des pierreries, les peuples sauront les découvrir et se les approprier.

C’est une maladie française de créer un être chimérique et de déterminer les institutions qui lui conviennent. J.-J. Rousseau en a été atteint et a écrit Le Contrat social, ce qui eût été sans inconvénient si ses disciples et ses admirateurs, devenus députés à la Constituante, à la Législative, à la Convention, ne s’étaient étayés de ses sophismes pour imposer à la France des constitutions pour lesquelles elle n’était point faite. On s’est souvent demandé pourquoi la Révolution française n’a pas produit tous les progrès que l’on était en droit d’en attendre ; parce qu’elle a cru à Rousseau, — qui était un aliéné, — parce qu’elle n’a pas reconnu que l’homme dont il veut faire le bonheur est une conception romanesque, une invention de l’esprit ; en un mot parce que, voulant travailler pour l’homme, elle n’a travaillé que pour un fantôme.

Fantôme aussi, l’homme de Saint-Simon, d’Enfantin, de Fourier, de Considérant et de bien d’autres. Parmi ces fous de bon vouloir, atteints de la monomanie des grandeurs et de sacerdotisme, il en est un qui a poussé son utopie jusqu’à l’application, jusqu’à la pratique, c’est Cabet, l’inventeur de la félicité icarienne, dont il a trouvé les principes et le développement dans le voyage simulé de Lord William Carisdall en Icarie ; voyage auquel Morus, Campanella, Fénelon auraient pu servir de guides, et qu’accomplit Candide lorsqu’il visita le pays d’Eldorado. Autoritaire et larmoyeur, Cabet eut des disciples et les emmena au-delà des marais du Texas, pour vivre en communauté. Ah ! l’harmonie ne dura pas longtemps : les Icariens criaient à la tyrannie de Cabet ; Cabet criait à l’indiscipline des Icariens. Les tribunaux français retentirent des plaintes en escroquerie que les uns et les autres se jetaient à la face. Cette colonisation modèle qui, par le seul exemple de son bonheur, devait convertir le monde au cabétisme, finit dans l’anarchie, dans la ruine et dans la misère. C’est le résultat inévitable de ces systèmes a priori, qui ne comprennent pas que les constitutions doivent être faites pour les hommes et non pas les hommes pour les constitutions. Faute d’avoir apprécié cette vérité élémentaire, des peuples se sont égarés dans les mauvais chemins, et des nations se sont affaissées sur elles-mêmes.

De 1830 à 1840, l’innovation sociale, philosophique et religieuse devint une manie, j’allais dire une mode. À l’estaminet, le soir, entre deux pots de bière, on balayait les cieux et on y introduisait des dieux nouveaux, avec le cortège obligé d’une religion nouvelle, d’une nouvelle morale et surtout d’une distribution nouvelle de la fortune publique. Il ne fut pas un rapin, un littéraillon, un avocat sans cause, un étudiant sans diplôme qui n’ait revêtu la robe blanche des pontifes pour annoncer au monde la venue d’un messie ; les femmes s’en mêlèrent et l’on prêcha bien des absurdités. Au milieu de tous ceux que j’ai aperçus, dont j’ai ouï parler, dont j’ai lu les genèses, les prophéties et les évangiles, il est une figure qu’il faut peindre : ô Mapah ! c’est la tienne ! C’est la tienne, ô toi qui fus Ganneau !

S’il est une vie future où les âmes bienveillantes sont récompensées, la tienne jouit d’une immortalité de délices ; car elle fut tendre, stupide et douce. Tu avais les ongles noirs, ô Mapah ! Tes longs cheveux, que le peigne ne fréquenta guère, flottaient sur le collet de ta redingote, dont les poches bourrées de brochures te mamelonnaient les hanches ; les bords de ton chapeau pelé ombrageaient ton front plissé par la méditation, ta barbe était hérissée, mais sale. Tu étais bon, ô Mapah ! tu étais saugrenu, tu bégayais en parlant ; tu poussais l’humilité jusqu’à te moucher dans tes doigts et la modestie jusqu’à te vanter de ne point porter de chaussettes ; lorsqu’on te parlait de Jésus-Christ, tu répondais : « Je m’en soucie comme d’une crotte de serin sur la corne d’un bœuf » ; mais avec quel art du culottais les pipes, et avec quelle conviction, lorsque tu te versais une rasade de rhum, tu te lamentais en disant : « Comme ce grog est faible ! » Dans le savon tu n’appréciais que la blanchisseuse et, quand on te proposait de jouer ton « bon Dieu » en trente-deux points au billard, tu hésitais, quoique tu fusses passé maître en carambolage, et tu préférais jouer « la consommation ». Tu as rêvé le bonheur de l’humanité, ô Mapah ! et l’humanité ne t’a pas compris ; tu n’as pas été un des heureux de ce monde ; souvent tu n’as pas eu autant d’eau-de-vie que tu en aurais souhaité, mais l’abus du veau avait lénifié tes humeurs et jamais on ne t’a entendu maudire tes frères en Evadam. J’ai bien des paperasses qui viennent de toi, fruit de l’intensité de tes rêves, expansion de ton cœur infini ; j’en citerai une, ô Mapah ! et je la reproduirai avec tes facéties typographiques, afin de faire comprendre l’énormité de ton cerveau.

« BAPTÊME — MARIAGE.
« LA DOULEUR EN L’INITIATION.
« L’AMOUR, LA RÉVÉLATION.

« Il n’était que poussière et néant ; une larme d’amour, tombée du sein de la mère, l’a fait vie et lumière.

« Aujourd’hui, quinze août mil huit cent trente-huit, jour de l’Assomption de la Vierge Marie, et le premier jour de l’Ère Evadam.

« Marie n’est plus la Mère : Elle est l’Épouse ;

« Jésus-Christ n’est plus le Fils : Il est l’Époux.

« L’ancien monde (compression) finit ;

« Le nouveau monde (expansion) commence.

« Les temps sont accomplis ; le sacrifice d’amour est consommé, la femme a enfanté, dans la douleur, son fils bien-aimé.


« Ô MA MÈRE !

« Toi qui m’es apparue en me disant :

« Je n’étais que ta mère ; j’ai voulu être ta mère et ta fiancée ; voilà pourquoi je suis morte et ressuscitée !

« Toi qui m’as apporté la révélation du grand Lingam ;

« Toi qui m’as dit : Marie veut dire Mariage, Évangile, Ève en Germe.


« GRANDE MÈRE POUR L’HUMANITÉ,

« Mon cœur, océan de vie, de douleur et d’amour, est la grande coupe de la nouvelle alliance où sont tombées tes larmes sacrées ; elles sont l’eau sainte du nouveau baptême, par qui toutes les souillures sont effacées, et l’humanité sauvée !

« Ô Marie, ils blasphèment, ceux qui disent :

« Que tu intercèdes auprès du Père et du Fils dans le paradis.

« Ils blasphèment, ceux qui disent que tu n’es que Sainte dans le ciel, impure sur la terre ; oui, impure : eux qui ont consacré le Dogme monstrueux du célibat et appelé règne de Satan, œuvre de Satan, les passions humaines qu’ils avaient frappées d’anathème.

« les passions : ce sont les grandes manifestations d’evadam, les douze grandes tables de la loi des lois (amour) dont la tête divine, divine épouse, est l’arche sainte.


« CONSÉCRATION.

« Grande Mère d’Amour, tu m’as, moi, ton fils bien-aimé, investi de ton pouvoir céleste, et par toi, Marie-Dieu, tout ce que je baptiserai et marierai sur la terre sera baptisé et marié dans les cieux.

« Tu es Marie, et par toi, Marie, je marierai.

« Tu fus la Grande Mère ; tu es aujourd’hui la Grande Épouse du Dieu-Homme de la terre, du Dieu infini de l’éternité infinie.

« De tes mamelles sacrées découlera le lait de la régénération !

« De ton beau sein, Abeille-Reine, découlera le miel que l’humanité attend dans l’angoisse et les larmes.

« À toi, Marie-Dieu, la grande investiture, le trône des trônes de la terre et des cieux !

« Par toi, ô douce Mère, du mal est né le bien ; de la mort, la vie ; du péché, le salut !

« Tous les sceaux théogoniques sont levés. Le grand mystère de l’identité, de l’unité dans la dualité, est consommé !

« C’est la foi dans laquelle je mourrai et que je suis prêt à sceller de mon sang. Cette foi, je la proclame au monde !


« BAPTÊME.

« Marie, Marie, Mère : Marie Magdeleine la prostituée. Marie, Sainte Vierge du Paradis ;

« Grande trilogie de douleur, de protestation et d’amour, le mapah vous salue, et, au nom du Grand evadam, vous constitue et vous proclame au monde, la grande personnification de l’unité femelle du verbe.

« Et vous baptise du nom de Marie-Ève la Génésiaque !

« Par ce grand Baptême, vous toutes, mères, sœurs et fiancées, grands Parias innommés, relevez-vous.

« Par Marie-Ève, vous êtes constituées.


« HOSANNAH !

« Jésus, fils de l’homme : Jésus, le crucifié du Golgotha ; Jésus, le glorifié à la droite du Père.

« Le mapah vous salue, et en face du soleil, de la terre et des eaux, du temps et de l’éternité, du fini et de l’infini.


« AU NOM DU GRAND EVADAM

« Vous constitue et Vous proclame au monde, le grand symbole, la grande personnification de l’unité dans la dualité.

« Et vous, Marie, vous, Marie-Ève, unité génésiaque femelle, vous, Christ-Adam, unité génésiaque mâle, sous le nom androgyne evadam !

« Par le grand mariage, nous, mapah, voulons, hommes, que vos mères, vos sœurs et vos fiancées grands Parias, jusqu’alors innommés, apportent dans le mariage le premier terme de leur nom, et vous, fiancés, le premier terme du vôtre, afin que de ces deux génériques soit constituée l’unité dans la dualité ; ainsi Evadam de Ève — Adam.

« Le mariage catholique romain n’est que le symbole de la consécration de l’absorption de l’élément femelle par l’élément mâle.

« Consacrons, en outre, la préséance de la femme dans le nom androgyne et sacré du nouveau mariage, quia parit in dolore (parce qu’elle accouche dans la douleur).

« Par les grandes fiançailles, l’humanité est constituée, l’heure de la virilité humaine a sonné ! L’Ère Evadam Est.


« HOSANNAH !

« Evadam est Grand

« Il est un dans la matière de l’esprit.

« Il est l’unité-dualité.

« Et dans tous ses termes il est l’intelligence infinie, se constituant unité, amour !


« AUX DEUX PÔLES, EXPANSION, AMOUR !

« De notre grabat, en notre ville de Paris, la grande Edda de la terre, ce premier jour de l’an premier de l’Ère Evadam.

« De notre âge, la trente-troisième année.

« LE MAPAH ».

(Imprimerie de Pollet, Soupe et Guillois, rue Saint-Denis, 380, passage Lemoine.)

Le pauvre Mapah était persuadé qu’il avait fondé une religion, qu’il était le Christ moderne et que l’humanité allait rejeter tous les dogmes, toutes les morales, pour venir s’abreuver aux sources de sa parole et se convertir au grand Evadam. Innocentes rêveries d’un cerveau mal équilibré, qui faisaient sourire les indulgents et indignaient les fanatiques. Bien d’autres ont lâché des professions de foi aussi amphigouriques et ont cru qu’il suffisait de quelques phrases incompréhensibles pour changer les conditions de l’âme et de l’entendement. Parfois, le ministre de la Justice prenait une humeur maussade, et ces pauvres diables d’apôtres en chambre étaient envoyés devant la police correctionnelle. Les journaux en parlaient et ça leur faisait une notoriété qui durait, comme les roses, « l’espace d’un matin ».

Le seul procès de ce genre qui, pendant le règne de Louis-Philippe, ait eu du retentissement, est celui des saint-simoniens (1832). La Cour d’assises entendit « la parole » de Charles Lambert, d’Henri Duveyrien, de Michel Chevalier et du Père. Le jury en fut tellement ennuyé qu’il rendit un verdict qui entraîna, pour Enfantin et Michel Chevalier, une condamnation à une année d’emprisonnement. Quelques jours avant d’entrer à Sainte-Pélagie, le Père fit imprimer la lettre suivante, qui fut envoyée à tous les disciples ; là aussi nous retrouvons ces différences de caractères typographiques qui semblent avoir été chères aux dieux nouveaux.

« Ménilmontant, 12 décembre 1832.

« Au nom de Dieu, qui veut aujourd’hui l’Égalité de l’Homme et de la Femme ;

« Je demande à tous ceux qui m’aiment ou qui m’ont aimé comme Père, pour la constance avec laquelle j’ai fait et je fais sa volonté, de s’unir à moi et à mes enfants, le vendredi 14 décembre ;

« Veille du jour où mes enfants iront chercher le baptême du salaire, et où Moi et Michel, nous recevrons le baptême de la Prison ;

« Je leur demande de s’unir à nous, au Cimetière du Père-Lachaise, à 8 heures du matin, sur les tombes de Saint-Simon, d’Eugène Rodrigues, de Robinet et de Talabot,

« Sur la tombe de Ma Mère ;

« en mémoire de Bazard,

« et de Buchez, mort près de Bazard.

« Au nom du Père, et par son ordre,

« À 8 heures précises. »

Michel.

Toutes les œuvres, toutes les correspondances saint-simoniennes sont imprimées de la sorte, et ces diversités de caractères, qui ont une valeur symbolique, finissent par tellement dérouter le lecteur qu’il ne comprend plus rien à ce qu’il lit.

Les procès intentés aux réformateurs socialistes, les procès politiques, les procès de presse, qui furent nombreux à cette époque, surtout après la promulgation des lois de septembre 1835, n’agitaient pas l’opinion ; si l’on excepte le procès des ministres, que le parti révolutionnaire voulut exploiter pour jeter bas la nouvelle dynastie, et le procès de Fieschi, d’où l’on espérait toujours voir jaillir des révélations, nul procès de ce genre ne surexcita le public. Il n’en fut pas de même du procès de La Roncière et du procès de Mme Lafarge, pour lesquels on se passionna. Et encore, qu’est-ce que l’émotion soulevée par l’intérêt qu’inspiraient les deux accusés, si on la compare à celle dont fut saisie la France entière lors du procès Fualdès, émotion telle qu’elle se prolongea de mon temps et qu’elle n’est point encore éteinte. Le crime est antérieur à ma naissance, et si j’en parle, c’est que j’ai connu un singulier incident qui s’y rattache et qu’il est important de dévoiler. Je rappellerai l’affaire en peu de mots, car il est probable qu’elle sera en partie oubliée, à l’heure où ces lignes seront mises au jour.

À Rodez, le 19 mars 1817, un ancien magistrat, riche et faisant des opérations de banque, nommé Fualdès, fut attiré dans un guet-apens. Entraîné dans une maison plus que douteuse, tenue par les époux Bancal et sise rue des Hebdomadiers, il fut contraint de signer des lettres de change, puis bâillonné, étendu sur une table et saigné « comme un cochon ». Les deux principaux assassins étaient des parents de la victime, gens considérables et considérés dans le pays, Bastide et Jaussion, qui s’étaient fait aider par des manœuvres et des contrebandiers. Une femme vêtue en homme, venue là pour un rendez-vous d’amour, Mme Manson, cachée dans un cabinet, assista à cette scène d’égorgement. On la découvrit ; Bastide voulut la tuer ; Jaussion la sauva, après lui avoir fait jurer, la main placée sur le cadavre, qu’elle garderait le silence.

La fille des époux Bancal, la petite Madeleine, âgée de cinq ou six ans, blottie dans son berceau, éveillée par le bruit, avait tout vu, en regardant à travers un trou du rideau d’indienne qui enveloppait son lit. Bastide s’aperçut de la présence de l’enfant, qui fit semblant de dormir ; il dit à la femme Bancal : « Il faut tuer ta fille ; je te donnerai quatre cents francs. » La Bancal consentit. Le cadavre de Fualdès, entouré d’une toile d’emballage, lié comme un ballot, fut porté jusqu’à un coude de l’Aveyron et jeté à la rivière ; un remous le ramena à la surface et le poussa entre des saules, où il fut trouvé, dès le lendemain matin. La rumeur fut énorme. Bancal, qui s’était chargé de tuer sa fille Madeleine, recula devant le crime. Dans la matinée qui suivit l’assassinat, l’enfant avait déjà raconté à une de ses camarades que, pendant la nuit, chez son père, on avait « saigné un monsieur bien méchant ». Mme Manson n’avait pas gardé le secret qui l’étouffait ; elle l’avait confié à son amant, le capitaine Clémandot ; celui-ci, comprenant la gravité de la révélation, n’avait point hésité à la transmettre à la justice.

On arrêta Bastide, Jaussion, les époux Bancal et les complices en sous-ordre. Deux jours après son entrée en prison, Bancal était mort ; une veuve Ginestat, témoin important, mourut subitement et sans maladie apparente. Pendant la soirée de l’assassinat, deux petits Savoyards avaient joué continuellement de la vielle autour de la maison Bancal ; on les rechercha, sans les pouvoir découvrir. Dix-neuf ans plus tard, en 1836, on retrouva leurs corps et leurs instruments enfouis dans un coin du jardin de Bastide. Mme Manson, le témoin principal, faisait des demi-aveux, les rétractait, se démentait et agissait sous une impression de terreur qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Le procès, jugé à Rodez, cassé pour vices de forme, renvoyé devant la Cour d’Albi, occupa trente-quatre séances, fit comparaître plus de quatre cents témoins et se termina par la condamnation à mort de cinq des accusés.

La justice était satisfaite, mais la curiosité publique ne l’était pas. À Rodez, on disait couramment que les principaux coupables n’avaient point été inquiétés, que le gouvernement avait reculé devant l’excès du scandale et que la moitié de la ville était complice — complice moral — de l’assassinat. Malgré l’enquête, malgré la déposition des témoins, malgré le débat public, le motif du crime restait douteux, sinon ignoré. Les habitants de Rodez ne croyaient guère à une extorsion d’argent ; Bastide et Jaussion étaient plus riches que Fualdès. Celui-ci avait été magistrat sévère et dur ; quelque vieille vengeance avait-elle été exercée contre lui ?

À cette époque, les passions politiques étaient très surexcitées en France, surtout dans le Midi, où le soleil chauffe les têtes. Fualdès avait été juré au tribunal révolutionnaire que présida Fouquier-Tinville ; il siégeait le jour où fut jugée Charlotte Corday et signa au procès-verbal. Toutes ces causes et d’autres encore furent commentées, développées, combattues, admises, rejetées, et déroutèrent si bien l’opinion qu’elle n’a jamais pu se fixer, et qu’à l’heure où j’écris elle hésite encore et n’a point dégagé le vrai mobile du crime. On a dit que les meilleures familles de Rouergue étaient compromises dans ce meurtre, où elles avaient été entraînées par des considérations politiques et religieuses ; on ajoutait, comme preuve à l’appui, que Madeleine Bancal, placée dans un couvent de religieuses, recevait une éducation qui n’était point en rapport avec sa naissance et sa position sociale. Ceci était répété comme un on-dit auquel il ne fallait point donner créance et comme une preuve de la malignité des propos de petite ville. Or c’est précisément sur Madeleine Bancal que je puis fournir un étrange renseignement.

J’ai pour ami et pour médecin le docteur Maxime Legrand, homme doux, savant, véridique, point charlatan et plus âgé que moi de quelques années. Un soir, après dîner, au mois d’avril 1876, nous causions du procès Fualdès, nous en reprenions les incidents et nous y cherchions la vérité qui nous échappait, comme à tant d’autres. Legrand se mit à rire, et, de son fort accent bourguignon, il me dit : « J’imagine que Madeleine Bancal a fait un beau mariage. — Et pourquoi ? » Il me raconta alors une histoire tellement singulière que je le priai de vouloir bien m’en faire une note. Cette note, il me l’envoya le lendemain et je la reproduis ici textuellement :

« En 1840, je demeurais rue Mazarine, n° 57, à l’hôtel du Grand Balcon, tenu par M. et Mme Servais.

« La maison était pleine de jeunes étudiants ; deux locataires seulement faisaient exception : Vigroux, né à Silvanès (Aveyron), et Demoll, originaire de la Franche-Comté. Ils avaient environ trente-cinq ans, nous paraissaient très vieux et travaillaient tous deux à l’Encyclopédie du Droit, sous la direction de M. Carteret.

« Demoll, qui s’est, peu de temps après, brûlé la cervelle dans l’île Louviers, détestait Vigroux, qu’il affirmait être affilié à la Société de Jésus.

« Quant à Vigroux, maigre, petit, très noir, très laid, en butte aux railleries incessantes de la table d’hôte, il m’avait pris en affection, parce que j’étais le seul qui ne se moquât pas trop haut de ses croyances religieuses et de ses opinions légitimistes ; de plus, je ne le saluais jamais du sobriquet compliqué qu’on lui avait forgé en commun : « Vigroux-Cougous-Kihuiscouillebobotte ».

« Pour me distraire d’un assez violent chagrin et pour me faire reprendre goût au travail, il me proposa de devenir le médecin des eaux de Silvanès (thermales-ferrugineuses), alors abandonnées et que l’on songeait à remettre en vogue. Je ne faisais que commencer mes études, et le but était trop éloigné. Je partis et fis à peu près la moitié du tour de la France à pied et le sac sur le dos.

« À mon retour, il m’accueillit plus amicalement que par le passé. Il me dit un jour, en grande confidence, que, si je voulais me marier, il connaissait une demoiselle, un peu plus âgée que moi, point désagréable de sa personne, douée de toutes les qualités désirables, parfaitement élevée dans un grand pensionnat religieux (où elle était encore), orpheline et devant recevoir en dot une somme de huit cent mille francs. Il désirait me la montrer, avant de m’en dire le nom. Sur mon refus de commencer aucune démarche, avant de savoir de qui il s’agissait, il se décida enfin — au bout de plusieurs semaines — à m’avouer qu’il s’agissait de la fille de la Bancal.

« L’affaire en est restée là.

« 22 avril 1876.

« Max. Legrand. »

Le docteur Legrand, que je connais depuis trente ans, est incapable de mentir ; sa note doit être considérée comme l’expression absolue de la vérité. On peut en conclure que de hautes influences ont veillé sur la fille de l’homme dans la maison duquel le crime a été commis, et que la discrétion avait son prix, puisqu’on la payait huit cent mille francs, à une époque où de pareilles dots étaient rares. Mais quels étaient les personnages qui avaient intérêt à enfouir ce meurtre sous un silence prolongé ? On ne le sait pas encore et il est probable qu’on ne le saura jamais[28].

Le seul procès criminel qui, du temps de Louis-Philippe, aurait pu avoir un retentissement analogue au procès Fualdès, est celui du duc de Praslin. La mort interrompit l’instruction : le duc, se voyant non seulement soupçonné, mais découvert, s’empoisonna. On a dit qu’il mourut en chrétien : grand bien lui fasse ! On a prétendu que, pour éviter des débats publics qui eussent déshonoré une des bonnes familles de France, on avait fait passer le duc en Angleterre et que l’on avait faussement répandu le bruit de sa mort. C’est là une légende comme il s’en crée toujours dans le peuple, lorsque quelque grand événement social se produit. Le duc de Choiseul-Praslin n’a pas survécu à la dose d’arsenic et de laudanum qu’il a absorbée dans la nuit du 24 août 1847 ; son cadavre a été porté au cimetière du Sud. Sous un fouillis d’arbres, j’ai vu une pierre tombale muette ; pas un nom, pas une date ; elle recouvre les restes de l’assassin.

Jamais crime ne fut plus bête, plus maladroit, plus odieux que celui-là. On reste confondu, lorsque l’on en examine les circonstances. Je me rappelle la duchesse ; c’était une femme grasse, très blanche, qui avait été et qui était encore belle. Sans habileté dans sa conduite à l’égard de son mari, le poursuivant de ses désirs, lui écrivant vingt lettres par jour, le harassant de reproches et de souvenirs ; passionnée, violente et jalouse, elle représente un type assez rare, celui de la nymphomane vertueuse qui ne peut pardonner à l’époux légitime de ne point partager sa surexcitation. La présence dans sa maison, à sa table, d’une institutrice avec laquelle elle était en contact perpétuel et que le duc protégeait trop ouvertement l’exaspérait. En outre, c’est à elle que la fortune appartenait ; mariée sous le régime dotal, elle ne déliait pas volontiers les cordons de sa bourse, et le duc se sentait humilié lorsqu’elle opposait des refus aux demandes d’argent qu’il adressait. Le duc de Praslin était propriétaire du château de Vaux, ancienne résidence du surintendant Fouquet, domaine immense, de coûteux entretien et qui était une lourde charge. Les réparations indispensables étaient ajournées ; la duchesse refusait les sommes nécessaires aux travaux. Il y eut à ce sujet des discussions âpres, des menaces et, dit-on, des voies de fait.

Une nuit, à Vaux, la duchesse vit entrer dans sa chambre un homme qui avait le visage couvert d’une étoffe noire et qui tenait un fusil en main. Elle jeta un cri d’effroi ; l’homme disparut. Le lendemain, elle en parla ; son mari lui dit qu’elle avait rêvé. L’animosité entre les deux époux était parvenue au dernier terme ; il fut question d’une séparation judiciaire, et des avoués furent même constitués. La princesse Adélaïde, sœur de Louis-Philippe, intervint ; elle pria le duc et la duchesse de Praslin d’éviter le scandale d’un procès public ; le duc était pair de France, la duchesse était fille du maréchal Sébastiani ; position oblige ; le roi « sera reconnaissant si une réconciliation sincère met fin à des dissentiments qui ne sont que des malentendus et qu’il ne faut pas révéler au public ». Malheureusement, on obéit à la princesse Adélaïde, et les deux forçats du mariage, rivés à la même chaîne, promirent de vivre en bonne intelligence. L’accalmie ne fut pas de longue durée et les querelles recommencèrent.

Le duc tua sa femme ; elle se défendit ; il s’acharna ; sa main était mal assurée ; il la frappa de vingt-six coups de couteau et, comme elle luttait encore, il l’assomma à l’aide d’un pistolet d’arçon à crosse garnie de cuivre. Le meurtre était à peine commis que les gens de l’hôtel en avaient connaissance. Il était six heures du matin. Le premier représentant de l’autorité qui arriva fut le préfet de Police, Gabriel Delessert. Il aimait beaucoup la duchesse de Praslin, qui était de ses relations intimes. Il vit le cadavre et, s’éloignant avec horreur, il se laissa tomber sur un canapé, dans le salon voisin de la chambre du crime, et pleura, la tête dans les mains. Pendant qu’il était là, il comprit que quelqu’un se tenait devant lui ; il regarda et vit Allard, le chef du service de sûreté. Gabriel Delessert, sanglotant, ne put que lui dire : « Eh Bien ? » Allard répondit : « Ça, monsieur le Préfet, c’est un coup d’amateur ! » Puis, après quelques secondes de silence, il ajouta : « Il faut arrêter le duc ! »

Gabriel Delessert s’enferma seul avec l’assassin ; de ce qui se passa entre eux je ne sais rien d’une façon positive ; j’ai interrogé Gabriel Delessert, il m’a répondu : « J’ai fait une sorte d’enquête sommaire, et je me suis retiré. » Je n’en crois rien ; Mme Delessert, qui était une amie d’enfance de la duchesse de Praslin, était plus explicite et disait : « Grâce à Gabriel, ce malheureux n’a pas eu à comparaître devant la Cour des pairs. » J’imagine, en effet, que le préfet de Police, n’ayant pas encore livré le misérable à la justice, l’a engagé à se débarrasser d’une existence réservée à l’échafaud, car la qualité seule du coupable devait empêcher la grâce royale de descendre sur lui. Cette opinion m’est personnelle, et, quoiqu’elle soit appuyée sur un propos sérieux de Mme Gabriel Delessert, on fera bien de ne l’accepter qu’avec réserve.


CHAPITRE IV

LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER



SCANDALES. — CAMPAGNE RÉFORMISTE. — DÉFAILLANCE DU POUVOIR. — LE COUP DE FEU SUR LE BOULEVARD DES CAPUCINES. — RÉUNION CHEZ ODILON BARROT. — D’OÙ VIENT LA LÉGENDE DU COUP DE PISTOLET DE LAGRANGE. — LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE MENACÉ. — LE SERGENT-MAJOR GIACOMONI. — LE COUP DE FEU. — SAUVE QUI PEUT. — PROMENADE DES CADAVRES. — RÉCIT DE GIACOMONI. — L’ACTION DES BONAPARTISTES. — LE SOIR DU 24 FÉVRIER. — UN VAINQUEUR. — FIALIN ET LE PRINCE NAPOLÉON. — MADAME GORDON. — « ARROSEZ LE PEUPLIER. » — LE PRINCE NAPOLÉON COMBATTANT AU 24 FÉVRIER. — LA FUITE DU ROI ET DE LA FAMILLE ROYALE. — RÉPUBLICAINS ET SOCIALISTES. — ENCORE LE MAPAH. — LES ARBRES DE LA LIBERTÉ. — LE CLUB DES FEMMES. — L’INSURRECTION DE JUIN. — LE GÉNÉRAL CAVAIGNAC. — LE SCRUTIN DU 10 DÉCEMBRE 1848. — ENTREVUE DU PRINCE NAPOLÉON ET DU PRÉFET DE POLICE. — PROJET DE COUP D’ÉTAT. — REFUS DE CAVAIGNAC. — ÉLECTION. — DIVISION DES PARTIS. — IMPUISSANCE PARLEMENTAIRE. — LE PRÉSIDENT SEUL CONTRE TOUS. — LE PRINCE SILENCIEUX.



LE meurtre de la duchesse de Praslin fut une cause de grave émoi pour le gouvernement de Louis-Philippe ; on était à peine remis du procès scandaleux qui avait démontré qu’un banquier comme Pélaprat, qu’un général de division, Despans-Cubières, qu’un ancien ministre, Teste, s’étaient rendus coupables de concussion ; bientôt un officier d’ordonnance du duc de Nemours allait être surpris trichant au jeu. La société française semblait entrer en dissolution, et les gens qui avaient l’oreille fine prétendaient entendre le craquement du trône. Quoique les dernières élections (1846) eussent donné la majorité à ce que l’on appelait alors le « système », l’opposition avait déployé une énergie extrême pour mettre le pouvoir en échec.

À Paris, dans je ne sais plus quelle circonscription, trois électeurs républicains allèrent chercher un de leurs amis malade, presque mourant. On lui parla du devoir, de l’intérêt du « parti », on évoqua le patriotisme et on fit si bien que le pauvre homme se laissa mettre en fiacre pour être conduit à la salle du scrutin. Au vingtième tour de roue, il avait rendu son âme à Dieu. Ses compagnons, épouvantés, se sauvèrent, et le cocher ramena le cadavre à domicile. Le dénouement fut comique, car le promoteur de cette équipée, qui, je crois, se nommait Berlioz, fut nommé commissaire de police peu de temps après.

Battue aux élections, l’opposition voulut faire une sorte d’appel au pays ; elle inventa l’« agitation légale » et imagina de réclamer la réforme électorale, c’est-à-dire l’abaissement du cens et l’adjonction de ce que l’on nommait les « capacités ». Le branle fut donné par quelques députés enragés de n’être pas ministres ; on mit en mouvement la machine qui devait renverser le gouvernement de Louis-Philippe et envoyer la dynastie d’Orléans rejoindre la dynastie des Bourbons. La campagne commença en 1847 pendant l’été : promenades à travers la France, banquets, discours, veau rôti, toasts et salade. Les journaux libéraux disaient : « C’est une croisade libérale » ; les journaux conservateurs ripostaient : « Vous déchaînez l’hydre de l’anarchie ! » On n’était pas en reste de lieux communs, et la rhétorique frelatée coulait à pleins bords. Les deux meneurs étaient Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne ; l’un, enflé, gonflé, boursouflé, se croyant homme d’État parce qu’il crevait de vanité et profond parce qu’il était creux ; l’autre, trempé de vinaigre, spirituel, médisant, révolutionnaire instinctif et faisant le mal avec une inconscience intrépide. Dans la coulisse, ricanant derrière ses besicles, ne se montrant pas, prêt à récolter les foins que les nigauds fauchaient pour lui, Adolphe Thiers, que le maréchal Soult appelait un méchant foutriquet, que Gambetta devait nommer un petit serpent à lunettes, se tenait aux aguets et tirait Guizot par les jambes, afin de le faire tomber et de prendre sa place. L’histoire de cette période est écœurante ; elle remit en question les destinées de la France, qui n’a pas eu à s’en louer.

J’ai entendu raconter à Édouard Bertin, qui fut directeur du Journal des Débats et très initié aux choses politiques du règne de Louis-Philippe, que Guizot, loin d’être opposé à la réforme électorale, était au contraire décidé à l’accorder. C’est Duchâtel, alors ministre de l’Intérieur, homme autoritaire et de visée courte, qui ne voulut jamais consentir aux modifications réclamées par l’opposition, sous prétexte que de telles concessions déplaceraient la majorité. Le refus obstiné de Duchâtel laissa la majorité en place, mais déplaça la royauté. C’est un résultat qu’il n’avait pas prévu. Édouard Bertin le considérait comme l’auteur responsable de la révolution de Février.

Elle fut bête et violente, cette révolution, et son dénouement fut ridicule. Faite au nom du droit de réunion, de la liberté de la presse, de tous les droits et de toutes les libertés, elle aboutit à l’Empire, qui fit ce que l’on sait des libertés et des droits. Je l’ai vue passer, je l’ai regardée de près, et j’ai raconté ce que j’en savais[29]. Je ne répéterai pas ce que j’en ai dit ; je ne reviendrai que sur un seul fait, qu’il importe de bien spécifier, car il absout un innocent injustement accusé et il fixe une responsabilité. Le roi, dans la journée du 23, avait consenti à se séparer de Guizot et avait chargé le comte Molé de constituer un ministère. À cette nouvelle, Paris avait été en joie, et de tous côtés on avait illuminé. Le soir, un incident se produisit au boulevard des Capucines ; une bande de gens du peuple, portant des lanternes, avait voulu forcer les lignes d’un régiment qui barrait la voie publique. Un coup de feu fut tiré ; la troupe, se croyant attaquée, riposta ; il y eut des morts, des blessés ; l’émotion calmée se ranima, et, le lendemain, Louis-Philippe était obligé de quitter Paris.

Ce coup de feu, qui détermina l’explosion des colères populaires, fut considéré comme le résultat d’un guet-apens ; on ne crut pas à un accident fortuit, on crut à un crime prémédité et on accusa un révolutionnaire de ces temps-là, nommé Lagrange. Cela est devenu une légende, et l’on dit : le coup de pistolet de Lagrange, comme on dit : le coup de couteau de Ravaillac. Cette légende, je voudrais l’arrêter avant qu’elle n’entre dans l’histoire, et je vais transcrire un chapitre que j’ai publié en 1876 et qui, certainement, est ignoré de ceux qui lisent ces pages.

« LE COUP DE FEU DU BOULEVARD DES CAPUCINES.

« Pendant que les événements s’accéléraient, on discutait chez Odilon Barrot ; des députés de l’opposition, des journalistes agitaient la question de savoir si l’on devait se contenter d’un ministère dont le comte Molé serait le chef et qui ne contenait aucun des meneurs du parti réformiste. Quelques individus étaient venus faire une manifestation sous les fenêtres d’Odilon Barrot ; il y avait un échange de clameurs et de discours ; Garnier-Pagès, jouant, comme toujours et partout, son rôle de mouche du coche révolutionnaire, n’avait point négligé cette occasion de débiter quelques lieux communs. On s’était remis à discuter, lorsque M. Chambaron, secrétaire d’Odilon Barrot, qui avait été aux informations sur les boulevards, entra dans l’appartement et, fort ému, raconta qu’il venait de voir une bande considérable d’émeutiers se diriger vers le ministère des Affaires étrangères[30], et que la troupe de ligne semblait disposée à lui interdire le passage ; il ajouta que ce groupe, fort désordonné, était conduit par un individu de haute stature et barbu, dans lequel il avait cru reconnaître Lagrange. À ce moment, on entendit le bruit de la fusillade[31].

« Ce fut ce mot, légèrement jeté au milieu d’hommes effarés, qui donna naissance à la légende du coup de pistolet. Cette appréciation, qui n’était qu’une erreur involontaire dans la bouche de M. Chambaron, étonne sous la plume de Lucien de La Hodde[32], qui ne devait pas ignorer où était Lagrange à cet instant. Charles Lagrange était un grand garçon, maigre, le visage ravagé, porteur de longs cheveux et qui jadis avait obtenu une sorte de notoriété pour la part qu’il avait prise, en avril 1834, à l’insurrection de Lyon. C’était une fort pauvre cervelle et simplement un médiocre énergumène qui perdait, à faire de la politique de tabagie, un temps qu’il eût mieux fait d’employer à apprendre quelque chose. Élu plus tard député à la Constituante, il y prononça un mot qui peint l’homme. Il s’agissait de décider si l’on maintiendrait à Mme la duchesse d’Orléans le douaire stipulé par le contrat de mariage ; nul légiste n’hésitait, car la qualité d’une personne ne peut créer une exception pour une loi de droit commun ; mais Lagrange ne l’entendait pas ainsi ; son argumentation porta sur la fortune des Orléans : « Le citoyen beau-père est très riche », disait-il ; « le citoyen beau-père », c’était le roi Louis-Philippe. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, Lagrange fut expulsé de France, où l’on aurait pu le laisser sans danger. Il se réfugia en Hollande ; il y fut commissionnaire en vins et mourut à La Haye, le 22 décembre 1857.

« À l’heure où on l’accusait de décharger un pistolet sur les troupes, afin d’amener une collision dont le parti révolutionnaire, représenté par la Société des Saisons et la Société Dissidente, pourrait profiter pour chasser la royauté au profit de la république, il était au Gros-Caillou, cherchant à soulever les ouvriers de la manufacture des tabacs, qui ne répondaient guère à son appel. Le fait qui produisit la catastrophe fut inopiné et la responsabilité en incombe à un sous-officier du quatorzième de ligne. Le régiment était caserné à Courbevoie. À la fin du jour, il reçut l’ordre de venir prendre dans Paris des positions désignées. Il était sous le commandement du lieutenant-colonel Courant, car son colonel, M. Ortoli, était malade à l’infirmerie du Val-de-Grâce. Le régiment se composait de trois bataillons ; l’un fut envoyé sur le quai aux Fleurs, près du Palais de Justice ; l’autre sur la place du Palais-Royal ; le dernier enfin, celui qui nous occupe, conduit par le lieutenant-colonel et commandé par le chef de bataillon de Bretonne, vint s’établir à sept heures du soir devant le ministère des Affaires étrangères. Il était composé de huit compagnies précédées de la musique du régiment.

« Les ordres transmis au colonel Courant lui prescrivaient de protéger la demeure de Guizot et d’intercepter la circulation sur le boulevard. À huit heures et demie, un bataillon de la deuxième légion de la garde nationale était venu, sous la direction du colonel Talabot, se placer devant le détachement du quatorzième de ligne, qu’il couvrait, faisant face vers la Bastille. Si ce bataillon avait reçu le premier choc de la bande qui parcourait les boulevards pour faire illuminer les maisons, il est probable que tout se serait passé en pourparlers et qu’un accident de si grave conséquence eût été évité. Malheureusement, un autre groupe insurrectionnel s’était porté, place Vendôme, devant la Chancellerie, criant : « À bas Hébert ! » — qui était alors ministre de la Justice et peu populaire, — exigeant que l’on illuminât à l’hôtel et menaçant d’y mettre le feu, si l’on n’obéissait pas. Il y eut un moment de trouble parmi les soldats du poste de l’état-major, voisin de la Chancellerie, et l’on fit demander du secours au colonel Talabot. Celui-ci, au lieu d’envoyer deux ou trois compagnies pour maintenir la foule, que la vue de quelques lampions placés en hâte sur le balcon du ministère avait déjà calmée, mit tout son bataillon en marche, se rendit place Vendôme par la rue des Capucines et découvrit le quatorzième de ligne qui, dès lors, formait tête de colonne et semblait protéger les dragons, massés derrière lui.

« Les compagnies étaient disposées en une sorte de bataillon carré, au centre duquel s’ouvrait un vide, où la plupart des officiers étaient réunis autour d’un lieutenant-colonel, qui était à cheval ; les soldats avaient l’arme au pied ; quelques vedettes indiquaient aux curieux et aux promeneurs les passages libres de la rue Saint-Augustin, de la rue Basse-du-Rempart, de la rue Caumartin, de la rue de Sèze ; on obéissait à la consigne et nul n’y faisait résistance.

« À neuf heures et demie, la colonne qui parcourait les boulevards en portant des lanternes et en criant d’illuminer se trouva face à face avec les soldats ; ceux-ci avaient serré les rangs et portaient l’arme au bras. Au cri : « On ne passe pas ! » la bande fit halte ; la queue, marchant toujours, poussa la tête, et il y eut quelque confusion. Les sentinelles s’étaient repliées devant la foule. Le lieutenant-colonel fit ouvrir la première division de son détachement et, seul, s’avança : « Que voulez-vous ? — Nous voulons que le ministre des Affaires étrangères illumine ! — Ça ne me regarde pas ! — Laissez-nous passer ! » Le lieutenant-colonel répliqua avec beaucoup de douceur : « Mes enfants, je suis soldat et je dois obéir ; j’ai reçu la consigne de ne laisser passer personne, et vous ne passerez pas. Si vous voulez aller plus loin, prenez la rue Basse-du-Rempart. » La foule cria : « Vive la ligne ! » M. Courant reprit : « Je suis très touché de votre sympathie ; mais je dois faire exécuter les ordres supérieurs ; je ne puis vous laisser passer. »

« À ce moment, un homme barbu, qui tenait une torche et semblait guider la colonne, fit un pas vers le colonel et lui cria : « Vous n’êtes tous que de la canaille ; je vous dis que nous passerons ; c’est notre droit ! » Il y eut des murmures parmi les soldats ; le lieutenant-colonel étendit la main, comme pour les calmer, et répondit : « J’ignore quel est votre droit, mais je sais quel est notre devoir et je n’y faillirai pas. » L’homme dit alors : « Toi, tu n’es qu’un blanc-bec ; je vais te griller la moustache », et, d’un geste rapide, il porta sa torche au visage du lieutenant-colonel, qui rejeta la tête en arrière. Un sergent de grenadiers placé en serre-file fit un bond en avant et coucha en joue l’homme qui tenait la torche.

« Ce sergent était un Corse et s’appelait Giacomoni ; c’était un excellent soldat, ponctuel, dévoué, soumis à la discipline et ayant pour M. Courant un de ces attachements passionnés qui ne sont pas rares chez les hommes de son pays, quoique le lieutenant-colonel fût « un continental », comme on eût dit du côté d’Ajaccio. Le fusil était à peine abaissé qu’il fut relevé par le capitaine de Ventiny, qui s’écria : « Êtes-vous fou ? Qu’est-ce que vous faites ? » Giacomoni, tout en conservant son arme dans une position menaçante, répondit : « Puisque l’on veut faire du mal au colonel, je dois le défendre, n’est-il pas vrai ? » Le capitaine répliqua : « Restez tranquille ! » Trois ou quatre fois de suite, la même scène se renouvela, et M. de Ventiny écarta le fusil du sergent, qui continuait à dire : « Mais puisqu’on fait du mal au colonel. » Cependant les curieux, massés sur les trottoirs, criaient : « Ils passeront ! Ils ne passeront pas ! » Le tumulte était excessif ; les cris se mêlaient : « À bas Guizot ! Vive la Réforme ! Allons-nous-en ! Vive la ligne ! Laissez-nous passer ! Illuminez ! Illuminez ! » Ces clameurs confondues bruissaient comme un ouragan. L’homme barbu, s’adressant au lieutenant-colonel, lui cria : « Une dernière fois, veux-tu nous laisser passer ? — Non ! » L’homme fit un nouvel effort pour frapper M. Courant au visage avec sa torche. Le lieutenant-colonel se retira derrière sa première division, formée sur trois rangs, et commanda : « Croisez la baïonnette ! » Giacomoni ajusta l’homme et fit feu ; l’homme s’effondra sur lui-même. Comme disent les chasseurs, il avait été brûlé à bout portant. Voilà quelle est la détonation que l’on a entendue avant les autres et qui fit croire à un coup de pistolet intéressé, tiré par les émeutiers.

« Le coup de fusil du sergent Giacomoni fut une sorte de commandement pour ces malheureux soldats, pressés par la foule et se croyant en péril ; deux compagnies firent machinalement feu ; cinquante-deux personnes tombèrent, mortes ou blessées. Les groupes étaient compacts et touchaient presque le premier rang du quatorzième de ligne. L’ahurissement des soldats était tel qu’ils tiraient les uns sur les autres. Ce fut un effarement sans nom ; tout le monde se sauva, les plus lestes sautant par-dessus les balustrades de la rue Basse-du-Rempart, qui était alors en contrebas de deux mètres avec le boulevard, les plus avisés se jetant à plat ventre ; les autres, affolés, courant devant eux, sans savoir où ils allaient.

« L’imitation sympathique est la maladie nerveuse des foules : une terreur justifiée avait emporté tous les individus qui composaient la colonne de la manifestation ; mais que penser de la panique qui saisit les soldats ? Ils se mirent à fuir par la rue de Sèze, par la rue de Luxembourg (actuellement — 1882, — Cambon), par la rue Neuve-des-Capucines ; le lieutenant-colonel Courant, dressé sur ses étriers, avait beau crier : « Quatorzième de ligne ! vous vous déshonorez ! » rien ne pouvait arrêter l’élan de ses hommes ; les dragons les imitèrent et partirent à fond de train vers la place de la Concorde. Chacun sait ce qui se passa, après cette fusillade meurtrière. Seize cadavres ramassés, placés sur un chariot rencontré par hasard et qui transportait une famille d’émigrants à la gare de l’Ouest, furent promenés dans Paris, à la clarté des torches, aux cris de : « Vengeance : on égorge nos frères ! » La joie qui avait soulevé la ville entière vers six heures du soir, lorsque l’on avait appris la démission acceptée du ministère Guizot, faisait place, chez les défenseurs du pouvoir, à une stupeur profonde et, chez ses adversaires, à une inexprimable irritation. Les hommes des sociétés secrètes, — qui n’avaient jamais cessé de fonctionner, malgré Doullens et le Mont-Saint-Michel[33], — se cherchèrent, se trouvèrent, se réunirent et se résolurent à profiter de ce que l’un d’eux eut le courage d’appeler « cette bonne aubaine ». On sonna le tocsin dans la plupart des églises, on dépava les rues, on pilla les boutiques d’armuriers et, avant la fin de la nuit, la ville était, comme l’on dit, hérissée de barricades.

« Les émeutiers ne furent point inquiétés pendant leurs préparatifs de combat ; toutes les troupes se retiraient, semblant faire un mouvement concerté vers le Palais-Royal, les Tuileries, la place de la Concorde et les Champs-Élysées ; on paraissait abandonner le centre de la ville à l’insurrection et réserver les derniers efforts de la défense pour la résidence du roi et la Chambre des députés. Était-ce un plan stratégique destiné à grouper sur un seul point toutes les forces disséminées et qui permît de reprendre l’offensive, pour éviter une révolution dont l’immense majorité de la population ne voulait pas ? Nullement ; c’était une retraite[34]. »

C’est de Giacomoni lui-même que je tiens ces détails, et j’ai pu en contrôler l’exactitude. En 1859, j’étais à Gênes, au moment où Napoléon III venait de gagner la bataille de Solférino. Les blessés des combats précédents avaient été distribués dans les principales villes du Piémont ; Gênes en avait reçu un nombre considérable. J’allais souvent à l’hôpital della Lanterna voir un de mes camarades de collège, le lieutenant-colonel de Ferrussac, qui, à Montebello, avait été frappé d’une balle au pied. Un jour que j’étais près de lui, il me parla d’un capitaine grièvement blessé que l’on soignait dans une chambre voisine, et qui semblait abandonné, car il était réduit à la compagnie de son « planton ».

Je m’empressai d’aller offrir mes services à ce pauvre délaissé, qui parut me recevoir avec quelque défiance. J’aperçus un homme de haute taille, de visage énergique, d’humeur sombre, poli avec une nuance de froideur peu dissimulée. C’était le capitaine Giacomoni. Il avait eu le dos traversé par une balle au-dessous des épaules et était persuadé que sa blessure était mortelle. Je multipliais mes visites, j’apportais des fruits, je refaisais le pansement, je prêtais des livres, je racontais les nouvelles de la guerre ; le capitaine s’habitua à moi, finit par me prendre à gré, et de son humeur revêche il ne resta plus vestige. Entraîné dans une causerie sur les incidents de sa vie de soldat, il me fit le récit que l’on vient de lire et reconnaissait que son coup de feu avait eu des conséquences qu’il ne prévoyait guère, lorsqu’il le lâcha imprudemment. Il me dit : « J’avais à côté de moi un de mes « pays », un homme de Sartène, qui était sergent et s’appelait Pietro Paulo Pietri ; quand j’eus tiré, il me dit : « Ah ! malheureux, qu’est-ce que tu as fait ! » Je résumai, le jour même, les faits que Giacomoni m’avait racontés, et cette note fut jetée dans les cartons où s’empilaient mes paperasses.

En 1874, j’eus à étudier l’organisation de l’état civil[35] et j’allais souvent, aux annexes du palais du Luxembourg, interroger les chefs de service pour recueillir les éléments de mon travail. J’eus besoin de quelques documents qui furent réunis et expédiés chez moi. L’employé qui me les apporta me fit passer sa carte. P. P. Pietri ; ce nom réveilla mes souvenirs ; je fis asseoir le messager, je causai avec lui, et, l’interrogeant brusquement, je lui dis : « N’avez-vous pas été sergent au quatorzième de ligne ? — Oui. — N’étiez-vous pas sur le boulevard des Capucines, dans la soirée du 23 février 1848 ? — Oui. — Est-ce que Lagrange a tiré le coup de pistolet qu’on lui a attribué ? » Mon interlocuteur hésita, puis il me répondit brusquement : « Non ; celui qui a fait ce mauvais coup n’est plus de ce monde, et je puis le nommer sans le compromettre. Il a pris sa retraite en qualité de capitaine, il s’est retiré en Corse et y est mort d’un anthrax en 1860 ; il s’appelait Giacomoni » ; et il me donna des détails qui étaient en concordance absolue avec ceux que je devais au blessé della Lanterna. Dès lors, je n’ai point hésité à accorder à ce récit le crédit dont il est digne, car les faits m’ont été racontés par l’auteur de l’acte même et par un témoin oculaire. Du reste, Lagrange a toujours nié énergiquement, même devant les tribunaux (Cour d’assises de la Seine, 10 ou 11 mars 1850), le forfait dont l’esprit de parti l’avait accusé.

Par une étrange coïncidence, ce fut l’action irréfléchie d’un soldat corse qui ouvrit la voie au retour des Bonaparte. Leur parti était bien faible en 1848, au moment où éclata la révolution, et, sauf quelques obstinés, ne comptait plus guère d’adhérents. Ceux-ci, cependant, s’agitèrent dans la journée et prononcèrent le nom du prétendant qui avait mené si piteuse aventure à Strasbourg et à Boulogne-sur-Mer. Dans la soirée même du 24 février, j’en eus une preuve que je n’ai point oubliée. Louis de Cormenin, Gustave Flaubert et moi, nous étions devant le perron de l’Hôtel de Ville, vers dix heures et demie du soir, lorsque l’on proclama la République et la formation du nouveau ministère[36].

Pour revenir vers la place de la Madeleine, où j’habitais, nous prîmes route par les quais, qui étaient tristes et sombres, car presque tous les candélabres avaient été renversés. Quelques rares passants frôlaient silencieusement les parapets ; au-delà du fleuve noir, on apercevait à peine les toits pointus de la Conciergerie, confondus avec le ciel obscur. Les boutiques étaient fermées, de loin on entendait une voix avinée qui chantait un refrain patriotique. À cette époque, existait encore, au point de jonction du quai Le Peletier et du quai de Gesvres, une ruelle sordide que l’on appelait la rue de la Planche-Mibray. Elle consacrait le souvenir d’un pont volant en bois, jeté au milieu des marécages de la Seine et qui fut remplacé par le pont Notre-Dame, dont le premier pieu fut planté, le 31 mai 1413, par le roi Charles VI, escorté des ducs de Guyenne, de Berry et de Bourgogne.

C’était, en 1848, une ruelle tellement étroite que nulle voiture n’y pouvait circuler ; des réverbères se balançaient à seize pieds au-dessus du sol, car il avait été impossible d’y trouver l’espace nécessaire à l’établissement des candélabres ; c’était une sentine ; on y vidait toutes sortes de choses par les fenêtres ; le pavé disparaissait sous une couche de fumier ; elle était bien nommée Mi-Bray, car on y marchait en pleine fange. Cela ressemblait à un égout croupissant à ciel ouvert. En passant devant ce cloaque, je vis que l’entrée en était oblitérée par un cheval mort, déjà météorisé. Sur cette charogne un homme était assis ; blouse bleue, pantalons effilochés, casquette ravalée ; il dormait, tenant un fusil entre ses genoux. Je ne sais quelle pitié me prit ; la nuit était froide et il pleuvait par intervalles.

Je réveillai ce vainqueur, en lui disant : « Allez donc vous coucher ! » Il leva la tête, se frotta les yeux et me regarda d’un air hébété. C’était un jeune homme de vingt ans environ, un de ces vieux voyous comme il en grouille par milliers sur le pavé de Paris. D’une voix éraillée, il me répondit : « Non, il faut que je garde ma barricade ! » J’insistai : « Laissez là votre barricade ; il n’y a aucun danger à redouter, si ce n’est une fluxion de poitrine. — Non ! on m’a dit de garder ma barricade ; c’est la consigne ; je la garde ; parce que le duc de Montpensier est à Vincennes et qu’il va bombarder le peuple. » Je repris : « S’il n’y a que cela qui vous inquiète, vous pouvez aller dormir sur les deux oreilles ; du reste, tout est fini et vous devez être content : on vient de proclamer la République. »

À ce mot, il se leva, se pencha vers moi confidentiellement, et, me poussant au visage son haleine chaude d’alcool, il me répondit : « La République ! je m’en moque ; ce qu’il nous faut, c’est le prince Louis-Napoléon ! » Je fis un geste d’étonnement, il ajouta : « Oui, le prince Louis-Napoléon ; ce matin, il nous a fait distribuer des couteaux ! » Et, enlevant sa casquette, il en tira un couteau-poignard qu’il me montra. Je restai fort surpris, car le nom de Louis-Napoléon n’avait pas seulement effleuré ma pensée, pendant les événements dont j’étais le témoin depuis trois jours. L’homme se rassit sur le cheval, en me disant : « Voilà ! quant à la barricade, je la garde, à cause du duc de Montpensier. Bonne nuit, citoyen ! »

Longtemps après, lorsque l’empire de Napoléon III eut succédé à la présidence du prince Louis, j’eus l’explication de ce fait, qui était resté présent à mon souvenir. En février 1848, le prince Napoléon-Jérôme, sous le nom de comte de Montfort, habitait un entresol du boulevard de la Madeleine, au coin de la rue de la Ferme-des-Mathurins. Dans la matinée du 24, il vit entrer chez lui Fialin au nom duquel on a, depuis, accroché le titre de duc de Persigny. Celui-ci, qui avait été condamné en 1840 par la Cour des pairs pour participation au coup de main de Boulogne, était interné à Versailles, où il avait obtenu de résider. C’était, on le sait, un apôtre de l’impérialisme, et depuis longtemps il était persuadé que les noms de Napoléon et de Bonaparte suffiraient seuls à placer ceux qui le portaient à la tête du gouvernement de la France.

Son premier mot, en entrant chez le prince Napoléon, fut : « Monseigneur, les circonstances sont propices, il faut en profiter ; la monarchie s’écroule, l’empire va lui succéder ; je vais courir à Paris, faire de la propagande ; mais, pour cela, il me faut de l’argent, et je n’en ai pas ! — Ni moi non plus », répondit le prince, qui vivait alors d’une pension annuelle de six mille francs que lui servait son oncle, le roi de Wurtemberg. Persigny reprit alors : « Je ne puis cependant pas faire proclamer l’empire, avec un pantalon comme celui-ci », et, se retournant, relevant les pans de sa redingote, il prouva, par un geste à la fois héroïque et familier, que tous les œils-de-bœuf n’étaient pas au palais de Versailles. Le prince Napoléon se mit à rire, lui donna quarante francs et lui dit : « Allez vous acheter une culotte, et bonne chance ! »

Persigny s’éloigna au plus vite, entra chez le premier fripier venu, s’abrita dans un pantalon décent et se rendit à un café où il était attendu par le général Piat et par un romancier médiocre, intrigant, qui avait joué un rôle secondaire à l’Hôtel de Ville, lors de la révolution de 1830, et que l’on nommait Hippolyte Bonnélier. Les trois acolytes, après quelques instants d’entretien, se partagèrent les rôles. Bonnélier fut chargé de placarder sur les murailles, et particulièrement sur les piliers des arcades de la rue de Rivoli, de petites affiches manuscrites que Persigny avait préparées en grand nombre ; on y lisait : « Le prince Louis-Napoléon, l’héritier du vainqueur de Marengo et d’Austerlitz, peut seul sauver la France, qu’une monarchie coupable a précipitée aux abîmes. Peuple, souviens-toi des gloires de l’Empire ! »

Hippolyte Bonnélier partit pour remplir la mission qui lui avait été confiée, le général Piat et Persigny restèrent en conférence ; ils auraient voulu faire quelque chose de « grand », par exemple acheter toute une boutique d’arquebusier et en distribuer les armes au peuple, de la part de Louis-Napoléon. Mais l’argent manquait ; la culotte neuve avait ébréché les quarante francs de Persigny, et Piat, toujours besogneux, ne possédait pas un petit écu. Persigny eut une idée : « Allons chez Mme Gordon ; elle a aimé le prince ; elle comprendra qu’il faut saisir l’occasion aux cheveux et elle fera un sacrifice. »

Cette Mme Gordon avait été fort belle ; ancienne maîtresse du prince Louis-Napoléon, elle lui avait donné, lors de l’équipée de Strasbourg, des preuves de dévouement qui annonçaient une profondeur d’affection et une virilité peu communes. Les deux bonapartistes se rendirent chez elle et lui expliquèrent le genre de service qu’ils en attendaient. Elle avait trois mille francs ; elle les donna. C’était peu pour acheter des fusils, et, avec cette maigre somme, il ne fallait pas songer à payer comptant un magasin d’armurier. On se contenta d’une opération moins éclatante et l’on se rabattit sur une boutique de coutelier. On en découvrit une, dans le faubourg Saint-Antoine, et le marché fut promptement conclu. Le général Piat, Persigny et un troisième personnage dont j’ai oublié le nom, qu’ils avaient rencontré chez Mme Gordon et qui s’était spontanément joint à eux, distribuaient aux insurgés de bonne volonté des couteaux, des serpettes, des rasoirs et des sécateurs : « Au nom du prince Louis-Napoléon, disait Persigny, le neveu du grand Empereur ! » Puis, comme il est toujours bon de mettre un peu de mystère dans les œuvres de révolte, il ajoutait à voix basse et dans l’oreille : « Le mot d’ordre est : Arrosez le peuplier ! »

L’homme que j’avais vu, dans la soirée du 24 février, « gardant sa barricade », rue de la Planche-Mibray, avait eu sa part dans cette distribution, et son haleine prouvait qu’il n’avait pas arrosé que le peuplier ! Ces faits, peu importants par eux-mêmes, mais qui démontrent que les partisans de la restauration de l’Empire ne négligeaient aucune occasion de tenter la réalisation de leur rêve, sont restés inconnus jusqu’à ce jour ; ils m’ont été racontés, en détail, par le prince Napoléon-Jérôme et je les crois exacts. J’ai toujours ignoré la signification précise qu’il fallait attribuer aux mots : « Arrosez le peuplier ». A-t-on voulu jouer sur le mot latin populus, qui signifie à la fois, selon qu’il est masculin ou féminin, peuple et peuplier ? J’en doute ; c’eût été bien subtil et bien savantasse pour des émeutiers. J’ai interrogé le prince Napoléon à cet égard, il m’a répondu : « Persigny a dit cela comme il aurait dit autre chose. » C’est fort possible.

Le prince non plus n’était pas resté oisif, pendant la journée du 24 février. Voyant, dès le matin, les troupes défiler, la crosse en l’air, il avait compris que la monarchie de Juillet s’effondrait, entre l’abandon de l’armée et l’hostilité de la garde nationale. Il avait pris son parti et s’était dit que, puisqu’il y avait bataille, il devait combattre. Vêtu d’une blouse, coiffé d’un chapeau mou, armé d’un fusil de chasse, il avait couru jusqu’à la place du Palais-Royal et y avait fait le coup de feu contre les soldats abandonnés, sacrifiés dans le poste dit du Château-d’Eau, qui alors faisait face au palais et qui a été détruit, lors de la construction du nouveau Louvre.

Pour cette expédition — où j’aurais voulu ne le point voir paraître — il était accompagné de Pierre-Marie Piétri[37], le même qui fut sénateur, préfet de Police, et que Boittelle[38] remplaça en 1858, après l’attentat d’Orsini. Piétri était un homme d’énergie, conspirateur habile et qui avait passé une partie de son existence dans les Ventes des sociétés secrètes de l’Italie. Tous deux, le futur prince du sang, le futur grand fonctionnaire de l’Empire, se battirent comme de simples émeutiers et surent, plus d’une fois, donner l’exemple du courage. Ils se mêlèrent à la bande qui se rua sur le château des Tuileries, après l’incendie de la caserne, où une poignée de braves gens avait lutté contre l’insurrection dont elle était entourée de toutes parts. Le prince se promena avec curiosité dans les appartements royaux envahis par la foule et où, cinq ans plus tard, il devait être, après le souverain, le plus haut personnage. Le lendemain, 25 février, Pierre Piétri était nommé commissaire général de la République pour la Corse, autrement dit préfet à Ajaccio, et le prince Napoléon-Jérôme — Plon-Plon — se préparait au rôle politique que nous lui avons vu jouer.

Ceux qui pensaient alors au rétablissement de l’Empire n’étaient point nombreux et, quoique le prince Louis eût noué des relations avec quelques républicains convaincus — Louis Blanc, Peauger, Armand Marrast et bien d’autres, — pendant qu’il était à ce qu’il se plaisait à nommer « l’université de Ham », nul ne se doutait que le 24 février 1848 aurait pour conséquence le 2 décembre 1851. On eût ri si telle prédiction eût été faite, et cependant, si l’on eût pu voir les insanités dont on allait se repaître, les sottises et les violences que l’on allait commettre, les niaiseries à la fois prétentieuses et brutales que La Tribune et La Presse allaient échanger, on n’eût point été surpris d’un dénouement qui faisait succéder, à la logomachie et à l’inquiétude, le silence et le repos dont la nation avait besoin.

Que de fois, depuis ces événements, je me suis souvenu de l’émeutier de la rue de la Planche-Mibray qui, le soir même d’une révolution républicaine, appuyée par les légitimistes du Parlement, prononça du haut d’un cheval crevé, entre deux hoquets, le nom du prétendant impérial que l’avenir devait appeler à recueillir l’héritage ouvert par l’imprudence, l’ambition et l’envie.

La partie de Louis-Philippe n’était même pas compromise, le 23 février ; il la perdit avec une imbécillité sénile dont on reste stupéfait ; malgré la fusillade du boulevard des Capucines, malgré l’émotion qui en résulta, il suffisait de quelque vigueur pour tenir tête à l’émeute et empêcher le roi d’abandonner aux hasards de la violence les institutions qu’il avait juré de défendre. Ce n’était pas seulement sa couronne qui était en jeu, c’était la prospérité, c’était l’état social de la France. La nation s’était confiée à lui, en 1830 ; il ne fit rien pour la protéger et l’arracher à une révolution qu’elle ne désirait pas, dont elle resta longtemps atterrée. Un souverain n’a pas que sa personne et son trône à sauver ; il est pasteur de peuple et il doit avant tout veiller sur le troupeau. En ne faisant rien, dans la nuit du 23 au 24 février, en ne prenant aucune disposition sérieuse dans la matinée du 24, Louis-Philippe a été coupable et ceux qui le servaient ont été criminels.

Nul homme ne se rencontra qui fit acte d’énergie ; le maréchal Bugeaud pérora, au lieu d’aller, dès le point du jour, chercher la révolte dans ses repaires ; le duc de Nemours, commandant nominal en chef de l’armée, plus plein de morgue que jamais, méprisait trop la populace pour daigner s’en occuper et resta près du palais, au milieu de son état-major ; le duc de Montpensier estimait que son père était bien lent à abdiquer. Les deux hommes d’action de la famille d’Orléans, le prince de Joinville et le duc d’Aumale, étaient à Alger ; au reçu d’une lettre de François Arago, ils déguerpirent. La reine, se retrouvant hautaine dans ces circonstances, prononça un mot cruel et immérité ; lorsque le roi eut signé son abdication, elle se tourna vers la duchesse d’Orléans et lui dit : « Eh bien ! Hélène, vous devez être contente ! » La duchesse d’Orléans était si peu « contente » qu’elle égara un de ses enfants au milieu de la Chambre des députés.

La fuite fut honteuse. Le roi Charles X, voyageant à petites journées, dans ses voitures attelées de huit chevaux, avait quitté la France, entouré de sa maison militaire ; il ne se pressait guère, car il ne s’embarqua à Cherbourg que le 16 août 1830. Louis-Philippe se sauva et se cacha si bien que, pendant plusieurs jours, on ne sut ce qu’il était devenu. Déguisé, dépouillé de la perruque légendaire qui donnait à son visage l’apparence d’une poire, errant à Deauville, à Trouville, à Honfleur, il finit par prendre place à bord d’un paquebot anglais. Mettant le pied sur le sol de l’Angleterre, il disait aux douaniers : « Ils voulaient ma tête ! » N’était-ce pas plus simple de se faire tuer, à cheval, comme un soldat et comme un roi ? Cet homme était brave, cependant, d’une bravoure de race, naturelle et sans rien de théâtral ; le choc répété des événements avait désagrégé sa résolution et il ne put vaincre la défaillance dont il fut saisi. Le duc de Nemours ensevelit son uniforme sous le linceul d’une livrée de domestique et décampa. Le duc de Montpensier perdit sa femme, qui perdit ses souliers dans les boues de la plaine Saint-Denis.

Paris était une fois de plus délivré du « tyran » ; il en profita sans délai pour vider le sac aux sornettes. Les gens du National — les vainqueurs réels — voulaient que la révolution ne fût que politique, c’est-à-dire qu’elle leur donnât les hautes positions dont ils avaient envie ; les gens de La Démocratie pacifique — les vainqueurs en sous-ordre — exigeaient que la révolution fût sociale, c’est-à-dire qu’elle les mît en possession des biens qu’ils n’avaient pas et qu’ils guignaient à travers leur théorie humanitaire. Derrière ce groupe, qui réclamait l’organisation du travail, le droit au travail, une répartition plus équitable de la propriété, une loi nouvelle sur l’héritage, l’abolition du salaire, la coopération, etc., on vit surgir et pulluler les apôtres des « religions de l’avenir ». Tous parlèrent à la fois, vantant leur système, préconisant leurs doctrines, prêchant leurs dogmes. Ce fut un charivari ; le Mapah y joue son petit air, que je retrouve :

« Au nom et par les gloires, au nom et par les sueurs, au nom et par les larmes, au nom et par le sang du Peuple français, le Christ-Peuple aux Peuples :

« Liberté, Égalité, Fraternité,
« Solidarité,
« Unité,
« Souveraineté ! »

On riait, quand le service de la garde nationale laissait le temps de rire. Tous ces braves gens demandaient vingt-quatre heures, pas plus, pour résoudre « le problème social » ; ils étaient de méchante humeur, lorsqu’on leur chantait :

Peut-être un jour, le bourgeois éclairé
Donn’ra sa fille au forçat libéré !

et ils rendaient la bourgeoisie responsable des malheurs que son entêtement ne manquerait point d’attirer sur l’humanité.

Dans les clubs, debout sur les bancs du boulevard, devant le comptoir des cabarets, ils dégorgeaient leur rhétorique démocratico-socialiste, à laquelle personne ne comprenait rien. Dès qu’on plantait un arbre de la liberté, ils accouraient ; ils attendaient avec impatience que le prêtre, venu de l’église voisine, eût terminé les prières, et, aussitôt, ils entamaient la harangue d’où devait s’épanouir « le renouvellement de la face du monde ». Du reste, ils se rendaient justice : les saint-simoniens se moquaient des fouriéristes, les fouriéristes se moquaient des cabétistes, les cabétistes se moquaient des proudhoniens et Proudhon se moquait de tout le monde. On s’injuriait dans les journaux, et parfois on se gourmait sur la voie publique. Lorsque l’on planta l’arbre de la liberté sur la place de la Madeleine, où j’habitais, un disciple de Victor Considérant se prit aux cheveux avec un admirateur de Cabet ; dans la lutte, on renversa l’arbre encore peu affermi ; mal leur en advint ; on les roua de coups, en leur criant : « Respectez l’arbre du Peuple. »

En a-t-on planté de ces arbres de la liberté ! Sur toutes les places, devant tous les monuments, à chaque coin de rue, à tous les carrefours. Je ne sais vraiment où l’on trouva tant de peupliers ; ah ! on les arrosait, ceux-là, et le canon des marchands de vins célébrait leur avènement. On se fatigua de cette prodigalité d’arbres, de cette forêt démocratique, qui gênait la circulation et que les voitures accrochaient en passant. Sur le fameux air des Girondins — un air à porter le diable en terre — on chanta :

Il eût fallu prendre le chêne
Pour arbre de la liberté,
Ses fruits auraient nourri sans peine
Tous les cochons qui l’ont planté.
Nourris par la patrie (bis),
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie (bis).

La France était alors divisée en deux tribus de Peaux Rouges, qui ne fumaient pas ensemble le calumet de paix et qui aspiraient au moment de s’entre-dévorer : les Réacs et les Démocs-Socs ; cela se disait ainsi. J’avais vingt-six ans ; je me souciais de politique autant que de noisettes vides, exactement comme aujourd’hui ; j’écoutais les orateurs des deux tribus, et je ne savais lesquels étaient les plus extravagants ; cependant, je dois avouer qu’après avoir entendu M. Réac je trouvais que le citoyen Démoc-Soc avait du bon, et que, lorsque j’avais causé avec le citoyen Démoc-Soc, j’estimais que M. Réac avait dit de bonnes choses. Esprit d’équité, esprit d’opposition ? je n’ai jamais pu le définir, et je flottais platoniquement entre les deux opinions, me transportant, de bonne foi, de l’une à l’autre, selon celle que l’on faisait valoir. J’en ai conclu, et depuis longtemps, que ce n’est pas l’étiquette qui fait la liqueur et que, pourvu que la liqueur soit bonne, l’étiquette importe peu. Monarchie, république, empire : qu’est-ce que cela, si vous avez la liberté, la justice et la sécurité ?

Il n’y avait pas seulement des apôtres et des prophètes, il y avait aussi des sibylles et des pythonisses qui, juchées sur le trépied des Droits de la Femme, glapissaient comme des paons avant la pluie. L’émancipation des femmes était prêchée dans le Club des femmes, qui, pour organe de revendication, avait La Voix des Femmes, d’où les rédacteurs à barbe étaient exclus. Comme le chœur des femmes, dans les Thesmophories d’Aristophane, ces vestales de l’égalité des sexes auraient pu invoquer les Génétyllides, car la plupart avaient assez d’expérience pour être reçues sages-femmes, sans examen préalable. On ne peut se figurer les insanités qui furent débitées, colportées, commentées par les couturières sans ouvrage, les bas-bleus sans talent, les cuisinières sans fourneau et les portières sans loge. Non seulement on demandait des droits politiques, mais l’on réclamait le droit aux armes et l’on parlait de former des bataillons féminins ; je crois me rappeler qu’il y eut un essai d’enrôlement pour une troupe que l’on devait nommer les Vésuviennes. Vésuviennes ? Vénusiennes eût été mieux.

Le Club des femmes tenait séance dans le sous-sol des galeries Bonne-Nouvelle ; on y allait en partie de plaisir et l’on s’y divertissait à entendre les motions des oratrices. Un soir, quelques gardes nationaux facétieux fessèrent ces dames, et le club eut vécu. La présidente était une vieille matrone, outrageusement maigre, défigurée par un nez crochu surmonté de lunettes en fer, et qui s’appelait Eugénie Niboyet. C’était une prétentieuse personne qui, sous prétexte de discours et sans broncher, débitait des phrases empruntées aux œuvres de Fourier, de Saint-Simon, d’Enfantin et des autres sensualistes qui ont voulu émanciper la femme à leur profit. Si la présidente était disgracieuse, la vice-présidente, en revanche, était une des plus charmantes femmes que j’aie vues. Elle a fait parler d’elle, depuis cette époque, et il est convenable d’en dire quelques mots.

Elle était connue sous le nom de Noémie Constant ; elle publiait de mauvais vers, dans La Voix des Femmes, dont elle était une rédactrice assidue ; elle émettait des opinions exaltées ; mais on lui pardonnait en faveur de sa jeunesse et surtout de sa beauté, qui était exceptionnellement séduisante. Elle avait été sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, à Vanves ou à Issy ; elle se nommait Noémie-Alexandrine-Victorine Cadiot et était née à Paris, le 12 décembre 1828. Le 13 juillet 1846, elle avait épousé, à la mairie du Xe arrondissement, Alphonse-Louis Constant, qui avait été sous-diacre. Le mariage ne fut point heureux, l’argent était rare ; Noémie rêvait d’émancipation ; elle tâtait de la poésie et de la sculpture ; Victor Hugo et Pradier, vers 1848 et 1849, lui donnèrent des leçons particulières. On se sépara à l’amiable. Le mari, que l’on continuait à appeler l’abbé Constant, se fit professeur de magie, sous le nom d’Éliphas Lévy, et publia quelques livres baroques, où la clavicule de Salomon est souvent citée.

Noémie faisait de la sculpture, revue et corrigée par un praticien nommé Bourdon ; du reste, elle ne manquait point de commandes ; l’État fournissait le marbre et payait bien, grâce à la protection d’Hector Lefuel, architecte du Louvre.

Le 26 janvier 1865, sur la requête de Louis Constant, le mariage fut annulé par les tribunaux de la Seine, appliquant la loi organique de germinal an X, sur le Concordat. Le 26 août de la même année, Noémie obtint l’autorisation de porter le nom de Cadiot-Claude Vignon ; elle signait de ce pseudonyme, pêché dans l’œuvre de Balzac, les articles qu’elle écrivait dans le journal Le Temps. La Guéronnière[39] avait fait accorder à Nefftzer l’autorisation de créer Le Temps et lui avait imposé la collaboration de la Noémie, qui collaborait avec lui et quelques autres. Le 3 septembre 1872, elle a épousé un homme beaucoup plus jeune qu’elle, Pierre-Maurice Rouvier, que les élections de 1871 ont envoyé à l’Assemblée nationale, afin de représenter le radicalisme de Marseille[40].

Cependant, les prédicateurs des deux sexes ne restèrent pas toujours dans la théorie ; ils jugèrent qu’il était temps de passer à la pratique et cela nous valut l’insurrection de Juin, qui nous parut formidable alors, et que nous avons trouvée enfantine, après avoir subi la Commune de 1871. Cette fois je n’hésitai pas entre les réacs et les démocs-socs ; je me jetai résolument au premier rang des premiers, et les seconds me mirent au lit pour deux mois avec une jambe fracassée par une balle. On put croire alors que, débarrassée de ses adversaires les plus énergiques et de ses serviteurs ignorants, la République réussirait à se fonder en France. Le général Cavaignac, après avoir renoncé à la dictature que les événements lui avaient imposée, était chef du pouvoir exécutif. Il rassurait à la fois tous les intérêts et semblait destiné à dissiper la méfiance que les nouvelles institutions inspiraient au pays. J’ai tracé jadis un portrait de lui que je reproduis, car le temps n’a pas modifié l’opinion que j’exprimais en 1876 :

« Dans nos jours indécis et troublés, où tant de médiocres personnages ont posé devant nous, la figure de Cavaignac se détache, isolée, sereine, impeccable, sur le piédestal de l’histoire, comme une statue de marbre antique au milieu de moulages informes. Je l’ai connu, longtemps après son passage au pouvoir, et j’avais conçu pour lui un sentiment d’affectueuse vénération que rien n’a jamais démenti. Son intelligence, plus élevée qu’étendue, dédaignait les petits compromis de la politique des ambitieux et regardait vers un objectif très haut placé. Il répétait souvent un adage qui le peint : « Pour savoir commander, il faut apprendre à obéir. » En effet, il eut pour la légalité un respect religieux ; cela seul lui crée une situation exceptionnelle dans les annales de la France moderne. Le 26 juin 1848, après la défaite de l’insurrection qu’il avait vaincue, il était le maître ; la nation, qui proclamait en lui son sauveur, l’aurait suivi sans hésiter. Il exerça le pouvoir, dans des temps difficiles, avec une intégrité et une douceur incomparables. Nul déboire, cependant, ne lui fut épargné, nulle insulte, nulle injure, nulle injustice ; un jour, il fut condamné à entendre Garnier-Pagès lui dire, avec reproche : « C’est moi qui vous ai nommé général de division. » Il but tous les fiels et resta ce qu’il était : le type même de l’honnête homme, le vir probus que l’antiquité eût offert en exemple. La boussole de sa vie était bien réglée ; l’aiguille s’en dirigeait naturellement vers le pôle du devoir. Si la République eût alors été possible en France, il l’eût fondée ; mais l’heure n’était pas venue et il descendit du pouvoir avec autant de dignité et d’abnégation qu’il y était monté. Il eut à un haut degré ce qui fait la véritable grandeur de l’homme et ce qui manque souvent aux plus subtils, aux plus intelligents : le caractère. »

Rien ne prouve mieux la défiance que la France éprouvait pour la République et son ressentiment contre la révolution de Février que la chute d’un pareil homme. Il était général de division et très respecté par l’armée ; il avait en main le gouvernement du pays ; ses préfets, ses sous-préfets, ses maires se rattachaient tous à l’opinion républicaine et, cependant, l’on vit sortir de l’urne des élections présidentielles le nom qui signifiait et promettait le renversement de la République. Certes, la légende napoléonienne fut pour beaucoup dans l’acclamation qui porta le prince Louis au pouvoir ; est-ce seulement à l’homme d’Austerlitz que l’on a pensé, en nommant son neveu ? Je ne le crois pas et bien des électeurs se sont souvenus de l’homme de Brumaire. Cela ne fera point de doute pour l’historien impartial ; je l’étais de mon vivant ; je ne le suis pas moins en parlant d’outre-tombe.

Il est toujours bon de rappeler le scrutin du 10 décembre 1848 ; c’est un des plus instructifs que l’on puisse évoquer. Les candidats étaient : le général Cavaignac, qui avait sauvé l’Assemblée nationale, Paris, la Société française, lors de l’insurrection de Juin ; Lamartine, qui, après la révolution de Février, avait tenu tête aux ancêtres de la Commune, avait repoussé le drapeau rouge qu’ils voulaient lui imposer et penchait vers les Girondins ; Ledru-Rollin, membre du Gouvernement provisoire, ministre de l’Intérieur, membre de la Commission exécutive, appelant à lui l’élément jacobin ; Raspail, représentant les idées socialistes ; le général Changarnier, symbolisant le retour vers la monarchie ; et enfin le prince Napoléon Bonaparte, ridiculisé par ses coups de main avortés à Strasbourg et à Boulogne.

Sur les 7 327 663 suffrages exprimés, les votes se répartirent ainsi : Napoléon Bonaparte, 5 434 226 ; Cavaignac, 1 448 107 ; Ledru-Rollin, 370 110 ; Raspail, 36 920 ; Lamartine, 17 910 ; Changarnier, 4 790 ; voix perdues, 12 600.

À propos de cette élection, je puis faire connaître une anecdote qui m’a été racontée par le prince Napoléon (Jérôme). Dès la fin de novembre 1848, les murs de Paris étaient tapissés d’affiches, qui recommandaient les divers candidats. Celles qui portaient le nom du prince Louis-Napoléon Bonaparte étaient systématiquement lacérées par les partisans de Cavaignac, de Lamartine, de Ledru-Rollin. Le prince Napoléon (Jérôme) alla s’en plaindre au préfet de Police, qui alors était Gervais (de Caen), médecin sans clientèle, ancien détenu politique, ex-affilié de la Société des Droits de l’Homme, bellâtre médiocre, et attendant toute fortune de la République, qu’il servait avec empressement. L’entrevue fut assez maussade ; on se traita de citoyen préfet et de citoyen représentant du peuple. Tout en déclarant qu’il lui était difficile d’empêcher les républicains de déchirer les proclamations d’un homme qui s’était toujours posé en prétendant au trône de France, Gervais promit de donner des ordres pour que la liberté des candidatures fût sauvegardée. La visite terminée, le prince Napoléon se retira, et Gervais (de Caen) le reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet ; arrivé là, il lui dit : « Ne vous préoccupez pas de quelques affiches de plus ou de moins ; votre cousin sera élu à une majorité écrasante. »

Après l’élection du 10 décembre, Gervais (de Caen) donna sa démission de préfet de Police ; il alla voir le prince Napoléon, qui inclinait ou affectait d’incliner vers la démocratie, se lia avec lui, devint presque un de ses familiers, et, faisant un jour allusion à la visite qu’il en avait reçue, lui dit : « J’étais tellement certain de l’élection du prince Louis-Napoléon que j’ai voulu entraîner Cavaignac à s’y opposer par la force. Vers le 1er décembre, je provoquai une réunion entre lui, le général Lamoricière, ministre de la Guerre, et moi. La conférence eut lieu, à minuit, dans l’hôtel que le général Cavaignac habitait, rue de Varenne, et se prolongea jusqu’à cinq heures du matin. Je voulais un coup d’État, l’arrestation du prince Louis et de ses principaux partisans, la dissolution de l’Assemblée, la nomination d’un conseil consultatif dont les membres eussent été choisis parmi les républicains avérés, la dictature déférée pour six ans au général Cavaignac. Lamoricière, qui comptait devenir, par cette combinaison, maréchal de France et chef suprême de l’armée, m’appuya très énergiquement et affirma qu’il répondait du succès. Cavaignac fut inébranlable et voulut courir, constitutionnellement, les chances de l’élection. Peut-être son caractère, plus timoré qu’on ne l’a cru, répugnait-il à l’emploi des moyens illégaux ; peut-être croyait-il que la France, reconnaissante des services rendus, le choisirait pour président. Je ne sais au juste quel sentiment domina en lui et fortifia sa détermination. En tout cas, mon projet fut repoussé et la République mourut. » En effet, elle en mourut ; l’agonie commença après l’élection du 10 décembre. Aurait-elle vécu, si les votes de la population se fussent portés sur un autre candidat ? J’en doute. Tous les partis qui divisaient l’Assemblée nationale et la nation guettaient la République, semblaient faire effort pour la pousser de faute en faute, afin de la renverser plus facilement, de s’emparer de ses dépouilles et de la remplacer. Nul n’avait abdiqué ses prétentions : ni les légitimistes, qui allaient en procession à Wiesbaden saluer, dans le comte de Chambord, le futur roi, le roi prochain ; ni les orléanistes, qui assiégeaient Claremont et voyaient dans le prince de Joinville le lieutenant général du royaume, pendant la minorité du comte de Paris ; ni les fusionnistes, qui rêvaient la réconciliation de la maison de France et l’adoption du fils du duc d’Orléans par le fils du duc de Berry ; ni les jacobins, qui tentaient de se soulever, le 13 juin 1849, à la voix de Ledru-Rollin ; ni les socialistes, dont on remplissait les prisons sous prétexte que, dans leurs écrits, ils attaquaient la famille, la religion et la propriété.

On préparait la voie au président ; il ne l’eût pas mieux préparée lui-même. La division était telle que nul parti n’était assez puissant pour tenir en échec cet homme taciturne, d’apparence apathique, qui était soutenu par une idée fixe et qui en poursuivait la réalisation avec la ténacité d’un maniaque. Il laissait les orateurs parler, les journalistes écrire, les représentants du peuple se disputer, les généraux destitués l’injurier, les meneurs de groupes parlementaires le menacer ; il restait seul, muet, impénétrable. Ses adversaires le traitaient d’idiot et se rassuraient. Enfermé à l’Élysée, tortillant sa longue moustache, fumant ses cigarettes et marchant le front baissé, à l’ombre des grands arbres, il écoutait toutes ces rumeurs et mûrissait son projet. Quand il crut que l’heure était favorable, il mit l’Assemblée à la porte et prit le pouvoir.

Le 2 décembre 1851, il exécuta contre la représentation nationale le coup d’État que, trois ans auparavant, Gervais (de Caen) avait voulu faire contre lui.



DEUXIÈME PARTIE

AU TEMPS DE NAPOLÉON III

INTERMÈDE



JÉCRIS ceci le 27 juillet ; c’est un anniversaire ; la France n’est plus à les compter ; elle peut déterminer son calendrier par ses jours de révolution, d’usurpation, de coups d’État et d’émeutes. Elle s’agite et le hasard la mène ; elle souffre d’une chorée chronique qui, périodiquement, la jette hors du repos et la pousse aux aventures. Semblable aux malades qui, dans l’espoir de guérir d’un mal incurable — le mal de la vieillesse — changent de médecin, appellent les charlatans et consultent les somnambules, elle s’engoue d’un remède nouveau, d’un nouveau docteur, se donne à lui, s’en dégoûte et le quitte pour en prendre un autre ; versatilité morbide, par où les forces s’épuisent et la vie s’écoule. Depuis soixante ans que je suis au monde, que n’ai-je pas vu ? Comptons les gouvernements sous lesquels il m’a été infligé de vivre : Louis XVIII ; Charles X ; la Commission municipale ; la Lieutenance générale ; Louis-Philippe Ier ; le Gouvernement provisoire ; la Commission exécutive ; le général Cavaignac ; la présidence du prince Louis-Napoléon ; la présidence décennale ; l’Empire autoritaire ; l’Empire libéral ; le Gouvernement de la Défense nationale ; la Commune ; la présidence de Thiers ; la présidence du maréchal Mac-Mahon ; le Septennat ; la République votée le 25 février 1875 ; enfin la présidence de Jules Grévy. Avant que ces souvenirs soient terminés, Grévy sera-t-il encore au palais de l’Élysée ? Avant que mes jours soient accomplis, la France n’aura-t-elle point adopté une autre forme de gouvernement ?

Quand ces pages sortiront du portefeuille où elles vont dormir, quel sera le chef de l’État ? un Orléans ; un Bonaparte ; un général ; un avocat ; un cordonnier ; un prince étranger ? Au nom de qui rendra-t-on la justice, de quelle effigie frappera-t-on la monnaie ? Monarchie constitutionnelle ; monarchie sans contrôle ; empire autoritaire ; empire libéral ; république parlementaire ; république jacobine ; république sociale ; présidence ; stathoudérat ; commune : tout est possible, chez une nation où rien ne dure, où l’idole de la veille est la victime du lendemain, où le Capitole se retourne de lui-même pour devenir les Gémonies, où le passé n’a point d’enseignement, où l’avenir n’inspire point de prévision. Les peuples étrangers au milieu desquels j’ai vécu regardent avec curiosité du côté de la France et attendent qu’elle se disloque, pour reculer leurs frontières et agrandir leur territoire. En 1792, ils avaient bien cru que l’heure du partage avait sonné ; mal leur en advint ; mais de tels miracles peuvent-ils se renouveler souvent et ne serait-il pas sage de ne se point exposer aux convoitises ennemies ?

Ô France ! ô cher pays que j’ai tant aimé ! Puisse Dieu, qui jadis te protégeait, te protéger encore ! Puisse-t-il faire naître en toi le respect de la légalité, sans lequel nulle sécurité intérieure n’est possible ; puisse-t-il te donner l’amour de la paix, sans lequel nulle prospérité ne subsiste ! Puisse-t-il calmer tes emportements nerveux, qui, si fréquemment, se sont manifestés par des convulsions redoutables ; puisse-t-il t’accorder la sérénité d’âme qui te permettra de développer tes aptitudes, de vivre dans des destinées prospères et de charmer le monde par ta grâce ! Puisse-t-il t’épargner les révoltes, les révolutions, les coups de force, comme celui que je vais raconter.


CHAPITRE PREMIER

LE DEUX DÉCEMBRE



PROJETS DE COUP D’ÉTAT. — LE GÉNÉRAL CHANGARNIER. — SES ILLUSIONS. — « LES BURGRAVES ». — LE GÉNÉRAL ET LE PRÉFET DE POLICE. — M. GÉNIE. — ENTREVUE AVEC LE PRÉSIDENT. — MISSION SECRÈTE. — M. GUIZOT ET LE DUC DE BROGLIE. — AMBITION ET PRÉCAUTIONS. — MODIFICATION DU PLAN PRIMITIF. — LE COMMANDANT FLEURY. — CONVERSATION AVEC LE PRÉSIDENT. — LE COMMANDANT FLEURY S’ABOUCHE AVEC LE GÉNÉRAL DE SAINT-ARNAUD. — CONFIRMATION INDIRECTE DES FAITS RACONTÉS. — LES DÉPUTÉS CHASSÉS DU CORPS LÉGISLATIF. — RÉUNIS À LA MAIRIE DU Xe ARRONDISSEMENT. — HÉSITATION DES GÉNÉRAUX. — IMPRESSION DE LA POPULATION. — BAUDIN. — PROJETS ORLÉANISTES. — L’OPINION DE LORD PALMERSTON. — LE PRINCE DE JOINVILLE ET LE DUC D’AUMALE. — COMPLOT AVORTÉ. — CONFISCATION DES BIENS DE LA FAMILLE D’ORLÉANS. — LÉOPOLD LEHON. — MYSTIFICATION. — EXPULSIONS. — JULES FAVRE. — MARCHÉ DE DUPE. — MADIER DE MONTJAU. — MORNY ET LE PASSEPORT. — UN PRÉFET AHURI.



LE coup d’État du 2 décembre n’eut rien d’inopiné ; depuis l’élection du 10 décembre 1848, qui fit du prince Louis-Napoléon le président de la République, tous les hommes politiques y pensaient. Les uns l’attendaient avec impatience, les autres le redoutaient. Un de ceux qui eurent le plus à en souffrir y poussait, en 1849. Je parle du général Changarnier, et je n’en puis douter. Le 13 juin 1849, le second bataillon de la première légion de la garde nationale, auquel j’appartenais, était cantonné dans le jardin des Tuileries, en réserve, prêt à se porter où il serait nécessaire, pour mettre un peu d’ordre dans la manifestation que Ledru-Rollin, accompagné de quelques autres niais de même farine, avait suscitée, à propos de la marche des troupes françaises sur Rome, occupée par Mazzini et défendue par Garibaldi. À ce moment Changarnier était général commandant des gardes nationales de la Seine.

Il faisait très chaud et j’avais été m’asseoir, dans le palais même, sous le péristyle qui servait de communication entre le jardin et la cour. J’étais avec notre chef de bataillon, Henri Vieyra, homme de caractère énergique, et qui plus tard fut acteur vigilant, dans la nuit même du coup d’État. Pendant que nous causions, Changarnier, après avoir inspecté deux compagnies de chasseurs de Vincennes et une batterie postées près du Carrousel, vint causer avec Vieyra et lui fit quelques recommandations sur les dispositions à prendre en cas d’alerte. Vieyra lui dit : « Est-ce que nous n’allons pas profiter de l’occasion pour nous débarrasser de la République ? » Changarnier haussa les épaules et répondit : « Je lui ai proposé de le faire coucher, ce soir, ici même, aux Tuileries : il ne veut pas ; ah ! c’est un pauvre sire ; on n’en tirera jamais rien de bon ! » Lui, c’était le Prince Président.

Cette belle union ne dura guère ; dans le courant de 1851, Changarnier s’était déclaré l’adversaire de Louis-Napoléon et se portait en compétition contre lui. Que s’était-il passé entre eux ? Je ne le sais pas d’une façon positive, et j’ai entendu, à cet égard, plus d’un propos contradictoire. On m’a dit que les prétentions de Changarnier avaient été peu mesurées et que, pour prêter son concours à une restauration impériale, il demandait que l’on reconstituât en sa faveur la dignité de connétable. Cela n’aurait rien de surprenant, car il ne péchait point pas excès de modestie. Il est probable que le Prince Président, déjà certain de trouver dans l’armée des généraux prêts à partager sa fortune, ne s’était point soucié de devoir son élévation à un homme ambitieux qui, pour prix des services rendus, voudrait s’associer trop intimement au pouvoir et aux honneurs. En un mot, le prétendant se sépara d’un personnage qui pouvait être utile, mais qui deviendrait un embarras pour le pouvoir personnel.

D’autre part, on m’a affirmé que Changarnier aurait été victime des illusions d’une faction. Les députés qui rêvaient la réconciliation de la maison de France, qui cherchaient à opérer la « fusion », comme l’on disait alors, et que l’on avait surnommés « les Burgraves » étaient persuadés qu’ils touchaient à l’accomplissement de leurs vœux. Le comte Molé, Thiers, Charles de Rémusat et bien d’autres étaient les meneurs de ce groupe influent par les noms, par la fortune, par la situation sociale. Dans Changarnier, ils virent le metteur en œuvre militaire d’une restauration ; ils lui montrèrent la grandeur de son rôle ; ils l’enivrèrent d’encens, de promesses et le détachèrent de l’empire futur pour le rattacher à la monarchie possible. Quel que soit le mobile qui ait déterminé les résolutions de Changarnier, il prit parti pour l’Assemblée nationale contre le prince Louis-Napoléon.

Le général Changarnier était-il de taille à soulever l’armée, à s’emparer du pouvoir, à mettre la main sur le Président, à faire voter l’Assemblée sous la pression de sa volonté et à placer le prétendant de son choix sur le trône de France ? Je ne le crois pas. Il possédait des qualités de soldat remarquables ; il avait de la ténacité, du coup d’œil et de la décision ; sur un champ de bataille, il était en bon lieu et y faisait figure ; mais en politique, c’était un pauvre homme, inférieur à Cavaignac et même à Lamoricière. L’emphase de ses discours en égalait la vacuité. Je l’ai connu, je l’ai vu et fréquenté sur le terrain de sa vraie gloire, en Algérie.

Jamais de n’ai rencontré un homme plus grossier. Petit, sanglé à la taille, de figure vieillotte, portant perruque, usant volontiers de cosmétique, précieux dans les gestes et prétentieux dans la démarche, il avait mérité le surnom de général Bergamote. D’après cela, on pourrait imaginer que son langage n’avait rien de soldatesque ; on se tromperait. Il était si mal « embouché » qu’il en gênait ses aides de camp et ses officiers d’ordonnance. Les mots les plus gras s’échappaient naturellement de sa bouche ; il eût rendu des points à Cambronne. Peu bienveillant, en outre, et ne sachant se modérer. L’opinion qu’il avait de lui-même ne lui permettait pas l’indulgence pour ses compagnons d’armes. De tout officier, il disait : « C’est un drôle, c’est un lâche, c’est un ivrogne, c’est un escroc. » Il n’épargnait personne et s’était fait haïr.

Dans une escarmouche contre les Arabes, à laquelle j’assistais en amateur, j’étais près de lui. Il fit appeler le colonel X… pour lui donner un ordre. Au moment où le colonel se retirait, Changarnier dit à haute voix : « Je n’ai jamais vu un j…-f… pareil. » Le colonel fit faire volte-face à son cheval, et, le sabre au poing, le regard plus que ferme, il dit à Changarnier : « Est-ce à moi que vous parlez, général ? » Le ton de la question ne fut point amène. Changarnier se hâta de répondre : « Nullement, colonel ; allez vite et portez votre premier bataillon en avant. » Le soir, après le combat, j’allai voir le colonel X…, que je connaissais, et je lui dis en riant : « Vous avez fait une belle algarade. » Le brave soldat devint pâle et riposta : « Je l’avais entendu ; s’il avait répété ses paroles, je lui aurais passé mon sabre au travers du corps ! » Ce colonel est mort maréchal de France.

Cet homme-là n’était point pour tenir en échec le prince Louis-Napoléon ; il y fit effort cependant ; « les Burgraves » étaient convaincus qu’il était le maître de la situation et qu’il lui suffirait de faire un signe pour que le Président de la République fût « coffré ». Plus tard, on déchanta ; mais, en 1851, l’illusion était complète. Souvent on crut qu’il allait agir et qu’à son commandement l’armée s’ébranlerait ; on se disait à l’oreille : « C’est pour demain ! » De demain en demain, on arriva au 2 décembre. Odilon Barrot, dans l’ampleur de sa naïveté, a raconté un épisode qu’il faut reproduire, car il donne l’exemple et l’impression exacte de ce qui se passait, chaque jour, à cette époque.

« Je me trouvais à Mortefontaine, dit-il dans ses Mémoires (t. IV, p. 60), lorsque M. de Pontalba, aide de camp du général Changarnier, vint m’y porter un billet de ce général, dans lequel il me conjurait de venir tout de suite à Paris. « Les conjonctures sont devenues excessivement graves, m’écrivait-il, votre présence est absolument nécessaire. » Je crus que le moment de la crise était arrivé et je n’hésitai pas : la chaise de poste que M. de Pontalba avait amenée nous conduisit à Paris… J’étais chez Changarnier, qui me mit au courant de la situation. « Comme d’un moment à l’autre l’action peut commencer, me dit-il, je me suis permis de vous relancer dans votre retraite. C’est à qui de nous deux, Louis-Napoléon et moi, prendra l’initiative. — Mais vous êtes-vous assuré du concours du préfet de Police ? lui demandai-je. — Oh ! je suis sûr de Carlier (le préfet de Police), il est tout à moi ! Sur la demande que je lui ai carrément adressée s’il était en mesure d’arrêter le Président, il m’a répondu que, quand je lui en donnerais l’ordre, il le mettrait dans un panier à salade et le conduirait sans plus de cérémonie à Vincennes. » Cependant je lui fis observer que le ressort était tellement tendu que la crise ne pouvait se prolonger plus longtemps. « Qu’attendez-vous pour en finir ? — Oh ! me répondit-il, je n’attends plus qu’une signature de Dupin. » (Dupin était alors président de l’Assemblée nationale.)

« L’Assemblée redoutait l’armée et sentait bien qu’elle était instinctivement attirée vers le nom de Napoléon. À une revue passée par le Président de la République, dans la plaine de Satory, des régiments avaient défilé en criant : « Vive l’Empereur ! » Grand émoi dans l’Assemblée. On y fit quelque rhétorique, on parla de César, du Rubicon et du Dix-huit Brumaire. Changarnier calma les inquiétudes ; sa petite allocution se terminait ainsi : « La France n’a rien à redouter de quelques prétoriens en débauche : mandataires du pays, délibérez en paix ! »

Par la citation que j’ai empruntée aux Mémoires d’Odilon Barrot, à la confession d’un témoin, d’un acteur de tous ces faits médiocres, on peut se convaincre que ce n’est point la bonne volonté qui manquait aux adversaires du prince Louis-Napoléon et que, s’il n’avait pris l’initiative, au mois de décembre 1851, l’Assemblée nationale eût brisé son mandat et l’eût fait incarcérer.

Le coup d’État, résolu dans la pensée du Président[41], devait-il, dès le principe, avoir pour conséquence l’établissement du pouvoir personnel et de l’Empire autoritaire ? Je ne le crois pas, et j’étaie mon opinion sur l’autorité d’un homme qui a été mêlé à une négociation secrète sur laquelle les principaux intéressés ont gardé le silence. Je suis convaincu qu’il ne m’a pas trompé ; néanmoins, je dirai comme Montaigne : « Les histoires que j’emprunte, je les renvoie sur la conscience de ceux sur qui je les prends. »

Le chef du cabinet de Guizot, ministre des Affaires étrangères depuis le mois d’octobre 1840 jusqu’au mois de février 1848, se nommait Génie. Parfois il fut question de lui dans les débats parlementaires de cette époque. Je l’ai beaucoup connu, car il fréquentait le bureau de rédaction du Journal des Débats, où j’ai écrit des articles Variétés, de 1864 à 1870. Génie était un petit vieillard alerte, rasé comme un diplomate et coiffé d’une perruque comme un père noble. Il aimait à causer ; j’aimais à l’entendre ; il racontait avec esprit, et j’ai passé de bonnes heures à fouiller dans la « gibecière de sa mémoire », où j’ai trouvé bien des anecdotes, entre autres celle-ci, qui mérite de n’être pas négligée. Au printemps de 1851, probablement vers le mois d’avril, Génie reçut la visite du comte de Morny, qui lui dit sans préambule que le Président de la République désirait causer avec lui et le consulter sur diverses questions pour lesquelles son passage au cabinet des Affaires étrangères et sa fréquentation de Guizot lui donnaient de la compétence. Génie répondit qu’il était aux ordres du Prince, et, le lendemain, il était reçu à l’Élysée.

Le prince Louis-Napoléon parut s’ouvrir sans réserve. Il expliqua à Génie que la situation qui lui était faite par l’Assemblée nationale était devenue intolérable, que la conspiration contre lui était permanente ; que le mauvais vouloir parlementaire ne laissait pas échapper une occasion de se manifester ; que sa vie matérielle même devenait pénible, par suite de la diminution de sa liste civile ; qu’il connaissait les complots, les projets de ses adversaires et qu’il était résolu à les déjouer. Qu’exigeait-il ? Peu de chose : la revision de la Constitution, de façon à obtenir la prolongation de ses pouvoirs, une augmentation de liste civile et l’établissement d’une Chambre haute, qui ferait contrepoids à l’Assemblée des représentants.

Il était décidé à tenter une révolution, ou plutôt une évolution, dans ce sens ; mais, avant d’engager la lutte, qui pouvait n’être pas sans péril, il voulait savoir s’il serait appuyé par les chefs des groupes parlementaires et si, dans le cas où il réussirait, il pouvait compter sur le concours de Guizot et du duc de Broglie. En conséquence, il priait M. Génie, dont il connaissait le patriotisme et l’habileté, de vouloir bien se transporter près de M. Guizot et près du duc de Broglie, afin de leur exposer ce plan et de leur demander s’ils l’approuvaient. Génie fut très étonné, il interrogea le Président, qui répondit sans difficulté à toutes les questions et fit comprendre à son interlocuteur qu’en cas de succès un siège lui serait réservé à la Chambre haute. Génie accepta la mission ; en le quittant, le prince Louis-Napoléon lui dit : « Vous êtes un ambassadeur pacifique ; je ne recherche que la conciliation de l’état de choses actuel et la grandeur de la France ; je demande l’adhésion des hommes sérieux ; j’espère que vous parviendrez à les convaincre que notre intérêt, que l’intérêt du pays exige que nous marchions d’accord[42]. »

Génie se rendit d’abord chez Guizot à Val-Richer, pour tâter le terrain, et, s’il y avait lieu, pour arrêter une ligne de conduite. Celui que Royer-Collard appelait un roseau peint en fer sut plier au vent de la fortune ; l’« austère intrigant », ainsi qu’on l’avait également surnommé, ouvrit l’oreille aux propositions qui lui étaient faites, discuta les chances d’une action extra-parlementaire, réserva certaines conditions de politique extérieure et ne se refusa pas, si toutefois le duc de Broglie s’associait à lui. Le surlendemain, Génie était chez le duc de Broglie, qui approuva les intentions du Prince Président, en s’abritant cependant derrière une restriction personnelle. Il était prêt à donner son concours au prince Louis-Napoléon et à Guizot, mais tous deux devaient comprendre que ce concours ne pouvait se produire que lorsque le fait serait accompli. En effet, lui, duc de Broglie, il était membre de l’Assemblée nationale, représentant du peuple, et il lui était, par cela même, interdit de paraître prêter les mains à un acte qui serait dirigé contre le Parlement dont il faisait partie ; cette conduite était trop correcte pour n’être point approuvée par Guizot et par le Président.

Génie retourna vers Guizot et lui rendit compte de son entretien avec le duc de Broglie. Guizot ne fit pas une objection, trouva le scrupule légitime et déclara que, dans la combinaison ministérielle qui sortirait des événements préparés par le prince Louis-Napoléon, il se réservait le portefeuille des Affaires étrangères ; mais il désirait savoir, avant de prendre un engagement définitif, quel poste devait être mis à la disposition du duc de Broglie ; il lui offrait le ministère de l’Intérieur ou l’ambassade de Londres. Génie reprit sa route, revint chez le duc de Broglie, qui poussa des cris : il ne voulait, il ne pouvait être que ministre des Affaires étrangères. La négociation dura trois semaines, pendant lesquelles Génie fit la navette entre les deux personnages. Il avait affaire à deux indomptables caractères, qui ne savaient céder. À la fin, cependant, on tomba d’accord. L’un des deux — je ne sais plus lequel — serait ministre des Relations extérieures, l’autre serait Président du Conseil, sans portefeuille. Génie ne s’était point ménagé, mais il sortait avec honneur de sa mission et il se hâta de revenir à Paris.

Aussitôt son arrivée, il alla s’inscrire à l’Élysée. Il attendit la lettre d’audience ; ne l’ayant pas reçue au bout de deux jours, il retourna s’inscrire ; la lettre d’audience ne parut pas davantage. Il écrivit alors au Président pour l’informer qu’il avait une communication grave à lui faire. Il fut invité à se présenter à l’Élysée. Le prince Louis-Napoléon l’écouta sans l’interrompre, se fit répéter quelques détails ; puis il remercia Génie de la peine qu’il avait bien voulu prendre, peine inutile, du reste, car il avait changé d’avis et attendrait que le temps et l’expérience eussent rendu l’Assemblée nationale plus sage. Génie fut assez penaud de ce dénouement, qui renversait son siège à la Chambre haute ; il prit congé, et, le lendemain, il recevait dix mille francs pour ses frais de voyage.

Voici, d’après Génie, ce qui s’était passé pendant son absence. Le Président avait récemment attaché à sa maison militaire Fleury, chef d’escadron au 3e régiment de spahis, homme intelligent, aventureux, joueur, prêt à risquer son avenir sur un coup de dé. Fils d’un notaire qui lui avait laissé de la fortune, il avait dissipé son patrimoine et, se voyant ruiné, s’était engagé dans notre armée d’Afrique. Il était brave, beau cavalier et beau sabreur, il eut un avancement rapide. Il fit quelques sottises et put les réparer, grâce à un ami de son père, qui s’appelait Leroy et qui était notaire à Alger.

Vers la fin de 1850, il quitta Constantine, où il était en garnison, pour venir passer un congé de trois mois à Paris. Un intrigant, mêlé aux choses de la politique, nommé de Beaulieu, et qui le connaissait de longue date, le mit en rapport avec le prince Louis-Napoléon. Le prétendant n’eut point de peine à constater chez Fleury de l’ambition, des besoins et un désir de parvenir que les obstacles n’entraveraient pas. L’un et l’autre se convinrent, se comprirent à demi-mot et lièrent leur fortune. Jusqu’à la dernière heure, par-delà la chute, jusqu’à la mort, Fleury resta fidèle à Napoléon III. Avant le 2 décembre, il fut un de ceux qui poussaient le plus énergiquement au coup d’État.

Un jour qu’il en causait avec le Prince Président, celui-ci lui dit qu’il y songeait et lui parla de la mission qu’il avait confiée à Génie. Fleury se récria : Quoi ! encore un gouvernement parlementaire, encore des bavards, encore des avocats, encore des ministres imposés, encore des avanies à subir ; non, ce qu’il faut, c’est la destruction de la tribune, c’est le pouvoir personnel, c’est la souveraineté responsable, en un mot c’est l’Empire. La population est lasse des discussions stériles ; elle applaudira si on y met fin ; elle acclamera celui qui la débarrassera de cette logomachie, de ce byzantinisme auxquels elle ne comprend rien. Pour mener cette œuvre vigoureusement et en assurer le succès, un homme de résolution est nécessaire. Cet homme, il le connaît, et, si le Prince Président ne s’y oppose pas, il ira le chercher lui-même, car il n’est pas en France, il est à Constantine : c’est le général de brigade Leroy de Saint-Arnaud.

Fleury prêchait un converti et obtint l’autorisation de partir. Il se joignit à l’état-major de Saint-Arnaud qui allait faire campagne dans la Petite Kabylie. Entre l’émissaire de l’Élysée et le général africain, l’accord n’avait point été difficile à conclure[43]. Homme d’expédients aussi et soldat de premier titre, Saint-Arnaud n’avait point hésité ; il eût donné son âme au diable, il ne la refusa pas au prétendant. En voyant sa fortune excessive, les clairvoyants auraient pu deviner l’avenir. Coup sur coup, il est nommé général de division, 10 juillet 1851 ; commandant la 2e division de l’armée de Paris, 26 juillet ; ministre de la Guerre, 26 octobre. Plus que jamais, Thiers pouvait s’écrier : « L’empire est fait ! » Les deux hommes qui ont le plus contribué au coup d’État sont le comte de Morny, pourvu du ministère de l’Intérieur, ne reculant devant aucun acte arbitraire pour briser la résistance légale, et le chef d’escadron Fleury, décidant Saint-Arnaud à mettre son énergie et son habileté au service du prince Louis.

Les faits que je viens de raconter sont-ils vrais ? Je le crois. J’en ai eu une confirmation indirecte, qui n’est point sans valeur. Lorsque j’écrivis mes Souvenirs littéraires, la Revue des Deux Mondes en publia, dans sa livraison du 15 avril 1882, la neuvième partie (chap. XVII), qui débute par le paragraphe suivant : « Si M. Génie, chef du cabinet de M. Guizot au ministère des Affaires étrangères, a laissé des mémoires, on y trouvera sans doute le récit de certaines négociations qui servirent de préliminaires au coup d’État du 2 décembre 1851. Souvent, je lui ai entendu raconter les péripéties d’une sorte de mission secrète dont il avait été chargé par le prince Louis-Napoléon, auprès de hauts personnages que je n’ai point à nommer. Des souvenirs que M. Génie détaillait avec complaisance, il résulterait que le coup d’État, arrêté en principe dans la pensée du Président, devait d’abord être une simple révolution parlementaire, mais que, sous l’influence de conseils écoutés, le plan s’était peu à peu modifié et avait abouti à une action militaire, suivie d’un gouvernement personnel. »

Le jeudi 20 avril, j’allai à l’Académie. En traversant la cour de l’Institut, je fus accosté par Guillaume Guizot[44], qui me dit : « C’est affaire à vous d’exciter la curiosité par des sous-entendus ! » Je ne répondis pas ; il reprit : « Est-ce que Génie vous a remis le double des papiers que j’ai trouvés dans les portefeuilles de mon père ? » Je répliquai, en riant : « Je ne sais pas ; mais j’ai beaucoup de papiers. » Guillaume Guizot parut assez ému et me dit : « Je vous remercie de votre discrétion. » Lorsque j’entrai dans la salle de nos séances, le duc de Broglie (Albert)[45] était devant la cheminée ; il vint à moi, me serra la main en me disant : « Votre dernier article, dans la Revue, est bien intéressant et fait avec une réserve dont on doit vous savoir gré. » Le duc de Broglie n’avait point l’habitude des compliments ; il ne me fut point difficile de comprendre ce qui me valait celui qu’il venait de m’adresser : lui non plus n’ignorait pas la négociation à laquelle son père (Victor) avait été mêlé.

L’exécution du coup d’État n’alla pas toute seule. Dans la nuit, on avait arrêté les questeurs, les généraux dont on redoutait l’opposition, et quelques représentants du peuple que l’on croyait redoutables. Dès la première heure, le colonel Espinasse avait fait fermer le Corps législatif. Des députés s’y introduisirent par une porte de service ; Espinasse demanda des instructions au général Magnan et au général Saint-Arnaud, qui répondirent qu’il avait dû recevoir des ordres ; Espinasse resta coi et n’osa déloger les députés. Morny fut averti ; il fit venir un capitaine de gendarmerie nommé Saucerotte et lui enjoignit de faire évacuer le Corps législatif.

Les députés, forclos de chez eux, parvinrent à se réunir, au nombre d’environ deux cents, à la mairie du Xe arrondissement[46] (faubourg Saint-Germain), où ils essayèrent de délibérer. Le maire envoya son fils prévenir Morny que tous les représentants du peuple pouvaient être pris d’un seul coup de filet. Morny avisa Saint-Arnaud, qui prétendit que ce genre d’opération était de la compétence du général Magnan ; le général Magnan riposta que seul Saint-Arnaud, ministre de la Guerre, avait autorité pour procéder à l’arrestation des députés. Morny fit alors appeler le général Forey dont la brigade était massée aux environs de la rue de Grenelle, et lui ordonna de se porter sur la mairie du Xe arrondissement, afin d’y saisir les représentants et de les conduire à la caserne du quai d’Orsay.

Forey envoya un lieutenant de chasseurs à pied à Saint-Arnaud pour lui demander s’il devait obéir aux instructions du comte de Morny, ministre de l’Intérieur. Saint-Arnaud prescrivit de faire envahir la mairie par les chasseurs à pied. Le chef de bataillon était malade et remplacé par le capitaine adjudant major ; celui-ci trouva la corvée pénible et s’en débarrassa au préjudice du lieutenant qui avait apporté l’ordre de Saint-Arnaud. Le pauvre lieutenant eût bien voulu décliner l’honneur d’une telle mission, mais « on ne raisonne pas sous les armes ». Arrivé dans la salle où les députés protestaient et venaient de charger le général Oudinot de mener le Prince Président à Vincennes, il fut décontenancé et balbutia. Les députés criaient ; le lieutenant hésitait ; un vieux sergent dit : « Pas tant de cérémonies ! » et il prit le vice-président, Vitet, par le bras. C’en fut assez ; les représentants du peuple se mirent en marche, entre deux haies de soldats. L’un des députés, Édouard Bocher, administrateur des biens de la famille d’Orléans, aperçut son frère, Alfred, qui était alors capitaine aux chasseurs ; il l’apostropha et lui dit : « Monsieur, vous êtes un misérable ! » ce qui ne les empêcha pas d’être bons amis, peu après.

L’impression fut-elle vive dans la population parisienne, lorsque, dans la matinée du 3 décembre, elle vit passer, en voitures cellulaires, les représentants que l’on conduisait à Mazas ? Je me méfie de mon témoignage et je reproduis celui d’un homme que l’on n’accusera point de partialité pour le coup d’État, qui ruinait ses espérances et mettait fin à son existence politique. Odilon Barrot dit à la page 231 du quatrième volume de ses Mémoires :

« Lorsque nous traversâmes le faubourg Saint-Antoine, les ouvriers commençaient à sortir de chez eux, pour se rendre à leurs ateliers ; ils s’interrogeaient sur ce que contenaient ces voitures si bien escortées. « Ah ! disaient-ils, après avoir appris qui nous étions, ce sont les vingt-cinq francs que l’on va coffrer !… C’est bien joué ! » C’est là tout l’intérêt que montrait, aux élus du suffrage universel, la population de ce faubourg si fameux, si redouté pour ses passions démagogiques ! »

Un député radical, Baudin, fut tué sur une barricade, où il était monté seul, en défiant les soldats. On a mené grand bruit autour de sa mémoire ; on en a fait un martyr ; on lui a élevé un tombeau monumental ; on a dit : « Il est mort pour la défense de l’inviolabilité parlementaire et du suffrage universel. » Pourtant, le 15 mai 1848, lorsque l’Assemblée nationale fut envahie par des bandes que dirigeaient Raspail et Blanqui, Baudin était au nombre des insurgés, et ses amis insistaient pour qu’il prît la parole[47] !

Paris fut en éveil pendant trois jours ; le mardi, curiosité ; le mercredi, un peu de fronde ; le jeudi, quelque tentative de résistance, fusillade, canonnade sur les boulevards ; le lendemain, calme plat et dépression générale. Dès le mardi, dans la soirée, un propos courut : « Le prince de Joinville marche sur Paris, à la tête des troupes de la division de Lille ; le duc d’Aumale est avec lui. » On citait les régiments ; on nommait les généraux. On disait : « C’est un mouvement organisé de longue main ; le coup d’État le fait éclater plus tôt ; les princes ne devaient agir que dans quelques jours. » Ce bruit se répandait et trouvait créance. Deux coups de force étaient-ils donc préparés, et le coup d’État du prince Louis-Napoléon ne réussissait-il que parce qu’il devançait le coup d’État des Orléans ? Il est difficile de répondre. Cependant, voici des faits qui pourront aider aux inductions. Personnellement, je ne sais rien de ces faits et j’en renvoie la responsabilité à celui qui les a racontés, c’est-à-dire à Lord Palmerston, que sa qualité de Premier ministre d’Angleterre mettait à même d’être bien renseigné. Dans un écrit intitulé Mémorandum de certaines circonstances se rapportant au coup d’État, il dit :

« Le coup d’État eut lieu le mardi 2 décembre 1851 et fut connu à Londres dès le lendemain. Le mercredi 3 décembre, M. et Mme X… vinrent dîner chez nous, à Carlton Garden, et me dirent qu’ils étaient allés à Claremont, le vendredi précédent, faire visite à la reine Amélie, veuve de Louis-Philippe, qu’ils avaient trouvé les dames de la cour française en grand émoi et qu’elles avaient dit à Mme X…, en secret, qu’elles faisaient leurs paquets, parce qu’elles s’attendaient à partir pour Paris la semaine suivante, c’est-à-dire celle précisément pendant laquelle eut lieu le coup d’État.

« Le samedi suivant, c’est-à-dire le 6 décembre, M. Borthwick, éditeur du Morning Post, vint me voir. Il avait, dit-il, une communication à me faire, qui pouvait être importante et qu’il se considérait comme libre de me faire. Il me dit que la veille, le général de Rumigny, attaché à l’ancienne cour de France, était venu le voir et lui avait dit qu’en raison de sa politique et de ses attentions pour l’ex-famille royale il était chargé par elle de lui faire savoir que, si cela pouvait être utile à son journal, on lui ferait parvenir des renseignements quotidiens sur les opérations militaires qui allaient commencer dans le Nord de la France. Il ajouta que le prince de Joinville et le duc d’Aumale étaient partis pour Lille, dans le but de prendre le commandement des troupes qui allaient agir contre le Président ; que la famille royale avait essayé de dissuader le prince de Joinville de ce plan, mais en vain, et que, finalement, le trouvant déterminé, le duc d’Aumale avait dit : « Mon frère est un marin ; il ne connaît rien aux opérations militaires. Moi, je suis soldat ; j’irai avec lui et je partagerai son sort et sa fortune. » M. Borthwick me dit qu’il avait refusé les communications offertes, ne voulant pas que son journal fût considéré comme l’organe de la famille d’Orléans.

« J’écrivis immédiatement à Sir George Grey, alors ministre de l’Intérieur, et lui demandai de faire faire une enquête par le détachement de police en station à Claremont pour la protection de la famille royale, à l’effet de savoir si tous les princes qui devaient être en Angleterre s’y trouvaient réellement. J’ajoutai que le général de Rumigny, ou Mr. Borthwick, avait dû se tromper en mentionnant le duc d’Aumale, car il était alors à Naples, et que ce devait être le duc de Nemours qui accompagnait le prince de Joinville.

« Dans le courant de l’après-midi, je reçus de Sir George Grey la nouvelle que Nemours et Joinville étaient tous deux encore à Claremont. Joinville avait été plusieurs fois à Londres, dans le courant de la semaine, et était à Claremont ce jour-là. Mais il avait été, disait-on, très malade depuis quelques jours ; il gardait la chambre et personne ne l’avait vu que son médecin, qui le visitait deux fois.

« Ce rapport était la preuve évidente que Joinville était parti.

« Je l’appris, d’ailleurs, plus tard. Il était allé jusqu’à Ostende ; mais, ayant trouvé que son plan n’avait pas de chance de succès, il était revenu. Je crois que la garnison de Lille avait été changée.

« Ceci confirmait bien la version quant à Joinville, mais laissait inexpliqué ce qui concernait d’Aumale. Quelques jours plus tard, je reçus de mon frère, alors ministre à Naples, une lettre écrite de là, avant que la nouvelle du coup d’État y fût connue, me disant que le duc et la duchesse d’Aumale avaient reçu des avis alarmants sur la santé de l’ex-reine de France et qu’en conséquence le duc était parti inopinément pour l’Angleterre ; mais que, deux jours plus tard, la duchesse d’Aumale avait reçu de meilleures nouvelles et qu’elle regrettait que son mari, en attendant un jour ou deux de plus, ne se fût pas épargné un voyage fatigant, au milieu de l’hiver.

« Cet exposé confirme l’ensemble de l’histoire du général de Rumigny, et d’Aumale avait, évidemment, à la suite d’un arrangement préconçu, quitté Naples pour se rencontrer avec Joinville en un lieu et à jour donnés. C’est la preuve qu’il y avait depuis longtemps un complot projeté, pour une attaque contre le Président.

« Quinze jours ou trois semaines plus tard, le comte de Lavradic, ministre de Portugal à Londres, vint à Claremont faire visite à la princesse de Joinville, qui est Brésilienne ; elle le reçut tout éplorée de la tournure que prenaient les affaires en France et ajouta que c’était très affligeant, surtout pour elle qui devait être à Paris le 20 !

« Tout ceci prouve clairement que, si le Président n’avait pas frappé le coup au moment où il l’a fait, il eût été lui-même infailliblement renversé[48]. »

J’ai entendu dire au comte de Morny que la première dépêche qu’il avait expédiée, en prenant possession du ministère de l’Intérieur, le 2 décembre 1851, avait été adressée à Claremont, pour signifier aux princes d’Orléans que, s’ils mettaient le pied en France, leurs biens seraient confisqués. Cette dépêche aida peut-être à l’avortement du projet que Lord Palmerston a fait connaître ; en tout cas, elle ne fut pas considérée par le Président comme ayant valeur de contrat, car il confisqua les biens. « C’est le premier vol de l’aigle », avait dit le vieux Dupin. Morny se retira immédiatement et donna sa démission motivée. Le décret de confiscation, qui est du 22 janvier 1852, fut peut-être un acte légal, mais ce fut un acte impolitique, que le prince Louis-Napoléon aurait dû s’épargner. Le protocole du décret était bien fait, au point de vue historique, et d’une logique très serrée. On en fit honneur à Teste, l’ex-ministre, qui avait été condamné par la Cour des pairs pour cause de malversations dans l’administration des deniers publics. C’est une erreur. Ce libellé est l’œuvre d’un ancien avoué qui se nommait Coffinières.

En faisant le coup d’État, que sept millions de voix devaient ratifier, le Président s’emparait violemment du pouvoir, que les élections du mois de mai 1852 lui eussent certainement conservé, avec quelque apparence de légalité. À ce moment, toute la population de la France était pour lui et l’eût maintenu. Il est bien probable que s’il a eu recours à l’arbitraire, c’est qu’il savait, à n’en point douter, que les représentants ou les Orléans tenteraient contre lui un acte de force qui pouvait réussir. Malgré les précautions prises, malgré l’énergie du comte de Morny, malgré l’armée qui obéissait sans hésiter, il était inquiet sur l’issue définitive et il redoutait qu’une tempête ne s’élevât de la houle parisienne. Il voulut se rendre compte par lui-même de l’attitude de la population. Dans la matinée du jeudi 4 décembre, il revêtit un costume de dragon, rabattit le plus possible la visière du casque, afin de cacher son visage, que les estampes et surtout les caricatures avaient popularisé, et escorta, en qualité d’ordonnance, un capitaine d’état-major, qui parcourut une partie des boulevards et du quartier des Halles. Le résultat de cette promenade aurait été, d’après ce que l’on m’a dit, la fusillade inopinée du boulevard Bonne-Nouvelle. Je crois qu’elle fut inutile ; des généraux m’ont dit qu’elle avait été indispensable. En tout cas, elle me parut odieuse et c’est l’impression que j’en ai conservée.

Un des acteurs secondaires du coup d’État voulut passer subitement héros, n’y parvint pas et resta ridicule. Léopold Le Hon, qui n’était pas encore majeur, avait suivi au ministère le comte de Morny, auquel il servit de secrétaire ou de chef de cabinet. Il cacheta et décacheta des dépêches ; il reçut les gens empressés à venir demander des places ; il causa avec un boursier nommé Achille Bouchet, qui manœuvrait, pour la circonstance, le télégraphe du ministère ; il déjeuna avec le ministre et poussa le dévouement jusqu’à coucher tout habillé sur un canapé. Ces hauts faits lui valurent la croix de la Légion d’honneur et le poste d’auditeur au Conseil d’État ; pour un éphèbe qui n’avait point encore quitté la robe prétexte, c’était suffisant. Il n’en jugea pas ainsi et voulut secouer la corne d’abondance d’où tombent les faveurs méritées par l’héroïsme.

Un soir du mois de janvier, la comtesse Le Hon recevait dans son hôtel des Champs-Élysées. Au milieu des salons remplis de monde, on vit apparaître le jeune Léopold, pâle, les vêtements déchirés et souillés de boue, le visage ensanglanté, un bâton brisé à la main, se soutenant à peine, mais conservant néanmoins une attitude martiale. Ce fut un cri d’effroi. Il raconta que, près du Cours-la-Reine, six hommes s’étaient rués sur lui et avaient voulu le forcer à crier : « Vive la République ! » Sur son refus, ils l’avaient frappé, avaient tenté de l’assassiner, mais, quoiqu’il ne fût armé que d’une simple canne, il avait déployé une telle énergie qu’il avait mis les assaillants en fuite. Tout le Landerneau parisien fut en émoi et la police commença une enquête. De sa nature, la police est sceptique ; elle s’arrête peu aux apparences et aime à pénétrer jusqu’au fond des choses. Elle découvrit sans grand-peine que l’attaque dont Léopold Le Hon avait été victime n’était qu’une mystification qui faisait honneur à l’imagination de son auteur.

Ce jeune homme, voulant appeler sur lui l’attention et les grâces du nouveau souverain, avait lacéré sa redingote, s’était trempé dans la crotte, s’était distribué quelques horions sans gravité, quelques égratignures sans conséquence et avait fait, dans le salon de sa mère, une entrée mélodramatique à laquelle on s’était laissé prendre. Le commissaire de police chargé de l’instruction de cette affaire tança le petit bonhomme, l’engagea à ne plus recommencer et ensevelit l’affaire dans ses cartons secrets. L’anecdote, néanmoins, fut ébruitée ; on en jasa ; un mauvais plaisant prétendit que Léopold Le Hon avait dispersé une troupe d’émeutiers à coups de parapluie et le surnomma : Riflard Cœur de Lion ; le sobriquet persista longtemps.

Le coup d’État eut des suites plus graves que les facéties d’un enfant vaniteux. On poussa hors de France bien des gens qui en constituaient la force ; des généraux — Changarnier —, des poètes — Victor Hugo —, des hommes d’État — Charles de Rémusat, Thiers —, furent expulsés et allèrent porter à l’étranger des semences de haine qui ne restèrent pas stériles. Quelques-uns furent promptement autorisés à rentrer ; d’autres ne voulurent revenir qu’après la chute du régime impérial. Pour eux, le désastre de Sedan fut une joie, hélas ! et presque un triomphe. Le 4 décembre 1851, aussitôt que la victoire — bien peu disputée — du prétendant fut assurée, tous ceux qui avaient à redouter les sévérités de l’état de siège furent saisis de terreur et se cachèrent. Jules Favre fut au nombre de ceux qui se crurent menacés et il disparut de chez lui, où personne ne vint le chercher. Il reçut asile chez un notaire, puis chez un ami, qui logeait sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Sa réclusion, qui durait depuis plusieurs semaines, lui paraissait lourde, et il pria une personne de ses relations d’aller trouver Billault[49] et de lui demander le moyen de quitter la France. Billault répondit que, si on avait voulu arrêter Jules Favre, on aurait été le saisir d’abord chez le notaire, ensuite boulevard Bonne-Nouvelle ; qu’on savait ce qu’il faisait et qu’il n’avait simplement qu’à reprendre ses habitudes. Jules Favre, dès le lendemain, revêtit sa robe d’avocat, se rendit au Palais de Justice, et nul ne l’inquiéta.

Une fois maître de la situation, le gouvernement trouvait inutile de se donner la peine d’incarcérer ses adversaires ; il préférait les voir partir et les y aida dans une certaine mesure. J’en eus une preuve personnelle, que je puis aujourd’hui faire connaître sans inconvénient. Le mercredi 3 décembre, la nuit étant déjà tombée, je me promenais sur le boulevard des Italiens, entre la rue du Helder et la rue Laffitte ; c’était alors le rendez-vous de ce que l’on appelait « Tout-Paris ». La foule était grande, indécise, gouailleuse plutôt que malveillante. Des patrouilles de lanciers (premier régiment, colonel de Rochefort) passaient sur la chaussée ; lorsqu’on les apercevait, on criait : « Vive la Constitution ! » Des groupes de sergents de ville, placés à l’angle des rues, restaient en observation et n’interdisaient pas les cris. C’était une de ces heures irrésolues dans lesquelles nul n’est certain de la victoire : Armagnac ou Bourgogne ? on pouvait les jouer à pile ou face.

Je fus accosté par un certain Oury, qui était — je ne sais pourquoi — chef du cabinet du marquis Turgot, ministre des Affaires étrangères. Je connaissais cet Oury, qui était sergent-major dans ma compagnie de garde nationale, et je connaissais aussi Turgot depuis longtemps. Oury était inquiet et me disait : « Qu’est-ce que tout cela va devenir ? Si l’insurrection a le dessus, — l’insurrection, c’était l’Assemblée nationale, — je suis perdu ; on me fusillera. » Je le rassurai et lui dis : « Si le Président est culbuté, réfugiez-vous chez moi ; je saurai vous mettre à l’abri des premières recherches et je vous procurerai un passeport. » Il me serra les mains avec effusion ; j’ajoutai : « À charge de revanche ; si vous êtes vainqueurs, il est possible que j’aie quelques amis à sauver ; je compte sur vous et j’irai vous demander un de vos passeports diplomatiques, d’autant plus précieux qu’ils ne relatent point de signalement. » Oury me répondit : « C’est entendu, je suis à vos ordres. »

Le vendredi 5 décembre, un commissionnaire apporta chez moi un billet ainsi conçu : « Celui que les Arabes avaient surnommé le Père de la Maigreur est prié d’être chez lui, ce soir, à neuf heures, de tenir ses domestiques à la cuisine et d’ouvrir lui-même la porte de son appartement, en entendant sonner deux coups. » Que l’on me pardonne ma fatuité, je crus à une bonne fortune. Pour faire comprendre la scène qui va suivre, je dois dire que la porte de mon cabinet de travail donnait sur l’antichambre. Du salon de mon appartement j’avais fait mon cabinet, qui était grand, garni de tapis, drapé de rideaux en lampas rouge, orné d’armes orientales, de tableaux, de « bibelots », dont j’ai toujours eu le goût, et éclairé par quatre lampes Carcel. L’aspect de la pièce était gai et, comme l’on dit, assez cossu.

À neuf heures, la sonnette retentit deux fois, coup sur coup. Je me précipitai et je vis Fanjat, un vieux bohème dont j’ai déjà parlé, qui, tout en caressant son énorme barbe blanche, me dit : « Je vous amène un ami. » J’aperçus alors un homme de taille moyenne, le chapeau enfoncé sur le front, les yeux abrités par des lunettes bleues, le visage enveloppé d’un cache-nez, le collet du paletot remonté, se dissimulant si bien, en un mot, qu’un agent de police avisé eût pu l’arrêter de confiance. Je compris qu’il ne serait peut-être pas aussi question de bonne fortune que je l’avais imaginé. L’ami de Fanjat fit un bond jusqu’au milieu de mon cabinet, regarda autour de lui et, sans avoir prononcé une parole, reprit en courant le chemin de l’escalier. Fanjat se lança derrière lui et je ne devinai point ce que signifiait cette apparition.

Cinq minutes après, j’entendis deux coups de sonnette ; j’allai ouvrir ; Fanjat et son ami rentrèrent chez moi. L’inconnu enleva son chapeau, ses lunettes, son cache-nez, son paletot, me tendit la main et me dit : « Je suis Madier de Montjau[50] et je vous demande asile. » Je l’assurai qu’il était en sécurité ; il reprit : « Votre appartement m’avait fait peur ; des lampes, des tapis, des tableaux, cela flaire la trahison ; mais Fanjat m’a rassuré. » Je ne répondis rien et me contentai d’estimer que la venette avait troublé le cerveau de mon hôte. Il était ému, tressaillait au moindre bruit et disait avec un sentiment où la terreur et l’orgueil se mêlaient à juste dose de comique : « On a donné ordre de s’emparer de moi, mort ou vif. » C’était un pauvre homme ; il a laissé imprimer et répéter qu’il avait été blessé le 4 décembre, en défendant une barricade ; mieux que personne, j’ai su que c’était au moins une erreur.

Quand je l’eus fait dîner, quand je l’eus installé dans sa chambre à coucher, je lui dis de dormir tranquille, que personne ne l’inquiéterait ; que nos domestiques, qui m’avaient vu naître, étaient d’une sûreté à toute épreuve, et que, du reste, je me croyais en mesure de lui procurer, dès le lendemain, un passeport diplomatique. Je me rappelais Oury et la promesse que nous avions échangée. Le samedi 6 décembre, à huit heures du matin, j’étais au ministère des Affaires étrangères. Oury était rayonnant et ne craignait plus d’être fusillé. Il me reçut avec cordialité et me demanda le motif de ma visite. Je le lui expliquai. Il devint important : « C’est fort grave ; à qui destinez-vous ce passeport ? » Benoîtement, je nommai Madier de Montjau. Oury fit un saut de carpe : « Comment avez-vous pu recueillir un pareil homme, un jacobin, un disciple de Robespierre, un député de la Montagne ! qui, s’il le pouvait, nous ferait tous guillotiner. Je ne puis faciliter le départ d’un tel énergumène, le gouvernement peut avoir de bonnes raisons de mettre la main sur lui. Je serais coupable, je manquerais au devoir professionnel si j’aidais à soustraire ce conspirateur à l’action des lois ; tout ce que je puis faire, c’est de vous garder le secret. » Je me levai et sortis sans saluer.

J’étais déconvenu ; Madier de Montjau le fut aussi ; il était chez moi, il y resta, ce n’était que correct et je ne désespérais pas de lui procurer les papiers qui lui permettraient de franchir la frontière. Le dimanche 7 décembre, à onze heures du soir, une estafette du ministère de l’Intérieur m’apporta une dépêche, dont je donnai reçu. C’était un billet que je copie sur l’original, que l’on retrouvera dans mes papiers : « Vous recevez des gens barbus et des gens sans barbe ; les uns s’en vont, les autres restent ; ne nous causez pas d’embarras et venez me voir. A. M. » Je reconnus l’écriture de Morny. Je montrai le billet à Madier de Montjau, qui voulait décamper sans plus tarder. J’eus quelque peine à lui faire comprendre que ce billet était une sorte de sauf-conduit, valable au moins jusqu’au moment où j’aurais vu Morny.

Le lendemain, j’étais chez celui-ci ; il me gronda : « De quoi, diantre, vous mêlez-vous ? » Je répondis beaucoup de lieux communs, et je demandai un passeport. Morny riposta : « Jamais ; qu’il aille se faire pendre ; si demain soir il est encore chez vous, je le fais arrêter. — À quoi cela vous servirait-il ? — À vous en débarrasser. » Je me mis à rire, et lui aussi ; au moment où j’allais me retirer, fort mécontent de l’entrevue, Morny me dit : « Rendez-moi donc le service de remettre cette lettre en mains propres à notre amie, Mme Gabriel Delessert[51] ; elle l’attend, et, comme c’est une bonne nouvelle, je tiens à ce que vous ayez le plaisir de la lui porter vous-même. » J’acceptai, sans comprendre. Mme Delessert parut étonnée et ouvrit la lettre, qui contenait un passeport en blanc : Madier de Montjau en profita et se rendit en Belgique. J’eus occasion de voir Morny peu de temps après ; je voulus le remercier ; il me répondit qu’il ne savait ce que je voulais lui dire et qu’il ignorait l’usage que Mme Delessert faisait des passeports qu’elle lui demandait.

Si les anciens députés de l’opposition n’étaient point rassurés, quelques-uns des nouveaux fonctionnaires ne l’étaient point davantage. Dans les premiers jours du mois de janvier 1852, je me rendis à Coutances, chez un de mes amis. Ai-je besoin de dire qu’à cette époque la majeure partie du trajet se faisait en voiture ? La diligence arriva à Saint-Lô vers midi et s’arrêta pour donner aux voyageurs le temps de déjeuner. Deux gendarmes me demandèrent mon passeport ; je n’en avais pas, et, en fait de papiers d’identité, je n’avais sur moi que des cartes de visite. On me mena tout droit chez le préfet, à la grande admiration des habitants de Saint-Lô, qui levaient les bras vers les cieux, en voyant le burnous arabe dont j’étais enveloppé. Le préfet — tout nouvellement installé — s’appelait Jourdain, et je le connaissais pour l’avoir rencontré quelquefois chez la baronne L’Hermitte. Mon burnous l’effaroucha et il hésita quelques instants à me laisser continuer ma route ; enfin, « il prit sur lui » de m’autoriser à aller jusqu’à Coutances, à la condition de me présenter, dès mon arrivée, chez le sous-préfet.

Comme je paraissais surpris de tant de précautions, ce bon Jourdain m’ouvrit son cœur : « Ma position est terrible ; j’administre un département frontière ; j’ai beau écrire lettre sur lettre, envoyer dépêche sur dépêche, on n’en tient pas compte et ma responsabilité augmente tous les jours. On ne veut même pas renforcer les garnisons. C’est en vain que je réclame une division d’infanterie pour l’étager le long de nos côtes, que l’on ne saurait trop surveiller. Tous les réfugiés sont à Jersey et à Guernesey ; je suis prévenu qu’ils veulent faire une descente par Granville et par Regneville, pour de là marcher sur Saint-Lô, Caen et Paris : je suis sur mes gardes, mais que voulez-vous que je fasse, avec des forces dérisoires ? On s’endort dans une sécurité apparente ; avant quinze jours, la République sera proclamée en France, et Victor Hugo sera dictateur ; ce cataclysme est inévitable, parce que l’on n’écoute pas mes avertissements. » Je quittai ce préfet ahuri ; il ne resta pas longtemps à Saint-Lô ; on le déplaça et on oublia de le replacer.


CHAPITRE II

L’EMPEREUR



LES HAINES INSPIRÉES PAR L’EMPIRE. — LE COLONEL CHARRAS. — OPINION DE VITET. — SOMNAMBULE. — ATAVISME. — LE JOUEUR. — GOÛT POUR LE PLAISIR. — AUCUN GOÛT POUR LES ARTS LIBÉRAUX. — HOSTILITÉ DE L’EUROPE. — PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE DE CRIMÉE. — MISSION DU PRINCE NAPOLÉON. — PROJETS D’ALLIANCE. — « ENTRE UN ROMANOFF ET UN BONAPARTE, RIEN DE COMMUN. » — ALLIANCE AVEC L’ANGLETERRE. — LA CAMPAGNE DE CRIMÉE. — OPINION DE LORD RAGLAN. — LE GÉNÉRAL BOSQUET. — AFFAIRES INDUSTRIELLES. — FUREUR DE SPÉCULATIONS. — HONNÊTETÉ DE PERSIGNY. — MAUVAIS EXEMPLE DONNÉ DE HAUT LIEU. — L’HISTOIRE DE CÉSAR. — UTOPISTE. — MAQUIGNONNAGE. — DEUX PRÉTENDANTS À LA MÊME MAIN. — LE FLEGME. — « IL EST SI CONFIANT. » — APPEL À L’ASSASSINAT. — L’ATTENTAT PIANORI. — COURTOISIE. — LES LETTRES. — INTERDITS DE LA CENSURE LEVÉS PAR L’EMPEREUR.



MALGRÉ l’insuffisance de certains fonctionnaires choisis avec trop de hâte, malgré la sourde opposition des vaincus, le gouvernement nouveau s’établissait et se fortifiait de jour en jour. La Ligue et la Fronde avaient fait le règne de Louis XIV ; le sang de la Terreur, la boue du Directoire avaient donné à Napoléon Ier sa raison d’être ; l’insurrection de juin, la médiocrité de la Seconde République sacraient Napoléon III ; car les révolutions engendrent le despotisme, qui, à son tour, engendre les révolutions. La haine contre le Second Empire fut profonde ; contenue par la sévérité même du régime, elle n’osa point se manifester, tant il est vrai que l’on ne gouverne que par la terreur que l’on inspire, mais elle n’en fut pas moins vivace et parfois misérable dans son expression.

En 1855, avant la chute de Sébastopol, Laurent Pichat, qui fut un poète médiocre et un sénateur silencieux, rêvait l’anéantissement de notre armée de Crimée ; Edmond Texier, rédacteur au journal Le Siècle, espérait que la Russie, appuyée sur la Prusse, traverserait le Rhin et envahirait la France. En 1859, au début de la guerre d’Italie, Léon Laya, qui obtint quelques succès dramatiques à la Comédie-Française, me disait : « Plaise à Dieu que les Autrichiens viennent mettre le feu aux Tuileries ! » Deux ans auparavant, au mois de février 1857, j’étais en Hollande et j’allais remettre au colonel Charras, qui habitait La Haye, une lettre dont j’avais été chargé pour lui ; au cours de la visite, il me dit : « À la prochaine révolution, nous enlèverons la carcasse qui est aux Invalides et nous la jetterons à la fosse commune, pour enseigner l’égalité aux Bonaparte ; quant à Eugénie (l’Impératrice), nous la livrerons au peuple ! »

Charras était proscrit ; il avait exercé de hautes fonctions au ministère de la Guerre, pendant les pouvoirs du général Cavaignac ; le 2 décembre avait ruiné sa fortune militaire et déçu toutes ses espérances ; quelque odieux que fût son propos, on pouvait l’envelopper des circonstances atténuantes. Mais que penser des fonctionnaires, des agents mêmes du gouvernement, liés par leur serment, qui faisaient de l’opposition à l’Empire et lui cherchaient des adversaires ? Lors des élections législatives de 1869, comme j’exprimais l’embarras que j’éprouvais à émettre un vote conforme à ma conscience, Baube, chef de la seconde division à la préfecture de Police (approvisionnements, navigation), me dit : « Votez donc pour Thiers ; c’est celui qui les embête le plus. »

En 1870, lorsque la guerre éclata et que la France se trouva en face de l’Allemagne, on put croire que le patriotisme ferait taire les ressentiments et que tous les cœurs battraient à l’unisson pour le salut du pays. À ce moment, du reste, on peut dire que la liberté était complète, bien plus étendue que sous le règne de Louis-Philippe, bien plus respectée que sous la Seconde République ; la liberté de la presse était sans restriction, le droit de réunion s’exerçait sans mesure ; publiquement, on prêchait l’insurrection et l’assassinat de l’Empereur. Rien n’avait désarmé la haine, et, comme elle n’avait rien à craindre, elle ne se modérait pas. Entre la parade de Sarrebruck et la défaite de Wœrth, je rencontrai Jules Simon et Eugène Pelletan, sur la place de la Concorde ; ils étaient anxieux ; croyaient-ils donc à l’infériorité française, et redoutaient-ils les armées de la Prusse ? Non pas : ils étaient persuadés que nous marcherions triomphalement jusqu’à Berlin. De sa voix douce et avec son regard mourant, Jules Simon me disait : « Nous sommes perdus, et c’en est fait de la France, si on ne nous débarrasse pas de l’Empereur et de l’Empire. » Le vœu fut écouté des dieux ; nous avons été débarrassés de l’Empereur et de l’Empire, mais débarrassés aussi de l’Alsace, de la Lorraine et de cinq milliards.

Le 20 août 1870, dans le bureau de rédaction du Journal des Débats, Clément Caraguel me dit : « Jamais je ne me battrai pour un Bonaparte. » Eugène Dufeuille renchérit : « Je ne me ferai certainement pas tuer pour Clément Duvernois ! » Clément Duvernois venait d’être nommé ministre des Travaux publics ou de l’Agriculture. Le 4 septembre, lorsque déjà le Corps législatif avait été envahi, lorsque l’Impératrice avait quitté les Tuileries, un vieillard, un homme sage et de raison froide, vint au Journal des Débats ; se frottant les mains et grimaçant, selon son habitude, il nous dit : « Notre armée est anéantie, mais nous n’en sommes pas moins délivrés des Bonaparte. » Le soir même, chez moi, le petit-fils d’un général de la Révolution disait : « J’aime mieux voir les Prussiens à Paris et l’Empereur prisonnier que de savoir les Français victorieux et l’Empereur sur le trône. » Le 1er janvier 1871, Vitet[52], de l’Académie française, résumant, dans la chronique de la Revue des Deux Mondes, les principaux événements de l’année qui venait de s’écouler, écrivait : « L’année 1870 n’aura point été inféconde, car elle a vu la chute de l’Empire. »

Aux environs du 18 mars 1871, lorsque Paris ressemblait déjà à une caserne de janissaires révoltés, je fus accosté, sur le boulevard de la Madeleine, par un haut fonctionnaire de la Marine. Naturellement nous parlâmes des désastres sous lesquels le pays fléchissait et il me dit : « Ça nous coûte dix milliards, cent cinquante mille hommes, deux provinces ; mais ce n’est pas trop payer l’effondrement des Bonaparte ! » Tous ces propos, que je viens de rapporter, je les ai entendus, et, malgré le long temps écoulé, ce n’est pas sans émotion que je les répète. La haine, l’envie extravasée, les ambitions fraudées n’oubliaient qu’une chose, bien petite en vérité, la France qui râlait ; elle fut si bien oubliée qu’elle en faillit mourir.

L’homme qui inspira tant de sentiments hostiles, que tant de vœux adverses accompagnèrent dans la bonne et dans la mauvaise fortune, était-il donc digne de ces imprécations ? Je ne le crois pas ; je ne l’ai pas aimé, je ne l’ai point servi, j’en puis parler selon ma conscience, sans avoir un effort à faire. C’était un rêveur ; George Sand a dit : un somnambule ; sous bien des rapports, le mot n’est pas excessif. Avant tout, ce fut un joueur, se rattachant ainsi aux Bonaparte, dont il portait légalement le nom, quoiqu’il ne fût point de la famille. L’axiome : Pater is est quem nuptiæ demonstrant, fit de lui un prince de la quatrième race et un héritier du sceptre impérial. En réalité, il était mâtiné de créole et de hollandais, fils de la reine Hortense et de l’amiral Verhuell. Au jour de sa naissance, le roi Louis déposa une protestation motivée entre les mains de son frère Lucien, prince de Canino ; la fille de celui-ci, Lætitia Bonaparte-Wyse, la conserva précieusement et la vendit à Napoléon III, pour la somme de cinq cent mille francs et une pension annuelle de vingt-quatre mille livres ; c’est Joseph-Marie Piétri qui servit d’intermédiaire et c’est Lætitia Wyse qui m’a raconté le fait, sans plus de mystère et comme une bonne opération, en présence de sa fille Adeline, femme du général Türr[53], dont j’étais resté l’ami, après avoir fait à ses côtés l’expédition des Deux-Siciles (1860).

De sa mère, issue de Joséphine, née à la Martinique, Napoléon III avait reçu une sorte d’indolence extérieure que souvent l’on a prise pour de l’apathie ; de son père, marin de mérite, homme de résolution lente et d’exécution énergique, il avait gardé une patience à toute épreuve et une volonté permanente vers le but visé ; si à cela on ajoute une foi aveugle, une foi religieuse dans la toute-puissance du nom qu’il portait, on aura les traits principaux de son caractère, qui était à la fois confus et décidé. De là des inconséquences dans la conduite politique, des visées très hautes et des résultats médiocres. Il fut, devant sa destinée, comme devant un tapis vert ; il crut à sa veine et l’épuisa. Il perd à Strasbourg, il perd à Boulogne, il gagne à Paris ; il joue son va-tout, gagne le trône ; il gagne en Crimée, il gagne en Italie ; il double l’enjeu, il veut faire sauter la banque ; à Sedan, il est décavé, si bien qu’il laisse aux mains de l’adversaire sa liberté, sa couronne et la France. Le général Fleury résumait assez bien tout cela, lorsqu’il disait, longtemps après la chute de l’Empire : « C’est égal ; nous nous sommes crânement amusés. » C’est peut-être là le dernier mot du règne.

Napoléon III, en effet, aimait à s’amuser, et c’est un grave défaut pour un souverain ; il se plaisait aux chasses à courre, aux petits théâtres, aux bals costumés, où il excellait à intriguer les femmes, dont il avait la bonhomie de ne pas se croire reconnu ; dans les petites soirées de Compiègne et de Fontainebleau, il forçait les invités à danser La Boulangère ou Le Carillon de Dunkerque. Les bals costumés qu’on lui offrait dans les ministères étaient pour les ministres une cause de véritable terreur ; on craignait toujours qu’à la faveur de la bahuta et du masque un assassin ne parvînt jusqu’à lui et ne renouvelât le coup d’Ankarström sur Gustave III[54]. Aussi, les précautions étaient minutieuses et la police ne chômait pas. Nul ne pouvait entrer, masqué, dans les salons, sans avoir préalablement découvert son visage devant le maître de la maison ; celui-ci était placé dans un tambour revêtu de draperies au milieu desquelles deux ouvertures ménagées et dissimulées permettaient à des inspecteurs de police de « frimer », c’est-à-dire de regarder les arrivants ; en outre, des gens de la Sûreté, déguisés et méconnaissables, suivaient l’Empereur à courte distance et veillaient sur lui. J’ai entendu dire au marquis de Chasseloup-Laubat[55] : « Lorsque l’Empereur se retirait, tout le monde se sentait soulagé et alors seulement on avait de l’entrain. »

S’il aimait les plaisirs matériels, il n’avait, en revanche, pour les plaisirs intellectuels qu’un goût modéré. Tout ce qui touchait aux Lettres et aux Beaux-Arts semblait lui échapper. La peinture, lettre close ; la musique, lettre morte ; la poésie, lettre indéchiffrée. Il n’eût pas mieux demandé que de protéger la littérature et les arts, mais, en vérité, il ne savait comment s’y prendre, et, à cet égard, son entourage n’aurait pu lui donner de bons conseils. Un jour, il disait à Mme Gabriel Delessert, qui était artiste jusque dans ses moelles : « Que faut-il faire pour protéger les arts ? » Elle fit la révérence et répondit : « Sire, il faut les aimer. »

En 1853, l’exposition de peinture fut installée, vaille que vaille, dans les bâtiments des Menus Plaisirs, qui, s’il m’en souvient, étaient situés faubourg Poissonnière. La veille de l’ouverture du Salon, j’y avais été ; j’avais rencontré Morny, qui était président du jury, et nous causions ensemble, lorsqu’on vint le prévenir que l’Empereur arrivait. Je fis un mouvement pour me retirer ; Morny me dit : « Restez donc, mettez-vous à la suite, vous entendrez de bonnes réflexions. » Napoléon III, escorté de quelques officiers, de différents fonctionnaires et de tous les membres du jury, parcourut les salles au pas accéléré, sans dire un mot, sans faire une observation, passant devant les meilleures toiles avec une indifférence qu’il ne cherchait pas à dissimuler. On voyait qu’il accomplissait une des mille corvées que lui imposait son rôle de souverain. Parvenu dans la dernière galerie, dans celle où l’on avait entassé ces œuvres médiocres que l’on semble ne recevoir que pour masquer la nudité des murailles, il s’arrêta tout-à-coup devant un tableau qui représentait le Mont-Blanc ; c’était pitoyable et ça donnait l’idée d’un groupe de pains de sucre de diverses dimensions. Longtemps il resta immobile, contemplant cette croûte, puis, se tournant vers Morny, qui était placé à sa gauche, il lui dit : « Le peintre aurait dû indiquer les hauteurs comparatives. » Après cette « bonne réflexion », il reprit sa marche et s’en alla.

En fait de musique, il aimait les polkas, les valses, les mazurkas et se délectait au pas relevé des tralalas militaires ; pour lui, le chapeau chinois avait du charme et la grosse caisse était pleine d’émotions. Le Prophète lui paraissait fastidieux, et, dans Les Huguenots, il n’appréciait que l’arquebusade du cinquième acte. Lorsqu’on donna le Tannhäuser à l’Opéra de Paris, il était caché dans une loge grillée et s’amusait du charivari indécent dont on flagellait l’œuvre d’un maître qui, malgré les objurgations du Jockey Club, avait refusé d’introduire un ballet dans son drame lyrique. Ce jour-là, le public de l’Opéra fut sot ; dès les premières mesures, avant que le rideau ne fût levé, on sifflait.

Il est un air qui faisait horreur à Napoléon III, c’est le fameux air de la reine Hortense : Partant pour la Syrie, dont on saluait son entrée dans les cérémonies publiques. Dès que le pauvre homme entendait cette romance en pourpoint de couleur abricot, il avait un fléchissement d’épaules qui était plus éloquent que toutes les paroles. Il suait l’ennui et semblait s’affaisser, quand l’orchestre reprenait le refrain. Il avait voulu faire de La Marseillaise l’air national de la France ; ses ministres — Rouher, Billault, Walewski — s’y opposèrent ; ils eurent tort : La Marseillaise en serait morte.

Il rêva de protéger les arts et n’y sut parvenir ; il rêva la grandeur de la France et la laissa décomposée. Étrange destinée que la sienne, qui tient peut-être aux tares de l’origine. Ce galérien de la puissance traîna toujours le boulet du 2 décembre. Son usurpation le contraignait à n’être jamais que victorieux ; vaincu, il devait tomber et tomba. C’est le sort des faiseurs de coups d’État : si Desaix n’eût gagné la « seconde bataille » de Marengo, le Premier Consul ne fût pas rentré à Paris. Lorsque Louis-Napoléon s’empara du pouvoir, l’Angleterre se montra bienveillante ; l’Europe resta hostile. La France, en réalité, était tenue en quarantaine ; on l’étudiait avec inquiétude. À toute porte où il frappa pour solliciter une alliance de famille, pour demander une femme, on l’éconduisit comme un parvenu au sort duquel on craint de s’associer. En politique, il en fut de même ; à son égard, on fut plus que réservé, on fut froid et parfois même impertinent. La ligne de conduite qu’il avait projetée en fut déviée ; malgré lui, il se rejeta vers des alliances qu’il ne voulait pas rechercher et guerroya contre ceux dont il eût appelé l’amitié. Sur ce point, il m’est permis d’être très affirmatif, car les deux négociateurs dont je vais parler m’ont l’un et l’autre, à distances et à époques différentes, raconté ce que j’ai à dire.

En 1853, quand la question des Lieux Saints, réveillée à propos de la chapelle latine de Bethléem, devint encore une fois la question d’Orient, il y eut une trépidation dans le monde diplomatique, et l’on comprit qu’une guerre allait éclater, où la Porte Ottomane, la Russie, l’Angleterre et la France auraient des intérêts à défendre. L’empereur Napoléon III, résolu à s’engager à fond dans le conflit et désirant un point d’appui pour les armes françaises, regarda vers Pétersbourg, car il avait toujours secrètement penché du côté de l’alliance russe. Il voulait que l’affaire se traitât en dehors des chancelleries, dont la lenteur et l’action pondérée lui déplaisaient ; il chargea son cousin, le prince Napoléon, d’une mission secrète. Le prince partit pour Baden-Baden, où il s’arrêta, sous prétexte de réconforter sa santé, et il se mit en rapport avec le prince Gortschakoff — le futur grand chancelier — qui était alors ministre plénipotentiaire près du roi de Wurtemberg. De Stuttgart à Bade, la distance n’est pas longue : on se rencontra sous les chênes de l’allée de Lichtenthal et l’on causa.

Le prince Napoléon fut très franc dans ses déclarations : « La guerre est imminente en Orient ; la France ne s’en désintéressera pas ; l’empereur Napoléon III espère pouvoir marcher d’accord avec l’empereur Nicolas ; à quelles conditions une alliance peut-elle être nouée entre les deux souverains ? En France, nous ne demandons qu’à être l’ami très intime de la Russie ; l’alliance des deux peuples leur permettra de régler à leur profit les difficultés orientales et d’assurer leur prépotence en Europe. Le prince Gortschakoff peut mieux que personne servir d’intermédiaire dans cette négociation, puisqu’en qualité de ministre près d’une cour dont la reine est fille de l’empereur Nicolas il correspond directement avec celui-ci. » Gortschakoff s’empressa d’accepter la mission qui lui était offerte et écrivit à l’empereur de Russie.

La réponse ne vint pas vite. Le prince Napoléon se dépitait ; il disait à Gortschakoff : « Dépêchez-vous ; l’Angleterre nous presse de conclure avec elle. » Gortschakoff écrivait de nouveau et commençait à perdre confiance, car le silence n’était point de bon augure. De son côté, Napoléon III talonnait son cousin et lui prescrivait de se hâter. Enfin, au bout de cinq semaines, la réponse tant attendue arriva ; elle était concise : « Entre un Romanoff et un Bonaparte, il ne peut y avoir rien de commun. » On était loin des promesses de 1840, si jamais ces promesses ont été faites. Cette phrase fut de grave conséquence et coûta cher à Sébastopol. Trois jours après, la France et l’Angleterre s’étaient serré les mains.

Le prince Gortschakoff m’a dit : « J’ai toujours regretté la décision prise par l’empereur Nicolas ; s’il eût répondu aux avances de Napoléon III, si nos deux nations avaient fait cause commune, la face du monde était changée ; l’on n’eût jamais entendu parler ni de Sadowa ni de Sedan. » De son côté, le prince Napoléon, qui me raconta, avec les mêmes détails, son entrevue avec Gortschakoff, paraissait persuadé que l’alliance offensive et défensive de la France et de la Russie aurait eu pour conséquence de reculer nos frontières jusqu’au Rhin, en compensation des territoires que nous aurions aidé Nicolas à conquérir sur la Turquie. Au lieu de cela, nous avons dû faire une sorte de guerre platonique sans résultats sérieux, sans accroissement matériel, où nous avons développé des qualités recommandables, mais qui nous a coûté le meilleur de nos vieilles troupes d’Afrique. En résumé, le prestige de la France a pu momentanément s’accroître par nos victoires, mais sa force intrinsèque en a été diminuée.

Cette guerre de Crimée, qui restera glorieuse pour nos armées, fut une aventure où le hasard joua le rôle principal. On partit pour partir, sans vraiment savoir où l’on allait. On ne se doutait de rien, ni des forces de l’ennemi, ni des terrains où l’on devait combattre. On voulut agir sur le Danube ; on s’engagea dans les marécages et l’on y reçut le choc du choléra. On s’embarqua : on descendit en Crimée ; trois cavaliers cosaques s’enfuirent à notre aspect. Les Russes étaient-ils donc certains de nous rejeter à la mer, qu’ils nous laissèrent prendre pied à Old-Port, sans même nous tirer un coup de fusil ? On se mit en marche, en avant, sans avoir fait éclairer la route ; sur le plateau de l’Alma, les Russes nous attendaient, on gravit la falaise et on les culbuta. Le prince Napoléon fut un des mieux méritants de la journée et ceux qui, plus tard, l’ont tant injurié n’auraient peut-être point, comme lui, fait bonne figure sous le feu des batteries ennemies. Ce fut une victoire, d’autant plus belle qu’en réalité on avait tout négligé pour la préparer. On était dans une telle ignorance et du pays et de la ligne de retraite adoptée par le vieux Menchikoff que, pendant toute une nuit, les deux armées marchèrent parallèlement l’une à l’autre à trois lieues de distance, sans même le soupçonner. Tout fut incohérent ; par où fallait-il attaquer Sébastopol ? Par le Nord ou par le Sud, nul ne put le dire.

Le 17 octobre 1854, on fit une tentative sur la ville, tentative pitoyable et qu’il eût été sage de s’épargner. Nos pièces de campagne sans portée, massées sur un seul point, furent rapidement éteintes par l’artillerie de la place, qui faisait converger son feu sur nos batteries. Ce fut misérable et les généraux se sentirent découragés. Le 19, un conseil de guerre fut tenu, sous la présidence de Canrobert, qui avait pris le commandement en chef, après la mort du maréchal de Saint-Arnaud. À une question de Lord Raglan, il fut répondu qu’en attendant les parcs de siège que l’on allait se hâter de faire venir de France, on continuerait à tirailler contre la place. Lord Raglan recommanda d’éparpiller les feux, au lieu de les concentrer, et ajouta : « Vous devriez commencer vos travaux d’approche, en les dirigeant vers la tour Malakoff, car, tôt ou tard, c’est là que vous serez obligés de porter votre attaque définitive. » Le fait est consigné dans les procès-verbaux des conseils de guerre, et jamais, cependant, les Anglais ne s’en sont vantés.

On ne crut pas devoir se rallier à l’opinion de Lord Raglan, et ce fut seulement cinq ou six mois après, lorsque l’on vit les Russes réunir toutes leurs forces de résistance autour de Malakoff, que l’on comprit que la clef de la position était là. Ceci m’a été raconté par un de mes proches parents, le général Achille de Susleau de Malroy, qui, pendant la campagne de Crimée, était lieutenant-colonel d’état-major, détaché près de Lord Raglan ou du général Simson. Ce fait se trouve confirmé dans un mémoire manuscrit du général Trochu sur la prise de Sébastopol. Je possède une copie, annotée par le général de Malroy, de ce mémoire, qui est d’un haut intérêt historique. On la trouvera dans les papiers que j’ai déposés à la bibliothèque de l’Institut.

Le général Bosquet, dont le mouvement tournant opéré sur la gauche des Russes avait déterminé la victoire de l’Alma, fut chargé de préparer le grand assaut qui devait nous rendre maîtres de Sébastopol. « C’était, dit Trochu dans son mémoire, un incomparable préparateur. » Le résultat fut tel qu’on pouvait l’espérer, et la journée du 8 septembre 1855 est bonne pour les fastes militaires de la France. L’activité, la précision de Bosquet étaient d’autant plus extraordinaires que dans les marches, dans les campements, dans les jours de bataille aussi bien que dans les jours de repos, il était suivi de deux ou trois cantinières, comme un sultan est suivi de son harem : on en plaisantait, et on l’appelait Bosquet-Pacha. Cette passion, qu’il ne sut jamais refréner et qui s’exerçait sans choix, semblait laisser ses forces intactes ; il les réparait, du reste, en buvant à chaque repas plusieurs bouteilles de vin de Bourgogne et en mangeant des viandes saignantes. Il ne s’en cachait guère ; il en riait et disait : « Je m’honore d’avoir quelque chose de commun avec le maréchal de Saxe. »

Bien des bruits ont circulé sur sa mort. On a dit que, surpris par un mari mal complaisant, il avait reçu un coup d’épée qui lui avait perforé le foie ; on a prétendu qu’un frère, voulant venger l’honneur de sa sœur, avait traité le maréchal comme un simple manant et l’avait assommé de coups de bâton. La vérité est la suivante. Frappé d’hémiplégie, conduit dans une ville du Midi où l’on espérait que sa santé pourrait se rétablir, il expira le 3 février 1862, à peine âgé de cinquante et un ans. Je le tiens du comte Pierre de Castellan, qui fut son officier d’ordonnance, et du général de Cissey, qui a longtemps été son chef d’état-major. Bosquet était un homme de conception soudaine et d’exécution sans merci. Pendant la guerre de 1870, j’ai entendu plus d’un général regretter sa mort prématurée.

La campagne de Crimée, qui fut très populaire en France, où les cœurs sont volontiers émus par la gloriole, n’excita que peu de sympathie dans le monde légitimiste et dans la coterie orléaniste[56]. On « frondait » dans l’intimité, mais dans les salons on se maintenait et l’on évitait les conversations compromettantes. Les « salons », dans l’acception du terme, tel qu’il était compris autrefois, n’existaient plus guère. Très denses et fort exclusifs pendant la Restauration, ils s’étaient clos volontairement après la révolution de Juillet. Rassurée par la douceur du règne de Louis-Philippe, la société parisienne essaya de se reconstituer ; épouvantée par l’attentat de Fieschi (1835), elle semblait, en présence du danger qui l’avait menacée, avoir renoncé à l’esprit d’opposition dont elle est habituellement si friande.

La grande préoccupation, en ce temps, était un drame de Victor Hugo, un opéra de Meyerbeer, un tableau d’Ingres ou de Delacroix ; qui serait ministre : Thiers, Guizot ou Molé ? L’habitude des cercles moins répandue laissait les hommes libres le soir, et certaines causeries près du feu étaient un régal pour les délicats : le jeu était un amusement, au lieu d’être une spéculation et même une ressource. Il y eut encore, à cette époque, quelques salons où l’esprit français, l’esprit de sociabilité et de convenance, s’épanouissait sans contrainte. Vint l’année 1840, qui fut pleine de complications, où le gouvernement de Louis-Philippe ne brilla ni par l’intelligence, ni par l’énergie ; la guerre imminente, la question d’Orient, les affaires d’Égypte (qui, à cette heure — juillet 1882, — sont plus compliquées que jamais), l’hostilité de l’Europe, c’en fut assez pour faire taire les causeries et ranimer les disputes.

On ressuscita les vieilles haines, engendrées par les traités de 1815, par la révolution de Juillet, par l’usurpation de la branche cadette, par le procès des ministres ; tout redevint trouble, car les passions que l’on avait crues éteintes n’étaient que somnolentes et se réveillaient. La révolution de Février, le coup d’État du 2 décembre achevèrent la confusion. On ne discute plus, on se « chamaille » ; on est tellement divisé d’opinions que, par politesse, on évite tout sujet de contestation : la conversation régulière et sérieuse est devenue impossible ; autant pérorer dans un club en plein vent. Les sages se sont retirés dans la solitude. Je puis dire que j’ai vu périr les salons ; à proprement parler, je n’en connais plus.

Le développement que les affaires industrielles reçurent sous le Second Empire ne fut point sans influence sur l’épaississement de l’esprit national ; à force de penser à la matérialité des choses, on se matérialisa ; on se fit honneur d’être pratique, c’est-à-dire de rejeter tout ce qui n’était point d’une utilité ou d’un bénéfice immédiat. Les indispensables superfluités qui sont l’âme même des civilisations et qui seules arrachent une époque à l’oubli, les Belles-Lettres, les Beaux-Arts, furent dédaignées : aussi, dans le goût, il y eut plus que du terre-à-terre, il y eut de la bassesse ; on le vit bien aux modes, qui furent ridicules. Quand l’esprit de spéculation et de lucre domine, « c’en est fait de toute gentillesse », ainsi que disait Montaigne.

L’Empire ne créa point cet état de choses, mais il l’accepta et crut y trouver son profit. Depuis longtemps, le branle était donné aux affaires industrielles et aujourd’hui — en république — ces efforts ne se sont point ralentis, tant s’en faut. La découverte et l’exploitation des mines aurifères de la Californie et de l’Australie ont versé sur le monde une quantité de métal pour lequel on a dû chercher un emploi : parallèlement à cette richesse, qui venait centupler les ressources des hommes d’invention, l’application méthodique de la science à l’industrie se substituait à l’empirisme et apportait aux moyens de production une force jusqu’alors ignorée. Dès la fin de la Restauration, le mouvement se dessine ; il s’accentue sous le règne de Louis-Philippe, s’arrête un instant pendant la Seconde République et profite de la sécurité générale, de la stagnation de la politique militante, après le coup d’État, pour atteindre une activité qui, depuis, n’a fait que s’accroître. C’est au début du Second Empire que s’établissent ces sociétés financières qui pullulent à cette heure et dont la seule raison d’être est la spéculation.

Un banquier connu de l’époque, employant comme agent C…, petit spéculateur, « boursicotier » grappillant autour du perron de la Bourse, près de ses pièces, lançait une nouvelle affaire ; il ne manquait plus que l’autorisation et la signature de Persigny, alors ministre de l’Intérieur. C… fut envoyé par le banquier pour recueillir la signature attendue, et, en même temps, il fut chargé de remettre à Persigny cinq cents actions libérées.

Persigny était un hurluberlu, mais c’était un honnête homme ; parmi ceux qui ont traversé le pouvoir sous le Second Empire, il est peut-être le seul, avec Édouard Thouvenel, ministre des Affaires étrangères, auquel il serait impossible de reprocher un tripotage d’argent. Il écouta l’émissaire, signa l’ordonnance qui constituait la société, puis, saisissant le paquet de cinq cents actions qu’on lui remettait, il en retira quarante et dit : « J’ai vingt mille francs d’économies ; je ne puis donc prendre que quarante actions ; votre patron m’a cru plus riche que je ne le suis » ; et il restitua les quatre cent soixante actions qu’il refusait d’accepter. C… revint rendre compte de sa mission au banquier, qui sourit de la naïveté du ministre et réclama les quatre cent soixante actions pour les réintégrer dans la caisse. C… parut surpris et répondit que, puisque la société offrait ces actions à Persigny, qui n’en voulait pas, il considérait qu’elles lui appartenaient. On ne put le faire sortir de cette argumentation, qu’il reprit et développa sous toutes ses formes. En résumé, il garda les actions ; le banquier n’y trouva rien à blâmer et dit : « C’est, ma foi, bien joué. » Lorsque j’ai entendu raconter cette anecdote douze ans après, le « petit boursicotier » possédait une fortune évaluée à cinq ou six millions, dont l’origine était les actions dédaignées par Persigny. Est-ce qu’il n’y a pas un proverbe qui dit : « Le bien mal acquis ne profite jamais » ?

La plupart des hommes qui dirigèrent les compagnies financières et industrielles, au temps du Second Empire, furent d’une largeur de conscience qui fit dire à Alexandre Dumas fils, dans une de ses comédies : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » De tout ceci, je parle par ouï-dire, car jamais je n’ai joué à la Bourse ni ailleurs. La manie fut générale ; l’exemple de quelques fortunes rapidement faites avait troublé les cervelles ; comme au temps de Law et du Mississipi, — que Buvat[57] prenait pour une île, — chacun se jeta dans la spéculation, et les grandes, les belles préoccupations de l’esprit dégénérèrent en besoin maniaque de gagner de l’argent. Tout moyen parut bon, lorsque le gain était assuré. C’était mauvais et d’une action dissolvante. Le gouvernement laissa faire ; le jeu de certains personnages — Morny, Walewski, Lavalette — était un scandale ; on ne crut pas devoir réagir, et on profita d’un engouement qui entraînait l’attention hors de la politique.

Que l’Empire ne se soit pas opposé à cet emportement des intérêts matériels, il n’y a guère à le lui reprocher ; mais il reste coupable de n’avoir rien tenté pour exciter les besoins de grandeur platonique qui sont l’honneur même des nations. Gœthe disait à Napoléon Ier : « Ce qui distingue le Français des autres peuples, c’est qu’il ne sait pas un mot de géographie. » Boutade d’un observateur, dont la vérité est plus flagrante que jamais. Sous ce rapport, Napoléon III démontra qu’il était bon Français. Sans contrôle, tout-puissant, n’ayant qu’un mot à dire pour être obéi, il ne conçut, il ne fit exécuter aucune de ces entreprises qui sont l’excuse et la justification de la souveraineté. Bien plus, parmi ses conseillers, nul ne songea à l’engager dans une belle aventure par où les connaissances humaines s’accroissent et se fortifient.

Le desideratum géographique du XIXe siècle, le centre de l’Afrique, ne tenta point sa curiosité ; les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Américains n’épargnèrent point leurs efforts pour pénétrer le mystère ; la France y resta indifférente, malgré ses colonies de l’Algérie, du Sénégal et du Gabon ; à peine deux ou trois de nos compatriotes — Guillaume Lejean, Le Saint — ébauchèrent-ils une petite tournée que l’insuffisance de leurs ressources condamnait d’avance à la stérilité et à la dérision. Et ces voyages de circumnavigation que les Bourbons des deux branches excellaient à mettre en œuvre, ces périples féconds qui déployaient le drapeau de la France sur toutes les parties du globe, nul ne s’en soucia, ni au palais des Tuileries, ni au ministère de la Marine. L’énormité des budgets permettait cependant ces prodigalités superbes, dont tant de savants auraient profité. On ne soupçonnait pas sans doute que la découverte d’une plante nouvelle, d’un animal inconnu, d’une terre ignorée est un bienfait, une conquête, un progrès pour l’humanité. Ce sont des choses, cependant, qu’il faut connaître, lorsque l’on est souverain, sous peine de ne point savoir son métier.

Saisi tout entier par la politique, comprimant l’Intérieur, regardant vers l’Extérieur toujours menaçant pendant son règne, Napoléon III négligea les actions idéales, qui sont un rayonnement autour des couronnes. S’il eut des loisirs, il les employa à faire fonction d’homme de lettres, ce qui fut au moins déplacé. Il commença une histoire de César, que sa chute interrompit. On l’aida, ai-je besoin de le dire ? Alfred Maury[58], de l’Institut, Saulcy[59], Longpérier[60], Mérimée, qui était toujours là quand il s’agissait de servir, recueillaient les notes et les classaient. Le colonel Reyffie reconstituait la balistique des anciens ; l’amiral Jurien de La Gravière[61] dirigeait la construction d’une trirème éperonnée qui resta immobile, à Asnières, parce que nul rameur ne parvint à la faire démarrer. L’Empereur prit goût à ce travail ; singulier délassement pour un souverain qui répond du sort de quarante millions d’hommes.

Il avait encore une autre façon de veiller à leur bonheur ; il inventait des canons ; il les rayait, il en modifiait l’âme et le projectile. Le « modèle Napoléon III » fut célèbre dans les artilleries d’Europe ; mais on le perfectionna ; il s’en aperçut à Wœrth et à Sedan. Bien plus, il imagina la mitrailleuse ; découverte pleine de glorieuses promesses, où le colonel Reyffie le seconda. Sous le manteau, on en parlait ; grâce à cet engin formidable, toute victoire nous était assurée ; à peine serait-il nécessaire de mettre quelques bataillons en ligne, pour la forme seulement ; la mitrailleuse suffisait ; nulle armée ne résisterait. On disait qu’il n’avait fallu rien de moins que du génie pour inventer une arme pareille ; jamais, dans aucun temps, chez aucun peuple, rien de semblable n’avait été vu.

Ô lecteur, ouvre le Journal de l’avocat Barbier, à la date du mois de juin 1759, et voici ce que tu liras : « On a essayé, depuis quinze jours, à l’arsenal, de petits canons qui tirent vingt coups dans une minute, ce qui paraît incroyable ; mais l’expérience est sûre et a été vue par bien des personnes. Ces canons sont de deux livres de balles ; il y a sept hommes pour servir chaque canon, et, en une demi-minute, le canon est démonté, transporté par ces sept hommes et remonté[62]. » Hélas ! lorsque l’on essaya ces mitrailleuses invincibles contre les armées de la Prusse, on put reconnaître que nul engin de guerre, si perfectionné qu’il soit, ne prévaut contre le nombre et la discipline. Les mitrailleuses impériales, comme l’on disait alors, ont été le trophée des batailles qu’elles n’ont point gagnées.

Les victoires matérielles ont des résultats périssables : Hohenlinden, Austerlitz, Iéna, Wagram, vous ne me démentirez pas ! Les victoires remportées par les arts, par les lettres, par la science, ont des résultats immortels ; Napoléon III ne les provoqua pas, et c’est pourquoi son règne, quand même il ne se fût pas écroulé dans un désastre, gardera dans l’histoire un renom de médiocrité. Il était bon, bienfaisant jusqu’à l’imprévoyance, imbu de notions socialistes mal digérées ; il eût voulu, lui aussi, comme Thomas Morus, comme Campanella, comme Cabet, comme tant d’autres illuminés, établir le royaume d’utopie et convier l’humanité au banquet de la félicité universelle. S’il eut des idées généreuses — et il en eut — elles restèrent infécondes ; car il ne trouva près de lui personne qui lui vînt en aide pour les appliquer. Les instruments lui ont fait défaut ; c’est du moins ce que j’ai entendu dire à un de ses confidents intimes.

Cela tient à bien des causes ; d’abord, les gens qui l’entouraient ne pensaient qu’à leur fortune et à leur accroissement ; la France leur était indifférente ; ils la regardaient volontiers comme un champ de récolte, ouvert à leurs convoitises ; ils croyaient que le pays est fait pour le souverain, tandis que c’est le souverain qui doit être fait pour le pays. La plupart de ces hommes ont eu du talent, de l’intelligence, de l’éloquence, une facilité d’assimilation rare, mais ils manquèrent de ce qui constitue la vraie force morale, de ce qui permet de faire face aux événements et de les dominer ; ils manquèrent de caractère. Ils étaient à plat ventre devant l’Empereur ; ils ne l’arrêtèrent point au bord de ses fautes, ils l’y laissèrent tomber, non point par ignorance, mais par servilité. À cet égard, ils furent méprisables, et Napoléon III les méprisait. Il les employait néanmoins, car ils lui étaient utiles et même commodes. Il avait assez vécu, assez conspiré, assez régné pour ne croire ni au dévouement, ni à la constance, ni à la dignité humaine. Lorsque ses ministres ou ses familiers faisaient quelque vilenie, il en souriait.

L’Impératrice avait vu, au bois de Boulogne, un cheval de selle qui lui plaisait ; elle voulut l’acheter ; le propriétaire y tenait, et ne se décida à le vendre qu’en apprenant à qui il était destiné. Le cheval lui avait coûté 2 400 francs ; il le céda au même prix. L’Impératrice, causant quelque temps après avec une femme de ses amies, se plaignit d’être volée, dépouillée, de payer ses fantaisies dix fois ce qu’elles valaient, et elle raconta qu’un cheval, dont elle avait eu envie, lui avait été vendu 24 000 francs, ce qui était excessif jusqu’à l’abus. Le nom du propriétaire, qui était le comte de Bernis, fut prononcé. La femme à laquelle l’Impératrice faisait ces confidences parut surprise ; elle connaissait le comte de Bernis et affirmait qu’il était incapable d’une telle indélicatesse. Le comte de Bernis fut averti et demanda une audience à l’Empereur, auquel il expliqua ce qui s’était passé, manifestant son irritation de se voir accusé d’un procédé de maquignon, indigne d’un galant homme. L’Empereur haussa les épaules et répondit : « Ce diable d’E… ! il n’en fait jamais d’autres ! » Ce « diable d’E… », grand dignitaire des Tuileries, finit ambassadeur de France !

Napoléon III fut obligé de mettre le holà entre deux de ses ministres, dans des circonstances qui lui parurent plaisantes, et où la politique n’était pour rien. Je ne désignerai les personnages que par des sobriquets. Portentosus, voyant son fils en âge de tirer à la conscription et ne se souciant pas de dépenser quelques écus pour lui acheter un remplaçant, le fit exempter par les médecins du conseil de revision. Quoique le conscrit fût d’une santé dont son père pouvait être satisfait, il fut réformé pour cause de maladie cutanée incurable. Selon l’usage, le motif de l’exemption fut porté sur les registres militaires. Deux ans plus tard, avisant en Champagne une jeune fille dotée de sept cent mille francs et ayant quelques millions en espérance, il la demanda pour son fils. Le père, marchand de vins, fut flatté d’entrer dans la famille d’une Excellence ; les accordailles furent conclues, et tout marchait à souhait, lorsque Ploutocratès eut vent de l’affaire.

Il se dit que la demoiselle et sa grosse fortune conviendraient fort à son fils. Il eut alors un devoir pénible à remplir, mais il n’hésita pas à faire prévenir, en sous-main, la famille de la fiancée que le jeune Portentosus, quoique doué de toutes les qualités où une femme légitime peut trouver le bonheur, était affligé d’une maladie cutanée incurable ; que les registres du ministère de la Guerre en faisaient foi, ainsi qu’il serait facile de le vérifier. On vérifia, et le fils de Portentosus fut remercié, ce qui permit au fils Ploutocratès d’épouser les sept cent mille francs de dot et les futurs millions. Portentosus se plaignit à l’Empereur ; celui-ci en parla à Ploutocratès, qui expliqua la « négociation ». L’Empereur se contenta de dire : « Ce n’est pas maladroit ; je vois que vous êtes un homme de ressource. »

Indifférent à la moralité de ceux qui le servaient, pourvu qu’ils servissent, il restait également indifférent aux périls dont il était menacé. Peu d’hommes ont possédé à un tel degré le flegme dans l’intrépidité ; Pianori tirait sur lui presque à bout portant, Orsini lançait des bombes explosibles sous sa voiture, pas un muscle de son visage ne bronchait et son regard restait atone, comme retenu par la vision intérieure. Les conspirateurs, les assassins mêmes en furent frappés et ne purent s’empêcher de lui rendre hommage. À ce sujet, j’ai entendu raconter à J.-M. Piétri, qui fut le dernier, le plus dévoué préfet de Police de l’Empire, une anecdote caractéristique.

La surveillance « pour la vie de l’Empereur », c’est ainsi que l’on disait, était permanente aux Champs-Élysées, place du Carrousel, dans le jardin des Tuileries et au Bois de Boulogne. Tout meurtrier qui prémédite un crime examine le terrain, étudie les habitudes de celui qu’il veut tuer et rôde autour de la demeure. On surveillait donc et l’on « filait » les personnes inconnues qui s’arrêtaient dans les endroits où l’Empereur passait ordinairement ; sur chacune d’elles un rapport était fait, que l’on envoyait au cabinet du préfet de Police ; on a ainsi épié de bons badauds et d’innocents étrangers qui ne s’en doutaient guère.

Mazzini avait envoyé à Paris une Anglaise et un Italien qu’il avait chargés de relever la topographie des promenades de l’Empereur ; ils furent bientôt mis en surveillance parce qu’ils revenaient sans cesse autour des Tuileries. Un jour qu’ils étaient dans la rue de Rivoli, ne soupçonnant pas que deux agents étaient derrière eux, l’Empereur passa dans son phaéton. Le femme fut émue et salua ; son compagnon garda son chapeau sur la tête ; la femme le décoiffa d’un revers de main, en disant : « Mais saluez donc ! » Tout en ramassant son chapeau, l’Italien, furieux, répondit : « Quoi ! le saluer ! lui, ce misérable ! » La femme répliqua : « Il est si confiant ! »

« Il est si confiant ! » le mot est à retenir, car il est justifié. Autour de Napoléon III, les assassins se sont pressés, comme sur une victime d’élite qu’il fallait abattre. Victor Hugo, qui toujours a prêché l’abolition de la peine de mort, a écrit, dans Les Châtiments, un vers dont les régicides se sont emparés. On dirait un ordre qu’ils se faisaient gloire d’exécuter :

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité !

Ah ! la mauvaise conseillère que la haine ; comme elle dédaigne la morale ; comme elle outrage la vertu ! Ce vers, qu’Orsini citait avec emphase devant la Cour d’assises, ne vibra-t-il pas dans la mémoire de Pianori ? On pourrait le croire : car l’assassin fut aussi impassible que l’Empereur lui-même. C’était en 1855, une des meilleures années du règne ; nous combattions en Crimée ; l’Exposition universelle allait s’ouvrir : le Times, parlant de Napoléon III, disait : « Ce grand homme, espoir du monde dont son oncle a été la terreur, a pour la paix le même génie que le vainqueur d’Austerlitz eut pour la guerre ! » L’éloge est excessif, je le reconnais, mais rappelle ce que l’on pensait alors.

Le 28 avril, à six heures du soir, l’Empereur, escorté d’Edgar Ney et du colonel Valabrègue, passait à cheval dans les Champs-Élysées. Il vit un homme qui, debout sur un tas de cailloux préparés pour le macadam, le visait avec un pistolet d’arçon à deux canons superposés. L’homme fit feu ; l’Empereur ne fut pas atteint et, se voyant ajusté de nouveau par l’assassin, qui était Pianori, il lui dit en souriant : « Voyons, est-ce que ça ne va pas finir ? » La foule se jeta sur le meurtrier, qu’un agent de la police du château, nommé Alessandri, avait blessé d’un coup de stylet. L’Empereur enleva son cheval de façon à pénétrer jusqu’au milieu du groupe, et il cria : « Je vous défends de lui faire du mal ! » Il reprit paisiblement sa promenade, après avoir envoyé Edgar Ney prévenir et rassurer l’Impératrice. Le jour de l’attentat d’Orsini, lorsqu’il parut dans sa loge à l’Opéra, il fut impossible de deviner, à son attitude, qu’il venait d’être l’objet d’une des tentatives les plus lâches et les plus criminelles dont l’histoire ait fait mention.

Très doux dans le commerce habituel de la vie, de manières exquises dues au contact de sa mère et à la fréquentation de l’aristocratie anglaise, il avait en lui, au dire de ceux qui l’ont approché, des qualités de charmeur auxquelles on résistait difficilement. Il était empressé auprès des femmes et d’une irréprochable courtoisie à l’égard des hommes. Bien des gens disaient : « Il est plus libéral que son gouvernement. » C’est possible ; mais, au début, son gouvernement était dur, tracassier, inquiet, exercé par des fonctionnaires qui semblaient craindre de manquer de zèle. Je ne sais trop ce qui se passait dans les régions exclusivement politiques, où je me suis toujours donné garde de m’aventurer ; César ou Gracchus ne m’importaient guère ; je laissais agir l’un et l’autre et ne m’en souciais pas. Mais, dans les faits relatifs aux lettres, j’ai regardé de plus près, et j’ai reconnu que les agents subalternes dépassaient la mesure que le maître avait déterminée. Lorsque l’on pouvait parvenir jusqu’à lui, on n’en appelait jamais en vain à son bon vouloir, j’ai presque envie de dire à son intelligence.

Sous son règne, la censure dramatique fut sans indulgence ; on voyait des allusions partout ; on s’effarouchait d’un mot ; le respect de la moralité, de la religion, du bon goût même a des frontières si mal définies que, malgré leur réserve, les pauvres auteurs mettaient souvent le pied sur le terrain défendu ; la censure prenait alors sa grosse voix et, « pour éviter un scandale », interdisait la représentation des pièces. Lorsque l’Empereur recevait des plaintes à cet égard, il se faisait apporter le manuscrit incriminé, le lisait, disait en parlant des employés de la censure : « Ils sont vraiment trop bêtes ! » et levait l’interdit. C’est ainsi que les théâtres purent jouer La Dame aux Camélias, d’Alexandre Dumas fils, Les Effrontés, d’Émile Augier, Le Lion amoureux, de Ponsard, et Faustine, de Louis Bouilhet. Dans ces cas-là, le comte de Morny intervenait presque toujours et provoquait les décisions libérales du souverain.


CHAPITRE III

L’IMPÉRATRICE



LA FAUTE LA PLUS GRAVE DE NAPOLÉON III. — LA COMTESSE DE MONTIJO. — LE MARQUIS D’ALCANICÈS. — OPINION DU PRINCE PRÉSIDENT SUR EUGÉNIE DE MONTIJO. — « ON LES ÉPOUSE DONC ? » — LE MARIAGE. — DÎNER CHEZ LA PRINCESSE MATHILDE. — « LES TOILETTES TAPAGEUSES. » — COCHONNETTE, COCODETTE, CORNICHONNETTE. — LA PRINCESSE DE METTERNICH. — THÉRÉSA ET RIGOLBOCHE. — UN BAL COSTUMÉ AU MINISTÈRE DE LA MARINE. — LA PRINCESSE JABLONOWSKA. — UNE CHRONIQUE DU JOURNAL Le Temps. — LES LOGEMENTS AU CHÂTEAU DE COMPIÈGNE ET DE FONTAINEBLEAU. — LE CHEVALIER NIGRA. — RICHARD DE METTERNICH. — EN CAS D’INSURRECTION. — LA TRIBUNE DU CORPS LÉGISLATIF. — LE LIEUTENANT DE VAISSEAU DES VARANNES. — SOTTISE DU DIRECTEUR DES POSTES. — LE CABINET NOIR. — SIMONNET. — ÉMILE OLLIVIER. — AU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR. — LES LETTRES DE VICTOR HUGO. — L’EMPEREUR SAUVE UN CHEF DE L’OPPOSITION. — IL FAIT PUBLIER LA PLAIDOIRIE POUR ORSINI. — HORTENSE CORNU.



L’ÉCROULEMENT de l’Empire, l’affaissement de la France prouvent que Napoléon III a commis bien des fautes ; la plus grave que l’on puisse lui reprocher, celle qui fut de conséquence mortelle, c’est d’avoir épousé Eugénie de Montijo. Jamais créature plus futile ne mit au service d’une ambition désordonnée une plus médiocre intelligence. Elle exerça sur les mœurs extérieures une influence détestable, elle eut sa camarilla, sa cour, ses partisans ; elle eut sa politique et poussa le pays dans des aventures dont elle était incapable de calculer la portée, ni de prévoir l’issue. Elle a été funeste, et sa beauté, qui fut merveilleuse, ne l’absout pas. Persigny disait : « C’est la femme la mieux entretenue de France. » Le mot ne porte pas à faux, et je serais tenté de le ramasser pour mon compte.

Je l’ai côtoyée, lorsqu’elle était jeune fille ; je l’ai vue, lorsqu’elle était veuve et déchue ; j’ai causé avec elle ; je l’ai écoutée, dans les petits salons d’Arenenberg et dans la galerie de Camden Place ; je trouve Persigny indulgent, et je dirais volontiers : « C’était une écuyère. » Il y avait autour d’elle comme un nuage de cold-cream et de patchouli ; superstitieuse, superficielle, ne se déplaisant pas aux grivoiseries, toujours préoccupée de l’impression qu’elle produisait, essayant des effets d’épaules et de poitrine, les cheveux teints, le visage fardé, les yeux bordés de noir, les lèvres frottées de rouge, il lui manquait, pour être dans son vrai milieu, la musique du cirque olympique, le petit galop du cheval martingalé, le cerceau que l’on franchit d’un bond et le baiser envoyé aux spectateurs sur le pommeau de la cravache.

Les bals des Tuileries, les soirées de Compiègne et de Fontainebleau n’étaient que des représentations qu’elle donnait au bénéfice de son propre personnage. Froide, de tempérament nul, à la fois avare et gâcheuse, sans autre passion que celle de sa vanité, elle rêva de jouer les premiers grands rôles et ne fut qu’une comparse, affublée d’une souveraineté qu’elle ne savait porter. Je ne crois pas qu’elle ait jamais eu une notion sérieuse sur quoi que ce soit ; en revanche, elle excellait à travailler avec sa couturière et se connaissait en pierreries comme un vieux courtier juif.

La première fois que je la vis, c’est dans le courant de l’été de 1842 ; elle avait alors seize ans. J’avais dîné à Passy chez Benjamin Delessert[63] ; après le repas, nous sortîmes pour fumer dans le vaste jardin qui ressemblait à un parc ; il tomba quelques gouttes d’eau et nous nous réfugiâmes dans la salle de billard. Il y avait là Lord Howden, qui était le mari morganatique de la vieille princesse Bagration, Prosper Mérimée, Antonin de Noailles, tout jeune et beau comme Apollon, le duc de Mouchy[64], Albert de Broglie, déjà sérieux et cherchant des attitudes d’homme d’État, Charles de Rémusat[65], à la fois ironique et bienveillant, Eugène Delacroix, assez gourmé, selon son habitude, dans le monde, le comte de Flahaut[66] encore plein de séduction malgré ses cinquante-sept ans et qui allait retourner à son ambassade de Vienne. Nous étions en train de faire une partie dont je ne sais plus le nom, qui se joue avec de petites quilles qu’il faut abattre d’une certaine manière, lorsqu’une jeune fille entra en criant : « Pouah ! quelle tabagie ! »

Elle serra la main de Lord Howden, dit bonjour en espagnol à Mérimée, et, comme nous nous inclinions pour la saluer, elle sauta sur le billard et se mit à danser la cachucha. Faisant saillir ses hanches, poussant sa poitrine en avant, claquant des doigts, soulevant sa jupe et se trémoussant, la tête inclinée, les yeux demi-clos, elle chassait du pied les billes et riait. Lord Howden lui prit le mollet ; elle lui donna une tape sur la tête, s’élança vers la porte et disparut. C’était Eugénie-Marie de Guzman de Montijo, comtesse de Téba. Sa peau blanche, ses cheveux blonds à reflets rougeâtres, ses yeux bleus et d’expression si triste, sa bouche fraîche, l’ampleur déjà visible de son corsage, sa taille souple et ses mains allongées en faisaient une créature charmante. Il était impossible de ne point l’admirer, quoique l’on vît trop qu’elle sollicitait l’admiration.

Sa mère qui, elle aussi, avait été fort belle, fit battre bien des cœurs, pour lesquels sa commisération ne fut point sévère. Elle fut plus qu’indulgente, aux jours de sa jeunesse ; elle fut facile et eut le laisser-aller des grandes dames qui estiment que tout ce qui se passe au-dessous de la ceinture n’importe guère à la délicatesse des sentiments.

Elle avait un mari qui la gênait peu ; il était comte de Téba, car il ne prit le nom et le titre de comte de Montijo qu’après la mort de son frère aîné, qui lui laissa trois grandesses : Téba, Banos et Mora. Adversaire de Ferdinant VII, chef d’un des partis constitutionnels, il fut arrêté en 1823, lorsque les armées françaises pénétrèrent en Espagne, et incarcéré à la forteresse de Jaen, où il resta jusqu’en 1829. Une fois par an, il était autorisé à recevoir la visite de sa femme. La comtesse de Téba, mal vue en cour, presque exilée de Madrid, habitait Grenade ; sa maison était le rendez-vous de beaucoup de jeunes gens attachés à la diplomatie étrangère, parmi lesquels elle distinguait, dit-on, Georges Villiers, qui fut plus tard le quatrième comte de Clarendon. C’est dans l’ancienne résidence des rois maures, près des féeries de l’Alhambra, que, le 5 mai 1826, l’impératrice Eugénie poussa son premier vagissement.

Le comte de Téba avait les cheveux noirs, la comtesse avait les cheveux très bruns ; la petite fille naquit et resta blonde. On en a fait honneur à Mérimée ; il baissait modestement les yeux et niait sans conviction la paternité qu’on lui attribuait ; il aurait dû la répudier nettement, car elle ne peut remonter jusqu’à lui. Il rencontra, pour la première fois, la comtesse de Montijo longtemps après la naissance de la future impératrice.

Dès qu’Eugénie fut devenue impératrice, on fouilla dans son passé, et la malveillance y fit des découvertes qui n’étaient que des calomnies. Elle a pu être légère et coquette, mais elle n’eut rien de grave à se reprocher. Les femmes de la grandesse d’Espagne ont des habitudes qui ne sont pas les nôtres et dont la pruderie, dont la jalousie de la société parisienne lui firent un crime. Lorsque, aux courses de Madrid, elle se montrait dans sa loge, parée des couleurs de Montès, qui fut une spada célèbre, lorsqu’elle faisait asseoir Montès dans la voiture qu’elle conduisait elle-même, lorsqu’elle faisait mine de répondre par des coups de fouet aux plaisanteries des jeunes grands d’Espagne, qui, selon l’usage, la tutoyaient, elle ne manquait point de tenue, comme les bonnes langues de Paris le criaient par-dessus les toits ; elle vivait simplement selon des coutumes que notre monde réprouve et que le monde espagnol admet. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » ; c’est le mot de Pascal. Elle courut les villes d’eaux et les bains de mer ; on lui fit la cour ; cela ne lui déplut pas ; elle n’encouragea personne et se réserva. Eut-elle, dès le principe, la visée d’un mariage exceptionnel ? Cela est possible ; on serait injuste de lui imputer une telle ambition à mal : elle était Guzman, elle touchait aux Alvar Giron et au Cid Campeador ; de plus, elle avait une fortune personnelle de trois cent mille livres de rente ; quoi d’étonnant qu’elle ait rêvé de tréfler sa couronne de comtesse et même de la fermer ?

Je tiens d’une femme qui l’a connue enfant et qui est restée son ami « du matin » au palais des Tuileries, qu’elle éprouva un sentiment assez vif pour un homme qu’elle eût volontiers épousé. Cet homme était le marquis d’Alcanicès, qui était l’ami de la duchesse d’Albe. Lorsque la duchesse d’Albe mourut, Eugénie de Téba était impératrice des Français. Il eut, dit-on, de l’influence sur elle ; plusieurs fois il donna des ordres, comme un maître, et fut obéi. Le dénouement de cette historiette platonique fut singulier. Pour des causes que j’ignore, il fut quelquefois revêche avec la duchesse de Morny, qui, sous une apparence timide, cachait une force de ressentiment peu commune. Lorsque Morny fut mort, sa femme se coupa les cheveux — d’admirables cheveux d’or — et les jeta dans le cercueil où reposait le fils naturel de la reine Hortense et du comte de Flahaut. Elle entra en retraite, comme une fille de race souveraine, et semblait consacrée à son veuvage. Tout à coup, après deux années, elle en sortit pour épouser d’Alcanicès, qui, par le décès de son père, était devenu duc de Sesta. L’Impératrice ne leur pardonna jamais.

Elle s’assit sur le trône ; mais elle faillit rester sur les marches, et n’être que la femme du premier prince du sang. En 1850, le vieux Jérôme[67], qui était alors maréchal de France et gouverneur de l’Hôtel des Invalides, se mit en tête de marier son fils. Il avait donné sa fille Mathilde à Anatole Demidoff[68] ; on peut imaginer, d’après cela, que la question d’argent le préoccuperait d’abord et que toute fiancée bien pourvue lui semblerait de lignée suffisante. Il regarda vers Eugénie de Montijo et alla en causer au palais de l’Élysée avec le Prince Président, qui lui répondit : « Vous n’y pensez pas, mon oncle ; Napoléon vaut mieux que cela ; on peut « coucher » avec ces filles-là, mais non point les épouser. » C’est le prince Napoléon qui m’a raconté le fait, trois ou quatre ans avant la chute de l’Empire ; je l’ai noté et je le reproduis ; mais l’Impératrice et lui se haïssaient tellement qu’ils n’ont jamais été en reste de mentir, lorsqu’ils parlaient l’un de l’autre.

Le mariage ne se fit pas tout seul, et peut-être ne se serait-il jamais fait, si la mère Montijo, placée derrière sa fille, ne lui eût démontré que la couronne impériale ne pouvait être que le prix d’une résistance invincible. La résistance fut telle qu’elle ne tomba que devant l’état civil. Ce n’est pas faute que l’on ne se fût employé à la dompter. Il y eut émulation et tout le monde s’en mêla : les uns par complaisance, ce fut le plus grand nombre ; les autres par calcul, pour n’être point dominés par une femme qui n’était qu’une « simple particulière ». La princesse Mathilde ne s’épargna pas ; elle était experte en la matière, mais n’y put réussir. Eugénie de Montijo habitait alors un des hôtels de la place Vendôme ; l’Empereur n’en sortait pas, et toujours il s’en revenait Jean comme devant. Il voulut en finir ; il se rappela l’histoire du maréchal de Richelieu et de Mme de La Popelinière ; il ne lui déplaisait pas de se montrer régence et talon rouge.

La comtesse de Montijo et sa fille furent invitées à un déplacement de chasses à Compiègne ou à Fontainebleau, je ne me rappelle plus précisément la résidence. L’architecte du palais était Hector Lefuel, qui, sur les instructions mêmes de l’Empereur, perça une porte secrète dans la muraille de la chambre que l’on réservait à Eugénie de Montijo. De là date l’origine de la fortune de Lefuel, qui, après la mort de Visconti, fut chargé de l’achèvement du Louvre. Au milieu d’une nuit, Mlle de Montijo vit entrer l’Empereur dans sa chambre ; elle ne perdit pas contenance ; elle le pria de s’asseoir et ne lui épargna pas les reproches : « J’avais cru venir dans la maison d’un gentleman. » Il pria, il supplia, il pleura, il s’irrita ; peine inutile : il reprit sa route mystérieuse, emportant sa courte honte et mordu par un amour qui ne lui laissait plus son libre arbitre. Le résultat, entrevu par la mère Montijo, poursuivi par la fille, ne se fit pas attendre ; la couronne de comtesse devenait une couronne impériale. Je dirai le mot tout cru : l’Empereur alla au mariage, comme on va chez les filles. Le prince Napoléon prétend qu’il a dit à son cousin : « Eh bien ! on les épouse donc ? »

Dans la semaine qui précéda son mariage, Mlle de Montijo fit ses adieux aux personnes qu’elle connaissait, comme si elle partait pour un de ces voyages si périlleux que l’on peut n’en point revenir. Elle pleurait et faisait appeler les vieux domestiques pour leur donner ses mains à baiser et leur dire quelques bonnes paroles. J’ai assisté à une de ces scènes. Celle qui, deux ou trois jours plus tard, allait être impératrice, était troublée en présence de cette destinée si haute et si menaçante ; elle était sincère dans l’expression de son angoisse, toutefois avec la nuance théâtrale qu’elle ne dédaignait pas.

Le 29 janvier 1853, la garnison de Paris, la garde nationale étaient sous les armes, le canon des Invalides retentissait comme pour une victoire. Quand l’union eut été consacrée à Notre-Dame et que l’on fut de retour aux Tuileries, l’Empereur, debout sur le balcon, assisté des maréchaux de France, présenta l’Impératrice au peuple. L’acclamation fut telle que les ramiers branchés sur les arbres s’envolèrent à tire-d’aile. Tout le monde était-il donc satisfait ? Non pas ; un de mes camarades de la garde nationale, un peintre nommé Landelle, dont le père était cuisinier chez Henry de Noailles, se sentait humilié et me disait : « Il eût fallu une princesse, une princesse de maison royale, qui pût tenir la Cour, car, enfin, une Cour nous est indispensable : ce mariage me désespère. » J’essayai de consoler Landelle et n’y pus parvenir.

Le soir même, il y eut un dîner chez la princesse Mathilde, dans son hôtel de la rue de Courcelles ; j’y étais. Cela sentait la fronde, et les menus propos allèrent bon train. La princesse était outrée ; ce mariage la subalternisait et la rejetait au second rang ; elle en était d’autant plus exaspérée qu’autrefois, en 1840, avant l’escapade de Boulogne, elle avait refusé d’épouser son cousin. Rouge, violente, entremêlant ses phrases de mots italiens, ce qui chez elle était un signe de colère, elle racontait, en essayant de plaisanter, les différentes phases de la cérémonie religieuse : « Quelle corvée ! L’encens m’a fait mal à la tête ; cette Eugénie n’est point belle au grand jour, le blanc ne lui sied pas ; elle était peinte comme une fille ; elle avait chaud, son rouge coulait sur ses joues. » Son amant, le comte Émilien de Nieuwerkerke, bellâtre à barbe noire, voulut placer un mot agréable et dit : « Avez-vous remarqué, princesse, qu’elle est comme les rousses et qu’elle a un peu de fumet ? » La princesse Mathilde ne se contenait plus ; elle répondit : « Du fumet, vous êtes charmant, vous ! du fumet ! dites donc qu’elle pue ! » Un des convives fut indigné et dit : « Je la trouve adorable ! » Le chansonnier Gustave Nadaud était du repas ; on le fit chanter au dessert, ainsi qu’à la guinguette. Le maître d’hôtel baissait les yeux, comme si sa pudeur eût été effarouchée. Le souvenir de ce dîner m’est resté déplaisant.

L’Impératrice n’était pas sur le trône que déjà on l’avait surnommée « Falbala première ». En effet, la nouvelle souveraine, qui aurait pu, qui aurait dû être la grande maîtresse de la charité, la protectrice des arts, obéit aux instincts de sa futilité et devint la fée chiffon. Les combles des Tuileries furent installés pour recevoir « les atours » ; là, sur des mannequins de grandeur naturelle, les robes étaient toujours tendues, pour ne point contracter de faux plis ; on faisait venir les couturières, les marchandes de modes, et on travaillait avec elles, comme jadis Marie-Antoinette avec la Bertin ; on avait des conférences avec les joailliers, on justifiait le mot de Persigny. Le souvenir de Marie-Antoinette poursuivait l’Impératrice ; elle avait toujours sur sa table « le registre des toilettes de la Reine » que l’on avait retrouvé aux Archives. N’osant point reprendre les paniers, malgré l’envie qu’elle en avait, elle inventa les crinolines[69], et dès lors les femmes, cerclées de fer, minces par en haut, énormes par en bas, ressemblèrent à des sonnettes munies d’un manche. Lorsqu’on dînait entre deux femmes, on était enseveli entre leurs jupes. L’Empereur, que tant de cotillons offusquaient un peu, essaya de réagir et, secrètement, fit faire un vaudeville intitulé Les Toilettes tapageuses, que l’on joua au Gymnase[70]. Belle idée qu’il eut là et dont le résultat ne fut pas heureux ! L’actrice qui jouait le principal rôle s’appelait Delaporte ; elle avait donné tant d’ampleur à sa crinoline que les spectateurs éclatèrent de rire, lorsqu’elle parut en scène. Le lendemain matin, Pépa, femme de chambre de l’Impératrice, arrivait chez l’actrice, dès la première heure, et la priait de lui confier sa robe, afin qu’elle en pût mesurer les dimensions. Trois jours après, l’Impératrice portait la robe des Toilettes tapageuses et, dans le courant de la quinzaine, les crinolines avaient doublé de volume.

En outre, l’Impératrice, ayant d’admirables épaules et une poitrine éblouissante, n’était point fâchée d’en laisser voir le plus qu’elle pouvait ; elle se décolletait outrageusement, et on l’imita. Ce qui se montra en ce temps-là n’était pas toujours irréprochable, mais c’était la mode, et les laiderons les plus ravagés exhibaient ce qu’elles n’avaient pas. Un soir, à un bal des Tuileries, deux femmes causaient devant une porte, et l’envergure de leurs robes oblitérait le passage. Le nonce du pape se présenta pour aller d’un salon dans un autre ; il s’arrêta devant cette barricade de soierie qui lui fermait la route. Une des femmes se recula et s’excusa en disant : « Pardon, monseigneur, mais nos jupes ont tant d’étoffe… — Qu’il n’en reste plus pour le corsage », ajouta l’Éminence.

On s’empressa à entrer dans la domesticité de l’Impératrice, et sa maison ne fut point difficile à constituer. La dignité du nom et le respect des ancêtres n’arrêtèrent point les basses ambitions. Il ne lui était pas désagréable de voir les représentants de certaines familles marcher devant elle pour ouvrir les portes et s’enorgueillir d’avoir une clef attachée aux basques de l’habit. J’ai connu un comte de Cossé-Brissac, qui était son chambellan. « Il n’y a que vous autres qui sachiez servir », disait Napoléon Ier à la duchesse de Montmorency. L’Empereur se plaisait aussi à s’entourer de ces hommes dont les aïeux avaient été les compagnons de Philippe Auguste et de saint Louis. Il les acceptait volontiers, tout en n’y croyant guère. Il savait bien que son régime avait peu de partisans. Il disait, un jour, avec esprit : « Personne n’aime l’Empire ; voyez, moi, je suis socialiste, l’Impératrice est légitimiste, le prince Napoléon est républicain ; je ne connais que Persigny qui soit bonapartiste, et encore il est fou. »

Les corps chimiques s’attirent et s’unissent en raison de leurs affinités électives ; il en est de même des imperfections morales ; les défauts semblables s’accrochent et se complètent. Les femmes les plus futiles de « la Cour » se groupèrent autour de la futilité de l’Impératrice. S’amuser, se désennuyer, peut-être, devint l’unique préoccupation ; tout fut subordonné au plaisir, et les héros du jour furent les bons conducteurs de cotillon. Là où la reine Marie-Amélie, donnant l’exemple de toutes les vertus, avait présidé le cénacle de ses enfants et de ses petits-enfants, l’impératrice Eugénie et ses familiers se délectaient aux anecdotes scabreuses, aux cancans grivois et aux danses qui permettaient de montrer les jolies jambes.

Trois femmes furent de son intimité, que leur tenue de grisette et leurs toilettes de filles entretenues auraient dû faire éloigner des entours d’une souveraine. À quoi bon nommer ces grandes maîtresses des divertissements médiocres dont on raffolait ? Il suffit de répéter les surnoms dont elles s’étaient affublées en catimini ; il n’en faut pas plus pour les désigner et dénoncer leur valeur morale ainsi que leur intelligence. Les sobriquets étaient de choix : Cochonnette, Cocodette, Cornichonnette. Ces deux dernières étaient charmantes, blondes, abusant de la poudre, « se maquillant » comme des danseuses ou comme l’Impératrice, peu sévères, danseuses élégantes, amazones solides, sans esprit, ayant le « bagout » du monde, faisant des dettes et les laissant payer à des complaisants.

Cochonnette était tout autre ; en secret, ses bonnes amies l’appelaient Coco-Macaque, car elle ressemblait à un singe pour la laideur et l’agilité. Passant pour spirituelle, comme toute femme qui lâche sans réserve ce qui lui traverse le cerveau, elle avait dans l’extérieur de la vie un « déhanché » dont on restait surpris. Elle semblait attaquer de front et résolument les usages reçus entre gens comme il faut. De son temps, il y eut à Paris, dans les cafés-concerts, une certaine Thérésa dont la voix canaille excita quelque curiosité. Elle l’étudia, imita ses hoquets et, plus qu’elle encore, fut brutale d’expression. Au palais des Tuileries, on se pâmait d’aise, lorsque, les poings sur les hanches, la tête de trois quarts et la bouche de travers, elle chantait :

Il a liché tout’la bouteille :
Rien n’est sacré pour un sapeur !

À la même époque, une cuisinière, fatiguée d’embrocher les poulets et de faire sauter les crêpes, renonça aux fourneaux pour se consacrer au culte de Terpsichore. Elle eut du succès, car elle levait la jambe plus haut que la tête ; on l’avait surnommée Rigolboche, et c’est sous ce sobriquet qu’elle débuta, dans une salle de café qui était à la fois brasserie, concert et tabagie théâtrale. Les gens de la bonne compagnie ne laissèrent point échapper cette occasion de prouver que la mauvaise ne leur déplaît pas ; ils allèrent admirer le coup de jarret de Rigolboche et l’applaudirent. Cochonnette, saisie d’émulation et très souple, leva la jambe plus haut que la cabotine, ce qui excita la jalousie de Cocodette et de Cornichonnette, mais ce qui démontra à l’Impératrice qu’elle avait bien placé son amitié.

Les sottises que des femmes — des femmes du monde — peuvent faire dépassent l’imagination des petites gens comme vous et moi. Au printemps de 1869, il arriva à Cochonnette et à Cornichonnette une aventure dont elles ne se sont pas vantées. À cette époque, et depuis quelque temps déjà, le boulevard des Italiens et le boulevard Montmartre étaient envahis, dès que la nuit tombait, par des bandes de filles qui paraissaient se peu soucier des ordonnances de police. Des plaintes avaient été formulées ; quelque scandale s’était produit, et, chaque soir, le « service des mœurs » envoyait des agents chargés de surveiller ces demoiselles et d’empêcher que les provocations ne dégénérassent en outrages à la moralité publique.

Cochonnette, son mari, qui était un haut personnage, Cornichonnette, quelques autres femmes et quelques autres hommes de même compagnie avaient dîné dans un salon du café Bignon, qui occupait l’angle de la rue de la Chaussée-d’Antin et du boulevard des Italiens. Vers onze heures, on s’était mis aux fenêtres, et on avait regardé la foule des promeneurs qui profitait des tiédeurs de la soirée ; on avait remarqué le manège des filles, et l’on avait apprécié le déhanchement de quelques-unes d’entre elles.

Cochonnette avait dit : « J’en ferais bien autant », et, prenant Cornichonnette par le bras, sans même avoir la précaution de mettre son chapeau, elle était descendue sur le boulevard, pendant que son mari et les autres convives, appuyés contre les croisées du restaurant, la regardaient en riant. Ils ne rirent pas longtemps. Sur le trottoir, des hommes s’arrêtaient et se retournaient pour voir ces deux femmes, nu-tête, élégamment vêtues, qui marchaient en tortillant la croupe et en lançant des œillades.

Leur promenade fut interrompue par deux agents « des mœurs ». « Vous êtes en contravention ; vous circulez sans bonnet, passé onze heures du soir, sur la voie publique ; montrez votre brême. » La brême, c’est la carte nominative que la préfecture de Police délivre aux filles soumises. Cochonnette et Cornichonnette, entourées d’un groupe qui ricanait, face à face avec les agents, restaient interdites et balbutiaient. Un des agents prit Cochonnette par le bras et dit : « Vous vous expliquerez au poste. » À ce moment, le mari et ses amis, qui avaient tout vu de la fenêtre, accouraient. On entra au café Bignon, où l’explication fut courte. Le lendemain, le préfet de Police, Piétri — qui m’a raconté l’historiette — remit à l’Empereur le rapport de cette « affaire ». L’Empereur, mécontent, fit appeler l’Impératrice et lui communiqua le rapport. L’Impératrice éclata de rire et dit : « Qu’elle est drôle ; il n’y a qu’elle pour avoir des idées pareilles. »

Une des familières préférées de l’Impératrice fut la princesse de Metternich[71]. Bonne musicienne, admiratrice de Wagner, recherchée dans ses toilettes, hautaine d’allures malgré sa tenue parfois abandonnée, elle avait une laideur jalouse de toute beauté. Elle savait dissimuler son dépit, lorsque son intérêt l’exigeait, mais elle n’était point en reste de perfidie, quand elle pouvait mettre les autres en avant et rester dans la coulisse. Elle fut cruelle pour une de ses compatriotes et peu s’en fallut que sa méchanceté n’entraînât mort d’homme.

En 1866, le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la Marine, offrit, dans l’hôtel bâti par Gabriel, un bal costumé à l’Empereur et à l’Impératrice ; les honneurs furent faits par Mme de Chasseloup, qui avait une beauté incomparable de douceur, de grâce et de finesse. Le bal, réglé par Gablin, chef du matériel, et par les jeunes officiers de marine attachés au cabinet du ministre, fut d’une richesse extraordinaire[72]. La plus vive « attraction » fut l’entrée successive des cinq parties du monde représentées par des femmes de choix, entourées d’un cortège bien composé. Le rôle de l’Afrique avait été dévolu à la princesse Jablonowska[73], qui eut un tel succès de beauté que, malgré la présence du souverain, malgré la réserve d’un bal officiel, on ne put se retenir de battre les mains, lorsqu’elle parut sur le char où elle trônait, comme la déesse des Palmiers et des Sables. J’ai connu la princesse Jablonowska ; elle était admirable ; sa haute taille, son ampleur étaient si bien proportionnées qu’elles n’enlevaient rien aux magnificences de ses formes, de son visage et de sa démarche. Elle était Hongroise et figurait un modèle achevé de l’étrangeté, de la sauvagerie de sa race. La reine des Huns devait être ainsi, de peau brune, avec des yeux verts, des cheveux blond cendré et une fierté native où subsistait quelque barbarie.

Pendant le bal, la princesse Jablonowska fut très entourée ; l’Empereur s’entretint avec elle ; les officiers, les ambassadeurs s’ingéniaient à la servir ; elle était récemment arrivée à Paris ; tout l’empressement fut pour elle ; elle rayonnait, et de dépit la princesse de Metternich en brisa son éventail. Trois ou quatre jours après cette soirée, un article fut publié dans le journal Le Temps, sous la signature d’Henry de La Madelène. C’était, d’un bout à l’autre, une diatribe contre la princesse Jablonowska. On disait qu’elle avait été chanteuse dans les cafés de Pesth, que, tombée plus bas encore, elle avait été ramassée par le prince Jablonowski, dont la passion sénile avait légitimé une liaison qui n’aurait jamais dû être qu’une galanterie vénale ; on s’étonnait qu’une telle créature, née pour vivre dans les antichambres ou dans les cuisines, eût été admise dans un bal que l’Empereur et l’Impératrice avaient honoré de leur présence.

La rumeur fut vive au ministère de la Marine ; Bonnin, aide de camp du ministre, envoya ses témoins à Henry de La Madelène et lui demanda une réparation par les armes. Henry de La Madelène ne se souciait guère de se battre et le laissa voir. On insista. Il demanda une entrevue à Bonnin, qui ne consentit à l’accorder qu’en présence de ses témoins. Devant ceux-ci, Henry de La Madelène expliqua à l’aide de camp qu’il avait, il est vrai, signé l’article, mais qu’il n’en avait pas écrit un mot et s’était contenté de rectifier quelques phrases peu grammaticales de la « copie » primitive. Pressé de questions, il finit par avouer qu’appelé chez la princesse de Metternich il avait reçu d’elle l’article tout fait et un billet de cinq cents francs. « Dame ! Messieurs, vous comprenez : j’avais besoin d’argent, cinq cents francs, c’est une somme ; je n’ai pas cru devoir refuser » ; et le pauvre diable, pour prouver qu’il ne mentait pas, montrait les pages écrites par Mme de Metternich, corrigées par lui, et qu’il avait retrouvées au milieu des papiers de l’imprimerie.

Bonnin fut perplexe ; il consulta son ministre, qui lui donna le conseil, équivalant à un ordre, de laisser tomber cette affaire et de n’y plus songer ; car il était possible qu’elle eût un dessous politique. En effet, malgré les médisances de la Metternich, la princesse Jablonowska n’était point la première venue. Fille d’un riche boulanger de Pesth, d’une beauté héroïque, haïssant l’Autriche — que l’on se rappelle la guerre de 1848-1849 et les répressions sans merci qui ont suivi la défaite des Magyars, — elle avait été remarquée par le prince Jablonowski, alors qu’il était en Hongrie afin d’acheter des chevaux pour l’écurie de Victor-Emmanuel. Elle lui tint, comme l’on dit, la dragée haute et il l’épousa, ainsi que Napoléon III avait épousé Mlle de Montijo. Il la ramena à Turin, où il remplissait je ne sais plus quelle haute charge à la cour du roi d’Italie.

Victor-Emmanuel la vit, en devint amoureux et ne la trouva point rétive. Elle était en relations avec Kossuth, avec Klapka, avec Türr, avec Almasy, avec Gorové, avec tous les patriotes hongrois qui cherchaient des ennemis à la maison de Habsbourg, que la paix bâclée de Villafranca avait déçus dans leurs espérances et qui s’agitaient dans des conspirations dont le pivot était à la cour d’Italie, dans le cabinet même de Victor-Emmanuel, toujours penché vers le Mincio pour mieux apercevoir la Vénétie. La princesse de Metternich, ambassadrice d’Autriche, s’imagina-t-elle que la princesse Jablonowska était un émissaire envoyé par le Piémontais pour confier quelque secret à Napoléon III ; Hongroise, fut-elle irritée de voir une de ses compatriotes s’imposer au monde de Paris par le seul effet de la beauté ; sa laideur fut-elle irritée d’un succès dû à la splendeur des formes ; reconnut-elle une rivale future, rivale à la fois politique et mondaine ? je ne sais. Elle résolut de faire fermer toute porte devant la princesse Jablonowska et elle écrivit le factum auquel Henry de La Madelène ne sut pas refuser sa signature.

Bonnin s’était déclaré désintéressé dans la question : Henry de La Madelène respirait ; mais il n’était point à bout d’angoisses. Le prince Jablonowski reçut l’article par lettre chargée. Il accourut de Turin, fut mis au fait de ce qui s’était passé au ministère de la Marine et, se souciant médiocrement de politique, ne se souciant pas du tout de l’ambassadrice d’Autriche, il provoqua Henry de La Madelène. Celui-ci commençait à trouver que, malgré les primes de cinq cents francs, ce n’est pas tout profit d’endosser les médisances des princesses étrangères ; il parlementa, il argumenta. Peine inutile ; le vieux Polonais était têtu : ou un duel, ou une déclaration publique que l’article avait été rédigé par la princesse de Metternich. Henry de La Madelène préféra se battre ; on alla sur le terrain ; il y fut de si piteuse attitude que Jablonowski leva les épaules et s’en alla. Arthur Kratz, conseiller référendaire à la Cour des Comptes, secrétaire intime du ministre de la Marine, m’a raconté cette aventure, et la marquise de Chasseloup-Laubat m’en a confirmé les détails.

La princesse de Metternich chanta victoire et put crier : Ville prise ! La pauvre Jablonowska fut montrée au doigt et traitée d’aventurière. Elle retourna en Italie et trouva sa place occupée près de Victor-Emmanuel.

Cette histoire, enjolivée de toute sorte de détails, amusa l’Impératrice, qui se plaisait aux cancans et en faisait ses gorges chaudes. Quand Cochonnette, Cornichonnette et Cocodette étaient réunies chez l’Impératrice des Français, on ne ménageait guère le prochain, et dans les réputations les mieux forgées on savait trouver la paille. Ce n’est pas que l’on manquât d’indulgence, au contraire ; on en avait plus qu’il ne fallait. Lorsqu’il y avait déplacement à Compiègne ou à Fontainebleau, les quatre bonnes amies étudiaient ensemble la liste des séries d’invités. On connaissait les liaisons de ceux-ci, les amourettes de ceux-là, et, avec une commisération qui porte un nom brutal dans le langage populaire, on avait soin de rapprocher, dans la distribution des logements, les personnes dont l’intérêt semblait être de n’être pas séparées.

On alla plus loin ; emporté par une émulation malsaine, on ne vit pas le point qu’il n’est pas permis de dépasser, et le pied glissa dans l’égout. Parmi les jeunes gens que leur naissance appelait aux réceptions familières des Tuileries, il y en avait trois que l’on avait surnommés les Trois Duchesses. Ils furent, de la même série, invités à Fontainebleau. L’Impératrice dit au marquis de Toulongeon : « Ayez soin que les Trois Duchesses aient des appartements où les communications soient faciles. » Cochonnette, racontant cette polissonnerie, qu’elle avait peut-être provoquée, disait : « L’Impératrice est admirable ; elle pense à tout. »

Je crois bien que, chez l’Impératrice, cette sorte de dévergondage était de surface, et qu’elle ne mérita aucune des calomnies qui lui furent prodiguées. Comme tant de femmes, qui sont le produit d’une civilisation trop raffinée, son esprit avait des écarts auxquels sa matière se refusait ; les corps les plus chastes servent parfois d’habitacle à des âmes sans frein ; la cage est bien close, l’oiseau y reste et souvent y meurt, sans avoir jamais pris son vol.

Dans le nombre considérable d’hommes élégants et faits pour plaire qui, pendant dix-sept ans, ont gravité autour de l’Impératrice, aucun n’a-t-il pu l’émouvoir ? je ne sais. Dans les habitudes de la vie souveraine, la surveillance est excessive, mais la complaisance ne l’est pas moins, et l’on peut supposer que, si la femme de Napoléon III avait voulu oublier ses devoirs, elle n’eût point manqué de gens qui l’y eussent aidée. Je crois qu’elle cherchait à exciter l’admiration générale plutôt qu’un sentiment particulier. Très coquette, se mettant volontiers en frais pour les nouveaux venus, elle jouissait de l’émotion qu’elle produisait et s’en trouvait satisfaite. Elle se savait belle, aimait à se l’entendre dire et se contentait d’imaginer que nul ne pouvait la voir sans perdre la tête. Illusion bénigne, que partagent bien des femmes qui ne l’ont jamais value. Deux hommes avaient adopté, près d’elle, le rôle de troubadours en extase ; il ne leur manquait que la guitare et l’écharpe en sautoir ; malheureusement, leur « doux martyre » se doublait d’intérêts politiques ; elle s’en méfia, ne repoussa par les hommages, ne les accepta pas, et, de temps en temps, donnait le bout de ses doigts à baiser aux deux rivaux, qui, près d’elle, représentaient deux maisons ennemies : la maison de Savoie et la maison d’Autriche.

Lorsque le comte Camille Cavour envoya sa nièce, la comtesse Castiglione, à Paris, pour aider à la solution du problème italien, il expédia, par le même convoi, le chevalier Nigra, sa créature et son élève ; seulement, comme il doutait un peu des facultés intellectuelles de son ambassadeur, il plaça près de lui un petit juif, humble et ratatiné, que l’on appelait Artom, dont l’habileté était redoutable. Nigra était là pour la montre ; à la longue, il finit par apprendre son métier ; au début, il ânonnait ses dépêches et signait tout ce qu’Artom lui faisait signer. J’ai beaucoup connu Nigra, et j’ai vu familièrement Artom, lorsque, ministre plénipotentiaire à Carlsruhe, il passait ses étés à Baden-Baden et dînait chez moi deux fois par semaine. Malgré un cou grêle et fripé, Nigra était très beau, de haute taille, svelte, blond, avec un joli sourire et des yeux bleus auxquels il savait donner une expression « séraphique » qui promettait beaucoup et ravissait les femmes.

Il n’avait pas de fortune ; son traitement d’ambassadeur lui rapportait à peine de quoi vivre convenablement à Paris ; il voulut s’accroître et tripota dans les affaires, ce qui l’entraîna à voir la compagnie de faiseurs peu recommandables. À part ceci, qui n’était point correct pour un membre du corps diplomatique, il fut sans reproche. Il est certain que, lorsque Cavour le pourvut de l’ambassade d’Italie en France, c’est moins l’homme politique qu’il envoyait que le beau garçon, qui peut-être — adjuvante fortuna — serait aussi heureux auprès de l’Impératrice que la comtesse de Castiglione était heureuse auprès de l’Empereur. Nigra se mit en frais ; il eut des regards mourants, il fit des sonnets, il eut des soupirs qui bombaient sa poitrine sous le cordon vert de Saint-Maurice, il eut des tressaillements subits et des défaillances inopinées ; on le trouva charmant, mais ce fut tout ; et puis il sentait le fagot et semblait frotté d’hérésie : ne visait-il pas Rome, qui est au pape que l’on adorait ?

Richard de Metternich eut moins de langueur ; secrètement, en politique, l’Impératrice penchait vers la maison de Habsbourg ; la guerre d’Italie, en 1859, lui avait été antipathique. Si sa destinée n’avait été liée à la victoire, je ne sais pour qui elle aurait fait des vœux ; elle rêva de constituer un empire au Mexique et d’en faire cadeau à un descendant de Charles Quint. Le pauvre Maximilien en mourut, à Queretaro, pendant que sa femme devenait folle. Le souvenir de Marie-Antoinette, l’admiration pour Marie-Thérèse poussaient l’Impératrice vers l’Autriche ; aussi elle eut quelque préférence pour le prince de Metternich. Il n’y eut là que des bagatelles sans conséquence ; on put échanger des clins d’yeux et des serrements de mains, s’emparer d’une fleur, baiser furtivement un mouchoir ramassé ; mais ce fut tout. Manège de pensionnaire, auquel les femmes se refusent rarement. Elle était convaincue qu’en un jour de péril sa beauté réunirait autour d’elle tous les chevaliers errants que ses charmes avaient ensorcelés, Don Quichottes prêts à mourir pour la Dulcinée impériale. Ses instincts d’aventurière, qui ne s’éteignirent même pas sur le trône, lui faisaient croire qu’un jour, debout devant l’émeute, domptant d’un regard la bête populaire, elle entraînerait tous les cœurs et sauverait l’Empire. Les magnats de Hongrie avaient entouré Marie-Thérèse en criant : Moriamur pro rege nostro ! Elle crut qu’en la voyant les foules crieraient : « Nous voulons mourir pour toi ! » Elle rêva de monter à cheval et de se jeter au milieu des barricades. Je le sais ; car elle me l’a dit.

Au mois de janvier 1870, j’avais publié, dans la Revue des Deux Mondes, une étude sur la peine de mort[74] ; j’y demandais que le trajet de la cellule à l’échafaud fût abrégé. Quelques semaines après, je reçus la visite de Damas Hinard, secrétaire des commandements de l’Impératrice, qui vint me dire que celle-ci désirait me voir pour m’entretenir de la question que j’avais soulevée. Au jour indiqué, je me rendis aux Tuileries ; l’audience dura plus de deux heures, ce qui me mit mal à l’aise, car je n’avais pas été seul dans le salon d’attente. L’Impératrice, après m’avoir écouté, me promit de faire exécuter les modifications que je réclamais, et elle tint parole. Je pensais que, le but de la visite étant atteint, je n’avais qu’à me retirer ; j’étais loin de compte. Elle entama une autre conversation, me parla de l’Égypte, que je connaissais bien, et partit de là pour attaquer toute sorte de sujets, avec volubilité, comme si elle eût récité une leçon apprise, et surtout comme si elle eût voulu me faire admirer l’étendue de son intelligence.

Je l’écoutais avec la déférence due à une femme, à une souveraine ; je donnais, au besoin, la réplique et je restais surpris de tant d’efforts pour étonner un homme de lettres grisonnant, qui ne s’étonnait guère et qui en avait entendu bien d’autres. Au cours de ce bavardage sans suite, elle me dit : « Les révolutions, je ne les redoute pas ! Pour les vaincre, il n’y a qu’à leur tenir tête. Croyez-vous que je me sauverai en fiacre, comme la vieille reine Marie-Amélie ? Croyez-vous que j’irai, comme cette pauvre duchesse d’Orléans, pleurnicher devant les députés ? Non, non : je monterai à cheval et, à la tête d’un régiment de cavalerie, je saurai sauver la couronne de mon fils et montrer ce que doit être une souveraine ! » Tout cela était dit d’une voix vibrante, avec le faux enthousiasme du regard et l’attitude de commande. Je m’inclinai sans répondre, et je pensai au cirque olympique.

Cette idée la hantait, et j’en ai une autre preuve. En 1867, pendant l’Exposition universelle, elle conduisit je ne sais plus quelle altesse étrangère au palais du Corps législatif, pour en visiter les aménagements intérieurs. Arrivée dans la salle des séances, elle fit placer les gens de sa suite au fond, sur les gradins les plus éloignés ; puis elle escalada la tribune et, une main levée, l’autre sur son cœur, elle cria d’une voix de tête : « Peuple ! cet enfant, c’est le rejeton de la quatrième race, c’est l’héritier du plus grand homme de l’Histoire ; te laisseras-tu abuser par des intrigants : refuseras-tu d’écouter une mère ? Viens ! suis-moi ! ramène aux Tuileries mon fils, ton souverain ; par ses ancêtres, par ses vertus, par son courage, il est digne de la couronne que tu vas poser sur son front ! Ô peuple ! marche avec moi et la France est sauvée ! » Changeant de ton tout à coup, elle dit aux personnes qui l’avaient écoutée avec stupeur : « M’a-t-on bien entendue ? » À la réponse : « Oui, madame », elle riposta : « Eh bien ! ce n’est pas plus difficile que cela. » Le témoin oculaire qui m’a rapporté le fait me disait : « Nous étions consternés. » Toutes ces rêvasseries de dramaturge qui agitaient sa cervelle, ces projets héroïques, ce cabotinage malséant, qu’en resta-t-il ; que resta-t-il de la bande des amoureux et du quadrille des chevaliers, lorsque l’heure du 4 septembre eut sonné ? Metternich et Nigra eurent-ils confidence de ces desseins d’amazone ; je n’en serais pas surpris ; car elle ne les cachait guère à ses entours, et plus d’un de ses familiers avait dû, comme le chœur des seigneurs dans Les Mousquetaires de la Reine, lui chanter :

Nous jurons de mourir ou de vivre pour vous !

Il en est un qui eût bien voulu vivre pour elle et qu’elle encouragea. C’était un simple lieutenant de vaisseau, officier d’ordonnance de l’Empereur et qui se nommait Des Varannes. Ce garçon était bien et hardi. Vivant dans la familiarité du palais, initié à l’affaiblissement déjà perceptible de la santé de l’Empereur, calculant que dix-huit années de différence entre le souverain et la souveraine semblaient promettre la régence à celle-ci, il pensa peut-être que les Biren et les Potemkine ne sont point un produit exclusif du climat russe. Il sut faire comprendre qu’une grande passion le ravageait, passion justifiée par tant de beauté, tant de charme, tant d’intelligence ; malgré sa position subalterne, il ne fut point repoussé et on lui laissa deviner que, si l’on devait rester indifférente, on n’était pas insensible. Un soir, au cercle de l’Impératrice, on parlait de musique. Des Varannes dit : « La plus belle phrase musicale que je connaisse est celle de La Favorite : Pour tant d’amour ne soyez pas ingrate ! » Il regarda l’Impératrice, qui leva les yeux sur lui et rougit sous son blanc.

Il y avait là un témoin, dont la clairvoyance ne dormait guère en pareil lieu : c’était le prince Napoléon. Il se leva, fit quelques tours dans le salon d’un air nonchalant, se mit à causer avec Des Varannes et, l’emmenant dans un coin, il lui dit de cette voix câline qu’il savait si bien moduler, quand il voulait entraîner les gens à quelque vilenie : « Est-ce que vous tenez beaucoup à Cora Pearl, avec qui vous êtes lié ? Non, n’est-ce pas ? Arrangez-moi donc une entrevue avec elle ; cela m’obligerait. » Des Varannes répondit : « Mais, monseigneur, dès ce soir, si Votre Altesse Impériale le désire. » C’est de la sorte que le prince Napoléon devint l’amant, beaucoup trop officiel, de Cora Pearl, qui était une fille à genoux cagneux, dont les cheveux étaient teints en jaune et, en réalité, se nommait Emma Cruche. Je retrouve dans mes paperasses une note ainsi conçue : « 26 décembre 1881 : Le prince Napoléon m’a dit aujourd’hui qu’il était persuadé que Nigra et Des Varannes avaient été les amants de l’impératrice Eugénie ; il me l’a dit avec une telle conviction que l’on peut être certain qu’il mentait. » Il mentait, en effet, j’en suis fâché pour sa mémoire.

Rien, dans cette amourette, ne dépassa ce que les femmes les plus réservées ne se refusent pas toujours ; on montait jusque dans le « bleu » et l’on n’en descendait pas. La situation de Des Varannes était douce, mais difficile ; pour s’y maintenir sans broncher et ne rien heurter, il fallait bien de l’adresse, bien de l’esprit : le pauvre garçon était sot ; le platonisme de sa bonne fortune l’aveuglait ; il ne voyait pas clair devant lui. Sa passion n’était plus un mystère pour personne au château ; on en parlait, on l’en plaisantait, il s’abandonnait et levait les yeux au ciel ; l’Impératrice lui fit dire par une de ses dames d’avoir une tenue plus convenable ; il répondit des niaiseries : « Alors, je n’ai plus qu’à mourir ! » Ses attitudes devinrent tellement singulières, tellement ridicules, il regardait l’Impératrice avec des yeux si expressifs, que l’Empereur s’en aperçut. Il en parla au prince Napoléon, qui lui répondit : « Vraiment ! vous avez découvert cela ! Mais c’est le secret de Polichinelle, tout le monde le sait. »

Le lendemain, après le Conseil des ministres qui se tenait vers onze heures du matin, aux Tuileries, l’Empereur retint le ministre de la Marine. C’était le marquis de Chasseloup-Laubat. L’Empereur causa pendant quelques minutes avec lui. Le résultat de la conversation ne se fit pas attendre ; le même jour, à une heure, Des Varannes était mandé au ministère de la Marine. Chasseloup-Laubat lui remettait lui-même sa nomination de capitaine de frégate et des lettres de service : ordre de se rendre, sans délai, à la station des Antilles ; ce soir même, par le train express, on partira pour Brest, où l’on attendra le départ d’un navire à destination de la Martinique.

Scribe, dans je ne sais plus quel vaudeville, a chanté :

Un bon soldat sait souffrir et se taire
Sans murmurer !

Il en est de même pour les marins. Des Varannes partit. L’Impératrice fut outrée. On ne l’avait point prévenue, et, lorsqu’elle demanda où était Des Varannes, qu’elle s’étonnait de ne pas voir à son cercle, l’Empereur dit : « Il est en route pour la mer des Antilles. » Dans son irritation, elle oublia la réserve que la situation même impose à une souveraine ; elle écrivit à Des Varannes, qui lui répondit. Une correspondance s’établit entre eux. On l’a su d’une façon positive, car Des Varannes mourut le 12 juin 1869 de la fièvre jaune, à Port-au-Prince ; un souffle de malaria emporta tous ses rêves.

Lorsqu’une lettre ne « touche » pas celui auquel elle est adressée, elle est renvoyée à l’administration centrale, où elle est classée au bureau de rebut. Là, au bout d’un certain temps, si elle n’a pas été réclamée, elle est ouverte, afin que l’on puisse s’assurer qu’elle ne renferme pas de valeurs ou qu’elle ne contient pas quelque indication qui permette de la faire parvenir au destinataire. Parmi les lettres qui furent réexpédiées à Paris, après la mort de Des Varannes, il y en avait plusieurs signées Eugénie. Le chef de rebut devina qu’il y avait là quelque mystère et il remit les lettres au directeur général, qui était Vandal, homme d’infiniment d’esprit, mais dont le tact défaillit en cette circonstance. Il reconnut la provenance des lettres et, ne doutant pas que l’Impératrice ne gardât bonne gratitude à celui qui les lui rendrait, il les lui porta. L’Impératrice les regarda à peine, dit : « Je sais ce que c’est », et les jeta au feu. Pour tirer parti du secret qu’il avait surpris, il eût fallu que Vandal fût discret ; il oublia de l’être, l’historiette courut et parvint aux oreilles de l’Empereur, qui était servi par une police excellente. Au mois de juillet 1870, lorsque Napoléon III partit pour Metz, il nomma un certain nombre de sénateurs, dont j’étais, et rejeta Vandal, que le ministre des Finances avait proposé.

J’étais lié avec Vandal ; après la chute de l’Empire, je lui parlai de ces lettres : il avait quelque légèreté de caractère, aimait à causer, et, n’ayant rien à ménager du côté des Bonaparte déchus, ne se serait point gêné pour faire soupçonner qu’il y eût, entre l’Impératrice et Des Varannes, autre chose qu’un échange de sentiments platoniques. C’était, m’a-t-il dit, des épîtres de pensionnaire, des romances en prose, du phébus et de la littérature de mirliton. Quant à y trouver trace d’une liaison coupable, c’était impossible, même en torturant et en dénaturant le sens des mots. Vandal a dit vrai, ce fut une billevesée où la tête seule participa ; on peut même croire que le cœur n’en eut pas une pulsation de plus. Je le répète, l’Impératrice était d’une froideur extraordinaire ; du reste, elle ne s’en cachait point dans l’intimité ; elle a fait, à cet égard, des confidences qu’une de ses amies m’a répétées.

L’Empereur ignora sans doute l’existence de cette correspondance ; s’il l’avait soupçonnée, il lui eût été facile de faire saisir les lettres à la poste ; car, pendant son règne comme sous les gouvernements qui l’avaient précédé, le cabinet noir fonctionna régulièrement. Le chef de l’espionnage occulte, qui s’exerçait au siège même de l’administration des postes, s’appelait Simonnet. En son genre, c’était un homme de génie. Depuis que l’on a adopté l’usage des enveloppes gommées, le décachetage et le recachetage des lettres n’offrent que peu de difficultés ; il n’en était pas ainsi lorsque les lettres étaient scellées à la cire ; il fallait prendre les empreintes, afin de rétablir les cachets détruits ; le plus souvent, on se servait d’un amalgame qui durcissait rapidement et quelquefois de poix de Bourgogne ; c’est pourquoi des chimistes étaient attachés au cabinet noir : j’en pourrais citer qui ont été membres de l’Institut et auxquels on a fait de pompeuses funérailles.

Simonnet eut-il recours à la science pour remplir sa mission de furet, je l’ignore ; mais je ne le crois pas. Quoiqu’il eût des employés sous ses ordres, il aimait à opérer seul et déployait, m’a-t-on dit, une sagacité inconcevable. Du fond des sacs arrivant de province et de l’étranger, au milieu des monceaux de lettres entassés sur les tables, il savait reconnaître l’écriture, la provenance et la destination signalées. Les lettres étaient ouvertes, lues, copiées, par un secrétaire spécial attaché au cabinet du directeur, recachetées et distribuées avec un retard qui rarement était de plus de deux heures. Tous les jours, le chef du contrôle à la préfecture de Police, Marseille, ou un commissaire aux délégations judiciaires, nommé Bérillon, se rendait à l’administration des postes, y prenait la « dépêche » et la remettait en mains propres au préfet, qui faisait à l’Empereur les communications qu’il jugeait opportunes. C’est, du moins, de la sorte que les choses se passaient dans les dernières années du Second Empire, si j’en crois les explications que J.-M. Piétri m’a données, longtemps après la mort de Napoléon III.

Simonnet était bien payé ; outre ses émoluments fixes, qui étaient de huit mille francs, il recevait de la préfecture de Police une indemnité annuelle de vingt-cinq mille francs, sans compter les gratifications qu’on ne lui ménageait pas, lorsqu’il avait aidé à quelque découverte importante. Cet homme avait la passion de son métier et ne se contentait pas de fouiller dans les correspondances que l’État croyait avoir intérêt à connaître : il « travaillait » pour son propre compte, semblable à un garde-chasse qui braconne. Il lisait les lettres adressées aux gros financiers et aux hommes politiques, et, sur les renseignements qu’il y recueillait, il tablait un jeu de Bourse qui souvent ne lui fut pas favorable.

Après le ministère du 2 janvier 1870, lorsqu’Émile Ollivier prit le pouvoir et restaura, en France, le régime parlementaire, le préfet de Police, J.-M. Piétri, ne voulut pas porter seul la responsabilité de ces investigations secrètes, qui pouvaient être dénoncées à la tribune et créer des difficultés au gouvernement de l’Empereur. Il expliqua l’organisation du cabinet noir à Émile Ollivier, qui répondit : « Je m’entendrai avec le directeur des postes pour qu’il me fasse désormais son rapport. » On peut croire que la préfecture de Police n’en chôma pas plus de renseignements que par le passé. Après l’expédition des Deux-Siciles (1860), que j’avais suivie en amateur, toutes mes lettres furent décachetées à la poste ; je m’en aperçus facilement et ne m’en souciai guère ; n’ayant jamais été mêlé à aucune conspiration, il m’importait peu que Simonnet s’occupât de ma correspondance.

Au ministère de l’Intérieur, on procédait d’une autre façon. Il y avait là un vieux policier, nommé Saint-Omer, qui n’avait point ses entrées à l’administration des postes et qui n’en regardait pas moins dans les lettres qu’il voulait lire. Lui aussi était un habile homme ; d’un coup d’œil, il soupesait les consciences et savait que parfois elles sont légères. Il pratiquait les facteurs, les portiers, les valets de chambre, surtout les domestiques de confiance et les secrétaires intimes ; cela ne coûtait pas cher et ne grevait pas trop le budget des fonds secrets. Le valet de chambre d’Édouard Bocher, administrateur des biens de la famille d’Orléans, se serait fait scrupule de ne pas lui mettre en main la correspondance de son maître, et celui de Thiers s’empressait à ne lui rien celer.

Dans une commission au Corps législatif, Chevandier de Valdrôme, ministre de l’Intérieur (2 janvier 1870), ne se tint pas de donner à Thiers un avertissement dont celui-ci profita. Par maladresse ou par courtoisie, il fit une allusion à une lettre que Thiers avait reçue la veille. En rentrant chez lui, Thiers appela son valet de chambre, lui paya ses gages et le mit à la porte. De l’aveu de J.-M. Piétri, à qui je dois ces détails, le cabinet noir n’a jamais servi à rien. C’était l’avis de Napoléon Ier, dans ses causeries à Sainte-Hélène, et, si parva licet componere magnis, c’est aussi le mien. Le ministère des Affaires étrangères avait également une organisation peu avouable, qui lui permettait d’entrouvrir les dépêches des ambassadeurs ; mais j’ai toujours ignoré comment elle fonctionnait.

Après le 2 décembre 1851, les correspondances des hommes qu’un décret avait expulsés de France étaient attentivement surveillées ; celles de Victor Hugo, qui s’était retiré à Guernesey, tenaient le cabinet noir en haleine et le forçaient à déployer toute son habileté. À cette époque, les timbres d’affranchissement n’étaient point usités ; on affranchissait seulement les lettres destinées à un inférieur ; la réforme postale n’avait pas encore été adoptée ; le port des lettres était relativement onéreux (1 fr. 20 de Marseille à Paris). Victor Hugo, qui n’a jamais passé pour prodigue, usait d’une méthode ingénieuse afin de ne pas affranchir ses lettres et de n’en point faire payer le port aux personnes — aux femmes — auxquelles il écrivait. On recevait une lettre timbrée de Guernesey — j’en ai reçu plusieurs, — lourde, dont le prix variait entre trois et sept francs ; on l’ouvrait, il s’en échappait quatre ou cinq lettres, accompagnées d’un petit billet : « Cher poète, du haut de mon rocher, ma pensée s’unit à la vôtre ; dans l’ombre qui m’enveloppe, votre souvenir est un rayon. V. H. » ; puis un post-scriptum : « Ayez la bonté, je vous prie, d’envoyer ces lettres aux adresses indiquées. »

Économie pour l’exilé ; travail pour le cabinet noir, où toutes ces lettres étaient lues, recachetées et replacées dans leur enveloppe. Plusieurs de ces lettres étaient d’un style que l’on n’eût pas soupçonné chez l’auteur de La prière pour tous et du Regard jeté dans une mansarde ; publiées, elles n’eussent point été à la louange de celui qui écrivait alors Napoléon le Petit et Les Châtiments. On les communiqua à l’Empereur, qui les jeta au feu. Sous ce rapport, il fut impeccable, et jamais il ne permit que l’on abusât d’un secret, même contre les adversaires qui se vantaient d’être irréconciliables.

L’un des ennemis les plus irréconciliables de l’Empire, dont je tairai le nom, était un faussaire ; lié avec une femme mariée, il en avait eu plusieurs enfants qui étaient adultérins ; pour leur assurer son nom et une situation légitime, il fit des déclarations mensongères aux officiers de l’état civil ; faux en écritures publiques ; crime qualifié, que la morale peut excuser, que le sentiment peut absoudre, mais que la loi a le devoir de punir. Le fait était d’autant plus grave qu’il s’était renouvelé plusieurs fois. Le ministère de la Justice, la préfecture de Police possédaient le dossier de l’affaire, qui contenait les éléments d’un procès en Cour d’assises, d’où l’homme pouvait sortir pour aller aux galères.

Lorsqu’il fut candidat aux élections de 1863, où il était certain d’être élu à une forte majorité, Baroche, garde des Sceaux, resté seul avec l’Empereur, après un Conseil des ministres, proposa de lui porter un coup droit auquel il ne pourrait survivre. Pour mieux faire apprécier la sûreté de l’arme qu’il avait au poing, il remit le dossier à l’Empereur. Le lendemain, il fut appelé aux Tuileries, et Napoléon III lui dit : « J’ai lu tout ce dossier ; je regrette qu’un homme d’un aussi grand talent ait si peu de moralité. Son éloquence est un honneur pour la France, et ce serait faire tort à la bonne renommée du pays que de noyer un tel orateur dans un scandale. Je défends que l’on fasse même une allusion à cette histoire ; du reste, pour empêcher toute indiscrétion, j’ai brûlé le dossier. »

Ce n’était pas la première fois que l’Empereur s’intéressait à un chef de l’opposition et le protégeait contre des ministres trop zélés. Lors du procès qui suivit l’attentat du 14 janvier 1858, ce fut Jules Favre qui présenta la défense d’Orsini. La cause était perdue d’avance ; Jules Favre le savait et ne gardait pas d’illusion. Couvert par les privilèges de l’ordre, fort du droit de l’avocat qui dispute une tête à l’échafaud, il prononça une admirable plaidoirie. Orsini, de son vivant, entendit son oraison funèbre, qui expliquait le sentiment où l’idée du crime avait été conçue, et qui ne ménageait guère le gouvernement impérial. L’émotion fut profonde, à l’audience. Le discours de Jules Favre avait été recueilli par les sténographes. Le garde des Sceaux, le procureur général avaient décidé que la plaidoirie serait simplement résumée, et que l’on en interdirait la reproduction intégrale. Néanmoins, on l’avait composée à l’imprimerie du Moniteur Universel, qui alors était le journal officiel, en attendant les ordres du ministre. L’Empereur fit demander l’épreuve du discours ; il y corrigea une faute d’impression qui avait échappé au prote et, sachant quelles étaient les intentions de ses ministres, il renvoya l’épreuve avec le bon à tirer écrit de sa main. Le Moniteur publia le discours in extenso.

Quoi que l’on ait dit de l’empereur Napoléon III, quelles que soient les calomnies dont ses adversaires l’ont souillé, on peut affirmer que ses habitudes d’homme comme il faut ne se démentirent jamais. Malgré ses qualités neutres, il y eut en lui quelque chose de chevaleresque qui résistait naturellement à la bassesse de bien des conseils. La valetaille qui l’entourait en eût volontiers fait un alguazil rancunier et vindicatif. Il eut des aspirations plus hautes et comprit que tout talent dont s’honorait la France devait être respecté par lui. Il était, du reste, indulgent et ne savait guère sévir. Il faut que Des Varannes ait eu des allures bien compromettantes pour qu’il se soit décidé à lui faire donner un ordre d’embarquement. Il était supérieur à l’Impératrice, qui ne dédaignait rien, pas même la calomnie, encore moins la médisance, lorsque son amour-propre blessé était en cause. On le savait ; aussi n’était-elle pas aimée. La reine de Hollande — Sophie de Wurtemberg — m’en a parlé avec un mépris qu’elle ne cherchait pas à déguiser, et Hortense Cornu, qui fut près de l’Empereur une amie et une conseillère souvent écoutée, disait parfois : « Elle perdra l’Empire. »

Cette Hortense Cornu fut presque un personnage, en son temps ; les ministres, les ambassadeurs, les souverains mêmes comptaient avec elle ; dans l’humble condition dont jamais elle ne voulut sortir, elle exerça une influence considérable. « Elle avait l’oreille », comme l’on disait alors : elle l’eut si bien que ce fut elle qui décida Napoléon III à envoyer le prince Charles de Hohenzollern régner en Roumanie. C’était une petite femme très alerte, mièvre, grisonnante, avec de gros yeux saillants qui semblaient s’échapper de sa tête, bavarde comme un geai, toujours par voies et par chemins, exigeant tout en faveur des autres, ne demandant rien pour elle, se plaisant aux sollicitations, intrigante fieffée, spirituelle et très bonne. Depuis le jour de sa naissance, elle connaissait l’Empereur, qui était son parrain. Sa mère, qui s’appelait Lacroix, avait été la femme de chambre de confiance, pour ne pas dire la confidente, de la duchesse de Saint-Leu[75]. À Arenenberg, à Rome, à Londres, Hortense avait séduit les exilés et ne les avait quittés que pour venir à Paris, épouser un peintre nuageux, nommé Sébastien Cornu.

Lorsque le prince Louis était à Ham et qu’il écrivait des livres sur le paupérisme et sur le canon, c’était elle qui faisait les recherches à la bibliothèque du roi, pour faciliter le travail du prisonnier. Elle était instruite, parlait plusieurs langues, ne manquait point de littérature et, sous le nom de Sébastien Albin, avait traduit avec succès un recueil de poésies allemandes. Bonapartiste par sentiment, par habitude, par conviction, elle se révolta lors du coup d’État du 2 décembre, peut-être parce qu’elle n’en avait pas été prévenue, et se brouilla avec son parrain. Querelle d’amoureux, qui ne dura pas longtemps. On se réconcilia, et Hortense Cornu eut à toute heure ses petites entrées.

L’Impératrice la ménageait et déployait de la coquetterie pour elle. Je crois bien qu’elle la redoutait un peu et s’en méfiait beaucoup. Hortense Cornu était clairvoyante et, si l’Empereur confia à quelqu’un ses ennuis domestiques, ce fut à elle. Son influence ne fut point mauvaise ; car il y avait en elle un fonds libéral, où souvent elle puisa la force de combattre les conseils trop autoritaires dont « l’entourage » n’était point avare. Le meilleur ministre de l’Instruction publique que la France ait eu sous l’Empire, Victor Duruy, fut désigné par elle à l’Empereur, qui en ignorait même l’existence ; bien souvent elle intervint pour obtenir des adoucissements aux peines encourues pour les délits politiques.

Liée avec Manin, avec Cernuschi[76], avec Montanelli[77], en relation avec le roi Victor-Emmanuel, elle poussa à la guerre de 1859 et plus d’une fois tint tête à l’Impératrice, qui s’y opposait. Elle n’était point timide aux Tuileries et fit souvent entendre des vérités que nul n’aurait osé dire. Elle entretenait une correspondance non seulement avec l’Empereur, mais avec des hommes d’État, avec des diplomates, avec des souverains étrangers. Les lettres qu’elle reçut forment plusieurs registres, qui ont été déposés à la Bibliothèque nationale et qui, m’a-t-on dit, serviront à éclairer plus d’un point obscur de l’histoire contemporaine.

Je l’avais surnommée la Fée aux Miettes ; en effet, comme la petite vieille dont Charles Nodier a raconté l’histoire, elle avait une activité infatigable et semblait douée du mouvement perpétuel. On n’apercevait jamais Sébastien Cornu, qui faisait de triste peinture, pendant que sa femme courait chez les ministres, recevait les ambassadeurs, allait causer dans le tuyau de l’oreille impériale, rentrait pour écrire à la reine de Hollande et recevait, le soir, quelques révolutionnaires de ses amis. Étrange créature, dont la probité fut si parfaite qu’elle partagea souvent son temps entre les Tuileries et les irréconciliables, sans inspirer d’autre sentiment que le respect de sa bonté. Elle savait que l’Empereur et l’Impératrice manquaient d’initiative, qu’ils ne cherchaient qu’à faire le bien, mais ne voyaient pas facilement le bien qu’il y avait à faire. Dans toute circonstance où il fallait accomplir un acte rapide qui pouvait accroître la popularité impériale, Hortense Cornu accourait.

Lorsque Horace Vernet tomba si gravement malade que l’on désespéra de le sauver, elle dit à l’Empereur : « Envoyez un aide de camp lui porter la plaque de grand-officier de la Légion d’honneur. » Quand la Saône débordée inonda Lyon, elle dit : « Partez vite, faites distribuer de l’argent par vos officiers ; promenez-vous dans les rues, de façon que votre cheval ait de l’eau jusqu’aux paturons ; ça produira bon effet. » C’est elle qui engagea l’Impératrice à se rendre à Amiens et à y visiter l’hôpital, pendant une épidémie de choléra. Elle avait l’instinct des actions souveraines, et elle les indiquait à Napoléon III, qui ne demandait qu’à les accomplir, mais ne savait pas les concevoir. Le pauvre homme s’en rendait compte et disait : « C’est Hortense qui me donne toutes mes bonnes idées. » Elle lui en donna cependant une dont le résultat ne fut pas heureux. Elle protégeait Émile Ollivier et ne fut pas sans l’aider à monter au pouvoir, d’où il se précipita en entraînant dans sa chute l’Empire et la France.

Que de fois j’ai entendu de bonnes gens, dont les scrupules n’obscurcissaient pas la conscience, dire : « Ah ! si j’étais à la place de Mme Cornu, je ne me gênerais guère pour me faire donner quelque prébende dont je vivrais à l’aise. » Non seulement elle ne demanda rien, mais elle rejeta les offres, qui ne lui furent pas ménagées. À part quelques babioles insignifiantes, comme on en échange dans toute intimité, elle n’accepta de l’Empereur qu’un seul cadeau qui avait de la valeur ; c’était un vase de jade sculpté, provenant du pillage — du honteux pillage — du Palais d’Été. Elle était pauvre, elle resta pauvre, elle mourut pauvre, fait rare dans une époque pareille et dans une situation où elle aurait eu tous les maltôtiers, tous les manieurs d’argent à ses pieds, si elle eût daigné leur laisser deviner les confidences que l’on aimait à lui faire. Son influence avait été si sérieuse qu’elle persista après Sedan, après la défaite et pendant l’invasion.

Au moment où les Allemands se mirent en marche sur Paris, elle se retira dans le département de Seine-et-Oise, à Longpont, non loin d’Épinay-sur-Orge, en face de la forêt de Sainte-Geneviève, où Mlle de Fontange, suivant Louis XIV à la chasse, entoura son front du ruban qui devait rendre son nom immortel. Tout auprès s’étend l’ancien domaine de La Gilquillière, qui aujourd’hui s’appelle Vaucluse et est un asile d’aliénés appartenant à l’Assistance publique. On y avait fait refluer beaucoup de malades de Paris ; la population de l’établissement était triplée. Le 14 septembre, les premières patrouilles prussiennes apparurent ; dès le lendemain, des officiers prenaient logement à Vaucluse ; un régiment de cavalerie campait dans les cours et épuisait les provisions.

Hortense Cornu apprit que l’asile était occupé et menacé de devenir lieu de garnison permanente. Elle écrivit au Prince royal de Prusse, et elle en recevait immédiatement un cartel de sauvegarde : « Défense à tout soldat allemand, quel que soit son grade, de franchir les grilles de Vaucluse. Autorisation pour tout employé de la maison de parcourir les routes afin de recueillir les objets de consommation nécessaires aux aliénés. Aucune contribution de guerre ne pourra être frappée sur les villages qui fournissent les approvisionnements à l’asile. » Pendant la durée de la guerre, nul soldat allemand ne mit le pied sur le territoire interdit par ordre de « notre Fritz ». On en attribua tout le mérite au Dr Billod, directeur de l’établissement, et on le nomma officier de la Légion d’honneur : il ne l’avait pas volé.


CHAPITRE IV

LE PRINCE NAPOLÉON



AMI FIDÈLE. — EN CHASSE. — REPAS INTIMES. — LA CALOMNIE. — LE PRINCE DU SANG EN CRIMÉE. — EN ITALIE. — DÉDAIN POUR L’OPINION PUBLIQUE. — LA PRINCESSE CLOTILDE. — VIE DÉRÉGLÉE. — LE MASQUE NAPOLÉONIEN. — LES SEMONCES IMPÉRIALES. — MISSION À BERLIN. — MISSION EN RUSSIE. — TRAITÉ SECRET. — « IL A TOUJOURS ÉTÉ MAL ÉLEVÉ. » — PROJET D’ATTAQUE RÉVOLUTIONNAIRE CONTRE L’AUTRICHE. — INTERVENTION SECRÈTE DE L’ANGLETERRE. — ASPROMONTE. — LE ROI OTHON EXPULSÉ DE GRÈCE. — ÉCHEC DU PROJET DE CONGRÈS. — INSURRECTION DANS LA POLOGNE RUSSE. — DISCOURS INTEMPESTIF DU PRINCE NAPOLÉON. — SES CONSÉQUENCES. — LIBÉRAL. — LES Mémoires DE MARCHAND. — LE ROI DE WESTPHALIE APRÈS WATERLOO. — LA FUITE SURVEILLÉE. — JÉRÔME ET FOUCHÉ À TRIESTE. — LA MORT DE FOUCHÉ. — PRÉTENDANT. — CAUSERIE. — CLÉMENT DUVERNOIS ET LÉON GAMBETTA. — JULES VALLÈS. — LE RÉSULTAT DES ÉLECTIONS. — MINISTÈRE CHASSELOUP-LAUBAT. — ARTHUR KRATZ. — ACCLAMATION À L’AVÈNEMENT DU 2 JANVIER 1870. — HÉLAS !



HORTENSE CORNU fut très dévouée à l’Empereur, très attachée au Prince impérial ; mais, dans la famille Bonaparte, il est un homme pour lequel elle eut une affection profonde, c’est le prince Napoléon. Ils se voyaient souvent ; les tendances libérales, qui les poussaient tous deux à essayer de modifier le système de l’Empire autoritaire, les avaient réunis dans la même communauté d’idées ; de là naquit une amitié qui fut irréprochable. Bien souvent, de leurs entretiens sortirent des projets que l’on fit adopter et qui atténuèrent ce que le régime avait de trop dur. Le prince Napoléon, du reste, était fait pour l’amitié ; il la ressentait et savait la pratiquer. J’ai pu l’apprécier dans une circonstance qui m’est restée très présente à la mémoire.

Parmi ses familiers, il y eut un certain Charles-Edmond Kojecki, Polonais madré, qui publia quelques livres, fit jouer des drames alambiqués et fut conservateur de la bibliothèque du Sénat. Il fut atteint d’un mal sans merci, qui était une carie des os du rocher. Les souffrances de ce malheureux étaient intolérables. J’ai vu le prince Napoléon passer les nuits à son chevet, lui rendre les soins pénibles qu’exigent les malades, refaire les pansements, le transporter d’un lit dans un autre et déployer pour lui les attentions délicates d’une sœur de charité. Des faits pareils ne sont pas rares dans sa vie ; il oubliait qu’il était altesse impériale et prince du sang ; l’homme seul alors subsistait en lui, et l’homme était bon.

Je l’ai beaucoup connu et beaucoup fréquenté : tout en tenant compte de la distance sociale qui nous séparait et que je n’ai jamais franchie, même dans mes instants de plus vive sincérité, je puis dire que j’ai été son ami, pendant la bonne et surtout pendant la mauvaise fortune. Le hasard de sa situation et la nature de mon caractère ont fait que jamais nous n’avons rien eu à nous demander ; il ne pouvait rien pour moi, je ne pouvais rien pour lui ; l’un et l’autre nous le savions, et si nous nous sommes rapprochés, c’est avec un désintéressement complet. Je suis à l’aise pour en parler, car dans nos causeries, qui parfois furent très intimes, jamais je ne lui ai caché mon opinion, jamais je n’ai cherché à lui dissimuler ce que je pensais de lui. Il ne l’ignorait pas, et c’est à cela peut-être que je dois l’affection et la confiance qu’il m’a témoignées. Je citerai tout de suite un fait qui expliquera mon attitude envers lui et qui a été, je crois, le point de départ de l’estime dont il m’a honoré.

Je suis grand chasseur, et le prince Napoléon aimait la chasse. Il chassait, en battue, dans la forêt de Villefermoy, bien aménagée, giboyeuse et surveillée par un inspecteur des Eaux et Forêts, nommé Delarue, qui était le plus insupportable bavard que j’aie jamais rencontré. Le prince m’invitait. On partait vers sept heures du matin par le chemin de fer de Mulhouse, on descendait à Mormant ; on se rendait en voiture aux tirés ; on déjeunait lestement et le rabat commençait. Nous étions ordinairement sept fusils : le prince, Brunet et Villot, ses officiers d’ordonnance, le comte Xavier Branecki, le baron de Plancy, le général d’Hautemare et moi. À la fin de la journée, nous avions ordinairement de trois à quatre cents pièces au tableau ; c’était suffisant, sans être excessif.

Je reçus une invitation ; j’arrivai en gare, au jour et à l’heure désignés ; les officiers d’ordonnance y étaient déjà ; je dis à Brunet : « Est-ce que d’Hautemare chasse avec nous aujourd’hui ? » Brunet me répondit : « Non, on a remplacé le général par des amazones ; le prince est déjà en wagon avec Cora Pearl et Caroline Letessier. » Je regardai Brunet et je vis qu’il parlait sérieusement ; je dis : « Mais ce sont deux filles ! » Brunet leva les épaules, avec un geste qui signifiait : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » Immédiatement, j’allai au quai de départ et j’ouvris la portière. En m’apercevant, le prince me dit : « Ah ! bonjour, Du Camp, comment allez-vous ? » Je répondis : « Monseigneur, j’ai tenu à venir vous avertir moi-même qu’hier je me suis donné une entorse grave et qu’il m’est impossible de quitter mon lit. » Je refermai la portière et je rentrai chez moi. Il ne me convenait point de chasser en compagnie pareille et de lire dans les journaux mon nom associé à celui de ces donzelles.

Le lendemain — un vendredi — je fus très surpris de recevoir la visite d’Hortense Cornu. D’emblée, elle me dit : « Je sors de chez Napoléon ; qu’est-ce que vous lui avez donc fait ? » Je racontai mon algarade de la veille. Elle reprit : « C’est donc pour cela qu’il m’a dit : Du Camp m’a donné hier une leçon dont je profiterai ; du reste, je n’ai eu que ce que je méritais. » J’étais persuadé que mes relations avec le prince étaient rompues ; j’étais décidé à ne rien faire pour les renouer et à me contenter de m’inscrire deux ou trois fois par an au Palais-Royal ; je fus donc étonné de recevoir, le soir même, une invitation à dîner pour le lendemain ; je n’eus garde d’y manquer, et je fus reçu avec une cordialité qui ne s’est jamais démentie.

Plusieurs fois, j’ai dîné avec lui, au restaurant, en compagnie de George Sand et de Gustave Flaubert, qu’il aimait beaucoup. Là, l’intimité était sans réserve ; il n’était question que l’on ne discutât ; comme il était un classique convaincu et que Flaubert se faisait gloire d’être un romantique à outrance, on s’emportait, on ne cherchait pas ses mots dans les ripostes ; on se serait cru revenu au temps de Hernani et du Roi s’amuse. George Sand, placide comme Isis, souriait de tant de vivacité et je conviais les ergoteurs à un éclectisme qui leur permît d’admirer tout ce qui est admirable, sans distinction d’école ou de coterie. Nous avons ainsi passé plus d’une bonne soirée chez Magny ou au Café anglais ; on ne parlait guère politique ; Ingres, Delacroix, Victor Hugo, Ponsard, Alfred de Musset, Pradier, Guillaume[78] faisaient les frais de la conversation et auraient pu en profiter.

Le prince Napoléon est l’homme le plus calomnié que j’aie connu ; les partis qui n’osaient s’attaquer de front à l’Empereur le vilipendèrent avec un acharnement misérable, car on savait qu’il ne tolérerait pas que des poursuites judiciaires fussent intentées en son nom. À cet égard, il est resté irréprochable ; il fut insulté plus que quiconque et jamais ne broncha. Les plus animés contre lui, dans le monde parisien, furent les orléanistes, qui s’en allaient colportant toute sorte de sornettes et débitant des invraisemblances dont les adversaires du « régime » consolaient leur rancune et nourrissaient leurs passions. Toucher à l’Empereur était dangereux ; on se rabattait sur le cousin, et Dieu sait comme on le drapait.

La légende de la couardise du prince Napoléon est de fabrique orléaniste ; elle a fait son chemin, et, quoiqu’elle ne repose que sur des mensonges, il sera bien difficile à l’histoire — à l’histoire vraie — de la réduire à néant. Les courtisans de l’Impératrice, ceux qui étaient admis au cercle intime, qui causaient familièrement avec Cochonnette et Cornichonnette, qui flattaient les instincts mauvais et rivalisaient de servilité, savaient que les médisances dont on frappait le prince Napoléon n’étaient point écoutées d’une oreille indifférente dans les petits appartements des Tuileries. L’Empereur ne les eût pas supportées, l’Impératrice les encourageait. Elle haïssait le prince qui le lui rendait bien. Lorsque le prince Napoléon prenait sur ses genoux le Prince impérial, le caressait, l’agaçait, comme on fait à un enfant, l’Impératrice, la grande maîtresse, les dames, les chambellans affectaient de surveiller ses mouvements, comme si l’on eût redouté un attentat. On poussait la défiance jusqu’à l’insulte ; il était homme à s’en apercevoir et à le ressentir. Il disait, avec un accent de gaieté qui dissimulait mal sa mauvaise humeur : « Elle croit que j’ai de l’arsenic dans mes poches. »

L’origine de la réputation que l’on fit au prince Napoléon au point de vue du courage est singulière, car elle aurait dû produire un résultat opposé. La vérité m’est connue ; elle m’a été racontée par le maréchal Vaillant, qui n’était rien moins que courtisan du prince. Lorsque la guerre d’Orient, qui devait devenir l’expédition de Crimée et se terminer par la prise de Sébastopol, fut décidée, l’Empereur confia le commandement d’une division au prince Napoléon, et la reine d’Angleterre plaça le duc de Cambridge à la tête d’un corps de troupes anglaises ; de la sorte, deux princes du sang se faisaient équilibre et représentaient la personne des deux souverains alliés.

À la bataille de l’Alma, le prince Napoléon se conduisit « comme un vieux troupier » ; il tendait sa gauche aux Anglais et lança, le premier, ses bataillons en échelons pour escalader la falaise, dès que le mouvement tournant que Bosquet exécutait sur notre droite, presque en lisière de la mer, fut opéré. De l’aveu de tous, — je ne parle pas des généraux intéressés peut-être à le louer, je parle des plus minces officiers, — il fut à la hauteur de son nom et de sa mission, c’est-à-dire simple, brave et vigilant. Dans les combats d’avant-postes qui, lors de nos premières approches vers Sébastopol, se renouvelaient jour et nuit, il ne ménagea point ses hommes et ne se ménagea pas lui-même. À Inkermann, il mit sa division sous les armes, attendant les ordres pour se porter au secours des Anglais ou pour aller soutenir le général Lourmel, qui, comme un fou, avait couru jusqu’aux murs mêmes de Sébastopol. En toute occasion, il fit son devoir sans forfanterie comme sans hésitation.

À la journée d’Inkermann, qui fut terrible pour les Anglais, surpris, mal ralliés, mais héroïques, le duc de Cambridge vit, à côté de lui, son aide de camp coupé en deux par un boulet, au moment même où il lui adressait la parole. Il en ressentit une commotion dont le résultat fut une de ces perturbations mentales qui ne sont point rares dans la famille royale d’Angleterre. Le duc de Cambridge, devenu plus qu’un embarras pour Lord Raglan, dut abandonner la Crimée et fut ramené à Londres. Dès lors, la présence du prince Napoléon était un inconvénient dont les suites pouvaient être graves ; l’équilibre était rompu, il n’y avait plus, dans les armées alliées, qu’un seul prince du sang, un prince français, qui, par sa haute situation, pouvait exercer toute influence sur Lord Raglan, sur le général Canrobert et sur Omer Pacha.

Lord Cawley, ambassadeur de la reine du Royaume-Uni, demanda que le prince Napoléon rentrât en France, puisque le duc de Cambridge avait quitté les troupes anglaises. L’Empereur fit droit à la requête, rappela le prince Napoléon et oublia — volontairement ou involontairement — de faire connaître les causes politiques du rappel. L’air de la calomnie, du Barbier de Séville, joué à grand orchestre, fêta le retour du prince. Tout de suite on avait changé son sobriquet de Plon-Plon en celui de Craint-Plomb, et les langues de vipère n’eurent plus de repos : « C’est lui qui a voulu revenir ; il mourait de peur ; il tremble quand il entend les coups de fusil ; il s’évanouit pour un coup de canon ; on dit qu’il a eu la dysenterie, ce n’est pas vrai, il avait la colique ; les soldats ne le saluaient même plus. »

Tout cela fut colporté, enjolivé, grossi ; l’Impératrice levait les yeux au ciel sans dire mot ou répondait doucement d’un ton de reproche : « C’est exagéré. » Le prince Napoléon, ce César déclassé, comme on l’avait nommé, paraissait inquiétant ; on le redoutait et on le sacrifia. De ce jour, les hommes haussaient les épaules et les femmes souriaient lorsque l’on parlait de lui. Il en fut mortifié jusqu’au fond de l’âme et n’en laissa rien paraître. Je ne serais pas surpris si, de cet instant, il regarda vers les bas-fonds de la démocratie, tant il avait conçu de ressentiment contre cette société qui se divertissait à le vilipender à bouche que veux-tu.

Lors de la campagne d’Italie, les bruits calomnieux devinrent des clameurs, et le crescendo éclata en tempête. Quatre corps d’armée français, pénétrant directement dans le royaume du Piémont par le mont Cenis et par Gênes, devaient attaquer de front les forces autrichiennes. Un cinquième corps, placé sous les ordres du prince Napoléon, avait pour mission de neutraliser la Toscane, les États de Parme et de Modène, afin de les empêcher de diriger un mouvement vers notre droite. À l’approche du prince Napoléon, les troupes parmesanes, modénaises et toscanes décampèrent ; une division, commandée par le général d’Hautemare, fut détachée pour surveiller Mantoue. Un parti autonomiste s’était formé en Lombardie et en Toscane pour éviter le « joug » du Piémontais et demandait la création d’un royaume d’Italie centrale, dont la couronne serait déférée au prince Napoléon. Montanelli était un des plus ardents promoteurs de ce projet et disait : « Nous parlons la pure langue italienne et nous ne nous soumettrons jamais à des Savoyards qui ne savent que le patois. » L’empereur Napoléon III et le roi Victor-Emmanuel n’ignoraient point ces menées, auxquelles le prince ne se prêtait ni ne se refusait.

En outre, le gouvernement provisoire hongrois, composé de Kossuth, de Klapka et de Ladislas Téléki, près duquel l’Empereur avait accrédité un ambassadeur qui était le vieux Piétri[79], rêvait d’arracher la couronne de saint Étienne à la maison d’Autriche et de la poser sur la tête du prince Napoléon. Celui-ci était donc, par le seul fait de sa naissance, attiré dans des combinaisons qu’il n’avait point fait naître, dont il se réservait sans doute de profiter si l’occurrence lui semblait opportune, mais qui ne pouvaient que déplaire à l’empereur des Français et au roi de Piémont, parce que leurs projets politiques s’en trouvaient contrecarrés. Dès lors et de là, nulle bienveillance pour lui, ni près des souverains, ni près des ministres, ni près des états-majors italien et français. Il avait beau expédier dépêches sur dépêches, pour dire : « Je suis inutile en Toscane » ; on lui répondait : « Restez-y ; on vous appellera si votre présence est nécessaire. »

Après Magenta, après l’entrée des Français à Milan, lorsque l’armée s’avança pour rejeter les Autrichiens au-delà du Mincio, le prince Napoléon s’irrita de l’immobilité dans laquelle on le maintenait ; il voulut en sortir, se rapprocher du champ des opérations militaires, et il envoya à l’Empereur le colonel de Susleau de Malroy, chef d’état-major de la division d’Hautemare. C’est Susleau de Malroy — mon proche parent — qui m’a raconté les détails de l’audience que l’Empereur lui accorda. Aux sollicitations du prince pour être autorisé à rejoindre la véritable armée et à conduire le cinquième corps au feu, l’Empereur, appuyé par le maréchal Vaillant, major général, répondit par un refus obstiné : « La mission du corps commandé par le prince est d’être en observation devant Mantoue, d’y maintenir les troupes autrichiennes et de les empêcher de faire une diversion sur notre droite. »

Le colonel de Malroy répondit : « Mantoue a été reconnue par le général d’Hautemare, que son habileté comme éclaireur a fait surnommer Chouaffa — l’espion — par les Arabes, la citadelle est dégarnie : il y reste seulement seize cents Hongrois, avec lesquels on est déjà entré en pourparlers secrets ; la liberté des mouvements de votre droite est assurée ; il est facile au prince Napoléon d’amener une division excellente qui, se portant sur le flanc gauche des Autrichiens, peut déterminer un résultat décisif, en cas de bataille. » L’Empereur fut inébranlable : « Non : nous attirerons à nous le cinquième corps lorsque nous aurons franchi le Mincio et que nous manœuvrerons dans le quadrilatère ; jusque-là, le prince doit conserver ses positions. » Ni l’Empereur, ni le roi de Piémont ne se souciaient d’associer le prince Napoléon à une action militaire qui aurait pu appeler l’attention sur lui : cette fois encore, plus qu’en Crimée, et avec préméditation, il fut sacrifié.

Dans un discours intempestif au Sénat, le prince Napoléon parla en termes peu convenables de la famille d’Orléans ; le duc d’Aumale riposta par une brochure où l’inutilité du cinquième corps pendant la campagne d’Italie était appréciée avec peu de justice : les orléanistes poussèrent un cri de joie. Tout de suite, une légende fut organisée : « Le duc d’Aumale a provoqué le prince Napoléon, et celui-ci a refusé de se battre. » La poussée des méchants propos fut formidable ; le prince Napoléon reçut le choc sans fléchir ; l’Impératrice ne se refusa pas le plaisir d’écouter ces mauvais propos, et l’Empereur lui-même n’en fut peut-être pas fâché. C’est acte politique de détruire les prétendants ; le prince Napoléon en était un, éventuellement, et l’Empereur ne l’ignorait pas.

La calomnie avait nié son courage, la médisance ne respecta point sa moralité, et on peut avouer qu’à force de dédaigner l’opinion publique il eut l’air de la provoquer. Souvent il exagéra l’imprudence jusqu’à l’impudence. Ses conseillers l’avertirent, ses amis lui firent des observations ; il leva les épaules et répondit : « Ma vie privée ne regarde personne. » Soit, mais tout le monde regardait sa vie privée et ne la voyait point belle. Je trouve dans mes notes l’observation que voici : « Baden-Baden, 28 août 1868. — Les princes doivent vivre selon certaines formules qui les distinguent des autres hommes et leur donnent au moins l’apparence de quelque supériorité ; sans cela, où serait leur raison d’être ? Les princes d’Orléans sont actuellement ici. Le comte de Paris et le duc de Chartres ont été chasser en compagnie de Dupressoir, le fermier des jeux, et l’ont invité à dîner. Le duc d’Aumale, le prince de Joinville font leur société de Daru, qui est un joueur, et de Villemet, qui est un queue-rouge : ils se sont fait présenter les filles en renom, Schneider, Léonide Leblanc, Juliette Barucci, Antonine Pélissier ; d’Aumale s’est accointé avec Léonide Leblanc, une fille et rien de plus ; Joinville promène Madeleine Brohan, qui est de la Comédie-Française. Sur la terrasse près de l’orchestre, on les suit, on se les montre et on en rit. Il serait si facile de fermer sa porte et de respecter le public, en se respectant soi-même. »

Tout ceci peut s’adresser au prince Napoléon, qui ne ferma point sa porte et ne se respecta guère. Son mariage avec la princesse Clotilde, fille de Victor-Emmanuel issue de la race de Savoie, aurait dû modifier ses habitudes et ne les modifia pas. La princesse n’était point jolie, mais elle était douce, d’une vertu de premier titre et dévouée à son mari, qu’elle aimait. Blanche et lourde, avec de grosses lèvres et le regard perdu dans la rêverie, elle était d’une dévotion excessive et apercevait au-delà de l’existence la certitude d’une éternité de délices, qui la poussait non seulement à des pratiques minutieuses, mais à une charité large, intelligente, à une indulgence inépuisable, à une bonté toujours prête au bien. C’est la plus sainte femme que j’aie rencontrée. L’Impératrice lui reprochait de ne pas se décolleter suffisamment, et le prince Napoléon disait : « Elle aspire à être béatifiée. » Très soumise néanmoins, ne faisant jamais entendre une plainte, ne se permettant pas même un reproche, elle admirait l’intelligence du prince et restait charmée de son éloquence lorsque, le soir, au Palais-Royal, il prenait la parole dans l’intimité des causeries qu’il animait si bien.

Une telle femme, mère de beaux enfants, respectée jusqu’à la gêne par ses entours, par l’Empereur, par l’Impératrice, par la princesse Mathilde, adorée des gens de sa maison et des malheureux qu’elle secourait sans relâche, ne tolérant point la médisance chez elle, d’une éducation parfaite, et toujours grande dame, même à son insu, une telle femme aurait dû, par le seul fait de son exemple, ramener le prince Napoléon à la pratique des devoirs qu’il semblait prendre à tâche de négliger. Il n’en fut rien ; le mari resta ce qu’il aimait à être, un célibataire.

Publiquement, sans plus de vergogne qu’un bohème, il vécut avec des femmes de rien, avec Anna Deslions, avec Cora Pearl, avec Caroline Letessier, avec Constance et avec un tas d’autres créatures dont je ne sais même pas le nom ; il se montra dans les petits théâtres en compagnie de Mme Arnould-Plessy, une ruine de la Comédie-Française, en société de la Détourbet, qui avait vendu un de ses amants à Mirès pour lui en faire un gendre. Il s’afficha, il se compromit, il fit insulte à lui-même. Le matin, dans ses appartements privés, il y avait toujours quelque cotillon qui traînait. On dit qu’il était peu généreux ; je le croirais volontiers ; il était économe et tenait sa maison avec une régularité extrême. La table était abondante et même somptueuse, mais on sentait que, chez lui, il n’y avait aucun « coulage ». Son ordre était prodigieux et j’en eus une preuve qui me causa quelque étonnement.

J’étais chez lui en visite, un matin ; il m’avait reçu dans son cabinet du pavillon de Valois, qui prend jour sur la place du Palais-Royal. Je fus pris d’un éternuement assez violent et je m’aperçus que je n’avais pas de mouchoir dans ma poche. J’étais assez lié avec le prince Napoléon pour lui en demander un. Il écrivit quelques mots au crayon sur une petite feuille de papier qu’il remit au domestique venu à l’appel de la sonnerie. Au bout de deux minutes, son valet de chambre m’apportait un mouchoir. Quelques jours après, ayant été le voir, je lui remis le mouchoir qu’il m’avait prêté. Il sonna ; son valet de chambre entra et il lui dit : « Replacez ce mouchoir dans l’armoire à glace : vous enlèverez la fiche qui est au nom de M. Du Camp. »

Ironique, railleur, très spirituel, ne ménageant point la susceptibilité des plus hauts personnages, il s’est fait gratuitement bien des ennemis, qui ont répondu par des coups de dent à ses coups de langue. Il était intempérant de paroles et parfois se moquait des gens plus qu’il n’était convenable ; mais, lorsqu’on le « remouchait », il se le tenait pour dit et ne recommençait pas. Il se gaussait volontiers des ministres, qui n’osaient lui tenir tête, et se montrait déférent, au contraire, pour les simples particuliers dont il redoutait les ripostes. Sa violence était quelquefois extraordinaire. À un dîner donné par lui en l’honneur de sa cousine, la reine de Hollande, j’étais au nombre des convives, ainsi qu’Ernest Renan, Berthelot, Émile Augier, Alexandre Dumas fils, le pasteur Martin Paschoud, Gustave Flaubert, le commandeur Nigra et quelques personnages officiels.

Je ne sais plus comment on vint à parler du prince Poniatowski[80], dont on jouait alors un médiocre opéra intitulé, je crois, Pierre de Médicis ; le prince Napoléon dit : « Je vais vous faire sa biographie ! » La princesse Clotilde le regarda avec des yeux suppliants et lui dit : « Napoléon, je t’en prie ! » Il n’en tint compte et commença : « On a trouvé qu’il n’y avait pas assez de monde au Sénat ; alors on a été chercher ce Polonais. » Cela dura pendant dix minutes ; on était décontenancé et je regardais les dix-huit valets de pied, les maîtres d’hôtel, les officiers de bouche qui nous servaient et dont la moitié, pour le moins, appartenait à la police. La reine de Hollande dit : « Est-ce que son fils ne s’est pas marié avec la fille de la comtesse Le Hon et de Morny ? » Le prince Napoléon répondit en riant : « Oui ! c’est la petite Pologne qui a épousé la grande Bohème ! » Un tel discoureur n’était point aimé, et cela se comprend.

L’Empereur le redoutait, l’aimait et usait à son égard d’une faiblesse que l’on peut expliquer. Napoléon III n’ignorait pas que la reine Hortense, sa mère, avait eu bien des faiblesses et que des Bonaparte il n’avait que le nom. Rien, ni dans les traits de son visage, ni dans son maintien, ni dans sa démarche, rien ne rappelait la double origine corse et florentine de ceux dont le hasard d’un adultère l’avait fait le légitime héritier. Pour le prince Napoléon, il n’en était point ainsi ; il suffisait de l’apercevoir pour reconnaître « l’homme de Sainte-Hélène ». Très grand par sa mère, qui était Wurtemberg, il avait ce masque césarien, ce teint mat, ce menton proéminent, ce nez aquilin, ce regard dur, ces dents admirables, ces belles mains que Gros et David ont reproduits dans les portraits de Napoléon Ier. Il n’est pas jusqu’à la mèche de cheveux retombant sur le front, la mèche légendaire, qui ne fût comme un indice d’une filiation irrécusable. Les épaules un peu bombées, la démarche saccadée donnaient un trait de plus à la ressemblance : sans la différence de taille, c’eût été le même homme. Du talon au cimier, il était Bonaparte, naturellement et sans effort d’imitation.

Lorsqu’il avait fait quelque sottise, ce qui lui arrivait souvent, Rouher allait se plaindre à l’Empereur, qui, avec sa mansuétude habituelle, disait : « Je vais lui écrire de venir me voir, et je vous promets de lui laver la tête. » Le prince Napoléon savait toujours, ou du moins devinait pourquoi on le mandait aux Tuileries, et il prenait une attitude de circonstance. Il ramenait sa mèche sur le front, affectait un air sérieux, plaçait sa main droite dans le gilet, et, les sourcils froncés le regard ferme, la bouche sévère, pénétrait dans le cabinet de l’Empereur : « Votre Majesté m’a fait appeler ? » C’était une apparition ; l’Empereur — le fils de l’amiral Verhuel — en pâlissait. « Oui, je désire te parler : Rouher n’est pas content de toi. » Le prince Napoléon éclatait : « De quel droit cet Auvergnat se mêle-t-il de ma conduite ? » À l’instant, l’Empereur fléchissait : « Ah ! ne te fâche pas ; je tâcherai d’arranger cela. » Et toujours il en était ainsi ; nulle colère de l’Empereur ne tenait à la vue du fantôme que le prince Napoléon évoquait à volonté.

Une seule fois, l’Empereur fit preuve d’énergie envers son cousin ; mais l’un était à Alger, l’autre à Ajaccio ; le premier répondit par une lettre très dure à un discours imprudent ou plutôt prématuré que le second avait prononcé lors de l’inauguration des statues de la famille Bonaparte. L’éloignement permit une semonce officielle, qu’une entrevue aurait adoucie jusqu’à la rendre insignifiante. Bien souvent, je me suis demandé si l’Empereur et le prince Napoléon ne s’étaient point distribué les rôles, comme deux acteurs politiques, visant un même dénouement, l’un représentant le principe autoritaire, l’autre représentant le principe libéral : je n’ai jamais pu me répondre[81].

La confiance de l’Empereur dans le prince Napoléon paraît avoir été complète. L’Empereur, comme presque tous les souverains, même lorsqu’ils sont soumis au régime parlementaire, avait deux politiques. L’une, la politique officielle, brassée par les ministres, plus ou moins discutée devant les Chambres, louée ou blâmée par les journaux, et livrée aux appréciations du public dont elle occupe les loisirs. L’autre, la politique secrète, dirigée par le souverain lui-même, à l’insu des ministres, loin des ingérences parlementaires, et destinée à préparer les complications où le pays pourrait plus tard recueillir quelque avantage. L’homme de cette politique, pendant le Second Empire, fut le prince Napoléon, qui n’ignora aucun des projets intimes de l’Empereur, s’y associa souvent et, dans plus d’une circonstance, fut chargé de transmettre verbalement les propositions aux souverains étrangers, que l’on désirait convertir à une idée ou entraîner à une action. Deux de ces missions me sont connues ; si j’en rapporte les détails, c’est que le prince Napoléon ne me les a pas cachés.

Se souvient-on que, le 2 septembre 1856, un soulèvement légitimiste fut tenté à Neuchâtel, en Suisse, que le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV considérait comme une principauté relevant de sa couronne ? Le comte Pourtalès[82] abattit l’étendard de la Confédération helvétique, hissa le pavillon noir et blanc, s’empara même, je crois, de la citadelle et déclara Neuchâtel réuni à la Prusse. Ce fut un feu de paille, que les habitants du canton éteignirent facilement, mais on s’en émut à Berne et à Berlin ; des deux côtés on arma, et l’on échangea des notes diplomatiques assez aigres. Frédéric-Guillaume, roi féodal, quoique ivrogne, ainsi que le prouve sa correspondance avec Bunsen[83], réunit des troupes dans la Prusse rhénane et fit mine de vouloir commencer les hostilités. Napoléon III se mit en devoir de soutenir la Suisse et de combattre les revendications surannées de la cour de Berlin, mais, avant de charger les fusils, il voulut faire une tentative de conciliation et envoya le prince Napoléon près de Frédéric-Guillaume. Le prince avait ordre de stipuler le rachat de Neuchâtel et de dire au roi de Prusse qu’en cas d’agression de sa part la France appuierait la Suisse et que ce serait le commencement d’une guerre européenne, dont les résultats ne pouvaient être prévus.

Dès que le prince Napoléon fut arrivé à Berlin, il eut un entretien avec Frédéric-Guillaume, qui promit de prendre en considération la communication de l’empereur des Français et d’y faire une prompte réponse. Les jours passèrent et même les semaines ; le roi semblait éloigner à dessein toute conversation relative à la Suisse ; le prince Napoléon s’impatientait. Enfin, un soir, après avoir dîné au palais royal de Berlin, il s’approcha de Frédéric-Guillaume et lui dit qu’il ne pouvait plus attendre, que les lettres de l’Empereur le pressaient de terminer cette affaire, qu’il désirait lui-même qu’elle reçût une solution rapide et que, si on n’en finissait pas promptement, il reprendrait le chemin de Paris, au risque de ce qui pourrait advenir.

Le roi répondit : « Je suis très embarrassé ; cette histoire se complique de petits intérêts personnels, qui ne sont pas sans influence sur mes hésitations. Jugez-en : mon valet de chambre est de Neuchâtel, et je suis accoutumé à ses services ; la femme de chambre de la Reine est également de Neuchâtel, et il n’y a qu’elle qui sache la coiffer. Ce sont là des considérations. De plus, c’est le seul pays où j’entende crier : Vive le roi ! C’est pourquoi j’y tiens. D’un autre côté, je ne voudrais pas me brouiller avec l’empereur Napoléon ; il y a là, vous le sentez bien, des difficultés graves ; cependant voyez Manteuffel[84], et tâchez de vous arranger avec lui. » Quarante-huit heures après, l’affaire était « bâclée » selon la volonté des Tuileries ; la France, la Suisse et la Prusse désarmaient. Le prince Napoléon avait endormi « le patriotisme » du valet de chambre et de la femme de chambre en leur donnant à chacun 20 000 francs. Ce n’était pas cher.

Au mois de septembre 1858, le prince Napoléon, étant à Biarritz, fut envoyé à Varsovie, où se trouvait l’empereur Alexandre II. Il devait prévenir l’empereur de Russie que l’on était, en France, décidé à faire la guerre à l’Autriche, dès le printemps prochain. La mission était strictement confidentielle, de souverain à souverain ; notre ministre des Affaires étrangères, le comte Walewski, ne la soupçonnait même pas. Le prince Napoléon demandait une alliance offensive et défensive, dont le prix serait prélevé sur les territoires polonais appartenant à l’Autriche. Si la Russie mettait en ligne cent mille hommes, on lui offrait la moitié de la Galicie, et la Galicie tout entière si l’armée de diversion était portée au double. À ce moment, mal remise encore des émotions de la Crimée, la Russie se recueillait, selon l’expression du grand chancelier Gortschakoff. Elle refusa d’intervenir en qualité de belligérant, mais elle s’empressa de conclure un traité de neutralité bienveillante. Il se produisit alors un fait qui ne serait point déplacé dans un vaudeville.

Lorsque le traité, rédigé, signé, paraphé, eut été revêtu du sceau de la chancellerie russe, le prince Gortschakoff demanda que l’on y apposât le grand sceau de l’Empire français — le sceau de l’État, — que le prince Napoléon n’avait pas. Il paraît que la formalité était de rigueur, car, malgré les observations du prince Napoléon, le chancelier n’en voulut démordre. Le traité fut expédié au général Kisselew, ambassadeur de Russie à Paris, qui reçut ordre de le faire sceller. L’embarras fut grand aux Tuileries ; Napoléon III n’avait point le grand sceau, qui restait entre les mains du ministre des Affaires étrangères, auquel on continuait à cacher l’existence du traité. Sur le conseil du prince Napoléon, et sous prétexte que les ailes de l’aigle étaient insuffisamment éployées et devaient être refaites, l’Empereur demanda le sceau à Walewski ; dupe ou non du subterfuge, celui-ci n’osa le refuser. Napoléon III dit à son cousin : « Tiens, le voilà, ton sceau ! » Le prince se rendit immédiatement à l’ambassade de Russie, scella le traité et le fit porter à Saint-Pétersbourg par le général Franconière, son premier aide de camp[85].

Au mois de juin 1882, le prince Napoléon est venu passer trois jours à Baden-Baden, pour voir son fils Victor, qui, depuis le mois de janvier, est à Heidelberg. Le 17, le prince ayant dîné chez moi, nous nous promenions le soir sur la terrasse, devant la maison de conversation, lorsque nous fûmes accostés par le prince Gortschakoff, octogénaire, bavard, intarissable, affaibli, atteint d’une sorte de satyriasis morale, qui rend sa présence gênante dès que passe une femme, vaniteux outre mesure et se croyant le pivot du monde. Le prince Napoléon, vivace, agressif, lui rappela différents épisodes diplomatiques auxquels ils avaient participé, et entre autres celui que je viens de raconter. Gortschakoff parlait « sous lui », citait ses bons mots, répondait sans attendre les questions, questionnait sans écouter les réponses et semblait retourner à l’enfance. Il y avait de l’acrimonie entre les deux interlocuteurs. Gortschakoff fit la sottise de dire : « Votre Altesse Impériale n’a pas eu à se plaindre de nous, car nous lui avons donné le cordon de Saint-André. » Du haut de sa grande taille, le prince Napoléon laissa tomber sur le vieux chancelier un regard dont l’expression railleuse ne se peut traduire et riposta par une allusion si insultante que je n’ose la reproduire ici. On se salua et l’on se sépara sans se tendre la main. Le prince Napoléon me disait : « Ça n’a jamais été qu’une vieille bête ! » Le lendemain, Gortschakoff me disait : « Il a toujours été mal élevé. »

En 1862, le prince Napoléon fut mêlé à une combinaison baroque, où il se laissa probablement entraîner par sa haine contre la maison d’Autriche. Ce n’est pas en vain qu’il avait vécu en Italie, au temps de sa jeunesse ; il y avait reçu le germe de sentiments qui ont persisté et l’ont parfois poussé à des fautes qu’un homme moins passionné ou plus politique n’aurait point commises. Il disait couramment : « Je hais les blancs et les noirs ! » c’est-à-dire les Autrichiens et les prêtres. Il ne l’a que trop prouvé et n’a pas eu à s’en applaudir. Au printemps de 1862, on voulait du même coup liquider révolutionnairement la question d’Orient et détruire l’empire d’Autriche. Le héros de cette énorme aventure était Garibaldi, devenu fou de vanité depuis l’expédition des Deux-Siciles (1860), où, malgré ses hésitations, il avait été forcé d’agir par Nino Bixio[86], qui n’avait plus de quoi nourrir sa femme et ses enfants.

Le branle était mené par des Polonais et par des Hongrois ; la diplomatie occulte des conspirateurs avait fait son œuvre et, pendant l’année 1861, avait préparé le soulèvement sur lequel on comptait pour réussir. Le centre de la combinaison était à Athènes, où le roi Othon, las de sa situation misérable, de son royaume incomplet, de son budget dérisoire, promettait l’appui de son petit trésor, de sa petite marine, de sa petite armée. Un Polonais intelligent appelé Wierzbiski, lequel, sous le nom de Mourad-Bey, avait été chef d’état-major d’Omer-Pacha, pendant la guerre de Crimée, était près du roi Othon comme une sorte d’ambassadeur de la conspiration, que Victor-Emmanuel n’ignorait pas et à laquelle le prince Napoléon s’intéressait. Le général Türr, qui, en septembre 1861, avait épousé Adeline Wyse-Bonaparte, servait d’intermédiaire entre Turin et le Palais-Royal.

Garibaldi, assuré de l’appui et du concours du roi des Hellènes, devait se jeter aux bouches de Cattaro, avec des bandes recrutées parmi les volontaires qui l’avaient suivi en Sicile et dans le royaume de Naples. Un traité secret avait été conclu avec le Wladika[87] du Monténégro et avec Michel Obrenowitch, prince de Serbie ; en outre, on croyait être certain de la coopération des populations chrétiennes de l’Albanie. À l’aide de ces forces, on comptait soulever la Croatie, insurger la Hongrie et tomber à revers sur l’Autriche. On espérait que celle-ci, se sentant menacée, rappellerait une partie de ses troupes employées à maintenir la Vénétie, et qu’alors Victor-Emmanuel se lancerait au-delà du Mincio. On avait des agents à Agram, à Bucarest, à Belgrade, en Transylvanie, à Pesth et à Clausenbourg ; des groupes de conspirateurs se tenaient prêts à agir. Des banquiers grecs avaient déposé à la Banque de Turin une somme de quatre millions, afin de pourvoir aux premiers frais de l’expédition.

Tout était prêt ; il y avait bien des chances pour que l’aventure tournât pitoyablement, mais nul ne pouvait prévoir ce que l’irruption de Garibaldi, avec ses « chemises rouges », produirait dans ces pays morcelés, mécontents, écrasés par l’Autriche, ruinés par le Turc, toujours prêts à la révolte et aspirant à leur indépendance. Il en pouvait résulter un soulèvement général, dans une contrée qui semble faite pour la guerre défensive. Ce projet ne reçut même pas un commencement d’exécution, et ce fut Garibaldi qui le fit échouer, ou plutôt entre les mains duquel on le brisa.

Soldat de fortune, aventurier, condottiere redoutable, à la tête de cinq ou six mille hommes, désorganisant les troupes régulières pour s’en pouvoir servir, soutenu par une destinée exceptionnelle, porté par l’admiration et les illusions d’un peuple entier, Garibaldi était en politique ce que l’on peut appeler crûment un nigaud. Son esprit court et naïf n’avait ni lueur, ni projection. Il ne se sentait quelque vigueur que devant un obstacle, parce que, comme le sanglier, il se ruait dessus. Il accordait volontiers sa confiance — et l’on s’accommodait de façon à la lui faire donner à des gens qui parlaient dans l’oreille des chancelleries intéressées à ne pas ignorer ses desseins. Or Garibaldi avait pour ami intime un réfugié hongrois, qui habitait Turin et s’appelait le comte Pulsky, homme d’esprit, beau phraseur, ayant de la faconde, sachant écouter et surtout sachant répéter. Il répétait en bon lieu : au Foreign Office, dont il était l’agent secret.

Garibaldi ne cacha rien à Pulsky de l’expédition projetée et l’engagea à l’accompagner à Pesth et à Vienne. Pulsky, avant d’entreprendre ce voyage, alla en causer avec Sir James Hudson, ministre plénipotentiaire d’Angleterre près du roi d’Italie. Sir James Hudson avertit son gouvernement, qui lui prescrivit de faire effort pour empêcher Garibaldi de traverser la mer Adriatique et d’aller porter la guerre révolutionnaire sur les territoires turcs et autrichiens. En même temps, l’ambassadeur de Londres à Athènes reçut des ordres, dont le pauvre Othon ne tarda pas à reconnaître les conséquences.

Sir James Hudson se rendit secrètement à l’île de Caprera et eut avec Garibaldi une entrevue qui fut décisive. À ce niais, que la haine de la papauté aveuglait, il expliqua que l’Angleterre, la protestante Angleterre, ne désirait rien tant que de voir disparaître la puissance temporelle ; que l’Italie ne serait jamais constituée tant qu’elle n’occuperait pas le Capitole et le Vatican ; que si l’on apprenait que lui — chef des Mille — marchait vers la Ville éternelle, le mouvement, l’enthousiasme de l’esprit anglais serait tel que le gouvernement de la reine serait contraint d’agir et que, dans ce cas, la France hésiterait à intervenir pour sauver le pape. Le panneau était bien tendu ; Garibaldi s’y jeta tête baissée : « Délivrons Rome d’abord, et ensuite, courons au Danube ! » Sir James Hudson approuva et Garibaldi entreprit la plus folle de ses équipées.

La France déclara à Victor-Emmanuel que s’il n’arrêtait pas Garibaldi, elle irait l’arrêter elle-même. Le dénouement fut rapide. Garibaldi tomba sur les hauteurs d’Aspromonte et ne s’en releva jamais. Frappé au métatarse d’une blessure très douloureuse, il fut transporté à la forteresse de Verignano ; il n’y était pas depuis deux jours qu’il recevait la visite du roi Victor-Emmanuel et du ministre Ratazzi, qui venaient conspirer de plus belle avec lui. Quant au roi Othon, l’Angleterre le fit mettre à la porte de son petit royaume, et il n’en fut pas plus fâché que cela. Il revint à Munich, dont la bière lui parut supérieure à celle d’Athènes.

L’affaire d’Aspromonte est du 27 août 1862 ; deux mois après, le 24 octobre, le roi Othon, revenant au Pirée, après un court voyage le long des côtes de Morée, fut prévenu officiellement qu’il n’y avait plus de place pour lui sur le trône. « Pare à virer, à Dieu vat ! » Il reprit la mer et disparut. Un gouvernement provisoire gouvernait — se disputait — la Grèce ; il apprit que le colonel Grivas, qui avait soulevé la garnison de Nauplie et brassé la révolution dans le Péloponèse, se dirigeait vers Athènes, à la tête de trois mille hommes ; des mécontents se pressaient autour de lui, des insurgés l’escortaient ; lorsqu’il arriva vers l’isthme de Corinthe, sa troupe était doublée. Six mille patriotes dans Athènes ! C’était le pillage de la ville.

Le gouvernement provisoire s’inspira du souvenir d’Ulysse, qui était « fertile en ruses ». Il dépêcha une députation à Grivas pour le féliciter d’avoir purgé de la tyrannie la terre des Hellènes, et, à la députation, munie de harangues, il adjoignit un médecin. Grivas reçut les députés avec les honneurs qui leur étaient dus et les invita à dîner. On parla de Marathon et de Salamine ; on but à la liberté, à Minerve Poliade et à la Panagia. Vers le dessert, Grivas pâlit et fut mal à son aise. Un quart d’heure après, il était mort. C’est du moins ce que m’a raconté le petit-fils du prince Soutzo, Michel Zographo, qui fut mêlé à ces événements, dont le résultat le plus clair fut la déconvenue d’un aventurier et la chute d’un roi.

La tournure que la naïveté de Garibaldi avait donnée à l’aventure ne fut point du goût du prince Napoléon, que ses relations avec les Hongrois, avec l’Italie encore incomplète, entraînaient à des combinaisons d’où l’Autriche pouvait sortir amoindrie. Il se préoccupait de l’état de l’Europe, et son cousin, Napoléon III, ne s’en préoccupait pas moins que lui. La Prusse cherchait à briser, à son profit, le faisceau de la Confédération germanique : le royaume de Varsovie — la Pologne russe — s’agitait ; l’Autriche possédait la Hongrie par la force et dominait dans la Vénétie, qui ne voulait plus d’elle ; l’Italie pesait sur la frontière des États du Pape ; de tous côtés, il y avait des trépidations ; chaque peuple avait des ambitions à satisfaire ; toute complication était à craindre ; au premier coup de trompette, la guerre pouvait éclater, devenir générale et embraser le monde.

C’est alors que l’empereur des Français, dans une occurrence solennelle, mit en avant une idée tellement généreuse qu’elle lui vaudra le bénéfice des circonstances atténuantes dans le verdict de l’histoire. Le 5 novembre 1863, lors de l’ouverture de la session parlementaire, dans le discours qu’il prononça devant le Sénat et le Corps législatif assemblés, il demanda à tous les États d’Europe d’envoyer des plénipotentiaires à un congrès qui réglerait pacifiquement les questions dangereuses dont on était agité. Les souverains acceptèrent l’invitation de la France et l’on put espérer que pendant de longues années la paix régnerait parmi les nations ; mais l’Angleterre, blessée de la récente annexion de Nice et de la Savoie, refusa son consentement. Dès lors, le projet de congrès dut être abandonné et chacun se réserva pour le hasard des armes.

La France n’en fit pas moins un acte considérable, lorsqu’elle proposa en quelque sorte la création d’un conseil amphictyonique, qui eût jugé les différends et apaisé préventivement la guerre. En faisant avorter cette combinaison chevaleresque, l’Angleterre fut égoïste et abusa de sa situation géographique. Son refus eut de graves conséquences, car il en sortit la guerre de Bohême (1866) et la guerre franco-allemande (1870-1871).

Pendant cette même année, — 1862, — une faute de portée incalculable fut commise par le prince Napoléon, faute politique, faute internationale, qu’il était facile et qu’il eût été sage d’éviter. Quelques Polonais, de la petite noblesse du royaume de Varsovie, s’étaient soulevés contre la domination russe ; les paysans avaient emmanché leurs faux ; quelques Italiens, — Cairoli, — quelques Français — Rochebrune — étaient venus les rejoindre ; il y eut des escarmouches, des alertes, des marches et des contremarches ; en somme, rien de sérieux. L’Angleterre était sympathique à l’insurrection et lui envoyait de la poudre ; la France laissait acheter des fusils et des selles ; l’Autriche se montrait secrètement favorable ; la Galicie semblait lieu de refuge, de concentration et de ravitaillement.

Le prince Napoléon, emporté par son esprit frondeur, oublia qu’il était prince du sang, que sa parole aurait de l’écho dans chacune des chancelleries d’Europe et qu’à lui, plus qu’à tout autre, il était interdit de découvrir, sinon d’engager l’Empereur, auquel il touchait par des liens de proche parenté. Du haut de la tribune du Sénat, il prit parti pour la Pologne contre la Russie, pour cette même Pologne qu’il offrait au tsar, quatre ans auparavant, lors de l’entrevue mystérieuse de Varsovie, et, dans un discours qui eut un retentissement funeste, il se déclara le champion de la cause insurrectionnelle.

Je tiens du prince Gortschakoff, grand chancelier de l’Empire russe, que ce discours, lu et commenté à Pétersbourg et à Berlin, détermina la couronne de Russie et la couronne de Prusse à conclure une alliance secrète. Bismarck, qui était alors ambassadeur à Pétersbourg, et Gortschakoff tombèrent d’accord sur certaines éventualités que, dès lors, ils avaient prévues ; ils s’entendirent si bien qu’en 1866 la Russie laissa écraser l’Autriche, et qu’en 1870 elle l’immobilisa et l’empêcha de faire une diversion en faveur de la France, ouverte, envahie, piétinée par l’Allemagne. Le prince Napoléon, je le sais, a regretté son imprudente provocation ; la plus simple prévoyance lui eût évité ce repentir. « La parole est d’argent et le silence est d’or », dit un proverbe persan.

L’intempérance du langage : ce fut là le défaut dominant du prince Napoléon, et ce défaut peut devenir criminel chez un homme d’État. « Il a la langue trop bien pendue », disait l’Empereur. Son éloquence était forte, âpre, rapide à la riposte, mais sans transition, comme étaient ses pensées, qui s’échappaient brusquement d’un raisonnement pour sauter dans un autre. Il parlait d’abondance, se fiant à sa facilité pour développer le sujet qu’il avait étudié. Paresseux aux jours de la jeunesse et de la proscription, travailleur régulier depuis qu’il avait été rapproché du trône, il fatiguait plus d’un secrétaire, recherchait les hommes spéciaux qu’il excellait à interroger, déterminait lui-même sa tâche et savait l’accomplir. Ardent aux discussions, je l’ai vu se passionner pour des questions d’art, pour des questions militaires, pour des questions politiques, et y apporter toujours des connaissances qui n’étaient point superficielles et une originalité d’expression souvent heureuse.

Étrange homme, mal jugé, mal compris, semblant si bien prendre à tâche de braver l’opinion publique, qu’elle s’est retournée contre lui et l’a écrasé. Libéral — par conviction ? par intérêt ? par esprit de contradiction ? par fantaisie ? par ambition ? je ne sais, — sous ce rapport il me reste indéchiffrable ; je crois cependant que, s’il eût saisi le sceptre, sa main n’aurait point été douce. Un jour, à la suite d’une conversation dont la politique avait fait les frais, je lui dis en riant, plutôt qu’en plaisantant : « Dieu m’épargne de vivre sous votre règne ; vous seriez Tibère. » Il me répondit : « Je ne sais trop ce que je serais, mais tenez pour certain que je ne me laisserais pas discuter. »

Ai-je besoin de dire qu’il avait le culte de Napoléon Ier, qu’il regardait comme un des plus grands hommes, sinon comme le plus grand qui ait existé ? Jamais je ne lui ai entendu prononcer une parole de blâme sur les actes les moins justifiables du Premier Empire, ni sur l’expédition d’Espagne, ni sur la campagne de Russie, ni sur l’arrestation de Pie VII, ni sur le refus de faire la paix à Châtillon. Quoiqu’il fût beau conteur et se plût aux anecdotes, il m’a été impossible, dans nos conversations les plus familières, d’en arracher un mot qui fût contraire à la légende de Sainte-Hélène. Nous avons causé ensemble des Mémoires d’Hudson Lowe, de la phrase extraordinaire que celui-ci prononça, le 6 mai 1821, sous la véranda de Longwood, en présence de Sir Henry et du major Gorrequor : « C’était le plus grand ennemi de l’Angleterre et le mien aussi, mais je lui pardonne tout ; à la mort d’un si grand homme, on ne doit éprouver que des regrets. » Nous avons parlé des dépêches de Lord Bathurst, rien n’a pu le faire sortir de la réserve qu’il s’imposait.

Il savait à quoi s’en tenir, cependant, sur la captivité du « Prométhée moderne » et sur les prétendues cruautés dont l’esprit de parti, dont un sentiment exagéré de patriotisme ont chargé l’Angleterre. Les souffrances que Napoléon a supportées à Sainte-Hélène, il les a dues aux reproches, à l’acrimonie de ses compagnons, plutôt qu’aux précautions excessives et mesquines prises par Hudson Lowe, esprit étroit que sa responsabilité épouvantait. Le valet de chambre, Marchand, qui resta près de l’Empereur jusqu’à sa mort, et qui, selon l’usage, couchait en travers de sa porte, a écrit un journal mémoratif où les faits sont relatés avec exactitude. Je crois, sans pouvoir l’affirmer, que ce journal a été acheté et détruit par ordre de Napoléon III. C’est regrettable au point de vue de la vérité historique, qui doit primer toute considération de convenance ou d’intérêt.

Ces mémoires eussent été une révélation. Je n’en sais qu’une anecdote, qui m’a été contée par Hortense Cornu. Une nuit, Marchand fut réveillé par un bruit insolite ; il ouvrit la chambre de l’Empereur ; elle était vide ; mais une petite porte de communication, dont il croyait avoir la clef, était entrebâillée ; il se précipita et vit Napoléon Ier et le général de Montholon, tous deux en chemise, par terre et se gourmant à coups de poing. Ils s’étaient rencontrés à la porte de la chambre à coucher de Mme de Montholon et « s’expliquaient » sans ménagement. Je parlai de ce fait au prince Napoléon, qui me répondit : « Ce sont des cancans de portière. » Il ne pouvait, en vérité, me répondre autre chose.

S’il se taisait obstinément sur l’empereur Napoléon, en revanche, il était moins discret sur les aventures de son père, le prince Jérôme, l’ancien roi de Westphalie, qu’il aima tendrement et dont il avait gardé un souvenir ému. Un soir que j’avais dîné chez lui, en compagnie de quelques personnes de son intimité, et que le nom de Fouché, duc d’Otrante, était tombé dans la conversation, il nous fit connaître une particularité qui mérite d’être conservée. En 1815, après Waterloo, le prince Jérôme, n’ayant pu quitter Paris, s’était réfugié dans le quartier du Luxembourg, chez un cordonnier corse qui l’avait recueilli. Gendre du roi de Wurtemberg, il fit demander au comte Zeppelin, ministre plénipotentiaire de son beau-père à Paris, un passeport sous un nom supposé. Le passeport fut immédiatement accordé. Fouché, qui était ministre de la Police, apprit que le prince Jérôme se cachait à Paris, mais sans connaître précisément son lieu d’asile.

Il crut devoir en avertir Louis XVIII, qui lui répondit : « On vient de m’en donner avis ; je voulais voir si vous m’en parleriez le premier ; où est-il ? » Fouché répliqua : « Je l’ignore ; mais avant deux jours j’aurai des renseignements sur sa retraite ; si je la découvre, que dois-je faire ? — Tout simplement réunir une cour martiale, faire comparaître, condamner, fusiller ce Bonaparte ; ce sera la contrepartie de l’affaire du duc d’Enghien. » Le lendemain, le prince Jérôme sortait de Paris et se dirigeait vers l’Allemagne, en cabriolet de poste. Il crut remarquer qu’il était suivi par un individu qui faisait même route que lui et ne cherchait pas à le dépasser. Il arriva à Strasbourg : « ses papiers » étaient en règle ; il satisfit aux formalités militaires, traversa le pont de Kehl et se trouva en sûreté sur le territoire badois. Il était à peine installé, pour dîner, dans la salle banale d’une auberge, lorsqu’il fut accosté par le voyageur qui avait couru la poste derrière lui, et qui lui dit : « Avouez, Monseigneur, que nous ne vous avons pas trop inquiété. » C’était un officier de gendarmerie, que Fouché avait lancé sur les traces du fugitif, avec ordre de le surveiller à distance, de le laisser franchir la frontière et, au besoin, de l’y aider.

Lorsque Fouché, ayant quitté le ministère de la Police, se vit, malgré son titre et ses fonctions d’ambassadeur de France à Dresde, atteint par la loi du 12 janvier 1816 qui frappait de bannissement les conventionnels régicides, il se réfugia à Prague. Puis, s’étant fait naturaliser autrichien, il se retira d’abord à Linz et ensuite à Trieste. Là, il retrouva le prince Jérôme, qui avait conservé bonne gratitude du service que le ministre de la Police lui avait rendu après Waterloo. Ils se lièrent et se virent fréquemment. La fortune de Fouché était considérable ; Jérôme était rien moins que riche et je ne serais pas surpris que l’ancien duc fût quelquefois venu au secours de l’ancien roi. Entre puissances déchues, il est permis de s’obliger. Fouché avait mené la vie à outrance ; vie d’intrigues, vie d’ambition, vie de plaisirs, il avait tout épuisé avec une prodigalité qui dépassait sa force.

Quoique relativement jeune, il se sentit dépérir ; il avait cinquante-sept ans et demi, lorsque la mort lui donna des avertissements auxquels il ne put se méprendre. Il avait manié toutes les affaires secrètes de son temps, et il avait conservé bien des papiers sur lesquels il comptait peut-être pour refaire sa destinée. Ces papiers, ces preuves dont il pouvait accabler des complices, ces armes dont il pouvait menacer des persécuteurs, il voulut les anéantir et emporter son mystère avec lui. Trop faible pour détruire lui-même tant de correspondances, tant de rapports, et ne sachant à qui se fier, il fit appeler le prince Jérôme. Celui-ci accourut : c’était le 24 décembre 1820. Fouché expliqua le genre de service qu’il réclamait de celui qu’il n’avait jamais cessé d’appeler : Votre Majesté. Jérôme consentit et commença à jeter au feu les papiers désignés. Fouché ne le quittait pas des yeux et crut remarquer — il n’avait pas tort — que ce n’était pas sans regret que Jérôme voyait disparaître tant de pièces historiques. Alors il sortit de son lit et s’assit à côté du Prince, pour le surveiller de plus près.

Décharné, enveloppé d’une couverture, avec ses cheveux jaunes, ses sourcils blancs, ses faibles yeux d’albinos, il avait l’air d’un fantôme prêt à disparaître, dès que l’œuvre serait accomplie. Pendant plus de cinq heures, le prince Jérôme brûla des papiers et, sous le regard vigilant de Fouché, ne parvint pas à en distraire un seul. La destruction fut complète, et alors le moribond se recoucha. Le lendemain, il mourut. Le prince Napoléon nous disait que son père avait toujours regretté de n’avoir pu sauver aucune des liasses qu’il mettait au feu : je le crois sans peine ; c’est peut-être l’histoire secrète du Directoire, du Consulat et du Premier Empire qui, pour toujours, a été soustraite à la curiosité des hommes.

La seule personne de la famille impériale sur laquelle le prince Napoléon ne gardait guère de mesure, je l’ai déjà dit, c’est sur l’impératrice Eugénie ; de l’empereur Napoléon III, il parlait avec une sorte de condescendance affectueuse qui cependant, n’enlevait rien à son ambition forcenée, contenue, pendant la durée de l’Empire, par l’impossibilité matérielle d’agir, et paralysée, après la mort de Napoléon III, par des hésitations, des maladresses et des fautes de conduite inconcevables. Son crime est d’avoir eu des ambitions personnelles, tandis qu’il n’aurait dû avoir que des ambitions de race. Il était né trop près du trône pour n’avoir pas envie de s’y asseoir. Sous le règne même de son cousin ? — oui, certes, et je n’en puis douter.

Un jour du mois de janvier 1869, nous avions chassé à Villefermoy ; la journée était froide et la neige était tombée en abondance. Après être revenus dîner à l’auberge de Mormant, nous avions gagné la gare du chemin de fer. La salle d’attente était chauffée par un poêle de fonte qui répandait une insupportable chaleur ; je sortis sur le quai de départ ; le prince Napoléon m’y rejoignit ; un employé nous avertit que le train était signalé avec trois quarts d’heure de retard, à cause de la neige qui commençait à encombrer la voie. Pendant que nous nous promenions côte à côte en fumant, la conversation devint intime et le prince Napoléon s’ouvrit à moi sur bien des points que j’ai notés, dont je n’ai jamais parlé à personne et qu’il n’y a aucun inconvénient à révéler aujourd’hui. La causerie s’engrena d’elle-même, effleura plus d’un sujet et dégénéra presque en confidence.

Il me parla de ses enfants, dont l’avenir l’inquiétait. Il me disait : « Je suis un prince d’aventure ; j’ai vécu longtemps avec six mille livres de rente et j’ai su m’en contenter ; aujourd’hui, j’ai deux fils, une fille et une femme, j’ai fait des économies, je ne suis pas riche, mais, du moins, ils ne connaîtront pas la gêne que j’ai traversée. » Entraîné par son goût dominant, il glissa dans la politique, et je ne puis me rappeler ses paroles sans être frappé de cette sorte de seconde vue qui lui faisait apercevoir des événements que nous ne soupçonnions guère : « Le vieux — c’est ainsi, dans la stricte intimité, qu’il appelait l’Empereur, — le vieux baisse beaucoup ; il est plus fatigué que l’on ne croit ; c’est la force d’impulsion, c’est la vitesse acquise qui conduit les choses ; personne ne les mène plus ; l’Impératrice est une sotte, incapable de gouverner autre chose que des marchandes de modes, et cependant elle veut régner. Elle attend avec impatience la mort de l’Empereur, pour être régente. Si l’Empereur vient à mourir, il y aura une révolution, et alors mon heure sonnera peut-être ; le Palais-Royal a toujours porté bonheur à ceux qui l’ont habité ; jamais la France n’acceptera le gouvernement d’une femme et d’un enfant en tutelle ; toutes les régences de femme produisent de mauvais résultats ; le pays aime les Bonaparte ; j’en suis un ; il n’y a qu’à me regarder pour le savoir. Le « vieux » lui-même est inquiet ; dernièrement, il m’a montré un portrait du Prince impérial et m’a dit : « Et celui-là ? qu’est-ce qu’il deviendra ? » La partie n’est pas perdue ; mais elle est bien compromise. J’ai fait tout ce que j’ai pu, en 1866, pour que l’on s’alliât avec la Prusse contre l’Autriche ; l’Impératrice, qui rêve toujours à la famille de Charles Quint et qui se fait faire la cour par Metternich, n’y a pas consenti. On a été stupide ; on a exigé d’un victorieux une cession de territoire que l’on aurait à peine osé exiger d’un vaincu. Bismarck nous a répondu : « Tu veux le Rhin jusqu’à Castel[88], c’est-à-dire jusqu’à Mayence, eh bien ! viens le prendre ! » Le Mexique est loin de Strasbourg, on s’en est aperçu. Les Prussiens se moquent de nous, et ils ont raison, car, vraiment, nous avons été trop bêtes : ça finira mal ; du reste, j’ai pris mes précautions, et, depuis deux ans, mes papiers sont en Suisse, à Prangins. Je ne me soucie pas de défrayer les revues rétrospectives de M. Taschereau[89]. Ce pauvre duc de Persigny me l’a dit souvent : « Vous n’avez qu’un capital, c’est votre nom » ; eh bien ! ce capital, on est en train de le gâcher, et si ça continue, nous serons obligés d’emprunter à la petite semaine. »

Tout cela était dit presque à voix basse, pendant qu’il mâchonnait son cigare et secouait les flocons de neige qui s’attachaient à son paletot. Il eut comme un cri de colère étouffé et, apostrophant l’Impératrice par une injure à ne pas répéter, il dit : « Ah ! la… ! c’est par elle que nous périrons, et la France avec nous ! » Il était ému, et je restais silencieux. Pour détourner le cours de ses idées et ramener la conversation sur un sujet qui lui plaisait, je lui dis : « Nous allons avoir des élections législatives, au mois de mai prochain ; que compte faire le gouvernement ? » Aussi textuellement que l’on peut transcrire la parole, je transcrirai la réponse du prince Napoléon ; je dépose ici, comme devant un tribunal, sous la foi du serment, et je répéterai — pour la première fois — ce que j’ai entendu.

« Selon son habitude, le gouvernement va faire des sottises. Il a peur d’aller en avant ; il n’ose pas revenir en arrière ; il va tomber entre deux selles et personne ne le ramassera. Je ne sais si la lutte sera vive ; mais elle sera intéressante, et le résultat pourra modifier nos institutions. L’Empereur le sent bien, et il est résolu à attirer à lui des hommes nouveaux ; il veut prendre des inconnus dans l’opposition tracassière, en faire des députés et des ministres ; c’est ce qu’il appelle rajeunir son système. À cet effet, il a déjà ouvert des négociations ; deux hommes se sont offerts ; il ne sait qu’en penser et il est perplexe. L’un est Clément Duvernois[90], le journaliste ; l’autre est Léon Gambetta, l’avocat. L’Empereur a consulté Rouher, qui lui a répondu : « Je ne puis fournir aucun renseignement sur ces gens-là ; adressez-vous à votre cousin ; il connaît tout le monde à Paris. » Alors, comme je connais tout le monde à Paris, y compris Rouher, l’Empereur m’a parlé de ses deux candidats. Les conditions de Clément Duvernois sont modérées ; une fois député, il désire, pour commencer, un petit portefeuille, afin de se familiariser avec les affaires. Gambetta, au contraire, est excessif ; il exige le ministère de l’Intérieur. J’ai conseillé à l’Empereur de prendre Clément Duvernois, que j’ai utilisé lorsque j’étais ministre de l’Algérie et des Colonies ; il a des ressources d’intelligence ; il est susceptible de dévouement ; il ne coûtera pas cher et on en peut tirer bon parti. Gambetta ne m’inspire point de confiance ; comme les hommes du Midi, il est capable de « s’emballer » malgré lui, de se griser à son propre « ronron » et d’attaquer la cause qu’il se sera engagé à défendre ; son tempérament le domine ; il montera à la tribune pour crier : « Vive l’Empereur ! » et criera : « Vive la République ! » L’Empereur n’a pris encore aucune résolution ; mais je crois qu’il se décidera pour Duvernois. »

Que de fois, depuis le 4 septembre, depuis la délégation de Tours, depuis nos désastres, depuis la Commune, depuis nos misères, que de fois je me suis rappelé cette conversation. L’Empereur suivit le conseil du prince Napoléon, négligea l’avocat et choisit le journaliste ; ce qui permit à Gambetta d’être dictateur ; sans cela, il n’aurait peut-être été que ministre des Travaux publics, comme Clément Duvernois.

Clément Duvernois, Léon Gambetta ? passe encore ! Il y avait en chacun d’eux l’étoffe, non pas d’un homme d’État, mais d’un homme politique, et le gouvernement impérial aurait pu recevoir d’eux une impulsion nouvelle qui, pendant quelque temps du moins, l’eût un peu vivifié ; mais on ne s’en tint pas là, et je puis faire connaître une étrange négociation, dont le résultat fut négatif. Jules Simon se présentait dans la circonscription du faubourg Saint-Antoine ; parmi ses concurrents, il en est un qui fit sourire ; c’est Jules Vallès, qui s’intitulait : candidat de la misère, et qui rédigeait alors, presque seul, un journal passablement crapuleux que l’on appelait La Rue.

Sait-on encore ce que fut Jules Vallès ? C’était un ancien pion, devenu bohème de lettres. D’imagination nulle, d’un talent assez âpre et parfois brutal, il avait fait du petit journalisme sans y réussir ; désireux de bien-être, mécontent, aigri, exaspéré, se croyant de force à régenter les hommes et à gouverner le monde, acclamé dans certains estaminets, célèbre au milieu d’un groupe de vingt-cinq impuissants, ignoré des gens politiques, inconnu à tout le monde, il rêvait l’effondrement d’une société où il n’avait pu faire sa place.

On s’imagina que Jules Vallès pouvait servir à quelque chose, et l’on s’aboucha avec lui. Détruire Jules Simon, qui était un adversaire dangereux, car il était très écouté, lui substituer dans l’élection un énergumène que l’on aurait facilement muselé, cela parut un coup de maître, et on le tenta. Avec Jules Vallès, on ne prit point de précautions délicates ; on lui expédia un certain Lagrange, qui était chef du service politique, à la préfecture de Police. Non seulement Vallès ne regimba pas, mais il tendit l’oreille et écouta. On lui proposait d’appuyer sa candidature et de ne rien négliger pour le faire accepter par les réunions d’ouvriers.

Au bout d’une semaine, il eut une nouvelle entrevue avec Lagrange et lui fit une réponse à laquelle les événements n’ont point donné tort. Il dit, en substance, que l’Empire était bien malade, que ce serait imprudent de lier son sort à celui d’un moribond ; qu’il savait bien qu’il ne serait point élu, mais que sa candidature actuelle n’était qu’un début dans la vie politique et préparait le succès d’une candidature future ; il croyait à son avenir, ne voulait pas le compromettre et se réservait. Aux élections de 1869, Jules Vallès obtint cinquante-deux voix ; mais, le 16 mars 1871, il fut élu membre de la Commune pour le XVe arrondissement. Son principal agent électoral, lors du scrutin de 1869, fut un menuisier nommé Genton, qui, dernier président de la cour martiale de la Commune, fit assassiner sous ses yeux, dans le chemin de ronde de la Grande Roquette, le président Bonjean, l’archevêque Darboy, le curé Deguerry, les Pères Allard, Clerc et Ducoudray. Jules Vallès avait vu juste. Le nouveau Corps législatif était destiné à enterrer l’Empire, que le parti du candidat de la misère eût été impuissant à renverser, et qui ne devait tomber que sous le choc des armées allemandes.

Les élections avaient été franchement conservatrices, mais conservatrices dans un sens libéral ; l’élément révolutionnaire — irréconciliable — n’y était que faiblement représenté. La majorité était acquise au gouvernement, mais elle désirait, plutôt qu’elle ne réclamait, des modifications en faveur des prérogatives parlementaires. Avant d’accorder un pouvoir défini au Corps législatif, l’Empereur voulut faire l’essai d’une liberté presque absolue, et le marquis de Chasseloup-Laubat fut chargé d’appliquer un régime auquel la France n’était plus accoutumée depuis longtemps. J’ai connu Prosper de Chasseloup-Laubat ; au temps de ma jeunesse, nous nous rencontrions souvent dans le salon de la baronne L’Hermitte, veuve du contre-amiral qui fut un des marins les plus énergiques du Premier Empire. Chasseloup était de vieille race saintongeoise, race à la fois fine et résistante, qui a donné tant de serviteurs illustres à la France.

C’était un homme d’esprit, charmant auprès des femmes, qu’il aimait à rechercher, causeur intarissable, ayant du monde et participant au double caractère de ses ancêtres, qui furent soldats et diplomates. Ses qualités de bonne compagnie donnaient plus de relief encore à ses qualités politiques, qui étaient considérables. La projection de sa pensée allait loin et tombait au-delà des prévisions ordinaires. Administrateur habile, il avait été un de nos meilleurs ministres de la Marine. Hardi dans la conception, très prudent lorsqu’il s’agissait d’exécuter, il avait une supériorité que sa modestie ne dévoilait pas aux regards superficiels, mais qui en faisait un homme de premier ordre. Dans un pays comme le nôtre, où le don de la parole séduit les foules, le marquis de Chasseloup-Laubat ne pouvait être populaire ; sa parole était simple, de bon sens et de rigoureuse déduction ; mais il ne possédait point l’éloquence entraînante de Rouher, de Jules Favre, d’Émile Ollivier, éloquence admirable, éloquence musicale, éloquence néfaste qui a charmé tous les cœurs et perdu toutes les causes. Lorsque l’on entendait ces virtuoses de la parole, on était entraîné ; lorsque l’on écoutait Chasseloup-Laubat, on était convaincu. Ce ne fut pas seulement un homme politique, ce fut un homme d’État ; si la direction des affaires était restée entre ses mains, les grandes misères de 1870 nous auraient été épargnées. Sa démission, lorsqu’il se retira pour céder la place au ministère du 2 janvier, fut le premier de nos désastres.

Chasseloup-Laubat avait un don précieux ; il connaissait les hommes et les savait choisir. Il avait placé près de lui, en qualité de secrétaire intime, c’est-à-dire de confident et de conseiller, un étrange garçon, qui fut de mes amis et qui se nommait Arthur Kratz. Né à Strasbourg, sans fortune, ancien secrétaire de Chaix d’Est-Ange[91], peu spirituel, politiquement intelligent, il était simple référendaire à la Cour des Comptes et rêvait une haute situation. Sans les événements de 1870-1871, sans la perte de l’Alsace, il eût marqué parmi les hommes politiques de notre temps ; la destinée le rejeta dans l’obscurité, d’où il s’obstina à ne plus sortir. C’était un bohème et un dépenaillé ; un de ses camarades disait : « Faut-il qu’il ait du linge sale, pour n’en jamais manquer. » Buveur intrépide, insatiable mangeur, il travaillait jour et nuit, entre une chope de bière et une salade de cervelas. Dormait-il ? on en pourrait douter, car sans cesse il était debout, étudiant les dossiers, préparant les rapports, expédiant les dépêches, recevant les solliciteurs et triturant si bien la besogne qu’elle était faite lorsque son ministre avait à s’en occuper. Éminence grise, éminence débraillée, toujours derrière le paravent, gardant le labeur pour lui, laissant la gloire à d’autres, discret comme un confesseur, jouissant des succès qu’il avait assurés par son travail et se plaisant à son rôle anonyme. Il n’est point excessif de dire que le marquis de Chasseloup-Laubat et Arthur Kratz ont gouverné la France depuis le mois de juillet 1869 jusqu’au mois de janvier 1870. J’ajouterai que ce fut le gouvernement le plus libéral sous lequel il m’ait été donné de vivre.

Ce gouvernement, je le reconnais, était un expédient qui servit de trait d’union entre l’Empire autoritaire et l’Empire parlementaire. À des institutions nouvelles, il faut des hommes nouveaux. On changea de pilote, parce que l’on modifiait la direction du navire, et celui-ci devint une épave. On crut partir pour le pays des Hespérides, et l’on sombra au cap des Tempêtes. J’ai vu le naufrage ; à l’heure où j’écris, la France est sur un radeau et regarde l’horizon avec angoisse ; lorsque le cachet qui scelle ces pages aura été brisé, à quelle plage, sur quel écueil, dans quel port le radeau sacré qui porte mon pays aura-t-il abordé ?

Dès que l’on connut le ministère du 2 janvier 1870, à la formation duquel le prince Napoléon avait contribué plus que tout autre, il y eut une exclamation de joie et un applaudissement universel. Ceux qui aimaient l’Empire, ceux qui aimaient la liberté, s’embrassaient et disaient : « Tout est sauvé ! » Les trois principaux ministres — Justice, Affaires étrangères, Intérieur — étaient Émile Ollivier, le duc de Gramont, Chevandier de Valdrôme. Quand ils étalèrent leur plumage dans la volière de l’État, on fut ravi de leur chant, qui sembla un hymne d’espoir et de promesses ; hélas ! c’était le prélude d’un De Profundis[92].

Baden-Baden, 17 août 1882.


TROISIÈME PARTIE

LE MINISTÈRE DU DEUX JANVIER

INTERMÈDE



JAI terminé la première partie de ces souvenirs à Bade, le 17 août 1882. C’est à Bade, le 20 août 1887, que j’en commence la fin. Cinq années d’intervalle, c’est beaucoup ; ai-je à m’excuser vis-à-vis de moi-même ? j’ai été souffrant, j’ai eu de grandes douleurs dans la tête et j’ai travaillé. J’ai écrit La Charité privée à Paris, La Vertu en France, Une Histoire d’amour, Le Manteau déchiré, qui est un petit conte de Noël, L’Allemagne actuelle, qui, dans Le Correspondant d’abord, et ensuite à la Librairie Plon, a paru sans nom d’auteur ; je viens de donner le bon à tirer du dernier chapitre de Paris bienfaisant ; l’an dernier, j’ai représenté l’Académie française au cinq-centenaire de l’Université de Heidelberg, et j’ai fait le rapport sur les prix de vertu ; cette année, j’ai répondu au discours de réception d’Édouard Hervé[93], élu par notre compagnie en remplacement du duc de Noailles[94] ; je n’ai point de reproches à m’adresser ; je n’ai pas perdu mon temps.

La date où je reprends mon travail interrompu est précisément celle où j’abandonnais toute besogne et où je m’accordais trois mois de vacances, consacrées à la chasse, que j’aimais passionnément. Seul avec mes chiens griffons, suivi à distance par les gardes silencieux, j’ai passé des journées heureuses en plaine, au marais et dans les taillis ; il n’est pas un gravier des îles du Rhin que je n’aie foulé aux pieds, pas un chêne que je n’aie salué des yeux, pas une touffe d’herbes que je n’aie fouillée ; c’est fini ; les fusils sont au râtelier, j’ai donné Falco et Galba, j’ai cédé mes baux. L’âge m’a parlé et j’ai écouté ses conseils. La fatigue, que jadis je portais allégrement, m’était devenue lourde ; les maux de tête prenaient une intensité pénible ; une blessure reçue en 1848, à l’attaque des barricades du faubourg Poissonnière, avait déterminé des varices énormes à la jambe gauche ; au lieu d’être un divertissement et un repos, la chasse n’apportait plus qu’un effort suivi de lassitude ; j’y ai renoncé brusquement, de résolution ferme, et j’en ai été attristé plus que je n’ai voulu le laisser paraître. C’est pourquoi, aujourd’hui, à l’heure où la chasse va s’ouvrir à Bade, je prends la plume au lieu de saisir le fusil et de chausser les brodequins à forte semelle. J’en ai le cœur un peu gros et je ne sais si je trouverai dans mon exercice la compensation qu’il semble me promettre.

La vie m’apparaît semblable à une armoire étroite et haute, dont les années ferment successivement les tiroirs. Tous ont été clos les uns après les autres ; j’ai encore dans l’oreille le bruit sec du tour de clé donné par la main invisible. Un seul tiroir reste entrouvert, celui du travail ; je vois ce qu’il contient encore et je me demande si j’aurai le loisir de le vider ; j’en doute. Les heures se précipitent et n’accordent point de répit ; ars longa, vita brevis ; c’est le mot d’Hippocrate. Qui de nous ne l’a prononcé et n’a reconnu que les forces nous abandonnent au moment où l’âge, ayant apporté la maturité, l’expérience et le calme, nous invite aux œuvres sérieuses que l’on aime à concevoir et que l’on aura le chagrin de ne point exécuter ? Pour les travaux de longue haleine, il faut du souffle, et le souffle va manquer. On hésite à entreprendre quelque grosse besogne, car on se doute qu’on ne pourra la terminer. Il faut se hâter et, comme disait Littré, grappiller les minutes. C’est pourquoi, vieil homme, tu ferais bien d’arrêter ici tes radotages, de reprendre ton récit et de raconter ce que ta mémoire te dictera. Hélas ! ce qui me reste à dire est lamentable. J’ai vu mon pays descendre du rang qu’il avait conquis et qu’il mérite en Europe ; j’ai été témoin de l’ingratitude de ceux qu’il avait rappelés à la vie ; j’ai entendu les insultes que lui prodiguaient ceux qu’il avait aidés. Puisse Béranger ne s’être point trompé, lorsque, parlant de la France, il a dit :

Tu peux tomber, mais c’est comme la foudre
Qui se relève et gronde au haut des airs !

Les hommes de ma génération sont nés après Waterloo et meurent après Sedan ; ils ont vécu entre deux défaites. Qu’une telle destinée ne frappe jamais ceux qui écouteront ma voix d’outre-tombe !

20 août 1887.


CHAPITRE PREMIER

L’OPPOSITION



PERMANENCE DE L’OPPOSITION. — À VOIX BASSE. — DANS LES THÉÂTRES. — EDMOND ABOUT. — LES FRÈRES DE GONCOURT. — L’EMPEREUR À L’ODÉON. — OVATION. — À L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS. — LE COMTE DE NIEUWERKERKE. — PROSPER MÉRIMÉE. — VIOLLET-LE-DUC. — SA NOMINATION À L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS. — INAUGURATION. — CHARIVARI. — FORCE RESTE À LA LOI. — L’ÉLECTION DES Cinq. — ÉMILE OLLIVIER ENTRE EN SCÈNE. — LE SILENCE. — LE TENTATEUR. — LES INSINUATIONS DE MORNY. — SA PRÉVISION. — LA MORT DÉNOUE LA COMBINAISON. — CE QUE FUT LE DUC DE MORNY. — Tace et memento. — LA VIE À OUTRANCE. — LE BIJOUTIER DIPLOMATIQUE. — EXPÉDITION DU MEXIQUE. — RUPTURE AVEC UNE VIEILLE MAÎTRESSE. — SOPHIE TROUBETSKOI. — FERNAND DE MONTGUYON. — EMMA LIVRY. — LA MORT DE MORNY. — LES LETTRES D’AMOUR. — ÉMILE OLLIVIER LIVRÉ À LUI-MÊME.



PENDANT la durée du Second Empire, l’opposition fut permanente ; après le 2 décembre 1851, lorsque durait encore la crainte inspirée par cette mauvaise action, elle fut sourde et discrète. À voix basse, entre portes closes, on chuchotait les médisances ; les journaux étaient muets ; un certain décret du 17 février 1852 les bâillonnait et les forçait au silence. J’ai traversé ce régime, qui fut abominable ; la presse n’y a point péri ; c’est miracle ; j’en ai parlé dans mes Souvenirs littéraires ; je n’ai plus à y revenir. Au lendemain de la campagne d’Italie, en 1859, campagne glorieuse pour nos armes, désastreuse pour notre politique extérieure, les ressorts du gouvernement impérial se détendirent, l’opposition se hasarda à être sinon agressive, du moins plus tracassière ; pendant le ministère Chasseloup-Laubat (fin 1869), elle fut violente ; sous le ministère Ollivier, — qui se faisait fort d’apporter la pacification à tous les esprits, — elle devint furibonde.

Les premières manifestations publiques de l’opposition se produisirent assez tard et toutes au théâtre. On siffla des auteurs dramatiques, parce qu’on les savait en bons termes avec quelques membres de la famille impériale. Les pièces que l’on effaça ainsi de l’affiche n’étaient point bonnes, je le reconnais, mais eussent-elles été excellentes, elles n’auraient point désarmé la cabale, qui n’écoutait pas et ne se souciait pas d’écouter. Charles-Edmond Kojecki reçut le premier choc à l’Odéon, le 28 novembre 1855, à propos d’un gros drame intitulé La Florentine, dans lequel on avait tiré par les cheveux l’histoire d’Éléonore Galigaï, femme de ce Concini qui fut maréchal d’Ancre. L’auteur était un familier du Palais-Royal. Le prince Napoléon lui avait souvent donné des témoignages d’une amitié réelle, qui, du reste, ne firent qu’un ingrat. Charles-Edmond s’était souvent targué de cette intimité ; on voulut atteindre le prince, et, afin d’arriver jusqu’à lui, on fit tomber la pièce de son protégé. On crut à une mauvaise humeur de première représentation, à une gaminerie d’étudiants qui bientôt prendrait fin. Il fallut déchanter ; les acteurs tinrent bon pendant huit ou dix jours et furent contraints de lâcher pied en présence d’une hostilité sans merci.

Ce fut Edmond About qui, sept ans après, attrapa les horions de la jeunesse opposante ; ce ne fut pas une représentation théâtrale, ce fut une bataille engagée dès le premier mot de la première scène ; tout de suite, la pièce fut mise en déroute, et je crois vraiment que l’on n’en entendit pas un mot. L’Odéon a gardé souvenir de la soirée du 3 janvier 1862, on en parle encore. Le drame s’appelait Gaëtana ; il y avait de la boursouflure, de l’esprit, de l’imitation, de l’invraisemblance, de la verve ; mais ce n’était point de cela qu’il s’agissait, et l’on n’eut pas à s’en préoccuper. À cette époque, Edmond About était en relations cordiales avec la Cour. Mêlée à des étudiants de vingtième année, renforcée par de vieux pions rancuniers, augmentée de gamins qui ne cherchaient qu’à faire tapage pour s’amuser, la jeunesse des écoles voulut lui donner une leçon de libéralisme et fit acte d’un despotisme intolérable. Ce fut plus qu’un tumulte, ce fut presque une émeute.

La pièce, cependant, ne disparut pas immédiatement de l’affiche ; les acteurs voulurent faire tête à l’ouragan ; mais cela ne convint pas au monde des brasseries et des garnis du Quartier latin. Après la quatrième représentation, le 6 janvier, une bande d’un millier d’individus, qui se grossit en route de tous les désœuvrés et de tous les curieux qu’elle rencontra, vint hurler sous les fenêtres d’Edmond About, dont elle demandait la tête, tout simplement. About était chez lui avec deux ou trois amis et sa mère. Celle-ci, entendant les vociférations de cette foule encore plus bête que méchante, eut un mouvement nerveux et souffleta son fils. C’est ainsi qu’il convient de rendre la justice. Edmond About se le tint pour dit ; il retira Gaëtana et ne tenta plus la fortune du théâtre ; celle qu’il sut extraire du journalisme avait, du reste, de quoi le contenter.

La troisième aventure tomba sur Edmond et Jules de Goncourt, deux frères dont l’affection était touchante, qui ne manquaient point de talent et que déparait leur vanité. Ils faisaient partie du petit groupe d’écrivains que la princesse Mathilde accueillait, choyait et protégeait, tout en riant sous cape de leurs prétentions. Ce n’était certes pas une femme savante, mais elle a dû souvent mettre le holà entre Vadius et Trissotin. J’avais assisté à la répétition générale de la pièce, qui s’appelait Henriette Maréchal, et j’avais été inquiet du résultat définitif. Des effets trop cherchés, un style précieux, une intrigue mal conduite et dénouée avec une brutalité sans excuse me semblaient mettre le succès en péril. Édouard Thierry, administrateur de la Comédie-Française, n’était pas rassuré ; Théophile Gautier, qui avait écrit un prologue en vers, disait : « Demain, on nous jettera tous par les fenêtres » ; Delaunay, qui jouait l’amoureux, parlait de rendre son rôle ; dans la salle, remplie cependant d’amis, de camarades des auteurs et de curieux bienveillants, on disait sans mystère que, sans l’intervention de la princesse Mathilde, la pièce eût été refusée par le comité de lecture.

Tout annonçait un orage. Il éclata le 5 décembre 1865, violent, injuste, imbécile, dès avant que les chandelles fussent allumées ; Théophile Gautier me disait : « Je me suis cru revenu aux soirées de Hernani et à l’unique représentation du Roi s’amuse. » Ce n’était point la pièce que l’on sifflait, c’était le salon de la princesse Mathilde, où les frères de Goncourt étaient reçus avec affabilité. Les pauvres auteurs publièrent leur Henriette Maréchal précédée d’une justification assez piteuse ; ils se lamentaient, racontaient leurs maladies, donnaient des explications sur leurs ressources et confiaient au public qu’ils étaient servis par une femme de ménage. En vérité, ils auraient mieux fait de se taire.

C’est toujours à l’Odéon qu’il faut aller, lorsque l’on veut assister à quelques farces improvisées qu’un excès de gaieté rend parfois un peu fortes. Il s’en produisit une d’opposition comique, le 17 mai 1866, jour où Émile Augier y fit jouer son excellente comédie de La Contagion. L’Empereur et l’Impératrice assistaient à la première représentation. On avait dit à Napoléon III que certaines modifications apportées au jardin du Luxembourg avaient mécontenté tous les habitants du Quartier latin et qu’il y serait certainement mal accueilli, s’il y allait. Le danger ne déplaisait point à l’Empereur, dont le flegme était imperturbable ; il voulut voir par lui-même quel genre d’avanie on lui réservait et il se rendit à l’Odéon, dans la grande loge d’avant-scène, au milieu même du camp de la jeunesse exubérante et gouailleuse. Le parterre était houleux, prêt à toute sottise et cependant contenu tant par la présence du souverain que l’on n’aimait pas, que par l’intérêt qu’inspirait la pièce. Pendant un entracte, un étudiant poussa une sorte d’ululement aigu et cria : « C’est le chant de l’aigle expirant. » L’Empereur se mit à rire, car il était bonhomme, et sut, plus d’une fois, se souvenir qu’il avait été jeune.

Lorsque la pièce fut terminée, dès que l’on eut fait connaître l’auteur, dont le nom fut accueilli par un applaudissement général, l’Empereur se retira. Toute la salle fut vide en un clin d’œil ; le public se groupa sur les marches et aux abords du théâtre, pour assister au départ des voitures de la Cour, qui n’avaient point d’escorte. Au moment où Napoléon III allait monter dans sa berline aux quatre lanternes, on vit passer au bout de la place cinq ou six voitures-tonneaux, appartenant à la Compagnie Richer, alors chargée des vidanges de Paris. Subitement, comme si l’on eût obéi à un mot d’ordre, une centaine d’étudiants se précipitèrent vers les grosses tinettes qui roulaient lourdement sur le pavé, les entourèrent, agitant leurs chapeaux et criant : « Vive l’Empereur ! » L’ovation fut solennelle ; je n’ai jamais su ce que Napoléon en a pensé.

Ces manifestations ironiques, où l’excès de jeunesse était pour beaucoup, avaient lieu, pour ainsi dire, à huis clos, dans l’intérieur d’une salle de théâtre ; une seule fois, pendant ce que l’on a appelé les belles années du Second Empire, il y eut quelque tumulte — un simple charivari — dans les rues. Les élèves de l’École des Beaux-Arts s’en rendirent coupables, si c’est être coupable de faire, un peu trop bruyamment, acte d’indépendance et de refuser l’enseignement d’un professeur imposé par grâce d’État, d’une capacité imparfaite et trop bien en Cour pour n’être pas suspect. Le nouveau professeur dont on ne voulait pas était Viollet-le-Duc, mais ce jour-là on fit d’une pierre deux coups et l’on dit crûment son fait au surintendant des Beaux-Arts, qui n’était ni aimé, ni estimé, et dont je dois parler, car il fut en son temps une sorte de personnage.

C’était le comte Émilien de Nieuwerkerke, d’origine hollandaise, sculpteur à ses moments perdus par l’ébauchoir d’un certain Diebolt qui était adroit dans son art. Nieuwerkerke était fort beau, marié, et se préoccupait peu de son ménage. Sa haute taille un peu trop forte, son visage hautain et régulier, encadré d’une barbe noire, une apparence de vigueur qui, dit-on, ne tenait pas tout ce qu’elle promettait, un bagout qui masquait le manque d’esprit, une attitude conquérante qu’excusaient des succès nombreux lui avaient valu un renom mérité d’homme à bonnes fortunes. Pauvre, il avait toujours vécu dans un luxe relatif ; il avait la figure de l’emploi et je ne répéterai pas ici les propos qui couraient sur son compte. On a cité bien des noms de femmes du faubourg Saint-Germain, où il avait ses entrées et dont il fit les beaux jours et même les belles nuits, lorsque, de 1825 à 1840, n’ayant point encore atteint sa trentième année, il portait un bracelet d’or timbré d’une fleur de lis et avait la larme à l’œil en parlant de Monseigneur, c’est-à-dire du comte de Chambord. En 1844, il passa l’hiver à Florence et fut en relations de monde avec la femme d’Anatole Demidoff, qui n’était autre que la princesse Mathilde, fille de Jérôme Bonaparte, ancien roi de Westphalie. Là se noua une liaison si peu mystérieuse qu’elle devint publique et qui a eu de l’influence sur la carrière du comte de Nieuwerkerke.

En 1850, le Prince Président, pour plaire à sa cousine, le fit nommer directeur des musées nationaux. Logé au Louvre, attirant les artistes à des soirées hebdomadaires du vendredi, où l’on entendait de la musique sérieuse, entremêlée de chansonnettes, faisant le bon enfant avec les peintres, les sculpteurs, les écrivains dont il redoutait les sarcasmes et qu’il ne parvint jamais à conquérir, il resta toujours en suspicion au monde des arts, qui jamais ne l’accepta comme confrère et sut se dérober à sa direction.

Son attitude était peu correcte chez la princesse Mathilde, dont il semblait prendre à tâche de cultiver les défauts ; le laisser-aller de leur façon d’être était excessif, parfois gênant de familiarité, et l’on y voyait trop que le salon n’était que l’antichambre de l’alcôve. Du reste, ni l’un ni l’autre ne semblaient attacher grande importance à la fidélité ; l’on pouvait croire qu’ils vivaient comme deux époux doués d’indulgence mutuelle et sachant fermer les yeux à l’heure opportune. La princesse, qui était bonne, secourable et de quelque intelligence, s’est fait grand tort avec cette affection destinée à mal finir et à être encore plus mal remplacée. J’en ai entendu souvent gloser, et la présence encombrante de Nieuwerkerke a écarté bien du monde, et du meilleur, de l’hôtel de la rue de Courcelles. L’Empereur n’aimait point « le bel Émilien » ; il l’éloignait systématiquement, ne le faisait jamais inviter à Fontainebleau, ni à Compiègne, et ne l’admettait qu’aux Tuileries, d’où il ne pouvait exclure le directeur général des musées impériaux.

Cependant il en fit un surintendant des Beaux-Arts, reconstituant pour lui une charge illusoire, tombée en désuétude et dont il le pourvut, dit-on, afin de se débarrasser des sollicitations de la princesse Mathilde. Possédait-il les connaissances indispensables à ses fonctions ? J’en doute, car il se laissa mystifier, en achetant, comme œuvre authentique du XVIe siècle, un buste en terre cuite fabriqué en 1862 par un modeleur italien, nommé Bastianini ; était-il un directeur scrupuleux des musées dont il avait la garde, je ne le crois pas, car il avait fait accrocher aux murailles du Cercle impérial (rue Boissy-d’Anglas) une vingtaine de tableaux appartenant aux galeries du Louvre. Peccadilles sans conséquence ; il en eut de plus graves : car, en 1863, il porta atteinte à la constitution de l’École des Beaux-Arts et bouleversa maladroitement d’excellentes institutions que nous avait léguées l’ancienne Académie royale de peinture. En cette circonstance, il ne fut qu’un instrument entre des mains impatientes et ne s’en aperçut guère.

Derrière le rideau, faisant mouvoir le fil des pantins administratifs, se dissimulait un homme habile, sceptique, pour ne pas dire cynique, bien vu à la Cour qu’il amusait, familier de l’Impératrice qu’il avait connue toute petite, célèbre par son talent, sénateur influent à cause de ses hautes intimités et qui était Prosper Mérimée. Il était obligeant, ami dévoué et s’évertuait à faire donner une position officielle à Viollet-le-Duc, avec lequel il était lié depuis les jours de la jeunesse. Viollet-le-Duc n’était point le premier venu, tant s’en faut ; mais je crois que, malgré son talent, malgré sa fortune, il ne fut jamais satisfait, car il était secrètement dévoré par une ambition dont les résultats ne répondirent pas à l’opinion qu’il avait de lui-même. Il avait épousé une demoiselle Tempier dont le père tenait un magasin de jouets — À la Bonne Foi — sur le boulevard des Italiens ; ce magasin, je l’ai fréquenté au temps de mon enfance, et quelques-uns de mes amis ont été en relation avec le père Tempier, qui avait commisération des mineurs riches. On prétendait que le coffre-fort de la maison était bien garni ; Viollet-le-Duc y trouva une dot convenable. Le mariage alla vite à la diable. Viollet-le-Duc, poussé par Mérimée, par Vitet, bien accueilli chez les de Valon, chez la vieille comtesse de Boigne[95], complaisant du chancelier Pasquier[96], vit s’ouvrir devant lui des salons où il n’osait conduire sa femme, que l’on avait vue traîner dans la boutique paternelle. Elle fut contrainte de se cantonner dans le monde inférieur, tandis que son mari, causeur agréable et de jolie figure, prenait place dans la bonne compagnie. Il était empressé à plaire, composait des modèles de meubles, de tapisseries et surtouts de table, et n’en était que plus recherché.

Il semblait avoir porté toute son intelligence sur l’étude des trois périodes de l’architecture gothique, qu’il connaissait dans les moindres détails. Sous ce rapport, il était passé maître. Ses restaurations de Notre-Dame, de la Sainte-Chapelle, de la cathédrale de Laon sont irréprochables. Il dessinait avec une sûreté et une précision extraordinaires : on n’a qu’à feuilleter son Dictionnaire raisonné de l’Architecture française, du XIe au XIIe siècle, pour s’en convaincre. Malheureusement, une fois sorti du moyen âge, il devenait hésitant et semblait servi par une imagination stérile. Une maison qui lui appartenait et qu’il a fait construire, je ne sais plus où, dans les environs de la rue Drouot et du faubourg Montmartre, est simplement ridicule. Néanmoins, il se croyait mal apprécié et laissé en dehors de ce que méritait sa valeur. Il eût voulu être le grand recteur des Beaux-Arts en France ; ceci, je ne l’imagine pas, car il l’a dit devant moi.

Il se gaussait de l’Institut, dont il blâmait les traditions, il déplorait l’enseignement institué à l’École des Beaux-Arts et il eût volontiers fermé les portes de la Villa Médicis. Pénétré des théories romantiques qui florissaient lorsqu’il avait vingt ans, il rêvait une renaissance s’appuyant sur le moyen âge, comme la rénovation du XVIe siècle s’était inspirée de l’antiquité.

Je lui ai entendu dire que la colonnade du Louvre, le ministère de la Marine étaient de l’architecture de pâtisserie et que le joyau des monuments parisiens était la salle des gardes de saint Louis, à la Conciergerie.

Mérimée, qui était son confident et son ami intime, n’était pas loin de partager ses idées, mais, tant que celles-ci resteraient à l’état de conception platonique, l’art serait dans « le marasme ». Il était homme de ressources, savait qu’en telles matières l’Empereur était d’une ignorance fabuleuse, et, pour faire parvenir Viollet-le-Duc à la haute situation visée, il le poussa par les petits appartements, comme eût dit Saint-Simon. Viollet-le-Duc, présenté par lui, eut ses entrées dans le salon réservé de l’Impératrice ; il ne chômait pas d’esprit, de conduite, et ne demeurait pas en reste lorsqu’on le consultait sur des questions d’ameublement et de tentures. Pour le petit théâtre de Compiègne ou de Fontainebleau, il brossait les décors, surveillait les répétitions des pièces où les invités et les invitées cherchaient à distraire le souverain, en cabotinant devant lui ; il ne tarda pas à devenir indispensable et les faveurs ne lui furent pas ménagées. Dans une excursion aux ruines de Pierrefonds, faite sur les indications de Mérimée, qui se piquait d’archéologie, Viollet-le-Duc donna des explications si nettes et démontra d’une manière si attachante que ce serait une œuvre glorieuse de remettre en état primitif la vieille forteresse démantelée par Richelieu, que l’Empereur lui ouvrit un crédit de quatre ou cinq millions sur sa cassette. Grâce à cette intelligente largesse, Pierrefonds est un complet, un admirable spécimen de l’architecture seigneuriale et militaire du XIVe siècle. Si Louis d’Orléans y revenait, il le reconnaîtrait.

Ceci se passait en 1862. L’Empereur était conquis et l’Impératrice pleine d’enthousiasme. Aux gloires de Crimée et d’Italie, on voulait ajouter les splendeurs pacifiques des Beaux-Arts régénérés ; on parlait de Laurent de Médicis, de Léon X, de François Ier, et dans l’Olympe impérial on conviait Mars et Apollon, Bellone et les Muses à se donner le baiser fraternel. Pour obtenir un tel résultat, que fallait-il ? Peu de chose : mettre Viollet-le-Duc en situation d’expliquer et d’appliquer ses doctrines ; alors un nouveau soleil rayonnerait sur la France ; on n’en doutait pas. Je pense que Mérimée en riait dans sa barbe, car la naïveté n’était point sa qualité dominante ; mais il s’agissait d’être désagréable aux « perruques de l’Institut », dont il était, et d’être agréable à un de ses amis. Aussi il opinait du bonnet et laissait croire à l’Impératrice, qui se mêlait de tout avec la confiance des gens qui ne savent rien, qu’à sa voix les chefs-d’œuvre allaient éclore.

Le surintendant Nieuwerkerke reçut ordre d’avoir à procéder à la réorganisation de l’École des Beaux-Arts ; je n’ai pas à dire qu’on lui remit un programme tout fait, libellé par Viollet-le-Duc, et qu’il n’eut qu’à faire exécuter des volontés qu’il n’avait même pas été appelé à discuter. Cela fit grand bruit alors dans le Landerneau des artistes ; le père Ingres s’insurgea ; Hippolyte Flandrin larmoya, les rapins crièrent à la tyrannie et l’Institut tressaillit d’indignation. Les journaux en parlèrent, on publia quelques brochures, mais l’émotion ne dépassa pas les murailles de l’École des Beaux-Arts et du palais Mazarin. Un arrêté ministériel du 18 novembre 1863, qui nomma Viollet-le-Duc professeur titulaire de l’histoire de l’art et de l’esthétique, mit à l’envers toutes les cervelles des ateliers ; les élèves jurèrent que le professeur ne professerait pas.

La journée du 29 janvier 1864 est restée légendaire dans les annales de l’École des Beaux-Arts ; selon le langage de l’endroit, ce fut un « chahut babylonien ». Le comte de Nieuwerkerke, en qualité de surintendant des Beaux-Arts, était venu installer le nouveau professeur ; il était accompagné de Mérimée, qui jouait le personnage du fidus Achates, et de Théophile Gautier, chargé de rendre compte dans Le Moniteur officiel du succès de la première leçon. On redoutait des murmures, peut-être même quelque protestation ; mais on ne s’attendait pas au plus formidable des charivaris qui jamais eussent accueilli un maître de l’enseignement. À peine Viollet-le-Duc fut-il assis dans sa chaire et eut-il ouvert la bouche pour dire : « Messieurs » — ce fut le seul mot qu’il put prononcer — que le tumulte commença.

Dans la salle du grand amphithéâtre, décoré par Paul Delaroche, les élèves se pressaient en nombre anormal, les gradins, les couloirs et tous les abords étaient occupés ; nulle place libre : les combattants avaient été fidèles au rendez-vous donné. L’exclamation fut énorme, composée de toutes sortes de vociférations : chants de coq, barrissements d’éléphant, rugissements de lion, gloussements de poule, braiments d’âne, hennissements de cheval, miaulements de chat, rauquements de tigre, glapissements de renard, jappements de chien, tous ces cris se mêlèrent dans une tempête au milieu de laquelle se pressaient les injures. Nieuwerkerke était debout et gesticulait, Viollet-le-Duc tenait bon et continuait à vouloir parler ; peine inutile, on n’entendait qu’une immense clameur. Deux jours après, Mérimée racontait la scène en ma présence chez la comtesse de Nadaillac et disait : « Les poumons de cette jeunesse sont d’une vigueur remarquable ; je ne me suis jamais tant amusé. »

Viollet-le-Duc, lui, ne s’amusait pas, Nieuwerkerke non plus ; les hurlements ne suffisaient pas à ces gamins affolés par leur propre bruit ; on lança contre le professeur la provision de projectiles que l’on avait eu soin d’apporter : des pommes, des œufs, des boulettes de papier mâché et jusqu’à des gros sous. Au bout d’une demi-heure, Nieuwerkerke se retira, suivi de Viollet-le-Duc et de son escorte d’amis. Tout le monde battit des mains : la victoire était complète et les rapins triomphaient ; derrière le groupe qui entourait Nieuwerkerke, ils sortirent en rang, quatre par quatre, silencieux cette fois, comme s’ils eussent fait cortège à un haut personnage, et traversèrent ainsi les cours de l’École des Beaux-Arts. Au moment où Nieuwerkerke allait franchir la grille, il se retourna, et toute la bande, éclatant de rire, lui fit un salut dérisoire. La sottise dont son âme était pleine ne put se contenir ; il leva un doigt menaçant vers ces jeunes gens dont le nombre même assurait l’impunité et leur cria : « Je vous retrouverai, vous autres ! » À l’instant la manifestation changea d’objet ; elle abandonna Viollet-le-Duc, qui, disait-on, avait « son paquet » ; elle ne s’adressa plus qu’à Nieuwerkerke et devint, par allusion, personnelle au-delà de l’insulte.

Nieuwerkerke n’essaya pas de faire tête, mais il ne se déroba point. Toujours accompagné de Viollet-le-Duc, de Mérimée, de Théophile Gautier, de quelques fonctionnaires de l’École, il rentra à son logement du Louvre à pied, par la rue des Beaux-Arts, le quai Malaquais, la place de l’Institut et le pont des Arts. À dix pas derrière lui, marchaient les élèves, auxquels se joignaient les curieux. On eût dit que l’on s’était distribué les rôles et que l’on en avait fait une répétition préalable, tant l’esprit rapide et moqueur du Français — du Parisien — avait rapidement improvisé « une scie » qui était la plus sanglante des ironies. Un groupe chantait le premier vers de l’air fameux de Guillaume Tell :

Ô Ciel ! tu sais si Mathilde m’est chère !

Un second groupe répondait immédiatement par une parodie injurieuse :

À sa Mathilde, ô ciel qu’il coûte cher !


puis la chanson était interrompue, et, après un instant de silence, tous en chœur criaient : « Ohé ! Castor !… » et l’on reprenait la romance de Rossini. Nieuwerkerke se pencha vers Théophile Gautier, qui me l’a raconté, et lui dit : « Ohé ! Castor ! Qu’est-ce que cela veut dire ? » Gautier, qui n’était point en reste de malice, qui avait eu bien des charges d’atelier sur la conscience et qui excellait à comprendre à demi-mot, baissa le nez et répondit : « Je ne sais pas. » C’était en effet difficile à expliquer, si difficile que j’y renonce ici, en faisant appel à la sagacité des lecteurs. Tout ce que je puis leur dire, c’est que Nieuwerkerke avait récemment fait bâtir une maison vers le parc Monceau et qu’ils trouveront dans les traités d’histoire naturelle la façon dont le castor bat la terre molle dont sa hutte est construite.

La manifestation, toujours chantant et toujours criant, entra au Louvre, derrière Nieuwerkerke, dans la cour des Musées. La police avertie était accourue ; on se gourma, les élèves décampèrent, saluant une dernière fois le surintendant du nom de Castor et, comme il est de bon exemple que force reste à la loi, on arrêta Théophile Gautier, qui fut conduit au poste, où il commençait à mûrir un projet d’évasion, lorsqu’il fut délivré par Viollet-le-Duc, Mérimée et Nieuwerkerke lui-même. On dit au brigadier des sergents de ville : « Pourquoi avez-vous arrêté monsieur ? » Le brigadier répondit : « À la longueur de ses cheveux, je l’ai pris pour un insurgé. » Bien souvent, depuis, Gautier a raconté, de la façon la plus plaisante du monde, ce qu’il appelait « son temps de captivité ».

Lorsque le rapport de cette échauffourée fut fait à l’Empereur, il se mit à rire, leva les épaules et ne dit mot. La princesse Mathilde fut outrée et parla « de ce peuple qui avait traîné sa réputation dans la boue ». Elle reçut fort mal Eugène Giraud[97], un de ses familiers plein d’esprit, qui la voulait calmer et lui dit : « Émilien n’y perdra rien. » En effet Émilien, c’est-à-dire le comte de Nieuwerkerke, fut nommé sénateur peu de temps après, et la princesse dit sérieusement : « On lui devait bien cette compensation. » Le prince Napoléon, lorsqu’il connut l’aventure, prit son air le plus grave pour dire : « Le public a fait preuve de bon sens. » Soit, mais il fit aussi preuve de bon sens, le public qui siffla Emma Cruche, dite Cora Pearl, lorsqu’elle débuta dans un rôle d’amour au théâtre des Bouffes-Parisiens, où le mari de la princesse Clotilde l’avait amenée dans sa voiture.

Cette manifestation, qui s’adressait à un surintendant des Beaux-Arts, grand officier de la Légion d’honneur, amant avoué, sinon déclaré d’une princesse du sang, personnage de quelque importance, quoique secondaire, est la première qui se produisit dans la rue. Il fallait sévir, ce qui eût été excessif, ou en comprendre la signification. En somme, les élèves de l’École des Beaux-Arts ne voulaient point de Viollet-le-Duc ; ils le renvoyaient à son gothique, aux fêtes de Compiègne, aux restaurations des édifices diocésains, et ils demandaient un autre professeur ; ils l’eurent. Par arrêté du 26 octobre 1864, Taine prit possession de la chaire d’esthétique ; l’ovation qu’on lui fit prouva que l’opposition n’avait rien de systématique et qu’elle ne s’était adressée qu’à une individualité dont les titres étaient trop discutables. Je ne suis pas certain que Viollet-le-Duc n’ait gardé rancune de sa mésaventure à l’Empire. Peu d’hommes ont été plus comblés que lui par Napoléon III et par l’Impératrice ; après les heures néfastes, il fit plus que de l’oublier ; il se souvint sans doute que Nestor Roqueplan[98] a dit : « L’ingratitude est l’indépendance du cœur. » Il fut indépendant jusqu’à l’héroïsme.

Tumulte dans le théâtre à la représentation des pièces dont les auteurs étaient protégés par les membres de la famille impériale, tumulte dans la rue et jusque dans la cour du Louvre contre un des fonctionnaires relevant directement du ministère de la maison de l’Empereur, c’était peu de chose, disait-on, et il n’y fallait voir que ce besoin de bruit qui tourmente la jeunesse. « C’est une maladie de peau, disait Napoléon III, elle ne touche pas aux œuvres vives. » Il se trompait ; cette maladie était la manifestation d’un mal plus profond, que les esprits réfléchis avaient déjà pu reconnaître. Lors des élections législatives de 1857, Paris élut quatre députés franchement hostiles ; le mot « irréconciliables » n’avait pas encore été appliqué aux hommes politiques ou soi-disant tels. L’Empereur dit : « C’est la réponse au Bois de Boulogne. » En effet, d’un taillis mal percé, sans eau, parsemé de pelouses arides, il avait fait l’admirable promenade qui est la joie des Parisiens. Émile Ollivier, Alfred Darimon, Ernest Picard, Jules Favre étaient sortis de l’urne, comme des diables d’une boîte à surprise. Un cinquième député, Hénon, venu de Lyon, compléta le groupe des opposants quand même, de ceux que l’on nommait : « les cinq ».

Alfred Darimon était l’ami et se disait l’élève de Proudhon ; c’était là son bagage ; il n’en eut jamais d’autre. Jules Favre était un orateur d’un grand talent, qui excellait à perdre les causes qu’il défendait. Ernest Picard, pétillant d’esprit, commun, bon enfant, semblait une sorte de gamin élevé à la dignité de bourgeois ; il était ambitieux, mais incapable de mauvais procédés pour satisfaire son ambition. Émile Ollivier, lorsque Adolphe Guéroult[99] le félicita de son élection, lui répondit : « Mon cher, je viens de faire le premier pas sur la route de Cayenne. » Cayenne était alors lieu de déportation pour les galériens. En parlant ainsi, il était de bonne foi, comme sont les inconscients. Dans ce quatuor, qui devait plus tard se diviser en duos adverses, on chanta des morceaux d’ensemble pendant quelques années ; chacun tenait sa partie avec habileté. Jules Favre était le baryton et descendait parfois jusqu’aux notes du basso profundo ; Émile Ollivier représentait le ténor di primo cartello ; Ernest Picard excellait aux chansonnettes comiques ; Alfred Darimon, personnage muet, battait la mesure, presque toujours à contretemps.

Entendre parler Ollivier, c’était un régal pour les dilettantes de la tribune, et ce régal on ne le leur ménageait pas, car il n’était question sur laquelle « notre jeune Démosthène » n’eût son mot à dire. Il siégeait à gauche, tout en haut, au sommet de la montagne. Rarement une discussion se terminait sans qu’il eût pris la parole ; autant que l’ordre des orateurs inscrits le permettait, il parlait le dernier, laissant l’assemblée sous une impression qu’elle subissait, mais qui ne la pénétrait pas. Pour Ollivier, sa première législature fut une série de discours, d’improvisations, de répliques qui, sans modifier les votes de la Chambre, popularisaient en dehors le nom de l’orateur. Il semblait que l’on ne pût échapper au charme des harmonies qui coulaient de ses lèvres et que même le président du Corps législatif, le comte de Morny, sceptique et blasé, n’y restait pas insensible, car il était plein de grâce envers lui et rendait plus exquise encore sa courtoisie naturelle. Un abîme les séparait, mais il paraissait qu’à travers le précipice on ne dédaignait pas de se faire les yeux doux.

Aux élections de 1863, Émile Ollivier se présenta de nouveau à la troisième circonscription de Paris, où il fut élu à une énorme majorité. Le gouvernement, cependant, bête comme presque tous les gouvernements, avait cru faire un coup de maître en lui opposant un gros bonnet du quartier nommé Varin, petit homme gros, court, trapu, gonflé de lui-même, disant : « J’ai payé ma dette à la société puisque j’ai fait fortune », marchand de toiles, convenablement enrichi par les fournitures de la literie militaire, incapable d’être autre chose qu’un législateur votant sur injonction. Contre un tel concurrent et en présence de ce que l’on nommait le réveil de l’opinion publique, la victoire d’Émile Ollivier, de l’enfant chéri de l’opposition, était certaine ; elle fut écrasante. Le marchand de toiles retourna à son comptoir et Émile Ollivier, rayonnant de toutes les espérances, monta au Capitole.

Dès le début de la session, il y eut quelque chose de changé dans son attitude ; il siégeait toujours à la montagne ; mais on eût dit qu’il en eût voulu descendre. Il fut rapporteur de la loi sur les coalitions ; sa parole s’était modifiée ; elle n’avait plus rien d’acerbe. Je ne sais quelle modération adoucissait sa phrase, autrefois agressive ; ses adversaires l’accueillaient avec des murmures approbateurs et ses amis commençaient à le regarder de travers. Il n’avait pas encore pris le chemin des Tuileries, mais certainement il n’était plus sur celui de Cayenne. Dès lors, on peut dire qu’il se tut. À ce flot d’éloquence que rien ne semblait pouvoir tarir avait succédé le silence ; en vain, dans certaines occasions, fut-il adjuré de se mêler aux discussions ; il refusait, secouait la tête et ne soufflait mot. L’esquinancie de Démosthène l’avait-elle rendu muet ? Les naïfs se perdaient en conjectures, les gens avisés souriaient et disaient : « Il y a quelque chose. » Que s’était-il donc passé ?

Sait-on encore qu’Alexandre Dumas et Dinaux, dont le vrai nom était Goubaux, ont fait un drame intitulé Richard d’Arlington, qui fut représenté et plusieurs fois repris avec succès à la Porte-Saint-Martin ? C’est l’histoire d’un jeune ambitieux qui réussit à se faire élire membre du Parlement d’Angleterre. Il est intelligent, éloquent et l’orateur préféré de l’opposition. Au cours d’une discussion importante, on n’attend que son discours pour culbuter le ministère. Pendant une suspension de séance, il a un entretien mystérieux avec un inconnu, qui n’est autre que le prince de Galles et qui fait miroiter à ses yeux toutes les promesses, tous les hochets dont l’ambition est avide. Il écoute, comprend à demi-mot, renonce à la parole et, par ce seul fait, consolide le ministère menacé, tout en se dirigeant vers la porte ouverte sur la grande avenue du pouvoir. Cette histoire est à peu près celle d’Émile Ollivier. Ce ne fut pas — et pour cause — l’héritier de la couronne qui entra en relation avec lui, ce fut celui que l’on nommait en plaisantant « Monsieur Frère », c’est-à-dire le comte de Morny.

Morny était habile, roué, ne croyant guère à l’inflexibilité des opinions, très ambitieux sous des dehors nonchalants et de visée lointaine. Vivant dans tous les mondes, au Jockey Club, au Club de l’Union dont il était membre, bien en cour, maître, ou peu s’en faut, dans tous les ministères, mêlé aux agioteurs et leur donnant l’exemple, très accessible aux faiseurs de projets dont il soutenait les entreprises, moyennant bon pot-de-vin, fréquentant les filles entretenues qu’il aimait, entouré de quelques gens de lettres complaisants dont le babil l’amusait, il avait l’oreille fine et savait entendre. Or les murmures, les susurrements venaient jusqu’à lui ; il reconnut que l’on était las d’une autorité à outrance, qu’on aspirait à une détente et que l’opinion publique se portait de plus en plus vers une extension de liberté.

Il sentit, avec perspicacité, que tôt ou tard des concessions seraient imposées au pouvoir ; il préféra les accorder — les offrir — de bonne grâce plutôt que de se les laisser arracher par la force et, dès après la campagne d’Italie, 1859, il pensa que l’heure était venue de laisser plus de latitude aux paroles de la tribune et aux discussions de la presse périodique. Volontiers, il eût été le chef de cette révolution gouvernementale qui, tout en modifiant les conditions du pouvoir, n’eût rien enlevé à l’autorité. Faire servir à la défense d’un régime nouveau les hommes — Billault, Rouher — qui avaient été les plus fermes soutiens d’une souveraineté sans contrôle lui paraissait impossible et compromettant. Il savait, mieux que tout autre, que l’Empire, créé en haine de la parole, n’avait pu et ne pouvait subsister que par la parole. L’état de choses issu du coup d’État de Décembre eut des avocats d’office jusqu’au ministère du 2 janvier 1870.

Morny, qui avait le courage, l’esprit d’intrigue, l’habileté, la grâce, qui fut l’homme le plus impudent, le plus hardi que j’aie jamais connu, restait muet devant une assemblée et ne pouvait parler ; cet admirable causeur de salon et d’intimité ne pouvait dire deux mots de suite au Corps législatif ; ses petites harangues étaient écrites et il ne s’en fiait pas à sa mémoire, car il les lisait ; il lui fallait donc un homme qui fût son porte-voix, qui commentât et fît accepter ses actes ; il jeta son dévolu sur Ollivier. Morny avait vu trop de compromis de conscience, il était trop expérimenté pour n’avoir pas aperçu derrière la raideur des opinions et la magnificence du langage quelque chose d’indécis et d’ondoyant, qui semblait l’indice d’une âme molle et un caractère toujours prêt à se guinder, pour dissimuler sa faiblesse.

Très combattu dans ses idées « libérales » par le parti autoritaire qui dominait près de l’Empereur et que soutenait l’Impératrice, Morny ne renonça point à ses projets, mais il en ajourna la réalisation. Il voyait Émile Ollivier secrètement et il ne lui fut pas difficile, avec ses façons de grand seigneur sceptique, d’avoir promptement raison des hésitations de l’avocat député. Je dois dire cependant, à la décharge d’Ollivier, que, tout en modifiant son attitude à la Chambre, tout en acceptant le rôle que l’on promettait à son ambition, il demandait comme conditions sine qua non la liberté absolue de la tribune et un ministère pris en partie dans le Corps législatif.

Morny approuvait, mais ne s’engageait pas ; il savait que, malgré cette défense de certains principes, malgré ces restrictions, Ollivier serait contraint de rendre les services que l’on attendait de lui, le jour où il entrerait dans la combinaison projetée. Cette combinaison, que l’on avait eu tant de peine à faire accepter à l’Empereur, était sur le point d’aboutir, lorsque la mort, avec laquelle on ne compte jamais assez, mit fin au projet, en emportant brusquement l’auteur. Le duc de Morny mourut en 1865. Il est probable que, sans ce départ prématuré, — il n’avait que cinquante-quatre ans, — la réforme libérale inaugurée en 1870 aurait été essayée, d’une façon moins complète, dès 1866, avec Ollivier comme collaborateur. Qu’en serait-il advenu ? Je ne suis pas assez grand clerc pour le deviner.

Morny a été une des figures les plus intéressantes, presque un personnage principal du Second Empire, qu’il a aidé, plus que nul autre, à sortir du palais de la Présidence. Je l’ai connu, et ce n’est pas un hors-d’œuvre d’en parler à propos du ministère du 2 janvier, car il l’avait non seulement prévu, mais préparé de longue main, et, s’il l’eût dirigé, bien des fautes, que le résultat a rendues criminelles, eussent été évitées. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, dans le salon de Mme Gabriel Delessert, il était encore jeune, entre sa trentième et sa quarantième année ; il était charmant. Sa distinction était rare, son aisance admirable, sa grâce parfaite. Bien pris dans sa taille, qui n’était pas trop élevée, blond, prématurément chauve, avec de jolis yeux bleus et un sourire avenant, il traversa légèrement la vie, en enfant gâté de la fortune, « heureux comme un bâtard », me disait la grande-duchesse Marie de Russie en le regardant passer.

Il était le fils de la reine Hortense et du comte de Flahaut[100], qui avait été — cela se voyait encore lorsque j’entrai en relation avec lui — un homme d’une élégance et d’une beauté peu communes. Le comte de Flahaut, général de division à vingt-quatre ans, fut la coqueluche des grandes dames du Premier Empire ; on se le disputait dans les alcôves de la famille impériale, où il ne rencontra que des facilités, sinon des avances. Plus d’une fois Napoléon se fâcha, toujours en vain. Il était relativement pauvre, mais on lui avait donné un hôtel aux Champs-Élysées ; il possédait les plus beaux équipages de l’armée et trouvait cela tout simple. La reine Hortense ne lui fut pas plus rebelle que les autres, d’où, le 21 octobre 1811, provint un Charles-Auguste-Louis-Joseph, qui fut comte et ensuite duc de Morny.

Il est né à Paris, rue des Filles-du-Calvaire, dans une maison entourée d’un jardin clos de murs et que l’on avait louée pour la circonstance. Des joueurs d’orgue postés dans les environs n’auraient point permis d’entendre des cris et des gémissements, précaution excessive qui fut inutile. Quoi que l’on en ait dit, l’enfant eut un état civil régulier et le nom qu’il porta ne fut point un nom de fantaisie[101]. On avait découvert à Villetaneuse un vieil officier pauvre, fatigué de l’être, qui s’appelait Demorny et qui, moyennant une rente de six mille francs qu’il toucha jusqu’à sa mort, n’hésita pas à reconnaître l’enfant qu’il ne connaissait pas. Auguste fut élevé par la mère du comte de Flahaut, qui, en secondes noces, avait épousé le baron de Souza. Il vécut, dès son adolescence, dans la familiarité de Talleyrand, de Montrond[102], de Pozzo di Borgo, de Metternich, d’Alexandre de Girardin[103] ; ce n’est point en telle compagnie qu’il se forgea des principes bien rigides, mais il y apprit la science du monde à laquelle il excella. Il fut un des plus brillants officiers de l’armée française. Il donna sa démission en 1838, afin de ne point s’éloigner de la comtesse Le Hon[104], qui était alors dans tout l’éclat de sa beauté blonde et un peu vulgaire.

Il avait dans sa chambre à coucher un portrait de la reine Hortense et tirait vanité de son origine ; avant qu’il ne fût nommé duc et ne reçût pour armes les armes des anciens dauphins d’Auvergne, il portait l’écusson des Morny, au franc quartier d’or chargé d’une fleur d’hortensia de gueules, avec la devise : tace et memento. Lorsqu’il fut choisi pour présider le Corps législatif, le Punch publia une de ces fortes charges que les Anglais savent si bien faire. On voyait Morny assis au fauteuil de la présidence et tombé en rêverie ; il se disait : « Ma mère, c’est la reine Hortense ; mon père, c’est le comte de Flahaut ; l’empereur Napoléon III est mon frère, la princesse Louise Poniatowska est ma fille ; tout cela est naturel. » Après sa mort, lorsque le comte Walewski, fils de Napoléon Ier et de la comtesse Walewska, fut appelé à lui succéder, on cita le vers :

Chassez le naturel, il revient au galop.

D’une obligeance rare, suffisant, accoutumé aux succès, cherchant plus d’une mouture dans le même sac, brassant toute sorte d’affaires, expert aux bonnes mains, ne négligeant ni les gros, ni les petits bénéfices, il fit, défit, refit sa fortune plusieurs fois et mena, à notre époque, l’existence d’un grand seigneur du temps de Louis XV avec les soupers débraillés, la petite maison, la politique d’intrigues et la vie sans mesure. Il avait profité des leçons de Montrond, et l’élève se montra digne du maître. J’ai ouï conter à Alfred Mosselmann, qui était le frère de la comtesse Le Hon, une anecdote qui peint l’homme. Morny avait le goût des pierres ; il aimait surtout les rubis et les saphirs cabochons. Il achetait plus volontiers qu’il ne payait et ne s’inquiétait guère de laisser ses dettes en souffrance. Dans l’été de 1856, au moment où il venait d’être nommé ambassadeur extraordinaire en Russie pour représenter la France au couronnement de l’empereur Alexandre II, un bijoutier qui, je crois bien ne pas me tromper, se nommait Lemonnier, le pria de régler son compte dont le total s’élevait à une soixantaine de mille francs.

Morny l’ajourna à l’époque de son retour à Paris ; le bijoutier insista : il avait tablé sur cet argent, il avait des billets à payer, enfin il chanta l’antienne ordinaire aux fournisseurs armés de leurs factures. Morny lui dit : « Est-ce que les bijoux français sont frappés de droits de douane à leur entrée en Russie ? — Certainement, et même de droits considérables. — Ah ! les bagages du corps diplomatique sont exemptés de toute visite ; je vous attache à l’ambassade ; emportez vos plus belles parures ; vous les passerez en franchise et vous les vendrez là-bas avec cent pour cent de bénéfice. » Le bijoutier se confondait en remerciements et allait prendre congé. Morny l’arrêta : « Acquittez donc votre facture avant de partir. » L’honnête marchand de pierres s’exécuta ; le pot-de-vin était sérieux, mais le gain réalisé à Pétersbourg et à Moscou fut plus sérieux encore. Trois fois le bijoutier fut envoyé en mission « diplomatique » à Paris, pour en rapporter de nouveaux bijoux, et une fois à Londres, pour y acheter les joyaux de la reine d’Oude[105]. Alfred Mosselmann m’a affirmé que Morny avait été de moitié dans l’opération ; j’ai peine à le croire.

Il fut mêlé de près à l’expédition du Mexique, dont le résultat fut déplorable. Hortense Cornu considérait Morny comme un des principaux instigateurs de l’entreprise. Le conflit éclata, on se le rappelle, sur la réclamation d’une créance Jecker que le gouvernement mexicain, présidé par Juarez, refusait de reconnaître. La somme était de poids et, si je ne me trompe, dépassait soixante millions. Ce Jecker, qui devait, au mois de mai 1871, être assassiné par les gorilles de la Commune, avait émis des bons pour la valeur des dettes dont il réclamait le paiement. L’affaire semblait louche à l’Empereur, qui hésitait à se jeter dans cette aventure. Morny sans doute y avait intérêt, et ce fut lui qui se chargea de la mettre en œuvre.

L’impératrice Eugénie, fort écervelée, prodigue, dépensant un argent fou pour ses toilettes, en retard avec ses fournisseurs, était, malgré les libéralités de l’Empereur, toujours sans argent, ce que Morny se gardait d’ignorer. Il porta à l’Impératrice six millions en bons Jecker, que le Crédit Mobilier, gouverné par Émile et Isaac Pereire, escompta pour quatre millions cinq cent mille francs qui furent passés à « Profits et Pertes ». Les dettes de l’Impératrice furent payées et Morny eut, près de l’oreille de l’Empereur, une alliée qui poussa si bien à l’expédition que celle-ci fut décidée et se termina comme l’on sait.

Lorsque Morny, devenu subitement amoureux à Pétersbourg de Sophie Troubetskoï, qui avait seize ans, l’épousa au mois de janvier 1857, il écrivit à la comtesse Le Hon : « La France désapprouve notre liaison. » On en rit, la lettre fut montrée, car Mme Le Hon ne la cachait guère.

La pauvre femme était désespérée et se lamentait. Elle se vêtit de deuil et reçut comme veuve. On allait lui faire des visites de condoléance ; ce fut une comédie ; tout Paris y courut, l’Empereur le premier. Il y avait des intérêts en commun qu’il était urgent de régler ; mission délicate dont fut chargé le ministre des Finances, car il fallait éviter le scandale d’une réclamation que la vieille Ariane semblait décidée à confier aux tribunaux. On eut à examiner bien des paperasses, bien des comptes d’agent de change, bien des comptes de banquier. On fit une cote mal taillée. Morny restait débiteur d’une somme de trois millions ; l’Empereur la paya et Mme Le Hon sécha ses larmes.

J’étais en visite chez M. X…, au printemps de 1857, lorsque le comte de Morny y présenta sa femme. Quelle merveille ! La fée des Neiges ! Si blanche, si blonde, avec des yeux noirs étonnés et curieux ; elle était frêle, mignonne, comme l’on dit au pays d’Anjou, couverte de dentelles, avec des mains fluettes et le pied de Cendrillon. Morny semblait radieux ; on eût dit Jason montrant la toison d’or. Il avait une trentaine d’années de plus que sa femme, et dans sa joie on reconnaissait quelque peu de fatuité. Leur lune de miel dut être douce, mais elle s’éclipsa rapidement. Pour ce viveur, le mariage n’avait été qu’une bonne fortune. Les vieilles habitudes reprirent le dessus ; la petite maison ne fut pas fermée et toute fantaisie y trouva place.

Morny avait un ami intime qui n’était point pour le maintenir dans la bonne route ; c’était le marquis Fernand de Montguyon, dont le frère, général de mérite, avait — dit-on — épousé morganatiquement la duchesse d’Orléans. Ce marquis de Montguyon était le type même du « vieux beau », quoiqu’il eût toujours été assez laid ; teint fardé, maquillé comme une actrice, il avait une impudence d’allures et une impertinence de maintien dont on souriait ; il ne savait jamais le nom de personne ; pour désigner le duc de Malakoff[106] ou le prince de La Trémoille, il disait : « chose » ou « machin ». Quant aux petites gens, il les appelait : « Psitt ». Sa vie se partageait entre le club et les coulisses de l’Opéra, où il était de bon ton de ne rien lui refuser. Il lançait volontiers les femmes et pilotait les étrangers. Dans le monde des viveurs et des élégants, il avait une importance avec laquelle on avait pris l’habitude de compter.

Comme il est de bon ton d’avoir des croyances religieuses, il en avait. Il en donna des preuves qui furent louées par les chroniqueurs du temps. Une danseuse de l’Opéra, décharnée, fort laide, très agile, nommée Emma Livry, alluma sa jupe en passant près d’un bec de gaz, pendant une répétition, et fut brûlée. Elle était la fille d’une Emarot, qui avait été mime pour les ballets de caractère, et d’un certain baron de Chassiron. On disait plaisamment : « Comment un chat si rond a-t-il pu faire un chat si maigre ? » La pauvre fille souffrit cruellement. Fernand de Montguyon s’installa près d’elle et, jusqu’à la dernière heure, lui lut les Évangiles, l’Imitation de Jésus-Christ, l’Introduction à la vie dévote. Lorsqu’elle mourut, sa mère, Emarot, se montra inconsolable ; pour l’aider à calmer son chagrin, l’empereur Napoléon III, dont la main était toujours ouverte, sollicité par Morny, par le général Fleury et quelques autres familiers, lui accorda une pension de douze mille francs. La veuve d’un maréchal de France aurait-elle obtenu pareille aubaine ?

Comment Auguste de Morny, qui était un esprit fin et délicat, s’était-il lié d’une véritable amitié avec ce Montguyon ? Je ne le sais ; à l’armée, sans doute, où j’imagine qu’ils avaient été dans le même régiment. Compagnons de plaisirs, compagnons de jeu, compagnons d’armes, compagnons de vices, cela rapproche et soude parfois les natures les plus intellectuellement opposées. Montguyon, qui avait assisté Emma Livry pendant ses derniers jours, assista le duc de Morny à l’instant suprême, mais d’une autre façon. Morny se croyait simplement malade et ne se figurait point qu’il fût en danger. À la suite d’une consultation de médecins, il vit Montguyon revenir près de lui avec le visage altéré ; il lui dit : « Est-ce que l’on a de l’inquiétude ? » La réponse fut brutale et je la reproduis telle quelle : « Tu es foutu ; il faut mettre ordre à tes affaires. » Morny savait qu’un homme de race ne doit point pâlir devant la mort et ne pâlit pas.

Il fit appeler ses secrétaires, les hommes d’État avec lesquels il désirait s’entretenir une dernière fois et chargea Montguyon de brûler toutes les lettres — les lettres de femmes — contenues dans un meuble qu’il désigna. À la première brassée, le feu prit dans la cheminée ; alors Montguyon emporta les lettres par paquets et les jeta dans le water-closet ; il les enfonçait à l’aide d’un manche à balai, pendant que deux domestiques de confiance versaient de l’eau, à pleins bras, pour faciliter l’écoulement. Tout fut englouti — lettres d’actrices, lettres de duchesses, lettres de marquises, lettres de grisettes, lettres d’ambassadrices, lettres de princesses du sang — et disparut dans le gouffre que vidèrent les tonneaux de la voirie. Ce fut une scène horrible qu’Alphonse Daudet, ancien secrétaire de Morny, a racontée dans Le Nabab avec une exactitude scrupuleuse. Dans le même roman, le duc de Morny, qui est le duc de Mora, est assez fidèlement représenté. Quant au portrait de Fernand de Montguyon, peint sous le nom de Montpavon, il est éclatant de ressemblance.

Malgré ses défauts, malgré ses vices, malgré son immoralité intellectuelle, à cause d’elle peut-être, Morny était un homme politique de premier titre. Sa crânerie naturelle, son caractère, qui avait de la fermeté, lui faisaient concevoir de beaux projets et lui permettaient d’autant mieux de les exécuter qu’il n’était point homme à hésiter devant des scrupules de conscience ou à être arrêté par des principes. L’association de Morny et d’Émile Ollivier aurait sans doute été féconde ; celui-ci n’eût été qu’un sous-ordre et, malgré son incommensurable vanité, il eût subi, qu’il l’eût voulu ou non, l’influence d’une volonté plus sérieuse et moins stérile que la sienne. Si Morny eût vécu, aurait-il consolidé l’Empire, qui avait ramassé tant de causes de mort dans son propre berceau ? Je l’ignore, mais je crois qu’il en eût prolongé l’existence, car jamais il n’eût permis la folie de 1870. Lorsque la poussée libérale des élections de 1869 eut démontré à l’Empereur qu’il fallait changer de système, Morny dormait, depuis quatre ans, son dernier sommeil ; à côté d’Ollivier, il n’y avait plus de guide pour lui montrer la route ; c’est lui, lui seul, qui devait conduire la France sur les nouveaux chemins ; aveuglé par son infatuation, il ne voyait pas où il mettait les pieds ; il se jeta au précipice et nous avec lui.


CHAPITRE II

ÉMILE OLLIVIER



CITATION DE MACAULAY. — L’ATTILA DE L’ÉLOQUENCE. — « DES MOTS, DES MOTS. » — AVÈNEMENT D’OLLIVIER. — ÉLECTION À L’ACADÉMIE FRANÇAISE. — DISCOURS RENTRÉS. — COMPÉTITION. — LES MINISTRES. — NAPOLÉON DARU. — LE DUC DE GRAMONT. — CHEVANDIER DE VALDRÔME. — MAURICE RICHARD. — INSOUCIANCE ET MAUVAIS VOULOIR. — TOUT LE MONDE SOLLICITE. — LES COMMISSIONS. — DÉCENTRALISATION. — DE FREYCINET. — FLOURENS. — LE PLÉBISCITE PROPOSÉ EN 1869 PAR ROUHER, REPRIS PAR OLLIVIER EN 1870. — NÉGOCIATIONS AVEC DES PUBLICISTES. — PROCLAMATION DE L’EMPEREUR. — LE PLÉBISCITE. — ILLUSIONS. — LES RELATIONS AVEC LA PRUSSE. — L’EMPEREUR DOUTE DE SON AVENIR. — INFÉRIORITÉ NUMÉRIQUE DE L’ARMÉE FRANÇAISE. — LA LOI DU MARÉCHAL NIEL. — LA DISCUSSION DE LA LOI. — THIERS INTERVIENT. — HOMME DU PASSÉ. — IL EN EST RESTÉ AUX GUERRES DU PREMIER EMPIRE. — LE MARÉCHAL LEBŒUF. — « UNE FÂCHEUSE ÉCONOMIE. »



BIEN avant qu’il fût question d’Émile Ollivier, Macaulay, sans le prévoir, en avait dessiné le portrait dans l’étude qu’il a consacrée à William Pitt. Ce portrait, le voici : « Le gouvernement parlementaire s’exerce au moyen de la parole. Dans un gouvernement de cette nature, l’éloquence est la qualité la plus estimée de toutes celles que peut posséder un homme politique, et cette faculté peut exister au degré le plus éminent, sans être accompagnée de jugement, de courage, sans être doublée de l’art de deviner le caractère des hommes ou les signes des temps, et sans avoir pour appui la moindre connaissance des principes de la législation ou de l’économie politique, ni la moindre valeur diplomatique, ni la moindre notion d’administration militaire. Il peut bien arriver aussi que ces mêmes qualités intellectuelles qui donnent un charme particulier aux discours d’un homme public soient incompatibles avec celles qui le rendraient capable de montrer de la présence d’esprit et de la fermeté dans une circonstance pressante. » Le portrait est tellement ressemblant que l’on croirait qu’il a été fait d’après nature et qu’Ollivier a posé devant le peintre.

Émile Ollivier a été l’Attila de l’éloquence ; sa parole est le fléau dont la France a été battue. Après les désastres que son passage aux affaires a accumulés sur notre pays, qui a failli en périr, il n’est pas possible de le juger sans amertume. Lorsque je me rappelle la France d’avant lui, prospère, respectée, sinon redoutée, souvent consultée, souvent écoutée, toute rayonnante encore des gloires de Crimée et d’Italie, se préparant d’un cœur serein aux libertés qu’elle eût rendues fécondes, et que je regarde la France qu’il nous a faite, mutilée, haletante, appauvrie, toujours près de se dévorer elle-même, il me faut faire effort pour ne le point maudire.

Ce n’était pas un méchant homme, non certes ; il était de bon vouloir, mais sa volonté s’appuyait sur les nuages d’une rhétorique admirable, qui n’était que de la rhétorique. Le malheureux, inconscient de son ignorance et de ses débilités, confondait la parole avec l’action et consciencieusement il s’imaginait avoir agi, parce qu’il avait parlé. On subissait le charme qu’il subissait lui-même comme un chanteur qui s’émeut de sa propre voix. En l’écoutant, on oubliait sa face de prêtre défroqué, ses yeux de travers, ses ongles noirs, sa tenue râpée, sa chevelure peu cultivée ; on ne voyait plus que ses gestes oratoires, dont l’ampleur était admirable et qui semblaient battre la mesure à sa merveilleuse éloquence. La grandeur des images, la sonorité de la voix, l’incomparable harmonie des phrases remuaient les plus insensibles ; il n’est pas jusqu’à son accent légèrement méridional qui n’ajoutât une grâce de plus à sa diction. Comme à Martignac, on pouvait lui crier : « Tais-toi, sirène ! »

Il possédait l’étrange faculté de parler à l’improviste, de tout et sur tout, sans même se douter du sujet qu’il traitait. On eût dit que subitement se développait en lui une puissance dont il n’était pas responsable et à laquelle il cédait, comme s’il obéissait à des impulsions irrésistibles. Bien souvent je l’ai vu entrer à l’Académie française, lorsque la séance était déjà ouverte et qu’une discussion inopinée était engagée. Il disait à son voisin, qui ordinairement était Mézières : « De quoi parle-t-on ? » La réponse à peine entendue, il demandait la parole et nous enivrait.

L’endroit cependant ne lui était point propice ; on ne l’y aimait pas, on l’y tenait à distance ; on lui gardait rancune de tant de malheurs qu’il continuait, extérieurement du moins, à porter « d’un cœur léger », mais on ne pouvait s’empêcher de l’admirer et nul ne résistait au plaisir de l’écouter. C’était tout ; son influence était négative et il suffisait qu’il fît une motion pour qu’elle fût repoussée. Il n’y avait là aucune hostilité systématique, mais ses auditeurs étaient des hommes âgés, habitués à réfléchir, sachant désarticuler un raisonnement pour en voir le fond, et qui promptement, sous la beauté des périodes, découvraient la vanité de la pensée. Il n’était que de l’école de l’art pour l’art, mais son art était exquis et souvent faisait illusion.

Je me rappelle que, peu de mois avant les élections législatives du 20 février 1876, il était à Paris ; il vint me voir ; je me contentai de lui donner la réplique, afin de le provoquer, et j’écoutai : il me racontait qu’il allait se présenter aux suffrages des électeurs de Brignoles et de Draguignan ; il ne doutait pas du succès et croyait fermement qu’il allait devenir, comme avant la guerre, le chef de la majorité. Je ne disais rien et j’admirais cette confiance en soi-même que nul événement n’avait ébranlée. Au moment où il allait prendre congé, après une visite en monologue qui avait duré près de deux heures, je lui dis : « Je vous souhaite de réussir, mais armez-vous de résignation, car il n’est pas d’insultes dont vous ne serez flagellé, dès que vous rentrerez dans une assemblée délibérante. » Il se tourna vivement vers moi, le bras droit levé, l’index tendu avec un geste de commandement et il s’écria : « Alors je leur dirai… » et pendant plus de quarante minutes je restai immobile, ému, secoué par sa parole, luttant contre une tentation plus forte que moi et pénétré par le flot d’éloquence qui m’enveloppait. Ce n’était point sa justification qu’il chantait à mes oreilles ravies ; c’était son panégyrique, c’était sa glorification.

Lorsqu’il fut parti, je restai profondément troublé de ce que je venais d’entendre. Seul, marchant dans mon cabinet, je reprenais une à une toutes les phases, toutes les phrases de l’argumentation ; à mesure que je les analysais, elles s’évanouissaient, et je restai avec le souvenir d’une belle symphonie, admirablement exécutée, mais creuse et brodée sur un motif si léger que l’on ne pouvait le saisir. Malgré moi, comme Hamlet, je m’écriai : « Des mots, des mots ! » Que son éloquence ait fait illusion sur ses capacités politiques, on peut l’admettre ; mais que, de bonne foi, on en ait fait un homme d’État, c’est incompréhensible ; qu’on lui ait livré les destinées de la France, c’est criminel. Pourquoi ne s’est-on pas souvenu de la parole de Montaigne : « Mot et langage, marchandises si vulgaires et si viles que celui qui plus en a n’en vaut à l’aventure que moins » ?

J’en parle à distance historique après l’ineffaçable condamnation que les événements qu’il a provoqués ont portée contre lui, mais lorsque, le 2 janvier 1870, il fut nommé président du Conseil des ministres et qu’il releva le système parlementaire contre lequel le coup d’État de Décembre avait été fait, on crut mettre le pied sur la terre promise ; ceux qui n’aimaient que la liberté, sans se soucier de la forme spéciale du pouvoir — et j’en étais — battirent des mains ; ceux qui, sentant l’Empire autoritaire s’écrouler, espéraient le voir ressusciter sous une apparence libérale, applaudirent. À ce moment précis, tous les hommes qui n’étaient point résolument révolutionnaires — et c’était la masse énorme de la nation — débordaient d’espérance ; chère illusion qui nous conduisit à Francfort, en face d’un traité lamentable.

La première réception du garde des Sceaux, Émile Ollivier, est à rappeler. La foule s’y pressa et le nouveau ministre rayonnait, car il n’attribuait qu’à son seul mérite l’hommage dont il était l’objet. Non seulement dans les salons de la Chancellerie on voyait tous les hauts fonctionnaires, les sénateurs, les députés ; mais les membres du corps diplomatique avaient tenu à honneur de s’y montrer et les anciens parlementaires, ces irréconciliables de la veille, venaient s’offrir aux bonnes grâces du nouveau maître ; en tête et comme les guidant, on reconnaissait M. Guizot. On célébrait Ollivier ; les âmes naïves le bénissaient ; on disait : « Il nous a épargné une révolution. » Quiconque, devançant l’avenir, eût dit que la France lui devrait la guerre, l’effondrement de l’Empire, la défaite et la Commune, eût été lapidé. L’opinion publique l’avait adopté, comme, peu de mois après, elle devait imposer le maréchal Bazaine à l’Empereur et porter le général Trochu jusque dans les nuages d’où il n’a jamais pu descendre.

Un fait, insignifiant en lui-même, éveilla la défiance de certains esprits sagaces, qui se demandèrent si le caractère d’Émile Ollivier était assez élevé pour se refuser aux compromissions et si sa politique serait soustraite à tout marchandage. Lamartine était mort, laissant un fauteuil libre à l’Académie française ; on décida d’y faire asseoir Ollivier, qui fut élu le 7 avril 1870. Rien de mieux ; l’Académie étant une sélection, il était naturel d’y attirer le restaurateur des libertés publiques ; on trouvait ses titres littéraires un peu minces, pour ne pas dire nuls, mais qu’importe ? Ses discours valaient bien les œuvres dramatiques de Legouvé et les livres d’histoire du duc de Noailles.

Par un singulier retour des choses d’ici-bas, ce fut Guizot, promoteur, et l’on peut dire auteur, de l’élection d’Ollivier à l’Académie, qui l’empêcha de prononcer son discours et d’être reçu, selon l’usage, en séance solennelle (mars 1874). Ollivier fut très mortifié. Cinq ans plus tard, il eut à recevoir Henri Martin, successeur de M. Thiers ; son discours, lu à la commission, parut devoir être modifié en certains passages ; Ollivier s’y refusa ; l’Académie consultée maintint la décision de la commission ; Ollivier ne se rendit point aux observations qui lui furent adressées et Xavier Marmier fut désigné pour répondre à la harangue d’Henri Martin (juin 1879). Ollivier se retira, secoua la poussière de ses pieds contre l’Académie et jura qu’il n’y rentrerait jamais. Quand il est à Paris, il ne manque pas une séance. Est-ce donc qu’il s’y plaît ? Non, il y parle.

Le chemin de Cayenne avait bifurqué et avait conduit le député intransigeant de 1857 au poste où s’assoit le directeur de la politique d’une grande nation. Ses anciens amis, un peu jaloux de son triomphe, criaient au scandale et le traitaient de renégat ; ses amis avaient tort ; il avait laissé deviner qu’il irait au pouvoir, cela n’est pas douteux ; mais, en réalité, il reçut toutes les avances, et encore ne les avait-il écoutées qu’après avoir imposé ses conditions. Il rendait au Corps législatif les prérogatives parlementaires et promettait de gouverner en toute liberté. La vérité m’oblige à dire que c’était plus que la France ne demandait ; elle se serait contentée alors de réformes moins complètes ; mais Ollivier, homme de parlement, eut surtout en vue d’accorder au Parlement les privilèges qui lui sont chers et de l’appeler à exercer une action prépondérante dans les affaires de l’État. Chose étrange, il y fut aidé, il y fut convié par l’Empereur, malgré tous les efforts que l’entourage de celui-ci dépensa pour l’engager à conserver l’intégrité de sa puissance. Or la puissance comporte la responsabilité : Napoléon III le savait, il savait aussi que l’issue malheureuse de l’expédition du Mexique, que l’imbroglio de la question romaine, que les revendications du gouvernement italien, que l’attitude arrogante prise en Europe par la Prusse depuis l’écrasement de l’Autriche, augmentaient singulièrement les périls de sa responsabilité ; c’est pourquoi il voulut la partager avec le Corps législatif, en abandonnant une part considérable de son pouvoir. Ce n’en est pas moins à lui que toute responsabilité remonta, lorsque le désastre fut accompli.

Le nouveau ministère n’avait pas été constitué sans tiraillements ; bien des combinaisons avaient échoué autour d’Émile Ollivier, qui était resté le pivot de la situation. Des engagements n’avaient point été pris, mais des espérances avaient été données, tout au moins des insinuations avaient été ébauchées, après les élections de 1869, par l’Empereur, à plusieurs hommes politiques qui s’étaient offerts. Toutes les ambitions étaient en jeu, et ce ne sont pas les compétitions qui manquaient au pouvoir que l’on allait essayer de rajeunir. Jusqu’aux derniers jours de décembre, il y eut de l’indécision et des tâtonnements. Des journalistes réclamaient le prix du concours qu’ils n’avaient point marchandé au nouvel ordre de choses ; des députés promettaient une majorité parlementaire, des sénateurs prétendaient que le Sénat avait droit à quelques portefeuilles. Les brigues allaient leur train ; l’Empereur, ennuyé, se dérobait. Rouher regardait avec une curiosité malveillante ces intrigues dont il n’augurait rien de bon. Thiers, flairant du grabuge, se frottait les mains. Ollivier, ahuri, eût désiré contenter tout le monde et ne savait auquel entendre.

Pour mettre en rapports certains hommes politiques qui jusque-là avaient marché dans des sentiers différents, Mme Asselin, très liée avec Schneider, président du Corps législatif, donna une soirée. Ce fut un méli-mélo d’opinions ; Émile Ollivier y pavanait discrètement ; M. Thiers regardait, écoutait, cherchait l’aiguille dans la botte de foin et ne la découvrait pas. Hector Pessard, un journaliste de mérite qui récemment (1885) a publié deux jolis et discrets volumes intitulés : Mes Petits Papiers, s’était chargé de racoler les candidats. Ollivier les emmenait, les uns après les autres, causer dans une pièce dont on lui avait ménagé la solitude. Ce va-et-vient n’échappa pas à M. Thiers, qui voulut en avoir le cœur net et qui, plusieurs fois, avait tenté de se diriger vers le cabinet aux conciliabules. Mme Asselin imagina, pour le retenir auprès d’elle, un stratagème héroïque. Elle fit danser, devant lui, la bourrée par deux députés auvergnats, MM. Mège et du Miral, pendant que le frère d’Hector Pessard jouait l’air sur le piano. Je n’ai point vu la scène, à laquelle M. Thiers prit plaisir, mais elle m’a été racontée par un témoin oculaire absolument digne de foi.

M. Thiers eût-il accepté le ministère, si on le lui avait proposé ? Je ne le crois pas. Malgré son âge, il savait être patient et il possédait assez d’habileté pour laisser essuyer par d’autres les plâtres de la maison nouvelle, avant de s’y installer. En tout cas, il ne pouvait être que président du Cabinet, c’est-à-dire ministre dirigeant, et jamais il n’eût réussi à s’accommoder avec Ollivier, car chacun d’eux aimait à parler seul et ne voulait qu’être écouté. M. Thiers eût pris le portefeuille des Affaires étrangères, et l’on peut considérer comme un irréparable malheur pour la France qu’il n’ait point alors eu la haute main sur nos relations extérieures. Que d’infortunes nous eussent été évitées ! Jamais il n’eût engagé la lutte avec la Prusse sur la question Hohenzollern et jamais il ne fût parti en guerre sans s’être assuré d’alliances solides.

Au lieu de ce vieillard malin, madré, rompu aux affaires, Émile Ollivier choisit Napoléon Daru, homme sage, parlementaire et froid, qui lui aussi, sans nul doute, ne se fût pas emporté, comme un poulain sans licol, lorsque l’incident du trône d’Espagne surgit tout à coup. À l’heure où le grand péril nous menaça, il n’était plus ministre des Affaires étrangères ; fatigué de lutter sans résultat contre les exigences de la papauté, désapprouvant le plébiscite, il avait donné sa démission et s’était retiré. C’est alors qu’Émile Ollivier confia la direction de la diplomatie française au duc de Gramont, ambassadeur à Vienne. Je l’avais côtoyé, au temps de ma primevère, alors qu’il n’était encore que le duc Agénor de Guiche. Sa mère était la sœur du fameux comte d’Orsay qui, en Angleterre, fut le successeur de Brummel et le lion préféré pendant de longues années. Peu de femmes ont été plus belles ; je ne l’ai vue que vieille, étalant sur ses larges épaules un énorme collier d’améthystes, mais elle attirait encore et retenait les regards.

Pendant toute la durée de la Restauration, la famille de Gramont, qui avait les duchés de Gramont, de Guiche et de Lesparre, était très bien en cour, et Agénor fut le menin du duc de Bordeaux. J’ai connu Agénor de Guiche ultra-légitimiste, rêvant de reconstituer une Vendée militaire et de faire la guerre dans le Bocage ; en 1850, il assiste aux obsèques du roi Louis-Philippe, mort à Claremont ; au mois de décembre 1851, il se rallie énergiquement au coup d’État ; en 1852, il est nommé ministre plénipotentiaire à Stuttgart.

Dans je ne sais quelle affaire diplomatique qui s’était dénouée à Vienne pendant son ambassade, il avait été en conflit avec Bismarck ; il n’était pas de force à lutter avec un tel jouteur et il était sorti de là battu à plate couture. Il en résultat contre le futur chancelier de l’Empire d’Allemagne un ressentiment, pour ne pas dire une haine, qui ne servit point nos intérêts à l’heure décisive. Il fut avec Émile Ollivier l’agent actif et prépondérant de la guerre de 1870. Le grand seigneur français, fier de ses ancêtres, voulut donner une leçon au petit hobereau des Marches de Brandebourg.

Ses façons de gentilhomme, sa manière de porter la tête comme un jeune premier, sa parole dédaigneuse, la nonchalance de son attitude pendant le Conseil des ministres, son titre même produisaient un grand effet sur Ollivier, qui se sentait captivé et qui en avait plein la bouche, lorsqu’il disait : « mon cher duc ». Ollivier malgré son éloquence et certaines qualités que l’on serait injuste de ne lui point reconnaître, appartenait à la catégorie de ce que l’on appelle : « les petites gens ». Toute grandeur réelle ou factice l’éblouissait un peu. En outre, il ne savait rien de la diplomatie, il ne se rendait pas nettement compte de l’état de nos relations avec les différents gouvernements d’Europe ; à cet égard, il s’en rapportait au duc de Gramont et l’écoutait comme un oracle.

Le second collaborateur d’Émile Ollivier, celui qu’il avait choisi entre tous et qu’il aima avec prédilection, fut Chevandier de Valdrôme, ministre de l’Intérieur. Il s’appelait tout bêtement Chevandier, comme son père, auquel il avait succédé à la Manufacture de glaces de Cirey, comme son frère qui était peintre ; il découvrit, je ne sais où, le fief de Valdrôme, dont il ajouta le nom au sien ; petit ridicule, bien insignifiant et dont tant de personnes se sont rendues coupables que l’on n’est plus à les compter. C’était un bon garçon dans toute la force du terme et qui n’avait pas dû avoir de grands combats à soutenir avec lui-même, pour se rallier à l’Empire, car il avait été candidat officiel et candidat élu en 1859. Je crois que, malgré la haute opinion que l’on professe généralement pour soi-même, il a dû être un peu étonné d’être traité d’Excellence et de se prélasser dans un fauteuil ministériel. Il n’avait point de morgue, paraissait n’avoir en lui qu’une confiance limitée, sur toute question consultait Émile Ollivier et lui obéissait. Il fut un comparse bienveillant et je n’en parle que pour mémoire, car je doute que son nom — pardon ! — que ses noms aient surnagé.

Il est un autre ministre dont je dois dire un mot, car on en a fait des gorges chaudes, lorsqu’il surgit inopinément dans la combinaison du 2 janvier. Les plaisanteries glissèrent sur lui et les plaisanteries portèrent à faux ; rarement un homme de volonté meilleure, plus docile aux avis, essaya de faire plus de bien ; c’était Maurice Richard[107], en faveur de qui l’on avait créé le ministère des Beaux-Arts. Il était riche, il était bon, huit mois de pouvoir lui ont coûté plus de trois cent mille francs ; il ne savait point refuser et prenait dans sa bourse les fonds que son budget ne lui offrait pas. Tout de suite, il se mit à recevoir et convia quiconque s’était fait un nom ou l’apparence d’un nom dans les lettres, dans les arts et dans les sciences.

À l’une de ses réceptions, Camille Doucet[108] lui présenta Jules Sandeau. Richard lui tendit la main et, avec son sourire le plus avenant, il lui dit : « J’ai vu hier à l’Odéon une bien belle pièce de madame votre mère. » Sandeau salua et s’éloigna. Camille Doucet ne broncha pas. La pièce était François le Champi, la mère était George Sand, dont Jules Sandeau avait été un des premiers amants. Peu de personnes connurent le pas-t-à-qu’est-ce ; on en glosa, mais on garda le secret ; si les journaux avaient su l’histoire, le pauvre Richard ne s’en serait jamais relevé.

Il eut une idée excellente, toute à l’avantage des artistes, et, quand il tenta de la mettre à exécution, les artistes se dressèrent contre lui. Il voulait délivrer les artistes de la tutelle de l’État et délivrer l’État du souci des artistes. Avec le système des expositions payantes, rien n’est plus facile. On livrait aux artistes le Palais de l’Industrie, chaque année, pendant un nombre de mois déterminé ; on leur accordait gratuitement le service de la surveillance ; ils recueillaient le prix des entrées, se groupaient en une société qui, au bout de peu de temps, eût possédé des millions, car la moyenne des sommes perçues pendant chaque « salon » dépassait six cent mille francs. De la sorte, plus de quémanderies au ministère, plus de commandes de bienfaisance, plus de fonds de secours ; les artistes auraient eu, au besoin, leurs salles de vente et seraient bientôt devenus assez riches pour faire bâtir un monument spécialement réservé à leurs expositions.

La question fut discutée dans une réunion provoquée et présidée par Maurice Richard, le 14 janvier, c’est-à-dire dès son entrée au ministère. Deux personnes seulement, Eugène Fromentin et moi, prirent la parole en faveur du projet. Si nous ne fûmes pas hués, c’est uniquement par politesse. Les artistes avaient délégué pour répondre un assez médiocre peintre nommé Toulmouche. Son argumentation fut simple : « L’administration est faite pour nous débarrasser de bien des ennuis de vente et de marchandage ; l’administration veut nous rendre libres, nous refusons de l’être, mais, comme le ministre paraît animé des meilleurs sentiments à notre égard, nous le prions d’obtenir du Corps législatif une sérieuse augmentation des fonds attribués aux achats des œuvres d’art. » Il n’en fallait pas tant pour enterrer le projet.

Maurice Richard était bon, mais la bonté ne suffit pas à gouverner les hommes. Son esprit était ordinaire, et son caractère indécis. Il ne lui était pas possible de donner aux affaires l’impulsion à la fois ferme et prévoyante qui conduit au salut. Sous des dehors brillants qui faisaient illusion, la situation ne laissait pas que d’être inquiétante. Pour reprendre une bien vieille comparaison, l’on peut dire que le vaisseau qui portait les destinées de la France n’avait ni pilote pour reconnaître les écueils, ni timonier pour manœuvrer le gouvernail ; il voguait encore en vertu des lois de la vitesse acquise, mais vers quel port, vers quel gouffre faisait-il voile ? Nul homme de l’équipage n’aurait pu le dire. Sans qu’on le soupçonnât, on était en dérive.

L’Empereur, malade, découragé, appauvri d’idées, affaibli moralement et physiquement, prenait au sérieux son rôle de souverain parlementaire ; il présidait le Conseil, mais ne l’inspirait pas. L’Impératrice, hostile aux réformes, les subissait, tout en les blâmant, et faisait aux mesures adoptées une opposition indiscrète et taquine, à laquelle son entourage applaudissait ; le prince Napoléon, mécontent et frondeur comme toujours, réclamait des libertés qu’il n’eût certainement pas accordées, s’il eût été le maître ; Rouher, goguenard, s’éloignait ostensiblement de toute ingérence, paraissant approuver ce que l’on faisait ; il se tenait prêt à ressaisir le pouvoir ; il attendait l’insuccès de l’épreuve et il y comptait, car on compte sur tout, excepté sur ce qui doit arriver. Donc elles étaient nulles, les forces que l’on combinait pour obtenir le résultat entrevu ; le souverain ne gouvernait plus ; le nouveau ministère ne savait pas comment on gouverne ; les Chambres, livrées à elles-mêmes, hésitaient et ne se reconnaissaient pas, car, élues ou nommées pour soutenir l’autorité, elles se sentaient embarrassées de la liberté qu’on leur donnait à régir. On ne voyait pas cela alors ; comme je l’ai dit, on était emporté par l’espérance vers un avenir qui semblait incomparable.

On ne ménageait point les louanges au groupe d’hommes assez divisés d’opinions qui constituaient le nouveau Conseil des ministres ; c’était le gouvernement réparateur, le gouvernement régénérateur, mais on lui demandait surtout, comme toujours, d’être le gouvernement dispensateur. Il était assailli de sollicitations, et c’est à qui réclamerait un emploi : les parlementaires, parce que seuls ils avaient la pratique du système auquel on revenait ; les libéraux, parce qu’ils aimaient la liberté ; les impérialistes, parce qu’ils étaient partisans de l’Empire ; les bonapartistes, parce qu’ils étaient dévoués à la famille Bonaparte ; les républicains, parce qu’ils voulaient apporter des modifications à la Constitution ; bref, sous un prétexte ou sous un autre, chacun voulait sa part du gâteau et ne négligeait rien pour l’obtenir.

Quelle que fût la bonne volonté d’Ollivier, quel que fût son désir de ne repousser aucune offre de service, de ne décourager personne, il lui était impossible de satisfaire tant de compétitions. Afin d’apaiser un peu ce soulèvement d’ambitions personnelles, il imagina de créer des commissions qui, pour faire prendre patience aux gens trop pressés d’arriver et pour donner un leurre aux exigences de l’opinion publique, étaient chargées d’étudier et de préparer les réformes que l’on promettait d’introduire dans l’administration. Vieux système emprunté aux beaux jours de la Restauration ; M. de Villèle, voyant que l’on voulait tout détruire et tout reconstruire, ne rebuta personne, mais il inventa les commissions où les questions semblaient s’enterrer d’elles-mêmes ; il réussit au-delà de ses vœux, car rien ne fut changé aux abus que l’on avait la prétention de faire disparaître. Est-ce cela que voulait Ollivier ? Je ne le crois pas, car il y avait en lui un fonds de naïveté qui lui permit peut-être de croire que l’heure était venue de traiter les affaires publiques en public et par le public.

Une commission extra-parlementaire fut organisée, pour déterminer dans quelle mesure on pouvait opérer la décentralisation administrative. La décentralisation ! Pour bien des esprits excellents, c’était le grand cheval de bataille des revendications libérales ; pour d’autres esprits, c’était un dada qu’ils enfourchaient à toute occasion. J’en fis partie, ce qui ne laissa pas que de me surprendre, car je suis centralisateur et je m’étais toujours résolument tenu en dehors des fonctions officielles.

J’avais été désigné, proprio motu, par l’Empereur, qui, après avoir lu mes études sur Paris, se figurait que je pourrais ne pas être inutile dans des discussions techniques ; il se trompait. Au cours de cette petite comédie, je ne fus et ne voulus être qu’un personnage muet. Était-ce en raison d’un parti pris ? Je crois simplement que j’ai gardé le silence parce que je n’avais rien à dire. Je viens de relire la liste de ceux dont j’eus l’honneur d’être le collègue ; j’y trouve les noms du président Bonjean, que les assassins de la Commune ont fusillé ; de Brame, le dernier ministre de l’Instruction publique avant la révolution du 4 septembre 1870 ; de Lambrecht, futur ministre de l’Intérieur sous le consulat de M. Thiers ; de Waddington, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Berlin et à Londres sous la République, et de quelques autres qui ne sont point restés inconnus.

Le président de la commission était Odilon Barrot, le promoteur de la campagne des banquets réformistes, dont mourut la royauté de Louis-Philippe, le chef du cabinet du Prince Président, dont le coup d’État du 2 décembre 1851 avait saccagé, sinon ruiné les espérances. Je le retrouvai en 1870 tel que je l’avais vu en décembre 1847, au banquet réformiste de Rouen, où sa rhétorique fastueuse, les cacophonies d’images dont il émaillait ses discours m’avaient indigné[109]. Il lâchait parfois des aveux significatifs : lorsque la commission discuta la nomination des maires — devaient-ils être nommés par le gouvernement, devaient-ils être élus par le suffrage universel ? — il se recueillit et, d’un air profond, d’un accent convaincu, il nous dit : « La question est des plus graves ; j’y réfléchis depuis plus de quarante ans et je n’ai pas encore pu me faire une opinion à cet égard. »

J’étais assidu aux séances qui se tenaient, le matin, dans une des grandes salles du palais du Conseil d’État que la Commune a brûlé, et je faisais là une sorte d’éducation politique qui ne m’a point été inutile pour apprécier certains faits d’histoire contemporaine. Souffrant d’une bronchite tenace, enveloppé d’un large paletot, avec ma haute taille un peu courbée et ma forte chevelure, je m’isolais dans la salle glaciale de nos délibérations ; je m’asseyais sur le coffre à bois auprès de la cheminée ; j’écoutais sans mot dire et je pensais : « Quel bon temps perdu pour le travail ! » Là, j’ai vu s’écrouler en moi bien des idoles de ma jeunesse. Que d’heures gaspillées, que de paroles inutiles, quel étalage de vaine science et de sentiments factices ! Cette logomachie, ce byzantinisme, ces interminables et verbeuses discussions dont j’étais l’auditeur attristé m’ont amené à considérer le gouvernement parlementaire comme un mode défectueux et périlleux de conduire les nations. Ce n’est jamais qu’une moyenne, un à peu près ; on fait une cote mal taillée de toutes les opinions ; on ne procède que par concessions ; tout s’émousse et s’appauvrit ; il en résulte des lois vagues, sans précision, qu’il est nécessaire de commenter à force d’ordonnances, et qui mécontentent tout le monde, car elles ne répondent aux besoins de personne. Quant aux commissions, l’expérience que j’en ai faite m’a démontré qu’elles n’étaient instituées, le plus souvent, que pour donner à parler à ceux qui n’ont rien à dire.

La maîtresse préoccupation des membres de la commission qui, presque tous, avaient eu à se plaindre du suffrage universel, était de mettre fin aux candidatures officielles que l’on avait ouvertement pratiquées pendant l’Empire autoritaire et dont la mort ne paraît rien moins que définitive, à l’heure où j’écris, c’est-à-dire en pleine floraison de la République. Aussi, à la commission de décentralisation administrative, on s’intéressait bien plus à la politique qu’à l’administration. J’avais dit, en causant avec quelques-uns de mes collègues, après une séance, que c’était la centralisation administrative qui faisait la centralisation politique et que l’une ne serait affaiblie que si l’autre était diminuée. Mon opinion n’avait pas grand poids ; je m’en aperçus à la façon dont elle fut accueillie.

Un seul de mes collègues me dit : « Vous avez raison et nous faisons fausse route. » C’était un ingénieur des mines, que je ne connaissais même pas de nom et qui, depuis, n’a point manqué de notoriété ; c’était de Freycinet, alors partisan de l’Empire, grand admirateur d’Émile Ollivier et s’offrant sans conditions. De petite taille, svelte plutôt que grêle, de façons accortes et d’irréprochable tenue, il avait à la fois de la grâce, de la finesse et je ne sais quoi de sceptique ou d’amer qui semblait faire deviner bien des ambitions déçues. Il était intelligent, mais d’une intelligence viciée par l’instruction spéciale qu’il avait reçue. Mathématicien distingué, calculateur de l’école de Le Verrier, il appliquait aux choses de la philosophie, de la morale, de l’économie industrielle, de la politique, de la guerre, le raisonnement mathématique, méthode décevante qui, de déductions logiques en déductions logiques, mène tout droit à l’absurde. On le vit bien lorsque, à la délégation de Tours, Freycinet réduisit en formules les projets stratégiques de Gambetta et lorsque, pendant son ministère, il fit exécuter des travaux dont la France fut obérée, sans profit pour elle. La finesse de l’esprit et l’énormité des conceptions ne suffisent pas pour gouverner ; il faut y joindre le bon sens, fleur rare qui ne se rencontre point dans le jardinet de tous les hommes d’État.

La commission de décentralisation s’était divisée en sous-commissions qui se subdivisaient en comités. Pour ne pas nous laisser ignorer les matières sur lesquelles nous étions appelés à donner notre avis, on avait attaché à chaque sous-commission des auditeurs au Conseil d’État, experts en droit administratif. Celui qui était délégué, en qualité de secrétaire, près de la sous-commission des communes, à laquelle j’appartenais, était Flourens[110] ; il est actuellement ministre des Affaires étrangères et s’est habilement tiré de deux ou trois incidents désagréables que la mauvaise humeur de la bureaucratie prussienne lui a récemment fait traverser. C’était alors un grand garçon, pâlot, triste, dont l’air boudeur et l’attitude indécise n’avaient rien de séduisant. On était néanmoins fort courtois envers lui et on le plaignait, car son frère, aliéné-révolutionnaire, s’ingéniait à des sottises compromettantes. Les sottises allèrent si loin qu’il fut incarcéré et que notre secrétaire donna sa démission. On lui témoigna de la sympathie, mais, à coup sûr, celui qui, à cette époque, nous eût prédit que ce garçon humble et rechigné aurait le portefeuille des Relations extérieures, serait en conflit avec le prince de Bismarck et remporterait une victoire diplomatique, nous eût remplis d’étonnement.

La commission de décentralisation se dispersa quand elle eut terminé ce qu’elle appelait ses travaux ; que valaient-ils ? Je ne m’en doute pas et n’en saurais rien dire. Les légitimistes, comme le comte de Mortemart[111], les orléanistes, comme Prévost-Paradol, les impérialistes, comme le duc d’Albufera[112], les républicains, comme l’avocat Desmarest[113], les hommes à toutes mains, comme Target[114], Latour-Dumoulin[115], Guillaume Guizot, Genteur[116], Dupont-White[117] et tant d’autres, les indifférents comme moi se saluèrent, après avoir entendu une allocution d’Odilon Barrot, et chacun retourna vers sa barque ou vers sa charrue. Ce n’est pas ce que nous avons proposé, discuté, voté qui a pu exercer quelque influence sur les destinées de l’Empire. Semblables aux Conseils généraux, nous n’avons pu émettre que des vœux. Je ne sais même pas si l’on en a tenu compte.

Pendant que nous pérorions sur les attributions des maires et des préfets, pendant que l’on déniait au gouvernement la faculté de désigner les candidats législatifs qui désiraient ne le point renverser, on s’agitait en haut lieu pour des questions plus graves. La Constitution de 1852, sur laquelle on vivait depuis dix-huit ans, avait reçu de telles modifications qu’elle était devenue méconnaissable. Dans un pays de régime plébiscitaire, c’était un inconvénient : on pouvait dire au gouvernement actuel : « En vertu de quel droit es-tu ? Pour être, il te manque l’assentiment de la nation que tu n’as pas consultée… » En outre, les impérialistes autoritaires prétendaient que le peuple se souciait peu de liberté et n’aurait point ratifié les réformes accomplies ; de leur côté, les républicains affirmaient que la France, si elle était appelée à prononcer un verdict, n’hésiterait pas à condamner la forme monarchique à disparaître. Sur la question posée de la sorte, les dissidences étaient profondes.

Dès 1869, après les élections législatives qui, nettement, avaient exprimé des tendances libérales, Rouher avait proposé à l’Empereur de s’adresser directement à la nation et de conclure ainsi un nouveau pacte avec elle. C’était logique et c’était loyal. Le projet fut, sinon repoussé, du moins ajourné. Émile Ollivier le reprit pour son compte et crut naïvement en être l’auteur. En somme, la situation était faussée, le Corps législatif élu en 1869 avait pour mission d’origine d’appliquer la Constitution de 1852, déjà singulièrement amendée par le seul fait de sa durée ; or l’évolution du 2 janvier 1870 l’avait amené à faire mouvoir le régime parlementaire, et c’était là une charge pour laquelle il n’avait point été nommé. Son autorité en était compromise et il fallait la lui rendre entière, intacte, en la fortifiant par un bain de suffrage universel. Le plébiscite fut donc décidé, malgré l’opposition du groupe des députés irréconciliables, et l’on se mit à l’œuvre pour le faire réussir.

Parmi les propriétaires de journaux qui entrèrent en relations avec Émile Ollivier, pour lui apporter l’influence de leur publicité, j’ai su que Gibiat, Jeanty et Émile de Girardin avaient été des plus ardents. Émile de Girardin, dont le vrai nom était Émile Lamotte, que ses adversaires — et il en eut d’acharnés après son duel malheureux avec Armand Carrel — appelaient Émile dit Girardin, était un journaliste redoutable, sachant toujours tirer pied ou aile de n’importe quoi, polémiste vigoureux, très intelligent, rompu à toutes les arguties, ne faisant rien pour rien, dévoré d’une ambition qui n’a jamais été satisfaite, sans principes, rêvant le pouvoir et ne le saisissant qu’en songe. Gibiat et Jeanty s’en rapportèrent honnêtement à Girardin pour stipuler le prix de leurs services.

Girardin fut désintéressé, il fit la petite bouche, il prit des airs de vierge effarouchée et déclina, en rougissant, les offres qui lui furent faites. Il ne voulut rien pour lui, absolument rien, car son dévouement était platonique : seulement il réclama le portefeuille des Travaux publics pour son ami Arthur de La Guéronnière. Ollivier fit des promesses, mais rien de plus. Une fois les cérémonies du plébiscite terminées, Girardin revint à la charge et reçut pour réponse que le ministère des Travaux publics était en ce moment pourvu d’un titulaire dont l’on n’avait qu’à se louer. Deux jours après, les journaux des trois personnages entamèrent une campagne d’opposition contre Émile Ollivier, qui savait à quoi s’en tenir sur ses adversaires et qui néanmoins, pour les désarmer, nomma, au mois de juin, Arthur de La Guéronnière à l’ambassade de France à Constantinople.

C’était le mettre, c’était mettre du même coup Girardin, Gibiat et Jeanty au centre même des opérations financières les plus fertiles, car alors tout était à faire en Turquie, ports, télégraphes, chemins de fer, sans compter les emprunts, qui rapportaient cinquante pour cent.

Avant le plébiscite, en date du 23 avril 1870, Napoléon III lança une proclamation très nette et qui posait la question sans aucune obscurité. Il est difficile, après les événements dont lui-même, sa dynastie et la France ont été frappés, d’en relire certains passages sans être troublé par les ironies du destin. Écoutez : « Je m’adresse à vous tous qui, dès le 10 décembre 1848, avez surmonté tous les obstacles pour me placer à votre tête, à vous qui, depuis vingt-deux ans, m’avez sans cesse grandi par vos suffrages, soutenu par votre concours, récompensé par votre affection. Donnez-moi une nouvelle preuve de confiance. En apportant au scrutin un vote affirmatif, vous conjurerez les menaces de la Révolution, vous assoirez sur des bases solides l’ordre et la liberté et vous rendrez plus facile, dans l’avenir, la transmission de la couronne à mon fils. » À ces promesses qui, à l’heure où on les formulait, n’avaient rien d’excessif, l’avenir a répondu par la capitulation de Sedan, la captivité, la révolution, l’exil, la déchéance, la Commune, la mort en pays étranger, la fin tragique au Zoulouland et l’expulsion des princes portant le nom de Bonaparte.

Le succès du plébiscite dépassa toute prévision et la journée du 8 mai 1870 fut un triomphe. 7 350 142 oui opposés à 1 538 825 non et à 112 975 bulletins nuls purent faire croire que l’Empire était à jamais fondé et que la quatrième race venait de prendre définitivement possession du trône de France.

Comme toujours, Paris fut maussade, mais rien de plus, et une majorité de cinquante mille votes négatifs n’était point pour surprendre ceux qui connaissent l’esprit frondeur de la grande ville, où abondent les provinciaux mécontents. On en fut même étonné et l’on s’en applaudit, car l’on s’était attendu à une manifestation d’opposition bien plus imposante. Émile Ollivier rayonnait ; il rapportait à lui-même, il s’attribuait tout le résultat du plébiscite, exultait de joie, et la France, s’ouvrant à tous les espoirs, s’enivrait de toutes les illusions. Seuls quelques hommes prévoyants, dont j’étais le premier à railler les inquiétudes, remarquaient que, dans la proclamation impériale on parlait d’ordre, de liberté, de prospérité, de grandeur, mais que le mot de Paix n’était pas prononcé une seule fois. Ils en concluaient que, si nos affaires intérieures n’allaient pas trop mal, nos relations extérieures n’offraient point toute la sécurité désirable. On se moquait d’eux, et volontiers on les traitait d’oiseaux de mauvais augure. L’Empereur avait reçu les félicitations des corps politiques et de la diplomatie ; son flegme n’en avait pas été troublé ; mais, si l’on eût pénétré jusqu’au fond de son âme, on y eût constaté bien des angoisses. Ce qu’il nommait « les points noirs de l’horizon », il les avait vus, il les voyait encore.

La campagne de 1866, les victoires inattendues de la Prusse avaient donné un soubresaut à l’équilibre européen, dont l’axe semblait se déplacer pour s’infléchir du côté de Berlin. L’inconvénient pouvait devenir grave pour la France et l’on essaya d’y remédier. Ce serait excessif de dire que l’Empereur avait été trompé au cours des pourparlers que, depuis plusieurs années, il avait eus à ce sujet avec Bismarck, mais il s’était trompé sur la valeur de certaines insinuations qu’il avait prises pour des promesses et même pour des engagements. Lorsqu’il réclama le prix de sa complaisance, de cette neutralité bienveillante qui, dégarnissant nos frontières de l’Est, avait permis à la Prusse de porter toutes ses forces en Bohême, on fit la sourde oreille. À ses demandes d’une compensation, on feignit de ne point comprendre et on le joua, lors de l’affaire de l’acquisition du Luxembourg.

Dans les questions soulevées à propos des suites de l’écrasement de l’Autriche et de l’accroissement de la Prusse, la diplomatie impériale fut maladroite et témoigna une mauvaise humeur qu’elle ne devait qu’à ses fausses prévisions et aux illusions qu’elle avait nourries. À mesure que le mécontentement du cabinet des Tuileries s’accentuait, que l’opinion publique s’aigrissait, la Prusse, c’est-à-dire Bismarck, modifiait son attitude, qui, conciliante au début, était devenue ironique et enfin arrogante. Tout en déclarant que l’on désirait vivre en paix avec la France, on lui démontrait de toutes manières que l’on ne serait point fâché de se mesurer avec elle et que l’on se tenait prêt à faire bon visage au combat.

Le plus grand dérèglement de l’esprit — a dit Bossuet — c’est de croire les choses parce que l’on veut qu’elles soient. Ce dérèglement de l’esprit, Napoléon III l’avait eu, lorsque les hostilités furent sur le point d’éclater entre Vienne et Berlin. Il avait cru à des rencontres indécises qui lui permettraient d’intervenir en pacificateur écouté ; il s’était imaginé que, si l’Autriche était écrasée, il obtiendrait une rectification de frontière vers le Rhin et que la Vénétie, acquise enfin à l’Italie, produirait l’apaisement dans la question romaine, toujours irritante et plus épineuse que jamais, car elle avait été posée au rebours du sens commun. Toutes ces espérances, dont le « dérèglement de l’esprit » faisait des certitudes, s’évanouirent au bruit des fanfares triomphales de Sadowa, et, comme pour mettre un comble à tant de visées fausses, on arrêta à Nikolsbourg la Prusse victorieuse qui marchait sur Vienne et qui fut ulcérée d’avoir à subir une intervention qu’elle n’avait pas réclamée. On prétend qu’après avoir reçu la communication des dépêches françaises, qui substituaient les négociations diplomatiques aux opérations militaires, Bismarck se serait écrié : « Ah ! Gaulois ! tu te mêles de nos affaires ; je te retrouverai quand l’occasion sera propice ! »

Le résultat de la campagne fut diamétralement contraire aux prévisions des Tuileries ; non seulement la Prusse agrandie n’accorda aucune extension à nos frontières, mais elle intrigua de façon à être un obstacle à l’acquisition du duché de Luxembourg ; l’Italie reçut la Vénétie à titre de don courtois et n’en exigea Rome qu’avec plus d’insistance, car le seul moyen, disait-elle, de faire taire les ambitions de toutes les anciennes capitales de la Péninsule était de donner à celle-ci sa capitale historique, sans laquelle l’œuvre d’unification était à jamais compromise.

Les événements qui se succédèrent coup sur coup, et qu’aggravait encore la situation de notre armée au Mexique, exercèrent une triste influence sur l’esprit de Napoléon III. Il se découragea de lui-même et, pour la première fois peut-être, douta de son avenir. La confiance l’avait abandonné et ne lui revint plus. Je puis l’affirmer, car j’en ai eu la preuve. Au-dessus des grands guichets du Carrousel ouverts sur le quai, en face du pont des Saints-Pères, on avait installé un bas-relief en bronze représentant l’Empereur à cheval. Le bas-relief était médiocre, plus encore que celui qui le remplace aujourd’hui. Hortense Cornu en parla à Napoléon III et lui dit : « C’est très laid ; vous devriez faire enlever cela. » Il sourit de ce sourire mélancolique qui lui était familier et répondit : « Pour le temps que ça restera en place, il est inutile d’y toucher. » C’est Hortense Cornu qui m’a raconté le fait. Au prince Napoléon qui, avec sa brusquerie habituelle, lui disait : « Le nouvel escalier que votre architecte a construit au Louvre est affreux », il répondit : « Tu n’as jamais que des choses pénibles à me dire, ce n’est pas aimable, quand tu me vois dans une pareille déveine. »

C’était la déveine, en effet ; à la loterie de la Souveraineté, il ne tirait plus que de mauvais numéros. Il savait qu’il ne pouvait être qu’un empereur victorieux ; toute défaite devant l’ennemi entraînerait sa déchéance, et il pressentait que tôt ou tard la France et la Prusse se rencontreraient sur les bords du Rhin, près de ce fleuve des grands conflits dont les flots ont roulé tant d’armes brisées dans les combats. Or la guerre de 1866 avait démontré chez la Prusse une supériorité redoutable ; l’armement, la discipline, la science militaire, le nombre, résultat d’efforts intelligents et continus, avaient mérité la victoire aux armées du roi Guillaume ; l’armement, il était facile d’y pourvoir ; la discipline, la science militaire échappaient nécessairement à toute autre influence que celle des officiers ; restait le nombre qui, en France, était notablement au-dessous de celui des troupes de l’Allemagne du Nord, et qui devenait dérisoire si l’Allemagne du Sud se réunissait à l’armée que dirigeait M. de Moltke.

L’Empereur n’ignorait point cette infériorité qui, en présence de certaines éventualités, auxquelles il était sage de s’attendre, eût créé un péril inexorable ; il n’en avait fait mystère à personne ; il n’avait pas caché ses craintes, il les avait exposées au pays entier représenté par le Corps législatif, et le pays refusa d’adopter les mesures qui eussent pu le sauver, ou du moins atténuer le désastre. Napoléon III connaissait l’insouciance et la présomption françaises ; il savait que la France, dédaigneuse des forces ennemies, oublieuse des enseignements d’hier, se précipiterait dans l’aventure, sans se détourner pour interroger le passé, sans regarder devant elle pour apercevoir l’avenir, aveuglément, avec son vieil esprit chevaleresque qui ne pense même pas à compter les obstacles, dès que les clairons ont sonné l’appel aux batailles.

Il convient ici de s’arrêter pendant un moment, pour expliquer une des causes, sinon la cause primordiale de nos défaites, et de dire pourquoi, dès la première rencontre, la France a été numériquement inférieure à l’Allemagne, comme un est à trois. Or Napoléon Ier, qui s’y connaissait, a dit : « La victoire est toujours du côté des gros bataillons. » Si les gros bataillons n’ont pas été et ne pouvaient pas être de notre côté, la faute en est au Corps législatif, qui, au cours de la session de 1867, ayant à discuter une nouvelle loi militaire, l’amenda, la modifia, l’émascula si bien qu’elle devint plus qu’inutile, funeste. Cela est si vrai que, dès que la loi fut votée, Bismarck redoubla d’impertinence à notre égard.

En 1866, aussitôt après Sadowa, Napoléon III réunit une commission militaire et lui posa le problème à résoudre : donner à la France une armée de 1 200 000 hommes exercés, sans trop augmenter les charges du budget. L’économie du projet qui répond à cette question est celle-ci : sur la classe annuelle, qui est approximativement de 326 000 hommes, on aurait pris la totalité du contingent, soit 160 000 hommes, divisés ainsi : armée active 80 000 hommes, réserve 80 000 hommes. L’une et l’autre de ces classes eussent fourni six années de service. Avec les hommes libérés, on créait une garde nationale mobile, astreinte à un service de trois ans. Cette combinaison eût donné 1 230 000 soldats. C’était de quoi faire face à l’heure du danger. Ce projet, qui était patriotique et faisait simplement appel au dévouement du pays, dans son propre intérêt, modifié par le Conseil d’État, encore modifié par la commission, atténué par les discussions préparatoires, n’arriva qu’à la fin de 1867 devant le Corps législatif, pour revêtir sa dernière forme qui l’annihilait.

Il faut avoir le courage de lire dans le Journal officiel les discours qui furent prononcés à ce sujet ; rien n’est plus navrant que cette lutte du maréchal Niel, ministre de la Guerre, parlant au nom de la raison, de la réalité pratique et se voyant battu par les phrases d’une rhétorique humanitaire et sentimentale que les événements ont rendue meurtrière. En somme, de quoi s’agissait-il ? Pour le gouvernement, de donner à la France une force très sérieuse ; pour l’opposition, de désarmer le pouvoir central, sans se soucier des conséquences qu’une telle faute pouvait entraîner. L’opposition sortit victorieuse d’un débat où s’agitait le sort de la France, et la France en a succombé. Toute la discussion, où les journaux hostiles à l’Empire soutenaient énergiquement les députés de l’opposition, pourrait se résumer par ces deux apostrophes : Jules Favre : « Vous voulez faire une caserne de la France ! » Le maréchal Niel : « Prenez garde d’en faire un cimetière ! » Ils ont eu raison tous les deux dans leur prophétie de malheur. C’est parce que la France a été un cimetière qu’elle est une caserne aujourd’hui.

Les contradictions ne sont pas rares dans la vie des hommes ; les changements d’opinion les font naître, les événements les imposent. Celles qui frappèrent les députés, dont l’unique souci fut de combattre ce que l’on nommait alors la loi du maréchal Niel, furent étrangement et doublement singulières. Membres du Gouvernement de la Défense nationale, ils eurent à décréter, sans contrôle ni réserve, la levée en masse et l’armement général, pour sauver, de septembre 1870 à février 1871, une cause que leur impéritie ou leur hostilité systématique avait compromise dès 1867 ; adversaires du plébiscite de 1870, contre lequel ils luttèrent à outrance, ils se firent plébisciter à Paris, après la journée du 31 octobre, qui nous valut la continuation de la guerre, nous coûta deux milliards et nous arracha la Lorraine.

Après tant d’années, après quarante ans révolus, lorsque le sceau qui ferme ces papiers sera brisé, il est bon de rendre la parole aux morts, car leurs discours sont oubliés. Écoute-les donc, ô lecteur, les citations seront brèves, mais gardes-en le souvenir et qu’elles te servent de leçon lorsque tu entendras ces cymbales retentissantes que l’on appelle des orateurs politiques.

Jules Simon : « Ce qui importe, ce n’est pas le nombre des soldats, c’est la cause qu’ils ont à défendre. Si les Autrichiens ont été battus à Sadowa, c’est qu’ils ne tenaient pas à vaincre pour la maison de Habsbourg contre la patrie allemande. Oui, messieurs, il n’y a qu’une cause qui rendra les armes invincibles, c’est la liberté. » Et plus tard, au cours de la même discussion : « Le militarisme est la plaie de l’époque. Il n’y a pas d’armée sans esprit militaire, me dit-on ; alors nous voulons une armée qui n’en soit pas une. » Pendant la seconde partie de la guerre franco-allemande, le vœu de Jules Simon a été exaucé.

Jules Picard : « Je blâme le gouvernement qui a cédé à cette pensée, que j’ai discutée et désapprouvée dans d’autres circonstances, de chercher la force de la France dans l’exagération du nombre d’hommes. »

Jules Favre renchérit : « Soyez-en sûrs, nos véritables alliés, ce sont les idées, c’est la justice, c’est la sagesse. La nation la plus puissante est celle qui peut désarmer. »

Émile Ollivier dévoile, d’un seul mot, son ignorance de la constitution militaire de la Prusse, et, avec la conviction de ceux qui ne savent rien, il s’écrie : « L’armée prussienne est une armée essentiellement défensive » ; et ceci après la campagne de Bohême où l’ardeur et la précision de l’offensive avaient arraché un cri d’admiration à tous les hommes occupés des choses militaires.

Garnier-Pagès parle de la levée en masse qui nous a conduits jadis à Berlin ! On en sourit ; le bonhomme confond Valmy et Iéna ; il n’en continue pas moins sa harangue et ne manque pas d’emphase : « Chaque puissant, à son tour, vient nous affirmer que l’influence matérielle, l’influence de la force armée est la seule puissance. La vraie puissance, croyez-moi, c’est l’influence morale. »

Ernest Picard, qui cependant était un garçon d’esprit, revient à la charge et lâche cette bourde : « Dans la nouvelle loi, on s’est placé exclusivement au point de vue militaire, non au point de vue civil. » À ces lieux communs, dignes de la conversation de deux bas-bleus humanitaires et que tout homme se targuant de politique aurait dû répudier, vient s’ajouter la note grotesque. Elle est donnée par un certain de Janzé, qui avait pour spécialité de traiter les questions qu’il ne connaissait pas. Il ne veut pas que son patriotisme soit pris en défaut et le prouve : « Conservons nos contingents ordinaires, et si la guerre éclate, deux ou trois mois avant l’ouverture des hostilités, vous demanderez des soldats à la Chambre, et alors on vous en donnera deux millions, s’il le faut. »

Jules Simon reparaît encore et se tresse des couronnes que l’avenir ne tardera pas à faner. « J’espère, dit-il, que l’on nous rendra la justice de dire que toutes les fois qu’il a été question d’organiser ce que l’on appelle la paix armée, on nous a trouvés en travers de toutes les mesures proposées pour arriver à un but contraire à tous nos désirs, à toutes nos aspirations, à tous nos principes. » La sagesse des nations a dit : Si vis pacem, para bellum ; Jules Simon, qui semblait l’ignorer en 1865, doit le savoir aujourd’hui.

Je crois que ces turlutaines n’auraient point ébranlé l’opinion du Corps législatif, si le Corps législatif eût eu une opinion ; malheureusement, il n’en avait pas ; tout en étant dévoué au régime impérial, il se méfiait des ministres ; il était déjà tourmenté de velléités parlementaires, il subissait l’influence de Thiers, auquel il reconnaissait des aptitudes spéciales, surtout en ce qui concernait les choses de l’armée. On attendait, pour prendre une décision, que l’historien du Consulat et de l’Empire, qui avait raconté tant de batailles, compulsé tant d’effectifs, tant joué, dans ses livres, au stratège et au manœuvrier, expliquât sa façon de penser en ce grave sujet. Quelque intelligent qu’il fût, ou qu’il parût être, Thiers était un homme du passé ; au point de vue politique, il en était resté au système censitaire, à des majorités formées de deux ou trois voix, à la coalition contre le ministère Molé, à sa lutte contre Guizot, aux escarmouches de tribune qui avaient amusé le pays pendant le règne de Louis-Philippe ; au point de vue militaire, il s’était cristallisé dans l’étude des procédés d’autrefois ; il ne comprenait que les lentes opérations au cours desquelles les régiments se complétaient en recevant les recrues de leur dépôt ; en arrière du corps d’armée en marche, il préparait prudemment ses réserves et semblait toujours dire : « Nous avons bien le temps. » Comme les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la télégraphie électrique, la diffusion et la liberté de la presse quotidienne n’existaient pas aux jours du Premier Empire, il n’en tenait pas compte et ne se doutait pas que, grâce à ces nouveaux éléments de rapidité et d’information, la guerre était devenue foudroyante et saisissait en six semaines les résultats qu’au siècle dernier elle n’obtenait pas toujours en cinq ou six ans.

Les députés consultaient et écoutaient Thiers, ainsi que les Grecs devant Troie s’inclinaient devant Nestor. L’intervention de Thiers dans la discussion de la loi du maréchal Niel fut néfaste ; les erreurs qu’il affirma et fit partager à la Chambre eurent une influence dont le pays même a été ébranlé jusqu’en son cœur. Il parla comme Épiménide eût parlé : « Les chiffres cités par M. le ministre d’État (Rouher) sont parfaitement chimériques. La Prusse nous présenterait 1 300 000 hommes, mais, je le demande, où a-t-on vu ces forces formidables ? La Prusse ? combien a-t-elle porté d’hommes en Bohême ? 300 000 environ ; c’est tout ce qu’elle peut mettre sur pied, pas un de plus ! Il ne faut pas se fier à cette fantasmagorie de chiffres ; ce sont là des fables qui n’ont jamais eu aucune espèce de réalité. Donc, que l’on se rassure ! notre armée suffit pour arrêter l’ennemi. Derrière elle, le pays aura le temps de respirer et d’organiser tranquillement ses réserves. Est-ce que vous n’aurez pas toujours deux ou trois mois, c’est-à-dire plus qu’il ne vous en faudra pour organiser la garde mobile et utiliser le zèle des populations ? » Rouher en effet s’était trompé en disant que l’Allemagne pouvait nous opposer 1 300 000 hommes ; le chiffre exact était 1 370 000. Lorsque Thiers a vu la France foulée par 900 000 Allemands, qu’a-t-il pensé de ces chiffres dont il raillait la fantasmagorie ?

Ce fut Thiers qui entraîna, pour la loi proposée, des modifications telles qu’elles équivalaient à un rejet. La garde mobile devint un instrument sans valeur, c’est-à-dire encombrant dans la défensive et nul dans l’offensive. Aux dispositions que j’ai citées plus haut, on en substitua d’autres, dont le maréchal Lebœuf a déterminé les inconvénients, lorsqu’en 1870 il disait au Corps législatif : « La garde mobile eût été une sorte de Landwehr ; ce projet, qui était celui du maréchal Niel, n’a pas prévalu, et la Chambre a préféré le second système qui n’autorisa que quinze réunions par an, à des jours différents et sous la condition expresse que les jeunes gens ne découcheraient pas. » Le maréchal Lebœuf avait raison, ce système était dérisoire ; on le vit bien au début de l’invasion. Le premier contact des mobiles avec les troupes allemandes se produisit, je crois, en avant de Vitry. Le général ennemi put écrire dans son rapport : « Nous avons rencontré quelques bandes de collégiens, qui ont été rapidement dispersées. »

Les orateurs qui recouraient à de si puérils arguments pour combattre une loi que les événements de 1866 rendaient indispensable n’avaient même pas le mérite de l’invention ; ils ne faisaient que copier, que répéter Robespierre, qui, à la veille de sa chute, le 8 thermidor, disait à la tribune de la Convention : « Ce n’est point par des exploits guerriers que nous subjuguerons l’Europe, mais par la sagesse de nos lois, par la majesté de nos délibérations, par la grandeur de nos caractères. » Il y aurait un livre curieux à faire, que j’indique aux écrivains futurs, sous le titre : « De l’influence de la rhétorique sur les infortunes de la France. » Ce serait, ou peu s’en faut, l’histoire du régime parlementaire. On ne s’en tint pas à la discussion générale de la loi ; tous les ans, 1868, 1869, 1870, on revint sur ce sujet, à propos des demandes de crédits du ministère de la Guerre. C’est en vain que le maréchal Niel adjurait le Corps législatif d’avoir pitié du pays ; il avait beau dire : « Vous pleurerez des larmes de sang, en reconnaissant votre imprudence… J’ai la conviction que dans quatre ou cinq ans vous éprouverez le plus grand regret… », rien n’éclairait des esprits prévenus qui se refusaient à toute lumière et restaient volontairement obscurs. Garnier-Pagès reprend la théorie de la force morale et Émile Ollivier ne se gêne pas pour dire : « Que la France désarme, et les Allemands sauront bien contraindre leur gouvernement à l’imiter. »

Malgré ses supplications, ses objurgations, le maréchal Niel est toujours battu ; son patriotisme éclairé, sa science militaire profonde et sérieuse ne peuvent avoir raison de cette philosophie de bas aloi qui consiste à remplacer les actes par des phrases et à s’affaiblir pour lutter contre la force. À Berlin, on ne perdait pas un mot de ces discussions et l’on regardait l’avenir avec confiance. Le maréchal Niel en mourut et fut remplacé par le maréchal Lebœuf. Lorsqu’en 1870 celui-ci discuta son budget devant la Chambre et demanda une augmentation d’effectifs qu’il considérait comme urgente, on lui répondit en lui imposant une diminution de 10 000 hommes dans le contingent annuel. Napoléon III dit : « C’est une fâcheuse économie. »


CHAPITRE III

L’INCIDENT HOHENZOLLERN



LA FRANCE DÉSARMÉE PAR LE POUVOIR LÉGISLATIF. — PRÉOCCUPATION DE L’EMPEREUR. — MISSION SECRÈTE DU GÉNÉRAL LEBRUN. — OPINION DU COMTE DE BISMARCK. — TUMULTE DANS LES RUES. — L’AFFAIRE VICTOR NOIR. — OÙ EN EST LA FRANCE APRÈS DIX-HUIT ANS DE RÈGNE. — À BADEN-BADEN. — DÉCLARATION D’ÉMILE OLLIVIER. — LA CANDIDATURE HOHENZOLLERN. — EMPORTEMENT DE L’OPINION PUBLIQUE. — LE DUC DE GRAMONT ET ÉMILE OLLIVIER. — EXIGENCES DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS. — PREMIER CONSEIL DES MINISTRES. — INTERVENTION DE L’IMPÉRATRICE. — JÉRÔME DAVID. — UN NOUVEAU MINISTÈRE EST PRÊT. — AU CORPS LÉGISLATIF. — CHANGEMENT DE FRONT. — SECOND CONSEIL DES MINISTRES. — SÉGRIS ET L’EMPEREUR PACIFIQUES. — COLÈRE DU MARÉCHAL LEBŒUF. — LE ROI DE PRUSSE ET BENEDETTI À EMS. — DÉPÊCHE MENSONGÈRE. — FAUSSE DÉCLARATION D’OLLIVIER. — LA DÉCLARATION DE GUERRE EST EXPÉDIÉE À BERLIN.



LES hommes dont j’ai cité les paroles, Jules Simon, Ernest Picard, Jules Favre, Garnier-Pagès, furent membres du Gouvernement de la Défense nationale, dont Thiers a été l’ambassadeur près des cours européennes ; ils ont porté le poids de la guerre, alors qu’elle n’était plus qu’une lutte sans espérance, qu’un effort sans résultat possible. Firent-ils un retour sur eux-mêmes ? Non pas ! Lorsque tout se fut écroulé, ils ne confessèrent pas leurs fautes et s’en repentirent encore moins ; mais, montrant à la France les ruines au milieu desquelles elle se cherchait en se débattant, ils lui dirent et lui répétèrent : « Vois où t’a menée le pouvoir personnel ! » Est-il possible, est-il supposable qu’ils aient été de bonne foi et ne s’apercevaient-ils pas qu’en cette circonstance le pouvoir personnel, prévoyant, actif à fortifier le pays contre un péril assuré, avait été désarmé, c’est le vrai mot, par le pouvoir législatif, dont les membres de l’opposition ne voyaient, dans l’Europe entière, qu’un seul ennemi qu’il fallait combattre et renverser : l’Empereur et l’Empire ?

Napoléon III ne se faisait aucune illusion à cet égard ; il savait que le coup d’État de Décembre et le régime qui s’en était suivi avaient suscité contre lui des haines implacables. J’ai su qu’il en était attristé et qu’il avait foi dans l’action du temps, dans la transmission de la couronne à son fils, pour apaiser les ressentiments dont il était l’objet et qu’il avait mérités. Tout en surveillant les inimitiés qui ne se dissimulaient plus, depuis que la liberté de la presse leur permettait une expansion sans danger, il regardait vers l’extérieur, car il prévoyait que de là viendrait le péril où pouvaient sombrer sa puissance et sa dynastie. Mis hors d’état de se défendre victorieusement, condamné, pour ainsi dire, à la défaite par les votes successifs qui avaient brisé entre ses mains l’instrument du salut et qui, chaque année, le contraignaient à réduire le nombre des soldats français en présence de l’accroissement continu des troupes allemandes, il comprenait que, si la France seule avait à supporter le choc des armées d’outre-Rhin, elle était perdue ; aussi cherchait-il des alliés qui, en cas de lutte, pussent faire une diversion utile et lui permissent de parer à l’inégalité des forces. Dans ce but, au mois de mai 1870, il confia une mission secrète au général Lebrun, qui était son aide de camp. À l’heure où j’écris ceci (5 septembre 1887), le mystère de cette négociation n’a pas encore été dévoilé, mais j’imagine que le général Lebrun l’a expliqué dans un livre qui, sans doute, sera publié après sa mort[118].

Voici comment j’ai eu connaissance du fait. Le 6 février 1879, j’ai déjeuné chez le général de Susleau de Malroy ; un seul convive, le général Lebrun, était avec nous. Les deux vieux officiers étaient intimement liés ; à peu près du même âge, attachés tous deux au corps d’État-Major, ils avaient fait campagne ensemble en Algérie, en Crimée, en Italie, et se complaisaient, pendant le repas auquel j’assistais, à se rappeler les incidents de leur vie militaire. La conversation, déviant par une pente naturelle, en était arrivée à se fixer sur la guerre franco-allemande, au cours de laquelle le général Lebrun, appartenant à l’armée de Mac-Mahon, avait défendu Bazeilles, tandis que de Malroy était resté enfermé dans Paris, où il était chef d’état-major du général Soumain. De Malroy se lamentait et se demandait par suite de quelle étourderie on s’était jeté dans une aventure si grave, sans s’être assuré du concours d’une autre puissance. Pour répondre à cette question, le général Lebrun raconta ce qui suit : j’en ai pris note, le même jour, en rentrant chez moi, et, sauf quelques détails que j’aurai omis ou mal compris, je crois pouvoir affirmer que mon récit est exact.

Le général Lebrun partit pour Vienne, à la fin du mois de mai ; sa mission était strictement confidentielle et il devait la dissimuler même à notre ambassadeur ; j’ignore s’il vit l’empereur d’Autriche, mais je sais qu’il entra immédiatement en rapport avec l’archiduc Albert[119], qui était quelque chose comme généralissime des armées autrichiennes. Le problème que le général Lebrun devait lui soumettre peut se formuler ainsi : « Dans le cas d’une guerre entre la France et la Prusse, si l’Autriche y prenait part, quel serait le plan de campagne qu’elle proposerait ? » À cette époque, l’Autriche, ulcérée de ses récentes défaites, humiliée d’avoir été rejetée hors de la Confédération germanique, dépouillée de son influence en Allemagne, attristée d’avoir perdu la Vénétie, ne rêvait que de revanche et regardait du côté de Berlin avec colère. Le gouvernement français ne faisait donc pas acte de présomption en comptant sur un concours efficace.

Si je ne me suis pas trompé sur le sens des explications, parfois trop techniques, que le général Lebrun donnait au général de Malroy, le point dont on avait été surtout préoccupé était celui de la mobilisation. La mobilisation prussienne était très rapide, on l’avait vu en 1866 ; la mobilisation française était plus lente, et la nécessité d’amener en ligne l’armée d’Algérie ne pouvait que la retarder encore ; la mobilisation autrichienne était pesante. Il était donc probable que le début de la guerre serait favorable aux Allemands, qui pourraient forcer la frontière de France avec un contingent plus considérable que le nôtre. Dans ce cas, le principal souci du commandant en chef des armées françaises devait être d’immobiliser devant Metz et devant Strasbourg le plus de troupes allemandes possible, afin de donner le temps à l’Autriche de réunir ses soldats et de se porter sur la Silésie. Ce plan fut écrit tout entier de la main même de l’archiduc Albert ; je ne me souviens pas si le général Lebrun en possède l’original ou la copie.

Ce n’était pas un traité, ni un engagement, ni même une promesse, ce n’était qu’un projet qui n’engageait ni la Burg[120], ni les Tuileries, et ce projet eût, sans nul doute, reçu exécution, si les circonstances à la fois diplomatiques et militaires que je raconterai plus tard n’y avaient mis obstacle. Il n’en est pas moins certain que, pendant que la maussaderie du pouvoir législatif semblait prendre à tâche de diminuer nos effectifs et d’affaiblir notre armée, l’initiative personnelle de Napoléon III s’efforçait de lier partie avec l’Autriche et de l’entraîner à faire une diversion qui, tout en lui pouvant devenir fructueuse, ne nous serait pas inutile.

Le comte de Bismarck — la guerre de 1870 n’en avait pas encore fait un prince — soupçonna-t-il cette mission secrète du général Lebrun ? Le fait est douteux, quoiqu’il ne se gênât guère pour regarder de près dans les chancelleries de Pétersbourg, de Vienne et de Paris. En tout cas, il n’en eût été que plus attentif à ce qui se passait en France, car il était convaincu dès longtemps, et ne se retenait point de le dire dans l’intimité, que la mauvaise humeur que l’on se témoignait de part et d’autre amènerait un conflit armé. Je tiens du comte Chreptowitch[121], qui, plusieurs fois, eut à remplir des missions particulières auprès du roi de Prusse, que, se trouvant à Berlin au mois de juin 1870, il avait dit à Bismarck : « Les malentendus qui divisent les Cabinets sont des plus insignifiants ; nulle difficulté n’en peut surgir et la paix me semble assurée pour longtemps. » Avec vivacité, Bismarck répondit : « Eh ! comptez-vous pour rien la présence du duc de Gramont aux affaires ? Avec un pareil homme, nul jour n’a de lendemain ; il est comme les taureaux, on n’a qu’à lui montrer le chiffon rouge pour qu’il se jette dessus. » Bismarck savait ce qu’il disait et le prouva. Lorsqu’il voulut engager la lutte contre la France, dont il connaissait l’infériorité militaire et les divisions intestines, il tabla sur le caractère du duc de Gramont et se fit déclarer la guerre, de façon à rejeter les torts sur la France et à mettre le droit de son côté ; ce n’était qu’une apparence, mais elle équivalait à la réalité et le monde en fut dupe.

Si, comme on vient de le voir, une sorte d’instabilité dans nos relations avec Berlin semblait faire prévoir de redoutables événements, la situation, non pas de la France, mais de Paris, n’était point sans offrir des indices d’un mécontentement entretenu par la faction des irréconciliables. Le ton de certains journaux était devenu excessif ; Le Rappel, fondé par Victor Hugo, Le Réveil, fondé par Delescluze, La Marseillaise, fondée par Henri de Rochefort, avaient dépassé toute mesure dès 1869 et s’étaient donné belle carrière sous le ministère Chasseloup-Laubat, qui n’avait toléré aucune poursuite contre la presse. Gustave Maroteau, un futur journaliste de la Commune, avait ressuscité Le Père Duchêne ; j’en retrouve dans mes paperasses le no 5, 7 décembre 1869, et j’y lis deux articles immondes intitulés Pauvre Vieux et Elle, c’est-à-dire l’Empereur et l’Impératrice ; ce n’est pas à citer, même en latin.

On s’apercevait que la liberté concédée par l’Empire ne servait qu’à le combattre et à essayer de le porter bas. Il est, du reste, à remarquer qu’en France les gouvernements qui s’établissent sur la liberté et la reprennent périssent ; et que ceux qui s’établissent sur l’autorité et l’abandonnent périssent également ; on en peut conclure que, depuis un siècle, notre pays cherche sa forme gouvernementale et ne l’a point trouvée. Pour s’en convaincre, il suffit de compter les différentes phases — toujours définitives, mais toujours transitoires — par lesquelles notre pays a passé depuis 1789.

L’agitation de certains esprits mal satisfaits, inquiets et novateurs, avait éveillé quelques velléités de rumeurs dans la rue, qui avait pris sous l’Empire autoritaire une attitude apaisée qu’on ne lui connaissait guère. Les premières manifestations publiques, fort peu graves à la vérité et assez semblables à un tumulte d’écoliers, se produisirent à propos des élections complémentaires de 1869. La mode s’y était mise et l’on allait voir les groupes se former sur le boulevard Montmartre, sous les fenêtres de je ne sais plus quel journal. On chantait, on criait, on se bousculait ; la foule était considérable, en majeure partie composée de curieux ; il en venait des villes voisines et les chemins de fer amenaient des badauds qui sottement allaient s’exposer aux bourrades de la police. Lorsque la foule, devenue trop compacte, interrompait la circulation, une ou deux brigades de sergents de ville gourmaient les braillards et les dispersaient. Cela fit naître une industrie nouvelle ; des gamins ingénieux ramassaient les faux chignons que les femmes avaient perdus dans leur fuite et les allaient vendre à quelques perruquiers des faubourgs. Comme dans la bagarre on renversait des cabanes de marchandes de journaux, ces brouhahas furent appelés : l’émeute des kiosques.

Une seule fois, dans les premiers jours du mois de juin 1869, si ma mémoire n’est pas en défaut, les choses semblèrent prendre une tournure un peu plus grave. Le maréchal Niel vivait encore et était ministre de la Guerre. Déjà souffrant, irrité de tout ce bruit provocateur dont l’écho lui arrivait par les rapports de ses agents, agacé de la mansuétude de la police qui, par ordre, ne devait intervenir sérieusement qu’en cas de conflit, il voulut en finir une fois pour toutes et se rendit aux Tuileries. Il dit à l’Empereur : « Je vais faire sortir les troupes et envoyer quelques régiments de cavalerie balayer les boulevards ; il faut mettre ordre à ces perturbations quotidiennes et ne plus tolérer que l’on se joue ainsi de l’autorité de Votre Majesté. » Napoléon III, assez indifférent en somme à ce qui se passait, lui répondit : « Agissez comme il vous conviendra, mais ne faites rien sans avoir prévenu Piétri. » Le maréchal Niel donna ordre à l’aide de camp qui l’avait accompagné d’aller avertir le préfet de Police et de se rendre immédiatement après aux casernes du quai d’Orsay et de l’École militaire, pour mettre la cavalerie en mouvement et l’assembler sur la place de la Concorde.

Piétri — de qui je tiens le fait — écouta la communication qui lui était transmise et dit à l’aide de camp : « Je me charge de tout ; n’allez pas aux casernes. » L’aide de camp regimba ; il ne relevait que du ministre de la Guerre et devait exécuter les ordres qu’il en avait reçus. Piétri, tout en souriant, lui répliqua : « Je vous mets en état d’arrestation et je vous emmène avec moi aux Tuileries. » Dix minutes après, Piétri et l’officier étaient dans le cabinet de l’Empereur, où le maréchal Niel se trouvait encore. Piétri fut très net : « J’ai empêché l’aide de camp de faire sonner le boute-selle. À quoi bon des soldats ? Il n’y a même pas d’émeute ; il n’y a que des nigauds, des désœuvrés qui font du bruit ; mes sergents de ville et la garde municipale suffisent à réprimer tout désordre ; mes hommes ont l’habitude de la population parisienne et je réponds de tout. Si les soldats paraissent, je ne réponds de rien, parce qu’ils procéderont avec brutalité et tueront les curieux. » Le maréchal Niel insista ; Piétri tint bon. L’Empereur dit : « Je veux savoir à quoi m’en tenir. » Il demanda sa victoria, monta dedans et, au milieu de la foule, sans escorte ni gardes, alla se promener sur les boulevards ; on l’acclama et il fut l’objet d’une ovation des plus chaudes. Mais, dès que la voiture avait disparu, les sifflets et les cris recommençaient, tant ce peuple puéril est ému par un acte de crânerie, quitte à l’oublier immédiatement.

Quelques jours plus tard, après le 11 juin, la foule étant plus considérable et plus agitée que de coutume, on la fit cerner par la garde municipale, qui, grâce à un mouvement tournant opéré par les rues, enveloppa le boulevard. On arrêta un grand nombre de personnes qui furent conduites, pour subir un interrogatoire sommaire, à la mairie de la rue Drouot et au palais de la Bourse, où des commissaires de police étaient installés. L’arrestation fut maintenue pour beaucoup de perturbateurs, mais on eut à relâcher, non sans surprise, des sénateurs, des députés, un ambassadeur, des fonctionnaires et même quelques employés du château des Tuileries, qui étaient venus là pour « s’amuser ». Le bruit et le désordre attirent le Français, comme le miel attire les mouches.

La seule émotion populaire qui eût pu avoir de la gravité fut celle qui prit occasion de l’enterrement de Victor Noir. Connaît-on encore cette aventure ? Un journaliste d’origine corse, nommé Paschal Grousset, qui fut le ministre des Relations extérieures de la Commune, avec autant de succès que Jules Favre avait été le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement de la Défense nationale, avait eu maille à partir, je ne sais plus pourquoi, avec Pierre Bonaparte, cousin de Napoléon III par Lucien, prince de Canino, dont il était le troisième fils. Ce Pierre Bonaparte, alors âgé de cinquante-cinq ans, était un personnage décrié, lourdaud, d’apparence brutale, ayant fait assez triste figure en Algérie dans la légion étrangère où il était officier, marié à une blanchisseuse ou à quelque chose d’approchant, tenu systématiquement éloigné des Tuileries, vivant d’une pension que l’Empereur lui faisait et n’ayant des Bonaparte que le nom et la violence.

Il avait échangé dans un journal des injures avec Paschal Grousset, qui, trouvant l’occasion bonne pour faire quelque tapage à son bénéfice, constitua des témoins et demanda une réparation par les armes. Les témoins étaient Ulric de Fonvielle, brave garçon de cervelle un peu brûlée, et Victor Noir, médiocre bohème, vivant de ressources peu avouables, fournies par sa sœur, et qui avait été le secrétaire de Jules Vallès, lequel, jouant sur son nom, ne l’appelait jamais que « mon nègre ». Le 10 janvier 1870, le jour même où Émile Ollivier devait se présenter pour la première fois, en qualité de président du Conseil des ministres, devant le Corps législatif réuni après les vacances du premier de l’an, Ulric de Fonvielle et Victor Noir allèrent chez Pierre Bonaparte, qui habitait une petite maison à Auteuil. Que se passa-t-il entre eux ? Il est difficile de le dire d’une façon positive. Des dépositions contradictoires et intéressées d’Ulric de Fonvielle et de Pierre Bonaparte, il semble résulter qu’une discussion s’éleva entre celui-ci et Victor Noir et que plus d’un gros mot fut échangé. Victor Noir était fort mal élevé, très vigoureux, assez habitué aux disputes qui se vident à coups de poing ; il est probable qu’emporté par la colère il frappa au visage Pierre Bonaparte, qui, exagérant l’état de légitime défense, le tua d’un coup de revolver.

La mort de Victor Noir — dont le nom véritable était Ivan Salmon — produisit dans Paris une émotion indicible. Pierre Bonaparte avait été immédiatement arrêté et incarcéré à la Conciergerie par ordre de Piétri ; mais cela n’était pas pour calmer des gens qui, à tout prix, voulaient être exaspérés et ne voyaient dans ce malheur qu’un incident propre à satisfaire leurs passions en discréditant l’Empire et la famille Bonaparte. Les têtes s’échauffèrent, on criait vengeance ; l’occasion parut propice pour essayer « une journée », et le monde irréconciliable se donna rendez-vous à Auteuil, où le cadavre de Victor Noir avait été déposé. La foule y fut énorme et peu respectueuse ; sur l’air di bravura de Charles VI, de Fromental Halévy, on chantait :

Mort au Tyran, jamais, jamais en France
Un assassin ne régnera !

Un assassin, c’était Napoléon III. On avait demandé à enterrer Victor Noir au Père-Lachaise ; l’autorisation ne fut pas accordée et l’ordre avait été donné aux appariteurs des pompes funèbres de le conduire au cimetière de Neuilly. Ceci ne faisait point l’affaire des énergumènes qui voulaient promener le corps dans Paris, selon les bonnes coutumes, à travers les Champs-Élysées, les boulevards, devant la population rassemblée, que l’on serait peut-être parvenu à soulever. Au moment où le corbillard quittait la maison mortuaire, le frère du ministre actuel des Affaires étrangères, Flourens, homme d’une rare intelligence, mais dont la tête détraquée entrait en folie au seul mot de révolution, Flourens voulut saisir les chevaux par la bride et forcer le char funèbre à prendre la route de Paris. Il en fut empêché ; par qui ? par Rochefort, qui savait que des dispositions militaires avaient été prises et qui était persuadé que l’on eût marché vers un écrasement certain, sans compensation. Entre les deux révolutionnaires, la lutte fut vive, l’homme d’action dut céder devant l’homme de plume, et le cortège s’éloigna vers le cimetière de Neuilly ; mais il ne se disloqua point et c’est en masse serrée qu’il se présenta à la barrière de l’Étoile et la franchit.

Des régiments d’infanterie et de cavalerie étaient en rang sur le Cours-la-Reine ; l’artillerie attelée occupait le palais de l’Industrie ; le jardin du palais de l’Élysée regorgeait de troupes ; tous les régiments, consignés dans les casernes, attendaient, l’arme au pied. La répression eût été terrible ; la désirait-on ? je ne sais, mais on l’eût exécutée sans merci et j’ai entendu exprimer le regret — auquel je n’ai su m’associer — qu’elle eût été évitée. Au rond-point des Champs-Élysées se tenait le maréchal Canrobert, au milieu de son état-major, ayant à ses côtés le ministre de l’Intérieur, Chevandier de Valdrôme, dont il devait recevoir les instructions. Le maréchal Canrobert est un des hommes les plus braves qui existent. Il était tellement ému de la responsabilité qui lui pouvait incomber qu’il ne trouvait point la palette de son étrier pour y mettre le pied et monter à cheval ; Chevandier de Valdrôme, un peu grotesque avec son habit noir, sa ceinture blanche et son chapeau de haute forme, sauta lestement en selle et attendit, calme et résolu, après avoir fait placer trois tambours devant lui. Sous les arbres, déjà obscurcis par le crépuscule, on entendait les commandements et le froissement des armes.

La foule, marchant en bon ordre et en rangs pressés, occupait toute la largeur de l’avenue des Champs-Élysées, escortée sur les bas-côtés par des sergents de ville impassibles sous les injures dont on les accablait. Du sein de cette masse d’hommes sortait une rumeur sourde et cadencée ; c’était le bruit des pieds frappant le macadam et accompagné par le mot assassin toujours répété sur l’air du rappel. Lorsque le groupe de l’état-major et la foule furent à vingt-cinq pas l’un de l’autre, Chevandier de Valdrôme commanda un roulement de tambours et lui-même fit la sommation : « Au nom de la loi, dispersez-vous. » Il y eut quelque hésitation, les derniers rangs continuant à avancer, tandis que les premiers s’arrêtaient. À la seconde sommation, le cri : « Halte ! halte ! » retentit au milieu de cette multitude, que la nuit faisait paraître toute noire ; avant la troisième sommation, la foule se désagrégeait, courant vers les quais, vers le faubourg Saint-Honoré, vers l’allée Gabriel, et désertait la chaussée même des Champs-Élysées, où un régiment de la garde venait de prendre position. Un soupir de soulagement s’échappa de bien des poitrines ; le sang ne coulerait pas.

L’Empereur était aux Tuileries, recevant à chaque instant les rapports sur les différents incidents de la journée. Il apprit de la sorte que la majeure partie du cortège révolutionnaire, qui avait été faire acte d’hostilité contre lui derrière le cercueil de Victor Noir, s’écoulait par les quais. Il se rendit chez son fils, qui habitait le pavillon de Flore, dont les fenêtres découvrent la Seine et le Pont Royal. Le Prince impérial prenait en ce moment une leçon d’histoire avec Ernest Lavisse. Napoléon III embrassa son enfant qu’il adorait, puis, sans mot dire, il alla se placer dans l’embrasure d’une croisée et regarda les groupes espacés, mais nombreux, qui défilaient sur les quais. Longtemps il resta silencieux, comme absorbé dans sa pensée et par le spectacle qui se déroulait sous ses regards ; puis, tout à coup, se tournant vers Ernest Lavisse, qui me l’a répété, il dit : « Si ces braves gens savaient combien il est facile d’entrer ici, nous ne coucherions pas ce soir aux Tuileries. » À l’heure où j’écris ceci (septembre 1887), Lavisse est chez moi ; je viens de lui lire le passage qui précède ; il en confirme l’exactitude et, parlant de l’Empereur, il ajoute : « Le pauvre homme ne croyait plus en lui. »

Il ne croyait plus en lui, c’est beaucoup dire, mais, en réalité, il était affaissé, souffrant ; son ardeur s’éteignait et son énergie avait des défaillances ; il se demandait sans doute s’il serait de force à dominer les périls qu’il pressentait ; on eût dit qu’il cherchait un terrain solide pour y mettre le pied et qu’il ne le trouvait pas. Lorsqu’il regardait derrière lui et revoyait ce règne dont il s’était tant promis, il s’apercevait que les événements suscités par la politique avaient eu des résultats contraires à ses prévisions. La guerre de Crimée, qui avait coûté tant d’hommes et tant d’argent, n’avait donné aucun accroissement matériel, et l’effet moral qu’elle avait produit s’était évanoui depuis longtemps ; les conquêtes et les suites de la campagne d’Italie, loin d’apaiser les ambitions italiennes, n’avaient fait que les surexciter, et le mot d’ordre légué par Cavour : « Rome capitale » lui rappelait que les peuples ne se souviennent pas, lorsqu’ils ont intérêt à oublier. La papauté criait à la trahison, se disait persécutée, entraînait l’Église dans son ressentiment et s’efforçait de créer des difficultés à celui qui avait permis qu’elle fût dépouillée ; l’Autriche, battue par la France, affaiblie dans son prestige et ses armes, n’avait pu résister à la Prusse, qui devenait une puissance incommode avec laquelle il fallait sérieusement compter ; l’expédition du Mexique était plus qu’un échec et le dénouement en faisait un désastre. Ainsi, à l’extérieur, tout semblait se dresser contre lui. À l’intérieur, la situation n’était point plus propice, et toutes les libertés qu’il avait concédées ou qu’il s’était laissé arracher lui devenaient hostiles et, contrairement à ce qu’on lui avait dit, à ce que peut-être même il avait cru, ébranlaient son trône, au lieu de le raffermir.

Il s’apercevait confusément qu’il avait menti à son principe et qu’il en périssait ; il ne pouvait être que despote, comme tout souverain issu d’un vote populaire et représentant la démocratie qui se couronne elle-même ; il était inhabile au rôle de monarque constitutionnel et parlementaire ; entre ses origines, sa raison d’être et les modifications que son pouvoir avait subies, il y avait une contradiction qui, tôt ou tard, deviendrait mortelle. Dans sa maison même, toute autorité lui était disputée. L’Impératrice, d’opinions arriérées, de propos inconsidérés, d’attitude railleuse, groupait les mécontents autour d’elle, se croyait appelée à jouer les Sémiramis, faisait des rêves de régence près de ses confidents et attendait avec impatience, dit-on, l’heure de saisir et d’exercer directement le pouvoir personnel.

Napoléon III voyait tout cela, et c’est ce qui lui faisait, m’a dit un des hommes qui l’ont le plus aimé, cette expression mélancolique, résignée, où, depuis, l’on a cru reconnaître la vision ou le pressentiment de l’avenir ; un mot étrange m’a été dit : « Il n’était plus que l’épave de lui-même. » L’image est éclatante de vérité. Au lieu de donner l’impulsion, c’est lui maintenant qui la recevait, et les mains qui la lui donnaient ne lui inspiraient que peu de confiance ; il ne savait trop où on le menait ; mais il était fataliste et, conservant quelque vague espoir au fond du cœur, il fermait les yeux et s’en allait, entraîné par un courant qu’il n’essayait même pas de remonter.

Émile Ollivier, devenu, en Conseil des ministres, le plus obséquieux des hommes, s’empressait d’accéder aux désirs manifestés par l’Empereur et redoublait d’effort pour satisfaire aux exigences du Parlement, où il trouvait la majorité qui lui assurait le pouvoir. J’ai toujours cru que si la guerre n’avait jeté l’Empire aux décombres et que, si Ollivier était resté longtemps aux affaires, on serait arrivé à une sorte de régime bâtard sans grandeur ni sécurité, analogue à celui qui a régi la France sous le règne de Louis-Philippe, après l’attentat de Fieschi et les lois de septembre 1835 qui en furent la conséquence. On eût maintenu le suffrage universel, que l’on eût dirigé dans des sentiers étroitement tracés ; mais la liberté de la presse eût été supprimée et le souverain eût repris en partie son pouvoir, à l’aide et à l’abri d’un ministère complaisant et complice. C’est vers un semblable état de choses qu’Ollivier s’acheminait insensiblement ; son infatuation l’y poussait ; il eût laissé gouverner derrière lui, croyant gouverner lui-même et, fatigué par les luttes incessantes, il les eût simplifiées, en les empêchant de se produire. Cette métamorphose n’eut point à se faire accepter et celle que l’on dut subir fut plus cruelle.

Cette année 1870, je quittai Paris plus tard que d’habitude. Je travaillais alors à un ouvrage assez considérable, intitulé : Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle. J’avais eu à étudier le mécanisme de l’Assistance publique et à visiter tous les établissements secourables dont elle a la charge ; cela m’avait pris beaucoup de temps et je n’arrivai que le 21 juin à Baden, où je me mis immédiatement au travail, utilisant les notes qu’avant mon départ j’avais recueillies sur les hospices de la vieillesse, c’est-à-dire sur Bicêtre et la Salpêtrière. Ce chapitre parut d’abord dans la Revue des Deux Mondes ; lorsque, deux ans après, je le réunis à d’autres pour former le quatrième volume de Paris, je fus forcé de m’arrêter, en corrigeant les épreuves ; car je suffoquais en me rappelant les angoisses que j’avais traversées, peu de jours après l’avoir terminé.

Baden était en plein éclat ; le tripot y attirait toute sorte de monde ; de la maison que j’habitais alors, dans l’avenue de Lichtenthal, à l’entrée de la vallée de Thiergarten, je voyais passer la fleur des pois des grands clubs d’Europe, en compagnie des donzelles de Londres, de Vienne, de Berlin, de Paris et de Stockholm. Les gens de plaisir étaient là comme chez eux et y menaient un train de vie peu placide. Je ne m’y mêlais pas, non point par excès de moralité, mais par horreur de la bêtise. En revanche, j’étais en commerce assidu avec la Forêt-Noire, qui me laissait causer avec elle et se montrait à moi dans sa merveilleuse nudité.

À cette époque, les puissances européennes entretenaient des agents diplomatiques dans les cours secondaires d’Allemagne, dont Bismarck n’avait point encore mis le portefeuille dans le sien. Le ministre plénipotentiaire de France auprès du grand-duc Frédéric[122] était un de mes anciens camarades de collège, le comte Laurent de Mosbourg, dont le père avait été, je crois, ministre de Murat à Naples. Le premier ou le second secrétaire était le vicomte Emmanuel d’Harcourt, qui devait, sous la présidence de Mac-Mahon, exercer une si considérable influence sur l’esprit du maréchal. C’était alors un grand garçon, maigre, leste, avec une petite figure spirituelle, perdue dans les broussailles d’une barbe rousse, quelque peu intempérant de langage, très orléaniste et ne s’en cachant guère.

Un jour, en nous promenant sous les chênes de Lichtenthal, nous en vînmes à parler du plébiscite ; il me dit : « Ma foi, j’ai voté non ! » Je ne pus m’empêcher de le regarder avec surprise. « Et votre serment ! » Il se mit à rire : « Bah ! c’est une formalité ; du moment qu’elle est imposée, j’ai dû m’y soumettre. » Brusquement je lui demandai : « Que pensez-vous de l’Empereur ? » Il répondit : « Je ne lui veux pas de mal ; mais s’il était nommé gardien de la maison de son oncle à Sainte-Hélène, je n’en serais pas fâché. » Le Second Empire fut servi de la sorte par presque tous ses fonctionnaires.

Le 30 juin 1870, Émile Ollivier, du haut de la tribune du Corps législatif, avait dit : « À aucune époque le maintien de la paix n’a été plus assuré qu’aujourd’hui. De quelque côté que l’on tourne les yeux, on ne découvre aucune question qui puisse receler un danger ; partout les Cabinets ont compris que le respect des traités s’impose à chacun, mais surtout les deux traités sur lesquels repose la paix de l’Europe : le traité de Paris de 1856, qui assure la paix à l’Orient, et celui de Prague de 1866, qui assure la paix à l’Allemagne. » Un proverbe turc dit : « Si tu portes un vêtement rose, prépare tes habits de deuil. » Le 3 juillet, de Mosbourg vint me voir dans la matinée et m’annonça que le trône d’Espagne était offert au prince Léopold de Hohenzollern qui l’acceptait. L’incident nous paraissait si peu grave que nous en rîmes. « Que va-t-il faire dans cette galère, le pauvre garçon ? Avant six mois, ses sujets l’auront reconduit à la frontière. » Et nous n’épargnâmes pas les considérations superflues sur les sottises de l’ambition humaine. Le soir, j’allai à la terrasse, devant la maison de conversation, là où l’on fait quelque musique, où l’on se promène, où l’on se rencontre, où l’on bavarde, où l’on apprend les nouvelles. Tout était calme, c’est-à-dire bruyant, et nul ne semblait se préoccuper de cette candidature qui surgissait spontanément ; loin de s’en inquiéter, on en souriait.

L’indifférence ne fut pas de longue durée et, dès le lendemain, on apprit, par dépêche affichée dans les salons du casino, que la presse parisienne témoignait un mécontentement unanime ; que l’on paraissait fort irrité contre la Prusse et que l’on ne se gênait pas pour « rappeler le comte de Bismarck à la pudeur ». J’avoue que je n’y comprenais pas grand-chose et je trouvais que nous avions la fibre patriotique bien susceptible. J’en parlai à de Mosbourg, qui était assombri ; la portée de son esprit n’avait rien d’excessif, mais il était de bon sens et avait longtemps, quoique en sous-ordre, pratiqué les affaires diplomatiques.

Ce qu’il m’a dit, je ne l’ai pas oublié : « Ça prend mauvaise tournure ; avec la polémique des journaux et les discussions de la Chambre, on va se laisser entraîner et l’on ira plus loin que l’on ne veut. Ce n’est ni Gramont, ni Ollivier qui seront capables de résister à un mouvement de l’opinion publique, ni même de le diriger. On ne connaît pas Bismarck ; il cassera tout, plutôt que de céder, même en ayant l’air de céder ; que le diable emporte la reine Isabelle et son Marfori[123] ; si elle ne s’était pas fait détrôner, nous n’aurions pas telle complication sur les bras. En somme, c’est un simple accroc qui se peut raccommoder ; il suffit d’avoir quelque sagesse et d’échanger des notes raisonnables. Mais voilà le malheur ; nous n’avons personne pour nous gouverner. » Je dis très vivement : « Et l’Empereur ? » Mosbourg me répondit : « Il n’est plus le même, et si l’on soulève la question du Rhin, l’Impératrice lui fera perdre la tête, car elle n’a pas d’autre marotte. » Puis, craignant sans doute d’en avoir trop dit, il ajouta : « Garde cela pour toi. »

Deux jours après, le 6 juillet dans la soirée, une dépêche nous apporta le résumé de la déclaration faite au Corps législatif par le duc de Gramont. Il le prenait de haut, de si haut qu’il en est tombé ; l’Empire aussi s’en effondra et l’on en put prendre son parti, mais la France, notre vieille France, en a été mutilée, et de ceci l’on reste inconsolable. Le duc de Gramont, maître diplomatique de notre pauvre pays, déclara que le gouvernement de l’Empereur ne souffrirait pas que, sans le consulter, une puissance étrangère plaçât un prince sur le trône d’Espagne et compromît ainsi l’honneur et la dignité de la France. À ce moment où la diplomatie devait employer toutes ses ressources et toute sa cautèle pour apaiser les esprits et arriver à un compromis honorable, on négligeait toute prudence et l’on faisait appel à la passion publique.

Émile Ollivier renchérit encore et, de sa voix vibrante, il s’écria : « Chaque fois que l’Europe a acquis la certitude que la France était fermement résolue à remplir ses devoirs légitimes, on n’a point résisté aux désirs de la France. » Le comte de Mosbourg avait raison ; on faisait des sottises. Tout concourut à précipiter le dénouement déplorable qu’il eût été si facile d’éviter : la note belliqueuse sonnée par tous les journaux, l’affolement public, le peu de sagesse du pouvoir législatif, l’inanité intellectuelle du ministère. Au sujet de ce dernier, Lord Malmesbury[124], à la page 373 du premier volume de ses Mémoires d’un ancien ministre, a prononcé une parole qui sera le jugement de l’histoire : « La maladresse dont ceux que Napoléon III avait choisis ont fait preuve, en présence des provocations de la Prusse, peut être considérée comme un exemple de la plus complète incapacité diplomatique dont on ait souvenance. »

On se rappelle sans doute avec quelle rapidité les incidents se succédèrent, mal compris et surtout mal interprétés. Le roi de Prusse était à Ems ; Benedetti, notre ambassadeur, y était également. Sur les observations qui furent transmises à Guillaume, Léopold de Hohenzollern déclina toute prétention au trône d’Espagne ; son père le prince Antoine, dont Paris s’est tant diverti, retira l’autorisation qu’il avait accordée. De son côté, le gouvernement espagnol, mal assis, agité par des factions hostiles, fort peu soucieux d’entrer en conflit avec la France, renonça au souverain qu’il avait choisi. C’était une satisfaction complète ; l’honneur — puisque l’honneur était en jeu — n’avait plus rien à réclamer ; on eût dû être content et remettre au rancart les canons, les discours, les chants patriotiques et tout le tralala dont on s’était volontairement assourdi. Il n’en fut rien, on exigea du roi de Prusse la promesse écrite que jamais il n’autoriserait un prince de sa maison à régner au-delà des Pyrénées ; c’était trop, c’était injurieux ; le roi Guillaume répondit que la renonciation de Léopold, approuvée par le père de celui-ci, était une garantie suffisante de ses intentions pacifiques et que, pour sa part, il n’avait aucun engagement à prendre. Cette réponse fut considérée comme un refus de tenir compte des réclamations de la France et la guerre fut déclarée.

Par Émile Ollivier, par Maurice Richard, par Piétri, par Conti, chef du cabinet de Napoléon III, j’ai su, dès mon retour à Paris, ce qui s’était passé et je le puis raconter. Je crois bien que c’est à la date du 12 juillet qu’il faut rapporter cet incident grave entre tous, mais cependant je ne le certifie pas[125]. On avait reçu la dépêche de Benedetti annonçant le retrait de la candidature Hohenzollern ; le Cabinet espagnol avait fait savoir qu’il l’abandonnait spontanément. Un Conseil des ministres fut tenu aux Tuileries, à 10 heures du matin, sous la présidence de l’Empereur, qui était venu exprès de Saint-Cloud. On lut les dépêches d’Ems et de Madrid ; elles parurent satisfaisantes ; l’incident fut considéré comme clos, malgré la mauvaise humeur manifestée par le ministre de la Guerre, qui était le maréchal Lebœuf ; c’est à peine si quelques observations furent produites ; la renonciation dans sa forme et son fond fut acceptée, car elle était jugée suffisante ; l’Empereur dit : « C’est la paix. » Les ministres se séparèrent avant onze heures et se donnèrent rendez-vous au Corps législatif à deux heures pour communiquer la bonne nouvelle qui, du reste, s’était déjà répandue dans Paris, dès le matin, et donna lieu à des spéculations désordonnées.

Entre midi et deux heures, la situation se modifia et l’on m’a dit — sans que j’aie jamais pu contrôler l’exactitude du renseignement — qu’elle se modifia sous l’influence et par l’intervention directe de l’Impératrice. Je ne serais pas surpris que la version méritât créance, car cette malheureuse femme, aussi futile en politique que dans la vie mondaine, déclarant depuis 1866 à qui voulait l’entendre que la France catholique ne pouvait supporter le voisinage d’une grande puissance protestante, s’engouant d’idées qu’elle était incapable d’approfondir, rêvait la conquête du Rhin, pour assurer la couronne à son fils. Répétant sans le savoir le mot qu’en 1807, à la veille d’Auerstædt et d’Iéna, la reine Louise avait prononcé devant Gentz, elle disait : « C’est ma guerre. » Ce fut sa guerre, en effet, si ce que j’ouïs raconter est vrai, comme je l’ai entendu affirmer par un des hauts fonctionnaires des Tuileries.

Le système inauguré par Émile Ollivier ne lui plaisait pas, elle le subissait à contrecœur et avec une arrière-pensée. La liberté n’était point pour convenir à son esprit étroit et absolu. Elle s’en moquait volontiers et les gens de son intimité faisaient chorus. Elle envisageait sans trouble l’éventualité d’une régence prochaine, pendant la minorité du Prince impérial, mais cette régence, elle désirait avoir à l’exercer dans des conditions de pouvoir peu contrôlé et surtout moins discuté par des parlements grognons. Au milieu des hommes qui l’entouraient et ne lui ménageaient pas les hommages, il en est un qu’elle avait distingué et avec lequel elle aimait à s’entretenir, car elle trouvait en lui l’écho de ses pensées et peut-être même de ses espérances.

Il était beau garçon, de mine hardie avec sa moustache noire et son regard provocant. Les théories qu’il émettait étaient claires : « Le pouvoir souverain ne peut se manifester que dans sa plénitude et ne doit jamais faire de concession. La France n’a qu’à signifier sa volonté à l’Europe et ne pas supporter même une contradiction. » Ce bravache, que l’on écoutait volontiers, s’appelait le baron Jérôme David ; il avait été officier ; actuellement, il était député de je ne sais plus quel arrondissement de la Gironde et l’un des vice-présidents du Corps législatif. Il était le filleul de Jérôme Bonaparte, l’ancien roi de Westphalie, et, disait-on, son fils. Loin de renier cette origine incorrecte, il en tirait vanité et lui devait, disait-on encore, une pension mensuelle de trois mille francs sur la cassette impériale. Le prince Napoléon le tenait à l’écart et, en toute occasion, le traitait avec un dédain affecté. Le frère légitime détestait le frère bâtard, qui le lui rendait bien, et c’est peut-être pourquoi l’Impératrice avait du goût pour celui-ci.

L’Impératrice apprit immédiatement le résultat de la délibération des ministres, elle en fut exaspérée. Elle fit expédier une dépêche à Jérôme David, qui se hâta d’accourir. « C’est une reculade ; nous ne pouvons la supporter, nous allons être la risée de l’Europe ; je dois à mon rang, au nom que je porte, je dois à mon fils de ne pas courber la tête sous l’humiliation que M. Ollivier veut nous imposer. C’est pis qu’une défaite devant l’ennemi : c’est la fuite. » Ce fut ce thème rapidement développé qui fit entrevoir à Jérôme David la chute d’Ollivier, un ministère pour lui, la dictature pendant la guerre, la victoire, et, en cas probable de régence, la direction ou, tout au moins, le partage du pouvoir. En moins d’une heure, il s’aboucha avec quatre ou cinq députés, s’entendit avec eux sur le mode de procéder, formula l’interpellation que l’on devait introduire le jour même, au cours de la discussion parlementaire et, accosté de Clément Duvernois, se rendit au Corps législatif pour racoler des adhérents, ce qui ne fut point difficile, car les esprits étaient surexcités jusqu’à l’aberration.

Lorsque Émile Ollivier arriva au Corps législatif, les couloirs et la salle des pas perdus regorgeaient de monde : députés, sénateurs, diplomates, journalistes étaient déjà là, commentant les nouvelles et discutant les résolutions du gouvernement avant de les connaître. On se précipita au-devant de lui, on l’entoura, on l’interrogeait : « Eh bien ? Eh bien ? » À très haute voix, il cria plutôt qu’il ne répondit : « Nous avons la renonciation du prince Hohenzollern ; tout est fini ; la paix est assurée. » Certes, il était de bonne foi, il venait de dire ce qu’il pensait, ce qu’il voulait. Deux heures plus tard, ce même homme raisonnable et pacifique, soufflant à tous poumons dans la trompette de Bellone, déchaînait sur la France l’ouragan et la dévastation. Pourquoi ce revirement subit et à quelle impulsion néfaste a-t-il obéi ? Il est difficile de le savoir et probablement ne le sait-il pas lui-même. Quoi ! tout est fini et sans transition, sans que nul incident ait été ajouté à ceux que l’on connaissait, que l’on avait étudiés, expliqués, acceptés ; voilà que tout recommence ! Ce serait à confondre l’esprit, si l’on ne savait que les artistes sont doués — affligés — de mobilité ; or Émile Ollivier était un artiste en paroles, rien de plus. Néanmoins, au milieu du chaos de ses impressions et de ses idées, on peut découvrir les motifs qui l’ont fait agir. Ces motifs sont complexes, car il est rare de rencontrer une âme qui soit mue par un sentiment unique.

Ollivier avait l’habitude des assemblées délibérantes ; il n’en ignorait ni les petites passions, ni les ambitions inavouées ; il les avait assez pratiquées pour savoir à quels signes on peut reconnaître l’approche des tempêtes parlementaires ; or ces signes qui précèdent et annoncent la perte des portefeuilles, il les avait remarqués et il avait deviné qu’un ministère d’action, bâclé dans la coulisse, était prêt à le remplacer et allait faire effort pour le renverser, en invoquant la gloire de la patrie, notre honneur compromis et notre prestige aux yeux du monde entier. Il sentit qu’on en voulait à son portefeuille et se résolut à faire litière de son opinion pour rester debout. Est-ce seulement afin de conserver le pouvoir qu’il agit de la sorte ? on serait imprudent de l’affirmer. Il savait, à n’en point douter, que le Cabinet prêt à se substituer à celui dont il était le chef ruinerait toutes les libertés qu’il avait données à la France ; en s’emparant de la dictature, sous prétexte de la guerre que l’on rendrait inévitable, il sacrifia la paix au désir de maintenir les réformes qu’il avait inaugurées ; en outre, il était convaincu que nous irions non pas à la bataille, mais à la victoire ; en cas de guerre, il devenait le ministre victorieux et restait inébranlable, car il eût rendu au pays les frontières du Rhin, si amèrement regrettées, si ardemment convoitées.

Ces deux motifs étaient suffisants à l’excuser à ses propres yeux, car il s’imaginait assurer du même coup sa situation, le système libéral et les destinées de la France. À ceci, je dois ajouter qu’il y avait en lui quelque chose de médiocre et de cabotin ; il voulait plaire et n’hésitait pas à s’approprier l’opinion d’autrui, lorsque cette opinion ralliait plus de partisans que la sienne ; on eût dit qu’il se penchait vers la voix publique pour la mieux entendre et la mieux répéter ; je l’ai vu plus tard à l’Académie française inventer, soutenir la candidature d’Oscar de Vallée et l’abandonner à la minute du scrutin, parce qu’il reconnut que les votes allaient se porter sur un autre concurrent. Toute sa vie il fut ainsi ; il ignorait qu’un homme politique qui ne sait pas être impopulaire ne sera jamais un homme d’État.

Quoi qu’il en soit, dans cette journée mémorable, Émile Ollivier, après s’être mêlé aux groupes dans les couloirs de la Chambre, après avoir affirmé que la paix était certaine, après avoir écouté les observations qui lui furent adressées et avoir recueilli les impressions parlementaires, n’était plus le même homme lorsqu’il prit séance ; son attitude était modifiée et semblait hésitante. Il avait causé pendant quelques instants avec Thiers, qui l’avait adjuré d’accepter simplement la renonciation du prince Hohenzollern et de ne pas exposer la France aux périls d’une guerre dont le résultat était incertain. Dans cette recommandation très sage et d’un patriotisme peu douteux, il n’avait vu qu’un piège ; or, en politique, il est de tradition d’écouter les conseils de ses adversaires et de ne jamais s’y conformer. L’assemblée était nerveuse ; l’opposition ne voulait pas de la guerre ; c’était une raison pour que le parti gouvernemental, alors très nombreux, en voulût. Ollivier monta à la tribune et, en quelques mots, expliqua que, le prince Antoine de Hohenzollern ayant retiré l’autorisation qu’il avait accordée à son fils d’accepter le trône d’Espagne, l’incident était terminé ipso facto.

La Chambre ne fut pas satisfaite et le fit voir ; l’argumentation dont on battit la théorie du ministère équivalait à ceci : le prince Antoine n’est en somme qu’un particulier, dont la volonté n’a aucune valeur diplomatique, et ne peut, sous aucun prétexte, exercer d’influence sur les relations de deux grandes nations ; la renonciation Hohenzollern n’aura d’importance que si elle est revêtue de la confirmation du roi de Prusse, qui s’engagera, par acte de chancellerie, à ne jamais permettre qu’un prince de sa maison soit appelé à régner sur l’Espagne. Ollivier riposta mollement. La Chambre fut indécise, ne se sentant pas apte à prendre une résolution, lorsque Clément Duvernois déclara qu’il allait interpeller le ministère sur les garanties qu’il comptait stipuler pour l’avenir. Immédiatement après, le baron Jérôme David déposait une interpellation « sur la lenteur dérisoire des négociations avec la Prusse ». C’était dire à Ollivier que nulle action diplomatique n’avait été engagée sur la question ; que les pourparlers avec les Hohenzollern étaient illusoires ; qu’une puissance comme la France ne se contentait pas d’une lettre particulière, qu’elle exigeait un contrat authentique et que lui, garde des Sceaux, président du Conseil des ministres, ne savait point son métier.

Après la séance, les ministres se rendirent à Saint-Cloud, où fut tenu un Conseil que présida l’Empereur ; pendant deux heures, on discuta. Napoléon III, triste, pacifique, ne cachait pas son opinion : demander un engagement pour l’avenir au roi de Prusse, c’était s’exposer à un refus certain, et le refus entraînait la guerre ; or cette guerre, il ne la jugeait pas imposée par les circonstances et il la croyait non seulement inopportune, mais périlleuse. Un seul ministre, Ségris, chargé du portefeuille des Finances, combattait pour la paix et demandait énergiquement qu’elle ne fût point troublée à propos d’une question qui jamais n’aurait dû sortir du domaine diplomatique.

Tous les autres ministres argumentaient à qui mieux mieux pour démontrer que, si la France n’en appelait aux armes, elle descendait au rang de puissance de second ordre. Le maréchal Lebœuf, presque furieux, disait : « Jamais on ne retrouvera si propice occasion de reprendre le Rhin ; nous sommes prêts, archi-prêts, nous avons huit jours d’avance sur la Prusse ; la lutte dût-elle durer deux ans, nous n’aurions pas un bouton de guêtre à acheter. » Après deux heures de discours, de ripostes, de violences, l’Empereur dit : « Je suis un souverain constitutionnel, je dois me soumettre à la majorité du Conseil. » Puis, attirant à lui une feuille de papier, il écrivit : « M. Conti, télégraphiez en chiffre à Fleury ; C’est la guerre. » Conti était chef du cabinet de l’Empereur ; le général Fleury était ambassadeur de France à Pétersbourg.

Le soir même, le duc de Gramont expédia par le télégraphe à Benedetti l’ordre d’exiger du roi de Prusse l’engagement de ne plus autoriser de nouveau la candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne ; c’était une mise en demeure qui, après la renonciation déjà accordée sans discussion, ressemblait à une insulte. Benedetti, fort ému, se présenta au roi Guillaume, qui était près de quitter Ems pour aller rejoindre la reine Augusta à Coblence. On a prétendu, et Bismarck qui s’est trompé volontairement — en un mot, qui a menti — a laissé croire que le roi de Prusse avait malmené notre ambassadeur et lui avait même fait interdire sa porte par un de ses aides de camp. Le roi Guillaume était un homme très bien élevé, de façons courtoises, incapable de manquer de politesse envers qui que ce soit, surtout envers un personnage revêtu du caractère diplomatique.

La vérité, que je tiens du prince Antoine Radziwill[126], qui était aux côtés du roi, est tout autre. Benedetti, assez embarrassé, fit sa communication. Le roi l’écouta et ne put dissimuler un geste de surprise ; il dit : « Je ne puis rien ajouter à ce que vous savez déjà ; mon gouvernement continuera les négociations qui pourraient être poursuivies. » Ce fut tout ; ceci se passait sur la promenade d’Ems ; le roi s’éloigna, après avoir donné une poignée de main à notre ambassadeur. Telle fut la scène dans laquelle Émile Ollivier et Gramont s’efforcèrent de voir une nouvelle injure pour la France. À cet égard, on peut s’en rapporter à Benedetti, qui, dans son livre : Ma Mission en Prusse, a écrit : « Il n’y eut à Ems ni insulteur ni insulté. »

Il se peut qu’Ollivier ait été de bonne foi, car les journaux allemands publièrent immédiatement une information dont je prends le texte dans le Tableau historique de la guerre franco-allemande (Berlin, chez Stilke et Van Muyden, 1871), afin d’être certain de ne pas attribuer à l’Allemagne un mauvais procédé qu’elle n’aurait pas eu : « Après que la nouvelle de la renonciation du prince Hohenzollern a été officiellement donnée au gouvernement français par celui de Madrid, l’ambassadeur français a fait demander au roi Guillaume de l’autoriser à télégraphier à Paris que S. M. le roi s’obligeait pour l’avenir à ne jamais donner son consentement aux Hohenzollern, dans le cas où ceux-ci reviendraient sur leur renonciation. S. M. le roi a refusé alors de recevoir encore une fois l’ambassadeur français, auquel il a fait savoir, par l’aide de camp de service, qu’il n’avait plus rien à lui communiquer. »

Cette note est inexacte, comme la plupart de celles que donnent les journaux qui n’ont aucun moyen de contrôle à leur disposition. On a intentionnellement interverti l’ordre des faits : le 12 juillet dans la soirée, Benedetti, muni du télégramme qu’il venait de recevoir, demanda audience au roi, qui lui fit répondre par son aide de camp qu’il le verrait le lendemain, à la gare, avant de partir[127]. L’information des journaux se trompait donc et se trompait sans doute à bon escient, car on a prétendu, et rien n’a démenti cette supposition, que cette note mensongère émanait de Bismarck, qui, connaissant à fond le tempérament français, pensait qu’une telle affirmation ne passerait pas inaperçue.

Le duc de Gramont ne demanda pas d’éclaircissements ; Émile Ollivier, devenu belliqueux jusqu’à l’absurde et ne vivant plus que dans le rêve des victoires prochaines, admit l’information sans même la discuter ; hélas ! il fit plus ; il la présenta au Corps législatif comme une note diplomatique, c’est-à-dire officielle, expédiée au gouvernement français par le Cabinet de Berlin. De la sorte, une erreur — un mensonge — de journal sans autorité, sans responsabilité, devenait une insulte méditée, adressée par le souverain de la Prusse au souverain de la France. La passion seule commandait, tout espoir d’un arrangement encore possible disparut et la guerre fut déclarée. Lorsque, le 15 juillet, Ollivier, forcé dans ses dernières allégations, fut contraint de lire à la tribune les télégrammes de Benedetti, Horace de Choiseul s’écria : « Mais on ne peut pas faire la guerre là-dessus. » Horace de Choiseul avait raison.

Ce fut le 15 juillet, vers six heures du soir, qu’en Conseil des ministres réuni à Saint-Cloud la déclaration officielle de guerre fut signée par l’Empereur, plus attristé que jamais et courbant les épaules, comme s’il eût déjà senti sa destinée s’écrouler sur lui. L’Impératrice eut un accès de joie folle, auquel succéda une crise nerveuse, accompagnée de larmes et de sanglots. Au lieu des palmes triomphales que jusqu’alors son rêve aimait à contempler, elle avait peut-être aperçu le linceul de la défaite. Elle ne fut pas la seule à avoir un pressentiment de l’avenir. Six ans après, en 1876, Ollivier m’a raconté son retour de Saint-Cloud en voiture avec le duc de Gramont. « Nous traversions le Bois de Boulogne ; il me sembla entendre le bruit des obusiers qui bombardaient Paris et voir les chevaux des uhlans attachés aux arbres. » Puis, levant les bras vers le ciel, comme pour le prendre à témoin de ce qu’il allait dire, il s’écria : « Je suis un voyant, moi ! » Voyant ou visionnaire ?

Je n’ajouterai qu’un mot pour faire comprendre avec quelle légèreté nos ministres conduisirent cette aventure Hohenzollern : la déclaration de guerre fut remise le 19 juillet 1870, à une heure et demie de l’après-midi, au comte de Bismarck ; c’est la seule communication officielle que le Cabinet de Berlin ait reçue du gouvernement français, depuis l’origine de cette affaire jusqu’au dénouement.



CHAPITRE IV

LA GUERRE



PRÉVISIONS SINISTRES. — ÉMOTION À BADE. — TOURGUÉNEFF. — SOUVENIR DU PONT DE KEHL. — LE GÉNÉRAL ET LA GÉOGRAPHIE. — ARRIVÉE À PARIS. — ENTREVUE AVEC OLLIVIER. — LA MALADIE DE L’EMPEREUR. — LES MOBILES DE PARIS AU CAMP DE CHÂLONS. — MÉDÉAH ET ANTIBES. — LES RÉTICENCES DU DUC DE GRAMONT. — DEUX NÉGOCIATIONS PARALLÈLES. — L’EMPEREUR DE RUSSIE. — MENACES DE LA RUSSIE. — LE COMTE VITZTHUM. — ENTREVUE AVEC L’EMPEREUR D’AUTRICHE. — NÉGOCIATIONS CONTRADICTOIRES DE L’ITALIE. — ABANDON DE LA FRANCE. — LA PROPOSITION DE L’ARCHIDUC ALBERT. — LA JOURNÉE DU 6 AOÛT. — LA FAUSSE NOUVELLE. — TROIS DÉFAITES SIMULTANÉES. — AHURISSEMENT DE LA FRANCE. — BAZAINE COMMANDANT DE L’ARMÉE SOUS METZ. — L’EMPEREUR, NI GÉNÉRAL, NI SOUVERAIN. — CONVOCATION DU CORPS LÉGISLATIF. — DÉMISSION DU MINISTÈRE DU 2 JANVIER. — ÉMILE OLLIVIER A PARDONNÉ À LA FRANCE !



ÀBADE, le télégraphe nous tenait au courant de toutes ces péripéties. Dès que j’avais compris que les cartes s’embrouillaient dans des mains malhabiles, j’avais été saisi d’angoisse, car je ne pouvais me faire aucune illusion sur l’état de l’armée allemande. Les communes sur le territoire desquelles je chassais depuis une douzaine d’années, Niederbühl, Rauenthal, Muggensturm, Œtigheim, Wintersdorf, forment ceinture autour de Rastatt, qui, tout en restant ville de guerre, a cessé d’être forteresse fédérale depuis 1866. J’avais donc vu manœuvrer, souvent au grand détriment du gibier, les troupes prussiennes qui y tenaient garnison, à côté des troupes badoises. Je les avais admirées bien des fois et je n’étais pas rassuré en pensant que nous allions nous heurter contre elles.

J’écrivis à un de mes amis, qui fréquemment approchait l’Empereur, une lettre où je ne cachais pas mes inquiétudes ; cette lettre, je ne l’ai pas, mais elle peut se résumer ainsi : « De politique qu’elle est encore, la guerre va devenir rapidement nationale ; d’un côté on voudra reprendre le Rhin, de l’autre on fera effort pour ressaisir l’Alsace et la Lorraine ; il ne faut point se dissimuler la gravité de la situation ; c’est l’aventure la plus grave que la France aura courue dans ce siècle ; je n’en excepte ni 1814, ni 1815. » J’indiquais le nombre d’hommes que l’Allemagne pouvait mettre en ligne, car je ne doutais pas que les États du Sud ne fissent cause commune avec la Prusse ; je parlais de la discipline, de l’instruction du soldat allemand, de la science de ses officiers, et je terminais en disant : « Si nous n’avons pas, comme entrée de jeu, 300 000 hommes solidement massés, si derrière eux, à portée de contact, nous n’avons pas une réserve de force égale, il faut ne pas faire attention à la candidature Hohenzollern. » J’ai toujours regretté de n’avoir plus le texte de cette lettre, car les événements lui ont malheureusement donné la valeur d’une prophétie.

Le ministre de France, de Mosbourg, était consterné, mais il gardait bonne attitude, et le soir nous nous promenions ensemble sur la terrasse, ayant l’air de causer de choses indifférentes, mais troublés du présent et inquiets de l’avenir. Baden s’était vidé, comme par enchantement ; tout le monde s’était sauvé, sauf quelques pauvres diables qui, ayant tout perdu au jeu, étaient retenus parce qu’ils ne pouvaient payer leur aubergiste.

Dans le pays même, l’effarement était au comble ; à chaque minute, on s’attendait à voir apparaître les pantalons rouges ; dès la nuit venue, les bourgeois de la ville, armés de fusils de chasse, faisaient patrouille au long des routes et battaient la Forêt-Noire sur les chemins qui conduisent vers Strasbourg. La France s’était lancée avec une telle impétuosité qu’on l’avait crue prête et plus armée qu’elle ne l’était. On avait pris pour un acte d’habileté ce qui n’était qu’un effet de l’inconséquence de notre caractère.

Dès le 15 juillet au soir, nous avions eu, par le télégraphe, connaissance de la déclaration de guerre ; le 17 dans la matinée, je reçus la visite du baron de Gœler, qui était directeur, c’est-à-dire préfet de la ville. Après que nous eûmes échangé quelques lamentations, il me demanda ce que je comptais faire et brusquement me pria de ne point quitter Baden ; l’invitation était pour me surprendre et je ne le cachai point ; il me dit alors sans circonlocution que le pays était terrifié à l’idée que les spahis et les turcos allaient arriver, pour tuer les hommes, égorger les enfants et violer les femmes. Je fis de mon mieux pour rassurer ce fonctionnaire effaré, qui m’adjura de lui garder le secret sur sa démarche ; je le lui promis et je lui ai tenu parole ; ce n’est pas y manquer que de divulguer cette historiette longtemps après sa mort. Le même jour, ou la veille, je rencontrai le prince de Fürstenberg[128], qui me dit : « Je m’en vais chez moi pour y recevoir les Français. » La résidence du prince est située au sommet de la Forêt-Noire, à Donaueschingen, à la source même du Danube ; au milieu du mois d’août, tout le monde, dans le grand-duché de Bade, s’attendait à voir arriver l’avant-garde de l’armée française.

Le 19 juillet, je rencontrai Tourguéneff, qui, arrivant de Russie, avait traversé Berlin, où il avait séjourné pendant quelques heures. Il me dit que jamais il n’avait vu un enthousiasme pareil, que toute maison était pavoisée, que la population était sur pied ; que chaque soldat qui passait était acclamé et que l’on jurait de ne s’arrêter qu’à Paris. Je connaissais Tourguéneff et j’avais pour son talent une admiration sans réserve ; l’homme me plaisait moins, malgré son extrême douceur et son esprit ; je remarquais en lui une sorte de soumission extérieure qui n’était pas de bon aloi ; son caractère m’inspirait des doutes et je savais en outre qu’il aimait peu la France, où cependant il avait toujours été chaleureusement accueilli ; je dirai le mot, tout pénible qu’il est : je sentais qu’il la méprisait ; en revanche, il admirait l’Allemagne et son cœur était avec elle.

Je compris cela aux réticences de sa conversation, plutôt qu’aux opinions qu’il émettait, car il n’aimait point la lutte ouverte et ne manquait pas de malice pour l’éviter. Il m’avait parlé de l’enthousiasme de Berlin avec une chaleur où j’avais cru deviner quelque intention agressive. On est volontiers chauvin en pays étranger, et surtout en pays ennemi. À ma question : « Que pensez-vous de l’issue de la guerre ? », il répondit : « C’est bien douteux et j’ai peur pour vous. » Cette façon de voir était exactement la mienne, mais je ne me tins pas de riposter : « Mon cher, quand on a eu l’honneur de battre les Russes, on ne craint pas d’être battu par les Prussiens. » Nous nous sommes souvent revus depuis, et jamais nous n’avons fait la moindre allusion à ces paroles aigrelettes.

Le vendredi 22 juillet 1870, Laurent de Mosbourg quitta Bade, accompagné, si je ne me trompe, par un chambellan du grand-duc. Le lendemain, je partis. Deux amis, qui, depuis plus de trente ans, vivent auprès de moi, et quatre domestiques composaient déjà un groupe de sept personnes auquel seize femmes françaises demandèrent à se joindre. Nous ne pouvions rentrer en France que par un détour assez long, le chemin sur Strasbourg, le chemin sur Bâle étant interceptés, tous les wagons étaient réquisitionnés pour le transport des troupes. Nous prîmes route à travers la Forêt-Noire, vers Wildbad, d’où nous devions gagner la Suisse par la voie ferrée du Wurtemberg. En voitures, suivies de chariots portant les bagages, nous avions l’air d’une troupe d’émigrants ; on avait encore de la gaieté ; mais, si j’en juge par moi, j’imagine que l’on essayait de s’étourdir. Arrivée à Romanshorn le 25 dans la journée, notre bande se dispersa, chacun tirant de son côté. Le soir, j’étais à Zurich, et là j’apprenais que les hostilités avaient commencé. La garnison française de Strasbourg avait bombardé et incendié la petite ville ouverte de Kehl, où les Strasbourgeois aimaient à venir boire de la bière le dimanche. Le pont qui reliait les deux rives du Rhin et qui portait si allégrement les convois lancés à toute vitesse avait été détruit.

Ce ne fut pas sans amertume que je me rappelai que, lorsqu’il fut inauguré, au printemps de 1860 ou de 1861, un banquet avait réuni dans la grande salle de la conversation à Bade des journalistes allemands et français ; on avait trinqué, fraternisé, et l’on s’était même un tantinet grisé. À cette occasion, et pour célébrer la construction du pont de Kehl, un couplet fut fait ; l’auteur, je crois, était un rédacteur du Siècle, nommé Labedollière, qui excellait aux chansons. De ce couplet qu’on s’en allait chantant dans l’avenue de Lichtenthal et dans les brasseries, je n’ai retenu que les deux vers de la fin ; il ne faut pas oublier, pour en bien comprendre le trait, que le pont avait été bâti de compte à demi par l’Allemagne et par la France :

L’Allemand fait le tablier,
Le Français fournira les piles.

Lorsque je pense à cette hâblerie, et j’y pense souvent, cela ne me fait pas le cœur gai.

La Suisse, qui fut admirable pour nous, lorsque l’armée de Bourbaki, abandonnée par Jules Favre, aux préliminaires de l’armistice de Versailles, chercha un refuge sur son territoire, était alors fort irritée contre la France, qu’elle qualifiait de nation agressive et bataillarde ; je m’en aperçus à l’accueil qui nous fut fait dans toutes les villes que nous eûmes à traverser. Je partis de Lucerne le 29 ; je rentrai en France par Pontarlier, et à minuit j’étais à Dijon, où le train fut arrêté pendant une heure à cause d’un encombrement de la voie. Je me promenais sur le quai de la gare, lorsque je rencontrai le général D…, que je connaissais. Il allait prendre le commandement d’une division de cavalerie déjà rendue par étapes aux environs de la frontière. La confiance du général était imperturbable : une bataille, puis une promenade militaire jusqu’à Berlin ; en se hâtant un peu, on y arriverait pour célébrer le 15 août, qui est la fête de l’Empereur.

Tout en bavardant, je lui dis : « Le dépôt du ministère de la Guerre vous a-t-il expédié vos cartes ? » Que de fois sa réponse m’est revenue au souvenir ! Il se mit à ricaner et, en goguenardant, il me répondit : « Ah ! vous voilà bien, messieurs les savantasses ! Les cartes, la géographie, la topographie, c’est un tas de foutaises qui ne servent qu’à embarbouiller la cervelle des honnêtes gens. La topographie en campagne, voulez-vous que je vous dise ce que c’est ? Eh bien ! c’est un paysan que l’on place entre deux cavaliers ; on lui dit : « Mon garçon, tu vas nous conduire à tel endroit et l’on te donnera un petit verre de ratafia avec une belle pièce de cent sous ; si tu te trompes de route, voilà deux particuliers qui te casseront la tête à coups de pistolet… » Ce n’est pas plus malin que ça et je m’y connais, car ce n’est pas d’aujourd’hui que je fais la guerre ; je n’ai jamais eu d’autres cartes géographiques que celles-là et ça m’a toujours réussi. » Je ne répliquai point et je changeai de conversation. Le convoi était près de partir ; je remontai dans mon wagon ; je me tenais debout devant ma portière. « Au revoir, mon général, et bonne chance ! » Il me fit un signe de la main, comme le train s’ébranlait, et me cria : « Adieu, géographe ! » Je ne l’ai pas revu ; il mourut au début de la campagne, emporté par une fièvre pernicieuse.

J’arrivai à Paris, le 30 juillet 1870, précisément quarante ans après la révolution de Juillet, que j’avais vue commencer place Vendôme devant le ministère de la Justice, et je revenais pour assister à une révolution moins sanglante que son aïeule, mais de formidable conséquence. Paris était joyeux ; on y chantait La Marseillaise, Le Rhin Allemand, Le Chant des Girondins et puis je ne sais quelle turlutaine de circonstance où l’on disait :

Ah ! Guillaume, ah ! mon gros papa,
Tu vas tomber le nez dans ton caca.

Cela faisait rire ; les gamins braillaient cette ordure sur le boulevard ; on en était obsédé. L’esprit de la population était très exalté. Ceux qui, depuis la défaite, ont dit que le peuple n’avait pas acclamé la guerre se sont trompés, involontairement ou non. L’idée d’une lutte avec la Prusse a été très populaire. Tout mauvais cas est niable, je le sais, mais non pour l’historien qui s’efforce de ne point sortir de la vérité et qui parle si longtemps après les événements qu’on ne peut le soupçonner de subir d’autre impulsion que celle de l’esprit de justice. Les bandes qui parcouraient les rues en criant : « À Berlin ! » étaient sincères. L’âme belliqueuse de la vieille Gaule était en elles ; il est dans la nature des Français de dresser l’oreille au bruit du tambour et de frémir de joie à la sonnerie des clairons.

Je sais qu’il y eut une contre-manifestation, mais si minime, en nombre si disproportionné, que je n’en parlerais pas si plus tard on n’en avait voulu tirer parti dans l’intérêt d’une mauvaise cause et si elle n’avait été suscitée dans un but exclusivement politique. Dans la faction intransigeante et dans certains groupes orléanistes, on ne doutait point des victoires de l’armée française, mais on était persuadé que l’Empereur en profiterait pour ressaisir toute l’autorité dont il s’était départi en faveur du Corps législatif. C’est pourquoi, sur les boulevards et sur la place Vendôme, quelques troupes d’hommes, que du reste la population huait et faisait taire, ont crié : « Vive la paix ! » Des personnages très mêlés au mouvement politique de cette époque, Jules Simon, Eugène Pelletan[129], le comte d’Haussonville[130], Peyrat[131], Langlois[132], ne me l’ont point caché et disaient couramment : « S’il est vainqueur, nous sommes perdus. » Aucun d’eux ne croyait à la défaite. L’esprit de parti est implacable et peut-être n’est-il implacable que parce qu’il est aveugle.

Le lendemain de mon retour à Paris, le dimanche 31 juillet, je fus surpris de recevoir dans la matinée un billet d’Émile Ollivier qui me disait : « Je désire causer avec vous ; vous seriez aimable de venir me voir à une heure. » Je fus exact ; des ordres avaient sans doute été donnés, car on m’introduisit immédiatement auprès du garde des Sceaux, que je trouvai toujours le même, marchant sur les nuages et crevant le ciel de sa tête. Ces gens-là sont heureux ; lorsque leur entreprise réussit, ils s’en attribuent exclusivement l’honneur ; si elle échoue, ils accusent les destins, les hommes et les dieux, mais l’idée de s’accuser eux-mêmes ne leur vient jamais.

Je restai deux heures en tête-à-tête avec Ollivier, arpentant l’allée droite du jardin de la chancellerie, qui est bordée par le mur des communs de l’hôtel de l’État-Major. La lettre que j’avais écrite de Baden avait été remise à l’Empereur, qui l’avait communiquée à Émile Ollivier, qu’elle avait offusqué : « Vous voyez noir, me dit-il ; l’habitude de vivre une partie de l’année en Allemagne vous a donné sur ce pays des idées fausses ; vous le croyez fort, il n’est que gros ; vous avez eu tort d’inspirer à l’Empereur des doutes sur l’issue de la campagne. » Je répondis que Napoléon III était beaucoup mieux renseigné que je ne pouvais l’être et que c’est probablement à cause de cela qu’il avait tant hésité à déclarer la guerre. Textuellement, et si étrange que paraisse la réponse, Ollivier répliqua vivement : « C’est vrai, il ne voulait pas la guerre, mais il est si bon qu’il me l’a accordée, quand il a vu que je la désirais. » Je fus tellement abasourdi de ces paroles que je gardai le silence ; cela du reste était facile avec Ollivier, qui trouvait intéressante toute conversation où il était seul à parler.

Et il parlait, il parlait, se grisant à ses phrases, emporté dans un songe, me montrant la France victorieuse, dictant la loi à l’Europe, acclamée par les peuples et devenue le phare sur lequel l’univers fixerait les yeux. Pendant qu’il reprenait haleine, je lui dis brusquement : « Mais à quoi croyez-vous donc ?… » Il s’écria : « Je crois à l’effondrement de l’Allemagne. » Une tristesse profonde m’avait envahi et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Et si c’était l’effondrement de la France ! » Il s’arrêta, me regarda avec des yeux irrités et, me posant la main sur l’épaule : « Vous n’aimez point votre pays, vous ne savez pas l’aimer : quand on l’aime, on le croit invincible ; invincible, il l’est, et c’est un crime d’en douter ; si vous l’aimiez comme je l’aime, vous seriez certain de son triomphe. La Prusse est perdue ; nous n’avons qu’à étendre le bras pour saisir Berlin. »

Nous avions repris notre promenade et il me disait : « Non, jamais je n’admettrai que nos petits chasseurs, qui ont le pied cambré, que nos grands cuirassiers de Lorraine, que nos chapards d’Algérie et nos vétérans du Mexique soient vaincus par ces lourds Allemands, gonflés de choucroute et de bière, lents à se mouvoir, pleurnichards et dont le pied plat est rebelle aux marches prolongées ; par les rapports que je reçois, je sais que l’Allemagne est consternée, tandis qu’en France l’enthousiasme est indescriptible. » Je lui demandai si les engagements volontaires étaient nombreux, il répondit : « À Paris seulement, nous en avons plus de cent mille. » Il se trompait ou voulait me tromper.

Je lui parlai du prince Napoléon, qui, parti le 2 juillet sur son yacht, pour aller jusqu’à Arkhangelsk, apprit la déclaration de guerre à l’île de Tromsoë, franchit six cents lieues en cinq jours et vint se mettre à la disposition du ministre de la Guerre, dont il ne put obtenir un commandement. Le prince Napoléon fit venir Ollivier au Palais-Royal, ne lui ménagea pas les reproches, et lui dit, avec sa brutalité de langage habituelle : « Êtes-vous fou de faire la guerre pour de pareilles niaiseries et de jouer le sort de la France à propos d’une candidature au trône d’Espagne ; avez-vous donc oublié que l’Espagne nous a toujours porté malheur ? » Ollivier ne fut pas en reste et riposta : « Si, en présence du mouvement national, nous n’avions pas accepté la lutte contre la Prusse, c’est à coups de pied au derrière que l’on vous eût chassés, vous, votre famille et toute la dynastie. » La parole me sembla tellement exagérée que je n’y crus qu’à moitié ; elle me fut textuellement confirmée le lendemain par Maurice Richard.

Certes, la riposte d’Ollivier au prince Napoléon était excessive, et cependant je n’oserais affirmer qu’elle ne fût l’expression de la vérité. Il est certain qu’en présence des incidents faussés, dénaturés, amplifiés par la presse, par la tribune, par le bavardage des oisifs, la passion publique était arrivée au paroxysme et qu’il y aurait eu danger de lui refuser satisfaction. Aurait-on poussé le mécontentement jusqu’à la révolte ? c’est possible. En tout cas, l’Empereur serait resté déconsidéré, sans autorité morale, et le Corps législatif lui eût enlevé ses prérogatives, les unes après les autres, jusqu’au jour où, le jugeant inutile, il l’eût prié de s’en aller. Il est pénible de parler ainsi en ce moment. Je le reconnais, mais il faut avoir le courage de ne manquer ni de bonne foi, ni de probité.

Je le répète : cette guerre de 1870, dont on a fait retomber toute la responsabilité sur Napoléon III, lui a été imposée par la nation, à laquelle le duc de Gramont avait révélé des faits que la diplomatie seule aurait dû connaître, tant que la solution n’en était point définitive. Du reste, le pouvoir personnel et le pouvoir parlementaire n’ont rien à se reprocher, rien à s’envier ; ils sont également coupables, le premier d’avoir fait la guerre du Mexique, le second d’avoir exigé la déclaration de guerre à la Prusse.

Il y avait deux heures que je causais avec Ollivier, ou plutôt que je l’écoutais, lorsqu’on vint lui annoncer que Vandal était dans le salon d’attente. Or Vandal était alors directeur général des postes ; je sais ce que parler veut dire, et je me retirai, comprenant que le portefeuille du cabinet noir était apporté au garde des Sceaux, dont la seule présence à la tête du gouvernement aurait dû mettre fin à tous les abus. Comme je sais que les abus sont immortels, je n’en fus pas surpris. Dans le second volume de mes Souvenirs littéraires (1883), j’ai écrit : « Le lendemain de mon retour, je fus appelé chez un assez haut personnage que je n’ai pas à nommer ; la conversation fut longue et m’affligea, car j’avais affaire à un homme qui ne soupçonnait rien des armées allemandes, ni de leur discipline, ni de leur esprit. Au moment où je prenais congé, mon interlocuteur me dit : « Revenez donc me voir dans deux ou trois jours, il y a une question dont je voudrais m’entretenir avec vous. » Désirant n’être pas pris au dépourvu, je demandai : « Laquelle ? » Il répondit : « La question des frontières : la Sarre, la Meuse, le Rhin, la Moselle ; tout cela est un peu confus dans ma tête. » Je rentrai chez moi ; on me dit : « Comme vous avez l’air triste ! » Le personnage que je n’ai point nommé n’était autre qu’Émile Ollivier. Que de fois, repensant à cette scène, je me suis souvenu de la phrase de Commines : « Dieu ne peut pas envoyer une plus grande plaie à un État qu’un prince ignorant. »

Le 23 juillet, des lettres patentes avaient conféré la régence à l’impératrice Eugénie, et Napoléon III, emmenant avec lui le Prince impérial, son fils, était parti pour le grand quartier général, installé à Metz. Or ce que l’on n’avait pas dit, ce que l’on avait caché comme un secret d’État, c’est que quinze jours auparavant, c’est-à-dire le 7 juillet, les docteurs Nélaton, Ricord, Fauvel, Corvisart et Germain Sée, réunis en consultation, avaient examiné l’Empereur et avaient constaté un délabrement général de sa santé, produit par une affection dont plus d’une fois déjà il avait souffert. Nélaton, en le sondant, avait reconnu la présence d’une pierre assez forte dont l’accroissement rapide était à redouter. Ceci explique bien des choses, sans les excuser.

Dans certains états maladifs, le raisonnement subsiste, la volonté est abolie ; on voit ce qu’il faut faire et l’on n’a plus l’énergie de le faire. Ce fut le cas de l’Empereur, qui ne voulait pas la guerre et qui la laissa déclarer, parce qu’il n’eut point la fermeté d’imposer silence à ses ministres. L’« observation » résultant de la consultation fut rédigée sans ménagement par Germain Sée. Napoléon III n’en eut même pas connaissance ; la note, contresignée par tous les médecins, fut remise à l’Impératrice, qui la lut, ne le communiqua point et la serra dans un meuble dont elle portait toujours la clef sur elle. Au lieu du repos, du calme, des soins destinés à préparer une opération que l’on recommandait, on laissa le malade partir pour l’armée, où l’attendaient nécessairement les fatigues, les soucis et la plus lourde des responsabilités. Désemparé, sujet à des souffrances que tout effort exaspérait, ce malheureux pouvait à peine diriger la paix et il saisissait la direction de la guerre.

L’Allemagne a été victorieuse, mais il est juste de reconnaître que jamais bonne fortune semblable n’a été offerte aux hasards des batailles. Un souverain, général en chef, malade ; une régente faite d’ignorance et de frivolité, un ministère où la légèreté le disputait à l’outrecuidance, une armée dont l’infériorité numérique seule était une cause d’insuccès, un pays divisé par les factions, de prétendus alliés prêts à se dérober et se dérobant : le roi Guillaume eut la partie belle ; il en profita ; c’était son droit, mais vraiment le combat fut engagé dans des conditions trop inégales. L’Allemagne n’en a pas moins ressenti un prodigieux orgueil, et cela se comprend car on dirait que vaincre la France, c’est vaincre plus qu’une nation.

Dès le début de la campagne, avant même que le premier coup de fusil eût été tiré, on put comprendre qu’une partie de la population rechignerait au devoir. L’armée avait été divisée en plusieurs corps, dont le sixième corps, réuni au camp de Châlons, était placé sous le commandement du maréchal Canrobert, qui était un homme irréprochable. Sa bonté, son courage, les actions d’éclat qui avaient marqué les étapes de sa carrière, commencée en 1828, l’abnégation dont souvent il avait donné l’exemple par respect pour la discipline, tout, jusqu’à une certaine emphase de parole et d’attitude, l’avait rendu populaire dans l’armée. Les soldats l’aimaient, se racontaient la prise de Zaâtcha, l’hiver devant Sébastopol, la dignité avec laquelle Canrobert avait repris le commandement d’une division sous les ordres de Pélissier ; ils savaient qu’il s’inquiétait d’eux, de leur bien-être, de leur sécurité, que jamais il ne s’était ménagé, ainsi que ses blessures en faisaient foi, et, trouvant en lui un esprit chevaleresque et compatissant, ils l’avaient surnommé : « Gonzalve de Cordoue ». J’ajouterai que par sa vie privée, autant que par sa vie militaire, par les qualités qui affirment la supériorité morale, nul plus que lui n’était digne de respect. Il eut à recevoir au camp de Châlons, à instruire, à façonner pour la guerre les gardes mobiles de Paris. Ce fut une dure besogne, si difficile que l’on peut dire qu’elle était à peine ébauchée, lorsque la guerre prit fin.

Gouailleurs, indisciplinés, spirituels de cet esprit de trottoir parisien qui saisit le côté comique des choses les plus sérieuses et les plus terribles, d’une moralité apprise au comptoir du marchand de vins, pillards, effrontés et menteurs, ils apportèrent, au milieu d’une armée en formation, des éléments de dissolution dont Canrobert fut effrayé. Il fit réunir les gardes mobiles, afin de les passer en revue, de leur faire une allocution et de les amener à des sentiments meilleurs. Le maréchal avait alors soixante et un ans ; pour les adolescents qu’il allait inspecter, c’était un vieillard, un vieillard glorieux devant lequel tous ces jeunes fronts auraient dû s’incliner. On le traita de vieille baderne, de vieille vadrouille, de vieux mannequin, on lui cria qu’il était le porte-coton de Badinguet, et tout un bataillon, le quatrième je crois, demanda à retourner à Paris. Ce ne fut pas une insurrection, mais ce fut un scandale, où dominaient les clameurs : « À Paris ! À Paris ! »

Le maréchal était consterné ; il s’arrêta et dit : « J’ai l’oreille un peu dure et j’entends mal ; vous désirez que je vous conduise à Berlin, je ne demande pas mieux. — Non ! non ! à Paris ! » Un orateur se détacha du bataillon et déclara que les gardes mobiles avaient pour mission de défendre la ville où ils étaient nés et non point d’aller combattre à l’armée active, ce qui était l’affaire des soldats. Le maréchal Canrobert l’a dit : « C’était une troupe n’offrant aucune garantie et animée d’un très mauvais esprit. » Les mêmes causes produisent les mêmes effets, et les mobiles de Paris se conduisaient, en 1870, au camp de Châlons, comme les volontaires s’étaient conduits en 1792. On n’en parlera pas moins encore des braves mobiles et des héroïques volontaires ; cela est naturel, les gens instruits savent l’histoire, les ignorants acceptent les légendes ; c’est pourquoi la légende étouffe l’histoire et lui survit.

J’ai appris ce qui s’était passé au camp de Châlons et les insultes qui avaient accueilli le maréchal Canrobert, par un enfant que j’aimais beaucoup et qui faisait partie du contingent des mobiles parisiens. Il était le beau-fils d’Amédée Achard[133] et se nommait René-Jean François. C’était un garçon vaillant, n’aimant point la guerre, mais résolu à faire son devoir honnêtement et sans défaillir. Il était fort écœuré du milieu dans lequel il était forcé de vivre. Ses compagnons insubordonnés, se plaignant de la nourriture, du coucher, de la fatigue, volant dans les fermes pour alimenter la « popote », perdant leur temps à la cantine, où ils se grisaient de propos grossiers et de conduite dissolue, n’étaient point pour plaire à un jeune homme de vingt-deux ans, bien élevé, qui venait de sortir de l’École centrale avec le brevet d’ingénieur civil.

Dès qu’il eut appris la défaite de Wœrth, il se résolut à quitter ces soldats de maraude, qui n’iraient point de bon cœur au feu ; il accourut à Paris et signa son engagement au troisième régiment de zouaves, qui appartenait au corps d’armée commandé par le maréchal Mac-Mahon. Je cite ce fait secondaire pour faire comprendre non pas le désordre, mais l’insouciance qui régnait alors dans l’administration attachée à de vieux usages que l’état de guerre ne parvenait même pas à modifier. Lorsque René eut signé son engagement, on lui dit : « On va vous remettre votre feuille de route, afin que vous receviez votre équipement et votre numéro matricule. — Où est le dépôt ? — À Médéah. » René fit un bond, déclara qu’il s’engageait pour aller se battre en France et non pour aller voyager en Algérie. On lui répondit que, s’il consentait à payer son costume et son accoutrement, il serait immédiatement dirigé sur son régiment en campagne. Quelques jours après, il était vêtu en zouave et partait.

Il rejoignit l’armée la veille de l’affaire de Sedan, se battit, fut fait prisonnier, s’évada, traversa la Belgique, rentra à Paris et courut au bureau de recrutement pour se réengager dans le quatrième de zouaves, que le général Vinoy avait ramené intact. On lui donna sa feuille de route pour le dépôt, qui était non plus à Médéah cette fois, mais à Antibes. René en fut quitte pour acheter un nouveau costume, resta à Paris et fit partie de la petite troupe de 60 000 hommes qui fut à tous les combats et s’y montra héroïque. Il m’avait raconté l’histoire de son premier engagement au troisième de zouaves et je me rappelle en avoir pris texte pour faire, dans le Journal des Débats, un article qui demandait qu’un dépôt fictif fût organisé à la suite de tout régiment en guerre. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il n’en fut que cela.

Ces prodromes n’étaient point satisfaisants ; aucune nouvelle n’arrivait de l’armée, on en était surpris. Le mot du maréchal Lebœuf : « Nous sommes prêts, archi-prêts », avait été répété ; on en avait conclu que nous n’aurions qu’à marcher pour franchir la frontière ; on s’imaginait que l’on ne voulait pas faire connaître les mouvements de notre armée, qui certainement manœuvrait dans le Palatinat bavarois, et peut-être même de l’autre côté du Rhin. Les reporters de journaux s’empressaient d’aller rejoindre le quartier général ; ils y allaient comme à une partie de plaisir. Jamais je n’ai vu pareille illusion ; la confiance était tellement profonde, tellement universelle, que je finissais, malgré que j’en eusse, par en être pénétré. On croyait qu’il n’y avait qu’à se montrer pour vaincre.

Je m’étais arrêté à lire, sur une muraille, la proclamation dans laquelle l’Empereur disait : « La guerre sera longue et difficile. » Un homme s’écria près de moi : « Longue et difficile ! En voilà des bêtises ; dans un mois nous serons à Berlin. » Émettre un doute eût paru criminel. On parlait de nos alliances avec une raideur d’affirmation qui ne supportait même pas l’expression d’un doute ; on colportait les paroles prononcées par le duc de Gramont, et de jour en jour on s’attendait à apprendre l’entrée en ligne des Italiens et des Autrichiens. Le 15 juillet, dans la soirée, une commission parlementaire était réunie pour entendre les ministres ; le duc de Gramont se fit attendre et, arrivant enfin, il s’excusa de son retard. « J’avais chez moi, dit-il, les ambassadeurs d’Autriche et d’Italie ; j’espère que la commission ne m’en demandera pas davantage. »

Metternich et Nigra s’étaient en effet rendus au ministère des Affaires étrangères, mais isolément, l’un après l’autre, et sans avoir concerté leur démarche ; tous deux virent Gramont en tête-à-tête et sans s’être donné le mot ; ils lui tinrent le même langage ; ils ne vinrent pas lui dire : « Nous voilà, disposez de nous », mais ils lui dirent : « Votre précipitation nous paralyse ; à quoi bon, dans quel but, courir au-devant de la bataille ! Négociez, traînez le temps ; nous ne sommes pas prêts ; avant que nous ayons pu nous mettre sur le pied de guerre, des semaines se passeront ; il est sage, il est peut-être prudent de ne pas laisser les événements nous gagner de vitesse, afin que nous puissions y prendre part. » Ces conseils, le duc de Gramont les avait écoutés avec une courtoisie qui cachait de l’impatience ; et la réticence, un peu trop diplomatique, de l’allusion qu’il fit de son entrevue avec les représentants des gouvernements d’Autriche et d’Italie était de nature à faire croire à des alliances qui, en réalité, n’existaient pas.

Plus tard, bien après l’effondrement, le duc de Gramont a plaidé pro domo sua, dans diverses brochures, qu’il signait du pseudonyme d’Andréas Memor. Il a prétendu qu’il avait été joué par l’Autriche, qui s’était engagée à faire cause commune avec la France contre l’Allemagne et qui, au dernier moment, l’avait abandonnée. On a protesté à Vienne contre ces allégations et l’on a accusé le duc de Gramont de se tromper volontairement ; on a eu tort ; il a pu être de bonne foi, car il y eut deux négociations distinctes que je suis en mesure de faire connaître et dont une, celle qui est restée secrète, explique l’erreur d’Andréas Memor.

Dès que l’on sut à Vienne — et on l’apprit immédiatement — que la France se disposait à faire un casus belli de la candidature Hohenzollern, le comte de Beust, premier ministre de la monarchie austro-hongroise, consulta les chefs de l’État-Major, qui déclarèrent que six semaines au moins leur seraient nécessaires pour être prêts à entrer en campagne. Le comte de Beust envoya tout de suite à Paris deux hommes de confiance, dont l’un était Julian Klaczko[134], bien connu des lecteurs de la Revue des Deux Mondes, et qui alors remplissait les fonctions de conseiller aux relations extérieures d’Autriche. C’est lui qui m’a raconté les détails de son entrevue avec le duc de Gramont, dont nulle considération ne put éveiller la prudence. À toutes les observations qui lui étaient adressées, il répondait qu’ayant charge de l’honneur de la France il ne devait, sous aucun prétexte, le laisser exposé aux fantaisies de M. de Bismarck et que, dût-il aller seul au combat, il irait. Rien ne pouvait l’engager à introduire une action diplomatique à laquelle l’Europe s’associerait, ce qui permettait, au moins, de grouper en face de la Prusse des forces devant lesquelles il lui faudrait réfléchir.

Le dernier mot de l’entretien en donne le sens complet et le résume. Comme les envoyés autrichiens insistaient encore, le duc de Gramont répondit : « Vous ne voulez pas vous associer à nos victoires, soit : libre à vous ; mais nous sommes bons princes et nous vous en laisserons profiter. » Klaczko m’a dit que son compagnon et lui s’étaient arrêtés sur le palier du grand escalier de l’hôtel des Affaires étrangères, et qu’après avoir échangé quelques paroles ils avaient été pris d’un rire nerveux qui s’était terminé par un flot de larmes. Ils comprenaient que la défaite de la France entraînait forcément, et pour de longues années, la soumission de l’Autriche à la Prusse ; Vienne ne remuerait plus sans l’autorisation de Berlin.

Pendant que les envoyés du comte de Beust étaient à Paris, la situation de l’Autriche était déjà modifiée ; sa sécurité n’était plus indemne ; sa liberté d’action était compromise, pour ne pas dire annihilée. L’empereur de Russie venait de manifester sa volonté, qui ne nous était point favorable. Plusieurs motifs, qu’il convient de rappeler sommairement, ont dicté sa conduite en 1870 ; le principal est peut-être la vénération affectueuse qu’il professait pour son oncle le roi Guillaume de Prusse, mais, en dehors de cette cause, purement sentimentale, il y avait en lui un fonds de rancune tenace contre la France et contre l’Autriche. Contre la France, il se souvenait avec amertume du discours intempestif que le prince Napoléon avait prononcé au Sénat en 1863 à propos de l’insurrection polonaise, discours dont la portée fut grave, car il amena un rapprochement immédiat et une entente éventuelle entre les cours de Pétersbourg et de Berlin. Il se souvenait également qu’un attentat avait été dirigé contre lui, en 1867, lorsqu’il était à Paris, pendant l’Exposition universelle, et que le jour où il visita le palais de Justice, l’avocat Floquet, actuellement (1887) président de la Chambre des députés, lui cria : « Vive la Pologne, monsieur[135] ! »

Envers l’Autriche, que la Russie avait sauvée en intervenant à main armée et à main victorieuse contre l’insurrection hongroise de 1848-1849, ses griefs étaient d’un ordre exclusivement politique ; il ne lui pardonnait ni son inaction pendant la guerre de Crimée, ni sa complicité latente avec le soulèvement polonais de 1863, au cours duquel la Galicie avait servi de lieu de ravitaillement et de recrutement pour les révoltés. Donc il aimait le roi Guillaume, boudait la France et gardait mauvais vouloir à l’Autriche. Il en résulta que sa neutralité, bienveillante pour l’Allemagne, malveillante pour Napoléon III, fut oppressive pour l’empereur François-Joseph.

Il prescrivit à son ambassadeur à Vienne de signifier au comte de Beust que, pour un bataillon que l’Autriche mobiliserait sur la frontière de Silésie, la Russie mobiliserait un régiment sur les frontières de Galicie. C’était péremptoire, et de ce moment l’armée austro-hongroise fut condamnée à l’inaction. Le comte de Beust, édifié par l’État-Major sur la lenteur des préparatifs militaires, retenu dans ses velléités d’intervention par la déclaration de l’empereur Alexandre II, se le tint pour dit, et, quoiqu’il eût le cœur irrité contre la Prusse qui avait asservi la Saxe, sa patrie réelle, et rejeté hors de la Confédération germanique l’Autriche, sa patrie d’adoption, il se résigna à n’être que spectateur du combat prochain. Il écrivit au prince de Metternich, son ambassadeur à Paris, qu’il eût à prévenir Napoléon III que l’Autriche, pour les motifs qu’il énumérait, était forcée de se désintéresser de la lutte près d’éclater entre la France et l’Allemagne. Metternich, qui, dans ses conversations avec l’Empereur, dans ses causeries intimes avec l’impératrice Eugénie, avait sinon promis, du moins fait espérer un concours empressé, resta perplexe et ne se hâta pas de transmettre la dépêche à qui de droit ; peut-être croyait-il que le conflit serait apaisé, peut-être comptait-il sur un revirement de la politique autrichienne.

Sur ces entrefaites, le ministre plénipotentiaire d’Autriche à Bruxelles, le comte Vitzthum, arriva à Paris et alla, au débotté, faire une visite au prince de Metternich. J’ai connu le comte Vitzthum à Baden, où il possédait une villa quasi royale, et c’est lui qui, en 1885, m’a donné connaissance des faits que je raconte[136]. Metternich lui fit lire la lettre du comte de Beust, en le priant de n’en dire mot à quiconque. Vitzthum fut surpris de la décision de son chef hiérarchique, car pour lui la victoire de la France n’était pas douteuse ; il avait vu nos régiments en marche, avait eu à Bruxelles l’écho de l’enthousiasme parisien, et il était convaincu que l’intérêt de l’Autriche était de se joindre à nous.

Il se résolut à faire une démarche directe auprès de François-Joseph. Je n’ai jamais su si le prince de Metternich l’y avait encouragé, ni même s’il en avait reçu confidence. Le comte Vitzthum partit immédiatement pour Vienne, où il ne vit pas le comte de Beust, et se rendit à Schœnbrunn. Il dit à l’empereur d’Autriche que l’attitude et les préparatifs de la France étaient un sûr garant du succès, que l’occasion de venger les humiliations de 1866 était propice, qu’il fallait lier partie avec le vainqueur futur, avec le vainqueur assuré, qui, sans cela, après deux ou trois batailles gagnées, brusquerait la paix selon son habitude et la ferait au détriment de la monarchie austro-hongroise ; il ajouta que les ressentiments de Solférino et de Magenta n’étaient plus de saison, que la sécurité, la grandeur de l’Autriche seules étaient à considérer et que, malgré les injonctions de la Russie, il ne fallait point hésiter à serrer l’alliance offensive et défensive avec Napoléon III.

Le comte Vitzthum était de bonne foi, j’en suis persuadé, mais il ne lui déplaisait peut-être pas de flatter la passion de son souverain, et il ne pouvait ignorer qu’il prêchait un converti. En effet, François-Joseph n’avait qu’un rêve : se venger de la Prusse qu’il haïssait et repousser à un rang inférieur cette puissance, cette parvenue que son orgueil avait si longtemps regardée comme une sorte de vassale de sa maison. L’empereur d’Autriche abonda dans le sens des observations, qu’il écoutait d’une oreille prévenue, et déclara que le comte de Beust était trop timide, que les menaces de la Russie n’iraient pas au-delà des paroles et qu’il était décidé, pour sa part, à entrer en ligne dès qu’une occurrence favorable lui serait offerte. Il autorisa le comte Vitzthum à remettre confidentiellement une note dans ce sens au duc de Gramont.

Pour celui-ci, la note secrète détruisait la dépêche officielle du comte de Beust, que le prince de Metternich s’était décidé à communiquer ; c’est pourquoi, frappant sur le tiroir de son bureau de travail et répondant à des députés qui l’interrogeaient sur l’attitude de l’Autriche, il disait : « J’ai ici la preuve que nous pouvons compter sur elle et nous fier à sa loyauté. » Hélas ! il n’avait qu’une note personnelle émanant d’un souverain constitutionnel ; cette note n’avait donc qu’une valeur douteuse, que les événements allaient rendre illusoire ; mais c’est sur cette note que le duc de Gramont s’est appuyé pour dire qu’il avait eu en main l’engagement de l’Autriche et que l’Autriche l’avait trompé.

L’Italie ne jouait pas double jeu, mais elle jouait deux jeux contradictoires et parallèles, ce qui se produit souvent dans les États parlementaires dont le souverain cherche à conserver ses prérogatives. Le président du Conseil des ministres, qui siégeait alors à Florence, était Visconti-Venosta — le bel Emilio, — gendre d’Alfieri[137], élève de Ricasoli[138], disciple de Cavour, homme instruit, aimable, un peu gourmé et affectant volontiers la froideur anglaise qu’il croyait de bon ton pour un diplomate. Il était populaire en Italie, car, avec Cernuschi et Carlo Cattaneo[139], il avait été, au mois de mars 1848, un des chefs de l’insurrection qui chassa momentanément les Autrichiens de Milan. Visconti, qui, je crois, ne se faisait point d’illusion sur les forces militaires que l’Italie possédait alors, qui n’aimait guère Napoléon III, avec lequel il avait dû signer la convention de septembre 1864, qui avait été contraint de s’arrêter sur les rives de l’Arno, lorsque le but visé était sur les bords du Tibre, Visconti ne se souciait point de s’unir sans compensation à la France, et peut-être désirait-il réserver son action, afin de se la faire acheter au prix de Rome elle-même.

Il avait donc confié une mission secrète à Minghetti[140], qui s’était rendu à Vienne pour établir, en cas de guerre franco-allemande, un pacte de neutralité entre l’Autriche et l’Italie. Toutes deux devaient rester l’arme au pied, regarder le combat et n’y point prendre part.

Pendant que Minghetti représentait le gouvernement italien auprès du comte de Beust et lui transmettait les désirs du président du Conseil des ministres, le comte Vimercati, accrédité mystérieusement à Schœnbrunn auprès de l’empereur François-Joseph, lui apportait la pensée et les propositions du roi Victor-Emmanuel, qui était un soldat, aimait à entendre parler la poudre et avait voué un vif sentiment de gratitude à Napoléon III. Le roi d’Italie demandait à l’empereur d’Autriche de grouper, pour la première fois depuis longtemps, leurs armées dans une action commune, de rassembler chacun 150 000 hommes, et avec ces 300 000 soldats, marchant sous le commandement de leurs souverains, de tomber à revers sur la Prusse pendant que la France l’attaquait de front. Ces deux négociations si opposées se poursuivaient simultanément à l’insu l’une de l’autre. Elles devaient réussir ou échouer selon l’événement.

L’événement fut la défaite de Mac-Mahon et l’invasion de la France. Les glaives qui s’agitaient dans les fourreaux devinrent subitement immobiles. À l’intérêt que notre cause avait pu inspirer succéda l’indifférence, peut-être même l’hostilité, et chaque peuple se railla de la nation devant laquelle l’Europe avait tremblé. Il devait en être ainsi, car la politique est chose humaine ; elle se prosterne devant les forts et crache sur les faibles. En telle matière, il n’y a ni droit, ni justice, ni grandeur d’âme ; il n’y a que la force. C’est pourquoi le meilleur moyen d’être respecté de ses voisins et de vivre en paix à leur contact est d’être plus fort qu’eux.

En apprenant le résultat de la bataille de Wœrth, l’empereur de Russie dit au comte Chreptowitch, son grand chambellan, qui était près de lui à Moscou : « C’est la revanche de Sébastopol. » Presque en même temps, il recevait un télégramme du roi de Prusse : « Après Dieu, c’est à toi que je dois la victoire. Guillaume. » Victor-Emmanuel, averti par un message de Visconti-Venosta, s’écria : « Oh ! le pauvre Empereur ! » puis, après une seconde de réflexion, il ajouta : « C’est égal, je l’ai échappé belle », et de ce moment il se mit à regarder vers Rome avec plus d’intensité que jamais. Tous les souverains s’empressèrent à féliciter le vainqueur ; on rivalisa de zèle pour saluer l’épée rouge de notre sang. Napoléon III reçut-il un seul témoignage de sympathie ou de commisération ? j’en doute.

Je me souviens qu’un de mes amis, le sculpteur Christophe, se rencontrant chez moi avec le comte de Nesselrode, fils de l’ancien grand chancelier de Russie, dit : « Est-ce que l’Europe nous laissera écraser ? » Nesselrode, d’un ton de conviction et de tristesse, répondit : « Avec volupté. » Ce mot — un mot de conversation — dépassait la mesure ; mais « avec satisfaction » n’eût été que l’expression de la vérité. Le cri d’orgueil qui éclata en Allemagne dissimula mal la surprise d’une si facile et si grande victoire ; on ne se ménagea ni les compliments ni les sornettes. On découvrit que c’était la main — la main même — de Dieu qui avait dirigé les événements et que c’était la moralité allemande qui avait été spécialement désignée par la Providence pour châtier l’immoralité française. Or je connais la moralité allemande et l’on peut m’en croire : moralité allemande, immoralité française, c’est tout un et ça peut se mettre dans le même sac, ça ne se querellera pas.

À Vienne, l’impression fut profonde, car l’on y comprit que la défaite de la France porterait contrecoup à l’Autriche, qui serait contrainte d’ajourner toute velléité de revanche et qui sentirait peser sur elle l’Allemagne, dont le poids seul la neutraliserait. L’archiduc Albert, celui-là même qui, dans ses conférences avec le général Lebrun, avait préparé un plan de campagne, en cas d’alliance effective entre François-Joseph et Napoléon III, estima que l’occasion était bonne de rendre à la maison de Habsbourg une partie des possessions dont elle avait été dépouillée. Pendant que la France et l’Allemagne se heurtaient sur les champs de bataille, que la Russie surveillait le combat et que l’Angleterre s’en désintéressait, la route du Sud était libre et ouverte aux revendications. L’archiduc Albert proposa à l’empereur d’Autriche de s’y précipiter, de déboucher par le Tyrol, d’arracher à Victor-Emmanuel la Vénétie, la Lombardie, de le rejeter en Piémont et de rendre aux princes dépossédés la Toscane, les Légations et le royaume de Naples, en un mot de rétablir l’Italie telle qu’elle était avant la guerre de 1859.

L’aventure avait de quoi tenter et l’on peut affirmer qu’elle eût réussi. Abandonnée à ses seules forces, l’Italie n’était pas, n’a jamais été de taille à se mesurer contre l’Autriche. François-Joseph fut plus sage que l’archiduc et ne voulut pas rentrer dans la galère italienne. Trop longtemps, dans son propre intérêt, la monarchie autrichienne avait traîné le boulet de la conquête : par point d’honneur, elle avait lutté afin de le garder rivé à son pied ; aujourd’hui elle en était débarrassée et s’en trouvait bien. Le roi de Hongrie refusa d’aller chercher encore la couronne de fer à Milan. L’archiduc Albert n’en parla plus et resta attristé de la victoire prussienne, qui diminuait son pays, en frappant le nôtre au cœur.

Je n’ai pas oublié et je n’oublierai jamais cette journée du 6 août 1870, qui commença par un chant de triomphe et se termina dans une angoisse vague dont on était oppressé, sans que l’on pût en réalité dire pourquoi, car nulle information venue du quartier général n’avait été communiquée au public. Le mercredi 3 août, on avait crié dans les rues de Paris : « La première victoire des Français ! » C’était l’insignifiante escarmouche de Sarrebruck, qui n’eut et ne pouvait avoir d’autre résultat que d’amuser la curiosité des badauds. Nous y perdîmes une vingtaine d’hommes ; il ne faut pas les plaindre ; ils sont morts croyant à la victoire et n’ont pas eu à supporter le désespoir dont nous avons été accablés. Le soir même, ou le lendemain, on afficha une dépêche adressée par l’Empereur à l’Impératrice, disant que le Prince impérial, qui avait quatorze ans, s’était bien comporté au feu et avait ramassé des balles mortes. Ce détail fit sourire et l’on en leva les épaules.

Le 4 et le 5, on resta sans nouvelles de l’armée : on ne s’en troublait pas ; les amateurs de stratégie — il n’en manquait pas — expliquaient que l’armée devait être occupée à faire une marche en avant, pour s’emparer de la position de Kaiserslautern, où sans doute on livrerait bataille. Le 6 dans la matinée, un bruit se répandit dans Paris dont l’origine, attribuée à tort ou à raison à des spéculations de Bourse, n’a jamais été dévoilée. On disait que l’armée du prince Frédéric-Charles avait été écrasée par Mac-Mahon, qui avait fait 25 000 prisonniers et emporté la ville forte de Landau. Nul doute pour personne, promenades avec des drapeaux, clameurs de joie, chants patriotiques. Où était-elle la dépêche triomphale qui annonçait la victoire ? Tout le monde en affirmait l’existence, nul ne l’avait vue.

Je courus chez Maurice Richard, dont le ministère[141] était installé depuis peu dans un hôtel de la rue de Grenelle, voisin de l’administration des télégraphes. À ma question : « Qu’est-ce que c’est que cette victoire ? » Richard répondit : « Je n’en sais rien. » Malgré la franchise et la bonhomie des traits, je crus remarquer qu’il composait son visage. J’ai appris depuis qu’il savait, dès la veille, que nous avions été culbutés à Wissembourg et que le général Abel Douay était tué. Le chef du cabinet du ministre des Beaux-Arts s’appelait Gerspach, c’était un Alsacien solide, peu réservé dans ses paroles, grossier comme des sabots, très bon garçon, brave, ayant été soldat, marchand d’éponges, employé du télégraphe aérien, courtier d’élections de Maurice Richard, qui l’avait pourvu d’une bonne situation : aujourd’hui il est directeur de la manufacture des Gobelins et voudrait restaurer l’art des mosaïstes.

Gerpach, de quart d’heure en quart d’heure, allait voisiner à l’administration des télégraphes et revenait : « Il n’y a rien. » À chaque fois qu’il rentrait, sa figure était plus longue ; une dernière fois, il secoua la tête et dit : « C’est mauvais signe. » Richard paraissait inquiet, Gerspach était décontenancé : je n’étais que surpris de cette absence de nouvelles officielles, mais l’émotion de la foule était en moi, et l’on a tant besoin de croire à son pays que j’étais prêt à jurer que le télégraphe ne fonctionnait peut-être plus, mais qu’à coup sûr nous étions victorieux.

À Paris, vers quatre heures de l’après-midi, sans rien connaître encore de la vérité, on comprit que cette absence de dépêche prouvait que la nouvelle était fausse ; on se rappela qu’au temps de la guerre de Crimée une erreur analogue avait fait croire à la prise de Sébastopol un an avant que la ville ne tombât entre nos mains. C’était une déconvenue cruelle, mais qui n’était point pour décourager, puisqu’elle ne reposait sur rien. On se dit : « Ce sera pour demain », et on attendit la bonne nouvelle. La bonne nouvelle ne vint jamais.

Ce fut le 7 août qu’on lut sur les murs la dépêche de l’Empereur à l’Impératrice : « Mac-Mahon a perdu une bataille. » Le même jour, coup sur coup, nous apprîmes l’affaire de Wissembourg, celle de Wœrth, celle de Spicheren ou Forbach[142], trois défaites qui ouvraient nos frontières sur trois points différents. Par trois corps d’armée parallèles, l’Allemagne venait d’envahir la France. Entre Metz et Strasbourg, entre la Lorraine et l’Alsace, entre les troupes du maréchal Bazaine et celles du maréchal Mac-Mahon, l’ennemi marchait en masse compacte. Thiers, qui ne reculait jamais devant des images d’une nouveauté douteuse, disait : « Nos deux armées sont désormais séparées par un mur d’airain. Oui, messieurs, je ne crains pas de le répéter, par un mur d’airain. » La Prusse sembla surprise et un peu ahurie de sa victoire, qu’elle ne poursuivit pas avec sa vigueur habituelle ; nos soldats firent une retraite qui se serait changée en déroute, s’ils avaient senti derrière eux les poussées de cavalerie que Murat menait après la bataille d’Iéna, ou la galopade furieuse devant laquelle, au soir de Waterloo, la France fuyait sur la chaussée de Genappe. On rallia les corps épars qui avaient cherché refuge à Strasbourg, à Saverne, et on les rassembla au camp de Châlons, pour les reformer et leur donner de l’aplomb. Quant aux armées allemandes, la victoire avait doublé leur effectif moral et elles étaient redoutables.

Nos soldats ont été admirables[143] — je répète ici une parole allemande. Écrasés par une artillerie de portée plus longue que la nôtre, accablés par des troupes toujours renouvelées, sans réserves pour être relayés ou pour trouver un point d’appui, ils ne purent qu’être héroïques — ils le furent — et se faire tuer sans broncher, ce qu’ils firent. Afin de remédier à leur infériorité numérique, qui était désespérante, il eût fallu des prodiges de stratégie et d’habileté militaire. Le commandant en chef, l’Empereur, ne commandait pas. Le maréchal Mac-Mahon commandait mal. Notre armée était un cœur sans tête. Son courage fut impeccable, sa science nulle ; elle a été vaincue par la science et par le nombre[144]. Le 6 août 1871, un an après la bataille de Wœrth, le feld-maréchal de Moltke se rendit sur le terrain du combat, à la tête d’un groupe d’officiers faisant service dans l’État-Major ; il expliqua les péripéties de la lutte, fit la lumière sur bien des mouvements que l’on avait exécutés sans les comprendre et, terminant sa démonstration, il dit : « Si les Français avaient eu seulement 50 000 hommes en réserve, nous étions perdus. »

À la nouvelle de ces désastres, Paris fut dans la stupeur. On était allégrement parti pour Berlin et tout à coup, en l’espace d’une seconde, on reconnaissait que Paris pouvait être menacé. Le choc fut dur, si dur que l’on en perdit la tête, et je ne suis pas certain qu’on l’ait retrouvée pendant cette guerre maudite. Le plus grand malheur qui peut frapper une nation envahie ne nous fut point épargné. Toute direction disparut, ou, ce qui revient au même, il y eut plusieurs directions, contradictoires les unes aux autres, et par conséquent funestes. Puis la voix publique s’en mêla, la voix publique mauvaise conseillère, qui répète, comme un écho inconscient, tous les bruits, toutes les fables, tous les bavardages, et qui n’est faite que des rumeurs de la foule ignorante.

C’est la voix publique que l’on a écoutée lorsque l’on nomma le maréchal Bazaine commandant en chef de l’armée sous Metz, armée vigoureuse, bien animée et qui était le dernier, pour ne pas dire le seul espoir de la France. L’Empereur, par le fait, était déchu de son commandement ; ni souverain, ni général, il errait comme une âme en peine, déjà conspué par le peuple, à peine obéi par les officiers de sa maison, souffrant, dissimulant ses souffrances et semblable à ce roi d’Espagne dont parle Ruy Blas :

Courbant son front pensif sur qui l’empire croule.

Il ira ainsi jusqu’au dénouement, sans résolution, presque sans volonté. Sous la pression de Bazaine, qui ne voit en lui qu’un obstacle et le pire des impedimenta, il quittera le quartier général. Il ne peut rentrer à Paris ; l’Impératrice régente ne veut pas de lui ; sa présence seule serait un péril et soulèverait la population. Il vague entre son trône et son armée, ne sachant que faire ; il s’accroche à Mac-Mahon, qui n’ose le renvoyer, et finit par aller se faire prendre dans la souricière de Sedan.

À Paris, le ministère était en désarroi ; chacun répudiait la faute et la rejetait sur le prochain : c’est Ollivier — c’est Gramont — c’est Lebœuf — c’est le Corps législatif — c’est Benedetti — c’est tout le monde, et en réalité ce n’est personne, car nul ne consent à accepter la responsabilité. Une ruche envahie par les frelons n’est pas plus en désordre : oh ! nous étions loin de Berlin et même de la frontière. À Metz, le maréchal Lebœuf disait : « C’est cet imbécile d’Ollivier qui est cause de ce malheur ; on n’a jamais vu déclarer la guerre avec une telle inconséquence. » De son côté, Ollivier disait : « Et cet animal de Lebœuf qui me dit qu’il est prêt et que l’on n’a qu’à souffler sur l’armée prussienne pour la disperser ! » Quant au duc de Gramont, tombé du haut de son empyrée, il répétait : « Qui jamais se serait douté de cela ! »

Dans certaines régions, non pas du pouvoir, mais de l’administration, nulle illusion ne subsistait. Ceux dont la fonction était d’avoir le doigt sur le pouls de la population parisienne savaient à quoi s’en tenir. Ils étaient persuadés qu’à moins d’une victoire improbable le gouvernement, miné à la base, découronné au sommet, était comme un château branlant que le moindre heurt peut coucher à terre ; ils faisaient transporter leurs papiers en lieu sûr, envoyaient leurs familles hors de Paris et réalisaient des valeurs ; je sais même que des dispositions furent prises afin d’assurer le départ de l’Impératrice. Ces dispositions, adoptées à son insu, furent vaines, lorsqu’elle n’eut plus qu’à déserter les Tuileries, pour se soustraire à la foule qui marchait vers le palais.

Le 7 août, trois décrets parurent au Journal officiel, qui convoquaient le Corps législatif et le Sénat, mettaient Paris en état de siège et appelaient le maréchal Baraguay d’Hilliers au commandement des forces militaires réunies à Paris. On a dit que l’Impératrice et Émile Ollivier étaient opposés à la réunion des Chambres ; il m’a été impossible de vérifier l’exactitude de cette information et je la reproduis sous réserve, comme un des mille propos qui prouvent à quel point l’opinion publique était surexcitée contre le ministère et contre la souveraine. De tout ce qui se disait alors, une moitié était médisance et l’autre moitié calomnie.

Le mardi 9 août, le Corps législatif se réunit ; j’avais déjeuné chez Maurice Richard ; nous parlâmes d’Émile Ollivier, qui ne doutait pas du succès final et ne comprenait pas que l’on témoignât tant d’émotion pour un revers : si la guerre n’était qu’une série de succès, on n’aurait pas grand mérite à la faire. J’imagine que l’on prenait une si tranquille attitude pour la galerie, que le cœur avait cessé d’être « léger » et que l’on dissimulait bien des angoisses derrière une assurance que l’on n’éprouvait pas. Cependant rien dans les paroles de Maurice Richard ne me fit supposer que le ministère croyait à sa chute ; Ollivier et lui s’attendaient à une séance orageuse, mais ne soupçonnaient pas qu’elle serait décisive pour leur existence ministérielle.

En réalité, la séance ne fut qu’un échange d’injures, suivi de l’expulsion du ministère ; on ne le renversa pas, on le mit à la porte. La cause était perdue d’avance ; elle était difficile à défendre ; Ollivier s’y évertua cependant avec une maladresse qui pourrait porter un autre nom. Il promit une revanche prochaine à notre armée et, sentant l’hostilité gronder autour de lui, il porta l’attaque dans le camp de ses adversaires ; il dit : « Aux ressources dont ils disposent, les Prussiens espèrent ajouter celles qui naîtraient de troubles dans Paris. » Cette allégation, qui était, en quelque sorte, une prophétie que la journée du 4 septembre allait bientôt réaliser, souleva un tumulte formidable. Lorsque le silence fut à peu près rétabli, Ollivier sembla sommer la Chambre de se placer derrière le ministère. La tempête éclata de nouveau ; une proposition signée de quatorze députés demanda que la présidence du Conseil fût confiée au général Trochu. C’est la première fois que ce nom apparaît.

Jules Favre monta à la tribune et d’un mot dévoila les pensées ou les menées secrètes de ceux qui devaient former bientôt le Gouvernement de la Défense nationale : « Il faut que l’Empereur abandonne le quartier général ; ce n’est pas tout : il faut, si la Chambre veut sauver le pays, qu’elle prenne en main le pouvoir. » La discussion était parvenue à ce point de violence que Paul Granier de Cassagnac, impérialiste excessif, put dire : « Cet acte est un commencement de révolution tendant la main à un commencement d’invasion. Les Prussiens vous attendaient ; si j’avais le pouvoir, vous seriez dès aujourd’hui devant un conseil de guerre. » Un député ayant invoqué l’inviolabilité parlementaire, le duc de Gramont se mit à rire. L’explosion fut terrible et devint de la fureur.

Jérôme David se montra alors ; nul n’avait été plus partisan de la guerre, et c’est lui, je le rappelle, qui devait être appelé au ministère, si Émile Ollivier s’était déclaré satisfait de la renonciation Hohenzollern. Il reprocha à Ollivier l’infériorité numérique de nos soldats et ajouta ceci, qui était sa condamnation et celle de tous les pouvoirs qui avaient poussé à la lutte : « La Prusse était prête et nous ne l’étions pas. » Aveu dont la morale doit tenir compte et qui flagelle la guerre, car on peut en inférer que l’on ne doit l’entreprendre qu’à la condition d’être le plus fort. Klopstock a eu raison quand il a dit : « La guerre est la flétrissure du genre humain. »

Il fallait en finir, d’autant plus que l’on avait à peu près épuisé le vocabulaire des mots qui ne sont point usités entre gens de bonne compagnie. Ce fut Clément Duvernois, un des inventeurs du ministère Ollivier, qui porta le dernier coup, en déposant la proposition suivante : « La Chambre, décidée à soutenir un Cabinet capable d’organiser la défense du pays, passe à l’ordre du jour. » Cet ordre du jour, qu’Émile Ollivier repoussa comme injurieux pour lui, fut voté à la presque unanimité. Après une suspension de séance qui dura une heure et pendant laquelle les couloirs ne sont que tumulte et confusion, Ollivier reparaît à la tribune et déclare avoir remis la démission collective du ministère à l’Impératrice régente, qui charge le général de Montauban, comte de Palikao, de former un Cabinet. Ollivier, qui semble ne rien comprendre à sa situation, lâche cette énormité : « Mon appui est assuré au nouveau ministère. » Un éclat de rire fut la seule réponse qu’il obtint.

Le soir, à l’hôtel de la Chancellerie, place Vendôme, Émile Ollivier était seul dans son cabinet avec Albert Petit, alors rédacteur au Journal des Débats et depuis conseiller à la Cour des Comptes, qui l’aidait à ranger des paperasses et à préparer son départ. Le ministre déchu, à la fois irrité et plaintif, ne ménageait point les récriminations. Gémissait-il sur nos défaites, sur le pays envahi, sur les menaces de l’avenir ? non pas, il accusait l’ingratitude de la France, qui l’abandonnait à l’heure du péril, ne savait point reconnaître le bien qu’il lui avait fait, les bonnes intentions dont il était animé et l’empêchait, lui Ollivier, de la sauver, car seul il en était capable.

En reproduisant ces propos devant moi, deux jours après, Albert Petit ne s’est point trompé, car, en 1876, Émile Ollivier me les a répétés. Il m’a dit alors que jamais il ne se serait attendu à un tel oubli des services qu’il avait rendus à la cause de la liberté et que sa sortie du ministère avait entraîné la ruine de la France. Il m’a détaillé le plan de conduite qu’il avait adopté, pour assurer le salut du pays et le maintien de l’Empire. S’il était resté chef du Cabinet, il faisait voter un emprunt d’un milliard et prorogeait immédiatement la Chambre jusqu’à la conclusion de la paix ; dans la nuit même qui suivait cette dernière séance du Corps législatif, il faisait enlever dix-sept députés irréconciliables, quelques chefs de conciliabules secrets, révolutionnaires invétérés, et les expédiait à la maison de détention de Belle-Isle-en-Mer. Ceci fait, il s’emparait de la dictature, supprimait la liberté de la presse, le droit de réunion et gouvernait par une série de décrets dont le premier eût prescrit la levée en masse. Dès lors, la France devenait victorieuse, arrachait à l’Allemagne la Prusse rhénane, le Palatinat bavarois et reprenait le Rhin, qui est sa frontière naturelle. Ce n’était pas plus difficile que cela.

Il ne se vantait pas après coup, comme on le pourrait croire. Ce projet avait été discuté et résolu dans un conseil des ministres tenu le 8 août, dans la soirée, sous la présidence de l’Impératrice. La chute du ministère empêcha Ollivier de mettre ou d’essayer de mettre ce coup d’État à exécution. Il était très surexcité en me racontant ces faits que j’ignorais et dont j’entendais le récit avec avidité ; son dernier mot me rendit stupéfait. Mettant la main sur son cœur, il me dit : « Moi, j’ai pardonné à la France. »

Grand bien lui fasse ! Mais la France ne lui a point pardonné et l’histoire ne lui pardonnera pas.

FIN DU TOME PREMIER.



PREMIÈRE PARTIE

LA CHUTE DU SECOND EMPIRE



LA chute du ministère Ollivier fut la préface de la chute de l’Empire ; on eût dit que le ministre partait en avant comme fourrier du souverain. Les vingt-cinq journées qui s’écoulèrent entre le 9 août et le 4 septembre furent insupportables, je les retrouve dans mon souvenir stériles, agitées, mal respirées, si je puis dire ; en un mot, odieuses. Les incidents qui séparent ces deux dates et pour jamais les relient dans l’histoire me sont connus ; j’étais mis au courant de ce qui se passait et j’ai pu voir se dérouler, presque heure par heure, les événements qui ont jalonné le chemin de la catastrophe. Pour donner sécurité à mon récit, j’invoque quatre autorités qui ne sont point sans valeur.

J’étais resté en relations fréquentes avec Maurice Richard, qui, tout en n’étant plus ministre, n’en occupait pas moins son siège au Corps législatif, où il recueillait les nouvelles qu’il me communiquait.

Le général A. de Susleau de Malroy était chef d’état-major du général Soumain, qui commandait la place de Paris ; non seulement liés par une proche parenté, mais par une vieille affection, nous causions ensemble à cœur ouvert et j’ai reçu de lui bien des renseignements précis. Arthur Kratz, conseiller à la Cour des Comptes, dont j’ai parlé à propos du marquis de Chasseloup-Laubat, était, après le changement de ministère, devenu le secrétaire intime, et pour ainsi dire le factotum de Brame[145], qui avait pris le portefeuille de l’Instruction publique. Initié aux délibérations secrètes du Conseil des ministres, ouvrant les dépêches, rédigeant la correspondance, il a tenu un journal de ce qu’il a pu remarquer à cette époque, et ce journal est sous mes yeux. Enfin j’allais, chaque jour, voir Piétri, qui était préfet de Police. Là j’étais au centre même des nouvelles et on ne me les laissait point ignorer.

J’avais connu J.-M. Piétri en 1867, dans des circonstances que je rappellerai brièvement. J’étais alors résolu à écrire l’histoire des administrations de Paris, à les démonter sous les yeux du public, comme un horloger démonte une horloge, pour en faire connaître le mécanisme. Je compris que si la préfecture de Police demeurait close pour moi, je n’avais qu’à renoncer à mon travail, qui serait incomplet et se réduirait à une sorte d’aperçu approximatif. Je me fis recommander à Piétri par le prince Napoléon et par Hortense Cornu. Je fus bien accueilli, j’expliquai mon projet et je fus écouté attentivement. Je ne réclamais que des documents administratifs ; car, sous aucun prétexte, je ne voulais jeter les yeux sur les rouages politiques, qui, par leur nature même, échappaient à mon travail. La réponse de Piétri fut celle-ci : « Je n’ai rien à cacher, je n’ai qu’à gagner à être divulgué ; la préfecture de Police vous est ouverte dès à présent et n’aura pas un secret pour vous. »

Ce n’était point parole banale ; j’ai eu tout en main, depuis les rapports sur l’approvisionnement des halles jusqu’aux dossier à classer dossiers mystérieux concernant des affaires de mœurs ou de familles tellement scandaleuses qu’on les étouffait, parce que la répression du scandale eût fait plus de mal que le scandale lui-même. Je puis dire que j’ai eu le secret de Paris ; j’ajouterai que nul ne s’en est jamais douté et que nul ne s’en doutera, car, même dans ces souvenirs posthumes qui ne peuvent parler que de gens morts depuis longtemps, je ne me suis permis aucune allusion aux faits que j’ai appris alors. J’eus souvent à m’entretenir avec Piétri, lorsque j’avais à obtenir l’autorisation, qui jamais ne me fut refusée, d’accompagner ses agents, pendant certaines expéditions dirigées contre des voleurs et contre des assassins ; je lui étais reconnaissant de la façon libérale dont il avait répondu à ma requête ; il me savait gré de ma réserve. Peu à peu, à des relations simplement courtoises succédèrent des relations amicales et nous étions en termes excellents, lorsque la guerre éclata.

Dès que la nouvelle de la défaite de Wœrth parvint à Paris et que l’on comprit que l’Empire n’avait plus que des heures de grâce à vivre, son cabinet, si fort encombré de solliciteurs de la veille et d’amis du lendemain, fut désert. La raison qui en éloignait les autres fut sans doute celle qui m’y attira ; j’y allais tous les jours ; nos causeries étaient tristes, car il se faisait peu d’illusions. C’est alors que naquit entre nous une amitié que le temps a cimentée en la fortifiant et qui dure encore. Le 4 septembre 1870, il m’en donna un témoignage qui m’a laissé pour lui un vif sentiment de gratitude et que je considérai comme une preuve d’affection sincère ; il se réfugia chez moi.

Les renseignements puisés aux sources que je viens d’indiquer et ceux que j’ai pu recueillir moi-même servent de point d’appui au récit que je vais continuer.


CHAPITRE PREMIER

LE MINISTÈRE PALIKAO



COMMENT ÉMILE OLLIVIER QUITTA LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE. — DÉSORGANISATION, IRRÉSOLUTION. — COUSIN-MONTAUBAN, COMTE DE PALIKAO. — LES MINISTRES. — LES APPRÉHENSIONS DE L’IMPÉRATRICE. — ELLE PROPOSE AU MARÉCHAL CANROBERT LE GOUVERNEMENT DE PARIS. — REFUS MOTIVÉ DU MARÉCHAL. — SINGULIÈRE DÉCOUVERTE. — L’AFFAIRE DE LA VILLETTE. — LA SALLE DE LA RUE DE LA SOURDIÈRE. — LES ORATEURS. — JULES SIMON SUISSE. — SA MOTION. — DÉFAITES ESPÉRÉES. — PROJET DE COUP D’ÉTAT. — DISCUSSION AU CONSEIL DES MINISTRES. — RECULADE. — AJOURNEMENT. — LE GÉNÉRAL TROCHU ENTRE EN SCÈNE. — SA PROCLAMATION. — ADRESSE EN RÉPONSE À LA PROCLAMATION TROCHU. — LES CONDITIONS DE TROCHU SONT REPOUSSÉES PAR L’IMPÉRATRICE. — CONFLIT PERMANENT ENTRE TROCHU ET PALIKAO. — LOQUACITÉ MANIAQUE. — CORBON. — NON, TROCHU NE FUT PAS UN TRAÎTRE. — TROCHU IDOLE DE PARIS. — LES COMBATS SOUS METZ. — INCAPACITÉ DE BAZAINE. — GRAVELOTTE. — FAUSSES NOUVELLES. — LES CARRIÈRES DE JAUMONT. — PRÉVISION DE JULES BRAME.



LORSQUE, dans la soirée du 9 août 1870, Émile Ollivier quitta le ministère de la Justice, il fut insulté par les huissiers et les garçons de bureau. Avec un sourire amer, il se tourna vers Albert Petit, qui l’accompagnait, et répéta la parole de Mirabeau : « La roche Tarpéienne est près du Capitole. » Il traversa le jardin de la Chancellerie, sortit par la rue Neuve-du-Luxembourg, qui s’appelle actuellement la rue Cambon, et prit sa route à pied. Lorsqu’il passa dans la rue Saint-Florentin, il fut reconnu, injurié, frappé. Le groupe dont il était entouré le pressait ; on le menaçait de l’assommer, on criait : « À l’eau le traître, à la lanterne ! » Par bonheur, la petite porte du ministère de la Marine était ouverte ; Ollivier s’y précipita, ressortit par la rue Royale et, à l’aide de ses longues jambes, put faire perdre sa trace dans les Champs-Élysées. Il se réfugia rue de Lille chez un de ses amis, où il dit : « Je secoue la poussière de mes souliers sur cette nation qui méconnaît ses amis les meilleurs. »

Le même jour, j’avais vu Maurice Richard, qui revenait de Metz, où il avait été envoyé par le défunt ministère pour établir avec l’État-Major ou avec le cabinet militaire de l’Empereur un service de dépêches régulier, afin de calmer les impatiences et de satisfaire la curiosité de la population. L’impression qu’il rapportait de son voyage était déplorable. Là où il avait été, chacun semblait abandonner la chose publique et s’abandonner soi-même. Napoléon III, commandant en chef de l’armée, et le maréchal Lebœuf, chef de l’État-Major général, paraissaient assommés, ensevelis sous le poids d’une responsabilité qu’ils ne pouvaient soulever sans initiative, flottant d’irrésolutions en irrésolutions, incapables de prendre un parti. Le maréchal Lebœuf levait les bras au ciel et disait : « Que voulez-vous que j’y fasse ? on m’a trompé, on s’est joué de ma bonne foi, on a abusé de ma loyauté ; les états que l’on m’a remis sont faux ; il me manque 12 000 hommes, que voulez-vous que j’y fasse ? » N’est-ce point Todtleben[146] qui, après l’attaque infructueuse du Mamelon vert, sous Sébastopol, disait : « Les soldats français sont des lions commandés par des ânes » ?

L’Empereur, assis, immobile, muet, écoutant tout le monde, ne répondant à personne, revoyait peut-être dans sa rêverie le petit guéridon de Fontainebleau sur lequel son oncle avait signé l’abdication de 1814. Des généraux, des colonels, groupés dans le salon d’attente, entouraient Maurice Richard et démontraient le désarroi au milieu duquel ils se débattaient, en lui disant : « Monsieur le ministre, donnez des ordres, nous vous obéirons ; on ne peut plus rien obtenir de l’Empereur. » Quels ordres militaires Richard aurait-il pu donner ? Il n’avait même pas été sergent dans la garde nationale, et tout son mérite politique consistait à être l’ami d’Émile Ollivier. À ma question : « Quelle espérance vous reste-t-il ? » Richard, dont les yeux roulaient des larmes, me répondit : « Aucune, à moins d’un miracle[147]. »

La soirée du 8 août et la matinée du 9, sans être troublées, avaient été houleuses, des groupes se formaient de tous côtés ; on discutait les nouvelles, on maudissait Ollivier ; ceux-là même, ceux-là surtout qui le plus fort avaient crié : « À Berlin ! » disaient : « Je vous l’avais bien dit. » On pérorait sur le boulevard, où la petite bourse était affolée ; les ateliers étaient déserts ; les marchands restaient sur le pas de leur boutique ; partout on sentait le levain populaire qui entrait en fermentation ; la foule semblait se chercher, mais nul mot d’ordre ne la groupait sous la même pensée ; elle ne se réunissait pas et ses tronçons restaient séparés. Le 9 au soir, changement à vue ; le calme était complet, la détente s’était produite ; la chute du ministère Ollivier causait une satisfaction générale ; pour un peu, on eût illuminé. Ollivier, la cause de tout mal, étant tombé, nous allions reprendre l’offensive et nous ne pouvions marcher que de victoire en victoire. La défaite de Mac-Mahon retardait l’entrée à Berlin ; mais ce n’était plus qu’une affaire de jours et le triomphe n’en était pas moins certain. Ainsi raisonnait ou plutôt résonnait le peuple dont la voix, comme nul ne l’ignore, est la voix de Dieu lui-même.

L’homme auquel incombait la tâche de maintenir Paris, de rassurer la France, de réunir de nouvelles armées, de transmettre ses instructions aux maréchaux commandants en chef, d’organiser la victoire et de sauver l’Empire était le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, connu plutôt que célèbre par son expédition en Chine. C’était un officier de cavalerie hardi, très propre à ce que Napoléon Ier appelait des « houzardailles », ayant mené rondement et vigoureusement sa campagne contre le Céleste Empire, d’une activité qui ne se démentit pas un seul instant pendant son ministère, mais peu rompu aux roueries politiques, très capable, à la tête d’un escadron, de bousculer un régiment, mais sans aptitudes pour faire face aux difficultés législatives dont il allait être assailli et dont le seul résultat était de l’enlever à son premier devoir, c’est-à-dire aux efforts qu’il faisait pour renforcer nos armées. Sous ce rapport, il fut à la hauteur de sa tâche.

En vingt jours, il reconstitua au camp de Châlons une armée de 140 000 hommes, créa trois nouveaux corps d’armée avec leur artillerie, leurs approvisionnements, et prépara la mise en défense de Paris que la révolution du 4 septembre l’empêcha de terminer et laissa incomplète. Il possédait deux grandes qualités militaires : le patriotisme et l’énergie. J’ai ouï dire par des officiers que si Palikao avait eu la dictature en main, après la proclamation de la déchéance de Napoléon III, les choses auraient pu prendre une autre tournure devant Paris. Je répète ce propos, sans avoir qualité pour en apprécier la justesse. Je ne dépose que de l’activité du nouveau ministre de la Guerre, car j’en ai été le témoin et j’ai su par le général de Malroy que cette activité avait été féconde.

Les circonstances étaient telles que Palikao était, en quelque sorte, premier ministre et que les collaborateurs qui lui furent adjoints n’avaient plus qu’une importance secondaire. Aucun d’eux n’était hostile à l’Empire, quoique plusieurs eussent préféré une autre forme de gouvernement ; mais cette préférence était platonique, et les hommes qui furent appelés au pouvoir en cette occurrence étaient prêts, sans arrière-pensée, à se sacrifier au salut du pays. Se souvient-on d’eux ? On oublie vite en France et plus d’un a emporté dans la tombe son nom qui, sans doute, n’éveillera plus aujourd’hui aucun écho dans la mémoire des hommes. À l’intérieur, on plaça Henri Chevreau[148] ; aux Travaux publics, Jérôme David ; aux Finances, Magne[149] ; au Commerce, Clément Duvernois ; au Conseil d’État, Busson-Billault[150] ; à l’Instruction publique, Jules Brame ; à la Marine, Rigault de Genouilly ; aux Affaires étrangères, le prince de La Tour d’Auvergne[151] ; à la Justice, Grandperret[152]. Le devoir du gouvernement était complexe ; tous ses efforts devaient se concentrer sur deux points d’où pouvait dépendre notre existence nationale : repousser l’ennemi au-delà des frontières, empêcher une révolution de se produire à Paris. L’histoire a dit, sans que j’aie à le répéter, que cette double tâche ne fut pas accomplie.

Il ne faut pas en être étonné ; la situation peut se résumer d’un mot : tout le monde avait perdu la tête, dans la régence, à l’armée, au Corps législatif, dans la rue. Seuls ils ont vu clair et ils ont résolument marché vers le but que leur passion apercevait, ceux qui, dans la défaite de la France, n’ont trouvé qu’un levier pour faire basculer l’Empire et le mettre à bas. Ce levier, ils l’ont manœuvré avec énergie et avec ensemble. Se sont-ils du moins doutés qu’en agissant de la sorte ils triplaient l’intensité du désastre, favorisaient les victoires de l’ennemi, paralysaient le bon vouloir des puissances neutres et désorganisaient nos administrations ? Ils étaient si bien aveuglés par leur ambition et leur haine que l’on peut répondre : non.

Une révolution à Paris ? L’Impératrice s’y attendait et la redoutait ; elle se savait impopulaire ; elle avait tout à craindre d’un soulèvement de la masse parisienne, et c’est peut-être moins la souveraine que la femme qui eût été exposée à des outrages. C’était là une vieille idée, une idée abominable qui hantait la cervelle de certains irréconciliables ; à cet égard, je savais depuis longtemps à quoi m’en tenir, et j’ai déjà raconté ce qu’au mois de février 1857 le colonel Charras m’avait dit à La Haye. La pensée de l’Impératrice allait-elle jusque-là ? Je ne le crois pas, mais la vision des brutalités qui avaient souillé le cadavre de la princesse de Lamballe avait dû parfois traverser son esprit ; c’en était assez pour lui mettre de l’angoisse au cœur. Elle n’ignorait, du reste, rien de ce qui se tramait dans les mystérieux conciliabules où les ennemis de l’Empire rivalisaient de violence et ne reculaient devant aucune motion. Piétri s’était fait un devoir de lui dire la vérité tout entière, et cette vérité était dure à entendre. Avide du pouvoir, qu’elle aimait à exercer par cela même qu’elle en était incapable, elle voulut avoir près d’elle, à ses ordres, un défenseur dont on ne pouvait soupçonner la loyauté et, sans consulter l’Empereur, ni le Conseil des ministres, elle appela le maréchal Canrobert, qui, je l’ai dit, commandait le camp de Châlons, où son corps d’armée était réuni.

Le maréchal Canrobert accourut ; c’était le 10 août, dans la soirée ; il se présenta immédiatement aux Tuileries, selon les instructions contenues dans la dépêche qui lui avait été adressée. L’Impératrice l’attendait : Palikao était auprès d’elle. Sans préambule, elle dit à Canrobert : « Je vous ai fait venir pour vous confier le commandement de Paris ; les soldats vous aiment ; je sais que l’on peut compter sur votre dévouement ; vos talents militaires sont connus ; je suis donc certaine que vous vous tirerez à votre honneur de la mission dont vous êtes digne plus que tout autre. » Le maréchal se souvint probablement de l’accueil injurieux que lui avaient fait les gardes mobiles de Paris ; il se demanda comment il pourrait utiliser des troupes pour qui l’indiscipline paraissait un besoin ; il était soldat, mais il n’était que soldat ; il se vit en lutte avec le pouvoir législatif, avec l’élément civil dont l’influence croissait d’heure en heure ; il pensa à son corps d’armée, dont la majeure partie venait d’être dirigée à marches forcées sur Metz ; par ses propres régiments, il était déjà, pour ainsi dire, en contact avec l’ennemi ; il eut quelque honte de ne pas conduire au combat les bataillons qu’il avait formés lui-même, et, tout en se déclarant prêt à obéir à l’Impératrice régente et au ministre de la Guerre, il dit — je répète ses propres paroles : « Madame, mon corps d’armée, à l’heure où je vous parle, va à Metz ; la bataille est peut-être pour demain. Si je restais ici, au moment où mes soldats vont se battre, vous auriez en moi un bâton vermoulu sur lequel vous ne pourriez vous appuyer. Laissez-moi faire mon métier de soldat. » L’Impératrice et Palikao comprirent les motifs qui inspiraient le refus du maréchal ; on n’insista plus ; il quitta Paris le soir même, et, au lieu de retourner à Châlons, il se dirigea sur Metz, tant il avait hâte de rejoindre ses troupes. L’Impératrice avait vu juste en choisissant Canrobert. Au lieu de cet homme simple et loyal, on lui envoya Trochu ; ce n’était pas la même chose, car les défauts d’esprit équivalent parfois à des défauts du cœur.

Entre l’avènement du ministère Palikao et l’arrivée du général Trochu à Paris, il se produisit divers incidents restés dans l’ombre et qu’il n’est pas inutile de raconter, car ils démontrent à quel degré de désordre les esprits étaient parvenus. On avait été si surpris de nos défaites qu’on les avait attribuées, ainsi que toujours, du reste, à des causes mystérieuses, à la trahison, à l’espionnage et non pas, comme il eût été sage de le faire, à la faiblesse numérique de nos troupes et à l’incapacité du commandement. On ne parlait que d’espions, on en voyait partout ; les marchands se dénonçaient entre eux, et je me souviens d’avoir vu la lettre d’un fabricant de pipes suédois qui signalait « les menées coupables » d’un de ses concurrents, né à Prague ; jalousie de métier, pas autre chose ; on surveillait les changeurs juifs, qui, presque tous, portent des noms allemands. La police était en action jour et nuit, bien plus pour rassurer la population éperdue que pour découvrir les agents prussiens auxquels elle ne croyait guère. Ce n’était pas une sinécure alors que d’être attaché aux services de la Préfecture de Police ; on n’ignorait pas que l’on tentait de susciter un mouvement populaire et qu’on saisirait la première occasion pour le faire éclater. On suivait donc des yeux les révolutionnaires, parmi lesquels on comptait plus d’une bouche qui avait intérêt à ne pas être discrète.

Dans la nuit du 13 au 14 août, des agents conduits par Lagrange, chef du service politique de la préfecture de Police, fouillèrent — barbotèrent, selon leur expression — une petite maison isolée, située en marge des fortifications, du côté de la porte du Pré-Saint-Gervais. L’homme que l’on voulait arrêter, et dont j’ai oublié le nom, put décamper et gagner au pied, pendant que l’on enfonçait sa porte ; mais dans l’appartement — deux chambres — qu’il occupait, on trouva des revolvers, des boîtes à cartouches, des drapeaux rouges en laine fine d’Allemagne, des brassards en satin cramoisi à crépines d’or, un état des forces militaires de Paris, un état de l’armement des fortifications et, au milieu de paperasses répandues sur une table, la carte de visite du valet de chambre du prince de Mecklembourg. On fut assez troublé de cette découverte, qui semblait prouver que l’ennemi entretenait des relations avec quelques énergumènes de Paris ; on attacha une importance capitale à la carte de visite et l’on se demanda, avec plus d’inquiétude, je crois, que de raison, si les groupes insurrectionnels ne se préparaient pas à tendre la main à la Prusse. Une tentative d’émeute qui éclata le dimanche 14 août, c’est-à-dire quelques heures après la saisie des objets que je viens d’énumérer, sembla donner corps à cette supposition et en faire une certitude.

Dans la matinée du dimanche, on avait appris, par dépêche télégraphique, que Nancy venait d’être occupé par les troupes allemandes. On s’en était ému, mais avec tristesse, plutôt qu’avec colère. La population était restée calme, et les gens sérieux n’avaient vu là qu’un incident de guerre qui laissait l’espérance intacte et l’avenir encore ouvert à une victoire possible. La ville, sans fortifications pour la protéger, défendue par quatre-vingt-six pompiers, n’avait pu opposer aucune résistance aux Prussiens ; nul secours — qui du reste eût été illusoire — n’avait pu lui être envoyé par Bazaine, dont l’armée faisait face devant Metz, ni par Mac-Mahon, cherchant au camp de Châlons à donner quelque cohésion à ses soldats démoralisés.

Un vieux révolutionnaire incorrigible, qui avait passé la moitié de sa vie en prison, Blanqui, trouva l’occasion bonne pour commettre un ou deux assassinats inutiles, au nom de la République. Conduisant deux cents insurgés qu’il avait soldés, à l’aide d’une somme de dix-huit mille francs que lui avait donnée un certain Granger[153], ayant pour premier acolyte, en cette mauvaise action, un ancien garçon apothicaire nommé Eudes qui, quelques mois plus tard, fut général sous la Commune et incendia le palais de la Légion d’honneur qu’il avait dévalisé, Blanqui attaqua à l’improviste la caserne des pompiers établie sur le boulevard de la Villette. On criait : « Aux armes ! Vive la République ! À bas les Prussiens ! » Deux ou trois pompiers furent tués et la bande des émeutiers se dispersa d’elle-même, huée par la population que ces meurtres avaient indignée. On arrêta une soixantaine de coupables ; rapidement on les jugea ; ils furent frappés de peines sévères ; je crois me souvenir qu’Eudes et Blanqui furent condamnés à mort. La journée du 4 septembre allait bientôt les amnistier, pour ne pas dire les glorifier.

Cette tentative, qui n’était que le fait de quelques fous furieux, n’eut et ne pouvait avoir aucune influence sur l’opinion générale de Paris ; on leva les épaules et l’on continua à s’enquérir de ce que faisaient nos armées ; nulle illusion n’était encore sérieusement ébranlée, et c’est avec confiance que l’on regardait du côté de Bazaine. On eût dit que la trépidation morale ressentie après la défaite de Wœrth se calmait, et l’on avait un tel désir de n’être pas vaincu que l’on espérait vaincre. Pendant que la population parisienne essayait de se ressaisir et s’égarait dans les rêves que la réalité devait si rapidement faire évanouir, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, hargneux et méfiants, conspiraient l’un contre l’autre, ardents à se renverser et à s’emparer de toute l’autorité.

Le groupe des députés irréconciliables, auquel se joignaient quelques vieux républicains déçus après la révolution de 1848, tenait ses conciliabules secrets rue de la Sourdière. La salle où l’on se réunissait était tout ce qui restait du Club des Jacobins ; c’était encore la Kâaba des révolutionnaires ; ils venaient y évoquer l’âme des ancêtres et y rappelaient volontiers qu’en certaines occasions propices « l’insurrection est le plus sacré des devoirs ». L’axiome paraissait opportun et on se préparait à le mettre en pratique. Les soirées du 15, du 16, du 17 août furent consacrées à discuter les moyens les plus prompts et les plus sûrs de renverser le gouvernement et de substituer la République à l’Empire. Les orateurs de ces mystérieuses séances, dont le mystère était chaque jour dévoilé à la Préfecture de Police, étaient connus dans Paris, où ils jouissaient de quelque popularité ; car depuis longtemps ils étaient des hommes d’opposition et d’opposition « quand même ».

C’était Jules Favre, qui, comme Émile Ollivier, était doué d’éloquence et remplaçait les qualités de l’intelligence par la beauté des paroles ; c’était Ernest Picard, dont l’esprit à l’emporte-pièce excellait à trouver le côté faible des raisonnements les meilleurs ; c’était Eugène Pelletan, homme excellent, de cœur généreux, de tendances girondines, honnête et droit, mais de conceptions nébuleuses et se perdant volontiers dans les métaphores ; c’était Glais-Bizoin[154], qui semblait un fantoche ; Crémieux, un vieil avocat au talent rusé ; Steenackers[155], beau garçon, viveur, fils d’un cafetier qui avait fait fortune en vendant de la bière blanche, sûr de lui, apte à tout et propre à rien ; Étienne Arago[156], admis sur son nom, quoiqu’il ne fût pas député, vaudevilliste, directeur de théâtre, directeur général des Postes, bientôt maire de Paris, puis directeur des Monnaies et aujourd’hui (1887) conservateur-adjoint du Musée du Luxembourg, un des hommes les plus emphatiques que j’aie connus ; Gambetta, très maître de lui, sachant fermer le robinet de sa fontaine à paroles, ne désapprouvant personne, caressant tout le monde, laissant venir, comme l’on dit, se réservant de choisir sa balle dès qu’il la sentirait à portée, dévoré d’ambition et n’ayant pas de lui mauvaise opinion, car il disait volontiers : « J’ai une tête à gouverner l’univers. »

Tous ces personnages, qui bientôt allaient être membres du Gouvernement de la Défense nationale et qui ne sauraient ni maintenir, ni sauver Paris, ignoraient le proverbe allemand : « Il n’est pas facile de gouverner la poudre quand on y a mis le feu. » Parmi eux, il en était un qui exerçait sur les autres une action prépondérante due à sa rare intelligence, c’était Jules François Suisse, connu sous le nom de Jules Simon[157], homme complexe, souvent insaisissable, courtois dans ses façons d’être, n’inspirant qu’une confiance restreinte à ceux qui l’avaient pratiqué, et que j’ai eu l’occasion d’étudier à l’Académie française, où j’ai eu l’honneur d’être son confrère. Il semblait s’efforcer de ne jamais mécontenter personne, ce qui lui donnait quelque apparence de banalité. Son indulgence n’était que de l’indifférence pour tout ce qui ne le concernait pas directement. Il tenait à l’étiquette des choses plus qu’aux choses elles-mêmes ; c’était un doctrinaire, un formaliste comme l’École Normale en a tant produit ; je crois qu’il se serait accommodé de tout gouvernement, pourvu qu’il le dirigeât.

Il avait été l’élève, le secrétaire de Victor Cousin, puis son suppléant et son successeur en Sorbonne ; il avait vu l’inventeur de l’éclectisme et le signataire de la traduction des œuvres de Platon devenir ministre, puis pair de France ; naturellement il se demanda pourquoi si haute fortune ne lui serait pas réservée. En pensant ainsi, il ne faisait point acte d’outrecuidance. C’est un des rares hommes que j’ai côtoyés dont l’ambition était légitime et justifiée par des qualités d’un aloi supérieur. Ingénieux à se retourner, plein de ressources, sachant céder, sans avoir l’air de reculer, ne dédaignant point l’emploi de petits moyens et n’aimant pas à casser les vitres, méprisant volontiers ce que l’on a nommé « les nouvelles couches », très pacifique et compatissant aux misères humaines, il eût été, je crois, un premier ministre remarquable. Il l’a été et ne s’est point refusé à certains compromis parlementaires, auxquels le maréchal Mac-Mahon, alors président de la République, n’a rien compris. Entre le philosophe habile jusqu’à l’astuce et le soldat entêté jusqu’à l’obtusité, le bon accord ne pouvait durer longtemps. Jules Simon fut congédié comme un laquais. La France n’y a rien gagné ; le renvoi du ministre fut la cause première de la chute du maréchal et prépara l’avènement du radicalisme.

Je me suis laissé aller à devancer les événements en parlant de Jules Simon, qui traîne aujourd’hui une existence ennuyée, où les séances de l’Académie française sont presque une distraction. Au mois d’août 1870, il était dans toute l’ardeur d’un homme qui voit s’écrouler un gouvernement qu’il déteste et s’approcher l’heure de saisir le pouvoir qu’il convoite. Il était maître alors dans les discussions de la rue de la Sourdière ; on le consultait, on l’écoutait, et il était rare que sa paisible malice n’eût raison des motions violentes que n’épargnaient ni Glais-Bizoin, ni Étienne Arago, ni Steenackers, ni même Jules Favre. Son éloquence familière et, pour ainsi dire, maternelle, gagnait les cœurs et pénétrait les esprits. Il était maître en l’art de parler et parlait si doucement, si habilement qu’il semblait moins exprimer son opinion que traduire la pensée de ses auditeurs.

La prise de Nancy, le mouvement avorté de Blanqui et de ses complices paraissaient avoir stimulé l’émulation des hommes de la Sourdière et, sans plus tarder, ils voulaient soulever la population, décréter d’accusation l’Impératrice régente, proclamer la République et mettre le ministère à la porte. Étienne Arago, noyé dans sa rhétorique, expliquait que rien n’était plus facile ; Steenackers promettait de marcher à la tête des combattants ; Jules Favre se chargeait de préparer les décrets ; Glais-Bizoin demandait la levée en masse et Ernest Picard ricanait, en pensant qu’il serait bientôt ministre. Et les Prussiens, qu’en faisait-on, rue de la Sourdière ? Personne n’y songeait.

Jules Simon écouta toutes les propositions, impassible, le visage appuyé sur ses deux mains réunies, selon son habitude. Il se rallia à toutes les opinions émises, mais il demanda à présenter quelques observations qui lui étaient suggérées par l’amour du bien public ; il n’y tenait pas, mais il croyait devoir les soumettre à ses collègues, devant lesquels on savait qu’il aimait à s’incliner. Nul n’a jamais mieux que lui manié l’exorde insinuant ; on ne l’ignorait pas, et toujours on s’y laissait prendre ; c’était un capteur d’oreilles. Après une telle défaite, fruit naturel d’une longue compression, l’Empire devait disparaître ; mais, pour qu’il disparût sans pouvoir revenir, il fallait choisir le moment opportun ; car, si, au lieu de soulever une insurrection, on ne parvenait qu’à provoquer une émeute réprimée, le gouvernement n’en deviendrait que plus fort et profiterait de sa victoire à l’intérieur pour supprimer les libertés, renvoyer le Corps législatif et décréter des lois léonines. Tout en partageant la façon de voir de ses collègues, tout en souhaitant la fin d’un régime dont plus que personne il avait souffert et supporté la honte avec désespoir, il pensait que le moyen le meilleur de le détruire était de ne se point presser, d’attendre et de se tenir prêt à agir énergiquement, dès que l’occasion se présenterait. Or cette occasion serait provoquée par une nouvelle défaite, sur laquelle on pouvait compter avec certitude, ainsi qu’il en avait reçu l’assurance par ses correspondants de Suisse et de Belgique. En outre, il était de la plus haute importance qu’il n’y eût plus de troupes régulières à Paris, afin de n’avoir même pas de lutte à engager. Il était donc urgent de réclamer le départ pour la frontière de tous les régiments encore casernés à Paris, de presser l’armement de la garde nationale et de faire donner partout, dans les ateliers, dans les sociétés secrètes, le mot d’ordre de descendre, au premier signal, en uniformes et en armes, dans la rue et spécialement sur la place de la Concorde.

Au point de vue de l’insurrection, ces conseils étaient d’une sagesse irréfutable, l’évidence en était éclatante ; on ne les discuta même pas et, à l’unanimité, ils furent adoptés. Avec son air de bonhomie et sa voix doucereuse, Jules Simon dit : « Je ne suis pas un émeutier, vous le savez ; mais il m’a semblé que, dans les circonstances où nous sommes, il n’y a pas autre chose à faire. » Je cite textuellement cette phrase, telle que je l’ai entendu répéter, au mois de décembre 1872, par Ernest Picard, qui s’en amusait beaucoup. Donc, l’on s’ajourna patriotiquement : à la première défaite !

Gabriel Delessert, qui fut le dernier préfet de Police de la monarchie de Juillet et dont la probité était imperturbable, me disait un jour : « Lorsqu’un complot est préparé par deux personnes, la police le connaît souvent ; lorsqu’il est préparé par trois personnes, la police le connaît toujours. » Je donne cette parole pour ce qu’elle vaut, comme elle m’a été dite. Sans y attacher plus d’importance qu’il ne convient, on peut s’imaginer que les conciliabules de la rue de la Sourdière n’avaient point de secret pour les Tuileries. Là, on se sentit si menacé que l’on voulut dresser une contre batterie, afin de mettre d’implacables adversaires dans l’impossibilité de nuire, et il fut question d’un coup d’État. On le discuta, le 15 et le 16 août, dans le Conseil des ministres, auquel Piétri fut convié. On reprenait en partie le projet qu’Émile Ollivier avait élaboré, le 8, aussitôt qu’il eut confirmation du désastre de Wœrth et qu’il se vit contraint à convoquer le Corps législatif.

On devait arrêter une vingtaine de députés, une trentaine de journalistes, quelques chefs révolutionnaires dont on redoutait l’énergie. Le coup serait fait la nuit, les prisonniers, conduits immédiatement au chemin de fer, seraient mis en wagon, sous escorte armée ; le train, lancé à toute vitesse, les conduirait à Cherbourg où ils seraient embarqués sur une frégate qui se tiendrait au large pendant la durée de la crise et, au besoin, pendant la durée de la guerre. Ce projet, qui, bien probablement, n’eût rencontré que peu d’obstacles, si l’on eût tenté de le mettre à exécution, séduisait fort l’Impératrice. Elle était convaincue que le Conseil des ministres l’adopterait sans hésitation et s’empresserait à le faire réussir. N’était-elle pas régente et ne lui devait-on pas obéissance ? Puis Jérôme David était là, ce héros dont le dévouement aurait pu prendre un autre nom, cet homme hardi, entreprenant, se plaisant au danger et dont le courage ne reculerait devant aucun effort, devant aucun sacrifice, pour sauver sa souveraine. Est-ce à lui qu’elle pensait, lorsqu’en 1878, à Chislehurst, elle me disait : « Il n’est pas au monde un homme, un seul, sur lequel on puisse compter » ?

Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai pas sous les yeux les procès-verbaux des conseils, en admettant qu’on les ait rédigés, ce qui est douteux, mais j’en ai le résumé, qui a été dicté par Jules Brame à Arthur Kratz, au sortir même de la séance. La proposition de l’Impératrice fut écoutée en silence et avec un embarras qui ne put laisser grande illusion. L’attitude de la plupart des ministres était significative, c’était plus que de l’hésitation, c’était une reculade. Jérôme David, l’Almanzor qui avait fait naître tant d’espérances, ne soutint pas son rôle. Il est facile d’être brave en chambre et d’imaginer toutes sortes d’actes héroïques ; mais il est moins aisé d’affronter le danger, de courir au-devant des obstacles et de les vaincre. Il se récusa ; des mesures de violence ne pourraient que produire un mauvais effet et aliéner les cœurs encore attachés à l’Empire. Jules Brame le regarda et dit : « Je ne puis qu’admettre la sagesse de M. le baron David. »

On attendait avec impatience que le ministre de la Guerre, Palikao, formulât son opinion, qui devait avoir du poids pour ses collègues. Il répondit que le Corps législatif ne le gênait pas ; que l’on y votait tout ce qu’il demandait, qu’on ne lui ménageait ni les hommes, ni l’argent, et qu’il ne voyait pas la nécessité d’enlever quelques députés qui faisaient plus de bruit que de mal ; ce serait même imprudent et impolitique ; car, en touchant à la représentation nationale, on risquait de la mécontenter tout entière. Chevreau, ministre de l’Intérieur, spirituel, sceptique et poète à ses moments perdus, déclara, d’un air dégagé, qu’il ne comprenait pas les inquiétudes dont on paraissait tourmenté ; que, quant à lui, il ne voyait rien de désespéré, ni même de bien grave dans la situation, et qu’il serait toujours temps d’avoir recours aux moyens extrêmes, s’il en était besoin. Cette opinion et celle de Palikao entraînèrent celle du prince de La Tour d’Auvergne, de Magne, de Busson-Billault et de Grandperret. L’amiral Rigault de Genouilly répondit simplement : « J’obéirai aux ordres qui me seront donnés. »

L’Impératrice était troublée ; les réponses qu’elle venait d’entendre dissipaient ses rêves et la laissaient en face de la plus poignante des réalités. Brusquement elle interpella Piétri. « Et vous, monsieur le préfet de Police, que pensez-vous ? » Piétri n’aimait point l’Impératrice, dont la futilité lui avait toujours semblé funeste, mais il éprouvait pour l’Empereur un dévouement sans pareil et, de plus, il avait une rare sagacité d’esprit. Sa réponse, dont plus d’une fois il m’a parlé, peut se résumer ainsi : « Je suis prêt à agir, et les arrestations ne sont point difficiles à opérer ; mais il ne faut point se dissimuler qu’elles soulèveront une très violente émotion dans le peuple de Paris et provoqueront peut-être une insurrection ; M. le ministre de la Guerre est-il en mesure de la réprimer ? Quand même l’insurrection serait étouffée, une dépêche annonçant un nouvel échec pour nos armes remettrait les choses en question ; tout est à craindre alors ; la population entière se dressera contre nous, le trône sera brûlé et l’Empire balayé en un clin d’œil, car les insurgés auront pour complices les hommes ulcérés de voir la France vaincue. Si nous pouvions nous appuyer sur une victoire, je répondrais de tout ; dans l’état actuel des choses, je ne peux répondre que du dévouement de la police. »

Jules Brame prit la parole ; l’Impératrice le redoutait, car elle n’ignorait point qu’au fond, par sympathie personnelle et par ses tendances politiques, il penchait vers l’orléanisme. Elle le connaissait mal. Brame était un homme énergique, aisément emporté, pour qui le dicton : mauvaise tête et bon cœur, semblait avoir été fait ; il avait l’intelligence rapide et la résolution ferme ; en outre, il était de caractère chevaleresque et toujours prêt à croiser la lance contre les moulins à vent. Il en résulta un bouleversement complet dans ses opinions. Il était entré au Conseil avec des idées qui frisaient l’opposition ; mais il ne put rester spectateur indifférent des misères souveraines ; chez lui, ce fut affaire de sentiment et il se résolut à protéger de toutes ses forces le régime qu’il n’avait jamais hésité à combattre. Bref, il était devenu impérialiste et, de plus, amoureux fou de l’Impératrice. Il dit : « Si M. le préfet de Police se charge des arrestations, c’est à nous à veiller au maintien de l’ordre dans la rue ; c’est pourquoi je propose de conserver à Paris la division d’infanterie de marine qui est bien commandée, forte de 12 000 hommes, et qui peut tout sauver ici, tandis qu’elle ne sauvera rien à l’armée, où elle ne sera qu’un appoint insuffisant. » L’amiral Rigault de Genouilly répliqua : « Le maréchal Mac-Mahon la réclame avec insistance. »

Un seul ministre n’avait point parlé ; c’était Clément Duvernois, que ses collègues traitaient un peu par-dessous la jambe. C’était plus qu’un nouveau venu, c’était un parvenu mêlé aux intrigues plutôt qu’à la politique. On ne put se méprendre sur son opinion, car il n’essaya guère de la dissimuler : « Il faut agir et agir au plus tôt, se débarrasser de la bande révolutionnaire qui nous menace et n’attend que l’heure propice pour renverser le gouvernement. C’est un second 2-Décembre qu’il faut faire et j’y suis prêt. J’en accepte la responsabilité et je réussirai ; puis, nous nommerons des plénipotentiaires pour traiter de la paix et nous y serons aidés par les neutres, qui ne se soucient pas de voir grandir une Allemagne trop puissante. Je ne suis qu’un homme d’aventure, je le sais, et c’est pourquoi je parle ainsi. Toute heure perdue fortifie nos adversaires ; n’attendez pas ; plus tard, il sera trop tard, et quand vous voudrez ressaisir le pouvoir que l’on vous arrache, il ne sera plus temps, car vos instruments de résistance seront tellement affaiblis qu’ils ne seront bons à rien. »

Si cette motion avait été faite par Jérôme David, Henri Chevreau, Piétri ou Palikao, il est bien probable qu’elle eût été adoptée par le Conseil des ministres ; mais formulée par Clément Duvernois, dont l’on se méfiait, que l’on soupçonnait, à tort ou à raison, de n’obéir qu’aux visées de sa propre ambition, elle fut accueillie par un silence glacial, qui équivalait à un refus. Sept ministres étaient pour l’abstention ; un se déclarait prêt à obéir ; un autre et le préfet de Police consentaient à une action conditionnelle ; un seul demandait l’action immédiate. La solution se trouvait donc ajournée ; en langage politique, on sait ce que cela veut dire ; on renonçait à toute mesure illégale et l’on s’en fiait à la bonne fortune du hasard, qui depuis longtemps déjà s’était détournée de l’Empire.

Je crois qu’il est heureux que ce projet n’ait point été mis à exécution. Avait-il quelque chance de réussir ? Je n’en sais rien, car à Paris tout est possible ; mais quand bien même on eût supprimé des députés révolutionnaires, des chefs d’émeute et des journalistes résolument hostiles, on n’eût obtenu qu’un succès éphémère, qui eût rendu la chute plus cruelle encore et la désorganisation plus profonde. La capitulation de Sedan, la captivité de Napoléon III n’en auraient pas moins exaspéré Paris et bousculé le trône. C’était sur les champs de bataille, bien plus que dans le mauvais vouloir de la population parisienne, que résidaient les causes d’une révolution. Une victoire eût tout sauvé ; une défaite devait tout perdre.

Les hommes qui se sont emparés du pouvoir, le 4 septembre, étaient précisément ceux dont on voulait se débarrasser ; ils furent modérés, sans colère et sans haine ; s’ils avaient été loin de Paris, à bord d’une frégate naviguant au large, ou dans la prison de Belle-Isle-en-Mer, ceux qui les auraient remplacés à l’Hôtel de Ville et dans les ministères auraient probablement été, en partie du moins, les aliénés que nous avons vus à l’œuvre pendant les jours de la Commune. L’incohérence, la bêtise, la fureur eussent régné dans Paris, qui, devenu incapable de résistance, eût sans doute été soumis par l’Allemagne à une exécution militaire. Dans l’infortune dont nous avons été frappés, on peut s’applaudir, en constatant que les désastres, qui auraient pu être simultanés, n’ont été que successifs et que la guerre avait pris fin lorsque la Commune a éclaté.

Le 18 août, un nouveau personnage, un acteur principal entre en scène. Une proclamation affichée sur les murs apprit à Paris que désormais le général Trochu serait son gouverneur. Cette proclamation, qui devait être suivie de tant d’autres, mérite d’être reproduite en partie, car elle démontre la confusion des idées de celui qui l’a rédigée, à tête reposée et après méditation :

« Je fais appel à tous les hommes de tous les partis, n’appartenant moi-même, on le sait dans l’armée, à aucun parti que celui du pays. Je fais appel à leur dévouement ; je leur demande de contenir par l’autorité morale les ardents qui ne sauraient se contenir eux-mêmes et de faire justice, par leurs propres mains, de ces hommes qui ne sont d’aucun parti et qui n’aperçoivent dans les malheurs publics que l’occasion de satisfaire des appétits détestables. »

Ainsi le Gouverneur, n’étant d’aucun parti, adjure les hommes de tous les partis de contenir les gens qui ne sont d’aucun parti. Lorsque j’étais au collège et que notre professeur de quatrième lisait des phrases semblables dans nos devoirs, il avait coutume de dire : « Ça, c’est du galimatias double. » Une autre proclamation ou un ordre du jour, je ne sais plus au juste, déclarait que le gouvernement n’aurait jamais recours qu’à la force morale et de plus — fait grave — il disait qu’il ramenait à Paris les dix-huit bataillons de gardes mobiles parisiens, parce que « c’était leur droit ». Jamais la discipline, toujours utile, rigoureusement indispensable en temps de guerre, ne fut plus lestement violée. Il ressortait de l’opinion émise par le général Trochu que « le droit » du soldat — dont le devoir est l’obéissance passive — est de choisir son poste de casernement, de combat ou de retraite. Ceux qui, sans prévention, lurent ces lignes et en comprirent la portée, n’en croyaient pas leurs yeux et désespérèrent du salut.

La première proclamation du gouverneur se terminait par une de ces phrases emphatiques et sans signification précise qui lui étaient familières. « Pour accomplir mon œuvre, après laquelle je rentrerai dans l’obscurité d’où je sors, j’adopte une des vieilles devises de la province de Bretagne où je suis né : « Avec l’aide de Dieu, pour la Patrie ! » Quelques bons citoyens ne purent rester insensibles à tant d’éloquence et ils fabriquèrent une réponse que les journaux n’eurent point l’esprit de laisser inédite : « Nous sommes prêts à prouver à la Prusse et à l’Europe qu’une longue compression morale, jointe au déchaînement des intérêts matériels, n’a point ramolli radicalement les mœurs publiques et la vitalité du pays. » C’était signé par des chapeliers, des orfèvres, des bijoutiers, des passementiers, tous braves gens qui n’avaient pas eu à se plaindre du « déchaînement » des intérêts matériels et qui sans doute avaient mis du temps à la confection de leur adresse, car elle ne parut que le 23 août, cinq jours après la proclamation à laquelle leur devoir ou leur droit les avait forcés de riposter.

En guise de péroraison, ils prenaient des engagements qu’ils oublièrent dans la journée du 18 mars 1871. « S’il est vrai, disaient-ils, qu’il se rencontre toujours des gredins qui n’aperçoivent dans les malheurs publics qu’une occasion de satisfaire des appétits détestables, de ceux-là, ne vous préoccupez pas, général, nous en faisons notre affaire. » Avec le ministère Palikao, le Corps législatif prenait une part active au gouvernement ; avec le général Trochu et sa force morale, le peuple, la rue, comme il le disait lui-même, devenait avocat consultant et avocat écouté, pour ne pas dire obéi. Or la guerre, et surtout la guerre pour repousser une invasion, ne peut se faire qu’avec un commandement unique dont la voix parle dans le silence et sans éveiller d’écho, c’est-à-dire avec la dictature. Le général Trochu semble avoir toujours ignoré que l’on demande à un chef d’armée des actes et non des paroles, des faits et non des proclamations.

C’est le 17 août 1870, au camp de Châlons, que l’Empereur, tenant compte peut-être de certaines motions faites au Corps législatif au moment de la chute d’Émile Ollivier, nomma Trochu gouverneur de Paris et « commandant en chef de toutes les forces destinées à la défense de la capitale ». Le général Trochu accepta cette mission, dont il ne se dissimula pas, dit-on, la gravité, à deux conditions qu’il réserva expressément : la première, c’est que Napoléon III reviendrait immédiatement aux Tuileries, pour reprendre la direction du gouvernement ; la seconde, c’est que les troupes que reconstituait le maréchal Mac-Mahon seraient ramenées le plus rapidement possible sous Paris, dont elles formeraient l’armée de secours. Ces deux conditions, qu’appuyait le duc de Magenta, furent acceptées sans débat par l’Empereur. Elles ne furent cependant pas observées.

Le général Trochu, en arrivant à Paris, se rendit au débotté chez l’Impératrice, à laquelle il fit connaître sa nomination au poste de gouverneur et la proclamation dans laquelle il annonçait le prochain retour de Napoléon III. L’Impératrice jeta les hauts cris : « Tout est perdu, s’il revient ; il ne peut abandonner l’armée ; la nouvelle seule d’un retour possible serait le signal d’une révolution ; il ne faut même pas y faire allusion. » Et elle-même, prenant la minute de la proclamation, biffa tout ce qui était relatif à l’intention que l’Empereur avait manifestée de venir se renfermer à Paris et d’en partager les dangers. Trochu laissa faire, les mots Empereur et gouvernement impérial disparurent sous la plume de la régente. L’Impératrice était de bonne foi, on doit le croire, mais on ne sera pas non plus imprudent d’imaginer que l’attrait du pouvoir, même dans des conjonctures redoutables et si douloureuses, ne fut pas étranger à sa résolution. Les conditions sine qua non que le général Trochu avait posées se trouvaient anéanties : qu’allait-il faire ? La situation ainsi modifiée devenait tout autre ; le soldat l’eût répudiée, l’ambitieux l’accepta.

Le conflit entre le ministre de la Guerre et le gouverneur de Paris, entre Trochu et Palikao, fut immédiat et permanent. Les instructions du général Trochu limitaient son action au commandement des forces destinées à la défense de la capitale, mais il prétendait que son titre de gouverneur lui donnait la haute main sur la police intérieure et la surveillance de Paris. Ce n’était point l’avis de Palikao, qui revendiquait ses droits de président du Conseil des ministres, responsable devant les Chambres. L’un voulait agir par « la force morale » sur les révolutionnaires, sur les gardes mobiles récalcitrants, sur les recrues qui commençaient déjà à fréquenter plus volontiers le cabaret que le champ de manœuvre ; l’autre, qui était un autoritaire ayant commandé une armée qu’il avait guidée jusqu’en Chine, déclarait à Trochu qu’il était las de ses calembredaines et qu’il y avait des prisons, aussi bien pour les mauvais soldats que pour les perturbateurs.

L’autorité du gouverneur, l’autorité du ministre étaient indépendantes l’une de l’autre et se heurtaient par mille contacts journaliers, que l’on semblait s’efforcer de rendre pénibles. À cette heure où tout péril nous menaçait, où ce n’était pas trop du concours de toutes les volontés pour améliorer une situation presque désespérée, où l’harmonie la plus complète pouvait seule grouper les forces en vue d’une action commune, la division faite d’amour-propre froissé et de prétentions hiérarchiques séparait les deux pouvoirs auxquels le salut de Paris avait été confié. Les journaux s’en mêlaient et jetaient de l’huile sur le feu. Comme on sentait dans le général Trochu un homme qui se mettrait en opposition avec le ministre de la Guerre, c’est-à-dire avec le gouvernement, il devint tout de suite populaire et les ennemis de l’Empire regardèrent vers lui avec confiance. Fut-il un traître, comme on l’a répété à satiété, non pas ; il était niais, incapable et bavard. On a dit de lui que c’était un Émile Ollivier militaire ; le mot est juste.

Une seule fois je l’avais aperçu, avant sa haute fortune et sa mésaventure ; cela m’avait suffi pour le juger ; car, dans sa naïveté, le pauvre homme ne se déguisait guère. Il se trouvait très bien comme il était et se montrait avec plaisir. C’était au cours de l’Exposition universelle de 1867 ; le prince Napoléon avait donné au Palais-Royal un grand dîner auquel j’avais été invité. Les convives étaient fort nombreux et entremêlés de pachas, de généraux, de diplomates, de membres de l’Institut. Après le dessert, on alla prendre le café et fumer dans la salle de billard ; j’étais assis dans un coin et je causais avec Ernest Renan, lorsque mon attention fut attirée par un groupe qui s’était formé autour de deux personnages dont je ne savais point les noms.

L’un était petit, chauve, avec le front proéminent et l’attitude un peu théâtrale ; l’autre, également de taille médiocre, les cheveux longs, la voix flûtée, le geste sec et les yeux clignotants. Ils parlaient tous les deux en même temps, placés en face l’un de l’autre, sans s’écouter, sans s’interrompre, intarissablement ; ils péroraient sur l’armée, n’étaient point du même avis, mais ne pouvaient s’en douter, car il leur était impossible de s’entendre mutuellement. Le premier était le général Trochu, le second le général Favé[158]. Bourbaki, que j’interrogeai, leva les épaules et me répondit dans son langage qui parfois rappelait un peu la caserne : « Ça, des généraux ! laissez-moi donc tranquille ; ce sont des moulins à paroles, pas autre chose. » Pendant que Trochu était gouverneur de Paris, les officiers, les membres du Gouvernement de la Défense nationale qui ont eu affaire à lui ont pu reconnaître qu’il était atteint de loquacité maniaque. Ernest Picard, qui ne détestait pas les mots aigres, disait : « Il parle sous lui. »

On a dit que le général Trochu, dès son arrivée à Paris, s’était mis en rapport avec les chefs de l’opposition parlementaire ; je ne le crois pas ; je ne crois pas aux entretiens nocturnes avec Jules Favre, avec Ernest Picard et Jules Simon ; je crois, en un mot, qu’il a été surpris par les événements et ne les a point préparés. Il n’est pas douteux, cependant, que les groupes révolutionnaires lui aient fait des avances et lui aient parfois ménagé les applaudissements de la foule. Voulait-il, usant de ce qu’il appelait la « force morale », apaiser les passions impatientes ; a-t-il essayé d’agir sur le monde des ouvriers, afin d’en neutraliser le mauvais vouloir ? Je ne puis le dire, car je l’ignore ; mais je sais qu’il a souvent reçu Corbon, qui exerçait une influence considérable dans les ateliers.

C’était un sculpteur sur bois, qui avait collaboré à divers journaux et qui avait même écrit un volume intitulé : Le Secret du Peuple de Paris, où il cherche à démontrer que le peuple de Paris a repoussé toutes les solutions sociales qu’on lui a présentées et qu’il se réserve. Le livre est médiocre, sans portée, ni révélation. Corbon, représentant du peuple et vice-président de l’Assemblée nationale en 1848, était un républicain dogmatique hanté de rêvasseries utopiques, fort honnête homme, estimé pour la loyauté de son caractère et se faisant sur sa propre valeur des illusions qui ne manquaient pas d’ampleur. Malgré son intelligence qui avait de l’ouverture, il ne put jamais sortir de sa médiocrité native ; l’éducation première et l’instruction lui faisaient défaut ; il en fut alourdi, ne parvint pas à s’élever et resta dans le terre-à-terre des bavardages politiques.

Par sa double position d’ancien député et d’ouvrier, Corbon servait naturellement d’intermédiaire entre le club de la rue de la Sourdière et les ateliers de Paris ; c’est lui qui transmettait les mots d’ordre auxquels on se conformait. Le général Trochu a sans doute tenté de l’utiliser et, comme l’on dit, de le mettre dans son jeu, pour obtenir quelque conciliation et diminuer les difficultés que « la rue » lui réservait. Corbon avait signé une adresse qui promettait le concours de Paris au gouverneur ; il n’en fallut pas davantage pour qu’ils entrassent en relations et eussent quelques épanchements qui n’étaient point sans arrière-pensée. Trochu était persuadé qu’il avait « chambré » Corbon, et Corbon avait promptement remarqué que le général avait un caractère facile à entraîner ; aussi ne lui épargna-t-il pas les confidences, et lui fit-il comprendre que les groupes parlementaires les plus violents s’empresseraient de lui obéir, car, seul, il pouvait sauver la patrie que compromettait la caducité du gouvernement impérial. Il résulta de ces entretiens que Trochu croyait avoir le peuple de Paris dans sa main et que c’était, au contraire, le peuple de Paris qui s’était emparé de lui.

Les partisans de l’Empire ont dit à Trochu qu’il était un traître, ce qui est une absurdité. À la face de qui, du reste, n’a-t-on pas craché cette épithète ? Napoléon III, traître ; Bazaine, traître ; Mac-Mahon, traître ; Lebœuf, traître ; Trochu, traître ! Eh ! non, mais incapables, et cela suffisait bien, car leur incapacité a trahi la confiance que nous avions mise en eux. Trahison ! trahison ! C’est le cri des peuples vaincus, et c’est aussi le cri des soldats qui, n’ayant reculé devant aucun sacrifice, sont surpris que leur héroïsme n’ait point forcé le destin à leur accorder la victoire. Non, certes, Trochu n’a point été traître ; dans notre infortune, c’est quelque consolation de pouvoir dire qu’il ne s’en est pas rencontré un, un seul parmi les centaines de milliers d’hommes qu’on levait à la hâte, que l’on habillait vaille que vaille, et qui, mal équipés, mal nourris, mal dirigés, s’en allaient mourir au combat pour sauvegarder l’honneur du pays.

Trochu avait l’âme loyale, mais faible ; ferme peut-être en un jour de bataille, mais indécise devant les soubresauts de la politique. Comme Émile Ollivier, avec lequel il offrait tant de points de ressemblance, il avait l’amour de la popularité, cette gloire en gros sous, comme a dit Victor Hugo ; il se grisait de ce vin épais que dédaignent les forts et les délicats. L’alcoolisme de la gloriole est une maladie dangereuse ; le goût, le besoin de l’applaudissement des foules est ce qui entraîne les hommes politiques aux sottises incurables, car alors, au lieu de diriger l’opinion publique, ils lui obéissent ; or l’opinion publique est un navire qui va droit aux écueils, car il est sans boussole et sans gouvernail.

À Paris, qui s’était enfiévré pour une nouvelle idole, on ne parlait plus de l’Empereur, de l’Impératrice, de Palikao, du Corps législatif ; il n’était question que du général Trochu. Lui présent, on n’avait à s’occuper de rien ; il pourvoirait à tout. Il avait mission de sauver la France et la sauverait. On ne croyait pas seulement à ses talents militaires, on affirmait son génie, et l’on disait couramment que si, dès le début de la guerre, il n’avait pas été chargé de diriger les opérations, c’est parce que son mérite exceptionnel excitait la jalousie des autres généraux. Jamais magicien ne fit éclore tant d’espérance, et jamais sorcier ne jeta un plus mauvais sort sur ceux qui l’avaient acclamé. Tant que l’Empire conserva quelque apparence de vitalité, il en fut le serviteur incomplet, timide, mais fidèle. Dès que l’édifice se lézarda et s’inclina vers la ruine, il sentit s’allumer en lui d’étranges ambitions. Dans ce cataclysme, quelle fortune n’était point offerte au sauveur, au victorieux qui rejetterait l’ennemi au-delà des frontières ? Pendant les quelques jours d’illusion et d’aveuglement qui succédèrent au 4 septembre, je ne serais pas surpris qu’il eût entendu le hail ! dont les sorcières ont salué Macbeth sur la bruyère.

Une coïncidence heureuse sembla préluder à la réalisation des espérances qu’inspirait le général Trochu. Une sorte de détente se fit dans l’angoisse dont les cœurs droits étaient oppressés depuis la défaite de Wœrth, car les nouvelles de l’armée de Metz étaient bonnes, ou du moins étaient présentées de façon à paraître favorables. Le 14 août, à Borny, le 16, à Mars-la-Tour, le 18, à Gravelotte, le maréchal Bazaine était entré en contact avec les armées allemandes ; les batailles avaient été sanglantes et destructives. Là, comme à Wissembourg, à Forbach, à Wœrth, notre infériorité numérique était inquiétante ; l’ennemi eut toujours une moyenne de 60 000 hommes de plus que nous, et chaque jour des renforts lui arrivaient, tandis que nous n’en pouvions recevoir. À la journée du 16, nous perdîmes environ 17 000 hommes, mais l’armée du prince Frédéric-Charles eut plus de 20 000 morts. Les Allemands battirent en retraite ; l’ordre éventuel de repasser la Moselle leur fut transmis par le chef de l’État-Major général. Le champ de bataille resta en notre possession.

La route de Paris était ouverte ; Bazaine allait sans doute s’y précipiter et hâter sa marche, pour donner la main à Mac-Mahon ; les circonstances l’y conviaient ; les vieux généraux Canrobert, Cissey, Ladmirault, Bourbaki l’y invitaient avec insistance. Le maréchal Bazaine prétendit qu’avant de passer par la trouée qu’il venait de faire au milieu de l’ennemi il devait renouveler ses parcs de munitions épuisés et, au lieu de prononcer son mouvement offensif, il se replia sous Metz ; il y perdit la journée du 17, à un moment où la perte d’une heure était irréparable. Le 18, ce fut la journée de Gravelotte, la plus meurtrière de toutes, mais la journée définitive, celle qui acculait Bazaine sous le canon de la forteresse et l’isolait du reste de la France.

Canrobert et Ladmirault y furent incomparables, mais tournés, écharpés, n’ayant plus ni gargousses, ni cartouches, ils durent, à la nuit tombée, abandonner les positions qu’ils défendaient depuis midi. Notre armée repoussée sortait avec l’honneur sauf de la bataille, car à 230 000 Allemands elle n’avait pu opposer que 145 000 hommes. C’en était fait, la ligne de retraite était fermée, et la route de Paris était désormais coupée à Bazaine. Comprit-il la faute qu’il avait commise le 16, en ne poursuivant pas sa marche coûte que coûte ?

Bazaine, qui, lorsqu’il était général de brigade en Crimée, avait parfois donné, sous Sébastopol, des preuves de nonchalance dont on fut surpris, pouvait être un bon divisionnaire, à la condition d’obéir à un chef ferme jusqu’à la sévérité, mais il était incapable de commander une armée. Sa stratégie était nulle, son activité plus qu’intermittente, et son intelligence médiocre, quoiqu’il ne manquât ni de finasserie, ni d’esprit d’intrigue. Bien des reproches lui ont été adressés, qui ne me semblent pas mérités. Il fut le bouc émissaire que l’on chargea des péchés d’Israël ; ceux-là qui avaient le plus énergiquement exigé sa nomination de général en chef de l’armée du Rhin, déployèrent contre lui un acharnement sans merci, et je dirai plus tard que sa capitulation mit la joie au cœur de bien des gens dont l’inimitié ne lui laissa point de repos.

Le crime — la bêtise — du maréchal Bazaine fut de ne rien comprendre aux mouvements et aux desseins des Allemands. Il crut qu’on voulait le forcer à évacuer ses positions sous Metz et à abandonner une ville frontière, une ville forte, qui était la clé du territoire ennemi, et il ne s’aperçut pas que l’objectif prussien était de le couper de Paris, et de le mettre dans l’impossibilité de faire sa jonction avec l’armée de Mac-Mahon. C’est pourquoi, voulant se retirer, se poster en bon lieu et disputer à l’Allemagne la route de Paris, où était le dernier mot de la guerre, il revint toujours s’appuyer contre des murailles devant lesquelles il devait bientôt être condamné à l’immobilité, car il y fut investi, ni plus ni moins qu’une place assiégée. L’armée qui, après Gravelotte, l’entoura fut assimilée par Thiers non plus à un mur d’airain, mais à un cercle d’acier. « Oui, messieurs, vous excuserez la hardiesse de cette métaphore, à un cercle d’acier. »

Eh bien ! cette bataille de Gravelotte qui fut de si lamentable conséquence, qui était la première étape que nos pauvres soldats faisaient sur la route des forteresses d’outre-Rhin, fut offerte comme une victoire à la badauderie parisienne. C’est le 19 août, le lendemain même du jour où fut affichée la proclamation du général Trochu, que la nouvelle nous en parvint. On crut à une journée décisive en faveur des armes françaises, et l’on discuta en Conseil des ministres si l’on ferait tirer le canon à l’Hôtel des Invalides et illuminer les édifices publics. Un reste de pudeur ou d’hésitation empêcha cette sottise. Bazaine, qui n’était point en retard quand il s’agissait de se faire valoir, avait télégraphié : « Je leur tuerai tant de monde qu’ils finiront par déguerpir. » Le mot avait été répété, et l’on en avait tiré toute sorte d’inductions que la réalité n’eût point justifiées. Le ministre de la Guerre, Palikao, mentit à la tribune du Corps législatif ; il dit : « Je ne puis entrer dans les détails ; vous apprécierez ma réserve. J’ai communiqué à plusieurs membres de la Chambre les dépêches qui constatent qu’au lieu d’avoir obtenu un avantage, le 18, les trois corps d’armée qui s’étaient avancés contre le maréchal Bazaine ont été rejetés dans les carrières de Jaumont. » Et comme on applaudissait, il ajouta en souriant : « Je ne vous dis pas toute la vérité, vous seriez trop contents. »

Est-ce donc avec l’assiduité du mensonge que l’on gouverne les hommes ? Ah ! les carrières de Jaumont ; en a-t-on parlé ! et cependant elles sont situées tout à fait en arrière des positions où nous eûmes à combattre, et elles ne furent le théâtre d’aucun engagement. Les commentaires allaient bon train, et il se trouvait partout des gens, dupes de la fausse nouvelle et dupes d’eux-mêmes, qui racontaient l’événement avec force détails, comme s’ils en eussent été les témoins. Toute feuille publique s’empressa de donner des ailes à ce canard, et les journaux illustrés publièrent des gravures où l’on voyait des ribambelles de uhlans, d’artilleurs et de cuirassiers dégringoler dans des cavernes de fantaisie. La nouvelle se propagea, se gonfla, ensorcela toutes les têtes, provoqua des explosions de joie, et nul n’eut le courage ou la pitié de la démentir.

J’avoue que j’ai cru à ces carrières fabuleuses, tant j’aspirais à une victoire. Mon contentement ne fut point de longue durée, et la réflexion ne tarda pas à le calmer. En effet, il me semblait improbable et même impossible que 30 000 hommes eussent disparu brusquement dans un trou, comme Bertram au cinquième acte de Robert le Diable. Je courus chez Piétri, dont les dépêches mentionnaient seulement les rencontres du 14, du 16 et du 18 avec avantage disputé. J’allai ensuite chez Maurice Richard, qui me dit : « Le fait n’est point douteux ; l’armée de Metz doit être libre à l’heure qu’il est. » Au Journal des Débats, on ne savait rien de positif, mais les conversations étaient fort animées et presque tout le monde considérait la nouvelle comme véridique.

Je retrouve dans mes papiers, à la date de ce jour, une note que je n’ai pu relire sans sourire et sans amertume, car elle démontre comment des gens qui n’étaient pas les premiers venus se rendaient compte de ce que pouvait être la guerre. Cuvillier-Fleury était avec nous dans le bureau de rédaction ; c’était un ancien prix d’honneur ; il avait été précepteur et ensuite secrétaire des commandements du duc d’Aumale ; c’était un lettré correct, instruit, classique et trop pompeux ; il était membre de l’Académie française, qui l’avait élu en remplacement de Dupin ; il était, en outre, un des bons rédacteurs du journal, où il faisait depuis longtemps la critique littéraire et historique. Il avait épousé Henriette Thouvenel, fille du général, sœur du ministre des Affaires étrangères, ma cousine ; aussi m’appelait-il toujours « mon cher parent », honneur considérable dont jamais je ne me suis senti ému. De ce ton doctoral que le professorat lui avait infligé, et dont il ne fut libéré que par la mort, il me dit : « Dans le cas où les Prussiens feraient le siège de Paris, estimez-vous que le Trocadéro soit une bonne position pour eux ? » Je lui répondis : « Mais le Trocadéro est dans Paris. » Il hocha la tête et lentement, s’écoutant parler : « Il se peut, il est possible, mon cher parent, que vous ayez raison ; en matière de stratégie, je crois prudent de me récuser ; je n’y ai point compétence. »

En sortant du Journal des Débats, je me rendis à l’État-Major, et je demandai au général de Malroy, Lorrain de naissance, ayant fait service à Metz et très habile officier, ce qu’il fallait penser de cette histoire de carrières de Jaumont, que l’on colportait de tous côtés. Il leva les épaules et me dit : « Comment, tu te préoccupes de bourdes pareilles ; je ne te croyais pas si nigaud. »

C’était une bourde en effet, et il y en a eu bien d’autres et de plus fortes, dont les cœurs battirent cependant, car on s’obstinait à espérer, même contre tout espoir. On ne pouvait se résigner à dire : « Tout est perdu », et l’on croyait toujours, et jusqu’à la minute suprême on crut qu’un incident, je ne sais lequel, allait nous délivrer et porter nos drapeaux au-delà du Rhin. On nous trompait, cela ne fait point doute, mais nous excellions à nous laisser tromper et même à nous tromper nous-mêmes. L’Impératrice y aidait ; dès qu’elle se trouvait en présence des ministres, elle disait : « J’ai de bonnes nouvelles, mais je ne puis vous les communiquer. » On respectait sa discrétion, pour ne pas nuire aux manœuvres militaires qui doivent rester secrètes, et l’on se réjouissait, quitte à retomber plus bas dans le découragement, lorsque l’on entrevoyait la vérité.

Le 20 août, Jules Brame, revenant du Conseil des ministres, jette son portefeuille avec colère et dit : « Tout le monde ment ; quoi que l’on raconte, je suis certain que les nouvelles sont mauvaises ; l’Impératrice éprouve ou affecte d’éprouver une confiance absurde ; on pontifie, on fait des phrases ; dans ce ministère, il n’y a pas un homme, il n’y a que des fantoches, boursouflés de rhétorique. Rien à faire qu’à mourir avec bonne contenance. Nous allons être assiégés, bombardés du dehors par les Prussiens, fusillés à l’intérieur par la canaille. Cela m’est égal, mais je ne veux pas crever de faim ; que l’on rassemble des vivres dans les caves, pour nourrir le ministère pendant trois mois. » L’ordre donné au vol fut trouvé suffisant et, dès le lendemain, un marché d’approvisionnement était passé avec l’épicier qui avait alors sa boutique à l’angle de la rue Caumartin et de la rue Saint-Lazare.


CHAPITRE II

LE DÉSASTRE



L’ARMÉE DE MAC-MAHON. — LA MARCHE VERS LE NORD. — LUTTE ENTRE MAC-MAHON ET PALIKAO. — JULES BRAME ET TROCHU. — PROPOSITION DE TRAITER DE LA PAIX. — REFUS DE L’IMPÉRATRICE. — DÉFAILLANCE GÉNÉRALE. — LE CARNAVAL DES FRANCS-TIREURS. — MENSONGES DES JOURNAUX. — SEDAN PRÉVU. — PRÉLUDE DU FINALE. — L’INTENDANCE. — LE PRINCE ROYAL DE PRUSSE À CHÂLONS. — OÙ EST MAC-MAHON ? — LE JOURNAL Le Temps L’APPREND À L’ÉTAT-MAJOR PRUSSIEN. — LE GÉNÉRAL DE FAILLY À BEAUMONT. — L’EMPEREUR REFUSE DE QUITTER L’ARMÉE. — LE CHAMP DE BATAILLE DE SEDAN. — TROIS COMMANDANTS EN CHEF SUCCESSIFS. — L’ARMÉE FRANÇAISE ÉCRASÉE. — LE DRAPEAU BLANC. — LA CAPITULATION. — LES FORCES FRANÇAISES ET LES FORCES ALLEMANDES. — LE ROI DE PRUSSE PRÉVOIT LA CONTINUATION DE LA GUERRE. — ENTREVUE À DONCHERY. — ÉTAT MORAL DE PARIS. — ON PROPOSE LA PRÉSIDENCE DU CONSEIL À THIERS. — « SOLDAT, CATHOLIQUE ET BRETON. » — POUR RÉDUIRE PARIS, LA FAIM SUFFISAIT.



DANS son emportement, Brame était un sage. Il savait que l’on avait adopté une mesure désastreuse, qu’il avait combattue vainement. L’armée de 100 000 hommes, reformée au camp de Châlons par le maréchal duc de Magenta, venait de recevoir une destination où elle devait se perdre et jeter la France à travers de formidables complications. Dans la pensée de l’Empereur, dans celle du général Trochu, dans celle de Mac-Mahon, cette armée, composée de recrues nouvelles et de soldats démoralisés par la défaite de Wœrth, était destinée à se masser sous Paris, de façon à retarder l’investissement et à ménager aux contingents que l’on réunissait le temps de se grouper derrière la Loire et la Garonne.

Ce projet était bon sous le double rapport politique et militaire ; s’il eût été adopté, bien des malheurs sans doute nous eussent été épargnés ; Paris, défendu par une armée dont les cadres auraient pu recevoir les soldats encore inexpérimentés, eût conservé sa liberté d’action ; en outre, un pouvoir régulier, reconnu par l’Europe entière, invoquant l’intervention courtoise des puissances neutres, aurait eu qualité pour traiter avec la Prusse. Mac-Mahon, manœuvrant devant Paris, évitait la catastrophe de Sedan, la captivité de l’Empereur, la révolution du 4 septembre, la chute de l’Empire et l’inutile prolongation de la guerre. En cette circonstance, ce fut encore l’opinion publique, corroborée et exploitée par de mesquines passions, qui devint la souveraine maîtresse à laquelle on obéit.

On doit rendre cette justice au général Trochu qu’il lutta énergiquement pour faire rapporter l’ordre expédié à Mac-Mahon, ce qui prouve du moins qu’à ce moment nulle ambition excessive — si jamais il en eut — n’était éveillée en lui. Il ne pensait alors qu’à la protection de Paris et à sa propre responsabilité. La partie n’était pas égale, car il était seul ou à peu près contre l’Impératrice, le ministre de la Guerre et la population parisienne, pour laquelle Bazaine était un héros d’élection. L’Empereur étant avec le maréchal Mac-Mahon, l’Impératrice ne pouvait supporter l’idée d’un retour qui lui eût enlevé la régence et l’eût réduite à un rôle de comparse, pour lequel la pauvre femme ne se croyait pas faite. Palikao, ancien officier de cavalerie, accoutumé aux chevauchées rapides de l’Algérie, aux coups de main en pays barbares, s’imagina sans doute que l’on déroberait sans peine à l’ennemi une marche de flanc des plus périlleuses et qu’il n’y avait qu’à se hâter « à mettre les morceaux doubles », comme il disait, pour surgir inopinément derrière les armées allemandes et les bousculer, afin de rouvrir à Bazaine la route qu’il avait sottement laissé fermer devant lui.

Une autre pensée moins avouable inspira peut-être à Palikao cette stratégie d’aventure. En qualité de ministre de la Guerre, il était, je l’ai dit, dans des termes très aigres avec le gouverneur de Paris, et il n’était probablement pas fâché de l’abandonner à ses propres forces. « Tire-toi de là comme tu pourras. » Ce n’est pas la première fois que notre histoire nous raconte que la jalousie entre généraux n’a pas été favorable à la victoire. Pendant le combat d’Auerstaedt, où Davout, avec 30 000 hommes, eut presque toute l’armée prussienne sur les bras, Bernadotte restait l’arme au pied, à portée de la lutte, refusant tout secours, et riait de l’embarras où se trouvait un de ses compagnons. On sait que le compagnon s’en tira à son honneur et que les résultats d’Auerstaedt furent plus considérables que ceux d’Iéna. En 1870, la fortune ne fut point si propice et Trochu ne ressembla guère à Davout.

L’Impératrice, Palikao, on aurait pu en avoir raison et leur imposer une volonté plus raisonnable que la leur ; mais l’opinion publique avait alors une telle puissance que l’on n’osa pas lui tenir tête et que l’on fit la sottise qu’elle exigeait. Or cette sottise lui avait été inspirée par le comité de la rue de la Sourdière, dont le mot d’ordre, glissé à toutes les oreilles, était qu’à tout prix et sans marchander les sacrifices il fallait secourir Bazaine, notre brave Bazaine. Toute la crainte du parti républicain, qui se comptait, était de voir une armée régulière occuper Paris et, par le seul fait de sa présence, protéger le gouvernement. Aussi, dès que l’on rencontrait dans les rues des soldats en régiments, en compagnies, en groupes ou isolés, il ne manquait point de braillards qui les escortaient en criant : « À la frontière ! » J’ai vu un peloton de cuirassiers assailli de la sorte mettre spontanément sabre au clair et se préparer à charger la foule ; l’officier s’y opposa et fit bien. On n’entendait alors que des gens, et parmi les plus sensés, qui disaient : « Il faut marcher au Nord, percer vers Bazaine et reconduire les Allemands chez eux, la baïonnette dans les reins. » Lorsqu’on leur répondait : « Il est plus sage de garder Paris, dont le sort emporte celui de la France », ils répondaient : « D’abord, les Prussiens n’oseront jamais attaquer Paris ; et puis, s’ils viennent, ne sommes-nous pas là ? » En effet, ils étaient là et ils y restèrent, si bien que Paris capitula, non point faute d’hommes, car on comptait près de 400 000 gardes nationaux, mais faute de combattants et faute de pain.

Malgré sa résistance, malgré son bon sens et son habitude des choses de la guerre qui l’éclairaient, Mac-Mahon obéit à contrecœur aux ordres qu’il recevait de son ministre. C’était un soldat soumis ; il accepta la presque certitude du désastre au-devant duquel il marchait. Le 19 août, il fit passer à Bazaine une lettre par laquelle il lui disait qu’il voudrait aller à son secours, mais qu’il craignait de découvrir Paris ; il espérait — il l’a dit depuis — que Bazaine serait assez bon militaire et assez désintéressé pour le dissuader de faire cette pointe excentrique qui, tout en le laissant en l’air, sans point d’appui ni sur ses flancs, ni sur ses derrières, ni en tête, ouvrait aux Allemands la Champagne et l’Île-de-France. Bazaine ne considéra sans doute que sa propre situation et répondit que, son intention étant de faire une trouée dans la direction du Nord, il était urgent de se diriger vers Montmédy.

Dès le lendemain, 20 août, Mac-Mahon leva le camp de Châlons, qu’il fit incendier, et se mit en route par Reims, Rethel et l’Argonne. Il s’arrêta à Reims ; évidemment il hésitait encore entre deux devoirs : celui d’obéir au ministre de la Guerre ; celui de défendre Paris, où le dénouement devait se produire. Aux Tuileries, on redoutait un coup de tête ; on craignait que le maréchal, faisant volte-face et refoulant sa voie, n’écoutât la sagesse qui lui parlait et lui indiquait le véritable objectif où le salut pouvait se rencontrer encore. Aussi Palikao écrit à l’Empereur : « Ne pas secourir Bazaine aurait à Paris les plus graves conséquences. » L’Empereur répond : « Nous partons demain pour Montmédy. » À Rethel, Mac-Mahon s’arrête encore ; il a reçu des lettres de Trochu qui le supplie de ralentir son mouvement et lui promet de faire rapporter l’ordre de marcher vers Metz.

Mac-Mahon écrit à Palikao ; il lui dit que le passage des Ardennes lui offrira des difficultés cruelles ; qu’il peut être coupé par le Prince royal et qu’on le met, lui maréchal de France, dans une situation dont la responsabilité retombera sur lui, dont les périls sont innombrables, dont l’issue est plus que douteuse. Palikao se fâche et répond : « Vous avez trente-six heures, peut-être même quarante-huit heures d’avance sur le prince de la Couronne ; vous n’aurez devant vous qu’une partie des forces qui bloquent Metz ; marchez sans vous retourner. » Craignant que la lettre ne soit pas suffisante, il expédie dépêches sur dépêches et somme Mac-Mahon d’aller chercher Bazaine en passant à travers le « rideau » de troupes qui l’en sépare. Mac-Mahon n’hésita plus et partit pour la direction qui lui était infligée et qui devait aboutir à la catastrophe. La plus grande part en incombe à Palikao, dont la capacité militaire était discutable et dont la politique prêta l’oreille inconsciemment aux politiciens de la rue de la Sourdière.

À la nouvelle que le maréchal Mac-Mahon s’en allait vers Bazaine, Paris fut en joie et l’on crut encore à une victoire prochaine. Ce sentiment fut tellement vif dans la partie de la population — et c’était la plus nombreuse — qui se préoccupait avec intensité du salut national, que le groupe dont les assises se tenaient à l’ancien Club des Jacobins finit par en être pénétré. Là, on se sentit découragé ; Jules Simon, de sa voix douce et caressante, disait : « Il n’y a rien à faire ; s’il est victorieux, nous sommes bâtés pour plus de cinquante ans. » Dans d’autres régions, on était moins confiant, et Jules Brame, dont le patriotisme éclairé ne fut pas une seule fois en défaut, se désespérait du but indiqué à Mac-Mahon et ne se gênait point pour dire qu’il fallait traiter, en tâchant de se tirer de là les bagues sauves, s’il était possible. Il voulut, poussé par sa franchise habituelle, s’en expliquer avec le gouverneur de Paris et il alla le voir ; l’entrevue est du mercredi 24 août. Brame insista pour qu’à tout prix Mac-Mahon fût rappelé, car il savait que le Prince royal s’avançait à grandes marches sur Paris.

Trochu répondit qu’il avait d’autres nouvelles et que le Prince royal, abandonnant son premier projet, avait rebroussé chemin et se dirigeait vers le Nord. Du reste, on n’avait rien à craindre, puisque les forts couvrant Paris du côté de l’Est étaient occupés et seraient défendus par les marins de la flotte, sous le commandement des amiraux. Il eût voulu, — il le répéta plusieurs fois, — lui aussi, assurer à la capitale le concours de l’armée de Mac-Mahon, mais le ministre de la Guerre en avait décidé autrement ; il fallait donc tirer parti de la situation, telle qu’elle était ; et, en réalité, cette situation n’était point mauvaise. Si notre armée était battue, elle se retirerait à Paris, dont la route était ouverte ; si elle était victorieuse, elle pousserait vigoureusement sa pointe en avant ; si elle n’obtenait qu’un demi-succès, on en profiterait pour obtenir ou imposer un armistice qui ne serait que le préliminaire de la paix.

Brame riposta : « Pourquoi ne pas tenter d’ouvrir des négociations dès aujourd’hui ? » Trochu répondit : « Ce serait escompter les bonnes chances de notre avenir ; la guerre se terminera sous Paris et nous ferons en sorte qu’elle se termine bien. » Brame n’était point le seul à désespérer. Le même jour, pendant la séance du Corps législatif, un député nommé de Bussières s’approcha de Schneider, qui présidait, et lui raconta que son parent, receveur général à Colmar, avait été enlevé et conduit à Rastatt, où il était retenu prisonnier. Bussières demandait à Schneider de faire, s’il se pouvait, intervenir la diplomatie, afin que le captif fût remis en liberté. Schneider répondit : « Ah ! votre cousin est à Rastatt, il est bien heureux ; je voudrais être à sa place. »

Le lendemain 25, le Conseil des ministres fut assez agité. Brame, ne se contenant plus, avait mis le feu aux poudres, déclaré que la défense était incohérente, qu’à une grave défaite on allait ajouter des défaites irréparables, qu’il fallait ne plus se payer de mots, voir les choses telles qu’elles étaient, que l’on serait coupable de ne pas éclairer l’opinion publique, de ne pas dire la vérité, si lamentable qu’elle fût, que l’on ne jouait pas ainsi le sort d’une nation et que le vrai courage, en ce moment, était non pas d’envoyer des hommes à la boucherie, mais de reconnaître sa faiblesse, d’avouer le tort d’une agression mal justifiée et de demander à ouvrir des négociations en y intéressant les puissances neutres. Ce fut un haro, et Brame se vit littéralement injurié par ses collègues en portefeuille.

L’Impératrice, qui rêvait de jouer les Jeanne d’Arc, s’étonna que l’on osât tenir un pareil langage, au moment où les nouvelles qu’elle avait reçues étaient plus favorables que l’on n’eût été en droit de l’espérer ; elle ne pouvait pas dire qu’elle savait que la jonction de Bazaine et de Mac-Mahon était faite, mais elle affirmait qu’elle n’en doutait pas ; que, du reste, elle avait donné son fils, son fils unique à cette guerre, et que c’était tout ce que l’on pouvait exiger d’elle ; mais que, si, par malheur, notre courage n’arrêtait pas l’ennemi, si l’Allemand tentait de s’approcher de Paris, elle serait la première à monter à cheval et à prouver qu’entre ses mains le sceptre de France n’était point tombé en quenouille. Que répondre ? On ne répondit pas ; et une fois de plus, rentré dans son cabinet de travail, Brame put dire : « Tout est perdu ! » Oui, tout était perdu, perdu sans ressource, sans possibilité de se ressaisir. La France ressemblait à ces hommes frappés par la foudre qui, dit-on, gardent les apparences de la vie et tombent en cendres dès qu’on les touche.

Dans le groupe d’amis qui vivaient autour de moi, qui chaque soir, à l’heure du dîner ou après, venaient m’apporter et chercher le contingent des nouvelles, on ne se faisait plus d’illusion. Après nous être non pas enivrés, mais saoulés d’espérances, nous nous trouvions face à face avec la réalité, et la réalité était horrible ; tout nous y ramenait ; l’angoisse était si violente que l’on n’y pouvait échapper ; les prévisions les plus sombres nous accablaient et nos prévisions ont été dépassées. Ce qui augmentait notre douleur et — pourquoi ne pas le dire ? — notre découragement, c’est que nous comprenions que nul homme, ni dans le gouvernement, ni à l’armée, n’était de taille à nous arracher à l’abîme où nous roulions. Dans le gouvernement — régence, ministère, Corps législatif, Sénat, — toutes les cervelles étaient en débandade ; dans l’armée, toutes les énergies étaient en défaillance ; la France a si peu l’habitude d’être vaincue que personne n’avait plus le sens commun et que l’on semblait fermer les yeux pour ne pas voir le péril.

Les jours ne s’écoulaient plus ; ils se traînaient, haletants, lourds, sans air ni clarté. On vivait dans la nuit, et la nuit est propice aux cauchemars. L’émotion nous débordait ; je me rappelle que, revenant du Journal des Débats avec Albert Petit, nous fûmes arrêtés sur les quais par un régiment — d’infanterie de marine si je ne me trompe — qui se rendait à une gare de chemin de fer. Il y avait du désordre dans les rangs ; quelques hommes que l’on avait trop « régalés » n’étaient point de bonne tenue et avaient des oscillations qu’en d’autres temps la salle de police aurait punies. Sans parler, nous les regardions défiler ; au milieu du peloton d’honneur le drapeau parut ; instinctivement nous le saluâmes et nous ne pûmes réprimer un sanglot.

Si nous étions si profondément troublés en voyant ces soldats qui s’en allaient mourir, en brûlant « les dernières cartouches », nous n’avions pas envie de rire en apercevant les déguisements grotesques dont les « francs-tireurs » aimaient à se revêtir. Veste de velours, ceinture de laine bleu de ciel, armés d’un revolver, sifflet d’appel à la boutonnière, pantalon de toile entré dans la botte, chapeau tyrolien à plume de coq, ils se pavanaient dans les rues, se miraient dans les glaces des cafés, semblables à des bandits d’opéra-comique, se délectant à ce carnaval de patriotisme et empruntant leurs costumes aux titis ou aux débardeurs des journaux de mode.

Ô misère de la patrie ! ces jeunes hommes vigoureux, emportés par le goût du cabotinage et de la mascarade, jouaient à la guerre et n’avaient même point l’idée, puisqu’ils voulaient combattre, d’aller s’engager dans les régiments qui marchaient vers la frontière. Là, on eût pu utiliser leur bon vouloir qui resta stérile, parce qu’il échappa à toute discipline et à toute direction. Ils tuèrent quelques hommes à l’ennemi, des hommes isolés allant au grappillage et à la maraude, mais, sauf les « tirailleurs de la Seine », qui tinrent au pont de Sèvres pendant toute la période de l’investissement, on peut dire que ces partisans firent à l’armée allemande un mal qui retomba au centuple sur nous, car partout où leur présence fut signalée les Prussiens brûlèrent les fermes et les villages.

Le jeudi 1er septembre, mon valet de chambre, en entrant à sept heures du matin chez moi, tenait un journal à la main et avait le visage rayonnant. « Est-ce donc une victoire ? — Non, monsieur, c’est bien mieux, le roi de Prusse est devenu fou ; la guerre va finir. » Il me tendit le journal Le National ; je l’ai gardé et je copie textuellement l’article que j’y lus avec un sentiment de colère et de dégoût dont je ne fus pas maître :

« Le roi Guillaume est fou. Les vives émotions qu’il a éprouvées à la suite des combats du 14, du 16 et du 18, dans lesquels a été fauchée la fine fleur de l’aristocratie prussienne, avaient déjà ébranlé sa raison, qui n’aurait pu tenir devant les détails de l’horrible scène dont ont été témoins les carrières de Jaumont. L’état du roi a été dissimulé le plus longtemps possible, et M. de Bismarck s’est rendu en toute hâte auprès de la reine Augusta pour tâcher de parer au coup fatal porté à la dynastie des Hohenzollern. Il serait revenu précipitamment au quartier général pour empêcher le départ du roi, qui voulait rentrer en Prusse. L’état d’hostilité dans lequel se trouvent le Prince royal et le prince Frédéric-Charles pourrait amener les plus graves conséquences, si l’apparence de l’autorité du roi n’était là pour les contenir. Voilà des incidents avec lesquels n’avaient point compté ni la diplomatie de M. de Bismarck, ni la stratégie de M. de Moltke. »

C’est le commencement de ce système de fausses nouvelles qui prévaudra pendant toute la guerre, afin, disait-on, de remonter le moral de la population. Il n’est bourde si invraisemblable, mensonge si honteux que l’on ne jette en pâture à la crédulité publique ; c’est ainsi que l’on entretiendra ces illusions qu’il eût été sage de dissiper, car elles n’ont produit que d’inutiles massacres et la prolongation de souffrances où le peuple de Paris s’est démoralisé. Une fois engagé sur cette voie, on ne saura plus où s’arrêter ; et, dans le mois de novembre, un journal ira jusqu’à publier cette dépêche extravagante : « Nous apprenons de source certaine qu’avant-hier six cent mille Américains ont débarqué à Bordeaux avec leur attirail de guerre complet, pour venir débloquer Paris. » Cette calembredaine fit-elle hausser les épaules à tout le monde ? Je n’en répondrais pas.

Ce jour même, ce jeudi 1er septembre, j’allai de bonne heure à l’État-Major de la place pour voir le général de Malroy. Ses plantons me connaissaient ; j’entrai sans frapper. Au lieu de trouver le général assis à sa table, au milieu de ses paperasses, dans la chambrette carrelée qui lui servait de cabinet, je le vis debout, appuyé de l’épaule contre la muraille, les yeux fichés en terre et comme pétrifié dans sa méditation. Il leva la tête, me fit bonjour du regard et me dit : « Tu sais la nouvelle ? — Non. — Failly s’est laissé rattraper, surprendre et battre à Beaumont ; sa retraite est une déroute ; Mac-Mahon ne peut plus secourir Bazaine. » Je restai assommé du coup. « Et que va-t-on faire ? » De Malroy haussa les épaules : « Eh ! que sais-je ce qu’ils vont inventer encore ? L’affaire de Beaumont prouve que toute l’armée allemande est à leurs trousses ; ils vont chercher un point d’appui ; ils n’en ont d’autre que Sedan. Or Sedan est un cul de basse-fosse ; si on s’y laisse enfourner, on y sera étouffé. — Mais la place est très forte. — Elle était forte, oui, avec la vieille artillerie de courte portée ; mais, avec l’artillerie moderne, la place sera mortelle. » Avisant une cuvette placée sur le marbre du poêle, il me dit : « Tiens, voilà Sedan ; si nous sommes au fond et si les Allemands sont sur les bords, il n’y aura plus qu’à dire son in manus et à mourir. »

Il était sans colère, comme un vieux soldat qui a traversé le fer et le feu. À ma question : « A-t-on d’autres détails ? » il répondit : « Non, c’est tout ce que l’on sait, et en vérité cela suffit. On dit que l’Empereur a pu se jeter en Belgique avec l’armée, mais ce n’est qu’un on-dit et nulle dépêche ne l’a confirmé. — Que dit Trochu ? — Le gouverneur de Paris pérore ; il explique ce que l’on aurait dû faire, mais n’explique pas ce qu’il fera. Il répète : « Je vous l’avais bien dit. » Il lève les bras au ciel et s’écrie : « Si l’on m’avait écouté ! »

De Malroy continuait, pensant tout haut : « Vinoy est parti avec 45 000 hommes ; heureusement il n’arrivera pas à temps ; il ramènera ses troupes sous Paris. 45 000 hommes ramassés un peu partout, sans esprit de corps, sans grande cohésion, pour faire face à l’Allemagne qui va nous canonner et pour maintenir la tranquillité dans nos rues, où 400 000 gardes nationaux sont tout disposés à chanter La Carmagnole, ce n’est pas trop. La bataille au-dehors, l’émeute au-dedans, c’est complet ; nous pouvons reconnaître, comme Guatimozin[159], que nous ne sommes pas sur un lit de roses. » Je regimbais contre l’évidence, je me débattais. « Mais enfin un pays comme le nôtre n’est pas anéanti pour deux ou trois batailles malheureuses ; nos ressources sont à peine entamées et Palikao est homme de bon conseil. » De Malroy ébaucha une grimace qui voulait être un sourire et répondit : « Palikao, je l’ai vu cette nuit ; j’ai été prendre ses ordres pour attirer à Paris tous les contingents que nous pouvons encore réunir ; il a perdu la tête, et, en la perdant, il ne perd pas grand-chose. »

C’est ainsi que j’appris la défaite du général de Failly à Beaumont ; c’était le prélude du finale. L’écroulement allait se produire ; je raconterai ce que j’ai appris par le général Lebrun, le marquis de Galliffet et le lieutenant-colonel von Sommerfeld, qui était aide de camp du Prince royal de Prusse. Il est certain que Mac-Mahon avait au moins trente-six heures d’avance sur l’armée allemande et que, s’il eût fait diligence, il pouvait arriver du côté de Montmédy sans avoir été attaqué. Cela n’aurait rien préjugé sur son action pour délivrer Bazaine, mais du moins il eût gardé ses troupes intactes et à portée de concentration. Sa marche de flanc, qui ne pouvait réussir qu’à la condition d’être menée rondement et conduite avec une extrême énergie, fut d’une inconcevable lenteur. Il rechignait à s’éloigner vers le Nord, cela n’est point douteux ; mais puisqu’il avait fini par se résigner à une opération qu’il désapprouvait, il aurait dû profiter des avantages qu’il avait et ne les point aliéner par mauvaise humeur, par nonchalance et surtout avec l’arrière-pensée qu’il serait rappelé de façon à couvrir Paris.

À ces causes morales de retard vinrent s’ajouter des motifs matériels produits par le désarroi de l’intendance. Je regrette que, dès le début des hostilités, on n’ait pas fait pendre deux ou trois intendants ; cela aurait donné aux autres un peu moins de mépris pour leur devoir. Jamais pareille incurie, pareille insouciance ne vint en aide à l’ennemi, en aggravant, pour ainsi dire, l’infériorité numérique de nos troupes, qui, plus d’une fois, manquèrent de munitions et, presque toujours, en furent réduites à la maraude pour se nourrir. La cavalerie, au lieu de marcher en avant, afin d’éclairer l’armée, était forcée de rester à deux ou trois étapes en arrière, parce que les distributions de fourrages n’étaient jamais faites à l’heure opportune. En France, dans notre pays même, au milieu de nos ressources, à travers les villes qui s’empressaient autour de nos soldats, ceux-ci ne recevaient que des rations de biscuit, au lieu de pain, comme s’ils eussent manœuvré en plein Sahara contre les Touareg. On m’a dit que l’organisation de l’intendance militaire avait été modifiée de fond en comble depuis la campagne de 1870-1871 ; je l’espère, car une armée qui attend ses vivres et n’a pas de munitions en surabondance est une armée compromise, sinon perdue[160].

La marche fut lente et décousue ; on semblait s’en aller à l’aventure ; les traînards et les maraudeurs quittaient les rangs, pillaient la basse-cour des fermes, ne se souciaient guère de la discipline, toujours relâchée en temps de guerre, et jetaient du désordre moral au milieu de troupes déjà découragées par leurs échecs. Les trente-six heures d’avance furent perdues et bien d’autres encore. Pendant que nous défilions en courtes étapes et en fluctuations, le Prince royal de Prusse arrivait rapidement droit sur Châlons, où il comptait surprendre Mac-Mahon en formation au milieu de ces fameux Champs Catalauniques où jadis périt l’armée d’Attila. Le camp était évacué, les baraquements, les meules de fourrages, les magasins avaient été incendiés ; l’armée avait décampé, et, comme disent les veneurs, les Allemands faisaient buisson creux. Le Prince royal apprit, sans longue recherche, que le maréchal Mac-Mahon s’était dirigé sur Reims. Mais Reims n’était qu’une étape sur une route qui pouvait conduire à Paris par Soissons, ou vers le Nord par Rethel et Mézières. Le Prince royal était perplexe et restait indécis. Ce fut un journal français qui mit fin à son hésitation et lui indiqua le but qu’il devait atteindre.

Frédéric II disait : « Ce pauvre M. de Soubise est toujours battu ; cela n’a rien d’étonnant ; il a un espion et dix-huit cuisiniers ; moi, je n’ai qu’un cuisinier, mais j’ai dix-huit espions. » L’espionnage est en guerre d’usage traditionnel. À Paris, le 27 août, on avait fait un exemple terrible. Un certain capitaine Hart, déguisé en peintre paysagiste, avait été surpris et arrêté, pendant qu’il levait le tracé des routes qui aboutissent à Gien. Conduit à Paris, traduit devant un conseil de guerre ou une cour martiale, il fut condamné à mort. Jusqu’au bout, il fut arrogant : « L’Allemagne me vengera, ici même, dans votre Paris dont vous êtes si fiers. » On le fusilla au point du jour dans un des préaux de l’École militaire, et son corps fut porté sur un fourgon au cimetière Montparnasse, où il fut inhumé au no 4 de la troisième ligne de la vingt-deuxième division.

Aussitôt après nos dernières défaites, on vit des espions partout, et, en réalité, l’État-Major allemand en a utilisé un nombre considérable. À quoi bon ? Nos journaux n’ont rien caché ni de ce qu’ils pouvaient dire, ni de ce qu’ils auraient dû taire. Les journaux étrangers ont rivalisé avec les nôtres ; il semble qu’il y ait eu émulation pour dévoiler à l’Allemagne les mouvements militaires de la France ; les correspondants des journaux de Belgique, sous prétexte de fournir de bonnes informations à leurs lecteurs, étaient souvent en visite dans nos villes frontières et ne ménageaient point les renseignements dont l’ennemi profitait. On peut lire dans la Perseveranza du 25 septembre 1870 une dépêche ainsi conçue : « Berlin, 22 septembre. La Gazette de l’Allemagne du Nord reporte le mérite de la victoire de Sedan au correspondant de L’Indépendance Belge, qui, de Mézières, signalait tous les mouvements de Mac-Mahon. »

Ce ne fut point, hélas ! L’Indépendance Belge qui apprit au Prince royal la direction que le maréchal Mac-Mahon avait prise en quittant Reims ; ce fut un journal français, un journal parisien, Le Temps, dont les correspondances militaires avaient été remarquées. Le journal avait, je crois, ses entrées au ministère de la Guerre ; il y surprit le secret qu’il était nécessaire de dissimuler le plus longtemps possible ; et il le divulgua sans scrupule. Dès que le Prince royal fut instruit de ce qu’il avait tant d’intérêt à savoir, il brisa sa marche par une évolution à angle aigu et, se hâtant vers les Ardennes, parallèlement à Mac-Mahon, il y arriva avant lui et se posta à Beaumont, ayant encore le temps de donner à ses soldats un repos que les étapes forcées ne rendaient point inutile[161].

Le général de Failly, qui commandait le cinquième corps de l’armée de Mac-Mahon, arriva le 30 août à Beaumont, où, sans qu’il s’en doutât, il était attendu par le premier corps bavarois appartenant à l’armée du Prince royal et placé sous les ordres du général von der Tann. Le général de Failly s’était distingué à Mentana par un mot intempestif : « Les fusils Chassepot ont fait merveille. » Cette expression au moins déplacée lui fut reprochée avec amertume. S’il avait la parole malheureuse, ses actions ne valaient guère mieux. À la journée de Wœrth, son corps d’armée était posté à distance égale de Frossard et de Mac-Mahon ; il fut, comme l’âne de Buridan, immobilisé entre deux points qu’il pouvait secourir et vers lesquels il ne marcha pas, sous prétexte ou par la raison qu’il avait mal lu un nom de lieu dans une dépêche de pressant appel que le duc de Magenta lui avait adressée. Ses troupes auraient dû être intactes, mais, pour les amener des Vosges à Châlons, il leur avait fait faire tant de marches et de contremarches qu’elles étaient harassées, avaient semé bien des traînards au long des routes, perdu leurs bagages et qu’elles se sentaient démoralisées par les fatigues excessives qu’on leur avait imposées. Néanmoins, au matin du 20 août, elles avaient encore une apparence respectable ; le soir, ce n’était plus qu’une bande dispersée, où les bataillons se cherchaient sans se retrouver.

Le général de Failly, plein de confiance, en pays ami, ne sachant rien des manœuvres allemandes, marchait en masse compacte, avec l’insouciance française, n’étant pas plus éclairé par sa cavalerie que Douai ne l’avait été à Wissembourg, Mac-Mahon à Frœschwiller, Frossard à Forbach, l’Empereur à Borny, lorsque, le 14 août, il franchit la Moselle. On arriva vers onze heures du matin au campement indiqué de Beaumont. Les soldats formèrent les faisceaux et firent la soupe ; on mena les chevaux boire à la Meuse, où bien des hommes se baignèrent. Des paysans accoururent, pénétrèrent, non sans peine, auprès du général de Failly, qui déjeunait chez le maire et pestait d’être dérangé : « Mon général, les bois sont pleins de Prussiens ; ils ont une cavalerie nombreuse et beaucoup d’artillerie ; vous allez être attaqué par des forces supérieures. » De Failly levait les épaules. « Ah ! çà ! avez-vous la prétention de m’apprendre mon métier ? » On insistait ; il riait ou s’impatientait et demandait qu’on le laissât tranquille. D’autres émissaires arrivaient : « Général, méfiez-vous ; il y a des Prussiens de tous côtés. » Il riposta : « Tas de c…, vous voyez des Prussiens partout ; les Prussiens ! je sais où ils sont, moi ! Ils sont à vingt lieues d’ici ; f…-moi la paix ! »

Dix minutes après, des paquets de mitraille, tombant de plein fouet au milieu de ses troupes, qui mangeaient, lavaient le linge ou dormaient, lui apprirent que les Allemands étaient moins éloignés qu’il ne l’avait supposé. Nos soldats étaient ébranlés avant d’avoir pu combattre ; cette fois, les fusils Chassepot ne firent point merveille. On abandonna le champ de bataille, où l’on se sentait menacé d’être détruit, et l’on se dirigea vers Sedan par une marche de nuit mal ordonnée, confuse, qui mêla les régiments et produisit plus que du désordre.

Il ne suffit pas de bien se battre ; nous y excellons et, à cet égard, nos adversaires nous ont rendu justice ; il faut savoir faire la guerre, c’est une science difficile et complexe, à laquelle, en 1870, on n’entendait plus rien. L’école militaire de la France, l’Algérie, a été funeste. La seule bataille rangée qu’on y livra, Isly, nous a coûté quatre-vingt-un morts. En Crimée, en Italie, malgré les grands combats, parfois si meurtriers, il n’y eut que des rencontres d’où celui qui frappait le plus fort sortait victorieux, où l’ensemble des héroïsmes individuels tint lieu de stratégie. L’entrain personnel a tout fait dans ces campagnes, mais que peut-il contre des masses disciplinées, menées avec une science mathématique, en vertu d’un plan conçu dès longtemps, profondément médité et dont l’on ne s’est pas écarté ?

Nos ennemis ont fait plus d’une faute, je le crois, mais nous en avons tant fait que nous n’avons pas eu le loisir de nous apercevoir de celles qu’ils ont commises et qui, en tout cas, ne paraissent pas leur avoir été bien préjudiciables. Je ne veux point m’en prendre au destin et accuser les dieux immortels, mais notre mauvaise fortune dépassa la mesure et fut empirée par une série d’incidents qui semblent avoir été suscités contre nous par des divinités hostiles. Ce n’était pas assez d’être vaincus, désordonnés, mal dirigés, il fallait qu’au cours d’une bataille — de la bataille suprême — le commandement en chef passât dans trois mains différentes.

Après l’affaire de Beaumont, qui mettait fin à toute tentative de Mac-Mahon pour rejoindre Bazaine, la retraite fut ordonnée sur Sedan et ainsi se trouva réalisée la prédiction du général de Malroy. Nul parmi les officiers généraux n’avait plus foi dans nos armes. Quelle que fût l’issue d’une bataille nécessairement prochaine, on savait qu’elle serait meurtrière et pleine de périls ; on voulut y soustraire l’Empereur, ne fût-ce que pour conserver un chef d’État pouvant traiter de la paix, en cas d’une défaite qui, d’heure en heure, semblait devenir plus probable. On le conjura de se retirer sur Mézières, pendant que la route en était libre encore ; là il serait en sûreté et, ralliant le treizième corps, commandé par Vinoy, il pourrait rétrograder sur Paris et en activer la défense. Quant à l’armée, malgré le découragement qui avait saisi les âmes, on restait encore convaincu que le plus grand désastre dont elle pourrait être frappée était de se voir contrainte à franchir la frontière et à se jeter en Belgique.

Avec l’impassibilité qui jamais ne l’abandonnait, ni pendant ses souffrances matérielles, ni au cours de ses angoisses morales, l’Empereur refusa. Il avait désapprouvé l’opération dont il allait, avec son armée, être victime ; comme Mac-Mahon, il s’était soumis aux ordres du gouvernement, représenté par la régente et par le ministre de la Guerre. Il avait accepté un devoir qui était au-dessus de ses forces, il le reconnaissait trop tard pour y renoncer ; il ne voulut pas s’éloigner et déclara qu’il ne quitterait point les soldats dont il partagerait le sort. Le bruit courut dans les rangs qu’il avait fait comme Napoléon Ier à la fin de la campagne de Russie et après Waterloo ; on se répétait à voix basse, et même à voix haute, qu’il avait décampé. Pour faire taire ces rumeurs, il lança une proclamation qui fut lue aux troupes dans la matinée du 31 août. Il tentait de réveiller la confiance de l’armée qu’il adjurait de faire son devoir. À travers les phrases obligatoires en pareil cas, on comprenait que le découragement les avait dictées.

Lorsque la proclamation impériale — la dernière du Second Empire — fut portée à la connaissance des troupes, elles étaient réunies en demi-cercle devant Sedan. Les quatre corps d’armée étaient massés de façon à faire face à l’ennemi que l’on attendait, mais la rive gauche de la Meuse restait libre et permettait des approches qui nous furent cruelles. À cette heure décisive, Mac-Mahon avait-il un plan arrêté ? avait-il, en sa pensée, résolu la question de la retraite à laquelle il ne pouvait douter d’être réduit ; savait-il s’il prendrait sa route à l’Ouest, sur Mézières, à l’Est, vers Carignan, au Nord, pour se réfugier en Belgique ? J’en doute, et tous les généraux qui étaient présents à la bataille et que j’ai pu interroger en ont douté comme moi. Avait-il compté que Sedan était en état d’offrir un point de résistance capable d’arrêter les avalanches allemandes qui se précipitaient sur nous ? Je ne puis le croire.

Malgré son classement de ville fortifiée, Sedan n’était plus qu’une masure de guerre, un refuge propre à attirer une armée en déroute, où elle serait écrasée sans pouvoir en sortir. Les pièces de rempart n’avaient même pas leur approvisionnement réglementaire ; les magasins étaient vides, les murailles défectueuses n’auraient pu supporter deux heures de bombardement. C’est la lenteur de nos marches — on avait employé cinq jours à faire vingt-six lieues — qui nous avait acculés à cette impasse ; les Allemands y étaient arrivés sur nos pas ; nous ne pouvions plus éluder la bataille qu’ils nous offraient et que nous fûmes obligés de recevoir dans de déplorables conditions.

Le 31 août, avant la fin de la journée, nous avions été refoulés ; je me hâte de dire que nous combattions un contre trois ; les Allemands nous avaient chassés des hauteurs que nous occupions, ils étaient sur les bords de la cuvette ; nous étions rejetés dans le fond, sous le feu plongeant d’une artillerie formidable. Déjà des soldats surmenés avaient quitté leur régiment et se glissaient dans la ville. Le 1er septembre, vers cinq heures du matin, le combat reprit de plus belle et sembla porter tous ses efforts vers Bazeilles, où le douzième corps fut admirable ; il était commandé par le général Lebrun et comptait dans ses rangs la division de l’infanterie de marine qui, sous les ordres du général Vassoigne, fut héroïque. L’Empereur était au feu, et si fort en péril que, voulant épargner son état-major, où plus d’un officier était déjà tombé, il força son escorte à s’abriter derrière une muraille près de laquelle un bataillon de chasseurs à pied attendait le moment d’entrer en ligne. Napoléon III resta exposé aux projectiles ennemis, n’ayant à ses côtés que l’aide de camp de service, qui était le général Pajol, le premier écuyer, Davilliers, le docteur Corvisart et un officier d’ordonnance, le capitaine d’Hendecourt, qui fut tué.

Avant six heures du matin, Mac-Mahon, qui était sur une hauteur d’où il essayait d’étudier le terrain, car il lisait imparfaitement les cartes, fut démonté et blessé. Un éclat d’obus renversa son cheval et le frappa grièvement lui-même à la hanche. Le commandant en chef était hors de combat. Il fit appeler le général Ducrot, lui remit la direction des opérations militaires et lui confia les dispositions qu’il avait cru devoir adopter pour sauver l’armée, s’il en était temps encore. Ducrot était un homme brave et expérimenté ; la charge était lourde, à ce moment où le salut était plus que compromis ; il l’accepta sans observation et se mit à l’œuvre. L’Empereur et le maréchal Mac-Mahon se rencontrèrent, ils échangèrent quelques paroles ; l’un, après avoir appris que le général Ducrot commandait en chef, s’éloigna vers une batterie que l’on venait d’installer pour arrêter un mouvement que l’ennemi accentuait contre nous ; l’autre, porté sur un brancard d’ambulance, s’en alla vers Sedan.

L’Empereur errait sur le champ de bataille, au hasard, cherchant toujours à gagner les collines où il comprenait que les Allemands allaient se renforcer. Silencieux, courbé, pliant sous le faix qui l’accablait, il put répéter la parole que Napoléon Ier prononça le 18 juin 1815 : « Tout est fini ! » Pendant qu’il traversait le fond de Givonne, un officier de chasseurs à pied s’élança vers lui et lui dit : « Je suis du pays et je le connais bien ; si on laisse tourner le bois de la Garenne, l’armée sera entourée et se trouvera dans une situation désespérée. » L’Empereur ordonna à l’un de ses officiers d’état-major d’aller transmettre cet avis au général Ducrot. L’officier revint et dit : « Le général Ducrot n’est plus commandant en chef ; c’est le général de Wimpffen. » L’Empereur ne put réprimer un geste de surprise et murmura : « Nous sommes vraiment trop malheureux. » Quelques instants après, dans un chemin encaissé, il rencontra Wimpffen et lui donna le conseil de faire protéger le bois de la Garenne ; Wimpffen répondit : « Que Votre Majesté ne s’inquiète pas ; avant deux heures, je les aurai jetés dans la Meuse. » Ceci se passait vers neuf heures et demie du matin. Ainsi, dans l’espace de quatre heures, trois commandants en chef s’étaient succédé et chacun d’eux avait essayé de mettre à exécution un plan différent. Dans une manœuvre de champ de Mars, de si brusques modifications produiraient du désordre ; on peut imaginer ce qu’il en résulta sur un champ de bataille fouaillé par la mitraille, labouré par les obus et sur lequel on ne se maintenait qu’avec peine.

Wimpffen s’était emparé du commandement dans des circonstances qu’il faut faire connaître. Après la conduite inepte du général de Failly pendant la journée de Wœrth, on avait décidé de le remplacer à la tête du cinquième corps et, à cet effet, on avait appelé le général de Wimpffen, qui, alors, était en Algérie. Il était accouru et, en traversant Paris, il avait vu Palikao, le ministre de la Guerre, qui, séduit par sa faconde et ses belles phrases, lui avait remis des lettres de service en vertu desquelles il devait prendre le commandement en chef, au cas de mort ou de blessure grave du maréchal Mac-Mahon. Il avait donc en poche sa nomination éventuelle et s’était gardé d’en parler, lorsque arrivé à l’armée le 30 août dans la soirée, il avait été reçu par l’Empereur. Quand le maréchal Mac-Mahon remit aux mains du général Ducrot le sort de l’armée, Wimpffen ne réclama pas et resta muet ; mais, trois heures plus tard, remarquant que l’attaque des Bavarois sur Bazeilles — qui n’était qu’une fausse attaque destinée à masquer le mouvement tournant qu’exécutaient le Prince royal de Prusse et le Prince royal de Saxe — semblait repoussée par le général Lebrun, il prit bonne espérance, s’imagina que la journée pourrait être nôtre, voulut en saisir la gloire et communiqua au général Ducrot les lettres de service qui l’appelaient au commandement en chef. Ducrot, qui, par obéissance, avait accepté la charge — c’en était une — que lui avait confiée Mac-Mahon, s’inclina devant le général Wimpffen et se conforma aux instructions inattendues qu’on lui transmettait. Il expliqua à son successeur le plan qu’il suivait ; Wimpffen répondit : « C’est bien », et se hâta de donner des ordres contradictoires à ceux que les troupes avaient reçus.

Attaqués de toutes parts, décimés par une artillerie dont les pièces semblaient se multiplier, nous faisions bonne figure à l’infortune, et nous luttions avec une énergie sans espoir, qui arracha des cris d’admiration au roi Guillaume. Voyant la charge des chasseurs d’Afrique que menait le général marquis de Galliffet, charge inutile qui ne pouvait rien changer à l’issue de la journée, charge chevaleresque et meurtrière, faite pour l’honneur, il s’écria : « Oh ! les braves gens ! » Jusqu’à deux heures, on lutta pied à pied ; les actes de courage personnels furent extraordinaires ; vieux soldats et conscrits se battaient comme à Roncevaux, car chacun sentait instinctivement que là, sur cet implacable terrain, c’était le sort même de la France qui se décidait. À ce moment, le Prince royal de Prusse venant de l’Ouest et le Prince royal de Saxe arrivant de l’Est firent leur jonction sur le plateau d’Illy, que Wimpffen avait refusé de faire occuper en forces, malgré les objurgations du général Ducrot. Dès lors, l’armée française était cernée ; coupée de Mézières, d’où elle tirait ses vivres et ses munitions, elle était rejetée dans Sedan, dans une place sans étendue où l’encombrement seul était un péril et qui était battue par plus de cinq cents bouches à feu placées sur le cercle de hauteurs dont elle est dominée. C’en était fait ; une trouée même était impossible ; on la tenta ; on n’avait pas fait vingt pas qu’il y fallut renoncer.

La muraille, c’est-à-dire l’apparence d’un abri, exerce sur le soldat dérouté une invincible attraction, car il est naturel de vouloir échapper à la mort. Sedan, qui allait devenir un tombeau, semblait un refuge, on s’y précipita. Les soldats n’écoutaient plus leurs officiers entraînés dans le recul général. On se battait, on se massacrait aux portes : à qui entrerait le plus vite. Nul raisonnement, nul respect de soi-même ; on était affolé : l’homme avait fait place à la bête humaine, la plus féroce de toutes, lorsqu’elle a pris peur et que son salut est en jeu. Les fantassins, les cavaliers, les équipages du train, les batteries incomplètes, les voitures d’ambulance, les fourgons de la manutention, les charrettes réquisitionnées, tout fuyait, convergeait vers Sedan, se mêlait, s’étouffait, s’écrasait dans les baies trop étroites et risquait, à toute minute, de rompre la chaîne des ponts-levis. Un témoin oculaire m’a dit : « C’était une tempête de gémissements et de malédictions. Au milieu de la foule massée dans les rues, si nombreuse, si pressée qu’on pouvait s’y mouvoir à peine, les obus tombaient, éclataient et faisaient des vides rapidement comblés. Sur sept ou huit points, la ville flambait. Des femmes folles de terreur criaient : « C’est la fin du monde », se frappaient la poitrine et priaient. »

Vers trois heures, l’Empereur, qui était venu conférer avec le maréchal Mac-Mahon, voulut sortir de Sedan, pour aller se rendre compte par lui-même de la situation, qu’il s’obstinait peut-être à ne pas croire aussi désespérée qu’elle l’était. Cela lui fut impossible ; il était bloqué par ses troupes, qui s’y étaient réfugiées et qui formaient un obstacle infranchissable. Les commandants de corps purent, après des efforts inouïs, parvenir jusqu’à l’Empereur et lui dirent qu’après douze heures d’un combat inégal leurs soldats, exténués de fatigue, épuisés par la faim, — depuis près de deux jours nulle ration n’avait été distribuée, — découragés par cette série d’échecs, n’étaient plus qu’une proie pour l’ennemi, auquel ils ne pouvaient opposer de résistance sérieuse. L’Empereur envoya trois officiers d’ordonnance porter au général Wimpffen le conseil de demander un armistice. Les officiers ne revinrent pas, soit qu’ils n’aient pu réussir à traverser la foule qui encombrait la ville, soit qu’ils n’aient point découvert le général en chef, soit qu’ils soient morts en route. Napoléon III se souvint alors qu’il était souverain et qu’il était responsable vis-à-vis de la nation, vis-à-vis de lui-même, du sang inutilement versé. Il eut pitié de ces pauvres gens qui avaient fait leur devoir, plus que leur devoir, et qui tombaient sans défense, sans possibilité de défense, comme des épis abattus par la faux. Il fit arborer le drapeau blanc sur la citadelle. Peu de minutes après, le feu avait cessé.

Le roi de Prusse dépêcha immédiatement un officier en parlementaire qui, au nom de son souverain, réclama la reddition de la place. L’Empereur en référa au général de Wimpffen, qui répondit en envoyant sa démission de général en chef. C’en était trop ; avoir inopinément revendiqué la direction souveraine, parce que l’on croyait à la victoire ; avoir, sous le feu de l’ennemi et avec des troupes engagées à fond, bouleversé un plan adopté ; avoir refusé de faire occuper le seul point qui ouvrît encore une issue pour passer, quitte à se jeter en Belgique, comme plus tard Bourbaki devait pénétrer en Suisse ; avoir demandé deux heures, pas plus, pour pousser les Allemands dans la Meuse ; avoir, en accumulant faute sur faute, converti une défaite en catastrophe et, à la minute suprême, répudier toute responsabilité, c’était inadmissible.

L’Empereur refusa d’accepter la démission et fit bien. Un tel fait n’est pas unique, nous eûmes à le subir de nouveau. Qui ne se rappelle la proclamation du général Trochu : « Le gouverneur de Paris ne capitulera pas », suivie peu après de la démission du susdit et de la capitulation que la pudeur du Gouvernement de la Défense nationale décora du nom de traité d’armistice ? Je me suis souvent demandé comment ces compromis de conscience, qu’en tout autre sujet on qualifierait de pantalonnades, parvenaient à s’accommoder avec les exigences de l’honneur militaire ? J’en suis encore à me répondre.

L’Empereur, avec cette résignation flegmatique qui tenait au fatalisme que les incidents extraordinaires de son existence lui avaient sans doute inspiré, accepta le désastre sans récriminer. Il espérait, a-t-on dit, mettre fin à la guerre en se constituant prisonnier et en s’offrant aux rancunes allemandes ; cela est possible, mais il est plus probable qu’il adopta une si dure résolution, parce qu’il ne lui en restait pas d’autre à prendre. Il envoya le général de brigade Reille, son aide de camp, porter au roi de Prusse la lettre suivante :

« Monsieur mon frère, n’ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. Je suis de Votre Majesté le bon frère : Napoléon. »

Le roi Guillaume répondit :

« Monsieur mon frère, en regrettant les circonstances dans lesquelles nous nous rencontrons, j’accepte l’épée de Votre Majesté, et je la prie de bien vouloir nommer un de vos officiers, muni de vos pleins pouvoirs, pour traiter de la capitulation de l’armée qui s’est si bravement battue sous vos ordres. De mon côté, j’ai désigné le général de Moltke à cet effet. Je suis de Votre Majesté le bon frère : Guillaume. Devant Sedan, le 1er septembre 1870[162]. »

Fraternité de souverain, fraternité de Caïn ; il y a longtemps que le mot a dû être dit pour la première fois. L’Empereur essaya d’avoir une entrevue immédiate avec le roi de Prusse ; il eût voulu s’entendre avec lui, en tête-à-tête, sans témoin, avant que les délégués militaires eussent fait leur œuvre ; il croyait sans doute pouvoir obtenir de Guillaume victorieux des conditions meilleures que celles que lui imposeraient de Moltke et Bismarck. Ses efforts furent vains. Le roi se méfiait d’un accès de sensibilité, des égards que l’on se doit entre têtes couronnées ; il refusa, ajournant l’entrevue au lendemain, lorsque les préliminaires de la capitulation auraient été réglés par les personnages officiels et selon les lois — selon les rigueurs — de la guerre.

Dans la soirée du 1er septembre, le général de Wimpffen se rencontra avec le général de Moltke, en présence de plusieurs officiers des états-majors allemand et français. Il est inutile de rapporter les incidents de ce conciliabule, qui ne pouvait aboutir pour nous qu’à une soumission presque absolue aux volontés d’un vainqueur, contre lequel il nous était devenu impossible de lutter sur ce terrain où notre armée venait de subir une déroute complète. De Moltke, sec, froid, avec son regard d’acier et son visage d’eunuque, ne se laissait égarer par aucune considération. Il connaissait le but qu’il visait, et il y allait implacablement. Il établit entre ses forces et les nôtres un bilan qu’il faut retenir, car on y trouve l’explication de cette suite ininterrompue de défaites qui nous battaient depuis le commencement de la campagne ; il dit au général de Wimpffen, qui argumentait et semblait menacer de rouvrir les hostilités : « Votre armée ne compte pas en ce moment plus de 80 000 hommes ; nous en avons 230 000 qui l’entourent complètement ; notre artillerie est toute en position et peut foudroyer la place en deux heures ; vos troupes ne peuvent sortir que par les portes et sans possibilité de se former en avant ; vous n’avez de vivres que pour un jour et presque plus de munitions. Dans cette situation, la prolongation de la défense ne serait qu’un massacre inutile, la responsabilité retombera sur ceux qui ne l’auront point empêché. »

Ce qu’il y a de triste, c’est que le général de Moltke n’avait pas énoncé un fait qui ne fût de la plus scrupuleuse exactitude. Se rappelle-t-on la discussion de la loi du maréchal Niel en 1867 et Thiers s’écriant à la tribune : « L’Allemagne peut nous opposer 300 000 hommes, pas un de plus ! En outre, nous aurons toujours deux ou trois mois devant nous pour préparer les gardes mobiles. » Deux ou trois mois ! Le 20 août 1870, au moment où Mac-Mahon allait marcher vers le Nord, c’est-à-dire moins d’un mois après la déclaration de guerre, quinze jours à peine après la bataille de Wœrth, les forces allemandes étaient ainsi distribuées : devant Metz, le prince Frédéric-Charles avec 210 000 hommes ; le Prince royal de Saxe près de la frontière belge avec 100 000 hommes, reliant sa gauche à la droite du Prince royal de Prusse, qui, à la tête de 150 000 hommes, avait établi son quartier général à Bar-le-Duc. Donc 460 000 hommes, auxquels nous pouvions à peine en opposer 220 000 ; là est le secret de nos désastres, qui furent singulièrement aggravés par une intendance détestable, par l’incohérence de notre commandement et par la rectitude du commandement prussien.

Au cours de sa discussion avec Wimpffen, le général de Moltke laissa échapper ou lâcha intentionnellement une boutade très dure pour nous, mais qu’il est bon de rappeler, car nous y pouvons trouver un enseignement profitable ; il s’écria : « Eh ! la voilà bien, votre nation présomptueuse ! Sur tous vos officiers prisonniers, nous avons trouvé des cartes de l’Allemagne et pas une seule de vos régions du Nord-Est ; cela cependant ne vous eût pas été inutile. » Hélas ! ce fait ne fut pas isolé et nous le verrons se reproduire pour les armées que Gambetta improvisait.

Au lever du jour, le 2 septembre, Sedan était un cercle enfermé dans un autre cercle. Pendant que les débris de nos troupes se tassaient dans la ville, sans ordre, au hasard, dans les rues où l’on se couchait les uns contre les autres, dans les caves dont on défonçait les tonneaux, l’armée allemande avait pris position. Notre dernier refuge était hermétiquement entouré. Les corps se touchaient, comme à un défilé de revue, et, au-dessus d’eux, l’artillerie occupant les hauteurs se tenait prête à faire feu de toutes pièces. Les soldats regardaient Sedan, disaient : « Kaiser ist da ; l’Empereur est là », et se réjouissaient, car ils croyaient la guerre terminée ; ils étaient loin de compte. Les états-majors étaient ivres de joie ; les officiers s’embrassaient ; un seul homme ne s’y trompa point. Le roi Guillaume, aux félicitations de ses généraux, répondit : « Vous croyez la guerre terminée ; elle va commencer. »

Le 2 septembre, l’Empereur eut une entrevue particulière avec Bismarck et un entretien secret avec le roi de Prusse. Les deux souverains se rencontrèrent au petit château de Bellevue. Quelles pensées agitèrent le roi Guillaume pendant qu’il se rendait auprès de « son bon frère » ? Rappelait-il à sa mémoire les souvenirs de 1806, alors qu’âgé de neuf ans il fit le voyage haletant de Berlin à Stettin, de Küstrin à Kœnigsberg, et que l’on se penchait aux portières des voitures, pour voir si la cavalerie de Murat ne galopait pas sur la route ? Revit-il la petite ville de Memel ? C’est tout ce qui restait du royaume. Il y regardait manœuvrer quelques bataillons : c’est tout ce qui restait de l’armée, de cette armée du grand Frédéric qui avait fait trembler l’Europe. Évoqua-t-il l’image de sa mère, de cette belle reine Louise dont il avait vu couler les larmes, dont il avait entendu les imprécations, lorsque, revenant de Tilsitt, où elle n’avait pu attendrir Napoléon Ier, qu’elle appelait le génie du mal, elle se désespérait de ne pas être rentrée en possession de Magdebourg ? Elle avait compté sur sa grâce, sur son esprit, qui était supérieur, pour charmer le vainqueur d’Iéna et de Friedland ; elle n’en avait obtenu qu’une rose et quelques plaisanteries d’un goût douteux.

Que se passa-t-il entre les deux souverains, entre ce victorieux et ce vaincu ? On ne le sait pas[163].

Un officier de l’État-Major du roi de Prusse a prétendu que, dressé sur ses étriers, il avait aperçu l’Empereur et le roi Guillaume penchés sur une carte et y traçant des lignes au crayon. Il concluait que, à ce moment précis, il avait été question d’un abandon de territoire et d’une modification de frontière. Le fait est possible, mais il me paraît invraisemblable. À toute invitation de traiter, Napoléon III répondit en se dérobant ; il n’était plus rien ; ni chef d’armée, ni chef de gouvernement ; c’était à la régente et non pas à lui à formuler ou à écouter les propositions qui pourraient être faites. En réalité, nul ne voulait accepter une si lourde responsabilité ; l’Empereur se récusait, l’Impératrice se fût récusée ; il faut souvent plus de courage pour faire la paix que pour combattre.

Dans de telles circonstances, au milieu du désarroi général des esprits et des volontés, un seul pouvoir, agissant au nom de la nation qu’il représentait, avait qualité pour mettre fin à la guerre, en acceptant les faits accomplis ; c’était le Parlement, composé du Sénat et du Corps législatif, réunis en congrès. L’Empereur et le roi de Prusse y comptaient certainement pendant leur colloque ; mais ils avaient compté sans la population de Paris, qui allait se hâter d’envoyer le Parlement rejoindre dans les catacombes de la politique, sans scrupule, l’Assemblée législative du 2 décembre 1851 et la Chambre des députés du 24 février 1848. Seulement, cette fois, c’était devant l’ennemi et à son bénéfice que l’acte de violence serait exécuté.

Deux dépêches expédiées par le roi de Prusse à la reine Augusta apprirent à Berlin, ivre de joie, à l’Allemagne, folle d’orgueil, le résultat de la bataille.

« Devant Sedan, le 2 septembre 1870, une heure et demie après midi.

« La capitulation par laquelle toute l’armée dans Sedan est faite prisonnière vient d’être conclue avec le général Wimpffen, qui a pris le commandement à la place du maréchal Mac-Mahon blessé. L’Empereur n’a voulu se rendre qu’à moi-même, attendu qu’il n’exerce plus le commandement et qu’il a transféré tout pouvoir à la régente à Paris. Je fixerai le lieu de son séjour, après que j’aurai eu avec lui un entretien qui va avoir lieu immédiatement. Quels changements accomplis par la volonté de Dieu ! »

« Varennes, 4 septembre, huit heures du matin. Quel moment saisissant que celui de la rencontre avec Napoléon ! Il était abattu, mais digne dans son attitude et résigné. Je lui ai donné pour résidence Wilhelmshœhe, près Cassel. Notre entrevue a eu lieu dans un petit château devant le glacis Ouest de Sedan. L’accueil que m’ont fait les troupes, tu peux te le figurer ! Indescriptible. Que Dieu nous favorise encore ! »

Il y avait, je crois, quelque raillerie dans le choix de la résidence assignée à Napoléon III. Le château de Wilhelmshœhe avait été le lieu de prédilection de Jérôme, roi éphémère de Westphalie. C’est là qu’il fit bien des « bamboches », avec son ami Pigault-Lebrun[164], expert aux inventions drolatiques, et avec son chambellan Camus, qu’il avait créé comte de Fürstenstein, et dont le fils est actuellement (1887) attaché à la maison de l’impératrice Augusta. Si l’Empereur s’aperçut de l’ironie, il n’en laissa rien paraître ; il se soumit, sans faire une observation. Le roi Guillaume ne s’était pas trompé en disant : « Il est résigné. »

Pendant que le Second Empire perdait sa dernière partie à Sedan, Paris, à la fois nerveux et abattu, prêtait l’oreille aux bruits du dehors, achetait des vivres en prévision d’un siège dont l’idée eût fait rire six semaines auparavant, et s’arrêtait, bouche bée, devant des affiches insignifiantes, dans l’espoir d’y découvrir quelque nouvelle où son angoisse pût s’apaiser. Depuis que la dépêche annonçant la défaite du corps de Failly à Beaumont était venue détruire la dernière illusion, on s’agitait dans le vide, sans concevoir un projet raisonnable. L’Impératrice, qui jusque-là avait fait bonne contenance, qui laissait deviner, quand elle ne le disait pas, qu’elle recevait d’excellentes nouvelles que son devoir de régente l’obligeait à garder secrètes, l’Impératrice était consternée ; toute son exaltation était tombée ; elle ne sentait autour d’elle que des défaillances et même des hostilités sourdes. Le 1er septembre, lorsque déjà la bataille de Sedan était engagée et désespérée, elle fit demander par Daru[165] à Thiers s’il consentirait à devenir président du Conseil des ministres, promettant de lui abandonner la haute main sur la direction des affaires. Le petit homme refusa, déclarant qu’il n’avait point d’aptitudes pour être le pilote du radeau de la Méduse.

Repoussée de ce côté, ne sachant à qui se fier, de qui réclamer un avis, la malheureuse femme, pour qui commençait l’expiation de tant de futilité, fit appeler le général Trochu et, dans un élan d’abnégation dont l’histoire lui saura gré, elle lui dit : « Il ne s’agit ni de l’Empereur, ni de l’Empire, ni de mon fils, ni de moi, il s’agit du pays qu’il faut sauver coûte que coûte. Si vous croyez que les princes d’Orléans soient de taille à prendre le commandement des troupes et à repousser l’invasion, n’hésitez pas à me le dire, et je vais signer le décret qui leur rouvrira les portes de la France. » Le général Trochu la calma ; selon son habitude, il parla longtemps, mêlant les considérations militaires aux considérations politiques ; il essaya de la rassurer, lui affirma qu’une bataille malheureuse était chose commune à la guerre ; qu’il en avait vu bien d’autres, que le maréchal Bugeaud, son maître, lui avait appris à se servir d’une défaite pour obtenir la victoire ; que Paris serait le tombeau de l’Allemagne ; quant aux mauvaises volontés intérieures, la force morale suffisait à les contenir ; il termina en disant qu’il répondait de tout. L’Impératrice l’avait écouté en silence ; lorsqu’il eut enfin arrêté son flux de paroles, elle le regarda fixement et lui dit : « Alors je puis compter sur vous ? » Sa réponse est devenue historique : « Madame, je suis soldat, catholique et breton ! » Ah ! le bon billet ! Cet homme était-il de bonne foi ? Je n’en doute pas ; il se croyait quand il parlait, et comme il parlait sans cesse, il se croyait toujours. Il se payait de mots, ce qui est une mauvaise monnaie.

L’inquiétude redoubla dans la journée du 2 septembre. Pas de nouvelles de Mac-Mahon, pas de nouvelles de Bazaine ; nulle clarté dans la nuit qui nous environnait. On eût dit que tout travail chômait, et comme il faut un but ou un prétexte à la curiosité parisienne, on allait tourner autour du Bois de Boulogne, dont les grilles étaient closes, afin de tâcher d’apercevoir les deux mille bœufs et les cent cinquante mille moutons que l’on y avait réunis. On se groupait autour des portes où les ponts-levis étaient déjà installés et on regardait « la banlieue » qui se réfugiait à Paris au détriment de la prolongation de la défense ; car une ville de guerre, résolue à garder bonne attitude, doit d’abord se débarrasser des bouches inutiles. On était entraîné par un patriotisme irréfléchi et mal entendu.

Beaucoup de personnes quittèrent Paris ; plus encore s’y précipitèrent et ne servirent à rien qu’à encombrer les rues, à prendre part aux distributions de vivres et à se rallier à ces bataillons de gardes nationaux qui, se souciant peu d’entrer en contact avec l’ennemi, formèrent les légions de fédérés dont Paris a failli périr pendant la Commune. Le nombre seul des habitants de Paris en assurait la chute ; quand une ville assiégée renferme une population de deux millions d’âmes, elle est perdue dans un temps déterminé. Les armes sont superflues pour en avoir raison, la faim suffit.


CHAPITRE III

LE QUATRE SEPTEMBRE



LA NOUVELLE DE LA BATAILLE DE SEDAN PARVIENT À PARIS. — L’AMIRAL RIGAULT DE GENOUILLY. — HENRI CHEVREAU ET L’IMPÉRATRICE. — TROCHU EST APPELÉ AUX TUILERIES ET N’Y VIENT PAS. — CONSEIL DES MINISTRES. — LA VEILLÉE DES ARMES. — CONCILIABULE RUE DE LA SOURDIÈRE. — SÉANCE À MINUIT AU CORPS LÉGISLATIF. — KÉRATRY. — LE COUP DE JARNAC DE JULES FAVRE. — JULES BRAME CHEZ L’IMPÉRATRICE. — DÉCOURAGEMENT. — ENTREVUE DE L’IMPÉRATRICE ET DU GÉNÉRAL TROCHU. — LE DERNIER CONSEIL DES MINISTRES. — LE CORPS LÉGISLATIF MAL PROTÉGÉ. — LA SÉANCE. — LE GÉNÉRAL LEBRETON. — INTERVENTION DE LA GARDE NATIONALE. — INVASION DU CORPS LÉGISLATIF. — À L’HÔTEL DE VILLE. — LES DÉPUTÉS DE PARIS ET LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. — LE SOIR, DEUX CENTS DÉPUTÉS SE RÉUNISSENT AU PALAIS-BOURBON. — JULES FAVRE LEUR INTERDIT DE SE RÉUNIR. — LA RESPONSABILITÉ DU GÉNÉRAL TROCHU.



CE fut le 3 septembre que la nouvelle de la catastrophe de Sedan pénétra dans Paris ; elle fut tenue secrète par l’Impératrice, qui l’avait reçue, et par les ministres, auxquels elle la communiqua. Je fus un des premiers à l’apprendre. Dans mon inquiétude, je ne tenais pas en place. Je sortais, je rentrais sans motifs, ne me trouvant bien nulle part, agité, oppressé, espérant toujours que le premier passant venu allait me dire quelque chose dont je pourrais me rassurer. Vers onze heures du matin, j’allai chez Piétri ; il était dans son cabinet et donnait des instructions à Baube, chef de la deuxième division, afin qu’il fît diriger sur Paris beaucoup de vaches laitières dont l’usage serait exclusivement réservé aux petits enfants. Tout en parlant, il ouvrit le tiroir à secret de son bureau et me tendit une sorte de boîte plate en maroquin vert, grande à peu près comme un volume in-12. En me la remettant, il me montra un bouton qui faisait agir le verrou de fermeture, et d’un clin d’œil il m’indiqua Baube ; je compris que je devais garder le silence. La boîte était celle du « chiffre », c’est-à-dire l’espèce de portefeuille qui servait, entre les ministères et la préfecture de Police, à la transmission des dépêches secrètes arrivées en langage de convention et traduites en clair. Je lus : « Bataille perdue sous Sedan ; Empereur prisonnier, armée prisonnière, pertes énormes. »

Baube se retira ; Piétri vint s’asseoir près de moi ; nous restions sans parler, anéantis. Piétri me dit : « Gardez le secret, il ne sera que trop tôt divulgué ; dès que Paris le saura, le gouvernement s’effondrera de lui-même. — Que va-t-on faire ? — Je ne sais, il n’y a qu’à traiter. — Croyez-vous à une révolution ? — On doit s’attendre à tout, mais tout dépend de Trochu. — Avez-vous confiance en lui ? — C’est un homme faible, que sa vanité peut entraîner. » Au bout d’un instant de silence, Piétri reprit : « Il y a deux ans, je fus mandé à Fontainebleau ; l’Empereur me remit une liste d’officiers généraux qu’il me chargeait de faire surveiller, parce que certaines dénonciations, qui lui paraissaient sérieuses, l’engageaient à s’en méfier ; le premier nom était celui de Trochu. » Au moment où j’allais prendre congé, car l’heure du rapport des chefs de service était sonnée, Piétri me dit : « Dieu sait ce qui va se passer ; nous ne nous reverrons peut-être jamais, embrassons-nous ! »

Je m’arrêtai sur le Pont-Neuf, debout contre le parapet ; longtemps j’ai contemplé Paris avec une indicible tristesse ; il me semblait que toutes les ruines de l’histoire s’accumulaient en moi ; je savais qu’une sorte de loi mystérieuse préside à la fin des capitales, que presque toutes disparaissent dans un cataclysme, et je me demandais si l’heure suprême n’était pas venue. Je vis des mitrailleuses, enveloppées de toile cirée, placées sur des chariots, que l’on conduisait au chemin de fer et que le peuple suivait, en courant et en discutant : « Les Prussiens n’en ont pas de pareilles. — Ils sont bien trop bêtes pour avoir inventé quelque chose. — C’est ça qu’on appelle : le moulin à café ! » J’entendais ces observations ; j’étais surpris de voir tout le monde si paisible et je me disais : « Quelle fureur, quel désespoir, quand ils sauront la vérité ! »

Je n’osais rentrer chez moi ; je ne voulais aller nulle part ; je baissais les yeux pour n’apercevoir personne, tant j’avais peur que l’on ne m’interrogeât et que le secret qui m’étouffait ne s’échappât de mes lèvres. Devant la place de l’École, je me souviens de m’être assis sur un banc sans trop savoir ce que je faisais et d’avoir regardé deux cochers de fiacre qui donnaient l’avoine à leurs chevaux. Ces braves gens parlaient de l’affaire de Beaumont ; l’un disait : « Ce n’est pas étonnant qu’ils nous roulent toujours ; ils nous surprennent ; ils se glissent dans les bois comme des couleuvres ; c’est pas malin d’être vainqueur avec de tels moyens, qui ne sont déjà pas si propres ; attends un peu qu’ils soient sortis de leurs bois et tu verras la trempée qu’on leur administrera ; le diable en prendra les armes. » L’autre répondit en secouant la tête : « J’ai fait un congé au 62e ; je connais la rubrique ; eh bien ! ce n’est pas bon signe d’être toujours battu : ce pauvre Badinguet n’y entend rien et tout ça finira mal. »

Poursuivant ma route, sans but déterminé, j’entrai dans le jardin des Tuileries, dont je traversai les quinconces par la diagonale. Un homme était assis au pied d’un marronnier, affaissé sur lui-même, la main inerte et le front penché. Au bruit de mes pas, il redressa la tête et je vis l’amiral Rigault de Genouilly, qui était alors ministre de la Marine. Il me reconnut, devina sans doute à l’expression de mon visage que je n’avais plus rien à apprendre ; il se leva, me saisit dans ses bras et, sans parler, éclata en sanglots. C’était un homme de fer que Rigault de Genouilly, dur aux autres, plus dur à lui-même, inflexible en toute chose, n’ayant jamais pâli devant le danger ; il avait le spasme déchirant de ceux qui ne savent pas pleurer ; le contraste de sa douleur et de son caractère me remua jusque dans les moelles. Je ne savais que dire, je le pressais contre moi et je suffoquais.

Il se dégagea et me dit : « Je n’ose rentrer au ministère ; que vais-je dire à mes chefs de service ? Je n’ai pas le courage de leur apprendre que nous venons de couler à pic… » Il récrimina : « Et que penser de ce Palikao qui nous disait il n’y a pas trois jours : les Allemands, depuis leur entrée en France, ont perdu plus de deux cent mille hommes ; ils ne peuvent plus supporter les frais de la guerre ; d’ici à deux ou trois semaines, nous les aurons reconduits chez eux ! Oui, voilà ce qu’il nous disait, à nous et au Corps législatif ; la pauvre Impératrice le croyait comme parole d’Évangile ; et vous voyez où nous en sommes ! » Nous fîmes ensemble quelques pas sous les quinconces déserts. Je lui demandai : « Quand avez-vous reçu la nouvelle ? » Il répondit : « Tout à l’heure, ce matin, au Conseil des ministres. C’est une dépêche privée, venue de Belgique par l’Agence Havas, qui l’a apportée. »

Lorsqu’on se noie, on se rattrape à tout ; je m’écriai : « Mais si la dépêche n’est pas officielle, rien ne prouve qu’elle ne soit pas fausse et qu’elle n’ait pour but une spéculation de bourse. » L’amiral secoua la tête : « La dépêche n’est pas officielle, la nouvelle n’en est pas moins certaine ; le désastre est complet : l’Empereur est prisonnier, l’armée de Mac-Mahon est prisonnière ; Bazaine fera battre la chamade, quand il aura mangé son dernier morceau de pain et son dernier cheval ; mes matelots qui sont dans les forts défendront Paris et ne le sauveront pas. Adieu. » Brusquement il s’éloigna.

Le soir, à quatre heures et demie, le vicomte de Vougy, directeur de l’Administration télégraphique, alla remettre à Henri Chevreau, ministre de l’Intérieur, la dépêche — officielle cette fois — par laquelle l’Empereur annonçait à l’Impératrice les conséquences de la bataille de Sedan.

Chevreau porta lui-même la dépêche à l’Impératrice ; ce n’était rien lui apprendre, mais c’était lui donner confirmation de la nouvelle qu’elle avait reçue. Sa douleur fut poignante, d’autant plus que la pauvre femme ne savait pas encore ce que son fils était devenu. Henri Chevreau, qui avait été mon camarade au collège Charlemagne et que j’ai souvent revu depuis 1870, m’a dit qu’il était resté debout, ne parlant pas et regardant l’Impératrice, assise, le coude appuyé sur une table, le visage soutenu par sa main, immobile, les yeux secs, le regard fixe, comme hors de ce monde et sans pensée. Chevreau, qui était fort intelligent, quoique de conception timide, et très avisé à ses propres intérêts, comprit que, toute autorité matérielle tombant en défaillance, l’autorité morale venait de passer subitement au général Trochu ; que rien ne pouvait se faire sans lui et que par lui. Malgré le ministre de la Guerre, qui était Palikao, malgré le général commandant la place, qui était Soumain, c’était le gouverneur de Paris, c’est-à-dire Trochu, qui, par la seule force des choses, par l’intensité même de la catastrophe, devenait le maître de la situation et l’arbitre des destinées. Il était donc nécessaire de s’assurer de son concours ou tout au moins de sa protection. Sur une interpellation que, trois jours auparavant, en Conseil des ministres, Chevreau lui avait adressée, n’avait-il pas répondu qu’il jurait de défendre l’Empire et, s’il le fallait, de mourir au pied du trône ! Chevreau proposa donc à l’Impératrice d’aller chez le général Trochu, de lui communiquer officiellement la dépêche de l’Empereur et de le presser de prendre des mesures qui paraissaient urgentes. L’Impératrice répondit : « Allez ; dites-lui que je désire le voir et que je l’attends. » Cinq minutes après, Chevreau était chez Trochu.

Le général rentrait d’une inspection au camp de Saint-Maur, où il avait réuni, à leur retour de Châlons, les bataillons des gardes mobiles de Paris, qu’il semblait choyer avec quelque préférence. Il descendit de cheval, prit le bras de Chevreau et pénétra avec lui dans son cabinet. À l’annonce de cet écroulement, de cette bataille perdue, de cet empereur prisonnier, de cette armée captive, il s’écria : « Eh bien ! qu’est-ce que j’avais dit ? Est-ce que l’on confie une opération aussi grave à Mac-Mahon, qui est un brave homme, mais qui n’entend rien aux choses de la guerre ? » Il continua sur ce ton, déblatérant, revenant sur d’anciens griefs, ne tarissant pas, ivre de paroles où nulle résolution n’apparaissait. Il est des gens qui parlent pour se donner le temps de réfléchir et de prendre une détermination ; le général Trochu n’était pas ainsi. Chevreau l’interrompit sans ménagement. « Il ne s’agit pas de cela, mais de savoir ce que nous allons faire. L’Impératrice vous attend ; venez. » Trochu répondit : « Je suis harassé de fatigue et je meurs de faim ; je dîne et, aussitôt après mon dîner, je vais aux Tuileries. » Il n’y alla pas. Deux fois, il y envoya le général Schmitz, son chef d’état-major, que l’Impératrice refusa de recevoir. Toute la soirée, toute la nuit on attendit Trochu, qui ne vint pas.

Les considérations qui ont dicté sa conduite ont dû être d’une gravité exceptionnelle, je le suppose, car je ne les connais ni ne les devine. Eut-il, comme on l’a dit, des entrevues mystérieuses avec quelques chefs d’opposition, avec Jules Favre, avec Emmanuel Arago[166], avec Kératry[167] ? Eut-il des entretiens secrets avec des officiers de la garde nationale ? Reçut-il une députation envoyée par les bataillons de mobiles du camp de Saint-Maur ? Se trouva-t-il blessé par des mesures que le comte de Palikao avait prescrites sans le consulter ? Crut-il que c’était chez lui et sous sa présidence que désormais le Conseil des ministres devait se réunir ? Je ne sais. J’ai consulté à cet égard Piétri, préfet de Police, Chevreau, ministre de l’Intérieur, Brame, ministre de l’Instruction publique, Maurice Richard, député, l’amiral Jurien de La Gravière, aide de camp de l’Empereur, faisant service près de l’Impératrice, personne n’a pu me donner un motif qui pût justifier, qui pût excuser son manque de parole et son absence des Tuileries en telles circonstances. Paul Courier, capitaine d’état-major, fils de Paul-Louis Courier, qui avait servi auprès de Trochu et le connaissait bien, m’a dit : « C’est beaucoup plus simple que l’on n’imagine ; il n’a pas été chez l’Impératrice parce qu’il a été blessé qu’elle n’eût point reçu son aide de camp. » C’est possible, mais alors c’est le fait d’un bien pauvre esprit. Quoi qu’il en soit, s’il était loyal, il est incompréhensible ; s’il jouait double jeu, tout s’explique.

L’Impératrice s’était hâtée de convoquer le Conseil des ministres, qui se réunit à six heures du soir ; Piétri y avait été appelé. Cette femme futile, dont la frivolité avait porté un coup redoutable aux mœurs extérieures de son temps, pour qui elle fut un mauvais exemple, sembla tout à coup transfigurée par la fortune adverse. Nul, parmi ceux qui l’ont approchée en ces dernières heures, n’a varié dans son témoignage ; elle fut très ferme, un peu théâtrale, selon sa nature, mais irréprochable et d’une dignité souveraine. À aucun prix elle ne voulut consentir à laisser tenter en sa faveur un effort qui eût pu produire l’effusion du sang ; à toute proposition, elle ne cessa de répéter : « C’est assez de la guerre étrangère, de la défaite, de l’invasion ; je ne veux point de guerre civile. Si ma présence à Paris est un danger, je suis prête à partir, je suis prête à m’exiler. » Comme l’on parlait de la colère que tant de désastres soulevaient contre le régime impérial, elle s’écria : « Que ne le disiez-vous ! Je vais abdiquer. » Les légistes du Conseil lui firent remarquer qu’elle n’en avait pas le droit ; le pouvoir qu’elle exerçait était le fait d’une délégation ; or celui qui avait qualité pour faire cesser cette délégation était aux mains de l’ennemi, par conséquent sans puissance.

Ce conseil, cette réunion des hommes auxquels la chose publique était confiée, qui aurait dû adopter je ne sais quelle résolution d’où le salut, par la paix ou par la guerre, par l’intervention des neutres, ou par un effort désespéré, pouvait surgir encore, ce conseil fut morne, sans initiative, sans intelligence. Sur le radeau de l’Empire, les naufragés n’avaient même plus l’énergie de ramer pour sauver leur existence. On échangea des exclamations ; on dit : « Quel malheur ! qui aurait pu le croire ? » On se confondit en doléances, et quand on interrogeait le ministre de la Guerre, le ministre de la Guerre se mettait à pleurer, parce qu’il venait d’apprendre que son fils, le colonel de Montauban, avait été tué à Bazeilles. En résumé, la responsabilité faisait peur et chacun tentait de s’y soustraire. Comment négocier une paix que les circonstances rendaient onéreuse ? Comment imposer l’Empire à une population qui n’en voulait plus ? Où chercher, où trouver un point d’appui qui permît de résister et aux exigences du vainqueur, et aux revendications révolutionnaires ? Le problème était terrible ; nul n’eût été de taille à le résoudre, mais personne ne s’y essaya.

Morny n’était plus là pour dire, comme au 2 décembre : « Messieurs, nous y allons pour notre peau. » Y eût-il été, il n’eût rien changé à l’événement ; quand certaines heures sonnent à l’horloge de l’histoire, la destinée s’accomplit. Tous les ministres, l’Impératrice elle-même devinaient cela, mais on n’osait pas l’avouer et l’on comptait encore sur je ne sais quelle intervention surnaturelle qui subitement fermerait l’abîme. La nuit porte conseil ; on s’ajourna au lendemain dimanche, 4 septembre, après avoir cependant décidé que les Chambres seraient convoquées pour le même jour, à neuf heures du matin. Retard inutile ; le temps n’est plus où les songes révélaient aux mortels la volonté des dieux.

Quelque chose d’obscur plane encore et planera peut-être toujours sur cette nuit qui, pour bien des gens, fut la veillée des morts et pour d’autres la veillée des armes. On se rencontra, cela n’est point douteux, on se prépara à l’action non pas contre l’ennemi, mais contre l’Empire ; plus d’un se sentit le cœur soulagé et respira largement en apprenant que l’homme de Décembre était prisonnier ; les courages s’exaltèrent à cette idée que l’on n’avait plus qu’une femme à combattre. Des députés, des journalistes irréconciliables se cherchèrent, se consultèrent et, sans s’arrêter à un plan déterminé, connaissant bien l’usage des révolutions, se donnèrent rendez-vous là où le dénouement devait se produire, au Corps législatif d’abord, à l’Hôtel de Ville ensuite. Il n’était pas besoin de surexciter la population, mais il fallait la contenir jusqu’à ce que l’on pût l’utiliser sur un point donné, sans lui permettre de disperser ses forces.

Vers six heures du soir, la nouvelle commença à être connue dans Paris ; elle s’y répandit, elle y éclata avec la rapidité d’une traînée de poudre qui prend feu. La première impression — l’impression générale — fut de la stupeur ; on avait des langueurs comme après une abstinence prolongée ; un de mes amis traduisit cette sensation en me disant : « C’est à peine si j’ai la force de porter ma canne. » Sur le boulevard, des groupes se formaient, on y parlait à voix basse, ainsi que dans la chambre d’un malade. J’ai vu là de vieux hommes pleurer comme des enfants et j’ai entendu des jeunes gens dire, en se serrant la main : « On saura mourir. » Sur la partie du boulevard où je vaguais, c’est-à-dire de la rue de la Chaussée-d’Antin à la rue Drouot, le sentiment qui dominait, à travers l’affaissement des esprits, était celui de la paix. « Quand on se sera fait tuer jusqu’au dernier, la belle avance ! Il faut donner de l’argent à Guillaume et traiter avec lui. » C’était un orateur de plein vent qui disait cela auprès du passage de l’Opéra ; nul ne regimbait ; un farceur, il s’en trouve même aux bords du Styx, cria tout à coup : « À Berlin ! à Berlin ! » On se mit à rire ; je ne riais guère et je me disais : « Quel singulier animal que la foule ! »

Une bande d’individus composée de gamins, d’oisifs, recrutée dans les cabarets au cours de sa marche, bruyante, malfaisante, mais n’ayant aucune allure résolument révolutionnaire, apparut tout à coup sur la chaussée des boulevards, allant très vite, comme si elle eût craint d’avoir la garde municipale à ses trousses. Elle vociférait : « La déchéance ! la déchéance ! » On distinguait au milieu de la rumeur quelques rares cris de : « Vive Trochu ! » On la regarda passer avec indifférence, sans curiosité ; on avait d’autres émotions au cœur. La manifestation continua sa route, faisant œuvre isolée et n’attirant personne, à peine disait-on : « Que veulent-ils encore, ces imbéciles-là ? » Elle ne poursuivit pas longtemps son chemin ; sur le boulevard Bonne-Nouvelle, à la hauteur du théâtre du Gymnase, elle se heurta à une compagnie de sergents de ville des brigades centrales, de ceux que l’on a surnommés les vaisseaux, commandée par un officier de paix. Les vieux soldats, presque tous anciens sous-officiers, indignés que l’on prétextât d’une défaite militaire pour essayer une émeute, n’y allèrent pas de mainmorte, comme l’on dit ; ils tombèrent à coups de poing et même à coups de casse-tête sur les braillards ; il y eut des mâchoires brisées, des yeux pochés, des épaules démises, et toute la bande se dispersa pour ne plus se reformer. Ce tumulte ne fut qu’une perturbation accidentelle, produite par des vauriens habiles à profiter de toute occasion pour faire du tapage, sans mot d’ordre et sans but défini.

Bien plus sérieux et de conséquences autrement pratiques fut le conciliabule qui se tint rue de la Sourdière, vers dix heures du soir. La réunion ne fut point tumultueuse, on sentait que les moments étaient précieux, que l’heure était propice, que le drame touchait à sa fin et qu’il ne s’agissait que de masser les comparses pour précipiter le dénouement. Les principaux personnages du groupe parlementaire de l’opposition étaient là, plus disposés à recevoir la consigne qu’à la donner, attentifs, ouvrant l’oreille, cherchant la popularité et distribuant la monnaie peu coûteuse des poignées de main. Presque tous les hommes qui, vingt-quatre heures plus tard, allaient se trouver investis du pouvoir dont ils devaient être écrasés, étaient présents et faisaient bon visage à quelques revenants de la révolution de 1848.

Deux révolutionnaires passionnés étaient venus : Blanqui, décrété d’accusation, mais introuvable depuis l’affaire des pompiers de la Villette, et Delescluze, le dernier des Jacobins, cervelle étroite et de bon vouloir, qui rêvait le bonheur de l’humanité par la guillotine sans intermittence, singulier illuminé, qui pleurait d’attendrissement en voyant un chien écrasé par une voiture et qui eût sans sourciller fait tuer la moitié du genre humain pour saisir des chimères qu’il n’est jamais parvenu à clairement définir. Si l’un, Blanqui, était fou et si l’autre, Delescluze, était frappé d’une inconcevable obtusité d’esprit, ils n’en possédaient pas moins tous deux la science des émotions populaires ; ils savaient que les foules sont des agrégations nerveuses, des sortes d’êtres inconscients dont la responsabilité, si elle existe, s’évanouit dans la diffusion du nombre, que l’on peut enlever d’un mot, diriger d’un geste et ruer à l’accomplissement d’une œuvre dont la portée lui échappe. Tous deux aussi avaient eu, avaient encore le même rêve : renouveler et réussir l’acte du 1er prairial an III, dût-on porter au bout des piques la tête de quelques Féraud[168].

Blanqui était un ravagé, plus de la moitié de son existence s’était écoulée en prison ; l’envie qui le rongeait avait dévoré sa substance ; il avait l’aspect décharné, presque transparent de ces statues de moines que le moyen âge, à l’heure de la faim universelle, sculptait au flanc des cathédrales.

Les mains couvertes de gants noirs, selon son invariable habitude, le regard inquiet comme celui des fauves traqués par les chiens, de sa voix sans modulation, lentement, approuvé du geste par Delescluze, il exposa le plan de conduite qu’il conseillait et qui fut adopté : « Les gens des Tuileries et des ministères ne sont plus que des fantômes ; au jour, ils auront disparu. Un seul pouvoir peut subsister, le Corps législatif, pourri jusqu’aux os, vendu à l’Empire. Demain, toute la garde nationale, avec ou sans armes, doit se réunir place de la Concorde, sur le pont, sur les quais, dans la rue de Bourgogne, forcer l’entrée de la salle des délibérations, jeter les représentants à la Seine et proclamer le gouvernement du peuple, qui seul peut sauver la patrie en danger. Donc, le mot d’ordre doit être transmis de toutes parts, afin que la nation armée se fasse justice elle-même. »

Jules Favre — car il était là — dit : « Le Corps législatif est convoqué aujourd’hui même à minuit, pour une séance extraordinaire. Nous avons lieu de croire que l’on médite un coup d’État. » Quelques rumeurs s’apaisèrent lorsque Delescluze prit la parole : « On ne fait point de coup d’État avec une assemblée. La séance de cette nuit n’aura aucun résultat, surtout si l’opposition récuse toute discussion et reste silencieuse. Personne, ni dans le gouvernement, ni dans les Chambres, n’a le tempérament qui serait nécessaire dans les circonstances actuelles. On parlera, mais on n’agira pas. La journée de demain trouvera les choses en l’état où elles sont à cette heure. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Si par hasard un acte criminel était entrepris, si l’on parvenait même à embastiller les patriotes, ce ne serait pour nos ennemis qu’un triomphe éphémère. La police est peu nombreuse, les assassins des Tuileries n’ont, en réalité, que peu de troupes à leur disposition ; nous aurions promptement délivré les prisonniers, si l’on osait en faire ; car demain, la garde nationale étant convoquée, nous aurons 200 000 baïonnettes derrière nous et nous serons les maîtres. Il faut seulement surveiller Trochu et l’enlever, s’il fait mine de trahir. Quant à nous, notre devoir est tout tracé : débarrassons-nous d’abord des Prussiens de l’intérieur ; quant à ceux de l’extérieur, ils s’arrêteront d’eux-mêmes, devant la majesté du peuple en armes, proclamant la République une et indivisible. » Je ne certifie pas la lettre même du texte, mais j’en affirme l’esprit, d’après le résumé que j’en eus entre les mains.

On se donna rendez-vous sur la place de la Concorde et aux abords du Corps législatif, chacun se réservant de tirer parti de la journée qui serait décisive, au plus grand bénéfice de son ambition ou de son intérêt. On a dit et répété que, dans cette même soirée, une délégation de la garde nationale avait été demander des instructions au général Trochu, qui lui aurait conseillé de se rendre, le lendemain, sans armes, au lieu même indiqué par le comité de la rue de la Sourdière. Malgré la qualité des hommes qui ont déposé de ce fait devant une commission d’enquête parlementaire, il me répugne d’ajouter foi à leur témoignage.

Jules Favre n’avait point menti lorsqu’il avait annoncé que le Corps législatif était convoqué à minuit, en séance extraordinaire. Cette convocation eut cela d’étrange que l’on ne sait point d’une manière précise à qui en appartient l’initiative. Elle ne fut demandée ni par l’Impératrice, ni par le ministère ; elle émana directement du président de la Chambre, qui était Schneider, un gros industriel, propriétaire ou administrateur des usines du Creusot. On a dit qu’il y fut presque contraint par le comte de Kératry, qui, accompagné de quelques députés ahuris, obéissant à toute suggestion, insista avec une telle énergie qu’il fallut lui céder. Kératry croyait à un coup d’État pour la nuit même et voulait y soustraire le Corps législatif en le réunissant. Kératry était un irréconciliable ennemi de l’Empire, qui n’avait point voulu de lui, ou ne l’avait point récompensé selon les mérites qu’il s’attribuait ; officier de cavalerie, il avait commandé au Mexique la contre-guérilla ; rentré en France, mécontent, il acheta à Charles Dollfus la Revue germanique, dont il fit la Revue moderne, sans succès ; il se jeta dans la politique d’opposition, avec tendance vers l’orléanisme, et fut élu député du Finistère en 1869. Il était intelligent, mais, dans les situations très variées qu’il dut à la révolution, il n’a laissé que de médiocres souvenirs. Ce fut lui, selon toute probabilité, qui provoqua cette séance dont le résultat eût été nul, si elle n’avait fait rejeter à une heure de l’après-midi une séance — la séance d’agonie — que l’on était convenu, en Conseil des ministres, de tenir le lendemain, dimanche, à neuf heures du matin.

Cette séance de nuit fut misérable ; Brame, qui m’en a parlé, m’a dit textuellement : « Tout le monde était abruti, la majorité, l’opposition et moi-même. » Le mot n’est pas excessif. Comme nul n’avait imaginé que le malheur de la France pût jamais atteindre à ce degré d’acuité, personne ne pouvait proposer l’adoption de mesures secourables. On regardait le naufrage avec des yeux hébétés, mais nul sauveteur ne savait comment s’y prendre pour apaiser la tourmente, ou pour arracher le navire au péril. Chacun était tellement écrasé sous le poids de sa propre impuissance et de l’impuissance collective, que nul ne demandait la parole. À peine causait-on à voix basse. Le comte de Palikao, ministre de la Guerre, président du Conseil, annonça officiellement aux députés ce qu’ils n’ignoraient pas : que notre armée, y compris l’Empereur, était prisonnière de guerre. Quoique connue, cette nouvelle tomba sur le Corps législatif comme la pelletée de terre sur un cercueil ; toutes les têtes s’abaissèrent ; on eût dit que l’on saluait un sépulcre qui jamais plus ne devait s’ouvrir. Ceux qui ont assisté à cette séance funèbre en ont gardé un souvenir que le temps n’a point effacé.

Palikao proposa à la Chambre de s’ajourner à la matinée, pour délibérer sur les propositions que le salut du pays pourrait suggérer. La majorité, soulagée de n’avoir aucune résolution à prendre, approuva ; on se levait déjà pour s’en aller, lorsque Jules Favre demanda la parole ; est-ce le député qui parla ? non, ce fut l’homme de la rue de la Sourdière. Il fallait donner aux gardes nationaux le temps de recevoir le mot d’ordre, de se réunir et d’arriver des lointains quartiers de Paris — peut-être même du camp de Saint-Maur où étaient les mobiles — jusqu’à la place de la Concorde. Il demanda que la séance n’eût pas lieu avant une heure de l’après-midi.

La majorité accepta la proposition, sans même se douter du péril qu’elle cachait, et satisfaite de voir reculer le moment où elle aurait à faire acte d’initiative et de responsabilité. Jules Favre ajouta que trente députés avaient signé une motion déclarant que : « Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie sont déchus du pouvoir que leur a conféré la Constitution ; que le Corps législatif nomme une commission investie de tous les pouvoirs du gouvernement ; que le général Trochu est maintenu dans les fonctions de gouverneur général de Paris. » Un seul député, Pinard[169], qui, pendant quelques mois, avait été ministre de l’Intérieur, protesta ; les autres, sans laisser préjuger leur opinion, crièrent : « À tantôt, à une heure ! » et la séance fut levée.

Malgré l’heure avancée de la nuit — plus de deux heures du matin, — Jules Brame courut aux Tuileries, vit le chambellan de service qui, je crois sans le certifier, était le comte de Brissac, le mit au courant de ce qui venait de se passer et l’adjura d’en avertir l’Impératrice le plus promptement possible. Brame avait senti la conséquence. Il ne s’agissait plus alors, pour les hommes de cœur — et Brame en était un au premier chef — d’imposer l’Empire, l’Empereur et l’Impératrice à la France ; il s’agissait de sauver le Corps législatif, c’est-à-dire un pouvoir régulier, officiellement issu de la nation, au nom de laquelle il pourrait légalement traiter de la paix ou continuer la guerre ; or réunir les députés à une heure seulement de l’après-midi, c’était les livrer aux brutalités de la population. Brame, en arrivant au Corps législatif, n’ignorait rien de ce qui avait été résolu rue de la Sourdière ; il n’avait donc aucun doute sur les projets dont la réalisation était prochaine. Si, au contraire, la séance avait lieu à neuf heures, par surprise pour ainsi dire, on avait le temps d’adopter des mesures qui mettraient la députation nationale à l’abri de toute atteinte, lui conserveraient son rôle gouvernemental et seraient un fait accompli que la population accepterait sans doute ; car elle arriverait trop tard pour chasser les représentants et s’emparer elle-même du pouvoir. C’est pourquoi Jules Brame faisait dire à l’Impératrice qu’il la suppliait de donner des ordres à Palikao et à Schneider afin que le Corps législatif fût convoqué d’urgence pour neuf heures du matin, sous peine d’irréparables malheurs.

On entra chez l’Impératrice ; elle était assise, assoupie dans un fauteuil, la tête appuyée sur un oreiller. Elle écouta le chambellan et leva les épaules avec un geste découragé. La porte était restée entrouverte, Brame se présenta. Avec la vivacité de langage, avec le geste abondant qui lui étaient familiers, avec l’émotion qui le débordait, en présence de cette femme si malheureuse, de cette souveraine frappée à la fois dans toutes ses gloires, dans toutes ses affections, non seulement abandonnée, mais reniée, il fut éloquent, ne lui cacha rien des périls dont elle était menacée et la conjura de faire acte d’autorité, une dernière fois, pour aider à maintenir un pouvoir autour duquel les forces morales et les forces matérielles du pays pouvaient se grouper, afin de travailler au salut de la France. De ses yeux languissants qui avaient troublé tant de cœurs, elle regarda Brame. « Il m’est impossible, lui dit-elle, d’entrer en conflit avec le Corps législatif ; que puis-je faire ? Ne savez-vous pas que je suis désarmée et que nul ne m’obéit plus ? Il en sera ce qu’il en sera, à la grâce de Dieu. Je vous dirai, comme notre proverbe espagnol : la créature humaine ne peut porter plus que son faix. » Brame s’inclina ; au moment où il se retirait, elle le rappela : « Monsieur Brame, je vous remercie », et lui tendit la main, qu’il baisa.

Brame m’a raconté qu’après cette entrevue il s’était senti tellement troublé, tellement agité de sentiments contradictoires, qu’il avait marché droit devant lui, sans trop savoir ce qu’il faisait, concevant mille projets qui se détruisaient d’eux-mêmes, se désespérant des impossibilités au milieu desquelles il se débattait, frappant les arbres à coups de canne, parlant tout haut dans la nuit, jurant et se demandant si le plus sage ne serait pas de se jeter à l’eau. Il alla ainsi jusqu’à l’Arc de Triomphe, où il revint à lui en entendant le qui-vive des gardes nationaux qui se fatiguaient inutilement à jouer à la sentinelle perdue. Lorsqu’il rentra à son ministère, il était quatre heures du matin. Il y était attendu par Arthur Kratz, son chef de cabinet, qui lui remit un projet de décret que les ministres avaient chargé Brame de préparer. On se trouvait en présence de deux propositions qui devaient être déposées à la prochaine séance de la Chambre, en admettant que celle-ci pût se réunir. L’une, soutenue et sans doute inspirée par Thiers, transférait simplement et sans conditions tous les pouvoirs au Corps législatif ; l’autre, libellée par Jules Favre, prononçait la déchéance et réservait la nomination d’un comité dont la mission eût été de continuer la guerre à outrance.

Le ministère savait, à n’en pouvoir douter, que la continuation de la lutte serait une héroïque folie qui n’apporterait que des aggravations au traité de paix que l’on serait forcé de subir. Mû par un sentiment de patriotisme, voulant sauver l’intégrité du territoire français, ne pas laisser épuiser des forces qu’il était de tout intérêt de reconstituer le plus tôt possible, mais faisant la part du feu, se pliant aux nécessités du moment et donnant une satisfaction aux passions populaires, il exigeait que l’on ouvrît immédiatement des négociations et sacrifiait la dynastie. Ce projet de décret qui, en somme, eût émané du ministère et dont j’ai le texte sous les yeux était ainsi conçu :

« Attendu que l’Empereur et le Prince impérial sont entre les mains de l’ennemi et n’ont plus leur liberté d’action, les pouvoirs de l’Impératrice cessent de plein droit. Un conseil exécutif est chargé de tous les pouvoirs, il est composé de cinq membres sous la présidence de M. Thiers. Il nomme les ministres et reçoit la mission de traiter sans délai avec le roi de Prusse, auquel une députation spéciale sera envoyée. »

On croyait encore que le Prince impérial avait été fait prisonnier avec son père. Dans la pensée du rédacteur de ce projet de décret, que l’on n’eut même pas à discuter, les membres du conseil exécutif — qui ressemblait singulièrement à la commission exécutive de 1848 — eussent été représentés par l’élément militaire, Trochu, et par les différentes opinions de la Chambre : Schneider, Jules Favre, Gambetta. Il est certain que le Corps législatif n’eût pas fait d’opposition à des hommes qui étaient comme un échantillon de toutes les nuances dont il était composé ; quant au Sénat, il se fût rallié, sans contestations sérieuses, car sa sagesse — ou son grand âge — lui faisait comprendre que la paix serait d’autant moins dure qu’elle serait plus rapide. Que serait-il sorti de cette combinaison in extremis, où quatre bavards intarissables, Thiers, Gambetta, Favre et Trochu, eussent été constamment en présence et se fussent volontiers pris aux cheveux ? Il est bien difficile de le deviner. Au point de vue intérieur, rien de bon, j’imagine, rien de pratique, de conciliant, ni de durable ; au point de vue de l’extérieur, c’était la paix menée par Thiers, appuyée par notre diplomatie encore à son poste ; c’était notre armée moins décimée, c’était un sacrifice d’argent considérable, la démolition de quelques forteresses, mais c’était le territoire intact et l’avortement de la Commune. Les dieux ne l’ont pas voulu et nulle douleur ne nous a été épargnée.

C’est cette motion que le ministère espérait discuter dans la séance qui, selon la résolution du Conseil, devait s’ouvrir le 4 septembre, à neuf heures du matin, dans des conditions supportables de sécurité que l’on ne devait pas retrouver plus tard. L’Impératrice n’avait point oublié ce que Brame lui avait dit, mais elle tenait à faire acte de soumission, comptant sans doute, malgré les leçons de l’histoire, que ses concessions désarmeraient les mauvais vouloirs et les intentions perverses ; aussi, dès les premières heures de la matinée, elle fit dire à Schneider que le Corps législatif ne devait être réuni qu’à une heure. Lorsque cette nouvelle fut transmise à Gambetta, il éclata de son rire épais et dit : « Ça lui donnera le loisir de faire ses malles. » Les malles étaient faites, et depuis trois jours déjà.

Les ministres étaient convoqués pour neuf heures et demie aux Tuileries ; ils allaient discuter les propositions que l’on se figurait pouvoir présenter à l’acceptation du Corps législatif. Au moment où l’Impératrice, causant avec Henri Chevreau, se levait pour passer dans la salle du Conseil, on lui annonça que le général Trochu, qu’elle avait attendu vainement depuis la veille, sollicitait l’honneur d’être reçu par elle. Les ministres étaient là et, sa dignité blessée aidant, elle hésita à donner l’ordre de le faire entrer. Chevreau insista : « Les conjonctures sont trop graves ; le Conseil attendra ; recevez le général. La situation est désespérée, mais si un homme en est le maître, c’est lui. » L’entrevue fut un tête-à-tête. Lorsque l’Impératrice pénétra dans la salle du Conseil, Chevreau l’interrogea du regard ; elle leva les yeux au ciel avec un léger haussement d’épaules, comme pour dire : « Je n’en sais pas plus qu’avant de l’avoir vu. »

En 1876, à Arenenberg, elle m’a parlé de son entretien avec Trochu. Elle lui avait demandé, me dit-elle, de concentrer tous ses efforts sur un seul point, qui était le salut du Corps législatif ; quant à elle, son sacrifice était fait et elle ne réclamait rien que le droit d’user de l’influence qu’elle pouvait conserver encore, pour intéresser les souverains étrangers à la cause de la France. Trochu récrimina, parla de nouveau de l’incapacité du maréchal Mac-Mahon, se plaignit du peu de confiance que l’Impératrice lui avait témoigné, à lui, gouverneur de Paris, ne dissimula pas que la journée serait périlleuse et affirma cependant que rien n’était désespéré. À la question posée nettement par l’Impératrice : « Si l’on tente d’envahir le Corps législatif, que ferez-vous ? » il répondit en accusant Palikao d’avoir donné des ordres, sans même le consulter. La question fut répétée avec quelque signe d’impatience ; cette fois il répondit : « Je ferai de mon mieux. »

C’est dans ce dernier Conseil que fut discutée et rejetée la proposition de Jules Brame qui, tout en faisant des concessions très importantes à l’opinion publique, maintenait l’existence du Corps législatif. L’ambition de Palikao s’était éveillée ; sans doute, il s’était dit que, puisque ses fonctions de ministre de la Guerre lui donnaient la haute main sur les opérations militaires, il était juste qu’il fût mis en situation d’exercer le pouvoir ; il crut peut-être à sa popularité ; il s’imagina que la Chambre, reculant devant sa propre responsabilité, acclamerait l’homme qui l’en débarrasserait. Cet homme ne pouvait être que lui. Il était prêt à se sacrifier, disait-il, et à exercer l’autorité sous le titre de : lieutenant général du comité de défense.

On était si particulièrement las, tellement indécis, tellement harassé d’avoir été ballotté de projets en projets, sans pouvoir en adopter un seul qui offrît la moindre chance de sortir du cauchemar où l’on agonisait, que Palikao fut autorisé, tacitement du moins, à présenter cette proposition au Corps législatif. C’était insensé, c’était s’aliéner les partisans que l’on pouvait avoir encore, c’était soulever les hostilités de l’Assemblée et se faire rejeter par elle : une heure après, on s’en aperçut. L’Impératrice et les ministres auraient pu, auraient dû, en se quittant, se dire un éternel adieu.

Le palais du Corps législatif n’était point protégé et ne pouvait pas l’être. Tout ce que l’on avait de troupes valides était aux environs des champs de bataille ; à Paris, sauf un régiment des voltigeurs de la garde, laissé à la garde des Tuileries, on n’avait que des régiments de marche, ramassés à la hâte, armés à la diable et se souciant peu de jouer leur vie pour une cause qui leur était indifférente, sinon antipathique. Un de ces régiments occupait la cour intérieure et une partie du quai ; les abords par le pont de la Concorde étaient défendus par cinq cents ou six cents sergents de ville, sous le commandement de leurs officiers de paix, hommes énergiques et résolus à faire leur devoir. Ils n’en étaient pas moins réduits à l’impuissance, car la seule poussée de la multitude les eût étouffés. Il eût fallu la garde impériale pour entourer le palais législatif et la cavalerie massée dans les Champs-Élysées, prête à charger, et l’artillerie sur les terrasses du jardin des Tuileries ; il eût fallu tout ce que l’on n’avait pas, tout ce que l’ennemi emmenait en Allemagne et bloquait devant Metz.

Et encore ! Eût-il été possible de résister ? Ce n’était pas seulement les émeutiers de profession et les révolutionnaires qui étaient là, comme l’ont plus tard prétendu les partisans de l’Empire quand même ; c’était la population folle de colère, mue par une passion aveugle, qui ne savait rien prévoir, mais qui ne voulait plus du régime qui mettait la France aux mains de l’étranger. Elle rendait l’Empereur et l’Empire responsables des désastres où elle avait sa bonne part et, n’importe à quel prix, elle voulait s’en débarrasser. À la fois naïve, niaise, violente, injuste, outrée et près d’être criminelle, elle voyait dans l’Empire la cause de tous les maux, croyait que les maux disparaîtraient si l’Empire disparaissait, et courait pour en précipiter la chute. Il est facile d’être sage après coup, mais à l’heure dont je parle, les plus sages étaient affolés. Oui, le 4 septembre fut un crime ; non point parce qu’il a balayé l’Empire déjà tombé, mais parce qu’il a dispersé le Corps législatif ; crime impie, dont la France a reçu une effroyable blessure et dont la responsabilité remonte au général Trochu, qui pouvait l’empêcher et n’a rien fait pour s’y opposer, pas même pour le retarder.

La séance fut ouverte à une heure un quart ; le premier député qui parut à la tribune fut le comte de Kératry. D’un mot, il va dévoiler les espérances de ceux qui, dans les circonstances actuelles, ne voient que l’occasion, si longtemps rêvée, de bouleverser les institutions existantes. Il demande pourquoi la protection du Corps législatif a été confiée par le ministre de la Guerre à la gendarmerie et à la troupe de ligne, tandis que, si l’on s’était conformé aux ordres du général Trochu, elle aurait dû appartenir à la garde nationale. Palikao, qui savait à quoi s’en tenir sur les projets du comité de la Sourdière, répondit en plaisantant : « Vous vous plaignez que la mariée est trop belle ! » C’était perdre du temps que de s’arrêter à de telles observations ; on passa outre, et tout de suite on écouta la lecture des projets de loi proposés pour réparer les fautes commises et conjurer les périls.

Le président du Conseil, entendu le premier, selon son droit, propose d’instituer un Conseil de gouvernement et de défense nationale composé de cinq membres, élus à la majorité absolue par le Corps législatif ; le général comte de Palikao est nommé lieutenant général de ce Conseil, qui choisit les ministres. Jules Favre réclame l’urgence pour le projet qu’il a fait connaître au cours de la séance de nuit et qui peut se résumer en deux paroles : « Déchéance, guerre sans merci. » La plupart des députés ne reculaient point devant la déchéance, mais le mot leur déplaisait ; comme dans toute discussion parlementaire, la logomachie, le byzantinisme intervenaient et s’évertuaient à déguiser le fait sous un faux nom. Thiers excellait à dénouer ce genre de difficultés. Bien souvent il avait dit : « La science de gouverner consiste dans l’art de dorer les pilules. » On le prit pour confident de ce que l’on appelait un cas de conscience ; il promit de calmer ces cœurs généreux doublés d’une âme timorée et il y réussit.

Dans le désordre moral où l’on sombrait, le projet présenté par Thiers était le meilleur ; il évinçait l’Empire, il conservait le pouvoir au Corps législatif, il ne préjugeait pas l’avenir et laissait la France maîtresse de ses destinées intérieures : « Vu les circonstances, la Chambre nomme une Commission de gouvernement et de défense nationale. Une Constituante sera nommée dès que les circonstances le permettront. » L’urgence sur les trois propositions ayant été prononcée, les députés se retirèrent dans leurs bureaux pour délibérer, élire une commission et désigner un rapporteur. Que de temps perdu ! La manifestation de la foule et de la garde nationale tourne déjà à l’émeute ; tout à l’heure, ce sera une révolution.

Il n’était douteux pour personne au Corps législatif, ni pour les députés, ni pour les curieux — bien choisis — qui encombraient les tribunes, que la proposition Thiers serait votée à une énorme majorité. Dès lors, c’était le maintien du Corps législatif, d’un pouvoir régulier, et c’était la ruine des ambitions révolutionnaires. Pour certains énergumènes sans patriotisme ou enivrés d’illusions, il ne pouvait en aller ainsi. Le Corps législatif était coupable, aussi coupable que l’Empereur ; il transmettrait ses pouvoirs à une Constituante qui voterait peut-être — qui sait ? — le rétablissement de la monarchie ou de toute autre forme de gouvernement personnel. La République seule pouvait réaliser les rêves si longtemps caressés, si longtemps refoulés, de bonheur universel ou d’infaillible victoire. Le Corps législatif est l’obstacle qui seul, à cette heure, empêche de proclamer la République, donc il faut l’envahir, le disperser et lui interdire de s’assembler désormais. Il ne s’agissait que d’exécuter un coup de force et l’on y procéda. On y procéda même avec une certaine méthode qui prouve que le plan avait été bien conçu.

À l’intérieur, parmi les députés qui s’employèrent activement à faire retirer les troupes régulières et les sergents de ville, on peut citer avec certitude Steenackers et le comte de Kératry. Ils agirent sur un questeur, le général Lebreton, vieil homme loyal, affaibli, sans initiative, qui toute sa vie avait été un médiocre militaire, au côté duquel j’avais été blessé, pendant l’insurrection de juin 1848, en attaquant la barricade du faubourg Poissonnière, et qui avait la manie d’envisager toute chose « au point de vue stratégique ». C’était son mot. Or le point de vue stratégique n’était point brillant ; accompagné des deux députés que j’ai nommés, il examina la « position », la trouva fort compromise, en conféra avec le général Caussade, qui commandait devant le Corps législatif. Le résultat de la pression exercée par Kératry et Steenackers fut conforme à leurs désirs. Le questeur conseilla au général de se retirer, pour éviter une inutile effusion de sang. Le général Caussade ne se le fit pas dire deux fois ; il prescrivit la retraite des sergents de ville, celle des gendarmes, celle des compagnies de marche. Le Corps législatif était dégarni, sans défense, sans protection ; qui allait l’occuper ?

Par une manœuvre dont le général Lebreton — il avait alors soixante-dix-neuf ans — fut la dupe, Kératry demanda que la sécurité et la liberté de l’Assemblée fussent assurées, car on avait tout à y craindre d’un mouvement populaire. Le seul moyen de sauvegarder la salle des délibérations contre un envahissement probable était de faire occuper l’intérieur même du palais par la garde nationale armée. De cette façon, l’on n’avait plus rien à craindre. L’idée parut bonne à ce pauvre Lebreton, qui l’adopta. L’ordre de s’introduire dans le sanctuaire inviolable où délibèrent les représentants de la nation, comme l’on dit en charabia révolutionnaire, fut porté par Arthur Picard, frère d’Ernest Picard[170], à Edmond Adam[171], chef de bataillon récemment élu dans la garde nationale de formation nouvelle, républicain de vieille date, ancien rédacteur du National, au temps d’Armand Marrast, et secrétaire général de la mairie de Paris, après la révolution de 1848. Le choix indiquait de la perspicacité.

Edmond Adam, suivi de ses deux bataillons, au pas accéléré, tambours battants, gravit le grand escalier du Corps législatif, en criant : « Vive la République ! » Cela fit réfléchir le général Lebreton ; il comprit sa sottise qu’il était trop tard pour réparer. Il courut chez Trochu et l’adjura de venir, par sa seule présence, sauver le Corps législatif. Trochu donna l’ordre d’amener ses chevaux, se mit en selle avec les officiers de son état-major et dit à Lebreton : « Allez ; je vous suis. » Il ne parut cependant pas là où l’appelait son devoir. Il a dit que la foule lui avait fermé le passage. En somme, dans cette journée, on ne le vit en nulle place où il aurait dû être… Par un singulier hasard, Kératry, qui exigea l’entrée en scène de la garde nationale, Edmond Adam, qui la guida, furent les deux premiers préfets de Police du gouvernement qu’on allait improviser.

Steenackers revint dans les bureaux et dit aux députés qu’ils pouvaient se considérer comme en sûreté, sous la protection immédiate de la brave garde nationale. On savait ce que cela signifiait ; Guyot-Montpayroux[172] dit : « Alors, nous n’avons plus qu’à nous en aller ; la farce est jouée. » Pas encore ; on n’avait joué que le prologue.

Dans les bureaux, on s’était mis d’accord ; la proposition Thiers était adoptée sans opposition, on venait de désigner les rapporteurs, lorsque tout à coup on fut assourdi par un tumulte qui ne laissa aucun doute aux anciens députés de février 1848. C’était un ouragan de cris : « À bas les traîtres ! Mort aux Prussiens ! Mort à Badinguet ! Mort à l’Espagnole ! Vive Trochu ! Vive la République ! Vive la Sociale ! » L’Assemblée était envahie ; « notre brave garde nationale » avait fait son devoir, comme toujours, en aidant à renverser ce qu’elle avait mission de défendre ; elle avait ouvert ses rangs, elle avait même ouvert les grilles du palais et laissé passer le peuple — « le peuple souverain dans sa force et dans sa majesté ». Le bureau où présidait M. Thiers fut bientôt encombré par la foule ; la populace dominait en nombre, cela n’est pas douteux, mais l’ancien ministre de Louis-Philippe, le futur chef de la République française, put, sans trop d’étonnement, reconnaître, au milieu de la cohue, des orléanistes et des légitimistes de ses amis, car dans cette journée les haines, les rancunes, les ambitions ne restèrent point inactives.

Les collègues de Thiers s’étaient groupés autour de lui pour le protéger. Sa petite taille et sa faiblesse ne lui eussent pas permis une lutte corps à corps et son visage bien connu le désignait aux violents de la bande. Malgré le rempart dont on l’entourait, un grand diable de vétérinaire, haletant, en sueur, échevelé, nommé Régère, qui devait bientôt être membre de la Commune, parvint à mettre la main sur Thiers, qu’il secouait de belle sorte, en lui criant, avec un terrible accent bordelais : « Monsieur Thiers, vous êtes un homme de talent, vous avez écrit des livres, vous êtes un esprit de lumière, mais vous êtes une canaille, parce que vous êtes un bourgeois et que vous n’aimez pas le peuple ; aimez le peuple, mon bon monsieur Thiers, ou je vais vous f… devant le Comité de Salut public ! » Albert Tachard, qui m’a raconté l’historiette et qui était d’une vigueur peu commune, prit Régère à bras-le-corps et l’envoya rouler dans le couloir.

On se précipita dans la salle des séances dont les factieux étaient déjà les maîtres, mêlés aux gardes nationaux qui semblaient leur servir de guides ou d’escorte. Tous les hommes sensés, envisageant d’un coup d’œil le péril du lendemain, étaient désespérés : je n’en excepte ni Jules Grévy, qui se lamentait, ni Gambetta, qui enflait vainement ses poumons, sans parvenir à faire retirer les envahisseurs. C’est au milieu d’une tempête de vociférations que la séance fut levée. Le bruit se répandit tout à coup que le peuple se portait à l’Hôtel de Ville pour y proclamer un gouvernement ; c’était aller bien vite, plus vite que les députés de l’opposition irréconciliable. On courut, car la victoire paraissait devoir rester au plus rapide.

À l’instant où la cohue, au milieu de laquelle se perdirent les députés, allait déboucher sur la place de Grève, après avoir suivi les quais, un fiacre y pénétrait par la rue de Rivoli ; c’était le char de l’État, car il portait le général Trochu, modestement vêtu d’un costume civil et accompagné d’un personnage dont je n’ai jamais su le nom. Sur le marchepied du berlingot, debout, saluant le peuple, criant : « Vive la République ! » se tenait Daniel Wilson[173], qui, à l’heure où je relis ces lignes (24 novembre 1887), fait parler de lui plus qu’il ne convient à un gendre du chef de l’État. C’est la première fois dans cette journée que le gouverneur de Paris apparaît : à quoi a-t-il obéi ? À sa conscience de soldat, de catholique et de Breton, ou aux suggestions que la veille, dans la soirée, un fabricant de doublé d’or, nommé Tirard, futur ministre des Finances de la République, et Ernest Picard, bientôt membre du Gouvernement de la Défense nationale, lui avaient discrètement glissées à l’oreille ? Question difficile à résoudre et qui jette quelque louche sur sa conduite.

Ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à entrer dans l’Hôtel de Ville, déjà occupé par les meneurs d’insurrections : le Jacobinisme, l’Hébertisme et la Revendication sociale s’en étaient déjà emparés et libellaient des listes du gouvernement provisoire, ou, pour dire vrai, du Comité de Salut public que l’on voulait infliger à la France. Les noms étaient écrits déjà : Blanqui, Delescluze, Assi, Cluseret, Gustave Flourens, Gambon, Félix Pyat, Jules Vallès, Vermorel, tristes personnages que l’on devait, sept mois plus tard, retrouver au premier rang de la Commune et qui, au 31 octobre, tenteraient cette insurrection où se brisèrent les préliminaires de l’armistice. On réussit à les annihiler et à les écarter provisoirement du pouvoir qu’ils auraient rendu meurtrier.

L’argument dont on se servit fut habile et de nature à émouvoir la population : en présence des circonstances redoutables que l’on traverse, devant la menace d’un siège et de combats à soutenir, c’est aux députés élus de Paris qu’il appartient de représenter la France ; donc ils sont de droit membres du Gouvernement de la Défense nationale, sous la présidence du général Trochu, à qui reste confiée la direction des opérations militaires. Ce fut approuvé par acclamation et le « Comité de Salut public » put dire : « Partie remise ». Il prit sa revanche au 18 mars 1871. Ernest Picard rédigea la proclamation qui signifia à la nation à quelle destinée on la conviait sans la consulter.

« Paris, le 4 septembre 1870. Français ! Le peuple a devancé la Chambre qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République. Il a mis ses représentants, non au pouvoir, mais au péril. — La République a vaincu l’invasion en 1792. La République est proclamée ! — La Révolution est faite au nom du droit, du salut public. — Citoyens, veillez sur la cité qui vous est confiée ; demain vous serez avec l’armée les vengeurs de la patrie. » Signé : « Emmanuel Arago, Crémieux, Dorian, Jules Favre, Jules Ferry, Guyot-Montpayroux, Léon Gambetta, Garnier-Pagès, Magnin, Ordinaire, Pelletan, Ernest Picard, Jules Simon. »

Balzac a eu raison d’écrire dans Les Parents pauvres : « Dans les révolutions, comme dans les tempêtes maritimes, les valeurs solides vont à fond, le flot met les choses légères à fleur d’eau. »

Ce gouvernement, qui se constituait au milieu de nos ruines, qui se ramassait à travers l’émeute et qui rendit, au moins à Paris, l’inappréciable service d’ajourner la Commune, s’occupa tout de suite d’une opération d’où l’on peut conclure que le souci de la légalité ne l’agitait guère. Son premier soin fut de faire apposer les scellés sur les portes des salles du Corps législatif, afin qu’il fût impossible aux députés de s’y réunir. Cette mission, qui n’exigeait que peu de délicatesse, fut confiée à Glais-Bizoin, sorte de fantoche qui semblait échappé d’une fabrique de joujoux de Nuremberg et qui était si naturellement ridicule qu’il était un objet de risée même pour ses amis les plus intimes. La salle des séances n’était point vide, tant s’en faut ; le peuple, il est vrai, en avait chassé les représentants, mais il avait pris leur place et s’y gobergeait. On avait mis la buvette à contribution ; on lampait, on mangeait, on fumait, on chantait. Les huissiers — gens d’importance — étaient consternés de ce manque de respect. Glais-Bizoin harangua le peuple et s’en tira avec esprit. « Libre à vous de rester, mais vous serez sous les scellés, car mon devoir est de les apposer aux portes ; vous serez certains de n’être pas dérangés. » On se mit à rire, on applaudit, on but un dernier coup et l’on s’en alla. On n’en était pas quitte cependant avec la représentation nationale, il ne fallut rien de moins que l’éloquence hautaine de Jules Favre et les bons conseils de Thiers pour qu’elle se reconnût vaincue et dissoute.

Deux cents députés environ, ne croyant pas qu’une émeute eût le droit de briser leur mandat, s’étaient réunis, le soir, à l’Hôtel de la Présidence, c’est-à-dire au Palais-Bourbon. Ils avaient eu la pensée d’aller siéger dans la salle ordinaire de leurs séances, mais ils avaient appris qu’elle était sous scellés et s’étaient groupés dans la salle à manger de Schneider. Thiers semblait l’homme du jour, dans lequel on espérait et qui se dérobait par toute sorte de subterfuges, qui, aux prières, aux sommations qu’on lui adressait, répondait invariablement : « Je ne puis vous être qu’inutile actuellement ; ne m’usez donc pas dans un labeur stérile ; plus tard vous aurez besoin de moi et vous me trouverez tout entier. » Sa perspicacité avait-elle déjà entrevu la présidence de la République ? Il se peut bien. On le nomma président de cette séance funèbre, au cours de laquelle on espérait peut-être pouvoir ressaisir un peu de cette légalité qui allait, si cruellement pour la France, faire défaut au nouveau gouvernement. On envoya sept délégués à l’Hôtel de Ville, afin d’apprendre aux maîtres improvisés que la réunion, modifiant le projet présenté dans la journée par Thiers, substituait aux mots : « Vu les circonstances », les termes de : « Vu la vacance du pouvoir », ce qui impliquait la déchéance de l’Empire. Concessions de dernière heure, concessions nulles. Il était dit que, jusqu’à la minute suprême, jusque sous le suaire, on ergoterait sur des paroles.

Jules Favre fut chargé d’aller remercier de cette communication puérile ce qui subsistait du Corps législatif et, en même temps, de lui signifier la volonté du Gouvernement de la Défense nationale. Échange de politesses dont il est difficile de ne point sourire à distance, car ce ne fut qu’une formalité vaine jusqu’au burlesque. Après avoir fait son compliment avec une déférence dont nul ne fut la dupe, Jules Favre expliqua que « le gouvernement s’était vu dans la nécessité de se constituer, contraint par un mouvement supérieur qui, je l’avoue, a répondu au sentiment intime de notre âme ». Il engage les députés à ratifier ce qui a été fait, ce qui est le vœu du peuple. C’est le parti le plus sage, celui qu’il convient d’adopter ; « si les députés s’y refusaient, le gouvernement de la République passerait outre et saurait accomplir sa mission ». C’était fort clair et on comprit : Sic volo, sic jubeo.

Quelques hommes intègres et fiers, Daru, Buffet, Pinard, humiliés d’être mis dehors avec ce sans-façon, voulurent protester et déclarèrent qu’ils cédaient non pas à la force, mais à un sentiment de patriotisme qui leur interdisait toute résistance, en présence de l’invasion du territoire et d’une guerre civile possible. Thiers intervint : « Il ne convient pas, il est dangereux d’ébranler par une protestation vaine la seule autorité qui soit debout pour lutter contre les adversaires de la patrie et de la société. » Au comte Daru qui s’écriait : « C’est une infamie d’avoir apposé les scellés sur les portes du Corps législatif ! », Thiers fit une réponse qu’il eût mieux fait de retenir : « Qu’est-ce que des scellés appliqués à des portes, lorsqu’on les compare aux scellés mis sur les personnes ! N’ai-je point été incarcéré, messieurs, n’ai-je point été à Mazas, moi ! Les récriminations sont inutiles. L’ennemi sera bientôt sous Paris ; notre devoir est de nous retirer avec dignité. » On l’écouta ; je ne sais si c’est avec dignité que l’on se retira, mais on se retira. Jules Favre retourna à l’Hôtel de Ville, en riant dans sa barbe blanche, et Thiers alla se coucher.

C’en était fait, l’Empire était mis hors la loi, dans la personne de l’Empereur prisonnier de guerre, dans la personne de l’Impératrice régente en fuite ; le Corps législatif, dispersé par l’émeute, était congédié par le nouveau gouvernement : « Allez, mon brave homme, on n’a que faire de vos services. » L’Empire était-il sauvable ? Je ne le crois pas ; mais le Corps législatif ! Comment les ambitieux mal avisés qui l’ont sacrifié n’ont-ils pas compris que la formule homéopathique similia similibus n’est pas applicable en politique, et que c’est faire acte de folie de vouloir guérir la peste par le choléra !

Le plus coupable en ce jour, qui ne réparait aucun désastre et en préparait d’autres, fut le général Trochu. Ou sa clairvoyance a été singulièrement en défaut, ou son ambition et sa vanité l’ont aveuglé. Seul il avait pouvoir et qualité pour protéger la représentation nationale et en faire respecter les délibérations, qui, sans doute possible, eussent été à son avantage. Il était gouverneur de Paris, commandant en chef de l’armée, troupes régulières et gardes nationales. En un mot, toutes les formes et toutes les forces du pouvoir étaient concentrées en lui. Qu’en a-t-il fait au cours de cette journée pendant laquelle il a si bien disparu que l’on ne savait où le trouver ? Sa place eût été à la tête de son état-major, devant le Corps législatif, où sa présence eût été une sauvegarde, où il aurait pu saisir la seule et fertile occasion de faire preuve de cette force morale qu’il aimait à invoquer, sans jamais y avoir recours. Nul — et j’entends parmi les plus exaltés — n’eût osé faire acte de violence malgré lui. On le savait si bien dans la faction révolutionnaire que l’on ne négligea rien pour l’empêcher d’être là où son devoir le conviait. Il s’abstint à l’heure où tout lui commandait l’action, sa dignité aussi bien que l’intérêt de la France, son honneur aussi bien que son propre intérêt. Il en reste terni dans l’histoire et son caractère y a succombé.

Grâce à son abstention à l’heure décisive, à cette heure qui ne sonne qu’une fois dans la vie d’un homme et dont la vibration se prolonge jusque dans la postérité, il a porté seul le poids de la catastrophe, car il en a, le 4 septembre, assumé toute la responsabilité. En laissant envahir et chasser le Corps législatif, il a brisé ce qui restait de légalité en France et, n’ayant plus ni point d’appui, ni soutien, il s’est agité dans le vide, cherchant partout où se raccrocher et ne trouvant rien sous sa main, parce qu’il avait laissé tout détruire. Ce qui est indispensable en ces crises désespérées, l’autorité, lui fit défaut ; il en avait tari la source et ce n’est pas avec les gens dont il était entouré et peu estimé qu’il a pu en ouvrir une autre. Il en est résulté qu’au lieu de commander il a obéi, et qu’avant de prendre une décision il écoutait le bruit des foules.

Il a été le premier puni, je le reconnais, de sa duplicité ou de son inconséquence ; mais sa punition est retombée sur le pays, qui n’en est pas encore rédimé. Il n’a été entendu ni en France, ni même à Paris, faute d’être le porte-voix de la force qui réside dans les assemblées légales issues du choix des nations. Il ne parlait, il ne pouvait parler qu’en son propre nom, et c’est pourquoi il ne fut jamais écouté ; à peine daignait-on lui prêter l’oreille, lorsqu’il se faisait l’écho de la voix publique. Avec le Corps législatif groupé derrière lui et reconnaissant du salut que la représentation nationale lui aurait dû, tout lui devenait facile ; avec les scellés apposés sur les portes de la salle des séances, tout lui fut impossible : la paix qu’il n’osa pas faire, pour ne pas déplaire à la multitude ; la guerre qu’il ne put pousser à fond, parce que la multitude rechignait à se battre. Un double malheur nous frappa et rendit notre infortune digne de pitié : la médiocrité du commandement aux armées en campagne ; l’absence de caractère dans le chef auquel le salut de Paris fut confié. Depuis cette époque, j’ai souvent entendu dire : le général Trochu est le plus honnête homme qui soit au monde. Il m’importe peu : j’eusse baisé les pieds du forçat qui nous aurait sauvés.


CHAPITRE IV

LE DÉPART DE L’IMPÉRATRICE



UNE NOTE DE 1870. — JOIE DE LA POPULATION. — VISITE À L’AMBASSADE D’ITALIE. — LES RÊVES DE L’IMPÉRATRICE. — PRÉPARATIFS DE DÉPART. — RAPPORTS INQUIÉTANTS. — « IL N’Y A PLUS RIEN À FAIRE. » — PLACE SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS. — LEURS EXCELLENCES L’AMBASSADEUR D’AUTRICHE ET L’AMBASSADEUR D’ITALIE. — ESQUIVÉS. — TENTATIVES INUTILES. — CHEZ LE DENTISTE EVANS. — DÉPART EN LANDAU. — ARRIVÉE À DEAUVILLE. — LE YACHT La Gazelle. — SIR JOHN BURGOYNE MONTAGU. — L’ÉQUIPAGE DE La Gazelle. — VISITE INEXPLIQUÉE. — À BORD DE La Gazelle. — TEMPÊTE EN MER. — LE JOURNAL DU BORD. — ARRIVÉE À L’ÎLE DE WIGHT. — DÉBARQUEMENT DE L’IMPÉRATRICE EN ANGLETERRE. — SOUPIR DE SOULAGEMENT. — L’EMPEREUR. — INJURES ET CALOMNIES. — L’EMPEREUR A CHERCHÉ LA MORT À SEDAN. — LES TARES DE L’ORIGINE. — LA NATION EXASPÉRÉE. — LE RÉSULTAT DU SYSTÈME IMPÉRIAL. — CONSÉQUENCES INATTENDUES DE LA RÉVOLUTION DU 4 SEPTEMBRE.



JE retrouve une note que j’ai écrite dans la nuit du 4 au 5 septembre ; je la transcris sans y changer un mot, car elle indique un état d’âme, et je n’étais pas le seul à le supporter : « Comme au 24 février, comme au 15 mai 1848, le suffrage universel, plus heureux que Narcisse, a réussi à se violer lui-même. Les électeurs ont renvoyé les élus ; la souveraineté nationale s’est mise à la porte. Du reste, calme parfait, pas un accident. On a fait garder les appartements des Tuileries, on s’est promené autour du palais. Le soir, sur les boulevards, les cafés regorgent ; chacun prend sa chope ou sa demi-tasse. Le monde peut s’écrouler, le Parisien n’en doit pas moins avaler son absinthe avant le dîner et son café après. Quel étrange peuple ! On considère la chute du gouvernement comme une victoire intérieure, on s’imagine que les armées ennemies vont s’arrêter, en présence de la République, et personne ne pense plus aux Prussiens. Quelqu’un sait-il encore que quatre-vingt mille de nos soldats défilent à travers l’Allemagne sur les routes de la captivité et que le suprême espoir du pays, les cent vingt mille hommes de Bazaine sont acculés sous Metz et n’en peuvent plus sortir ; sait-on que le gouffre est ouvert et que rien ne peut nous empêcher d’y tomber ? On chante, on rit, on a des éclats de voix ; le passé est clos ; l’avenir n’est pas ; on croit qu’un changement d’étiquette a changé le destin ; c’est à désespérer. Voilà revenir des Champs-Élysées parlementaires les vieilles ombres qui s’étaient si piteusement évanouies en 1848 — Crémieux, Jules Favre, Garnier-Pagès, quelques Arago. Seront-elles plus heureuses et mieux avisées aujourd’hui ? La République vient d’accepter la nécessité de traiter sur les murs de Paris ; et à quelles conditions ? N’aurait-il pas été plus sage d’infliger cette honte à l’Empire et de le répudier après ? On ne pense pas à tout, et les impatients ont commis là une faute qu’ils auront à expier plus tard. L’élan sans doute sera plus vif, mais l’organisation sera moins forte, et c’est de discipline surtout que nous avons besoin. Les Italiens vont prendre Rome, et, si l’Autriche est encore ambitieuse, elle profitera de l’occasion pour ressaisir la haute Italie et punir ainsi cette tribu de notre race qui n’a pas compris que nous étions le porte-glaive autour duquel la famille latine devait se grouper, car notre affaiblissement entraînera sa perte. J’ai le cœur écrasé et jamais je n’ai tant souffert à la place où gît le sentiment de la patrie ! »

Après dix-sept ans écoulés, je n’ai rien à retrancher à cette page ; j’y mettrais sans doute aujourd’hui un peu moins d’amertume, mais je n’y modifierais que des mots ; la pensée resterait intacte. En cette journée, je n’avais pu rester au logis. Agité de toutes les angoisses d’un homme qui désespère de l’avenir de son pays qu’il aime passionnément, j’étais sorti, j’avais erré, je m’étais mêlé à la foule et j’y avais entendu proférer des sornettes dont j’étais consterné. La quantité et la qualité des inepties qui germent, qui s’épanouissent spontanément dans les multitudes ne peuvent se comprendre. J’avais aperçu les masses de garde nationale et de peuple sur la place de la Concorde ; j’avais vu la tourbe qui se bousculait le long des quais pour aller constituer un gouvernement à l’Hôtel de Ville ; j’avais traversé la cour des Tuileries, pendant que les badauds regardaient les fenêtres du palais où n’était plus l’Impératrice.

Je me souviens de m’être arrêté sur la place du Carrousel à contempler un spectacle qui méritait les applaudissements des passants ; un homme d’une trentaine d’années, de vêtement correct et de bonne tenue, donnait le bras à une femme jolie et dont l’élégance était de bon aloi. Il était escorté d’un peintre en bâtiment portant son échelle et un pot de peinture noire. Partout où l’on pouvait atteindre et où l’homme apercevait un emblème impérial, il faisait un signe ; le peintre appliquait son échelle, barbouillait l’N ou l’aigle impériale et souriait avec la satisfaction d’un ouvrier qui fait bonne besogne. Lorsque l’on eut ainsi maculé les murailles, l’homme, tournant vers le groupe de benêts qui l’escortait son visage illuminé de joie, s’écria d’une voix vibrante : « Ils n’ont qu’à venir maintenant les Prussiens, on les recevra de la belle manière ! » Je ne plaisante pas en disant que cet imbécile représentait, en ce jour de désespoir, l’opinion des neuf dixièmes de la population. Le peuple est un enfant : le moindre jouet lui fait oublier son chagrin et son devoir.

Parlant de la soirée du 4 septembre, Jules Favre a écrit : « Jamais Paris n’a été plus joyeux ni plus calme. » En parlant ainsi, il n’a dit que la vérité, et, lorsque l’on se reporte aux malheurs qui ont suivi cette journée, on en reste stupéfait. C’était plus que de la joie ; que l’on me passe le mot, c’était de la ribote. Bergstedt, chargé des affaires de Suède, écrivait au comte de Fersen, en date du 11 août 1792, à propos de la journée de la veille, qui, elle aussi, ouvrait la porte aux folies, aux désordres, aux massacres : « Passé sept heures du soir, on aurait cru qu’il y avait une réjouissance publique ; on entendait partout chanter ; les cabarets étaient pleins. » Mêmes causes, mêmes effets ; même imprévoyance, même châtiment.

Lorsque je rentrai chez moi, Piétri m’y attendait ; il était venu me demander asile et me donnait ainsi, je le répète, une preuve de confiance dont je lui ai toujours gardé gratitude. En le voyant, je ne pus m’empêcher de me rappeler que, dix-neuf ans auparavant, à la date du coup d’État de décembre, Madier de Montjau — dit en plaisantant le furibond Madier — était venu chercher un refuge à mes côtés. De tout ce qu’il possédait à l’hôtel de la préfecture de Police, Piétri n’avait pris soin de sauver qu’un seul objet, la liste de ses agents secrets, qu’il avait voulu soustraire et qu’il a soustraite à des curiosités trop intéressées pour n’être pas périlleuses. J’ai connu le nom de quelques-uns des personnages qui faisaient ce laid métier et j’ai été bien surpris. J’ai tout lieu de croire que plusieurs d’entre eux ont conservé sous la République les habitudes qu’ils avaient sous l’Empire.

Piétri me raconta qu’il avait été appelé aux Tuileries par l’Impératrice elle-même, qui, sous prétexte de lui demander des renseignements, l’avait éloigné de la préfecture où sa vie pouvait être en danger. Il savait qu’elle avait quitté le palais ; il pensait qu’elle était cachée à Paris même, probablement à l’ambassade d’Italie, ou à l’ambassade d’Autriche ; à cet égard, il en était réduit aux conjectures. Il désirait lui faire savoir qu’il se tenait à ses ordres et qu’il était prêt à se rendre auprès d’elle, afin de pourvoir à son départ et de l’accompagner dans sa fuite, si elle y consentait. Il me demanda d’aller chez Nigra, l’ambassadeur d’Italie, le prier de faire faire la commission à celle qu’il considérait toujours comme sa souveraine. Nigra était chez lui, aux Champs-Élysées, dans l’ancien hôtel de la comtesse Le Hon, qu’il habitait. Nous nous connaissions de longue date, nous avions souvent chassé ensemble, et il existait entre nous de la familiarité, plutôt que de l’intimité. Sa belle prestance, son joli visage, son regard conquérant, son éloquence trop préparée, la finesse qui lui tenait lieu d’esprit, l’air important qu’il affectait dans certaines circonstances me laissaient peu d’illusion sur sa valeur intime ; il me paraissait de ceux dont on dit : « Je ne lui donnerais pas mon petit doigt à mordre » ; et, en fait, je ne le lui ai jamais donné.

J’expliquai à Nigra le motif de ma visite ; il me remercia et me répondit textuellement : « Si nous avons besoin de Piétri, je vous ferai prévenir. » Je lui fournis toutes les indications nécessaires pour parvenir jusqu’à moi, à quelque heure que ce fût de la nuit, et je me retirai, après avoir échangé avec lui, qui avait pris ses airs de paladin, une poignée de main où il mit « toute son âme ». Rentré près de Piétri, je lui rendis compte de l’entrevue. Il m’écouta, ébaucha un sourire plein de tristesse et d’ironie. « Il ne sait pas où elle est. » Je fis un bond ; quoi ! cet Amadis, ce chevalier langoureux, cet ensorcelé d’amour, ignorait, en tel péril, ce que devenait la dame de ses pensées ! Piétri secoua la tête : « Il ne s’en doute pas. » Je regimbai plus fort et m’écriai : « C’est impossible ! » J’étais un niais ; Piétri avait raison ; Nigra ne savait pas où était l’Impératrice. Ce qui s’était passé, je ne l’ignore plus aujourd’hui et je peux le raconter.

Aussitôt après la défaite de Wœrth, l’Impératrice avait quitté le palais de Saint-Cloud et était venue s’établir aux Tuileries, au centre même du gouvernement qu’elle comptait diriger et de la population qu’elle voulait rassurer. Elle vécut d’illusions et de rêves. Les illusions étaient entretenues par les gens de l’entourage, qui lui démontraient, par toute sorte d’exemples historiques plus ou moins bien choisis, qu’un échec ne préjuge en rien des résultats d’une campagne, et on se berçait des souvenirs de Sébastopol et de Solférino. Les rêves naissaient naturellement en elle, la saisissaient et l’enlevaient à la réalité ; elle s’y complaisait ; égarée dans la contemplation des apothéoses, elle se voyait triomphante, à la tête de troupes enivrées de sa présence, arrachant la victoire à l’ennemi, acclamée par le peuple éperdu, associée à l’Empire qu’elle avait sauvé et réalisant enfin sa suprême ambition, qui était d’être sacrée à Reims. Elle l’a dit depuis : « Quels beaux rêves j’ai faits dans ce temps-là ! » Elle n’est point à blâmer ; elle subissait un état pathologique comme en subit toute femme secouée par des émotions trop violentes. Elle n’avait plus qu’une perception confuse des événements, et son esprit avait perdu toute perspicacité. Un jour, à cette époque, vers le milieu du mois d’août, je dis à Piétri : « Comment est l’Impératrice ? » Il me répondit, avec l’expression découragée d’un homme qui a parlé sans être écouté : « Elle est dans les nuages. »

L’imbécillité du général de Failly à Beaumont et la déroute qui en fut la conséquence dissipèrent les illusions et les songes. La pauvre femme se réveilla brusquement. Elle comprit que toute fortune abandonnait la France et que l’Empire ne survivrait pas à la ruine militaire du pays. Elle se raidit contre cette destinée que, plus que tout autre, elle avait concouru à faire, et, comme le gladiateur antique, elle se tint prête à tomber avec grâce. De cette heure jusqu’à la minute où elle quitta son palais, elle fut très correcte, malgré des intermittences de larmes et de colère que nulle femme ne peut éviter. Elle donna ses ordres ; dès le 1er septembre, on prépara les paquets du départ ; elle expédia des papiers en lieu sûr et en brûla d’autres. Un sac de voyage facile à tenir en main reçut des objets indispensables, des bijoux de prix et une vingtaine de mille francs en or ; en outre, elle se munit d’une lettre de change représentant une somme considérable et dont la signature avait cours en tout pays du monde.

Le 3 septembre, elle ne conservait plus de doute sur le sort qui l’attendait et il est probable qu’elle ne s’est associée que par condescendance aux efforts que l’on a eu l’intention de tenter pour sauver un trône que la défaite venait de briser.

Elle savait, en outre, que, par le fait seul des circonstances et par suite de l’engouement public, le général Trochu était devenu un arbitre souverain et elle se sentait abandonnée par lui. Elle était donc résignée. Peut-être même, dans ces heures d’angoisse où la pensée tourbillonne sur elle-même, se figura-t-elle qu’elle ferait tête à l’émeute ; on peut le croire, car, peu de temps après sa chute, elle a dit : « Si je n’avais eu à craindre que d’être tuée, je serais restée. »

Après le Conseil des ministres tenu le 4 septembre aux Tuileries, pendant que le Corps législatif essayait de délibérer et que le peuple allait faire acte de souveraineté, en commettant un crime de plus contre lui-même, l’Impératrice était très entourée ; le service de sa maison était à ses côtés ; l’amiral Jurien de La Gravière, Conti, secrétaire de l’Empereur, le général Lepic, les chambellans comte Lezai-Marnésia, E. de Banes, Gardenne, comte de Cossé-Brissac, les dames d’honneur étaient à leur poste ; la maréchale Canrobert, la maréchale duchesse de Malakoff se tenaient auprès de la souveraine dont elles étaient les amies ; les plus empressés étaient les ambassadeurs d’Autriche et d’Italie, Metternich et Nigra. Les antichambres commençaient à être désertées par la valetaille, qui avait pris peur ; seul, le suisse, hallebarde en main, restait impassible dans le grand escalier.

Les grilles du Carrousel, les grilles du jardin étaient fermées ; un bataillon de mobiles de je ne sais plus quel département et des voltigeurs de la garde impériale (bataillon ou régiment ? je ne me souviens pas) étaient chargés de la défense du palais, sous le commandement du général Mellinet, un vieux brave, amateur passionné de musique, qu’un soufflet d’obus avait défiguré devant Sébastopol. L’Impératrice le fit appeler et lui demanda s’il pouvait protéger les Tuileries et en défendre l’accès sans faire usage des armes. Le général répondit : « C’est impossible. »

L’Impératrice fit alors partir la maréchale Canrobert, la maréchale Pélissier et ses dames d’honneur, ne gardant auprès d’elle que la sœur du général Bourbaki, Mme Lebreton, sur le dévouement de laquelle elle savait pouvoir compter. Je crois bien qu’à ce moment encore elle eut quelque hésitation ; on savait que la séance du Corps législatif s’annonçait comme devant être tumultueuse et que la foule devenait menaçante. De minute en minute, les rapports arrivaient de plus en plus inquiétants ; des personnes venaient qui lui parlaient à l’oreille. Elle envoya son chambellan Lezai-Marnésia chez Piétri, le préfet de Police, avec ordre de le ramener. Piétri arriva vers trois heures un quart ; son premier mot fut : « La trahison est complète ; les troupes qui devaient protéger le Corps législatif nous ont abandonnés et la Chambre est envahie. » Il y eut un instant de silence, puis il ajouta : « Il est de mon devoir de prévenir Votre Majesté que le peuple va se porter sur les Tuileries ; je l’engage à pourvoir à sa sûreté. » L’Impératrice, maîtresse d’elle et très calme, demanda : « Sait-on où est le général Trochu ? » Le comte de Cossé-Brissac répondit : « Madame, il est chez lui ; on entend d’ici les cris des bataillons de gardes nationaux qui l’acclament, en passant devant son hôtel. » (Aujourd’hui, 1887, résidence du ministre des Finances.) À ce moment, Jérôme David, Henri Chevreau, Busson-Billault arrivèrent de la Chambre des députés. L’un d’eux, je ne sais plus lequel, remit à l’Impératrice un papier froissé où elle put lire, écrit au crayon :

« Attendu que la patrie est en danger, attendu que tout le temps nécessaire a été donné à l’Assemblée nationale pour proclamer la déchéance ; attendu que nous sommes et que nous constituons le pouvoir régulier, issu du suffrage universel et libre ; nous déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont, à jamais, cessé de régner sur la France. »

L’Impératrice demanda : « Et qu’a fait la Chambre ? » On lui répondit : « La Chambre n’existe plus ; les députés, la foule, les gardes nationaux sont partis pour l’Hôtel de Ville, afin d’y proclamer la République. » L’Impératrice répéta la question : « Et le général Trochu ? » Busson-Billault répondit : « Lui aussi, il va à l’Hôtel de Ville ; on vient de l’affirmer. » Elle se tourna vers Henri Chevreau, pour qui elle avait du goût et dont l’esprit l’avait souvent amusée ; elle lui dit : « Que faire ? » Chevreau, dont la voix tremblait d’émotion et dont les yeux étaient humides, répondit : « Du moment que le général gouverneur de Paris, commandant la garde nationale et l’armée, ayant de plus à sa disposition, à sa dévotion, les vingt mille mobiles de la Seine, se met à la tête du mouvement et même du nouveau gouvernement, il n’y a plus rien, absolument rien à faire. »

On vint avertir l’Impératrice que la foule ébranlait les portes du Carrousel et du jardin des Tuileries ; que ces grilles allaient être forcées, que les voltigeurs de la garde pourraient, à coups de fusil, arrêter momentanément la masse des émeutiers qui hurlaient : « À bas l’Espagnole ! Mort à Badinguet ! » mais que ce ne serait qu’une halte dans la poussée et que le palais ne tarderait pas à être envahi. Nigra, Piétri, Conti, Chevreau, Metternich, Jérôme David adjuraient l’Impératrice de s’éloigner pendant qu’il en était temps encore. Chevreau m’a raconté que, la voyant indécise, il s’était approché d’elle et, à voix très basse, lui avait dit : « Rappelez-vous la princesse de Lamballe ! »

Elle passa dans sa chambre à coucher, après avoir fait signe à Mme Lebreton, à Jurien de La Gravière, à Metternich, à Nigra, à Conti de la suivre. Ne la voyant pas reparaître, on s’inquiéta ; Cossé-Brissac entra chez elle ; il y trouva une femme de chambre espagnole qui pleurait et dit : « Elle est partie. » Cossé-Brissac revint dans le salon, et, comme aux heures de cérémonies solennelles, il dit : « Messieurs, Sa Majesté l’Impératrice régente n’étant plus au palais, vous pouvez vous retirer. » On s’en alla. Les trois chambellans descendirent ensemble le grand escalier, après avoir allumé une cigarette ; Lezai-Marnésia, avisant le suisse qui, le tricorne en tête, gardait toujours le vestibule, lui dit : « Mon ami, posez votre hallebarde ; tout est fini. » Il était alors quatre heures moins un quart.

Précédée par l’amiral Jurien de La Gravière, qui portait un trousseau de clefs, appuyée sur le bras de Mme Lebreton, escortée à droite et à gauche par Metternich et Nigra, suivie par Conti, l’Impératrice traversa le pavillon de Flore, la salle des États, la grande galerie de tableaux et les musées du Louvre, la galerie d’Apollon, descendit un petit escalier tournant qui aboutit sous la voûte placée en face de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. L’amiral Jurien de La Gravière avait successivement ouvert toutes les portes. Arrivée au dernier palier, elle le congédia. Comme il insistait pour la suivre, elle répondit : « Non, non ; un groupe trop nombreux nous ferait remarquer ; je ne veux être accompagnée que des ambassadeurs d’Autriche et d’Italie. » À Conti, qui lui offrait de la conduire en lieu sûr, elle répondit : « Je vous défends de venir avec moi ; je serai cette nuit en Belgique ; soyez-y demain et tâchez de savoir où est mon fils. » Et comme Conti lui disait que son appui et au besoin son secours ne lui seraient pas inutiles, elle indiqua des yeux Metternich et Nigra : « Qu’ai-je à craindre avec eux ? »

Sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois, devant la colonnade du Louvre, là même où, le 29 juillet 1830, dix-sept insurgés, pénétrant dans le Louvre, avaient produit cette panique qui mit en fuite les restes de l’armée de Charles X, on avisa un de ces grands fiacres à quatre places et à la galerie sur l’impériale que l’on emploie pour le service des gares de chemins de fer. L’Impératrice y monta avec Mme Lebreton ; elle tassait ses jupes pour faire place à ses deux cavaliers servants, lorsque la portière fut brusquement fermée. Elle regarda : Metternich et Nigra avaient disparu. On aurait dit un conte de fées. « Lorsque la princesse se retourna, pour remercier son libérateur, elle ne put l’apercevoir, car le Prince charmant, protégé par le bon génie, s’était envolé à travers les airs. » Libérateur ? Prince charmant ? N’en parlons plus ; ils ont peut-être craint de compromettre les couronnes d’Autriche et d’Italie. Avant d’être souveraine, on est femme, et le coup a dû être sensible au cœur de celle pour qui on avait tant soupiré.

Elle ne perdit point la tête et donna ordre au cocher de la conduire au magasin des Trois Quartiers, situé au coin de la rue Duphot et du boulevard. Pendant que le « sapin » roulait lentement, essayant de couper la foule qui encombrait la rue de Rivoli et se dirigeait vers l’Hôtel de Ville, elle tenait conseil avec Mme Lebreton. « Où aller ? » Quelques noms furent prononcés. Arrivée aux Trois Quartiers, Mme Lebreton paya le cocher ; puis les deux femmes, se donnant le bras, voilées, marchant vite, traversèrent le boulevard et allèrent prendre une autre voiture à la station de la place de la Madeleine. Là, nulle foule, quelques passants, comme d’habitude ; en ce moment, toute la population refluait vers le Corps législatif, les Tuileries, la place de Grève, l’hôtel du général Trochu. Dans le quartier du faubourg Saint-Honoré, de la Chaussée-d’Antin, de la Madeleine, on ne se serait jamais douté que Paris venait de s’accorder encore une révolution.

Elle se fit mener rue du Faubourg-Saint-Honoré, chez le conseiller d’État Besson[174], qu’elle connaissait et qu’elle appréciait. Quoique le portier eût répondu à Mme Lebreton que M. Besson était sorti, l’Impératrice gravit l’escalier jusqu’à l’appartement, espérant sans doute qu’un domestique lui ouvrirait et la laisserait attendre. Elle sonna plusieurs fois ; la porte resta close, nul pas ne retentit dans l’antichambre ; le maître était absent, et sans doute les domestiques, en bons badauds qu’ils étaient, avaient décampé, pour aller voir l’« émeute ». Elle remonta dans la voiture et, après une minute d’hésitation, indiqua une adresse : avenue de Villiers. Là elle se croyait certaine de trouver un refuge et de pouvoir organiser son départ ; elle allait chez son écuyer, le marquis de Piennes. La porte fut ouverte par une femme de chambre qui répondit que M. le marquis n’y était pas et que l’on ne savait quand il rentrerait. Mme Lebreton dit qu’elle avait à lui parler, qu’elle attendrait son retour, et fit mine d’entrer. La femme de chambre regardait l’Impératrice, qui ne disait mot et rajustait son voile ; elle la reconnut. « Oui, l’attendre, pour qu’il soit arrêté et fusillé avec vous ; allez-vous-en et remerciez-moi de ne pas vous dénoncer ! » Elle repoussa la porte avec violence. L’Impératrice et Mme Lebreton restèrent interdites : que devenir ?

Elle regagna sa voiture et dit au cocher de la conduire avenue de l’Impératrice, au Bois de Boulogne. Où allait-elle ? Chez son dentiste, chez le docteur Thomas Evans — le bel Evans, comme l’on disait volontiers dans le monde de la haute galanterie. C’était un Américain, habile en son métier, ayant fait une fortune considérable à réparer les dentitions avariées, fort en vogue, précieux, important, puffiste énergique et devant en grande partie sa réputation au prix élevé où il cotait ses services. Son hôtel de l’avenue de l’Impératrice avait un faux air de palais et l’on disait que les vingt chevaux qui remplissaient son écurie étaient des animaux de choix. Son « cabinet » de la rue de la Paix était fréquenté par la bonne compagnie, mais il se réservait un jour, qu’il consacrait aux filles en renom.

Beaucoup de bruits plus ou moins faux couraient sur son compte et on lui attribuait des bonnes fortunes qui prouvent que sa jolie figure faisait oublier son infimité. Il ne faisait, du reste, que se conformer aux exemples que lui avait légués son prédécesseur, le célèbre Brunster, qui était venu s’établir à Paris, aux temps de la monarchie de Juillet. Ses relations avaient été de qualité ; il était même invité aux bals des Tuileries, où il était bien accueilli par Louis-Philippe, qui s’efforçait d’avoir peu de préjugés et qui avait de mauvaises dents. Aujourd’hui (1887), Evans, en partie retiré des affaires, alourdi, teint bourgeonné, ne s’occupe plus du commun des mortels ; mais il a conservé une clientèle de sélection, qui le force à de nombreux voyages ; il est le dentiste de toutes les mâchoires couronnées.

C’est chez ce personnage, à la fois humble et vaniteux, que se rendait l’Impératrice, que deux ambassadeurs venaient d’abandonner aux hasards des rues de Paris, de la foule et des ressentiments populaires. Ce ne fut point sans peine qu’elle fut admise près de ce dentiste, qui s’était fait celer pour des causes que j’ignore. L’insistance des deux femmes — aidée d’une pièce de vingt francs — fut telle que le valet de pied de service à l’antichambre se décida à aller avertir son maître, qui arriva en maugréant. Je me hâte de dire que Thomas Evans se mit sans hésitation et sans réserve aux ordres des fugitives. Une seule chose lui causait quelque embarras ; ce jour-là même, il avait du monde à dîner et il se demandait comment il pourrait « décommander » ses vingt-deux convives invités. « Gardez-vous-en bien, lui dit l’Impératrice, cela pourrait donner l’éveil aux soupçons. » Il fut donc convenu que le dîner aurait lieu et que, dans le courant de la nuit, on partirait en voiture pour un port de mer, d’où l’on essaierait de se rendre en Angleterre.

L’Impératrice fut installée dans un petit salon isolé dont on ferma les portes ; Thomas Evans apporta quelque nourriture et s’éloigna, car sept heures venaient de sonner et les convives arrivaient. Seule avec Mme Lebreton, assise ou, pour mieux dire, affaissée sur un canapé, la femme reparut ; à cette première étape sur la route qui devait être celle de l’exil, elle éprouva une de ces détentes subites que suivent les larmes et que la faiblesse accompagne. Tant qu’elle s’était sentie en danger de ne point trouver d’asile, d’être reconnue, insultée, massacrée peut-être dans un mouvement spontané de la foule, elle s’était guindée, comme l’on dit en pays normand, décidée à faire bon visage aux cruautés du destin et à tomber sans défaillance. Maintenant qu’elle était en sécurité relative, que le premier pas avait été franchi sans malheur, elle ne luttait plus contre elle-même ; sa nature à la fois molle et nerveuse reprit ses droits ; elle s’abandonna et se mit à pleurer. La tête enfoncée dans un coussin, elle sanglotait, et comme les larmes sont sympathiques, Mme Lebreton ne put retenir les siennes. Dans ce petit salon d’un dentiste enrichi, ce fut un concert de gémissements que l’on étouffait pour ne point appeler l’attention. Que le lecteur se rassure ; je ne ferai point de parallèle entre les splendeurs impériales et les misères de la fugitive.

Vers dix heures du soir, elle commença à s’agiter. L’impatience la gagnait et peut-être aussi la peur, car seule, loin du péril qui avait stimulé son courage, à l’abri des regards dont elle avait voulu commander l’admiration, elle ressemblait à une actrice qui, son rôle terminé et rentrée dans sa loge, se débarrasse de sa défroque, quitte ses grands airs et redevient une bonne femme toute simple, ouverte aux impressions, dédaignant les conventions et reprenant son costume, ses habitudes, son langage de la vie courante. Elle s’inquiétait : « Pourquoi ne partons-nous pas ? Si l’on a retrouvé nos traces, je suis perdue. » Evans avait réussi à se débarrasser de ses convives et, à minuit, on put monter dans un landau attelé de deux bons chevaux. Sur le siège à côté du cocher, le neveu de Thomas Evans, jeune homme auquel on s’était confié et qui en cas de danger pouvait n’être pas inutile ; dans l’intérieur, l’Impératrice, le visage couvert d’un voile de dentelles noires, Mme Lebreton et Evans. Il avait été décidé que l’on se rendrait à Trouville, où l’on comptait pouvoir facilement fréter un bateau de pêche ; les chalutiers sont d’excellents mariniers, et leurs bateaux solides peuvent tenir la mer par les gros temps.

Le voyage fut morne ; on n’était pas sans inquiétude ; on ne s’arrêta pas ; on mangeait dans la voiture ; lorsque l’on traversait des villes et des villages, l’Impératrice, blottie dans un coin, feignait de dormir. À Évreux, on loua une paire de chevaux et l’on continua jusqu’à Lisieux. Là, une imprudence faillit mettre les voyageurs en péril. Dans la grande rue, un agent de police malmenait un ouvrier. Emportée par un premier, par un bon mouvement, l’Impératrice s’écria : « Lâchez cet homme, je vous l’ordonne ; je suis l’Impératrice. » Trois ou quatre passants s’arrêtèrent. Evans ne manqua point de présence d’esprit ; il se toucha le front, pour indiquer que l’on avait affaire à une folle et, sans encombre, on put gagner une auberge. Les chevaux n’en pouvaient plus ; les roues du landau se détraquaient, il fallait du repos aux uns, un charron aux autres ; on loua un char à bancs et l’on repartit. Le 6 septembre, vers midi, on parvint au bout du voyage, à Deauville, après trente-six heures de route ininterrompue. Evans installa dans une maison meublée l’Impératrice, qui était devenue une dame anglaise frappée d’aliénation mentale, voyageant avec son médecin, avec sa femme de chambre, et que l’on reconduisait en Angleterre.

Vers deux heures, Thomas Evans et son neveu allèrent sur le port pour examiner les bateaux. Il avisa, amarré au quai, un yacht anglais de quarante-deux tonneaux nommé La Gazelle et qui battait pavillon anglais. Il demanda l’autorisation de le visiter. Le propriétaire était à bord ; c’était Sir John Burgoyne Montagu. Evans se présenta : « Docteur Thomas Evans, membre de la Société internationale de Secours aux blessés. » Puis, abordant sans détour la question qui le poignait, il dit à Sir John Burgoyne : « Je vous prie de prendre immédiatement à votre bord l’impératrice Eugénie, qui est cachée à Deauville, où elle peut être arrêtée d’un instant à l’autre. » Sir John, ancien officier aux gardes de la Reine, un peu rude de façons et ayant vécu à Paris, se mit à rire et répondit : « Est-ce que vous croyez que je suis homme à me laisser « blaguer » par des yankees ? »

À cette riposte, le visage d’Evans exprima une telle émotion et un si cruel désappointement que Sir John comprit qu’on ne voulait point le « blaguer », et qu’il se trouvait en présence d’une infortune digne de pitié ; tout de suite alors, il dit : « J’y consens, je fais prendre les dispositions nécessaires et je réclame la responsabilité de tout ce qui s’en pourra suivre. L’embarquement en plein jour est impossible. Ce soir à onze heures, trouvez-vous sur le quai, je vous y rencontrerai. » Evans insista pour que le départ s’effectuât plus tôt. Il disait : « Je possède à Paris un hôtel dans lequel il y a pour plus de quatre millions d’objets d’art ; si l’on apprend que j’ai favorisé la fuite de l’Impératrice, ma maison sera pillée et ça sera une grosse perte pour moi. » Sir John répondit qu’il en était bien fâché, mais qu’il n’y pouvait rien. Puis il expliqua brièvement et d’un ton qui repoussait toute réplique, que Deauville étant un port de marée, on n’en pouvait sortir qu’avec le « flot », c’est-à-dire à la haute mer, et que, La Gazelle étant un yacht à voiles, on ne le manœuvrait pas aussi facilement qu’un navire à vapeur. Evans fut forcé de se rendre à ces observations et rendez-vous fut pris pour le soir.

La journée s’écoula sans incident ; à bord de La Gazelle, tous les préparatifs furent faits pour le départ et on se tint prêt à agir aussitôt que le moment serait venu. Le temps ne semblait pas propice ; il soufflait bonne brise ; la mer devait être forte au large, le baromètre n’était point rassurant. Dès que la nuit fut tombée, Sir John Burgoyne parcourut Trouville et Deauville, afin de se rendre compte de l’esprit de la population et de constater que la présence de l’Impératrice était ignorée. À Deauville, dans cette petite ville qui avait été inventée par le duc de Morny et improvisée par l’Empire, on ne paraissait pas ému des événements, ni accablé de regrets.

Au casino, on dansait avec entrain, sans se soucier des monarchies qui s’écroulaient, des armées qui s’effondraient, du sol de la France que piétinait l’ennemi ? Bon petit peuple qui sourit à son propre désastre et n’en perd pas un rigodon ! Sir John, qui, pour écarter tout soupçon, se donnait une apparence désintéressée et une attitude indifférente, qui, en qualité d’Anglais, n’était point fâché sans doute de participer à un fait que les circonstances rendaient excentric, dansa et prit place dans un quadrille des lanciers. Donc à Deauville on s’amusait paisiblement, sinon patriotiquement : Sir John Burgoyne fut rassuré. De ce côté, rien à craindre.

À Trouville, on était bruyant ; nulle autorité régulière ne remplaçait encore les fonctionnaires de l’Empire que l’on s’était hâté de congédier ; toute licence était laissée à la population, qui en profitait. Les cabarets étaient pleins ; on est bon buveur sur les côtes normandes et on le prouvait. Les matelots et les mobiles, ivres de cidre et de cette abominable eau-de-vie que l’on appelle du calvados, braillaient La Marseillaise, choquaient leurs verres, criaient « Vive la République », se promettaient toutes victoires et montraient énergiquement le poing aux ennemis qui n’avaient point encore quitté la région des Ardennes. Sir John parcourut plusieurs cabarets où il fut bien accueilli, car, à Trouville, tout le monde connaissait le « milord ».

En voyant cette effervescence des esprits et ce désordre, il fut inquiet. Si la présence de l’Impératrice à son bord venait à être seulement soupçonnée, on pouvait avoir un malheur à redouter, dans l’état d’exaltation où la triple ivresse de l’alcool, de la révolution et de la guerre avait mis les têtes. C’était un homme de résolution et qui ne s’arrêtait guère aux demi-moyens. Il revint à son yacht, réunit l’équipage et dit : « Tout à l’heure, l’Impératrice des Français viendra parmi vous se confier à votre loyauté ; si une agression était tentée contre elle, vous vous souviendrez qu’elle est sous la sauvegarde du pavillon de la vieille Angleterre et vous la protégerez, dussiez-vous périr. » Simplement les matelots répondirent en jurant de faire leur devoir. On rassembla quelques armes, des barres d’anspect, et on attendit.

Vers onze heures et demie, il se produisit un incident qui a été fort commenté et sur lequel la clarté n’a jamais été faite. Un jeune homme de nationalité russe, avec lequel Sir John Burgoyne avait échangé quelques paroles de politesse au casino de Deauville, se présenta accompagné d’un personnage inconnu, de façons communes et obséquieuses. Il demanda la permission de visiter le yacht. L’heure était mal choisie et indue. Sir John éprouva quelque défiance, mais s’empressa de faire lui-même les honneurs de son bateau afin de bien laisser constater que l’on n’y découvrirait rien d’anormal. La curiosité fut excessive et n’épargna aucun des recoins du navire, mais elle fut déçue ; rien, absolument rien ne put la mettre en soupçon. On se quitta, après avoir bu un verre de sherry.

Un matelot suivit ces visiteurs nocturnes ; ils se dirigèrent vers Trouville en remontant les quais de la Touques. Sir John eut un souci de moins, mais il resta persuadé qu’il avait eu affaire à des gens de police, chargés de surveiller les ports où l’Impératrice pouvait s’embarquer. Le fait me semble douteux ; cependant je crois savoir que des ordres avaient été expédiés dans ce sens : voulait-on s’assurer du départ, ou s’emparer de la personne ? Je l’ignore ; mais il est probable que l’on voulait simplement avoir la preuve que l’Impératrice avait quitté la France.

Je copie le journal du bord : « Mercredi 7 septembre 1870, minuit cinq minutes. — Descendu sur le quai, et peu d’instants après, rencontré deux dames escortées d’un monsieur qui portait un sac de voyage. L’une d’elles, s’approchant de moi, me dit : « Vous êtes, je crois, le gentleman anglais qui veut bien me conduire en Angleterre. Je suis l’Impératrice. » En prononçant ces mots, elle éclata en sanglots. Je me nommai et elle prit le bras que je m’empressai de lui offrir. Nous nous embarquâmes sur La Gazelle et je lui présentai Lady Burgoyne. À peine assise, elle demanda des journaux et pria milady de lui donner des nouvelles de l’Empereur et du Prince impérial. »

Elle était en sûreté sous pavillon anglais, mais elle ne pouvait encore quitter la terre de France, car le flot ne devait battre son plein qu’à sept heures du matin, et à cette heure-là seulement le yacht, franchissant le goulet de Trouville, pouvait gagner la haute mer. L’Impératrice avait été engagée par Lady Burgoyne à se coucher et à prendre un repos dont elle devait avoir besoin. Elle refusa, rassembla les journaux sur la table du « carré » et se mit à lire. Elle jeta un cri de joie en apprenant par le Times que son fils était arrivé à Douvres par la voie d’Ostende. En même temps, elle lisait que Napoléon III était parvenu à la résidence de Wilhelmshœhe, que le roi de Prusse lui avait assignée, et elle eut connaissance des faits qui s’étaient passés à Paris, depuis son départ.

Avec la volubilité qui lui était familière, lorsqu’une émotion l’avait saisie, elle raconta à Lady Burgoyne les incidents de sa dernière journée de régence et l’incertitude de sa fuite à travers Paris soulevé. Elle fut amère, elle fut violente, elle pleurait en disant qu’à la minute suprême, elle s’était vue délaissée par ceux sur lesquels elle avait le droit de compter. Elle trépignait de colère : « Avant même que j’en sois partie, mes domestiques entraient dans mes appartements et me volaient sous mes yeux ; du reste, ç’a été la même chose à Madrid pour cette pauvre reine Isabelle. » On essayait de la calmer avec ces lieux communs que l’on répète à toute infortune, quoiqu’on les sache inutiles. Elle avoua que dans la journée, à Deauville, elle avait eu peur, s’attendant à toute minute à être arrêtée : « Car », disait-elle, avec une sorte de vanité féminine dont elle n’avait point conscience, « il me paraît impossible que l’on ne m’ait point reconnue. »

Le tumulte de la ville s’était apaisé ; l’ivresse et la fatigue avaient éteint le bruit ; vers trois heures du matin, les cabarets avaient clos leurs portes et Trouville dormait. Ce n’était plus de ce côté que l’on regardait, c’était vers la mer. Les matelots sifflaient, la brise et la tempête leur répondaient. Des rafales accompagnées de grains brutaux passaient sur le port. On touchait au jour de la pleine lune et l’on pouvait voir les nuages emportés par le vent du Sud-Ouest galoper dans le ciel. On entendait au loin les mugissements de la mer qui montait. Pourrait-on affronter le péril ? À cette même heure où Sir John n’était pas sans inquiétude sur l’issue du voyage, un de ses cousins, Hugh Burgoyne, commandant le navire de guerre à tourelle Le Capitaine, périssait corps et biens, avec cinq cents hommes d’équipage, au large du cap Finistère et sombrait au plein. Ce qui sauva La Gazelle, dans la traversée furieuse qu’elle allait effectuer, ce fut sa gracilité ; elle bondissait sur les vagues auxquelles elle n’offrait aucune prise.

Journal du bord : « Mercredi, 7 septembre 1870, à six heures trente minutes, halé le navire jusqu’aux portes du bassin. Brise fraîche du S.-O. Embarqué un pilote. Fait nos adieux au maître du port, un brave homme qui s’était montré plein de prévenances pour nous. À l’ouverture des portes du bassin, hissé en tête du mât le pavillon de l’escadre blanche et établi nos voiles hautes. À sept heures trente minutes, renvoyé le pilote ; sous la grande voile et deux focs ; la brise très fraîche, forte houle de fond, grosse pluie, temps brumeux. À neuf heures, la brise fraîchit encore. » « La brise fraîchit encore », cela n’a guère de signification pour les gens qui ne sont point du métier. Je serai mieux compris que le livre de bord en disant que l’on venait d’entrer dans la tourmente. Par les gros temps, la mer est dure dans la Manche, bordée de côtes trop rapprochées et où les vagues n’ont point, pour s’allonger, les immenses étendues de l’Océan. L’Impératrice se coucha, essayant de dormir et n’y parvenant pas, car les soubresauts de La Gazelle la jetaient hors de sa couchette. On tenait bon dans le vent arrière qui promettait de laisser atteindre rapidement la côte d’Angleterre. À midi, au milieu d’une bourrasque qui emporta la voile de fortune et sa baume, le vent sauta au Nord-Ouest et souffla en foudre. Dès lors, il devenait impossible de porter en route indiquée ; il fallut fuir dans la tempête, virant de bout en bout, quand elle se déplaçait. La journée fut terrible. Sir John Burgoyne avait pris le commandement de son yacht et resta sur le pont avec son équipage ; le capitaine et les hommes furent admirables d’énergie et d’habileté.

C’est un miracle que l’on n’ait pas coulé ; des paquets de mer embarquaient à bord ; jusque dans les cabines on était trempé. Les passagers souffraient ; le dentiste, qui était du voyage, regrettait le cabinet où il extirpait les molaires récalcitrantes. Mme Lebreton s’efforçait de faire bonne contenance, mais elle parlait de son frère, le général Bourbaki, que sans doute « elle ne reverrait jamais ». L’Impératrice, tout en désespérant de son salut, avait conservé son sang-froid et peut-être, si j’en crois certaines paroles qui lui sont échappées, un jour qu’elle racontait cette traversée, éprouvait-elle quelque orgueil, en se disant que les événements et les éléments déchaînés contre elle semblaient s’acharner à sa perte, « comme si la nature et les hommes avaient été jaloux d’elle ». Lady Burgoyne ne contribua pas peu à rassurer la voyageuse ; aimable, enjouée, pleine de grâce et d’attention, elle faisait les honneurs de cette pauvre petite barque, secouée par l’ouragan, avec autant d’aisance que si elle eût été à Londres, dans le salon de son hôtel.

Vers cinq heures et demie du soir, on signala l’île de Wight droit dans le lit du vent. Les heures qui suivirent furent les plus pénibles ; la tempête était exaspérée ; je ne dirai pas que le bateau lui résista, mais il était si leste qu’il lui échappait. Sir John est fier de La Gazelle ; à sept heures, il écrit sur le livre du bord : « Le yacht se comporte d’une manière splendide. » Enfin tant d’intrépidité devait trouver sa récompense ; le 8 septembre à minuit quarante-cinq minutes, on signale un feu à l’avant ; c’est la terre et c’est le salut. Le livre du bord dit :

« Doublé la pointe du Warner, trouvé un grand nombre de navires au mouillage du Matherbasck ; la mer y est encore très grosse… À deux heures quarante-cinq minutes du matin, rangé de très près la plage de Ryde et mouillé l’ancre. À trois heures, grâce au zèle du maître d’hôtel et du cuisinier, un souper confortable est servi et Sa Majesté vient de se mettre à table avec nous. »

On soupa et je puis dire que l’on soupa gaiement. Avoir triomphé de tant de périls, cela mettait l’âme en repos. Depuis quatre jours, l’Impératrice avait vécu dans des angoisses que chaque incident renouvelait et dont les causes multiples rendaient l’oppression plus poignante. À cette heure, près d’une terre où sa personne devenait inviolable, percevant encore les bruits de l’ouragan auquel on n’avait échappé que par un prodige, il est probable qu’elle se sentit heureuse de vivre et qu’à l’horizon d’un avenir prochain elle aperçut l’étoile de l’espérance qui brillait encore. Nous sommes ainsi faits, et il suffit que nous ne soyons pas morts pour croire à des destinées heureuses. Il ne faut pas la blâmer si, à peine sortie saine et sauve de deux tempêtes, dont la plus menaçante n’était peut-être pas la dernière, elle parla, sans forfanterie, d’un retour de fortune et si, faisant allusion à ceux qui l’avaient si lestement abandonnée, elle se mit à rire de leur « fragilité » et de la naïveté dont elle avait fait preuve lorsqu’elle avait compté sur eux. Elle disait avec une expansion de gaieté où il y avait quelque chose de trop éclatant pour être naturel : « C’est une bonne leçon et elle ne sera pas perdue pour moi. » Madame, le destin n’a point permis que Votre Majesté en profitât, et cependant là, dans ce yacht, on choqua des verres de vin de Champagne, en buvant à la prompte résurrection de l’Empire.

Ce fut le 11 septembre, par une dépêche venue d’Angleterre, que le chevalier Nigra, ambassadeur d’Italie, que le prince Richard de Metternich, ambassadeur d’Autriche, apprirent que l’impératrice Eugénie était sauvée et réfugiée en Angleterre, où la reine avait envoyé de chaleureuses félicitations à Sir John Burgoyne Montagu. Jusque-là, ils avaient ignoré ce qu’elle était devenue. Ils la croyaient en Belgique, car le comte de Kératry, le nouveau préfet de Police, qui n’en savait pas plus qu’eux, racontait confidentiellement, mais volontiers, qu’il s’était fait un devoir de faciliter son départ et qu’elle était heureusement arrivée à Bruxelles. J’en suis fâché pour le comte de Kératry, gentilhomme breton et ancien officier ; en disant cela, il n’ignorait pourtant pas qu’à la prière de Conti, profondément inquiet de n’avoir pas trouvé l’Impératrice au rendez-vous qu’elle lui avait assigné en le quittant, le roi des Belges l’avait fait chercher et qu’elle n’avait été découverte dans aucune ville de Belgique. J’imagine que Metternich et Nigra ont poussé un soupir de soulagement en connaissant enfin avec certitude le lieu de refuge de celle dont ils étaient les amoureux platoniques.

Le palais des Tuileries et le Palais-Royal étaient déserts. Les Bonaparte qui en avaient été les hôtes étaient emportés à leur tour par l’orage chronique auquel ne purent résister ni les Bourbons, ni les Orléans. L’Empereur, prisonnier de guerre, se comparait peut-être au roi Jean ou à François Ier et promenait sa mélancolie sous les ombrages témoins des bombances de son oncle Jérôme ; l’Impératrice réunie à son fils, qui pleurait en demandant à aller retrouver son père, cherchait une demeure où prendre pied et découvrait à Chislehurst la maison de Camden Place, que lui céda un ancien protecteur de Miss Howard, dont Napoléon III avait été l’amant. Le prince Napoléon, plus calomnié que jamais, ayant échoué dans la mission que l’Empereur lui avait confiée près de Victor-Emmanuel, s’était retiré en Suisse, dans sa villa de Prangins, où sa femme, la princesse Clotilde, toujours résignée, toujours perdue dans les contemplations intimes de la foi, venait le rejoindre, le 10 septembre, pendant qu’une certaine comtesse de Canisy, plus forte de corsage que d’intelligence, s’installait à Genève, afin de le désennuyer.

Ainsi finit ce règne, qui avait mal commencé et qui se termina plus mal encore. Aux heures de la plus haute puissance de Napoléon III, lorsque, après la guerre de Crimée et le traité de Paris, il était maître en Europe, on a dit de lui : « C’est une incapacité méconnue. » C’est un mot spirituel comme la France en est prodigue, mais la fin de l’Empire le justifia. Quelles qu’aient été ses indécisions, ses observations, ses rêveries et ses fautes, il ne méritait pas les injures dont, après la défaite, il fut accablé. La nation ne s’aperçut pas qu’en vomissant un torrent d’insultes contre le chef qu’elle avait choisi, acclamé quatre fois, auquel elle avait obéi sans effort, elle s’insultait elle-même, car elle l’avait encouragé dans les sottises qui nous ont perdus. Les nations ne raisonnent pas, je le sais, elles sentent et s’emportent dans des haines qui, trop souvent, n’ont pas plus de raison d’être que leur engouement.

Cette injustice ne frappa point seulement le souverain, elle flagella notre armée. Après les batailles disproportionnées où nous avons succombé, nos pauvres soldats, qui n’avaient pu que se faire tuer, furent traités de « capitulards » ; de l’Empereur on a dit couramment : « C’est un lâche. » Pendant la période d’investissement, lorsque la garde nationale demandait à se battre et prétendait qu’on l’envoyait à la boucherie, lorsqu’on la conviait à entrer en contact avec les Allemands, un cabotin de vingtième ordre, dont j’ai oublié le nom, obtint un succès réel sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin en se grimant de façon à ressembler au captif de Wilhelmshœhe, en portant l’uniforme de général où les décorations étaient figurées par des seringues, des bassinoires, des pieds-de-biche, et en chantant une sornette de circonstance intitulée : Le Sire de Fich-tong-Kang. L’air et les paroles devinrent populaires ; on les braillait dans les postes, dans les cabarets, à la caserne, derrière les remparts et dans les collèges qui n’avaient point congédié leurs élèves ; contre l’Allemagne implacable, ce fut le chant de guerre de Paris.

Ses ennemis ont été plus justes pour Napoléon III que ses anciens électeurs, que ses anciens sujets. Le Staatsanzeiger (Journal officiel) de Berlin dit, à la date du 10 septembre 1870 : « D’après des informations dignes de foi, en particulier sur le témoignage de témoins oculaires, l’empereur Napoléon, pendant la bataille de Sedan, s’est exposé à notre feu de telle manière que son intention était indubitablement de chercher la mort. » Le journal allemand n’a dit que la vérité. Les généraux Reille et Pajol, l’écuyer Davilliers, qui étaient dans son état-major, le général Lebrun, qui commandait à Bazeilles, me l’ont dit, lorsque l’Empereur n’existait plus et que nul intérêt ne pouvait les guider. Oui, il a voulu mourir. En honte de la défaite, par dégoût de la vie et des événements qu’il prévoyait ? Qui peut le savoir, qui a jamais lu dans cette âme fermée, qu’un visage impassible rendait plus impénétrable encore ? Davilliers, fils adoptif du maréchal Regnault de Saint-Jean-d’Angely, qui approchait familièrement Napoléon III et qui, du moins, l’a connu, s’il ne l’a pénétré, m’a dit : « Il a voulu se faire tuer, il a voulu tomber au champ d’honneur, afin d’assurer la couronne à son fils. » Cela est possible et je le croirais volontiers ; malheureusement la mort s’en écarta ; ne meurt pas qui veut dans les batailles ; la destinée épargna sa vie, comme si elle eût voulu ne rien enlever à son expiation.

Les tares de l’origine ont toujours pesé sur lui ; le savait-il ? Nous ne l’ignorions pas, et on disait : « Ce régime durerait-il cent ans, il ne durera pas. » Comme un homme qui meurt d’un mal dont il a trouvé le germe dans son berceau, l’Empire était destiné à périr, et à périr violemment par le fait même de sa naissance. Le 4 Septembre est la contrepartie du 2 Décembre. Les deux dates se font équilibre dans l’histoire ; jamais talion ne fut plus complet. Le pouvoir exécutif chasse la représentation nationale — la représentation nationale chasse le pouvoir exécutif ; celui qui seul avait prêté serment chasse ceux qui l’avaient reçu —ceux qui avaient prêté serment chassent celui à qui ils l’avaient prêté ; le 2 Décembre devait tôt ou tard amener un 4 Septembre ; les faits ont des déductions logiques qui ne se soucient pas des hommes et auxquelles nul ne peut se soustraire. Il y avait si longtemps que bien des gens ont pu dire : « C’est oublié ! » L’homme oublie, mais l’effet n’oublie jamais la cause. Certaines taches politiques sont comme la tache de sang sur la main de Lady Macbeth ; la mer ne suffirait pas à l’effacer.

Pour les gens avisés, à voir dans la presse, dans les réunions publiques et même à la tribune parlementaire, l’usage que l’on faisait de la liberté reconquise depuis le 2 janvier 1870, on pouvait comprendre que l’échéance était prochaine — une victoire l’eût ajournée, mais non pas fait rentrer au néant. Seulement je me demande sur quel dogme on va asseoir la souveraineté et, par ce mot, j’entends simplement le pouvoir exécutif. La France a décapité et chassé le droit divin en 1793 et en 1830 ; elle a brisé le droit parlementaire en février 1848 ; le 15 mai de la même année, elle a violé le suffrage universel dont, le 4 septembre elle a conspué et renvoyé l’élu. Que lui reste-t-il à inventer, pour le rejeter après ? Le 2 Décembre et le 4 Septembre représentent cet acte incompréhensible de la souveraineté du peuple qui se combat et se détruit elle-même : c’est un suicide.

Ce qui excuse la nation au 4 Septembre, c’est qu’elle était désespérée et qu’elle ne s’est pas doutée qu’en cette catastrophe elle avait sa part, et sa part considérable de responsabilité. Du reste, dès le début de la guerre, et comme si l’on en eût prévu le dénouement sinistre, chacun semblait avoir abdiqué sa responsabilité devant une responsabilité supérieure en laquelle on se confiait, mais que l’on ne désignait pas. La nation comptait sur l’armée, l’armée comptait sur les généraux, les généraux comptaient sur l’Empereur ; l’Empereur comptait sans doute sur un de ces coups de la fortune qui l’ont si fidèlement servi, jusqu’aux jours qui suivirent les préliminaires de Villafranca. Après le désastre, tous s’accusèrent : les généraux ont trahi, disaient les soldats ; les soldats n’ont pas obéi, disaient les généraux. On était assourdi de ces clameurs, qui n’étaient que du bruit et que l’on prenait pour des preuves.

La nation, stupéfaite, ahurie, discutait au lieu d’agir, s’agitait tumultueusement, faisait appel aux haines plus encore qu’à la concorde, prenait les mauvaises routes ou tournait sur place, pareille à un troupeau qui se heurte, se tasse, s’étouffe et croit avancer parce qu’il remue. Seul le chef de l’État, mesurant le gouffre ouvert sous ses pieds et dans lequel il s’engloutissait, put constater avec horreur que la France s’était désorganisée, désagrégée, anéantie sous le long règne de silence, sous le système sans contrôle qu’il lui avait imposé et qu’elle avait subi avec une si parfaite docilité. Il était trop tard pour remédier à tant de maux ; on ne remonte pas les courants, et celui qui coulait d’Allemagne avec une violence régulière passa sur la France, qu’il laissa meurtrie, blessée jusqu’au fond du cœur et à demi submergée.

On eût bien étonné les hommes du 4 Septembre, qui se croyaient des vainqueurs parce qu’ils avaient donné la dernière poussée à l’Empire déjà écroulé sur lui-même, si on leur avait dit qu’ils apportaient à la Prusse un secours qu’elle n’eût osé attendre d’aucun allié, car ils en rendaient les forces invincibles, en triplaient les exigences et en assuraient le triomphe ; ils ne pensaient guère, à l’heure où ils se proclamaient eux-mêmes à l’Hôtel de Ville, que cette souveraineté populaire qu’ils invoquaient pour excuser leur usurpation sur le Corps législatif mettait toutes les chances du côté du droit divin et conviait la fortune à seconder les armes du roi Guillaume. Si on les eût avertis que leur imprudence ou leur ambition allait frapper la France d’un coup qui serait presque mortel, ils auraient levé les épaules et n’en auraient rien cru ; ce n’eût été cependant que la vérité.

Lord John Russell a dit dans ses Mémoires : « Les Français, qui venaient de succomber, par leur faute même, et sous leur propre agression, déposèrent leur souverain à la suite d’une révolution de la populace et laissèrent escalader le pouvoir par la plus infime minorité des députés au Corps législatif. La République acheva sans rémission la ruine que l’Empire avait commencée. »

La révolution du 4 Septembre ne profita pas qu’à la Prusse, qui ne négligea pas d’en tirer bon parti. Elle profita aussi aux ministres du 2 janvier. Dans le bouleversement de toute organisation, dans l’effondrement du pays, après la défaite continue et les abominations de la Commune, on les oublia. Ils durent à tant de malheurs de n’être pas traduits devant une cour de justice. La journée du 4 Septembre les sauva ; c’est à cela du moins qu’elle aura servi.

Baden-Baden, 21 octobre 1887.


DEUXIÈME PARTIE

LA DÉFENSE NATIONALE

INTERMÈDE



LA chute de l’Empire, remplacé par un gouvernement d’occasion et d’aventure, mettait fin à ce que le XVIIe siècle eût appelé la guerre des Couronnes. Lorsque, à Sedan, les troupes de l’Allemagne s’écrièrent : Kaiser ist da et s’embrassèrent de joie, persuadées que la guerre était finie, elles avaient raison, elles étaient dans la logique du fait. Tout le monde crut que la paix s’imposait par la seule force des choses et qu’on allait la signer. Il n’en fut rien. L’empereur Napoléon III ne voulut point la faire, pour ne pas compromettre l’Empire — qui mourait ; le gouvernement nouveau n’osa point la conclure, dans la crainte de porter préjudice à la République — qui naissait. Le roi de Prusse, ayant fait prisonnier l’empereur des Français, était en droit d’attendre les plénipotentiaires, qui ne vinrent pas. Dès lors, la guerre cessait d’être politique ; elle devenait nationale ; elle n’eut plus pour but un équilibre à rétablir ou à modifier ; d’une part, elle visa la conquête et y réussit ; de l’autre, elle tenta la délivrance et ne la put obtenir.

Défaite, invasion, révolution, trois secousses dont la France fut ébranlée jusque dans ses profondeurs ; elle ne s’est pas écroulée sur elle-même, ce qui prouve qu’elle est solide ; elle n’en est pas morte, ce qui démontre qu’elle est vivace. Toute administration était désorganisée, par conséquent sans initiative et sans ensemble ; la guerre était faite par des recrues auxquelles manquait toute instruction militaire ; certains généraux — Chanzy, Jauréguiberry, Aurelle de Paladines — ont fait des prodiges qui sont restés stériles, à cause des instruments défectueux qu’ils avaient en main et surtout à cause des ordres confus auxquels ils étaient condamnés à obéir. Ici la défense fut incohérente, là elle fut nulle, partout elle fut illusoire. Dans quelques grandes villes, et notamment à Paris, elle fut criminelle, car, au lieu d’employer les forces à repousser l’ennemi, on les garda pour s’opposer à une restauration éventuelle de l’Empire. Cette nouvelle guerre, entreprise au lendemain d’un désastre, fut continuée à travers bien des fautes et se termina au moment où la nation allait entrer en agonie. Après l’Empire, le Gouvernement de la Défense nationale. C’est à croire que le destin s’acharnait à notre perte.

Cette histoire, je ne la raconterai pas, et je ne veux pas la raconter. J’en ai été le témoin désespéré ; je ne me sens pas le courage de refaire pas à pas cette voie douloureuse ; c’est assez de l’avoir une fois parcourue ; c’est assez d’avoir vu mon pays épuisé, perdant la vie par ses blessures, à la fois affaissé et furieux, n’ayant pas pu vaincre et ne se résignant pas à être vaincu. Que d’autres entreprennent cette tâche devant laquelle j’ai reculé et que nul encore (1887) n’a honnêtement accomplie. Dithyrambe ou pamphlet, ce n’est pas là de l’histoire. La vérité sera pénible à entendre, plus pénible à dire, et cependant il est indispensable qu’elle soit sue. Je soulèverai quelques plis du voile de mensonges sous lequel l’esprit de parti, la rancune, le faux patriotisme l’ont cachée ; mais je ne parlerai qu’au gré de mes souvenirs, et si je consulte quelques documents authentiques, ce sera pour m’éclairer et non pour rétablir la suite, l’enchaînement et l’intégralité des faits. Il y aura donc des lacunes dans mon récit, car je ne veux dire que ce que j’ai appris avec certitude et ce que j’ai aperçu de ma lucarne. Ce n’est pas que les documents fassent défaut ; on s’est ingénié à les multiplier et à les appuyer sur des pièces officielles ; tout le monde a parlé, les vaincus et les triomphateurs du 4 Septembre, les généraux allemands et les généraux français ; on n’a qu’à les écouter, et, en les contrôlant les uns par les autres, on saisira la vérité.

L’historien qui lira les dépositions et les rapports résultant de l’Enquête parlementaire sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale, le Compte rendu du procès Bazaine, l’Enquête sur le 18 mars, la Relation de la guerre de 1870-1871 par l’État-Major allemand, aura en main d’irrécusables témoignages et, pour ainsi dire, le relevé quotidien des faits qui ont enlaidi cette époque. S’il veut savoir comment fonctionnaient l’administration des chemins de fer et l’intendance en ces temps de confusion, il pourra consulter La Campagne de l’Est, par le général Bourbaki, et si, à ces tristesses, il veut mêler une note gaie, je l’engage à lire un volume de Glais-Bizoin, intitulé : Dictature de cinq mois ; j’ai souvent regretté de n’être pas étranger à la France, — Cafre ou Javanais, — pour savourer ces mémoires d’un des hommes qui furent nos maîtres en ces jours de malédiction.

Ces jours-là, s’il fallait les revivre pendant seulement une semaine, s’il fallait se repaître encore de nouvelles fausses, être obligé de mettre sa confiance en des hommes qui ne la méritaient pas, écouter les harangues où la rhétorique tenait lieu de tout sentiment, entendre le bruit des canons inutiles, être assourdi par des chants avinés qui ne parlent plus à l’esprit, parce qu’ils ne sont que des clameurs, sentir que la garde nationale, au lieu de marcher à l’ennemi, regarde du côté des maisons opulentes qu’elle doit brûler pendant la Commune, comprendre que ce qu’il y a de plus sacré au monde, la patrie, est en proie à des incapables et à des impuissants, savoir, à n’en pas douter, que toute victoire s’est détournée de nous et que notre sort ne peut qu’empirer par la prolongation d’une lutte désormais coupable, à force d’être inégale, s’il me fallait repasser par ces émotions, par ces désespoirs, j’aimerais mieux me coucher tout de suite sous mon linceul et aller retrouver ceux qui m’ont précédé.


CHAPITRE PREMIER

LE LENDEMAIN DE LA DÉCHÉANCE



LE PASSEPORT. — CONVERSATION AVEC NIGRA. — LE CHEF DE LA PREMIÈRE DIVISION DE LA PRÉFECTURE DE POLICE. — LA PRÉFECTURE. — LA FORTERESSE DE KÉRATRY. — LES DOSSIERS À CLASSER SOUSTRAITS À LA CURIOSITÉ DES NOUVEAUX VENUS. — BERRIAT SAINT-PRIX. — « ADIEU, JE VAIS MOURIR ! » — LES MOUSTACHES DE PIÉTRI. — À LA GARE DU CHEMIN DE FER DE LYON. — DEUX AGENTS DE LA SÛRETÉ. — EN SENTINELLE. — DÉPART. — « AUTRES TEMPS, AUTRES MŒURS. » — GENÈVE. — CLÉMENT DUVERNOIS. — LA POSSESSION. — LES FAUX BRUITS. — UN ESPION. — LE MARÉCHAL VAILLANT. — ROCHEFORT ET VILLEMOT. — ON VOUDRAIT TRAITER. — PAS UN DIPLOMATE DANS LE GOUVERNEMENT. — IGNORANCE DE L’ÉTAT DE L’EUROPE. — LE 4 SEPTEMBRE MET À NÉANT L’INTERVENTION DES NEUTRES. — L’ITALIE ARME ET VA PRENDRE ROME. — LE SOUVERAIN TEMPOREL ANNIHILE LE SOUVERAIN SPIRITUEL. — CE QUE PIE IX AURAIT DÛ FAIRE.



PIÉTRI s’étant réfugié chez moi, j’avais à pourvoir à son salut, car je savais que son successeur de la veille, le comte de Kératry, avait donné ordre de le rechercher et de le mettre en arrestation. Le lundi 5 septembre, j’allai donc, dans la matinée, voir Nigra, à l’ambassade d’Italie. Je lui parlai d’abord de l’Impératrice ; il m’assura que tout risque de danger avait disparu et qu’elle était déjà en Belgique, où elle avait trouvé bon accueil auprès du roi. J’ai dit plus haut ce qu’il en fallait penser. Je lui demandai un passeport pour Piétri, il me l’accorda avec empressement ; il fallait indiquer un nom et des prénoms correspondant à ceux que portait Piétri, afin qu’ils concordassent avec la marque du linge, J. M. P. Le passeport fut donc libellé pour Jacopo Marco Polloni, courrier de cabinet, chargé de dépêches pour le président de la République helvétique. Une brochure fut mise sous enveloppe et scellée du cachet de l’ambassade ; de cette façon, Piétri était muni des pièces d’identité fausses, mais nécessaires pour quitter la France et pénétrer en Suisse sans encombre.

Ceci fait, nous causâmes pendant quelques instants : « Que va faire l’Italie ? — Rien : votre précipitation et votre mauvaise fortune nous ont mis dans l’impossibilité d’agir. — Mais, sans entrer en ligne avec nous et nous apporter un secours effectif, ne pouvez-vous masser un corps d’armée en marge de la Savoie et nous donner ainsi un appui qui, du moins, nous servirait à obtenir des conditions meilleures ? — Je ne sais ce que fera le roi, mais nous devons beaucoup à la Prusse, qui nous a valu la Vénétie ; en ce moment même, on nous offre Nice et la Savoie en échange de notre neutralité. » Je ne crus pas un mot de ce que disait Nigra, car je sais que diplomatie et mensonge vont rarement l’un sans l’autre ; mais j’avais le cœur ulcéré et je ne pus m’empêcher de riposter : « Voilà tout ce que vous avez à répondre à ceux qui ont été les vainqueurs de Magenta, de Solférino, et qui, en sous-main, ont aidé à l’expédition de Garibaldi dans le royaume des Deux-Siciles ? » Il répondit d’un ton dégagé : « Eh ! que voulez-vous que nous fassions ? Vous vous jetez par la fenêtre, nous ne pouvons cependant pas vous suivre par amitié ; du reste, avant de songer à une action quelconque, nous avons à résoudre quelques difficultés intérieures. » Je me levai : « Adieu, Nigra ; tâchez que le pied ne vous glisse pas quand vous monterez au Capitole. »

Le hasard avait fait que je venais récemment de relire Tacite ; j’en étais encore tout frais émoulu ; je dis à Nigra : « C’est pour vous et non pour nous que nous défendons les barrières du Rhin contre les féroces Germains qui ont si souvent tenté d’échanger leurs forêts et leurs marécages contre les terres fertiles de la Gaule. Ce n’est pas moi qui vous dis cela, c’est Tacite, et Tacite a raison. Le Rhin est le fossé de la race latine ; nous venons d’y tomber et vous ne nous tendez même pas la main pour nous aider à en sortir. Tant pis pour vous, cela vous coûtera cher dans l’avenir. » Il fallait se fâcher ou prendre ma boutade en plaisantant ; il se mit à rire et, me serrant la main, il me dit : « Bah ! qui vivra verra ; adieu, prophète de malheur ; si je puis vous être encore bon à quelque chose, comptez sur moi. » Je n’ai jamais revu Nigra ; nous nous sommes trouvés dans la même ville pendant une quinzaine de jours, il y a huit ans, et nous n’avons point cherché à nous rencontrer. Depuis qu’il a quitté l’ambassade de Paris, il a occupé différents postes diplomatiques où nous n’avons pas eu à nous louer de lui.

Rentré chez moi, je remis le passeport à Piétri, qui me dit : « Tout passeport étranger, pour être valable, doit être visé au ministère des Affaires étrangères ou à la préfecture de Police ; ayez la bonté d’aller voir Mettetal et demandez-lui de contresigner ce papier. » Mettetal était alors chef de la première division, et, comme il avait dans ses attributions le bureau des passeports, des livrets, des ports d’armes, des permis de séjour, il avait droit de signature au lieu et place du préfet.

C’était un homme très actif, intelligent, verbeux comme tous les gens de police qui semblent vouloir compenser le secret professionnel par un abus de loquacité, très simple d’allures, protestant convaincu, très lié avec Guizot, de façons correctes, riche et d’une bonté rare. Je le connaissais beaucoup, car j’avais été très fréquemment en relation avec lui, lorsque, pour mon livre de Paris, j’avais étudié les malfaiteurs, la prostitution, la mendicité, le service de sûreté, les prisons et la guillotine. Nous étions bons amis et, bien souvent, dans son cabinet j’avais assisté à des arrangements d’affaires « officieuses », dont quelques-unes m’ont causé un étonnement qui n’est pas encore dissipé. J’allai donc le voir avec une confiance qui ne fut point trompée, et si je parle de cette visite, c’est parce qu’elle eut des conséquences que l’on n’a jamais soupçonnées et qui furent heureuses pour bien des gens qui ne s’en sont guère doutés.

La préfecture de Police occupait alors des bâtiments provisoires, successivement construits selon les exigences du service, et qui s’étendaient dans la partie comprise aujourd’hui entre la place Dauphine et l’escalier du Palais de Justice. À l’aide d’un couloir en planches, on rejoignait l’hôtel du préfet, qui était l’ancienne résidence des premiers présidents du Parlement, et qui s’ouvrait sur le quai des Orfèvres. Ce n’étaient que coins et recoins, passages, corridors, chambrettes servant de bureaux, avec issues de tous côtés, sur la place Dauphine, sur la rue de Harlay, sur le quai de l’Horloge, sur le quai des Orfèvres, sur la rue de Jérusalem et sur les cours intérieures du Palais de Justice. C’était, comme disaient nos grand-mères, bâti de boue et de crachat. Lorsque la Commune y mit le feu, ça flamba mieux que paille.

D’habitude on y pénétrait ainsi que sur une place publique ; un vieil aphorisme avait dit : « Maison de police est ouverte à tous. » Ce n’était point l’avis du comte de Kératry, qui s’était trop souvenu qu’il avait été officier et qui, craignant sans doute d’être attaqué, — je ne sais par qui, — avait pris ses précautions, comme s’il avait commandé un poste perdu devant l’ennemi. Grand-gardes avancées sur la place Dauphine et sur les quais, pelotons devant les portes, cordons de sentinelles à toutes les issues ; on en eût plaisanté, si le cœur n’avait été si triste. Un capitaine, le sabre au poing, m’interrogea : « Où allez-vous, citoyen ? — À la première division. — Affaire de service ou affaire particulière ? » Je compris que j’allais être mis à la question, et je répondis impudemment : « De la part de Son Excellence l’ambassadeur d’Italie. » On me mit entre deux gardes nationaux, qui me conduisirent jusqu’à l’antichambre du cabinet de Mettetal, dont je leur indiquai le chemin. Les deux garçons de bureau, qui me connaissaient, ne purent s’empêcher de rire en me voyant si bien escorté. Il est à remarquer que, dès qu’à la suite d’une révolution la liberté est proclamée et confiée à la protection de la garde nationale, les vexations commencent pour tout le monde et que l’on ne peut plus traverser les rues sans permission.

Je remis le passeport à Mettetal, en le priant de le viser ; il le signa sans mot dire, en lut les nom et prénoms, le replia lentement, me le rendit, puis, me prenant dans ses bras, il me serra contre sa poitrine et me dit : « Vous êtes un brave garçon ; s’il a besoin de moi, je suis à sa disposition. » Aux initiales, il avait deviné, en bon policier qu’il était, que le passeport appartenait à Piétri. Il ajouta : « Dites-lui d’être très prudent ; il n’a rien à craindre de nous, mais on a donné ordre de l’arrêter. » Nous bavardâmes des événements de la veille, de ceux qui nous menaçaient, et, au cours de la causerie, je lui dis : « Qu’allez-vous faire ? » Il répondit : « Je ne sais trop ; mon préfet a été très aimable pour moi. » « Mon préfet », c’était Kératry. Je ne répliquai rien ; il me parut surpris et me demanda ce que je ferais à sa place.

Je fus très net : « Je m’en irais, je tomberais avec l’administration que j’ai servie ; vous êtes le doyen des chefs de division, vous êtes membre du Consistoire protestant, vous avez quatre-vingt mille livres de rente ; votre femme est hémiplégique, ce qui est un prétexte, sinon un motif, à la conduire hors de Paris, qui va être assiégé. Allez-vous-en ; car je m’imagine que vous aurez à subir une série de préfets et de secrétaires généraux qui vous feront la vie dure. Vous avez été fidèle à l’Empire ; l’Empire s’en va, partez avec lui. » Il se leva brusquement, fit deux ou trois fois le tour de son cabinet, en faisant virer son binocle, selon son habitude, et me dit : « Vous avez raison ; je vais donner ma démission ; j’ai une maisonnette dans le Jura, j’irai. »

Je pris congé ; au moment où, lui serrant la main, j’allais sortir, mes yeux tombèrent sur une armoire de chêne, fermée à triple serrure, qui occupait toute une paroi du cabinet. Cette armoire, je la connaissais ; j’en avais eu les clefs, je l’avais ouverte et j’avais lu, un à un, avec une curiosité passionnée, les papiers qu’elle contenait. C’est là que l’on enfermait les « dossiers à classer », c’est-à-dire les dossiers des affaires auxquelles on n’avait pas donné suite, que l’on n’avait point communiquées à la justice et dont la divulgation aurait causé à la société française un préjudice irréparable. Le premier dossier que j’y avais examiné était celui qui relatait et reproduisait les faux en écritures publiques commis par cet adversaire de l’Empire dont j’ai déjà parlé[175]. La quantité et surtout la qualité des gens qui avaient là leur nom, avec une tache que la publicité eût rendue ineffaçable, étaient douloureuses et m’avaient fait comprendre que Gabriel Delessert, après son entrée à la préfecture de Police, en 1835 ou 1836, fût tombé malade de dégoût.

Je dis à Mettetal : « Vous n’allez pas laisser cette armoire ici ? — Mais elle appartient à l’administration. » Évidemment je fus éloquent, car je le persuadai. Je lui dis que, si cette armoire appartenait à une administration régulière, elle devenait une sorte de péril social sous une administration de hasard, dont la durée n’était rien moins que probable. « Il n’est pas excessif de supposer que, dans un mois, la préfecture de Police sera sous la direction de Blanqui, de Delescluze ou de Félix Pyat. Mis aux enchères, sur une table de « chantage », les dossiers qui sont là valent plusieurs centaines de millions ; il faut les soustraire à des curiosités malsaines, à des indiscrétions et, coûte que coûte, les faire disparaître, quitte à les remettre à qui de droit, lorsque l’on sera rentré dans un ordre de choses sérieux. Mettetal m’avait écouté attentivement et me dit : « Vous avez encore raison. J’arrangerai cela avec Lecour. » Lecour était le chef de bureau qui lui succéda à la première division ; c’est le fonctionnaire le plus droit, le plus probe, le plus laborieux que j’aie rencontré dans mes longs voyages d’études à travers les administrations de Paris.

On procéda avec une simplicité qui dérouta les soupçons. Aidé de son secrétaire, nommé Coné, de ses deux garçons de bureau, de Lecour, dont le garçon était l’ancien valet de chambre de Chateaubriand, Mettetal transporta les dossiers, par les couloirs intérieurs de la Préfecture, dans une voiture de déménagement, que l’on avait introduite dans une des petites cours du Palais de Justice. À un officier de la garde nationale qui, par simple curiosité peut-être, demanda : « Qu’est-ce donc que ces liasses de papiers ? » on répondit : « Mais vous savez bien : c’est le service des dossiers qui se fait tous les mois au parquet du Procureur de la République. » L’officier, qui voulut donner bonne opinion de ses connaissances administratives, riposta : « Ah ! parfaitement ; je n’y pensais pas. »

La voiture de déménagement, dans laquelle était monté Mélier, un des garçons de bureau, s’en alla paisiblement à Jouy-en-Josas, où Mettetal possédait une maison de campagne. On enleva les dalles de la cave, dans laquelle on creusa un trou qui reçut les dossiers. On replaça les dalles, on y roula des tonneaux, et l’armoire, toujours fermée, resta vide contre la muraille du cabinet du chef de la première division. Pendant la période d’investissement, l’état-major d’une brigade allemande occupa la propriété de Mettetal ; on en but le vin, ce qui est naturel ; mais nulle fouille ne fut opérée dans la cave, où les dossiers furent retrouvés intacts après la guerre. Ah ! si les Prussiens avaient découvert ces paperasses, que n’auraient-ils pas dit encore de cette pauvre moralité française et de la Babylone moderne ! Nul n’a jamais revu ces dossiers, que Mettetal a détruits.

Bien souvent, pendant que les Duval, les Raoul Rigault, les Théophile Ferré, les Edmond Levrault se gobergeaient à la préfecture de Police au temps de la Commune, j’ai mentalement remercié Mettetal de leur avoir enlevé cette proie de scandale et d’avoir ainsi sauvé l’honneur de bien des familles qui n’étaient point responsables des tares d’un de leurs membres. Je ne veux point que le lecteur puisse se méprendre sur l’importance des découvertes que l’on aurait faites : outrages aux mœurs, trop d’habileté au jeu, chantages exercés par d’anciennes maîtresses, menaces sous condition, c’est là tout ; rien de ce qui ressemble à un crime n’était soustrait à la justice. L’affaire la plus grave était celle des faux en écritures, et encore est-elle rendue excusable par l’amour paternel. L’Empereur, je l’ai raconté, avait du reste interdit toute poursuite à ce sujet. J’imagine que, si certains personnages avaient pu apprendre que cette fameuse armoire ne contenait plus que ses planches, ils se seraient frotté les mains de satisfaction.

J’avais un vieil ami qui s’appelait Berriat Saint-Prix ; il était même allié à ma famille par Champollion le jeune — le grand Champollion — dont mon oncle maternel avait épousé la fille.

Berriat n’était pas le premier venu ; il était doué d’esprit d’investigation ; il avait fouillé les greffes de Paris et de province, y avait recueilli une prodigieuse quantité de notes, à l’aide desquelles il avait fait une monographie du Tribunal révolutionnaire, livre froid, qui a la sécheresse d’un procès-verbal, mais qui est basé sur pièces authentiques et sera un précieux document pour l’écrivain de talent que tentera cette période de notre histoire. Il était conseiller à la Cour impériale, magistrat estimé, méticuleux, trop enclin aux discussions dogmatiques, mais droit et d’existence irréprochable. Il était sur le point, ou venait d’atteindre les soixante-cinq ans qui le mettaient à la retraite. Nous étions fort liés, malgré la différence d’âge, et nous avions sur la Révolution française des discussions qui se renouvelaient souvent.

Le 5 septembre, il vint me demander à dîner ; c’était sans inconvénient pour Piétri, qui restait dans ma chambre à coucher. Nous étions cinq à table ; je n’ai pas à dire que le repas fut morne. Vers neuf heures du soir, Berriat Saint-Prix se retira. Je l’accompagnai dans l’antichambre et l’aidai à mettre son paletot. Il m’embrassa, ce qu’il ne faisait jamais, et me dit : « Adieu, je vais partir. — Et où allez-vous ? — À Montauban, chez mon frère. » Il demeura silencieux pendant un instant, puis, éclatant en larmes, il s’écria : « Adieu, je vais partir ; adieu, je vais aller mourir, tout est fini pour moi. Je ne verrai pas, non je ne veux pas voir la ruine de mon pays, je ne veux pas être en contact avec les Prussiens ; mes fils feront leur devoir ; je suis trop vieux pour porter un fusil ; tout est perdu, tout ! Des bas-fonds révolutionnaires les bandits vont sortir ; ils égorgeront les honnêtes gens, ils mettront la ville au pillage, ils la brûleront ; assez d’horreurs ! La tâche de ma vie est terminée ; adieu, je vais mourir. » Il m’embrassa et sortit en courant. Je savais qu’il était parfois emphatique ; je crus que les événements lui avaient un peu troublé l’entendement ; je n’attachai point grande importance à ses paroles. Le pauvre homme avait eu pour lui et pour la France une vision de l’avenir. Il arrivait le 7 septembre à Montauban ; le 8, il y mourait, frappé d’une congestion foudroyante. J’ai cité ce fait qui n’a pas dû être isolé à cette époque ; c’est le témoignage de l’état de certains esprits.

Il avait été convenu que Piétri prendrait le train de Genève dans la soirée du mardi 6 septembre ; j’étais décidé à l’accompagner jusqu’en lieu sûr et à revenir préparer le départ de sa femme, qui, étant accouchée le 28 août, n’était pas encore en état de supporter le voyage. Piétri était très connu à Paris, car il ne se ménageait pas et se montrait volontiers où sa vigilance lui semblait nécessaire. Il portait la moustache et la mouche ; s’il les enlevait, son visage serait modifié et il pourrait mieux échapper aux regards. Je lui en fis l’observation, qu’il accueillit. Je lui remis tout ce qu’il fallait pour se raser et il passa dans ma chambre à coucher, pendant que je rangeais des paperasses dans mon cabinet. Il reparut presque aussitôt et, jetant le rasoir encore fermé sur la table, il s’écria : « Non ! je ne changerai rien à ma barbe, je ne me déguiserai point comme un malfaiteur ; voilà vingt ans que je suis fonctionnaire ; je ne suis ni un assassin, ni un voleur ; je ne fuirai pas, je partirai ; que l’on m’arrête si l’on veut ; je n’ai rien à cacher dans ma vie et je ne me cacherai pas. » L’indignation de cet honnête homme m’avait ému ; je lui pris les mains : « Mon bon ami, il en sera ce que vous voudrez ; à la grâce de Dieu ! »

Le train express que nous devions prendre partait ordinairement à 7 heures 55 minutes du soir ; pensant que les voyageurs seraient nombreux, nous étions arrivés en gare à sept heures un quart. C’était un encombrement ; la foule remplissait la salle des pas perdus, les salles d’attente, se pressait aux guichets et voulait forcer les portes des quais du départ. On eût dit l’émigration d’un peuple ; les bagages arrivaient par charretées ; les gens de service perdaient la tête ; tout le monde les interpellait ; c’était — on le pouvait croire du moins — à qui s’évaderait de la ville que l’ennemi allait menacer et que guettait la révolution. Grâce à un chef d’équipe auquel j’avais jadis été utile et que ma bonne fortune me fit apercevoir, je pus obtenir immédiatement nos billets. Piétri était fort calme, nous nous promenions en parlant italien, bras dessus bras dessous, au milieu de la foule, paraissant indifférents et n’en examinant pas moins les visages, afin de reconnaître ceux qui auraient pu nous inspirer quelques soupçons.

Je vis passer plus d’un personnage qui se hâtait : le vicomte de Vougy, directeur des Télégraphes, Alfred Blanche, secrétaire général de la préfecture de la Seine, et des magistrats et des conseillers d’État, et des députés, et des sénateurs qui, trois jours auparavant, pouvaient croire encore à leur importance. Les heures passaient, la bousculade était telle que les trains ne pouvaient partir. Nul ne semblait faire attention à Piétri. Tout à coup, il me serra le bras et, des yeux, m’indiqua deux hommes qui nous regardaient ; je les reconnus et, tout en repoussant la pensée qui me vint à l’esprit, j’eus un battement de cœur, car c’étaient deux agents du service de la sûreté.

L’un se nommait Mélin ; très adroit, en relations constantes avec les grandes maisons financières et les administrations de chemins de fer, habile à découvrir les faux billets, il m’avait initié aux procédés des faussaires, lorsque j’avais fait mon étude sur la Banque de France ; l’autre était le bras droit de Claude, chef de la sûreté ; il s’appelait Souvras, était brigadier du service de la voie publique et cachait sous des apparences un peu mièvres, qu’augmentait encore son joli visage, une finesse redoutable et un courage sans intermittence. C’est avec Souvras que j’avais parcouru les garnis infâmes, les bals interlopes, les cabarets périlleux, les fours à chaux des carrières d’Amérique où logent, se divertissent, se grisent et se réfugient les malfaiteurs. Tous deux étaient d’anciens sous-officiers. À travers la foule et ne me perdant pas des yeux, ils vinrent vers moi si directement qu’il n’y eut pas moyen de les éviter. Je dis à Piétri : « Quittez-moi. » Il me répondit : « C’est inutile, ils m’ont vu. »

Ils m’abordèrent, sans paraître même apercevoir mon compagnon ; nous échangeâmes un bonjour et voici, comme si je l’avais sténographiée sur place, la conversation que j’eus avec eux : « Eh ! que faites-vous ici ? — Nous faisons une filature. Nous sommes chargés par notre préfet d’aujourd’hui de filer notre préfet d’avant-hier et de l’arrêter, si nous le rencontrons ; mais c’est un malin et il ne se laissera pas pincer. — Êtes-vous nombreux à sa recherche ? — Ici il n’y a que nous ; mais à toutes les gares il y a deux agents, pour lui mettre la main dessus. Quand je dis que c’est une « filature », je me trompe, c’est plutôt une flânerie ; nous ferons buisson creux. — Pourquoi ? — Pourquoi ? mais simplement parce que nous savons où il est, notre préfet ; il n’a pas été si bête ; il s’est donné de l’air. — Où donc est-il ? » Mélin, qui me parlait, regarda Piétri, dont le sourire se dissimulait mal, et me répondit : « Il est à Bruxelles, depuis hier matin. » Puis, changeant brusquement de ton, il me dit : « Vous ne vous amusez guère au milieu de cette cohue ; voulez-vous monter tout de suite en wagon ? Je connais le chef de gare ; rien n’est plus facile. » Une pression du bras de Piétri me fit comprendre que je pouvais accepter. Mélin nous plaça près d’une petite porte vitrée en me disant : « Attendez-moi là », et disparut.

Cinq minutes après, il revenait et nous le suivîmes ; nous nous trouvâmes sur le quai de départ, en face d’un train en formation. Mélin appela un employé, nous fit ouvrir un wagon, nous aida à y monter, referma la portière et nous dit avec un gros éclat de rire : « Vous pouvez dormir, si vous en avez envie ; je vous réponds que personne ne viendra vous déranger. » Il était alors environ neuf heures un quart ; le convoi ne partit qu’à minuit. Pendant ces trois heures, Souvras et Mélin, comme de bons soldats en faction, se promenèrent devant notre wagon. Lorsque enfin le train s’ébranla, ils se découvrirent et saluèrent Piétri, qui leur fit un signe de la main.

Ces deux braves gens venaient de sauver leur ancien maître et d’éviter une sottise à leur nouveau préfet. Quelques minutes avant notre départ, je m’étais penché à la portière et j’avais dit à Souvras d’envoyer le lendemain matin sa femme chez Mme Piétri, pour la prévenir que tout s’était bien passé. Je dirai tout de suite que Mme Piétri rejoignit son mari à Genève, huit jours plus tard. La chute de l’Empire, la chute de son mari lui avaient causé une douleur intense, mais ce qui lui tenait le plus au cœur, c’est qu’elle avait appris que Kératry se servait de sa voiture. Deux ans après, elle m’en parlait encore avec ressentiment.

Notre voyage s’effectua sans incident ; nous étions dans notre wagon avec trois Valaques bruyants qui riaient, plaisantaient et dont la joie nous rendait silencieux. Piétri était triste, mais d’attitude résolue, sans récriminations contre la fortune adverse, sans reproche contre les vainqueurs. La seule parole amère qui lui échappa est celle-ci : « Je pars peut-être pour l’émigration. » Auprès de Dijon, dans une prairie en contrebas, il aperçut deux ou trois compagnies de gardes mobiles qui faisaient l’exercice ; les larmes lui vinrent aux yeux et il me dit : « La vraie force est tombée à Sedan ; elle est bloquée à Metz ; tout cela ne servira plus à rien. » À Ambérieu, pendant l’arrêt du train, un homme monta dans notre compartiment. Vêtu de noir, rasé, portant sous le bras une « serviette d’avocat », il soufflait avec force comme s’il eût été furieux. À peine assis, il tira des journaux de sa poche et se mit à les lire, haussant les épaules, donnant des signes d’impatience et parfois s’écriant : « Quelles brutes ! »

À Bellegarde, le train s’arrêta ; un commissaire de police ouvrit la portière et nous demanda nos noms ; les Valaques, Piétri et moi, nous montrâmes nos passeports, qui nous furent rendus sans observation. Le voyageur qui avait pris place parmi nous à Ambérieu dit avec violence : « Je suis M. X… ; il y a quatre jours, j’étais procureur impérial à… (j’ai oublié les noms). Arrêtez-moi, si vous voulez ! » Le commissaire de police repoussa la portière en disant : « Autres temps, autres mœurs ! » Pensée profonde, monsieur le commissaire, qu’il me semble cependant avoir déjà entendu exprimer quelquefois.

La ville de Genève était pleine ; on ne savait où loger ; les auberges regorgeaient de monde. Piétri réussit, vaille que vaille, à s’installer à l’hôtel de la Couronne. La voix de la France blessée nous poursuivait par les cris des aboyeurs de journaux. « Demandez les nouvelles de la guerre ! La défaite des Français ! La révolution à Paris ! Les actes du nouveau gouvernement ! La proclamation de la République ! » C’était à fuir. Là, chez ce peuple neutre, qui restait spectateur désintéressé de la lutte, je pus constater combien notre sort inspirait peu de sympathie. On eût dit que Genève se sentait soulagée par l’écroulement de cet empire qu’elle avait toujours redouté, surtout depuis l’annexion de la Savoie. Un homme considérable du pays, de tempérament froid et d’esprit indifférent, me disait : « Vous vous êtes donné le tort de l’agression et le tort de la défaite ; c’est trop de deux. »

Je rencontrai Clément Duvernois, qui se promenait sur le quai du Rhône avec un député de l’Hérault, nommé Cazelle. Je causai pendant quelques instants avec ce ministre éphémère ; il me dit : « Ils vont vouloir continuer à se battre ; c’est de la folie ; nous ne le pouvions plus ; avec nous, la partie était mauvaise, et c’est à peine si l’on pouvait la jouer ; avec eux, elle est perdue ; je les connais, je les ai fréquentés, j’ai été des leurs ; tout ce que l’on peut en dire de plus poli, c’est qu’ils sont incapables. Ils voient dans ce mot de République je ne sais quoi de prestigieux qui les abuse et les aveugle. La vérité, voulez-vous que je vous le dise, elle est bien simple : la République de 1792 a fait trembler l’Europe, celle de 1848 l’a inquiétée ; celle d’hier la fait rire. Le 2 septembre, nous étions à plaindre ; le 4, nous sommes devenus ridicules ; on s’en apercevra, quand il s’agira de traiter. »

Il me raconta alors que le 4 septembre, après que les députés eurent été chassés du palais législatif, il était sorti avec le prince de La Tour d’Auvergne ; ils étaient entrés ensemble au ministère des Affaires étrangères et là, dans son cabinet, feuilletant des dépêches, le prince lui avait dit : « Ce qui se passe pour la dynastie est épouvantable ; mais c’est encore plus épouvantable pour le pays, parce que nous avions ce matin l’appui de l’Europe conservatrice pour conclure une paix honorable et que, ce soir, nous ne l’avons plus. » Triste parole et prophétie plus triste encore, car elle a été réalisée. Avant de quitter Duvernois, que je savais non seulement sans fortune, mais assez besogneux, je lui fis la question que tout le monde s’adressait à cette époque : « Qu’allez-vous faire ? » Il me répondit : « La crise une fois terminée, les affaires reprendront avec énergie ; mon passage au ministère me donne l’exclusion en politique, je me jetterai dans les opérations financières. » Il s’y est jeté, en effet, si étourdiment qu’il y est tombé. On a dit de lui que c’était un homme politique qui aurait eu de l’envergure ; c’est possible, mais il n’a pas eu le temps de déployer ses ailes.

Le lendemain, je quittai Piétri et ce ne fut pas sans émotion que nous nous donnâmes l’accolade de l’adieu. Je ne devais le revoir qu’un an plus tard, presque jour pour jour, au milieu de cruelles angoisses, à Bade, où j’avais amené la créature la plus chère que j’aie au monde, celle sur qui depuis quinze ans se concentrait la vie de mon cœur et que la guerre, la révolution, nos défaites avaient rendue folle. Je m’étais constitué son gardien de jour et de nuit, la protégeant contre elle-même et l’empêchant d’obéir aux impulsions de suicide dont elle était obsédée. J’ai vu là, j’ai touché du doigt et j’ai pu étudier la possession que le moyen âge traitait par le bûcher et qui n’est autre que l’hystéro-mélancolie, la névropathie agitée dont on ne meurt pas et par laquelle on est en enfer. Aidé par le docteur Carl Hergt, dont on disait qu’il ressemblait à un Esculape doublé de saint Vincent de Paul, j’ai pu l’apaiser et j’ai pu la sauver. La crise a été longue, puisqu’elle a duré vingt mois, mais elle s’est dissipée pour ne jamais reparaître. Toute la raison est revenue, et le bon sens, et la santé, qui est meilleure qu’avant cet accès terrible. Tout à l’heure, j’étais sur mon balcon, je l’ai vue passer dans notre jardin, lourde, blanche, mais alerte encore et toujours de vaillante humeur. Elle m’a aperçu et m’a fait le bon sourire de ceux qui s’aiment depuis trente-deux ans, qui ne se sont jamais quittés et dont l’affection n’a point connu de défaillance. Passons, ce n’est pas l’histoire de mes sentiments que je raconte.

À Paris, on était moins gai, moins écervelé que dans la soirée du 4 septembre, mais le bruit y était le même et La Marseillaise ne se fatiguait pas d’être chantée. Les rumeurs les plus absurdes continuaient à trouver créance et on était mal venu de n’y pas ajouter foi. Comme des naufragés battus en plein par la tempête, sur le radeau, avec une voile de fortune faite d’une vieille chemise, comptent sur l’apparition d’un navire qui va les sauver, de même la population parisienne, crédule entre toutes, sans raisonnement et emportée par son imagination, croyait que la journée du 4 septembre allait entraîner l’écroulement de tous les trônes d’Europe. Dès le 5 au matin, le bruit courait dans les postes de la garde nationale que la République avait été proclamée à Munich. On affirmait cela avec une raideur qui n’admettait pas d’objection. À un sergent-major que j’avais entendu pérorer à ce sujet, j’avais dit : « Comment savez-vous cela ? » Il m’avait répondu de cette voix de gorge particulière à l’homme des faubourgs de Paris et avec des yeux furibonds : « Mais puisque je vous dis que je le sais ; est-il drôle encore, celui-là ! »

Que cette sornette ait traversé des cervelles sans culture, que nulle fable n’a jamais étonnées, cela peut, à la rigueur, se comprendre ; mais des intelligences d’élite n’ont pas eu le courage de repousser cette illusion. Le 6 septembre, vers quatre heures de l’après-midi, Jules Simon, qui venait de prendre possession du ministère de l’Instruction publique, réunit ses chefs de service et leur dit : « Nous lutterons en rase campagne, aux forts détachés, à l’enceinte des fortifications ; nous nous défendrons dans les rues de maison en maison ; nous referons Sagonte et Saragosse ; donc faites partir vos femmes et vos enfants ; à moins que la République n’ait été proclamée à Berlin, ce qui, dans l’état actuel de l’opinion allemande, n’aurait rien d’improbable, car, hier, nous avons offert un grand exemple à l’Europe. » Une heure après, Armand du Mesnil, directeur de l’Enseignement supérieur, actuellement conseiller d’État, me répétait ces paroles et levait les épaules, en me disant : « Ma parole d’honneur, ils sont fous ! »

Quoi que l’on ait pu penser du caractère de Jules Simon, l’homme était doué d’une intelligence remarquable ; en cette circonstance, il était pénétré, à son insu, malgré lui peut-être, par les idées, par les erreurs ambiantes dont les foules s’étaient engouées.

On ne se repaissait pas seulement de rêves, assez innocents en somme, on en faisait de plus mauvais, qui pouvaient conduire à des crimes. Le 6 septembre dans la journée, une foule composée de gardes nationaux, de gardes mobiles, de francs-tireurs de tout travestissement, de curieux et de femmes, encombre la rue de Rivoli et entoure un fiacre qui marche au pas. Qu’est-ce donc ? On s’informe, on questionne. Des gens, tous très bien informés, répondent que c’est un espion prussien que l’on vient d’arrêter, au moment où il levait les plans du château de Vincennes. C’était clair, nul doute n’était possible. L’espion prussien, dont les vêtements étaient en lambeaux, était un homme court, trapu, de visage assez renfrogné et de chevelure toute blanche ; il ne baissait pas les yeux devant les injures de la multitude. Malgré sa force apparente, on reconnaissait en lui un vieillard, presque un octogénaire. Le peloton en armes qui serrait la voiture de près empêchait ce malheureux d’être massacré. À ceux qui criaient : « À mort le Prussien, à mort l’espion ! » on répondait : « Il va passer devant une cour martiale. » À grand-peine on put amener le fiacre jusqu’à l’hôtel du général Trochu. La foule s’engouffra dans la cour. La rumeur était énorme ; on n’entendait qu’un cri : « À mort ! »

Trochu et son aide de camp, le général Schmitz, accoururent sur le perron, ne sachant ce que signifiait ce tumulte. Au milieu des vociférations, Trochu comprit qu’on lui amenait un espion dangereux et que le peuple demandait justice. Il prononça son quos ego ! La tourbe populaire fit silence un instant ; elle entendit la promesse qui lui fut faite de livrer le coupable à la vindicte des lois et fut flattée d’être félicitée de sa vigilance. On fit descendre l’espion ; en mettant le pied sur la première marche du perron, il dit : « Quels imbéciles ! » On se hâta de le faire entrer et disparaître dans l’hôtel du gouverneur de Paris, où — nul n’en doutait — la cour martiale siégeait en permanence.

L’homme qui venait d’échapper à la mort horrible que le peuple, comme les Ménades, réserve à ceux qu’il n’aime pas, était le vieux maréchal Vaillant[176]. Grand amateur d’horticulture, il avait une maison avec assez grand jardin à Saint-Mandé ; il y cultivait des fleurs, des légumes et surtout des pommes de terre, qu’il déclarait supérieures aux meilleures truffes du Périgord. Il avait été, le matin, se promener devant le fort de Vincennes, l’examinant avec l’œil d’un officier du génie et se demandant sans doute de quels ouvrages on devait l’entourer, dans le cas où les Allemands forceraient la ligne des forts détachés qui, de ce côté, protégeaient les approches de Paris. Des francs-tireurs qui flânaient par là, en quête de filles ou de cabarets, l’aperçurent. Un homme qui regarde un château fort ne peut être qu’un espion.

Cela remet en mémoire une charge de Daumier : un bourgeois est collé contre un arbre et écarquille des yeux effarés en voyant une vache ; il dit : « Un animal à cornes ! Ce ne peut être qu’un taureau ; si c’est un taureau, il doit être furieux ! » Ainsi raisonnent les bourgeois de Daumier, ainsi raisonne la foule. En temps de choléra, elle égorge les passants qu’elle accuse d’empoisonner les fontaines publiques ; en temps de guerre, elle tente de massacrer les maréchaux de France qu’elle prend pour des espions. Le plus cruel, c’est qu’elle est de bonne foi. La persuasion que les peuples vont venir tendre la main à la République française, la croyance aux espions qui sortent de terre ou tombent des nuages dureront pendant toute la guerre et aussi pendant la Commune.

Ce même jour mardi 6 septembre, dans la matinée, j’avais été rue Jacob, n° 36, voir Camille Depret, le gendre d’Alexandre Bixio, afin de lui demander s’il avait des nouvelles du capitaine Lichtenstein, actuellement colonel attaché militaire auprès du président de la République, que j’aimais beaucoup et dont j’étais inquiet. Depret sortit avec moi ; dans la cour, nous rencontrâmes Villemot, qui habitait dans la maison. Sait-on encore ce que c’est que Villemot ? Écrivain d’esprit, chroniqueur infatigable de L’Indépendance belge, du Figaro, de dix autres feuilles périodiques, bienveillant, joueur effréné de dominos, commun d’allure, grand diseur de plaisanteries salées, très correct dans une vie de bohème et à qui on pouvait appliquer le vers de Clément Marot :

Au demeurant, le meilleur fils du monde.

Tous les trois, nous nous arrêtâmes à causer sur le pas de la porte cochère. Depret, né en Belgique, nationalisé Russe ; Villemot, indifférent et gouailleur ; moi connaissant bien l’Allemagne, nous avions la même pensée et nous l’exprimions vertement : « Il faut traiter ; à quoi bon épuiser ses forces ? » Un coupé de remise s’arrêta et Rochefort en descendit. Villemot, qui jamais ne perdait une occasion de dire une drôlerie, s’écria : « Tiens ! voilà mon gouvernement ! » Sans faire attention à nous, Rochefort lui dit : « J’allais chez toi ; mets une sourdine à tes articles ; évite de dire à Guillaume qu’il a le nez fait comme un pied de marmite, que Bismarck est un Jean-fesse et que Moltke est cocu ; nous allons tâcher de nous arranger avec ces gens-là ; il faut les ménager, au moins pendant quelque temps. » Villemot fit le salut militaire et répondit : « C’est bien, mon général, on se conformera à la consigne. » Ils se prirent le bras, s’éloignèrent et se promenèrent sur le trottoir pendant quelques minutes. Rochefort remonta en voiture et Villemot revint vers nous. « Eh bien ? — Il paraît que l’on a la certitude d’être appuyé par la Russie et même par d’autres puissances en vue de négocier ; allons ! ayons bonne espérance. » C’est sur cette espérance que je quittai Depret et Villemot. Celui-ci, je ne devais plus le revoir ; trois ou quatre jours après, il était foudroyé par une congestion cérébrale, comme le pauvre Berriat Saint-Prix.

Rochefort n’avait point menti en disant que l’on voulait traiter de la paix ; on a pu le nier depuis, comme on a nié tant de choses, mais le fait n’en est pas moins certain. La majorité du Gouvernement de la Défense nationale désirait arrêter la guerre afin d’en laisser, devant l’histoire et devant le pays, toute la responsabilité à l’Empire. C’était sage, mais qui était capable de nouer de telles négociations avec un vainqueur ivre d’orgueil et naturellement dur en sa façon d’être ? Je cherche vainement parmi les membres du gouvernement inauguré le 4 septembre quel est celui qui avait les qualités d’intelligence, d’instruction, d’habileté pour sortir sans trop d’avaries d’un pas si difficile.

J’y compte un général qui, par ce qu’il a déjà fait, prouve ce qu’il ne saura pas faire, Trochu ; des avocats qui ont plus ou moins de talent, plus ou moins de vogue : Jules Favre, Emmanuel Arago, Crémieux, Gambetta, Ernest Picard ; des hommes politiques démodés : Garnier-Pagès, Glais-Bizoin ; des journalistes : Eugène Pelletan, Jules Ferry ; un professeur en Sorbonne : Jules Simon ; enfin j’y vois un pamphlétaire : Rochefort, que l’on a fourré dans ce conseil suprême non parce qu’il y pouvait être utile, mais parce qu’on le redoutait et qu’on voulait l’annihiler ; je n’aperçois pas un seul diplomate, c’est-à-dire l’homme ayant fait des études spéciales, connaissant les traités, ayant une opinion raisonnée sur l’intérêt des différentes cours d’Europe et possédant cette tradition qui enseigne l’art de tourner les difficultés et d’éluder parfois de pénibles contraintes, à l’aide de subtilités de langage. C’était de diplomatie cependant que l’on avait besoin, car, tôt ou tard, même en prévision d’une victoire, le dernier mot devait lui appartenir.

L’étourderie des hommes du 4 Septembre fut telle qu’ils n’y pensèrent même pas, ou leur infatuation leur fit croire qu’ils suffiraient à tout. Ce qui tendrait à prouver que cette dernière hypothèse est juste, c’est que Jules Favre s’empara du ministère des Relations extérieures. Son ignorance, en pareille matière, dépassait l’imagination ; ayant découvert que les titres de l’empereur d’Autriche se formulaient en abrégé : S. M. I. et R. A., il traduit ces cinq lettres majuscules par Sa Majesté Impériale et Royale Altesse ; il ne savait même pas que le souverain d’Autriche est Apostolique, celui d’Espagne Catholique, celui de Portugal Très Fidèle et celui de France, au temps des Bourbons, Très Chrétien. De cette absence des notions diplomatiques les plus élémentaires, il résulta que, lorsque Jules Favre se trouva vis-à-vis de Bismarck, il ne sut négocier et plaida.

Aucun des hommes qui siégeaient à l’Hôtel de Ville ne connaissait l’état de l’Europe. Comme l’Empire, qu’ils combattaient à outrance, les avait éloignés des affaires, ils en concluaient, peut-être avec bonne foi, que l’Europe avait tenu l’Empire à l’écart et que, maintenant qu’elle n’avait plus devant elle que la France, la France gouvernée par elle-même, elle allait accourir les bras ouverts, pour lui porter secours et l’arracher au péril. La passion politique, qui ferme les yeux les plus clairvoyants et oblitère les esprits les meilleurs, a produit plus d’une aberration de cette nature. En tout cas, les membres du Gouvernement de la Défense nationale semblaient ne point se douter que la révolution du 4 Septembre et la chute de l’Empire avaient modifié l’opinion de l’Europe et fait taire ses sympathies, qui n’étaient pas très chaudes. Nulle monarchie ne pouvait soutenir la cause d’une république née d’un coup de main, qui avait brisé le principe même des monarchies. Cela s’indiquait de soi-même ; mais on était si aveuglé par ce qu’on appelait « cette grande victoire intérieure » que l’on ne s’en doutait même pas. Or l’état de l’Europe est à considérer, car il en est résulté que nous sommes tombés dans un isolement redoutable qui n’a pas encore pris fin à l’heure où j’écris. On nous a traités comme des pestiférés et l’on nous a mis en quarantaine.

Lorsque la guerre éclata, l’Europe nous aimait peu ; nos allures suffisantes l’avaient parfois mécontentée et parfois aussi nous avions contrecarré sa politique. La brusquerie de nos procédés, lorsque se produisit l’incident Hohenzollern, l’agression dont nous nous rendions coupables dans une affaire qui n’exigeait qu’un échange de notes diplomatiques, ne ramenèrent point les esprits en notre faveur. La sottise d’Émile Ollivier, la suffisance du duc de Gramont, la superbe du maréchal Lebœuf et la docilité de l’Empereur n’étaient point de nature à nous concilier des sympathies, et l’on nous regarda comme une nation trop irritable et toujours près de se jeter sur ses voisins. La défaite de Wœrth, la catastrophe de Sedan émurent l’Europe, et l’on estima que, si l’imprudence avait été excessive, le châtiment dépassait la mesure. Chacun, néanmoins, y trouva sa satisfaction ; la Russie fut vengée de la prise de Sébastopol ; l’Italie se sentit débarrassée de l’embargo que nous mettions sur Rome ; l’Autriche y voyait une contrepartie de Solférino, et l’Angleterre y trouvait une compensation à l’annexion de la Savoie, qu’elle ne nous avait jamais pardonnée.

Tous les Cabinets d’Europe, délivrés par le fait de l’ingérence souvent encombrante de la France, désiraient que la guerre ne se prolongeât pas. Il leur convenait d’avoir désormais des relations avec une France affaiblie, mais il y avait un danger sérieux pour l’équilibre politique à la laisser amoindrir dans de graves proportions. La France vaincue cessait d’être puissance dirigeante ; elle devenait puissance consultante, c’était bien ; c’était assez pour apaiser les rancunes et rassurer l’avenir, car toutes les nations d’Europe — même l’Allemagne — ont besoin de notre contrepoids. On peut affirmer, sans craindre d’être démenti par les documents qui seront connus plus tard, que tous les Cabinets se seraient mis d’accord et auraient entrepris une action commune pour garantir l’intégrité de notre territoire et maintenir sur le trône un souverain que sa défaite eût rendu docile.

Le 2 septembre au soir, les neutres seraient volontiers intervenus en notre faveur ; deux jours après, il n’en était plus ainsi, et le Gouvernement de la Défense nationale ne parut même pas le soupçonner. La difficulté n’eut rien d’embarrassant ; on en fut quitte pour ne pas reconnaître le nouveau gouvernement ; nescio vos. Cela justifie toutes les désertions et toutes les palinodies. L’Europe a-t-elle gagné quelque chose à être brutalisée par l’Allemagne, au lieu d’être taquinée par la France ? L’avenir répondra à cette question. Après la chute de l’Empire, la République ne fut reconnue que par les États-Unis, dont le représentant, Washburn, nous témoigna une sympathie si discrète que bien des gens ne l’aperçurent pas.

Les deux nations sur lesquelles on avait cru pouvoir compter : l’Autriche, parce qu’elle haïssait la Prusse, l’Italie, parce qu’elle avait contracté une dette de reconnaissance envers nous — comme si la reconnaissance pouvait avoir une valeur quelconque en politique — se dérobèrent et abritèrent leur inaction derrière leur intérêt personnel. Celle qui eût agi le plus volontiers et de bon cœur, l’Autriche, s’était terrée après Wœrth, faisant la morte, espérant, à force d’immobilité, faire oublier ses velléités d’intervention armée. L’autre, l’Italie, poussa quelques soupirs de commisération, s’applaudit en secret de s’être tenue à l’écart d’une bagarre qui tournait si mal ; puis elle battit un ban, sonna le clairon d’alarme, rassembla ses troupes et alla prendre Rome, en répétant la parole de Charles-Albert : L’Italia farà da sè ! Vilaine besogne qui ne lui portera pas bonheur : c’est un libre volontaire de son indépendance qui le lui prédit[177]. Dès le lendemain du 4 Septembre, le Gouvernement de la Défense nationale avait expédié à Florence un vieil avocat[178], âgé de soixante-dix ans, ancien député, qui avait même été président de l’Assemblée nationale de 1848, pendant l’insurrection de juin. Il avait pour mission d’engager le roi Victor-Emmanuel à s’emparer de Rome, afin, comme on le disait alors, de « compléter les destinées de l’Italie ».

En échange de cette autorisation de manquer à la foi jurée, dont le gouvernement italien n’avait pas besoin, on demandait une intervention diplomatique et quelques troupes massées à proximité de la frontière, pour faire croire à une action possible et donner ainsi quelque confiance aux armées que la République française allait mettre sur pied. Emilio Visconti-Venosta, qui était alors ministre des Affaires étrangères en Italie, promit ou laissa croire qu’il promettait tout ce que l’on réclamait de lui, et l’on partit pour Rome, qui ne fut pas difficile à prendre. En réalité, elle n’était défendue que par un engagement d’honneur consenti par l’Italie elle-même. Je reconnais que c’est là un genre de fortification qui ne put arrêter son élan.

Je n’ai jamais été papalin, comme l’on dit au-delà des Alpes, et je ne le suis point devenu ; mais peu d’actions m’ont paru moins chevaleresques que celle-là ; elle a été sévèrement jugée, même par des Italiens. L’an dernier (1886), un haut personnage politique de la péninsule, qui vit dans la familiarité du roi Humbert, m’écrivait : « Il n’y a pas d’Italien digne de ce nom qui ne souffre à la pensée de ce que nous avons fait pour proclamer Rome capitale : nous y sommes entrés au mépris de notre propre engagement, d’un engagement d’honneur. Nous avons saisi le moment où la France, avec laquelle nous avions signé un contrat solennel, était vaincue, où l’Europe était absorbée par la guerre terrible qui se déroulait sous ses yeux. Nous avons surpris le vieillard avec des forces formidables. Croyez-vous que nous nous plaisions à Rome ? Le roi lui-même subit avec peine l’obligation d’y habiter. Du Quirinal, de son palais excommunié, il n’aime point à regarder du côté du Vatican. La présence de ce vieux prêtre vêtu de blanc, qui parle encore urbi et orbi, lui est insupportable. »

L’homme qui me parlait ainsi avait raison. Les vœux que la nation française avait faits en faveur de l’unité italienne ont été accomplis par le subterfuge et la violence. Rien n’a manqué à notre humiliation. Une armée a chassé le vieillard inoffensif que nous avions protégé. L’Italie nous a crus si bien morts qu’elle nous a donné son coup de pied, pendant que l’ambassadeur de Prusse auprès du Saint-Siège invoquait l’Évangile, parlait du Dieu de paix et faisait effort pour engager le pape à céder la place sans résistance. Ce fut honteux.

Pie IX donna ordre au commandant de ses gardes suisses, qui, je crois, était le général Schmidt, d’ouvrir les portes aux troupes de Victor-Emmanuel, dès qu’un boulet aurait touché les murailles. J’en suis fâché, mais j’estime que le vieillard des sept collines a eu tort. En cette décision, dans l’histoire de l’Église, il a oublié qu’il était pape. Il s’est conduit comme un principicule et non point comme le chef de la chrétienté, comme le successeur de celui à qui Jésus a dit : « Pais mes brebis » et à qui, dans le jardin même, il devait dire : « Pierre, remets ton glaive au fourreau. » Le gonfalonier de la République de Saint-Marin n’eût pas défendu son hameau d’une autre façon. Cela fut puéril, n’empêcha rien, ne sauvegarda rien et fit sourire.

Le souverain temporel oublia trop le souverain spirituel. Il aurait dû, couvert de ses vêtements pontificaux, la triple tiare au front, monté sur la sedia gestatoria, suivi de ses flabellifères, escorté de ses cardinaux, de ses archevêques, de ses gardes-nobles, de ses abbés et de ses prieurs, aller au-devant de l’armée italienne et lui donner sa bénédiction. L’armée italienne serait tombée à ses genoux, peut-être à plat ventre, et le pape serait rentré à Rome, dans sa Rome à lui, où nul n’aurait osé aller l’attaquer. Pie IX, qui, le premier, avait, en 1847, allumé l’incendie dont toute l’Europe sentit les flammes, n’était point homme à jouer ce grand rôle ; le souvenir de l’assassinat de Rossi l’obsédait. En revanche, par une étrange coïncidence que l’histoire remarquera, il proclama sa propre infaillibilité — qui faillit produire un schisme — le jour où la France, la fille aînée de l’Église, déclarait la guerre à la Prusse, à la puissance protestante continentale la plus considérable, à celle dont la Réforme avait préparé la haute fortune.


CHAPITRE II

L’ENTREVUE DE FERRIÈRES



ON COMPTE SUR LA RUSSIE. — ERREUR DE JULES FAVRE ET DU GOUVERNEMENT. — JULES FAVRE DEMANDE UNE ENTREVUE À BISMARCK. — LE PRINCE DE WITTGENSTEIN. — LE RÉCIT DE L’ENTREVUE. — JULES FAVRE. — BISMARCK. — LE CHAT ET LA SOURIS. — RHÉTORIQUE. — PAS DE DIPLOMATIE. — ERREUR DE BISMARCK. — ADIEU. — LA PAIX ÉTAIT-ELLE POSSIBLE À FERRIÈRES ? — L’INVESTISSEMENT. — LE COMBAT DE CHÂTILLON. — LES MOBILES DE PARIS. — INSUFFISANCE DE TROCHU. — FORCES ALLEMANDES, FORCES DE PARIS. — ON GRISE LA POPULATION. — PROPOSITIONS RIDICULES. — LA GARDE NATIONALE SE RÉSERVE. — CEUX QUI ONT ÉTÉ HÉROÏQUES. — OPINION D’ALPHONSE DAUDET. — TIRAILLEURS DE LA SEINE. — MISSION DE THIERS. — DÉLÉGATION À TOURS. — L’AVOCAT CRÉMIEUX. — FORTIFIÉ PAR GLAIS-BIZOIN. — L’AMIRAL FOURICHON. — IL DONNE SA DÉMISSION. — CRÉMIEUX, MINISTRE DE LA GUERRE, CHARGÉ DE SAUVER LA FRANCE !



LE Gouvernement de la Défense nationale n’a sans doute pas reconnu que la prise de Rome par Victor-Emmanuel était, en ce moment précis, une défaite de plus pour la France, et il fit preuve de naïveté, s’il crut qu’il en retirerait quelque avantage de la part de l’Italie ; j’imagine qu’il eut assez d’esprit pour n’y point compter ; du reste, il ne s’en souciait que médiocrement, car il était persuadé qu’à l’heure où il faudrait traiter la Russie interviendrait en notre faveur, serait écoutée et nous épargnerait la douleur du démembrement. Cette conviction, appuyée, avec un semblant de raison, sur un document qui avait été officiel et qui ne l’était plus depuis le 4 Septembre, ne fut pas sans influence sur l’attitude de défi que l’on adopta et sur la prolongation de la lutte.

Jules Favre, en prenant possession du ministère des Affaires étrangères, avait trouvé, ou avait reçu du prince de La Tour d’Auvergne, une lettre du général Fleury, qui fut le dernier ambassadeur de l’Empire à Pétersbourg. Si je ne me trompe, cette lettre était datée du 22 août. Le général Fleury relatait en détail une conversation qu’il avait eue avec Alexandre II, qui devait mourir comme l’on sait en récompense d’avoir aboli le servage et fait entrer la Russie dans la civilisation moderne. Un peu surpris de voir que les soldats qui, en toute rencontre, avaient battu les troupes russes en Crimée étaient vaincus par l’armée allemande, Alexandre II, se souvenant des bons rapports qu’il avait entretenus avec Napoléon III, inquiet de l’importance que la victoire allait donner à la Prusse, comprenant que les défaites de Wissembourg, de Wœrth, de Spicheren détermineraient le résultat de la campagne, autorisa le général Fleury à faire savoir au prince de La Tour d’Auvergne qu’il ne tolérerait ni un changement de dynastie, ni un amoindrissement du territoire de l’Empire français. En lisant cette lettre, Jules Favre s’était dit : « Nous nous en tirerons avec de l’argent et nous ne perdrons pas un arpent de frontière. » C’est alors qu’il prononça la fameuse phrase : « Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses », phrase que l’on admira, qu’il s’attribua peut-être et qui n’est qu’une des formules du serment des Templiers.

Jules Favre s’y trompa de bonne foi ; un diplomate ne s’y serait pas trompé ; mais l’avocat, à force d’avoir parlé, ne savait plus ce que parler veut dire. Pour lui, pour le Gouvernement de la Défense nationale, auquel il n’eut point de peine à faire partager son erreur, le territoire de l’Empire français signifiait la France ; il a pu le croire et s’imaginer que l’empereur de Russie s’interposerait pour sauver le territoire de la République française. Il oubliait, en outre, qu’un homme avait gravement insulté l’empereur de Russie, lorsqu’il vint à Paris, en 1867, lors de l’Exposition universelle, et que cet homme, le citoyen Floquet, actuellement président de la Chambre des députés (1887), était attaché au Gouvernement de la Défense nationale en qualité d’adjoint du maire de Paris, qui était Étienne Arago, un vieux vaudevilliste. Ne put-il penser qu’Alexandre II ne ressentirait qu’un intérêt médiocre pour un ministre des Affaires étrangères qui, sous la robe d’avocat, avait été le défenseur d’Orsini et de quelques autres assassins ? Jules Favre n’en était point à une inconséquence de plus ou de moins ; c’était toujours le même homme qui, à l’Assemblée nationale de 1848, avait voté contre la réduction de la taxe du sel et pour l’abolition de l’impôt sur les boissons.

Jules Favre a dit que l’idée d’aller trouver Bismarck et d’entrer en négociations avec lui était une idée exclusivement personnelle, qu’il avait mise à exécution sans consulter le Gouvernement de la Défense nationale ; c’est d’une bonne âme, mais je n’en crois rien et je suis, au contraire, persuadé qu’il est parti muni de pleins pouvoirs pour traiter, s’il y avait lieu[179]. Bismarck fit la sourde oreille aux premières propositions qui lui furent adressées. Il estimait que l’on avait montré peu d’empressement, car le roi de Prusse et lui étaient restés dix jours à Reims à attendre les plénipotentiaires français, qui n’étaient point venus. Il eût accepté de recevoir tout négociateur qui serait arrivé d’emblée, porteur de propositions, mais il regimbait à accueillir l’homme qui se présentait sous le patronage d’une tierce puissance. Il ignorait moins que personne que l’Europe s’était désintéressée de nous ; depuis le 4 Septembre, il se savait maître de la situation et il lui répugnait d’accepter une sorte d’ingérence étrangère. Or Jules Favre, invoquant la lettre du général Fleury, avait sollicité les bons offices de l’ambassade de Russie, qui n’avait pas cru devoir se récuser, ne serait-ce que dans l’espoir d’éviter l’effusion du sang. Le général prince Pierre de Wittgenstein, attaché militaire russe à Paris, fut chargé de cette négociation, dans laquelle l’influence de la Russie ne fut que courtoise et qui n’aurait peut-être pas abouti, si le roi de Prusse n’avait déclaré qu’il était de son devoir d’écouter toute parole de paix, quelle qu’en fût l’origine ou l’intermédiaire. Accompagné du prince de Wittgenstein, Jules Favre sortit donc de Paris, au moment où l’armée allemande s’en rapprochait pour former cette ceinture d’investissement que rien n’a pu rompre.

J’ai connu Pierre de Wittgenstein ; j’ai été son partenaire de chasse à Offenbourg, où j’étais en déplacement à la fin du mois de novembre 1871. Je savais que Bismarck lui avait raconté l’entrevue de Ferrières, la vraie, celle qui, sans s’éloigner de l’exposé fait dans les dépêches diplomatiques, comporte cependant des détails qu’elles ont intentionnellement omis. J’avais le plus vif désir de mettre la conversation sur ce sujet ; j’y fus aidé par le comte Chreptowitch et par le comte Guillaume de Pourtalès. Le soir, à l’hôtel de la Fortuna, où nous logions, fumant après le dîner, les coudes sur la table et buvant ce café noir à la chicorée dans lequel l’Allemagne développe une supériorité que nul ne lui conteste, la causerie prit une tournure favorable. On parla de la guerre, du siège de Paris, dont le prince de Wittgenstein avait suivi toutes les phases ; il nous raconta divers épisodes dont il avait été le témoin ; ses récits l’avaient animé ; il était en train et fouillait volontiers dans ses souvenirs.

Le comte Chreptowitch, qui, en qualité d’ambassadeur de Russie à Londres, avait été, hiérarchiquement, son supérieur, lui dit à brûle-pourpoint : « Pourquoi donc Bismarck n’a-t-il pas traité à Ferrières ? » Le prince répondit : « Parce qu’il ne l’a pas pu. » Pourtalès émit quelques doutes ; Wittgenstein reprit : « Je sais à quoi m’en tenir ; Bismarck m’a dit que ses entretiens avec Jules Favre avaient été pour lui une déconvenue ; il ajoutait : Jules Favre est un homme éloquent, ne comprenant rien aux affaires et incapable de se reconnaître au milieu des plus simples difficultés diplomatiques ; il m’a pris sans doute pour une cour de justice chargée de prononcer sur le sort de la France coupable de guerre malencontreuse ; il a plaidé les circonstances atténuantes ; il m’a ému, au premier abord, j’en conviens ; il m’a demandé d’acquitter l’accusée ; mais, quant à des propositions admissibles, quant à une discussion pouvant aboutir à une solution pratique, néant ; toutes mes exigences lui causaient une inexprimable surprise ; il ne savait même pas qu’en politique, comme en matière de banque, on demande souvent beaucoup trop, pour obtenir un peu. »

Wittgenstein, une fois lancé sur ce sujet, ne s’arrêta pas, et je reproduirai aussi exactement que possible le récit de l’entrevue de Ferrières, tel qu’il nous a dit l’avoir recueilli de la bouche même de Bismarck. Ce fut sur l’insistance de Lord Granville[180] et du prince Gortschakoff[181] et, comme je viens de le dire, sur l’ordre du roi de Prusse, que le futur grand chancelier de l’Empire d’Allemagne consentit à recevoir Jules Favre. Celui-ci se rendit à Villeneuve-Saint-Georges, où il arriva le 17 septembre. Le quartier général allemand était à Meaux. Bismarck, prévenu, fit bien les choses, il envoya au-devant du plénipotentiaire français, afin de lui faire traverser sans encombre les lignes de l’armée d’invasion, un fort grand seigneur, le prince de Biren, descendant direct de celui qui fut l’amant de l’impératrice Élisabeth de Russie. La première entrevue eut lieu le 18, près de Ferrières, dans un petit château appelé la Haute-Maison et appartenant à un comte de Rillac.

On peut dire que rarement deux hommes plus dissemblables se sont rencontrés, pour établir les bases d’une transaction d’où le sort de deux nations pouvait dépendre. Jules Favre, ayant toujours vécu dans les conceptions tout extérieures — dans les rêveries — de la parole, n’ayant jamais touché aux grandes affaires que par les côtés superficiels de l’opposition, ayant au cours de sa vie d’avocat si souvent plaidé le faux et le vrai qu’il ne distinguait plus nettement l’un de l’autre, sincère, dit-on, au moment où il parlait, pris d’émotion à ses propres discours, de pensée diffuse et mobile, incapable d’action, capable des harangues les plus belles, ne sachant se maintenir dans la ligne étroite d’une discussion serrée, remplaçant les arguments par des phrases, les raisonnements par la rhétorique, croyant à sa popularité dont il était amoureux, prêt à tout sacrifier, excepté lui-même, pour ne la point compromettre, très honnête homme, malgré ses fautes, inconscient et presque irresponsable du mal qu’il a fait.

Tout autre était Bismarck, féodal altier, dédaignant le peuple, méprisant le bourgeois, n’ayant point souci de la noblesse, à moins qu’elle ne fût sous le harnais militaire, n’estimant que la force qui brise toutes les résistances, abat les orgueils traditionnels et fonde les droits nouveaux ; sans éloquence, parlant lentement, avec une parole qui semble hésitante, qui cependant frappe avec la précision d’un fer de guillotine, car il sait ce qu’il veut, l’exige et n’en démord pas ; très fin avec des apparences de rondeur qui ne sont pas sans quelque bonhomie ; de raison froide, malgré certains emportements ; très pratique, sachant faire la part du feu, en affaiblissant lui-même ses exigences, lorsqu’il les croit inacceptables. Deux natures si diverses pouvaient se trouver face à face, s’écouter, se contredire, mais non point s’entendre.

Dès les premières paroles, Bismarck reconnut l’orateur, chercha le diplomate et ne le découvrit pas. Il crut que Jules Favre voulait l’étonner, l’éblouir et l’entraîner ainsi hors de la voie qu’il s’était tracée ; il se trompa. Jules Favre obéissait aux habitudes de son esprit, habitudes nées de sa profession même ; député, porte-parole applaudi de l’opposition, il parla à Bismarck comme il eût parlé devant une assemblée ; il ne sut pas se modifier selon la circonstance, il ne vit pas la différence qui existe entre un auditoire nombreux, ouvert aux impressions subites, et le premier ministre d’une puissance victorieuse, accoutumé à ne considérer que les faits, ne se payant point de mots et réduisant, pour ainsi dire, toute discussion à des formules algébriques.

Jules Favre fut imprudent, il employa ces phrases retentissantes dont le succès est assuré près des foules et près des Chambres où siègent des représentants d’opinions diverses, qui tous, à l’envi, rivalisent d’enthousiasme lorsque l’on fait, comme ils disent, « vibrer la corde du patriotisme ». Effet certain en public, plus que douteux et périlleux parfois dans un tête-à-tête hostile, où les intérêts sont contradictoires, les visées opposées et les situations inégales. Faute d’avoir su cela, Jules Favre fut durement rembarré. Il argua de l’honneur de la France qui se refusait à subir les conséquences d’une défaite ; Bismarck lui demanda depuis quand et pourquoi l’honneur de la France était autrement fait que celui des autres pays, qui avaient l’usage de se reconnaître vaincus, lorsqu’ils avaient perdu plusieurs batailles et que leurs armées étaient prisonnières.

Jules Favre ayant ajouté que la France ne consentirait jamais à une diminution de territoire, Bismarck fut brutal ; il rappela la prise de Strasbourg par Louis XIV, la guerre du Palatinat, l’invasion de l’Allemagne par Napoléon Ier, la création du royaume de Westphalie et la dernière déclaration de guerre, que rien ne justifiait. Jules Favre voulut argumenter, chercher des faux-fuyants de chicane ; il dit que le roi de Prusse avait déclaré qu’il ne combattait que l’Empereur ; puisque l’Empereur était prisonnier, toute lutte devait cesser par ce fait même, et il serait injuste de rendre le Gouvernement de la Défense nationale responsable des crimes de l’Empire. La réponse fut amère : Vous êtes les successeurs de Napoléon III, ne l’oubliez pas. Vous avez revendiqué la succession de l’Empire, puisque vous vous en êtes emparés ; la succession est grevée de dettes, payez-les, en vertu de votre axiome de droit, que je suis surpris d’avoir à vous rappeler : le mort saisit le vif. Du reste, le roi est tout prêt à traiter avec le gouvernement de Sa Majesté l’empereur Napoléon III, qui est le seul que nous ayons reconnu, qui est le seul qui, pour nous, ait une existence légale.

Mauvais début ; on paraissait ne s’être rencontré que pour se heurter ; le charme de l’éloquence de Jules Favre n’avait point amené Bismarck à des pensées généreuses, — il n’en est pas en politique, — et Bismarck, suivant sa coutume, avait tenté d’ahurir son adversaire, pour en avoir bon marché. On s’ajourna au lendemain, à la résidence des Rothschild, à Ferrières, où le roi de Prusse allait prendre logement. L’entrevue de Haute-Maison n’avait été, en quelque sorte, qu’un entretien préparatoire, où l’on avait examiné des vues d’ensemble, sans aborder le sujet réel, qui était de découvrir un terrain de transaction propice aux concessions mutuelles. Bismarck était persuadé — et devait l’être — que Jules Favre était porteur de propositions sur lesquelles on finirait par s’entendre, et il était décidé, selon les usages de la diplomatie, à être d’autant plus exigeant que les offres qui lui seraient faites auraient moins d’ampleur.

Jules Favre commit, dès le début de cette seconde entrevue, une insigne maladresse que le dernier des secrétaires d’ambassade n’aurait jamais laissée échapper. À la question nettement posée par Bismarck : « Mais enfin, quelles sont les intentions du gouvernement que vous représentez ? » il répondit qu’il agissait en son nom personnel, sous sa propre responsabilité, mais qu’il ne doutait pas que ses collègues n’acceptassent et ne fissent accepter au pays les préliminaires d’un traité qui garantirait l’intégrité du territoire, mais que lui, simple négociateur volontaire, n’avait point qualité pour stipuler d’une façon définitive ; il serait donc nécessaire de faire des élections d’où sortirait une Assemblée nationale qui seule pouvait décider de la paix. C’était faire la partie trop belle à Bismarck ; il en profita.

À lire les circulaires que Jules Favre et Bismarck ont adressées à ce sujet à leurs représentants auprès des puissances européennes, pour rectifier leurs assertions respectives, on reconnaît que ce fut le jeu du chat et de la souris. Vraiment Bismarck abusa de sa supériorité de diplomate et de vainqueur contre ce pauvre avocat fourvoyé dans une si formidable affaire et qui jamais ne s’est aperçu que l’on avait fini par se moquer de lui. À Ferrières, le 19 septembre, avant la capitulation de Strasbourg, avant la capitulation de Metz, avant le 31 octobre, avant Champigny, avant Buzenval, avant la famine, avant la capitulation de Paris, on eut envers lui, après l’aveu qu’il venait de faire, des exigences que l’on ne formula même pas à Versailles, lorsque la France râlait ; on lui demanda Toul, que l’on n’a pas gardé après la guerre ; on lui demanda Metz, que Bismarck ne voulait pas prendre, ainsi que je le dirai plus tard, et qu’il ne prit que contraint par l’État-Major général des armées allemandes.

Bismarck lui donna une leçon cruelle, et je doute qu’il l’ait comprise. « En admettant que l’on accorde un armistice, car il ne doit être question que d’armistice, puisque l’on ne peut traiter de la paix, et que l’on hâte les élections législatives, où se réuniront les députés ? — À Paris. — Dans ce cas, il est indispensable que les troupes du roi de Prusse occupent le Mont Valérien. » Jules Favre eut un haut-le-cœur. Bismarck, avec cette politesse railleuse qui est une de ses forces et qui souvent le rend odieux, demanda la permission de faire remarquer à Son Excellence que c’était le seul moyen d’assurer la liberté des discussions parlementaires, qui, sans cette précaution, serait indubitablement troublée et même mise à néant par la populace de Paris.

À ce mot, Jules Favre retomba en rhétorique ; il oublia tout à coup le 24 février, le 15 mai, le 4 septembre, et déclara qu’il n’y avait point de populace à Paris, mais une noble, une héroïque population prête à périr plutôt que de céder une parcelle du sol sacré de la patrie. Il devait répéter la même phrase, au mois de février 1871, quand Bismarck lui proposa de faire désarmer la garde nationale où se préparait la Commune. Il est vrai que, depuis, reprenant pour son compte une parole de Danton, il en a demandé pardon à Dieu et aux hommes. Si la population de Paris a supporté ses souffrances avec abnégation, ce n’est pas celles à laquelle ce malheureux rhéteur faisait allusion, au château de Ferrières, pendant que le roi de Prusse s’amusait à tirer les faisans et les lapins du baron de Rothschild.

Occuper le Mont Valérien, qui est la clé de Paris, c’était une prétention exorbitante et folle. Le prince de Wittgenstein paraissait convaincu qu’elle n’avait été mise en avant que par ironie et afin de rappeler Jules Favre à la réalité dont son éloquence capiteuse pour lui-même l’éloignait toujours. Il se peut ; mais si, dans cette occurrence, Bismarck s’est moqué de Jules Favre, je le regrette pour lui. On écarta l’idée de réunir le Corps législatif à Paris ; il fut question de le convoquer à Tours, derrière la Loire, à l’abri de toute pression, ou de toute protection des armées belligérantes, mais, dans ce cas, et pour contrebalancer l’avantage que la France retirerait d’un armistice, Bismarck exigeait le droit d’occuper Phalsbourg et Toul ; en outre, il imposait, comme condition sine qua non, que Strasbourg, dont les glacis étaient déjà entamés, ouvrît ses portes et que sa garnison fût prisonnière de guerre. Cette dernière stipulation fut énergiquement repoussée par Jules Favre ; Bismarck alla en référer au roi Guillaume, qui la maintint.

On ne parvenait guère à s’entendre. À chacune de ses propositions qui était rejetée, Bismarck se contentait de dire : « Cherchons une autre combinaison. » On en arriva à parler de la neutralisation d’une partie de la Lorraine et de l’Alsace, de façon à faire obstacle et tampon entre la France et l’Allemagne. Jules Favre l’a nié depuis ; il a dit que cette question avait pu en effet être effleurée dans une conversation particulière, mais qu’elle n’avait point été traitée dans un entretien officiel ; c’était jouer sur les mots et s’appuyer sur une interprétation byzantine.

Jules Favre, pérorant, discutant, cherchait, comme l’on dit, le défaut de la cuirasse et ne le découvrait pas, car l’armure de son adversaire était d’une seule pièce et bien trempée. Il s’emporta encore et commit une nouvelle maladresse. Il dit à Bismarck que le siège de Paris était impossible, parce que l’investissement seul, au dire des gens du métier, exigeait douze cent mille hommes et que l’Allemagne ne les avait pas, à moins qu’elle n’employât toutes ses ressources militaires à cette besogne. Bismarck a toujours eu cette suprême habileté diplomatique de dire la vérité, afin qu’on n’y ajoutât pas foi, précisément parce qu’elle sortait de sa bouche. Cette sincérité calculée, qui si souvent déjà lui avait été utile, le servit encore. Il expliqua à Jules Favre ce que l’Allemagne allait faire : « Nous ne sommes pas assez fous pour vous assiéger ; nous n’avons pas besoin de douze cent mille hommes pour vous investir ; nous disposerons autour de Paris cinq corps d’armée, que nous relierons entre eux par des brigades de cavalerie ; personne ne sortira, personne ne rentrera ; nous vous prendrons par la famine. » Jules Favre ne put s’empêcher, tant l’habitude est forte, de riposter, comme s’il eût lancé une interruption hautaine à Rouher ou à Émile Ollivier : « Ce ne sera pas facile, nous avons trois mois de vivres ! » Bismarck, impassible, s’inclina : « Je vous remercie de me le dire. » On peut croire que Jules Favre regretta ses paroles, qui furent répétées, car c’est à la suite de l’entrevue de Ferrières qu’il fut admis dans l’armée allemande et en Europe que Paris ne pouvait pas tenir au-delà de Noël.

Le soir, on se quitta très fatigué de cette passe d’armes souvent mal courtoise qui avait duré plus de dix heures. Jules Favre avait écouté, combattu les propositions qu’on lui faisait et n’en avait formulé aucune ; il s’en était toujours tenu à sa première notification : « De l’argent, tant que vous en voudrez ; quant à une cession de territoire, fût-ce une motte de terre, jamais ! » Bismarck, avec ses habitudes de diplomate, croyait que tout le débordement d’éloquence de son interlocuteur n’était, en quelque sorte, qu’une feinte destinée à masquer des propositions discutables, que l’on tenait en réserve, et à forcer l’adversaire à se découvrir. Il était convaincu que le lendemain, en venant prendre congé de lui, après la nuit propice aux réflexions salutaires, Jules Favre lui offrirait une combinaison qui servirait de point de départ et de point d’appui à une négociation d’où sortirait la fin des hostilités. C’est dans ces termes-là que, le soir même, il rendit compte au roi de Prusse des incidents de la journée. Aussi fut-il non pas surpris, mais stupéfait, au matin, en voyant que Jules Favre venait simplement lui dire adieu et lui exprimer le regret d’avoir tenté une démarche inutile.

Bismarck disait plus tard au prince de Wittgenstein : « Je n’y comprenais plus rien ; il me fallait gagner du temps, car il ne m’était pas possible d’admettre que le gouvernement de Paris m’eût envoyé son vice-président uniquement pour me faire un discours. Ma foi ! j’ai découvert le roi ; j’ai dit à Jules Favre que Sa Majesté avait le désir de recevoir la visite du brillant orateur dont la renommée était universelle. Je me disais : avant que le roi ait été rasé et soit habillé, nous avons une heure, et je vais enfin savoir quelles sont les propositions qui nous sont faites. J’étais loin de compte et j’avais perdu deux jours à écouter des bavardages d’avocat. Jules Favre me répondit qu’il n’avait point mission d’entrer en rapports avec un souverain qui faisait une guerre injuste à la France ; qu’il avait accordé toutes les concessions auxquelles il avait été autorisé ; que la lutte serait poursuivie à outrance et que la justice de Dieu, en laquelle il avait foi, déciderait de nos destinées. »

C’était un adieu, c’était l’ajournement de toute négociation ; Bismarck le comprit et, saluant Jules Favre, il lui dit : « Je regrette de n’avoir pu m’entendre avec Votre Excellence ; l’empereur Napoléon III eût été et sera sans doute de meilleure composition. » Bismarck a dit à Pierre de Wittgenstein : « Si au lieu d’un beau parleur, qui ne savait ni A ni B en diplomatie, on m’eût envoyé un homme du métier, fût-ce le dernier scribe du ministère des Relations extérieures, nous nous serions entendus, car l’intérêt de la France et celui de l’Allemagne étaient d’en finir le plus tôt possible » ; et il ajouta ces paroles qui, dans sa bouche sont sinistres : « Ce malheureux nous a coûté bien du monde ! »

Telle est cette entrevue de Ferrières qui, au lieu d’arrêter la guerre, comme on l’avait espéré, ne fit que la précipiter jusqu’aux dernières extrémités. Je ne puis affirmer la vérité de la version ; je ne garantis que l’exactitude de la reproduction du récit de Pierre de Wittgenstein ; car, après l’avoir entendu avec une attention, avec une émotion que l’on peut se figurer, j’ai passé presque toute la nuit à écrire la note où je le retrouve ; il en résulta que j’étais très fatigué et que, pendant la battue, je tirai fort mal, ce qui me valut les railleries de mes compagnons de chasse.

La paix était-elle possible à Ferrières, ainsi que Bismarck l’a toujours prétendu ? Je n’en sais rien, mais j’en doute. La France, je crois, s’y fût résignée d’assez bon cœur, mais Paris l’eût repoussée, sinon avec horreur, du moins avec émeute, ce qui est l’équivalent. Or le Gouvernement de la Défense nationale était prisonnier de Paris, auquel il obéissait, d’un Paris restreint, il est vrai, mais d’un Paris bruyant, révolutionnaire, armé, qui signifiait ses volontés que l’on subissait. L’état des esprits était, en outre, très troublé ; la passion commandait plus que le devoir ; la réalité d’une situation déjà désespérée n’apparaissait qu’à travers des nuages ; on se la figurait, mais on ne la voyait pas. Pour la masse de la population, inculte et crédule, l’Empire était la cause de tout le mal ; la cause disparue, l’effet devait cesser de lui-même ; l’Empire ayant été vaincu, la République ne pouvait être que victorieuse ; c’est ainsi que raisonnent les peuples et les enfants. Bien peu de personnes, à cette heure, furent assez sages pour reconnaître la vérité et demander que l’on terminât une guerre qui ne pouvait plus être qu’une série de désastres.

Assez mortifié de sa déconvenue, Jules Favre rentra à Paris. Il fut obligé de traverser les lignes allemandes, là où il ne les avait pas encore aperçues, et il put reconnaître que Bismarck ne l’avait point trompé ; Paris était investi, refermé sur lui-même, forclos de la France et de l’Europe ; s’il chercha les douze cent mille hommes qui, selon lui et les stratèges qu’il avait consultés, étaient indispensables pour entourer l’enceinte de la ville, il ne les trouva pas, car ils n’y étaient point, tant s’en faut. Comment les mouvements de l’armée d’invasion furent-ils si rapides qu’elle put s’emparer, presque sans coup férir, de toutes les positions qui dominaient la ville ; comment l’ennemi n’a-t-il pas eu à renverser, de haute lutte, les fortifications qu’il était élémentaire d’élever sur ses pas ? Question douloureuse, à laquelle il faut répondre que, si la révolution du 4 Septembre a neutralisé les sympathies que l’on pouvait nous témoigner en Europe, elle a paralysé la défense de Paris en entraînant à des réjouissances patriotiques les ouvriers auxquels on l’avait confiée.

La relation de l’État-Major allemand est explicite : « On devait englober dans la zone de défense les hauteurs qui protègent et dominent les forts de Montrouge, de Vanves et d’Issy sur la rive gauche de la Bièvre ; mais les travaux marchaient avec une telle lenteur qu’à l’apparition des Allemands on se voyait contraint d’abandonner ces importantes positions. Des travaux analogues avaient été entrepris au Sud de Bagneux, au moulin de la Tour, à Notre-Dame de Clamart, à Meudon, au Sud et à l’Est de Sèvres, au Nord de Saint-Cloud[182]. » Les travaux avaient en effet « marché avec une telle lenteur » que les Allemands purent constater que les ouvrages étaient à peine ébauchés, lorsqu’ils s’en emparèrent.

Pourquoi tant de nonchalance dans cet acte vital ? Le rapport du colonel du génie Chaper, premier collaborateur du général Chabaud-Latour dans les travaux entrepris pour la défense de Paris après Wœrth, répondra à la question : « On avait commencé le 9 août la construction de quatre grands forts extérieurs à Gennevilliers, Montretout, Châtillon et Villejuif, et d’un très grand nombre d’ouvrages de campagne moins considérables à Meudon, Sèvres, Moulin-Saquet, Port-à-l’Anglais… L’achèvement de ces travaux eût rendu l’investissement à peu près impossible… Les chantiers, qui étaient en pleine activité le 3 septembre, furent en partie dépeuplés le 5 et les jours suivants… Pendant bien des jours, les manifestations à l’Hôtel de Ville, les processions devant la statue de Strasbourg et surtout les cabarets occupaient une grande partie de la population qui, auparavant, travaillait aux remparts et aux fortifications extérieures… En vain fait-on venir à grands frais des ouvriers de province… les nouveaux venus restent peu ; l’approche de l’ennemi pousse les uns à aller rejoindre leur famille, les autres s’engagent en foule, avec trois francs de solde, dans les francs-tireurs qui s’organisent de toutes parts, à moins qu’ils ne s’engagent dans la garde nationale, où le salaire est faible, mais où la tâche est facile ; ils sont vêtus, armés (le colonel Chaper aurait pu ajouter : nourris, abreuvés), et n’ont à peu près rien à faire[183]. »

Voilà pourquoi les Allemands marchèrent si facilement sur Versailles, qui, pendant de longs mois, devait être leur quartier général ; ils ne rencontrèrent devant eux aucun obstacle capable de les arrêter, ou même de les retarder. Le temps passé à célébrer la révolution du 4 Septembre fut perdu pour les ouvrages de défense, qui eussent rendu l’investissement moins étroit et les sorties moins malheureuses. Chaque clameur de joie, chaque verre de vin supprima un coup de pioche aux fortifications supplémentaires, et celles-ci restèrent inachevées, inutiles, parce que l’on cria beaucoup et que l’on but plus encore.

J’ai connu le colonel Chaper, qui souvent venait de Grenoble à Paris. Un soir, dans une maison tierce où j’avais dîné avec lui, avec le général de Cissey, le général Chanzy, le duc Decazes[184], au dessert on parla de l’état des défenses de Paris au moment de l’arrivée des troupes allemandes. Chaper nous raconta ses efforts et ses déceptions ; à ces souvenirs, son animation était telle qu’il saisit une carafe et la brisa en la heurtant contre la table ; il s’était blessé la main assez profondément, ne s’en apercevait pas et nous aspergeait de sang, en continuant à gesticuler avec fureur. Nous étions très émus et je n’ai jamais oublié le regard profond que Chanzy tenait attaché sur lui.

Ce fut le 18 septembre que les Bavarois, commandés par le général Hartmann, formant l’avant-garde de l’armée allemande, se montrèrent au Sud de Paris. Il en résultat une rencontre que l’on a nommée le combat de Châtillon ; ce fut une déroute. Des soldats de ligne, des zouaves improvisés s’enfuirent à toutes jambes et rentrèrent à Paris, en criant : « Trahison ! » La population fut cruelle pour eux ; on les insulta, on les maltraita, on les força à retourner leur uniforme et entre leurs épaules on attacha un écriteau : « Lâche ! » Les gardes nationaux, les femmes, les enfants les poursuivaient et les flagellaient de l’insulte que tant de fois on allait répéter : « Capitulards ! » Les pauvres hommes étaient à blâmer ; ils auraient dû mourir, et c’est tout ce qu’ils auraient pu faire, car, sans éducation préalable, avec des officiers qu’ils ne connaissaient pas, en nombre insuffisant, on les avait envoyés à l’aventure contre un ennemi victorieux, outillé de main de maître et en quantité supérieure.

C’est le début et ce sera la suite ; car, malgré des intermittences à peine sensibles, le combat de Châtillon semble avoir servi de modèle à tous ceux qui seront livrés sous Paris. Nos pauvres soldats de l’armée régulière, toujours au feu, toujours aux avant-postes, seront décimés par un ennemi dont notre faiblesse semble accroître les forces et seront vilipendés par la populace parisienne, pendant que la garde nationale se grise, se réserve et n’entend pas, comme elle le dit, se faire massacrer inutilement. Dès le 16 septembre, avant que l’on n’ait vu paraître les batteurs d’estrade de l’Allemagne, les mobiles de la Seine, ceux-là mêmes que le général Trochu avait ramenés de Châlons à Paris, « parce que c’était leur droit », trouvaient le poste qu’on leur avait assigné trop périlleux et l’abandonnaient. Le 19, un bataillon de ces mêmes mobiles destitue ses chefs, après avoir refusé de leur obéir, évacue le Mont Valérien, qu’il était chargé de garder, et revient à la débandade, au moment où les têtes de colonnes allemandes apparaissent à Rueil.

Le gouverneur de Paris, président du Gouvernement de la Défense nationale, l’homme à qui incombait la tâche de protéger la ville et de la sauver, le général Trochu, était-il à la hauteur de sa mission ? Sans hésiter et avec une conviction absolue, je répondrai : non. Les hésitations dont il fit preuve à la journée du 4 Septembre étaient sans doute partie intégrante de son caractère, car on les retrouve en lui à chaque heure de cette époque où il était le maître et où jamais il ne sut commander. Dès la guerre de l’Indépendance américaine, Jefferson disait du marquis de La Fayette : « Il a une faim canine de popularité. » Le mot peut s’appliquer à Trochu, qui, semblable au commandant en chef des journées d’octobre 1789 et de la garde nationale de 1830, se plaisait au « sourire enivrant de la multitude ». Lorsque l’on aime à ce point la popularité, on lui sacrifie tout, même son honneur. On avait oublié la parole de Mirabeau : « La guerre est la crise des sociétés où un gouvernement est le plus nécessaire. »

Malgré ses harangues et ses proclamations, malgré l’assurance qu’il affectait et ses appels à la protection de sainte Geneviève, Trochu ne croyait pas, n’a jamais cru à la possibilité de défendre Paris. Déposant devant la commission d’enquête parlementaire sur le 18 mars, Ernest Picard a dit : « Le général Trochu portait le deuil du siège de Paris, avant que celui-ci ne fût commencé. » Lui-même, au lendemain du 4 Septembre, disait : « C’est une folie héroïque, mais nous la ferons. » Le 17 septembre, à la veille du combat de Châtillon, qui forgeait le premier anneau de la chaîne dont Paris devait être entouré, Victor Duruy, l’ancien ministre de l’Instruction publique, un homme ardent, enthousiaste, plein de foi dans l’énergie de la France et croyant trouver en tous les cœurs le patriotisme qui brûlait dans le sien, se rencontra avec Trochu : « Eh bien ! général, combien nous faudra-t-il de temps pour renvoyer le roi Guillaume aux bords de la Sprée ? » Trochu, souriant et prenant une attitude de marquis d’opéra-comique, répondit : « Ne vous inquiétez pas, monsieur ; nous ferons une galante défense. » Duruy resta suffoqué et ne comprit rien à tant de désinvolture. Du reste, dans le gouvernement, on croyait si peu à la possibilité de tenir l’ennemi éloigné de Paris que, le 13 septembre, on nomma une commission des barricades intérieures, dont Rochefort fut élu président. Étienne Arago, lui, demanda que, pour la construction de ces barricades, futur tombeau des hordes allemandes, on rompît avec les « routines du génie militaire » !

Les forces dont le général Trochu avait le commandement en chef étaient composées de 100 000 soldats de troupes régulières, de 80 000 mobiles et de 350 000 gardes nationaux ; avec ces 530 000 hommes, il ne parvint pas, il n’essaya même jamais sérieusement de briser la ligne d’investissement, qui cependant ne fut formée que par des troupes dont le maximum ne s’est élevé qu’à 220 000 hommes. Cela tient à ce que la garde nationale fut inutile, sinon nuisible, malgré quelques glorieuses exceptions qui rendaient plus douloureuse encore l’attitude de la masse. Une faute irréparable avait été commise ; les généraux, accoutumés aux bienfaits militaires de la discipline et de l’obéissance passive, conseillaient au gouvernement de nommer lui-même, sur des listes préparées avec soin, les officiers des gardes nationale et mobile. Jules Favre combattit ce projet et le fit avorter, parce que, disait-il, « les gardes nationaux et les gardes mobiles ont tout intérêt à choisir parmi eux les plus braves et les plus capables ». On ne sait s’il faut rire ou pleurer d’une telle candeur.

Cette garde nationale, qui semble avoir été inventée pour occuper l’oisiveté des Parisiens et préparer la Commune, était cependant sortie d’un élan spontané dont un homme habile ou seulement énergique eût tiré parti. Promptement, elle devint le point de mire des ambitieux, car elle représentait une réserve imposante d’électeurs dont bientôt peut-être on aurait à solliciter les suffrages. Tout le monde lui parlait ; on la grisait d’éloges, on l’enivrait de grands mots ; elle était l’espérance, elle serait le salut ; chacun se croyait un droit de lui adresser sa petite proclamation. Dieu sait ce qu’on lui disait ! Victor Hugo, qui ne sortait plus sans être coiffé d’un képi, s’écriait sur affiches placardées à tous les carrefours : « Soyez terribles, ô patriotes ! Arrêtez-vous seulement, quand vous passerez près d’une chaumière, pour baiser au front un petit enfant endormi ! » et ceci le 22 septembre, trois jours après que ces « patriotes » avaient, à toutes jambes, abandonné le Mont Valérien. Ô rhétorique ! mère des sottises, tu es criminelle, car ceux qui te font et ceux qui t’écoutent s’imaginent avoir fait leur devoir et sont contents d’eux-mêmes.

Et de Paris, que ne disait-on pas ! « Paris, ville de lumière, ville sainte, ville sacrée, Mecque de l’intelligence, Rome de l’héroïsme, capitale du génie humain, mère de toute civilisation et de tout progrès ! » Et ainsi de suite pendant des pages, dans tous les journaux, sur toutes les murailles. Que cette ville ait perdu la tête, cela n’a rien de surprenant ; elle crut qu’elle serait sauvée par son énormité même, qui devait la perdre ; elle était persuadée que, si elle s’éteignait, le monde entrerait dans l’obscurité ; elle pensa qu’elle était non seulement immortelle, mais invulnérable. Le général américain Burnside, étant venu à Paris pendant le siège, disait à Bismarck : « C’est une maison de fous habitée par des singes. » L’expression est excessive, surtout dans la bouche d’un homme qui avait fait la guerre de Sécession ; mais l’état pathologique des esprits était lamentable et surtout sans clarté.

C’était le résultat de la révolution entée sur la guerre ; c’était aussi le résultat de la claustration. Paris, isolé du reste du monde, prisonnier derrière ses murailles, sans communication avec l’extérieur, cela ne s’était jamais vu, n’avait jamais été cru possible, et les meilleures cervelles en étaient troublées. Chacun, en outre, indiquait des moyens rapides de détruire l’ennemi ; c’était un délire et une cacophonie : « Il faut des armées de 200 000 hommes », disait Émile de Girardin ; « toute armée qui dépasse 50 000 hommes n’est pas maniable », répondait Cluseret, un futur ministre de la Guerre de la Commune. « Il faut prendre les lions, les tigres, les léopards du Jardin des Plantes et les lâcher sur les Prussiens. » Un imbécile dont j’ai l’affiche-programme sous les yeux riposte : « Les Prussiens tueront les lions à coups de canon ; je propose de réunir toutes les vidanges de Paris, de les disposer dans des nacelles à soupapes fixées à des ballons ; quand les ballons, poussés par un vent favorable, seront au-dessus du camp ennemi, on ouvrira les soupapes et toutes les troupes du roi Guillaume seront asphyxiées. » Que l’on ne se figure pas que je plaisante, je n’en ai nulle envie.

Il y avait aussi les amateurs de « sortie torrentielle » ; toute la population massée s’en irait devant elle et passerait sur le corps des Allemands. Un malin de Saumur, nommé Quesnay et devenu de Beaurepaire[185], faisait des conférences sur ce sujet ; il y gagna d’être pourvu d’un bon poste dans la magistrature. C’eût été miracle qu’avec de telles louanges, de telles billevesées, tant d’inventions extravagantes et tant d’objurgations insensées, une population qui mangeait peu et buvait trop, dont toutes les habitudes étaient rompues, toutes les occupations bouleversées, pût échapper à un trouble mental où la vérité restait obscurcie.

Il fallait l’occuper cependant, cette garde nationale que l’on n’envoyait pas au feu, d’abord parce qu’elle n’y aurait point été et puis parce que, dans le secret des appréhensions d’avenir, on la conservait comme une troupe de réserve contre un retour possible de l’Empire. Alors on multiplia les postes dans Paris et elle y fut employée à un service illusoire ; on n’avait rien à faire, on discutait la question sociale, on trinquait, on jouait au bouchon et, comme la haute solde était régulièrement payée, on commençait la partie quand on avait réuni cent francs d’enjeu. Lorsque, devant ces postes qui puaient le vin comme une futaille défoncée et où l’on chantait le Sire de Fich-tong-Kang, des soldats et des mobiles passaient pour se rendre au terrain de combat, on leur criait : « Bon courage ! Du reste, vous savez, si ça ne va pas, nous sommes là !… » Ils étaient là, en effet, mais ils n’en bougeaient mie. Les gardes mobiles et les soldats, énervés d’être toujours au feu et de ne jamais voir à leurs côtés ceux qui les exhortaient à bien faire, rentrèrent plusieurs fois à Paris, en criant : « Vive la paix ! »

Bien des personnes furent scandalisées de l’inaction où l’on maintenait ces gens-là. Longtemps après, j’en parlai au général de Malroy, qui avait conservé les fonctions de chef d’état-major de la place de Paris, et je lui demandai pourquoi on n’avait pas alors établi deux camps retranchés, l’un à l’abri du Mont Valérien, l’autre dans le Bois de Vincennes, où l’on eût cantonné les gardes nationaux afin de leur donner l’instruction militaire qui leur manquait et de les façonner de telle sorte qu’ils auraient pu être utiles en un jour de bataille ; il me répondit : « Parce qu’ils auraient refusé de s’y rendre et que nous n’avions aucun moyen de les y contraindre. »

Ces hommes qui, ne se battant pas, étaient une charge pour Paris dont ils dévoraient l’approvisionnement, furent le fond même de cette armée de la révolte et du crime que la Commune opposa à la France, représentée par le gouvernement légal réfugié à Versailles. Là, contre ceux qu’ils appelaient avec une conviction odieuse et profonde les « Prussiens de l’intérieur », ils firent preuve de courage, d’énergie et de ténacité. La différence de leur conduite à cette époque et pendant la période d’investissement a frappé plus d’un bon esprit, qui s’est demandé s’il n’eût pas été possible d’employer à la délivrance du pays les forces qui se sont efforcées de le bouleverser.

Au cours de l’enquête parlementaire sur le 18 mars 1871, la question fut posée au colonel Ossude, de la gendarmerie, qui par fonction savait à quoi s’en tenir sur ce sujet. Sa réponse est à retenir, car elle n’est que l’expression de la vérité. « J’ai entendu dire souvent : si l’on s’était servi pendant le siège de ces bataillons qui se battaient si bien pendant l’insurrection, que de choses on aurait pu faire ! C’est une erreur ; ces bataillons ne se seraient point battus ; ils n’ont aucune espèce de patriotisme. Ils se sont battus parce qu’ils se sont imaginé qu’ils pourraient être les maîtres et ne plus travailler ; mais, quant à se battre par patriotisme, ils refusaient, ils en étaient incapables. »

La légende est faite cependant, et ce n’est pas ce que j’écris aujourd’hui, avec une sincérité poignante, qui l’amoindrira. Il est convenu, d’après les flagorneries intéressées et les certificats bénévolement délivrés à tant d’électeurs, que la garde nationale a été héroïque à Paris pendant la guerre franco-allemande. Il faut avoir le courage de rendre à chacun la part qui lui revient et d’essayer de dissiper des confusions qui faussent l’histoire. Oui, la population de Paris a été héroïque ; oui, elle a supporté avec une admirable résignation la faim, le froid et toutes les misères qui en découlent ; oui, elle a accepté tous les sacrifices, subi tous les amoindrissements de la vie, dans la croyance que notre pauvre pays parviendrait à conjurer le sort dont il a été accablé ; mais il serait criminel de faire honneur de ces douleurs, de ces vertus à la seule classe ouvrière, à celle qui s’appelle orgueilleusement le prolétariat, car c’est celle qui a le moins pâti. Régulièrement payé comme garde national, l’ouvrier a toujours eu le « sou de poche », qui lui manque souvent dans l’existence de l’atelier ; il recevait indemnité pour sa femme, indemnité pour ses enfants ; l’État ou les cantines municipales lui distribuaient gratuitement les vivres ; jamais il n’a bu plus de vin, jamais plus d’eau-de-vie que pendant cette époque de privation générale.

La solde était fournie par le ministère des Finances avec une ponctualité irréprochable et, en la répartissant, les percepteurs de quartier n’y regardaient pas de trop près. Il y eut plus d’un garde national qui appartenait à deux ou trois bataillons ; tous étaient mariés et il était rare qu’ils n’eussent qu’un enfant. « La solde », a dit le colonel Ossude devant la commission d’enquête sur le 18 mars, « était quelque chose de fantastique. Il y avait des capitaines qui se faisaient des rentes en touchant la solde de 1 500 hommes, quand ils en avaient à peine 800 ; quelques-uns ont dû faire fortune. » Ceci est strictement vrai et plus d’un de ces hommes a dit, en parlant de cette époque : « Ah ! c’était le bon temps ! » Veut-on savoir ce qu’a coûté la garde nationale de Paris, pendant la période d’investissement ? Afin d’être certain de ne point commettre d’erreur, j’emprunte le chiffre au rapport de la Cour des Comptes : 120 627 900 fr. 38. Pour les services qu’elle a rendus, c’est cher.

Ce qui a souffert pendant le siège, souffert le martyre sans se plaindre, c’est le petit rentier, le mince employé, c’est l’ouvrier, c’est le contremaître empêchés par une infirmité physique de faire acte de présence au poste, c’est le vieux domestique congédié, c’est l’institutrice sans salaire, la veuve et la fille pauvres ; c’est la demi-petite bourgeoisie, en un mot, qui, n’ayant que des ressources minimes et temporaires, taries par les circonstances, ne pouvant acheter ni vin, ni viande, ni bois, ni charbon, mourait de froid et d’anémie. Ceux-là, oui, ils ont été héroïques dans leur humilité, et jamais la France n’aura pour eux assez de gratitude ; car c’est dans l’espoir déçu qu’elle ne serait pas amoindrie qu’ils ont supporté leur passion[186].

J’ai emprunté à un livre que j’ai écrit en 1877[187] la plupart des détails que je viens de donner sur le rôle joué par la garde nationale parisienne en présence des Allemands ; je n’ai rien à y retrancher, rien à y ajouter, car rien de ce que j’ai appris depuis lors n’a modifié mon impression. Dans ce même volume, je retrouve une opinion identique formulée, après la guerre, par Alphonse Daudet, dans le style vif et familier qui lui est propre. Je citerai cette page, qui est l’exacte peinture d’un des aspects de Paris à cette époque ; la note est tellement juste qu’elle peut faire foi devant l’impartialité de l’histoire : « Et dire — s’écrie-t-il dans les Contes du Lundi — que pour certaines gens ces cinq mois de tristesse énervante auront été un événement, une fête perpétuelle, depuis les baladeurs du faubourg, qui gagnent leurs quarante-cinq sous par jour à ne rien faire, jusqu’aux majors à sept galons : entrepreneurs de barricades en chambre, ambulanciers de Gamache, tout ruisselants de bon jus de viande, francs-tireurs fantaisistes et n’appelant plus les garçons de café qu’à coups de sifflet d’omnibus, commandants de la garde nationale logés avec leurs dames dans des appartements réquisitionnés, tous les exploiteurs, tous les accapareurs, les voleurs de chiens, les chasseurs de chats, les marchands de pieds de cheval, d’albumine, de gélatine, les éleveurs de pigeons, les propriétaires de vaches laitières, et ceux qui ont des billets chez l’huissier et ceux qui n’aiment pas à payer leur terme, pour tout ce monde-là, la fin du siège est une désolation peu patriotique. Paris ouvert, il va falloir rentrer dans le rang, travailler, regarder la vie en face, rendre les appartements, les galons — et c’est dur ! » Oui, c’est dur, et si dur en vérité que cela fut pour beaucoup dans la Commune.

On peut croire Alphonse Daudet, il était de la garde nationale et, comme tous les gens bien nés et de bon cœur, il y fit son devoir. Il était au Bourget, à Champigny, à Buzenval, partout où l’on se battit en vain. Dans la nomenclature des diverses fonctions dont s’affublèrent bien des drôles pour vivre à l’aise et ne rien faire, il en a oublié une qui n’est pas des moins baroques. Lorsque l’on eut établi la poste par pigeons, il se trouva des garçons ingénieux qui affirmèrent que le service des lettres serait compromis, si l’on ne détruisait les oiseaux de proie, ordinairement très friands de la famille des colombidés. Ils se chargèrent de ce genre de chasse qui leur permit d’aller tirasser des corbeaux et des passereaux hors des remparts. Je n’invente rien ; cette bouffonnerie fut réelle et je copie la carte de passe qui fut délivrée à l’un de ces farceurs :

« Valable du 1er au 31 janvier, n° 83. Défense de Paris. Le ministre des Travaux publics, membre du Comité de Défense, autorise M. A. Chauvelot, chargé de la chasse des oiseaux de proie, à circuler librement de l’intérieur de Paris aux forts. Il recommande M. Chauvelot à toute la bienveillance et au besoin à la protection des autorités civiles et militaires. Pour le ministre des Travaux publics, membre du Comité de la Défense nationale, par ordre : L. Vée. Signature du permissionnaire : A. Chauvelot. »

J’avoue que, si je n’avais eu la pièce olographe en main, je n’aurais jamais cru à une telle plaisanterie ; le personnage — et il n’était point le seul — qui joua ce rôle digne des drôleries d’une opérette peut rivaliser avec l’amiral suisse et le fabricant de casquettes pour guillotinés.

Il était imprudent de faire la guerre avec des éléments pareils, où seul l’esprit de cabotinage, si commun en France, pouvait trouver quelque satisfaction. On en avait d’autres, heureusement, sérieux, dévoués, prêts à tout sacrifier, ne reculant devant rien, ni devant la fatigue, ni devant les obstacles, ni devant le feu de l’ennemi. L’armée régulière, à laquelle le corps ramené intact des Ardennes par le général Vinoy servait de noyau, un bon nombre de bataillons des mobiles de province, quelques bataillons de garde nationale composés, en majeure partie, de « gens comme il faut » habitant les quartiers riches, formaient une armée qui n’était pas sans valeur et dont un chef habile aurait pu se servir utilement. Le corps de troupes, trop souvent noyé dans la masse indisciplinée des mobiles de la Seine, des bataillons de Belleville, de la Villette, de Ménilmontant, de la barrière d’Italie, de Grenelle, restait correct plutôt sous l’influence du patriotisme que sous celle de la discipline. Il résultait de cet ordre de choses que, dans la même ville, vivant côte à côte, s’inspirant de passions opposées, il y eut deux armées en présence, deux sœurs ennemies qui se soupçonnaient, se redoutaient, se haïssaient : l’une qui sollicitait d’être menée contre les troupes de la Prusse, l’autre qui se réservait pour une insurrection espérée. Celle-ci échoua le 31 octobre 1870, mais réussit le 18 mars 1871.

C’est probablement parce qu’il connaissait bien cette situation qui, par elle-même, constituait déjà un danger redoutable, que Trochu avait promptement renoncé à faire un effort violent et se contentait de ce qu’il appelait une « galante défense ». Il n’était point le seul à n’avoir aucune foi dans l’avenir ; tous les généraux qui combattirent devant Paris faisaient leur devoir, sans se marchander, mais savaient que la ville était condamnée, et que, malgré les sorties, les coups de canon et les fusillades, elle tomberait à une date que l’on pouvait fixer d’avance. Quelques-uns même ne crurent point devoir cacher leur opinion. La compagnie franche des tirailleurs de la Seine, organisée à l’instar des chasseurs à pied, fut toujours au feu, cantonnée à Boulogne, gênant fort les Allemands établis entre Sèvres et Saint-Cloud ; elle avait même parfois réduit au silence la batterie prussienne établie à Breteuil. Parmi les corps libres qui s’étaient improvisés et imposés, c’était une troupe d’élite recrutée parmi des auditeurs au Conseil d’État, des conseillers à la Cour des Comptes, des avocats ; sans bruit, sans forfanterie, on s’y conduisait comme des vétérans rompus aux batailles.

Elle relevait hiérarchiquement du général Dumoulin, une bonne culotte de peau, qui parlait avec une grosse voix, en frisant une grosse moustache et en n’évitant pas les gros mots. Un jour, il dit à Arthur Kratz, lieutenant de la compagnie, qui jour et nuit était à son poste : « Pas d’imprudences inutiles ; ménagez vos hommes, ne les exposez pas sans y être contraint par la nécessité ; il serait absurde de les faire tuer ; car leur mort ne servirait à rien ; nous ne faisons ici que de la bouillie pour les chats ; c’est gâcher les munitions par fantasia ; jamais nous ne franchirons la Seine et nous serons forcés de capituler, comme des péteux, le jour où nous aurons mangé notre dernier morceau de pain. » La même idée fut exprimée par le général Vinoy ; à la question : « Combien de temps cela va-t-il durer ? » il répondit : « Si je savais quel est notre stock de vivres, je le dirais exactement. »

Donc nul espoir : tous les généraux, tous les hommes de guerre étaient convaincus que Paris ne se délivrerait pas. Je crois bien qu’à de rares exceptions près le Gouvernement de la Défense nationale partageait la même opinion. Il semble que dans le secret des délibérations intimes, et loin de la foule dont on soutenait le « moral » à l’aide de belles paroles, accompagnées de gestes pathétiques, on n’ait voulu que gagner du temps, afin que Thiers pût accomplir la mission diplomatique qui lui avait été confiée et afin que la province réussît à former des armées de secours. En effet, le premier soin du gouvernement, après le 4 Septembre, avait été d’envoyer Thiers faire un voyage circulaire dans les Cours d’Europe, pour tâcher d’y éveiller des sympathies dont nous pourrions bénéficier à l’heure opportune. Ce voyage, Thiers l’a raconté ; il a dit comment il avait été arraché « aux études chères dans lesquelles il cherchait une distraction aux scènes dont il venait d’être le témoin » ; il s’est complaisamment étendu sur les difficultés qu’il avait eu à vaincre et plus complaisamment encore sur les honneurs dont il avait été l’objet. Il lui était prescrit de tâter l’opinion, d’émouvoir quelque intérêt en notre faveur, mais il lui était interdit de stipuler pour la paix.

De ce voyage, je n’ai rien su que ce que j’ai appris, au mois d’octobre 1873, par le prince Gortschakoff, qui se moquait volontiers de Thiers, lequel, je crois, le lui rendait bien ; ce qui n’empêchait point les deux personnages de se congratuler de leurs talents respectifs et de ne se pas ménager les louanges mutuelles, lorsque, face à face, ils discutaient quelques questions politiques. Thiers, d’après Gortschakoff, serait arrivé à Pétersbourg dans des circonstances peu favorables pour un ambassadeur de la République. L’empereur Alexandre II venait de recevoir une lettre de l’impératrice Eugénie qui l’adjurait de se souvenir de ses promesses et d’intervenir auprès du roi de Prusse, pour obtenir, au besoin pour exiger que le territoire de la France ne fût pas diminué. Cette lettre avait ému l’Empereur, qui avait répondu que les circonstances étaient tellement modifiées, par suite des faits de guerre, qu’il lui serait difficile d’exercer une influence sérieuse sur l’esprit de son oncle, le roi Guillaume, lorsque l’heure de traiter aurait sonné ; il ajoutait que ce qui était possible la veille du 4 Septembre ne l’était plus, en présence d’un pouvoir non reconnu par les puissances européennes et sur la légalité duquel la France elle-même ne s’était point prononcée.

Cet échange de lettres entre une femme malheureuse et un souverain dont l’âme était chevaleresque ne faisait point la partie belle à Thiers. Dans un premier mouvement d’humeur maussade, Alexandre II avait refusé de le recevoir. Gortschakoff m’a dit qu’il avait eu beaucoup de peine à triompher des résistances de celui qu’il n’appelait jamais que son « maître ». Thiers eut avec l’empereur de Russie un long entretien ; il n’en résulta, il n’en pouvait résulter rien d’efficace pour notre cause, qui était considérée comme perdue sans ressource. Alexandre II, qui avait encore quelque naïveté, s’apitoya sur ce vieillard, sur ce monarchiste convaincu, que son patriotisme condamnait à porter la parole au nom de la République qu’il exécrait. Gortschakoff m’a dit : « Thiers ne cherchait pas des alliés, car il savait qu’on ne s’allie pas avec l’inconsistance ; il ne tentait même pas de former une ligue de neutres dont les conseils auraient pu être écoutés ; il ne s’occupait qu’à prémunir les Cabinets contre un retour possible de Napoléon III ; en un mot, le but de sa tournée diplomatique était moins de susciter des amis à la France que des ennemis à l’Empire. »

Je suis certain que Gortschakoff ne m’a point trompé, car Visconti-Venosta, alors ministre des Affaires étrangères en Italie, m’a répété la même chose, deux ans après, dans des termes identiques. Du reste, à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Rome, Thiers entendit la même parole : « Négociez ; chaque jour perdu pour entrer en pourparlers avec la Prusse aggrave votre situation ; négociez, pendant que vous avez encore la possibilité de faire améliorer des conditions que bientôt il vous faudra subir, sans pouvoir même les discuter. » Vains conseils, que Thiers eût volontiers suivis, mais que l’on n’eût osé écouter à Paris et que l’on n’eût même pas daigné entendre à Tours ; car, en dehors des petits gouvernements locaux qui s’étaient établis de-ci de-là, il existait en France deux gouvernements officiels, sinon réguliers ; condition défavorable à des opérations d’ensemble, mais que les circonstances avaient imposées.

Après la bataille de Sedan et la capitulation de l’armée française, nul doute ne pouvait subsister ; Paris, à bref délai, serait assiégé. Il fallait donc pourvoir à l’administration du territoire qui n’était pas en puissance de l’ennemi. Il fut décidé qu’une délégation du Gouvernement de la Défense nationale, munie de pleins pouvoirs, armée au besoin de la dictature, irait s’installer à Tours, ville ouverte, mais placée derrière la ligne stratégique de la Loire. Cette délégation ne devait pas être une sinécure, car c’est sur elle que pèserait le devoir de mettre la province en état de délivrer Paris et de repousser l’invasion.

En vérité, la tâche était lourde : lever les recrues, ramasser tous les hommes valides, les équiper, les instruire, les grouper en bataillons, en régiments, en corps d’armée ; fabriquer des canons et des munitions, réquisitionner les chevaux et les moyens de transport, passer des marchés pour les vivres, pour l’habillement, pour les charrois ; acheter des armes, en secret, chez toutes les puissances neutres qui consentiraient à fermer les yeux sur ce commerce illicite, choisir les généraux, préparer les plans de campagne, protéger l’ordre, sans compromettre la liberté ; faire la part égale au pouvoir civil et au pouvoir militaire, en évitant les conflits ; contracter des emprunts, remplacer ce que l’on voulait détruire, maintenir ce que l’on tenait à conserver, choisir toute occurrence d’aborder l’ennemi, sans compromettre des forces juvéniles et mal organisées, nouer des relations amicales avec les chancelleries d’Europe, n’avoir qu’un but, une préoccupation, une idée : le salut du pays, combiner les efforts avec ceux que Paris pouvait tenter, faire partout œuvre d’ensemble et remuer la terre de France jusqu’à ce que la victoire en jaillît ; tout cela et bien d’autres choses encore, c’était un fardeau écrasant ; à quel Hercule va-t-on confier ces travaux, à quel Atlas va-t-on donner ce monde à porter ?

Il eût fallu un homme jeune, ardent, sans pitié pour lui-même et sentant vibrer en lui l’âme nationale qui inspirait Jeanne d’Arc, Villars, Hoche, Marceau, Desaix, Davout ; il l’eût fallu vigoureux, prêt aux périls et cependant assez froid pour calculer ses actions et méditer sa conduite, habile à saisir les occasions, audacieux à en profiter. Un tel homme est rare en toute nation et en toute circonstance, je le sais ; existait-il alors ? Qui peut répondre ? En tout cas, on n’eut pas la suprême fortune de le découvrir. L’homme qui fut expédié à Tours, afin d’y gérer tous les ministères, d’y exercer tous les pouvoirs, celui, en un mot, auquel le sort de la France fut remis, était un vieil avocat juif, âgé de soixante-quatorze ans, que sa laideur avait rendu célèbre et qui s’appelait Crémieux.

Une grande facilité d’élocution qui, chez lui, remplaçait l’éloquence, l’absence de sévérité dans le choix des causes qu’il avait à plaider lui avaient valu quelque renom. Député de l’opposition sous Louis-Philippe, rattaché au parti de la réforme dont Odilon Barrot menait le branle, partisan de la régence dans la matinée du 24 février 1848, membre du Gouvernement provisoire dans l’après-midi de la même journée, il avait été garde des Sceaux pendant les premiers temps de la Seconde République et en était resté républicain. Il avait de la malice, l’habitude des dossiers et des finesses de procureur qui lui obtinrent quelques succès devant les tribunaux civils. Avant tout et par-dessus tout, il était juif et il le prouva, car l’acte le plus important de sa dictature à Tours fut l’émancipation de ses coreligionnaires d’Algérie, mesure impolitique et des plus inopportunes, en un moment pareil, car elle porta préjudice à notre domination, en exaspérant la population arabe, qui méprise la race d’Israël.

On ne tarda pas à reconnaître, au Gouvernement de la Défense nationale, que Crémieux n’avait plus l’âge des grandes entreprises et que l’on avait agi un peu légèrement en lui confiant la direction de cette haute aventure. On voulut le rajeunir et on lui dépêcha du renfort en la personne d’un septuagénaire nommé Glais-Bizoin. Celui-là n’était même pas avocat ; c’était un politicien dont le seul mérite était d’avoir trempé dans toutes les oppositions. Il parlait volontiers, excellait aux niaiseries et en débitait plus que l’on ne voulait, avec un accent nasillard que Polichinelle eût envié. Ridicule au-dedans, ridicule au-dehors, il se croyait apte à régenter le monde et n’était pas capable de comprendre un projet de loi. Crémieux dictateur, vir omnipotens, ne fut point content de voir arriver à Tours le collègue qu’on lui imposait ; il mesura sa chute et la trouva profonde. La scène est instructive, Glais-Bizoin l’a racontée dans des termes trop sincères pour n’être pas reproduits ici.

Il quitte Paris le 17 septembre ; il est dans un convoi spécial qui prend la ligne de Rouen, car Juvisy a été occupé dès la veille par les Prussiens. Il n’était que temps de partir. Glais-Bizoin fait modestement remarquer qu’il voyage « suivi », comme un souverain, par les représentants de toutes les puissances, avec lesquels il échangea le lendemain des visites empreintes de la plus touchante cordialité. Le chemin est encore libre de ce côté ; il devait être coupé le lendemain et nul incident n’interrompit la route. « À mon arrivée à Tours, dit-il, je n’eus rien de plus pressé que d’aller voir mon vieil ami Crémieux, pour lui annoncer, comme une bonne fortune, le renfort que je lui amenais si à propos. Mais, à ma grande surprise, je le vois qui s’écrie : « C’est ma déchéance ! C’est Jules Favre qui l’a voulu ! Je le reconnais là. Eh bien ! il sera content ; prenez ma place, je vais donner ma démission et partir sur-le-champ. » Puis, ouvrant vivement la porte de la chambre de Mme Crémieux, qui communique avec la salle du conseil, il l’appelle et lui dit : « Le gouvernement de Paris vient de prononcer ma déchéance ! Partons, partons vite ! » Il me semble encore le voir faisant, à pas précipités, le tour de la table de la salle de nos délibérations, suivi de cette excellente femme qui cherchait à le calmer et n’obtenait pour toute réponse que ces mots : « Je suis déchu ! Il faut partir ! » Il n’écoutait rien. Je le quittai pour aller au maréchalat, où résidait l’amiral (Fourichon)[188] et lui raconter cette scène, qui ne le surprit pas moins que moi. Autre étonnement : Crémieux, le lendemain, vint prendre place au Conseil, sans qu’il y fût question de sa déchéance et de son départ. La nuit et les sages observations de sa femme avaient porté conseil[189]. » La déchéance de Crémieux : ô Clio, qu’en as-tu pensé ?

Je me hâte de reconnaître que Glais-Bizoin, moins sûr de lui que Crémieux, se rendant compte peut-être de son incapacité en matière militaire, avait amené avec lui le vice-amiral Fourichon, qui était un homme de guerre, avait présidé le Conseil d’amirauté et était de nature, de capacité, d’énergie à rendre des services à la défense du pays. Ce que l’amiral a dû penser des deux grandes inutilités auxquelles on l’avait adjoint, je n’en sais rien, mais je m’en doute. Il racontait volontiers, avec son sourire narquois, une anecdote qui en dit long sur les étrangetés de cette époque.

Un jour, à Tours, on le prévient qu’une députation de soldats demande à être admise en sa présence, pour lui faire une communication d’une gravité exceptionnelle. Cinq minutes après, l’amiral voit entrer une vingtaine d’individus portant un costume de matelot de fantaisie et représentant une compagnie franche de récente formation, dont il avait oublié la dénomination ; c’était, disait-il, quelque chose comme les Corsaires de la Gironde ou les Lascars de la Durance. Ils venaient le prier de leur faire délivrer des haches d’abordage, afin de pouvoir frapper l’ennemi de plus près et mortellement. L’amiral eut quelque peine à ne pas leur rire au nez et répondit qu’ils trouveraient probablement « cet article » dans les magasins d’accessoires du théâtre de la Porte-Saint-Martin, mais que depuis longtemps les arsenaux de l’État ne le « tenaient plus ». Voyant la mine déconfite de ces braves volontaires, il leur demanda qui leur avait fourré cette idée biscornue dans la tête. Ils répondirent : « C’est le citoyen Glais-Bizoin. — Il est à craindre qu’il ne se soit moqué de vous », dit l’amiral en les congédiant. Glais-Bizoin ne s’était pas moqué de ces marins de pacotille. Il fut de méchante humeur et disait : « Comprenez-vous Fourichon qui refuse de donner des armes aux soldats que je lui envoie ? »

Malgré sa volonté de bien faire, l’amiral n’y put tenir, il avait commencé et poursuivit avec succès l’organisation de la première armée de la Loire, de celle qui fut à Coulmiers ; mais l’ineptie de ses deux compagnons, les tracasseries dont ils l’accablaient, l’insanité des propositions qu’il était forcé de discuter avec eux le dégoûtaient à ce point que, comprenant l’inutilité de ses efforts, il donna sa démission (4 octobre) et alors Crémieux — oui, Crémieux — resta seul ministre de la Guerre, jusqu’au jour où Gambetta, dégringolant des nuages, souffla sur Crémieux, souffla sur Glais-Bizoin et s’empara de la dictature qui, entre leurs mains, était tombée en enfance.


CHAPITRE III

LA DICTATURE DE GAMBETTA



LES OPINIONS POLITIQUES TIENNENT LIEU DE CAPACITÉ. — OBSESSION DE GAMBETTA. — IL SE SAISIT DE LA DICTATURE. — QUE FUT GAMBETTA ? — L’OPINION DU GÉNÉRAL DE LOE. — FREYCINET SUBDÉLÉGUÉ À LA GUERRE. — LEVÉE DES TROUPES. — PAS DE CARTES TOPOGRAPHIQUES. — LES PROPOSITIONS DE BISMARCK. — LE GOUVERNEMENT REDOUTE LES ÉLECTIONS ET REFUSE L’ARMISTICE. — LES BILLETS DE BANQUE. — MISSION À LONDRES. — LES CONSEILS GÉNÉRAUX PEUVENT ÊTRE RÉUNIS EN ASSEMBLÉE NATIONALE. — DÉCRET DE GAMBETTA QUI DISSOUT LES CONSEILS GÉNÉRAUX. — PROCÉDÉS JACOBINS. — À PARIS. — ENTRETIEN DE TROCHU ET DE GAMBETTA. — LE PLAN ADOPTÉ EN COMMUN. — MALENTENDU FUNESTE. — LA PEUR DE « LA RUE ». — RETOUR DE THIERS. — L’EUROPE CONSEILLE DE NÉGOCIER. — LA CAPITULATION DE BAZAINE. — LE 31 OCTOBRE. — THIERS ET BISMARCK NÉGOCIENT. — ON VA TOMBER D’ACCORD. — ENTREVUE AU PONT DE SÈVRES. — LES NÉGOCIATIONS SONT ROMPUES. — EN QUOI M. THIERS MÉRITE L’INDULGENCE DE L’HISTOIRE.



JE ne reviendrai plus sur ces deux personnages dont je regrette d’avoir eu à parler. Leur nomination au poste le plus important qui pouvait alors exister ne fut point l’effet du hasard ou le résultat d’une erreur ; elle fut voulue et elle met en lumière l’esprit qui animait le Gouvernement de la Défense nationale. Le choix des fonctionnaires, quelle que fût l’autorité dont ils devaient être revêtus, était déterminé par leur opinion, bien plus que par leur capacité. Je n’ai aucune notion d’art militaire, disait en 1793 Levasseur de la Sarthe au Comité de Salut public qui l’envoyait en mission près de l’armée du Nord ; on lui répondit : « Qu’importe, citoyen représentant ; si tu es un bon sans-culotte, il n’est besoin pour vaincre que d’être républicain. » Cette sornette semblait un mot d’ordre légué par la tradition jacobine et auquel on s’empressait d’obéir. On fut bien obligé d’utiliser les généraux et de leur confier les troupes réunies à la hâte, mais, à côté et au-dessus d’eux, on plaça des hommes dont le seul mérite était dans leurs tendances républicaines, c’est-à-dire systématiquement opposés à toute restauration de l’Empire ou de la monarchie.

Cette préoccupation apparaît nettement lorsque l’on étudie les actes de la Défense nationale, et elle ne laissait de doute à aucun homme sensé, à l’heure où ces actes se produisaient. Combattre l’ennemi, neutraliser ses efforts, rassembler toutes nos ressources pour lutter sans désavantage fut le devoir des membres du gouvernement issu du 4 Septembre ; ils y furent fidèles, autant que leur insuffisance le leur permit ; mais leur passion, qui, en toute conjoncture, les domina, fut de briser ce qui subsistait encore de l’administration impériale, d’imposer la République, qui restait indifférente à bien des cœurs, d’exciter la haine contre ce qui était tombé après la capitulation de Sedan et de déchaîner contre un rétablissement de l’Empire la véhémence de toutes les passions. C’est pourquoi Crémieux et Glais-Bizoin avaient été envoyés à Tours ; c’était moins les organisateurs que l’on voyait en eux, — ils ne l’étaient pas, — que les tribuns pouvant parler, gesticuler, faire des proclamations et rejeter sur le régime déchu, sur ce régime détesté, les fautes commises et les fautes à commettre.

L’action du Gouvernement de la Défense nationale fut l’essai d’une œuvre de salut, nul n’en peut douter ; mais ce fut, avant tout, une œuvre de propagande politique, destinée à enseigner au pays l’horreur du pouvoir écroulé et à le préparer aux formes d’un pouvoir nouveau. Pendant la guerre, au moment de l’armistice, à l’heure des élections législatives, la pensée de Napoléon III revenant à la tête d’une partie de son armée délivrée hante la cervelle de tous les hommes du 4 Septembre ; elle les affole, les pousse à des énormités et produit cette anomalie que, dans un pays en état de guerre, l’autorité militaire est subordonnée à l’autorité civile. Les opérations stratégiques sont non point dirigées, mais prescrites par Crémieux, par Glais-Bizoin, par Gambetta, par Freycinet, trois avocats et un ingénieur. C’est ce que Lanfrey[190] nommait : « La dictature de l’incapacité », et c’est ce que les mauvais plaisants appelaient : « La compagnie d’assurance contre le bonapartisme. » Il n’est, du reste, quolibet que l’on n’ait lancé contre le Gouvernement de la Défense nationale ; on jouait sur les mots : gouvernement de la démence, de la dépense nationale ; cela n’était point nouveau et j’en avais entendu bien d’autres sous la Restauration, la monarchie de Juillet, la République de 1848 et le Second Empire, car le respect semble incompatible avec le caractère français. Une réintégration de Napoléon III était-elle possible ; le souverain vaincu, prisonnier, pouvait-il sortir du château de Wihelmshœhe pour rentrer aux Tuileries ? En toute sincérité, je ne sais que répondre. Après la guerre, la France était tellement lasse, tellement désorientée, qu’elle eût peut-être accepté sans résistance n’importe quelle solution, semblable à un malade surmené qui ne demande rien, sinon qu’on le laisse dormir.

Gambetta, qui avait des visées naturellement plus hautes que celles de Crémieux et de Glais-Bizoin, ne put échapper à cette obsession de l’Empire, et c’est, je crois, à cela qu’il faut attribuer les incohérences qui ont marqué l’action qu’il exerça, presque sans contrôle, pendant quatre mois. Comme Macbeth épouvanté par le spectre de Banco, il était poursuivi par un fantôme d’empereur, qui faisait le geste de ressaisir la couronne. Il se crut Carnot et voulut, de plein cœur, organiser la victoire ; en réalité, les faits l’ont démontré, il n’a organisé que la défaite. D’une France blessée, il a fait une France moribonde.

Effort désespéré d’un patriote ou d’un ambitieux ? qui le saura jamais, qui a pénétré jusqu’au fond de cette conscience génoise, en a développé les replis et en a lu le secret ? Il est mort jeune, dans la force de sa virilité, déjà conspué par les énergumènes de son parti, ayant à peine ébauché sa destinée et emportant dans la tombe le mystère de sa pensée intime. Il eut des amis, des admirateurs, des familiers, mais il n’eut point de confident. Il avait de lui-même une opinion excessive ; il croyait à son génie — le mot n’est pas trop fort ; jamais il ne s’est ouvert, et l’on ignore de quels projets, de quels rêves son âme était travaillée, pendant qu’il fut le dictateur de la France.

Au gouvernement que Gambetta allait représenter à Tours et absorber à son profit, l’on peut appliquer la parole que Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, a prononcée sur la première Restauration (1814) : « Ce n’était pas un gouvernement, c’était un parti au pouvoir, et un parti au pouvoir, c’est un enfant méchant dans les mains duquel on a remis la foudre. » Cependant le besoin de se raccrocher à quelque chose d’apparence régulière était si poignant qu’on ne lui marchanda pas la confiance et que l’on ne répudia aucun sacrifice. Aussi, tous les cœurs se dilatèrent et s’enivrèrent d’espérance, lorsque l’on apprit que Gambetta, ce jeune Gracque de trente-deux ans, avait quitté Paris en ballon et que, poussé par un bon vent de fortune, il avait atterri près de Montdidier, non loin de tirailleurs allemands auxquels il avait pu échapper (8 octobre). Son premier mot me déplaît et me donne douteuse opinion de lui. Il s’écrie de sa voix tonitruante : « Nous avons fait un pacte avec la victoire ou avec la mort ! » Parole emphatique qui ne lui appartient pas ; il l’emprunte à la Convention ; c’est l’apostrophe de Mercier et la riposte de Bazire. Du reste, en ce temps-là, tous les reliquats de la rhétorique jacobine passèrent dans les harangues et dans les proclamations.

À la délégation de Tours, Gambetta s’était fait la part du lion, sans se soucier de ses collègues, qu’il rejeta d’emblée en sous-ordre, ce qui était leur faire encore beaucoup d’honneur. Il réunit dans ses mains les ministères de la Guerre, de l’Intérieur et des Finances ; autant dire qu’il prit tout le pouvoir et n’en laissa grignoter que quelques miettes à ses compères. Les circonstances l’excusaient, mais on ne peut sans étonnement constater que cet accaparement était fait par l’adversaire le plus ardent que le pouvoir personnel ait jamais eu. En cela, il ressemblait à Thiers, qui combattit énergiquement le pouvoir personnel toutes les fois qu’il ne l’exerça pas lui-même. La charge était écrasante pour Gambetta et pour tout autre ; il en résulta des désordres administratifs, de la confusion militaire, le gaspillage du trésor public et de la cacophonie en toute chose. Pour faire la clarté dans le chaos où la France s’agitait, il eût fallu être à la fois Frédéric II et Bonaparte ; or, j’en demande pardon aux mânes de Léon Gambetta, il n’était ni l’un ni l’autre.

Que fut-il en somme ? je n’en sais rien, car je ne l’ai pas connu et jamais je ne l’ai approché. Je l’ai aperçu deux fois ; il m’est apparu comme un gros homme débraillé, commun, radieux de lui-même, exagérant l’expression de ses traits et l’acuité du regard de son œil unique. Il avait le type méridional très accentué, ce qui faisait dire à Louis Veuillot : « C’est un Odilon Barrot à l’œil. » Le mot est spirituel et, sur bien des points, ne porte pas à faux. Il a eu des détracteurs systématiques et des admirateurs passionnés ; il ne laissa personne indifférent, ce qui est un signe de force. La gloire n’est que du bruit ; les sifflets y tiennent autant de place que les applaudissements et forment cette rumeur retentissante qui sort des trompettes de la renommée.

À l’heure de sa dictature, il a été très sévèrement jugé. Thiers, qui, plus tard, lui a fait des avances bien accueillies, l’a traité de fou furieux ; George Sand, dans sa solitude de Nohant, déjà vieille, raisonnable et calmée, voyant les choses de loin, par conséquent dans leur ensemble, écrivait : « N’avoir pas de talent, pas de feu, pas d’inspiration en de telles circonstances, c’est être bien au-dessous de son rôle. Gambetta est-il organisateur, comme on le dit, qu’il agisse et qu’il se taise. Et si, pour mettre le comble à notre infortune, il était incapable de nous organiser, de nous éclairer ! avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement… Nous avons bien le droit de maudire ceux qui se sont présentés comme capables de nous mener à la victoire et qui ne nous ont menés qu’au désespoir. Nous avions le droit de leur demander un peu de génie, ils n’ont même pas eu du bon sens. Ce sont deux malades, un somnambule et un épileptique, qui ont consommé la perte de la France. » Jugement sévère, qui fut celui des contemporains sans passion.

Cette opinion n’est point partagée par un des bons soldats de l’Allemagne, qui combattit contre nous. Le baron de Loe a été attaché militaire à la Légation de Prusse à Paris ; pendant la guerre, il était colonel du régiment des hussards du roi ; actuellement (1887), il commande en chef le corps d’armée dont l’état-major est à Coblence. J’ai connu le général de Loe autrefois à Paris ; tous les ans il vient à Bade, dans le courant de l’automne, à l’époque où le vieil empereur Guillaume y passe trois semaines auprès de sa fille. Le général de Loe et moi, nous nous sommes revus, nous sommes dans d’amicales relations et nous causons de bien des choses, car il a été convenu une fois pour toutes, entre nous, que, dès que nous aborderions certains sujets, nous nous considérerions comme un Chinois et comme un Japonais bavardant à l’arrière d’un navire, pendant une traversée entre la presqu’île de Malacca et la pointe de Galles. Grâce à cette convention que nous avons toujours observée, j’ai pu recueillir bien des impressions qui m’ont été précieuses et constater que, malgré nos défaites, la France n’est pas sans inspirer des craintes à l’Allemagne.

Cette année même, 1887, le général de Loe est venu me voir ; le temps, qui était pluvieux, ne le conviait sans doute pas à la promenade, car il est resté quatre heures chez moi, en compagnie de Guillaume de Pourtalès. Nous en sommes arrivés à parler de la guerre franco-allemande, sujet où je retombe involontairement et qui ressemble à une blessure toujours saignante à laquelle on ne peut s’empêcher de toucher. Non seulement de Loe a fait la campagne de France, mais il l’a étudiée théoriquement, car il a été chargé, je crois, par le feld-maréchal de Moltke, de reviser la relation qu’en a faite le grand État-Major allemand. La conversation ayant glissé vers Gambetta, il m’a dit : « Nous avons été surpris de ses conceptions stratégiques, qui, le plus souvent, ont été remarquables ; elles étaient de nature à nous causer de graves préjudices. Mais il a voulu trop faire ; la confiance qu’il avait en lui a neutralisé en partie les mouvements qu’il avait imaginés. Il en a prescrit le mode d’exécution, au lieu de l’abandonner simplement à vos généraux, qui étaient sur le terrain et qui seuls étaient en mesure de juger de l’opportunité et de la direction des opérations. Vous aviez des hommes de guerre de premier ordre, le général d’Aurelle de Paladines qui nous a fait reculer à Coulmiers, l’amiral Jauréguiberry dont la ténacité nous a parfois déroutés, Chanzy surtout, Chanzy qui, par sa retraite sur la Loire, a témoigné de qualités militaires que nous avons tous admirées. Pourquoi imposer à de tels hommes le détail des opérations ? Il suffisait de leur indiquer l’objectif et il fallait s’en rapporter à eux pour l’atteindre. C’est presque toujours en se conformant aux instructions secondaires de Gambetta qu’ils ont échoué, là où ils auraient pu réussir s’ils avaient été laissés à eux-mêmes. On dirait qu’entre ses conceptions et les ordres expédiés aux chefs de corps il y a un nuage qui rend tout obscur et empêche l’action de concorder à la pensée. D’Aurelle de Paladines a été immobilisé, Chanzy a été paralysé, Bourbaki a été perdu par les ordres auxquels ils ont dû se conformer. »

Cette opinion du général de Loe a une grande valeur et m’a beaucoup frappé. Oui, un nuage fut interposé entre Gambetta et les généraux ; ce nuage porte un nom ; c’est Charles-Louis de Saulces de Freycinet, qui transmettait ses ordres en qualité de délégué à la Guerre, car la délégation de Tours avait une sous-délégation. Malgré l’avis du général de Loe, qui est fort savant en telles matières où mon incompétence est absolue, je crois que Gambetta avait des aspirations, plutôt que des conceptions. Ses envolées pouvaient être grandioses, car c’était un rhéteur dans lequel il y avait un poète que la prédominance de l’imagination enlevait trop à la réalité et maintenait souvent dans les régions du rêve. Il s’emballait, comme dit le mauvais langage d’aujourd’hui ; mais, si sa monture l’emportait, il savait où il aurait voulu aller ; il connaissait son but et l’avait indiqué. Il était fort ignorant et, à cet égard, ne se faisait pas d’illusion. Il ressemblait, en quelque sorte, à un artiste qui, après avoir indiqué un sujet de tableau, le ferait composer et peindre par un autre. Or, pendant la durée de sa dictature, Gambetta eut Freycinet pour bras droit, pour conseil, bien plus : pour metteur en œuvre.

Gambetta disait : « Voici ce qu’il faut faire ; arrangez cela », et Freycinet, avec une confiance que rien n’émouvait, se mettait à la besogne et préparait un plan de campagne, comme il eût réduit une équation du troisième degré, car, en qualité d’ingénieur des mines, c’était un mathématicien, rien de plus. Les projets d’opérations dont il envoyait le programme — ne varietur — aux généraux n’ont réalisé que des résultats négatifs : ses déconvenues ne l’ont point troublé. Depuis l’année 1870, il a joué les grands personnages sur le théâtre du monde ; à l’heure où j’écris, il vise la succession de Grévy et la présidence de la République[191].

La confiance que Gambetta eut dans Freycinet, dont la science lui faisait illusion, ne porta pas des fruits heureux. Néanmoins, l’un parlant, l’autre écrivant, tous deux aidés parfois des conseils du général de Loverdo, ils levèrent des hommes, continuèrent avec ardeur l’œuvre commencée par l’amiral Fourichon et formèrent des armées. On dit qu’un billet écrit par le maréchal Mac-Mahon, retenu par sa blessure à Pouru-au-Bois, avait recommandé d’employer le colonel Chanzy, alors en Algérie. L’avis fut écouté, heureusement ! Chanzy, colonel, général de brigade, général de division, commandant en chef, fut l’âme et la gloire de la guerre en province. Par ce qu’il a fait avec des troupes à peine équipées et sans instruction, on peut deviner ce que son audace, sa prudence et son habileté eussent pu faire à la tête d’une armée véritable, comme celle qui était acculée devant Metz.

Lorsque les troupes furent rassemblées en nombre qui parut suffisant et que l’on crut que le moment était venu de commencer les opérations, on s’aperçut qu’il manquait un « outil » indispensable, sans lequel la machine militaire risquait de ne faire que des mouvements incohérents. Quoi donc ? Peu de chose, en vérité : les cartes topographiques. Nulle part on n’en pouvait découvrir, et personne ne savait que les cuivres étaient à bord d’un navire en rade de Cherbourg ; le général Martin des Pallières, commandant la première division du quinzième corps d’armée, en était réduit à se servir d’un guide Joanne, acheté chez un libraire de Tours.

Paul Dhormoys, un journaliste, aidé de son beau-frère nommé Jusselain, eut une idée lumineuse qui n’était venue à aucun des membres de la délégation, dont le désespoir cependant était sincère, en présence de cette pénurie des instruments de première nécessité. Il put se procurer un atlas départemental de la France destiné aux écoles de l’enseignement primaire. Les cartes n’en étaient point parfaites, mais, à la rigueur, on pouvait s’en servir et elles étaient suffisamment lisibles. Il offrit de les faire multiplier par la photographie ; rien n’était plus facile ; mais à toutes ses propositions on répondait que l’on n’avait point de fonds disponibles pour cette dépense qui n’était pas ordonnancée. Il fallut aller jusqu’à Freycinet, qui, comprenant l’importance du projet, donna immédiatement ordre de se mettre au travail. Et voilà comment il se fait que, grâce à deux hommes intelligents, étrangers à toute administration, nos officiers furent pourvus de cartes photographiées et ne marchèrent point à l’aveuglette au cœur même de la France.

Si l’on rassemblait des hommes pour la bataille, on ne paraissait pas se préoccuper beaucoup d’en réunir afin de constituer une autorité légale ayant pouvoir de négocier avec l’ennemi. Et cette Constituante que l’on devait convoquer ; et ces élections si souvent annoncées, à date fixe, que l’on reculait toujours ; et ces représentants que l’on avait solennellement promis à la nation ? On semblait ne plus s’en préoccuper, et, en réalité, on ne s’en préoccupait pas. On tenait la dictature et on ne se souciait pas de s’en démettre. Bismarck désirait qu’un Corps législatif fût élu en France, afin d’avoir en face de lui une puissance réelle ; il avait fait proposer, dès le 9 octobre, à Jules Favre, par deux Américains, MM. Forber et Burnside, un demi-armistice de huit jours pour préparer les élections générales, un armistice complet de quarante-huit heures pour les faire et le droit accordé aux députés de traverser les départements envahis, afin de pouvoir se réunir à Tours.

Le Gouvernement de la Défense nationale en avait délibéré et l’on s’en méfiait. À Paris, elles eussent été socialistes et révolutionnaires ; en province, elles eussent probablement donné la majorité à la réaction. Ici et là, elles auraient été non seulement contraires, mais hostiles au gouvernement né le 4 Septembre ; c’est pourquoi on n’en voulait pas.

Thiers n’a pas été tendre pour Gambetta, qui, à aucun prix, n’a voulu appeler la nation à prononcer sur son sort. À l’Assemblée de Versailles, au mois de juin 1871, parlant de cette guerre poursuivie, quoique nul espoir ne subsistât depuis longtemps, il a dit : « Pour continuer cette politique insensée, on avait l’audace de vouloir ôter au pays l’exercice de ses droits ; on ne voulait pas qu’il y eût une assemblée. Pour moi, j’ai lutté autant que je le pouvais, à Tours et à Bordeaux, contre cette prétention antinationale, atroce par ses résultats, arrogante, insolente, de vouloir, à quelques-uns que l’on était, se substituer à tous, contre la France elle-même, quand il s’agissait de son salut. Reportez-vous à la situation que nous avions à Bordeaux. Quelle idée vous a dominés ? Vous avez songé à une seule chose, à enlever le pouvoir aux hommes aveugles, aux despotes qui prétendaient retenir la France dans leurs mains. »

Il faut convenir que parfois Thiers ne cherchait pas ses mots, ils lui venaient d’abondance. Je ne sais quel jugement l’histoire portera sur la conduite de Gambetta pendant l’exercice de sa dictature, mais je jour où Thiers a ainsi parlé devant les représentants de la nation, il n’a été que le porte-voix de la conscience publique, j’entends la conscience publique de ce temps-là.

À un moment déjà désespéré, lorsque la délégation avait été chercher un refuge à Bordeaux, derrière la Gironde, vers la fin de décembre, Gambetta fut mis à même de réunir une assemblée délibérante dont l’Allemagne eût reconnu la validité et accepté les décisions relatives à la continuation de la guerre ou à l’ouverture de négociations pour la paix. Aux sages propositions qui lui étaient adressées, il répondit par une mesure arbitraire. Ceci demande explication et exige la révélation d’un fait peu connu.

À Tours, Gambetta dirigeait le ministère de la Guerre en s’en rapportant à Freycinet pour la rédaction des plans de campagne ; il dirigeait le ministère de l’Intérieur, en laissant la bride sur le cou aux préfets ; le ministère des Finances, qu’il dirigeait également, lui coûtait quelque souci ; ce n’est pas que la France fût pauvre ; elle regorgeait des richesses qui étaient l’épargne de l’Empire, sous le régime duquel le pays avait joui d’une prospérité matérielle extraordinaire ; mais les impôts rentraient mal ; en présence de la révolution et de la guerre, les capitaux étaient devenus si timides qu’ils se cachaient ; les conseils généraux et les conseils d’arrondissement ne se refusaient à aucune dépense utile et pourvoyaient aux nécessités locales ; mais les caisses de l’État ne s’en vidaient pas moins avec une rapidité inquiétante, épuisées par les armements et le mouvement des armées en formation. Gambetta avait besoin d’argent, s’ingéniait à en découvrir et n’en trouvait pas.

Sa première pensée fut naturellement une idée jacobine ; il se souvint de Cambon, le César des assignats, et voulut l’imiter ; il n’y réussit pas. La Banque de France était représentée à la délégation de Tours par un de ses sous-gouverneurs, Frédéric Cuvier, neveu du grand naturaliste, homme froid, protestant, très rompu aux choses de finances et professant pour notre premier établissement de crédit le culte que j’ai constaté chez tous ceux qui y furent employés. Gambetta le fit venir et lui demanda, sans autre préambule, de faire tirer quelques centaines de millions en billets de banque. Cuvier refusa, disant que la Banque de France émettait de la monnaie fiduciaire, mais non point du papier-monnaie, et que la valeur des billets en circulation ne pouvait sous aucun prétexte n’être pas en rapport absolu avec la valeur de l’encaisse métallique. Agir autrement, ce serait faire œuvre destructive, car on ruinerait le crédit de la Banque de France, dont les billets, ne représentant plus rien de réel, deviendraient de simples chiffons de papier ; on verrait alors se reproduire une dépréciation analogue à celle qui avait frappé les assignats, lorsque le louis de vingt-quatre livres était échangé contre 8 000 francs en papier-monnaie. Argument auquel Gambetta n’avait point pensé et devant lequel il dut s’incliner d’autant plus bas que Cuvier resta inflexible et repoussa tous les compromis qui lui furent suggérés.

Gambetta était fort mécontent de sa déconvenue et ne le cachait pas. C’est alors que Cuvier lui dit : « Faites un emprunt à l’étranger ; le crédit de la France est intact et ses ressources sont une garantie dont tout banquier se contentera. Une tentative de ce genre serait certainement bien accueillie en Angleterre ; expédiez-y un homme de confiance et croyez au succès. » Gambetta avait auprès de lui, à Tours, un avocat de ses amis, nommé Clément Laurier, garçon d’esprit, très sceptique, ambitieux à ses heures, aimant ses aises et lié d’affection avec le dictateur, ce qui ne l’empêchait point de s’en moquer et d’en raconter toute sorte de turlupinades. Gambetta répondit immédiatement aux conseils de Cuvier : « Vous avez raison ; je vais envoyer Clément Laurier à Londres ; il est « débrouillard » et se tirera bien d’affaire. » Cuvier approuva et se contenta de dire : « Il serait peut-être prudent de lui adjoindre un homme du métier » ; et il proposa le comte Adrien de Germiny, receveur général dans le département de la Seine-Inférieure et, je crois, l’un des régents de la Banque de France. Gambetta s’était saisi du projet qui devenait le sien ; il voulut le mettre sans délai à exécution ; dès le 16 octobre, Clément Laurier et Adrien de Germiny, munis des pouvoirs nécessaires pour contracter un emprunt de deux cent cinquante millions — qui fut l’emprunt Morgan — partirent pour Londres.

On tomba rapidement d’accord, car la France, quoique envahie et en révolution, offrait une solidité de premier ordre ; mais des négociations de détail suivirent qui traînèrent en longueur, de sorte que les deux mandataires de Gambetta durent prolonger leur séjour à Londres. Ils rencontraient souvent un des gros financiers de Paris, très connu dans le monde des affaires et du sport, que l’on nommait Edmond Archdeacon, qui les avait puissamment aidés de ses conseils et de sa souscription très considérable, dans la conclusion du traité d’emprunt. Archdeacon, que j’ai intimement connu, m’a souvent entretenu des faits que je vais raconter.

Pendant son séjour à Londres, il voyait fréquemment un prince de Mecklembourg, — je ne sais lequel, — et de quoi eût-il causé avec lui, si ce n’est de la guerre dont on désirait la fin en Europe, en Allemagne et dans la majeure partie de la population française ? Puisque les élections législatives semblaient ajournées indéfiniment en France, où l’on ne pouvait les faire avec sécurité sur un territoire envahi, ne pourrait-on trouver moyen de les remplacer et de constituer un pouvoir légal qui serait appelé à se prononcer, au nom du pays, sur la question que ni le gouvernement de Paris, ni la délégation de Tours ne semblaient oser ou vouloir aborder ?

Archdeacon eut une excellente idée, qui nous eût évité bien des misères, si elle avait reçu exécution. Il proposa de réunir les conseils généraux en Assemblée nationale dans une grande ville — Bordeaux ou Toulouse — placée en dehors des opérations militaires et de remettre à sa décision les destinées de la France. Le prince de Mecklembourg approuva le projet, qui, selon lui, conciliait toutes les exigences, et se chargea de le faire accepter à Bismarck. Celui-ci, consulté par dépêche télégraphique, se montra favorable à la proposition ; il demanda seulement qu’un article de journal fût fait pour expliquer à l’Allemagne la valeur morale, le mécanisme et la légalité des conseils généraux.

Adrien de Germiny et Clément Laurier s’étaient ralliés à cette combinaison que recommandait Lord Granville[192], mis au fait par le prince de Mecklembourg. L’article fut écrit par Laurier, si je ne me trompe, traduit en allemand et publié dans je ne sais plus quel journal important d’outre-Rhin. On croyait bien avoir enfin découvert une solution pratique pour sortir du gâchis sanglant où l’on risquait de se noyer, mais on avait compté sans Gambetta. Laurier quitta l’Angleterre après deux mois de séjour, rentra en France et arriva le 17 décembre à Bordeaux, où la délégation tenait ses assises. Gambetta était alors à Bourges ; dès qu’il en fut revenu, Clément Laurier lui fit connaître le projet formé à Londres et auquel Bismarck avait donné son adhésion.

Gambetta y répondit, le 25 décembre, pendant que les troupes allemandes célébraient la fête de Noël autour de Paris, par un décret qui prononçait la dissolution immédiate des conseils généraux et des conseils d’arrondissement. L’émotion fut vive en France et l’indignation très accentuée. Peu s’en fallut que l’on ne fît une révolution contre la révolution. Gambetta n’aimait point l’opposition, lorsqu’elle était dirigée contre lui, et le démontra. Le conseil général de Maine-et-Loire ayant voulu s’assembler, malgré le décret dictatorial, le préfet, Engelhard, demanda par dépêche des instructions à Gambetta, qui lui répondit : « Les membres de l’ancien conseil font mine de résister ; dispersez-les ; qu’avez-vous à attendre pour faire ces choses ? » Le français n’est pas irréprochable, mais la phrase est claire.

Le plus singulier de cette aventure, où nous trouvâmes un surcroît de souffrance, fut que Clément Laurier, qui était, à Londres, partisan de la convocation des conseils généraux, en fut un adversaire énergique dès qu’il connut les intentions de Gambetta ; il prouva ainsi qu’il regardait d’où soufflait le vent, pour mieux tendre sa voile. Gambetta, qui était retors et ne comprenait guère les idées simples, a prétendu que cette proposition cachait un piège qu’il avait éventé et auquel nul homme politique franchement républicain ne pouvait se laisser prendre. Selon lui, Bismarck savait que les conseillers généraux, élus sous l’Empire, gardaient de secrètes sympathies pour le régime tombé ; il conseillait donc de les réunir et de les consulter, parce que sa pensée secrète était de favoriser le retour et la restauration de Napoléon III, avec lequel sans doute il avait contracté quelque louche arrangement, après la bataille de Sedan. On en croira ce que l’on en voudra croire ; mais j’estime que Gambetta — s’il a été de bonne foi — se trompait. Bismarck était las de la guerre, qui se prolongeait au-delà de ses prévisions ; il eût voulu être à même de discuter, sous la réserve de l’approbation d’un pouvoir légal, des conditions qui eussent paru acceptables à la nation vaincue et à l’armée victorieuse, dont l’État-Major général, parlant par la bouche du comte de Moltke, formulait des exigences excessives, qu’il était le premier à repousser.

Les hommes qui ont connu Gambetta et qui ont pu apprécier jusqu’où allait la frénésie de son ambition ont affirmé qu’en cette circonstance il était l’avocat d’une mauvaise cause et qu’à aucun prix il ne voulait abandonner le pouvoir. Or sa dictature cessait de fait et de plein droit le jour où une assemblée quelconque était appelée à représenter le pays et à en faire connaître la volonté. Il prononça la dissolution des conseils généraux, non point parce qu’ils étaient plus ou moins attachés à l’Empire, non point parce que Bismarck comptait sur leur adhésion pour s’ingérer dans notre politique intérieure, mais parce que, s’ils avaient été réunis en assemblée plénière, il redevenait un simple avocat, quitte à courir autour d’une table, comme avait fait Crémieux, et à crier : « Je suis déchu ! » Le jour où, pour rester maître et dictateur d’un pays qui ne l’avait point chargé de son salut, il refusa de le consulter, il a justifié le mot de Jules Grévy, qui lui avait dit : « Vous êtes un charlatan et vous mourrez dans la peau d’un factieux. »

J’ai gagné au pied dans mon récit ; je me suis laissé devancer par les événements, parce que je n’ai point voulu quitter Gambetta avant de l’avoir montré tel que je l’aperçois, à travers ses actes, avec ses tares, sa force emphatique qui n’est point sans grandeur, l’incohérence et l’avortement de ses efforts, son grossier talent de parole, sa rouerie originelle qu’il prenait et que l’on a prise pour du génie.

Pendant qu’il secouait la France pour y trouver des soldats et y constituer des armées, Paris continuait sa vie agitée, à laquelle on s’accoutumait avec cette facilité d’assimilation qui est un des caractères du Parisien. Les bestiaux avaient été abattus ; on en était réduit aux rations de viande de cheval, que l’on ne trouvait point mauvaise ; on riait, en se souvenant de s’être apitoyé sur quelque grand-oncle qui avait fait la retraite de Russie et qui nous avait fait frémir de commisération en nous racontant, aux jours de notre enfance, qu’il avait mangé du cheval. Pour économiser l’approvisionnement de houille, le gaz éclairait peu les rues ; les âmes sensibles en profitaient et bien souvent, le soir, au long des trottoirs, on dérangeait involontairement des duos qui ne chantaient point précisément les litanies de la Vierge. Les marins, enfermés dans les forts comme dans un navire de guerre, canonnaient les batteries ennemies ; les soldats de ligne et les mobiles — les petits moblots — tiraillaient aux avant-postes ; les gardes nationaux jouaient toujours au bouchon, plus nombreux, moins disciplinés, mieux payés que jamais, et le général Trochu faisait des proclamations.

Gambetta, avant de partir pour aller renforcer et annihiler la délégation de Tours, avait eu un long entretien avec le général Trochu, car il était indispensable de se mettre d’accord sur les opérations à venir, afin de les faire concourir à une action commune, sans quoi l’on risquait de tomber dans l’incompréhensible et de marcher de désastre en désastre. L’objectif était de débloquer Paris, de lui rendre la liberté de ses mouvements et de réunir les troupes qu’il contenait à celles que la province avait rassemblées, car on comprenait que ce n’était pas trop de toutes les forces de la France pour reconduire jusqu’à la frontière et au-delà, s’il était possible, la masse allemande qui nous étreignait. J’imagine que Gambetta et Trochu, ces deux avocats, ont dû longtemps parler, mais, à voir le résultat de leur conférence, on pourrait croire qu’ils ne se sont point écoutés ; car c’est de l’entrevue de ces deux dictateurs militaires que date cette cacophonie où nous avons sombré. Les dispositions qu’ils vont adopter donneront l’impulsion définitive à la seconde période de la guerre, à celle qu’entreprend et que soutiendra la nation française qui, ayant rejeté l’Empire, ne veut pas en accepter les défaites.

Longuement, avec mille détails, indiquant du doigt sur les cartes de l’État-Major la route qu’il faudrait suivre, le général Trochu, professeur ès arts de stratégie, développe son plan — ce fameux plan dont il a été tant parlé — à Gambetta. Or le plan du général Trochu, que je ne me permettrai pas d’apprécier, mais que j’ai entendu louer sans réserve par des hommes de guerre, était celui-ci : sortir de Paris en masses profondes, par l’Ouest, tout en occupant fortement l’ennemi vers le Nord et vers le Sud ; franchir la presqu’île de Gennevilliers, malgré les deux bras de la rivière qu’il faudra traverser ; marcher lestement vers Rouen, en gardant toujours, comme fossé de défense, la Seine à sa gauche ; s’établir au débouché sur la Manche de façon à utiliser la flotte qui pourrait transporter en Picardie des troupes, à l’aide desquelles on tenterait de rétablir des communications par le Nord avec Paris, que l’on parviendrait peut-être à ravitailler. La Normandie est un pays riche, très abondant, l’on y vivrait à l’aise. La province, que le délégué du Gouvernement de la Défense nationale avait mission de soulever et d’équiper, de façon à y trouver les éléments d’une armée de secours qui donnerait la main à l’armée assiégée, ne devait viser qu’un seul but : s’établir en Normandie et se tenir prête à marcher sur Paris. Où se rencontrerait-on ? à Vernon, à Mantes, à Meulan ? Qu’importe ! C’est à se réunir sur cette route que tous les efforts devaient converger.

Gambetta partit, laissant Trochu en pleine confiance que nul sacrifice ne resterait inutile, puisque la province et Paris avaient communauté de pensées et agiraient en vue d’une opération déterminée. Trochu était satisfait et ne tarissait point sur Gambetta : « C’est un homme intelligent ; nous nous sommes entendus tous les deux ; on peut compter sur lui. » La première chose que fit Gambetta, lorsqu’il fut arrivé à Tours, fut de chercher l’accès sur Paris par Orléans et Fontainebleau, c’est-à-dire par le côté exactement opposé à celui que lui avait indiqué Trochu. Le choix peut ne point paraître heureux, car, dès le 11 octobre, le général von der Tann, à la tête de ses Bavarois, avait pris la ville d’Orléans. À la question qui lui fut faite à Tours par l’amiral Fourichon : « Avez-vous pris vos dispositions avec le général Trochu ? » Gambetta répondit : « Ah bah ! Trochu est un imbécile, il n’entend rien à la guerre. »

La situation est donc très simple : Trochu et Gambetta n’ont d’autre intention, ne peuvent avoir d’autre but que de se rencontrer, parce que de leur réunion le salut du pays dépendra peut-être ; ils ont convenu de tout ; les explications ont été prolixes et répétées ; or l’un veut sortir par la barrière de Clichy, l’autre veut entrer par la barrière de Fontainebleau, de telle sorte qu’en arrivant Gambetta n’aurait aperçu que le dos de Trochu. Lorsqu’un cheval tire à hue et que l’autre tire à dia, la voiture verse, et c’est ce qui est arrivé. Trochu et Gambetta ont prétendu plus tard qu’ils ne s’étaient point mis d’accord ; si les résultats parurent leur donner raison, la vérité leur donnait tort, car la conférence eut lieu. On fit semblant de les croire et l’on détourna la tête, en rougissant de s’être confié à eux.

Ce malentendu a été funeste ; il s’est prolongé jusqu’au jour où le général Trochu, comprenant enfin que Gambetta ne l’avait pas compris, renversa son plan de bout en bout et livra la bataille de Champigny ; il était trop tard ; quand même il eût passé sur le corps de l’ennemi qui lui barrait la route, il n’eût plus trouvé personne pour lui tendre la main ; la province était en retraite. Je ne pense pas que Paris eût jamais pu se délivrer, ni que la province eût réussi, malgré l’énergie de son effort, à battre les armées qui nous frappaient sans relâche ; il faut se souvenir que la masse dont nous étions piétinés s’est élevée jusqu’à neuf cent mille hommes, masse très compacte, instruite, respectueuse de ses chefs, idolâtre de son vieux roi, disciplinée jusque dans les moindres détails, et que nous n’avons réussi à lui opposer que des multitudes, animées de bon vouloir et désireuses de bien faire, mais sans résistance, parce qu’elles étaient nouvelles au métier et dépourvues.

Non, certes, après les premiers désastres, si durs et si profonds, nous ne pouvions plus vaincre ; mais, au moins, des opérations bien conduites, ne s’éloignant pas d’une ligne tracée, auraient pu contraindre l’ennemi à des conditions de paix moins lourdes. Non, la Fortune n’était plus pour nous et elle se vengeait cruellement des faveurs que jadis elle nous avait prodiguées.

Nous avons voulu la violenter, sans avoir en main de quoi la mettre à merci, et elle nous a conduits jusqu’à l’impasse d’où nous n’avons pu sortir qu’en subissant un intolérable sacrifice.

À cette époque, les proclamations dont on n’était avare ni à Tours, ni à Paris, ont causé un grand mal à la France, en lui faisant concevoir une fausse idée de la situation. Je reconnais que rien n’est plus difficile de conserver la mesure, lorsque l’on parle à un peuple envahi, auquel on demande un effort de tout individu et de toute heure. Rester dans la vérité stricte, c’est le décourager ; embellir la réalité, en l’enveloppant d’espérances, c’est faire naître des illusions périlleuses. La juste proportion ne fut point gardée, c’est la rhétorique qui domina. Paris disait : « L’héroïque province se lève et va bientôt accourir. » La province disait : « L’héroïque Paris s’arme, se concentre et va sortir. » On abusa de l’héroïsme, qui cependant ne se ménagea pas ; mais, en son nom, trop souvent célébré, on fit tant de promesses que l’on se prépara, sans le savoir, les plus cruelles des déceptions.

De ce double courant d’énergie que l’on signalait, en phrases ronflantes, de Paris à la province et de la province à Paris, il naquit une confusion qui eut des suites déplorables. La province, — « l’ingrate province », — comme disait le président Bonjean, s’imagina que les 500 000 hommes enfermés dans Paris allaient rompre les lignes d’investissement pour venir combattre les ennemis qui la foulaient, tandis que Paris, donnant, par sa résistance, à la province le temps de se lever, de se former, de devenir redoutable, était persuadé qu’elle était en marche pour le délivrer et disperser les troupes dont il était entouré. Paris et la province se trompaient ; comment ne se seraient-ils pas trompés et auraient-ils pu croire que leurs mouvements respectifs n’avaient point été combinés d’avance et menés avec un ensemble convenu entre le Gouvernement de la Défense nationale et la délégation de Tours !

Vers la fin d’octobre, à Paris, les cœurs étaient encore très surexcités ; on se disait : « Ce n’est plus qu’affaire de patience ; à la première sortie générale, nous en viendrons à bout. » Quelques gens sages, seuls, sachant s’abstraire de la passion publique, ne croyant guère à la victoire et redoutant les futures exigences du roi de Prusse, pensaient que, l’honneur étant sauf, il était patriotique de négocier, afin de conserver à la France des forces qu’il serait imprudent de gaspiller dans des combats dont l’inégalité s’accroissait de jour en jour. Parmi les membres du gouvernement, plus d’un raisonnait ainsi. Malgré leur incompétence militaire, il ne leur avait point été difficile de constater que les moyens de défense n’étaient point en proportion avec les moyens d’attaque, et plusieurs — qui me l’ont dit — regrettaient que l’on n’eût pas réussi à s’accommoder à Ferrières.

C’est dans le secret de leurs conciliabules qu’ils exprimaient ces idées d’apaisement et presque de soumission, car, lorsqu’ils passaient en revue quelques bataillons de ces gardes nationaux qui ne s’étaient point encore battus et ne devaient point se battre, loin de les préparer à une paix possible, ils embouchaient la trompette de Bellone et sonnaient leur fanfare la plus belliqueuse, car ils savaient qu’à ces gens de désordre tout prétexte servirait à faire montre de faux patriotisme et à tenter un soulèvement. Ils l’ont dit, ils l’ont répété ; ils avaient peur de « la rue » ; or la rue, c’était la garde nationale.

On attendait le retour de Thiers. L’ambassadeur extraordinaire du Gouvernement de la Défense nationale et de la Troisième République aura certainement convaincu les grandes puissances que leur intérêt est d’intervenir officieusement en notre faveur ; les conditions que nous aurons à discuter seront plus douces que celles de Ferrières et nous les pourrons faire accepter par la population. Double illusion qui ne devait pas être de longue durée. Thiers était revenu ; son effort pour amener Gambetta, qu’il vit à Tours, à l’idée d’un armistice fut considérable et peu utile ; il réussit plus facilement auprès du gouvernement de Paris, où l’on ressentait déjà quelque lassitude. Il ne laissa point ignorer qu’en Europe nous étions dans un isolement moral qui ressemblait à un abandon. Sans nous être hostile, on nous témoignait une indifférence absolue ; on ne nous pardonnait pas d’avoir été les agresseurs en déclarant une guerre qui eût pu s’étendre sur le continent tout entier ; on nous blâmait de la continuer et de ne pas vouloir reconnaître notre défaite ; partout le même conseil avait été donné : « Négociez et nous pourrons peut-être faire écouter notre voix ; plus tard, il serait trop tard et nous ne serions plus en droit d’en appeler à la modération de la Prusse. »

Ces avis, on les admettait en principe et l’on eût bien voulu les faire prévaloir, mais on se méfiait de la partie agitée de la population parisienne ; on savait, par les rapports de police, que la garde nationale contenait 20 000 repris de justice, aptes aux mauvaises besognes, et 10 000 sectaires capables de tout. Or la théorie du parti républicain avait toujours été qu’avec trois cents hommes résolus une révolution est possible. Les membres du gouvernement n’ignoraient pas cela et ne se sentaient point rassurés. En tout cas, il ne pouvait être question de traiter de la paix, car il était impossible de traiter pour la France qui n’avait pas de représentation légale ; il ne s’agissait donc que d’obtenir un armistice pendant lequel on ferait des élections.

Thiers fut chargé de la négociation, qui était si clairement indiquée par les circonstances que les gens raisonnables de France et d’Allemagne ne doutèrent pas du succès. Il quitta Paris le lundi 31 octobre dans la matinée, pour retourner à Versailles discuter avec Bismarck les conditions de l’armistice, qui devait s’étendre à la France entière et même à Metz, dont on était sans nouvelles, mais où bien des naïfs croyaient encore que Bazaine ferait « sa trouée ». Bazaine — l’héroïque Bazaine — avait été, comme Trochu, l’enfant chéri de l’opinion publique ; l’un et l’autre passaient pour être en assez mauvais termes avec le gouvernement impérial et il n’en avait pas fallu davantage pour qu’on les douât de toutes les vertus et de toutes les aptitudes. Or Bazaine avait capitulé le 27 octobre ; capitulé pour la ville qui n’avait pas reçu un projectile ennemi, capitulé pour son armée en rase campagne, ce qui est un crime puni de mort par le code militaire.

Sans combats sérieux depuis celui de Woippy (8 octobre), il rendait trois maréchaux, plus de 6 000 officiers, 173 000 soldats, dont 20 000 blessés ou malades, 53 drapeaux, 541 pièces de campagne, le matériel de 85 batteries, 800 canons de place, 66 mitrailleuses et plus de 300 000 fusils. Metz la pucelle n’était plus à nous. Cette chute d’une telle ville forte et d’une armée si considérable devait accélérer la conclusion de l’armistice ; la logique révolutionnaire raisonna autrement que la logique des faits, et ce fut précisément ce nouveau désastre qui nous empêcha d’échapper à ceux dont nous étions encore menacés. On ne fit du reste que se conformer à la tradition et surtout à l’exemple qui récemment avait été donné. À la capitulation de Sedan, l’on avait répondu par une révolution, par le renversement de l’Empire et par l’inauguration du Gouvernement de la Défense nationale ; il parut donc naturel à quelques énergumènes de répondre à la capitulation de Metz par une révolution nouvelle, par le renversement du Gouvernement de la Défense nationale et par la proclamation de la Commune.

Dès le 30 octobre, on avait fait courir à Paris le bruit de la reddition de Metz, immédiatement et vivement démenti par Jules Favre. Pendant une suspension d’armes de quelques heures, aux environs de Romainville, pour ramasser les morts et enlever les blessés, un certain Dardenne de la Grangerie, chef de l’ambulance de la Presse, causant avec un ambulancier allemand, en apprit la capitulation de Bazaine. Rentré presque immédiatement à Paris, Dardenne prévint Rochefort ; celui-ci courut le dire à Flourens, lequel en donna avis à Félix Pyat, qui fit une édition supplémentaire du Combat, dont il était le rédacteur en chef, pour annoncer la nouvelle au bon peuple, que cela ne parut pas émouvoir outre mesure. Mais l’occasion d’une sottise qui prenait le caractère d’une trahison devant l’ennemi parut bonne à Blanqui, à Gustave Flourens, à Ranvier et à toute cette séquelle d’inconnus, de malandrins, d’ivrognes et d’incendiaires dont l’avènement devait, quelques mois plus tard, être pour Paris une catastrophe sans exemple. Maître des bataillons franchement révolutionnaires, cherchant leurs ennemis dans les demeures de la bourgeoisie et non pas aux avant-postes, ils marchèrent vers l’Hôtel de Ville en criant : « À bas les traîtres ! Pas d’armistice ! La guerre à outrance ! »

Je n’ai pas à raconter cette soirée du 31 octobre, qui serait comique si elle n’était pas honteuse ; on se rappelle les membres du Gouvernement de la Défense nationale, le général Trochu et Jules Favre, Jules Simon et Garnier-Pagès et les autres ficelés sur leur fauteuil. Pendant que Gustave Flourens se promène, en grandes bottes, sur la table du Conseil et s’embrouille si bien, au milieu de ses motions, qu’il s’arrête et dit : « Je ne sais plus ce que je voulais dire », il eût pu dire aussi bien : « Je ne sais pas ce que je veux faire » ; et, en vérité, ni lui, ni ses compères, ni ses comparses ne s’en doutaient ; ils se sont emparés de l’Hôtel de Ville, ils ont fait le gouvernement prisonnier et ils sont restés, comme des aliénés qu’ils étaient, à échanger des injures et des menaces avec leurs adversaires. Instinctivement, ils sentaient que la masse de la population était contre eux et ils en étaient paralysés. Ce ne fut qu’une tentative de révolution de palais, à la mode turque et byzantine. Je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit ailleurs[193] :

Le dénouement fut ridicule. Ernest Picard s’esquiva spirituellement par une porte dérobée, alla chercher la garde et remit l’Hôtel de Ville à peu près en ordre. Le général Ducrot a dit à l’Assemblée nationale, dans la séance du 28 février 1871 : « Je ne perdrai jamais le souvenir des divisions horribles que les hommes de désordre sont venus apporter à la défense nationale et je me sens bondir le cœur d’indignation à la pensée que le 31 octobre il m’a fallu quitter les Prussiens pour venir à l’Hôtel de Ville et, chose misérable à noter, pas un des chefs de ce parti, si disposé à l’insulte et à l’étalage du patriotisme, ne s’est exposé devant l’ennemi. » À la suite de cette échauffourée, les hommes du gouvernement, qui, sans exception, avaient combattu le dernier plébiscite de l’Empire, firent appel à la population parisienne et en obtinrent un vote de confiance, en vertu duquel ils conservèrent le pouvoir. Ceci prouve qu’en politique on est parfois contraint de recourir aux mesures que l’on avait condamnées, à moins que l’on n’ait du génie ; mais le génie est une maladie rare et jusqu’à présent peu contagieuse.

Pendant qu’à Paris les émeutiers de profession essayaient de culbuter le gouvernement et ne parvenaient qu’à le bousculer, Thiers, arrivé à Versailles dans la journée du 31 octobre, négociait avec Bismarck. Le petit homme et le colosse étaient aux prises et semblaient près de s’entendre, car entre les conditions proposées et les conditions offertes l’écart n’avait rien d’infranchissable. On calculait que vingt jours étaient nécessaires pour procéder aux élections et constituer l’assemblée, de telle sorte qu’elle pût faire entendre sa voix, qui eût été celle de la France. La question du ravitaillement de Paris pendant l’armistice n’était point contestée ; il y avait seulement divergence sur la quantité de vivres à introduire ; on pouvait, dès le 2 novembre, considérer la suspension d’armes comme conclue.

Bismarck et le roi de Prusse voulaient la paix ; ils sentaient que la prolongation de la guerre devenait cruelle et n’ajouterait que bien peu de résultats à ceux que déjà l’on avait acquis ; Bismarck aspirait à reprendre le premier rôle, qu’il avait dû abdiquer entre les mains du général de Moltke ; le roi, saturé de gloire, désirait retourner à Berlin. L’occasion était propice ; Thiers a constaté les intentions pacifiques de nos adversaires ; il les reconnaît, il les proclame ; à cet égard, sa loyauté est irréprochable. Il a dit qu’il poursuivait en même temps avec Bismarck deux négociations corollaires, mais différentes : celle qui déterminait les conditions de l’armistice ; celle qui préparait les conditions de la paix ; car, dans la pensée des deux hommes d’État, l’armistice ne devait être que le prélude, mais le prélude certain de la paix. J’ajouterai que les conseils de l’Europe et l’insistance de la Russie n’étaient point sans avoir fait impression sur l’esprit du roi Guillaume.

On en était là et l’on peut dire que l’on allait se frapper dans la main, lorsque, le jeudi 3 novembre, Bismarck vint voir Thiers. Son visage était triste et son attitude trahissait quelque embarras. Le « chancelier de fer » comprenait que les événements étaient plus forts que lui et dominaient sa volonté. Il raconta à Thiers les insanités du 31 octobre, commises au cri de : « À bas l’armistice ! » Et il parla, non sans amertume, de la proclamation que Gambetta venait d’adresser « au peuple français », pour lui apprendre la « trahison de Bazaine », pour vilipender l’armée, qui n’avait été qu’un « instrument de règne et de servitude », et pour faire le serment, tant qu’il restera un pouce du sol sacré sous ses semelles, de tenir ferme le glorieux drapeau de la Révolution française. Cette proclamation démontre à quel point la passion peut oblitérer l’intelligence. Bismarck dit : « À quoi bon l’armistice, puisque les gens de Paris et ceux de Tours n’accepteront point la paix ? » Thiers se débattait dans son patriotisme désespéré et ne pouvait pas ne point reconnaître que Bismarck avait raison. Le roi de Prusse, dérouté par les événements de Paris, outré de cette proclamation furieuse où le maréchal Bazaine était présenté comme « complice de l’envahisseur », se retournait vers le parti de la guerre qui dominait dans son État-Major général et déclarait que, s’il consentait à l’armistice, ce serait en mettant obstacle au ravitaillement.

Pour Thiers et pour Bismarck, la déconvenue était complète ; restés seuls, face à face, ils se demandèrent s’ils ne pourraient faire la paix et l’imposer l’un à son souverain, l’autre à sa nation. Pendant presque toute la nuit, ils en parlèrent et remuèrent des projets qui paraissaient acceptables ; la vivacité méridionale que Thiers n’a jamais pu atténuer s’accommodait de la bonhomie bourrue où Bismarck est passé maître ; j’imagine que les digressions ont été fréquentes, que les anecdotes se sont introduites dans la discussion, et que, par esprit d’habitude, on a joué de grosses parties sur l’échiquier de la politique. Bismarck n’est pas homme à cacher ses pensées ; ça lui a trop bien réussi de les dévoiler avec une imprudence qui parfois faisait sourire et qui n’était que de l’habileté.

Rien cependant de cet entretien n’a transpiré et, à l’heure qu’il est (1887), comme au premier jour, on en est réduit aux conjectures. Ce que Thiers a dit devant la commission d’enquête est tout ce que l’on sait, et ce qu’il a dit n’apprend rien : « Nous passâmes la nuit ensemble et, sans raconter des choses que l’histoire seule saura et devra dire, j’acquis la certitude que la paix, une paix douloureuse, mais moins que celle qu’il a fallu accepter plus tard, était dès lors possible. »

Thiers voyait la situation en homme politique, froidement, comme un joueur qui, ayant perdu la partie, sait qu’il doit payer l’enjeu. À la suite de cette conversation, il résolut de retourner à Paris, de s’assurer par lui-même de l’état de l’esprit public et d’inspirer peut-être au Gouvernement de la Défense nationale la sagesse — le courage — de traiter quand même, afin d’éloigner les tempêtes que l’on semblait s’étudier à amonceler sur la France. Bismarck ne voulut point consentir à le laisser rentrer dans cette ville prompte aux révoltes, qu’au temps de la Ligue Henri IV appelait « une spéluncque de bestes farouches ». « Vous ne sortirez pas vivant des mains de ces furieux », disait-il à Thiers. Celui-ci l’écouta et envoya à Paris Cochery[194], qui, près de lui, faisait fonction de secrétaire.

Le résultat de la mission confiée à Cochery fut que Thiers se rencontra au pont de Sèvres avec Jules Favre, accompagné du général Ducrot. Jules Favre, après une expérience de deux mois, avait perdu de sa superbe. Il était abattu et visiblement découragé ; là, au milieu de ces avant-postes bouleversés, où toute hostilité était momentanément suspendue, protégé par le drapeau blanc des parlementaires, convaincu que les circonstances exigeaient la paix et n’osant la faire, il se voyait contraint de céder à la passion de ceux qu’il s’était flatté de diriger. Thiers a donné la note juste lorsque, racontant son entrevue avec le vice-président du Gouvernement de la Défense nationale, il a dit : « M. Jules Favre me fit connaître la situation de Paris et me fit sentir l’impossibilité, en ce moment, d’amener la population à une résolution raisonnable. Il appréciait ce que je lui proposais ; il le trouvait sage, acceptable, nos malheurs étant donnés ; mais évidemment la Commune de Paris dominait déjà la situation, quoiqu’elle n’eût pas encore le gouvernement matériel de la capitale. D’ailleurs, il faut bien le dire, les honnêtes gens eux-mêmes, trompés sur nos moyens de résistance, partageaient les erreurs des anarchistes, sans partager la perversité de leurs sentiments. On était dans l’erreur, soit ; mais qui donc avait trompé les honnêtes gens sur nos moyens de résistance, si ce n’est le gouvernement de Paris et la délégation de Tours ? »

On rompit les négociations, et le sort de la France fut remis au hasard des armes, qui, depuis longtemps, en avait décidé. Jules Favre était atterré, Bismarck très contrarié, et Thiers s’en alla désespéré. Ce que l’on peut dire de Thiers, je le sais, et je crois que l’histoire, si elle est impartiale, ne lui sera pas clémente. Il fut brouillon, tracassier, souvent perfide, toujours de l’opposition quand il n’était pas au pouvoir, ce qui suffit à enlaidir son caractère et à faire douter de sa bonne foi. Il ne fut pas sans influence sur des catastrophes qui n’ont pas fait de bien à notre pays ; il ne se mêla que d’une façon indirecte à certains événements, mais il n’est pas loin et son action est saisissable en juillet 1830, en février 1848 et septembre 1870. Ses opinions n’ont eu rien de stoïque et la durée en fut limitée à celle de ses intérêts. Les contradictions abondent et se heurtent parfois, non sans comique, dans son existence ; il sera obligé de prendre les fortifications qu’il a déclarées imprenables, parce qu’il les a faites, et il sera président d’une république, lui qui a solennellement déclaré, du haut de la tribune parlementaire, que toute république est destinée à finir dans le sang ou dans l’imbécillité.

Certes, on en peut rire, et de son vivant les railleries ne lui ont pas été épargnées, mais il demeure respectable et il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a passionnément aimé la France. Il l’a rêvée grande, forte, respectée au temps de sa fortune, et, lorsqu’elle a fléchi sous le poids de ses fautes et des désastres qu’elle avait attirés sur elle, il a fait des efforts surhumains pour la sauver et pour rendre son sort moins douloureux. Que ceci plaide en sa faveur et lui vaille l’indulgence de l’avenir.


CHAPITRE IV

LES DERNIERS COMBATS



GAMBETTA ET LA CAPITULATION DE METZ. — LA MISSION RÉGNIER. — LE JACOBINISME. — LE DUEL AU COUTEAU. — LA VICTOIRE DE COULMIERS. — INTERVENTION AMICALE DE L’EMPEREUR ALEXANDRE. — TROIS GOUVERNEMENTS. — LES PROCONSULS. — LA TOURBE DES DÉMAGOGUES. — LA LIGUE DU MIDI. — ON COMBAT PARTOUT. — INFÉRIORITÉ DES FORCES FRANÇAISES. — CHAMPIGNY. — LES PLANS CONTRADICTOIRES. — INVITE À NÉGOCIER. — POURQUOI TROCHU FEINT DE NE PAS COMPRENDRE. — ANNIVERSAIRE DU 2 JANVIER. — ÉTAT DE PARIS. — LE ROI DE PRUSSE PROCLAMÉ EMPEREUR D’ALLEMAGNE. — LE DROIT ET LA FORCE. — LA CONFÉRENCE DE LONDRES. — LE BOMBARDEMENT. — POURQUOI ON LIVRE LE COMBAT DE BUZENVAL. — ÉMEUTE À PARIS. — DÉMISSION DE TROCHU. — JULES FAVRE À VERSAILLES. — ON OUBLIE VOLONTAIREMENT L’ARMÉE DE BOURBAKI. — L’ARMISTICE EST SIGNÉ LE 28 JANVIER 1871.



SI l’armistice n’a pas été conclu et si la paix ne s’en est pas suivie au 31 octobre, il faut en accuser le parti révolutionnaire de Paris et la proclamation furibonde de Gambetta. Celui-ci comprit sa faute, lança une seconde proclamation pour atténuer l’effet de la première, mais le mal était fait et fut irréparable. Ceux qui l’approchaient alors, et j’en ai connu plus d’un, qui l’ont écouté, pendant qu’il fumait des cigares « exquis » en buvant de la bière, savaient que la capitulation de Metz était loin de l’avoir désolé. Il n’est pas le seul qui se soit senti soulagé par ce désastre ; à Paris, on s’en est mystérieusement félicité entre complices. Bazaine passait pour profond, parce qu’il était indécis, et l’on croyait souvent qu’il cachait ses projets, parce qu’il n’en avait pas. Que comptait-il faire ? Pour qui tenait-il ? Pour l’Empire, pour la République, pour lui-même ? Comme nul ne s’en doutait, les suppositions allaient leur train et on lui prêtait les intentions les plus machiavéliques.

Dans son armée, il avait la garde impériale, qui était restée fidèle à Napoléon III ; on le redoutait à Paris aussi bien qu’à Tours, et on s’imaginait que près de lui s’était formé un noyau autour duquel se grouperaient les partisans du régime déchu, que l’on soupçonnait, bien à tort, de vouloir donner l’assaut au gouvernement républicain. Bazaine disparu, son armée disparue, c’était autant d’adversaires de moins avec lesquels on craignait d’avoir à compter. Gambetta était d’autant plus persuadé qu’il se complotait quelque chose de grave entre Bismarck, Bazaine et l’impératrice Eugénie qu’il avait eu connaissance de la mission Régnier, mission des plus étranges ou des plus naïves, et qui reste encore entourée de nuages si impénétrables qu’ils en sont suspects.

Un sieur Régnier avait réussi à traverser les lignes prussiennes et à s’aboucher avec le maréchal Bazaine. Il se donnait comme envoyé par l’impératrice Eugénie. Ses lettres de créance consistaient en une photographie d’Hastings, signée par le Prince impérial. Il demandait que le général Canrobert ou le général Bourbaki se rendît en Angleterre auprès de l’impératrice Eugénie, qui réclamait la présence de l’un d’eux. Canrobert refusa de quitter son corps d’armée ; Bourbaki, commandant en chef de la garde, n’eut point le même scrupule et suivit ce Régnier qui, sans difficulté, le conduisit au-delà des troupes allemandes d’investissement que dirigeait le prince Frédéric-Charles. Bourbaki alla à Hastings, vit l’Impératrice, eut avec elle un entretien qui ne fit naître aucune résolution, revint en Lorraine, ne put obtenir l’autorisation de reprendre son poste à la tête de ses soldats et, désespéré de sa bévue, que l’on pouvait mal interpréter, accourut à Tours se mettre à la disposition de Gambetta.

On ne sait au juste ce qu’était ce Régnier, qui n’était peut-être qu’un aventurier cherchant fortune et mêlant d’importants personnages à une négociation dont son imagination avait fait tous les frais. C’était un homme qui, dit-on, cachait sous des apparences communes une finesse redoutable. Polonais de naissance, agent secret de la Prusse et de la Russie, il eût voulu provoquer une restauration impériale soutenue par Alexandre II, qui ne consentait, sous aucun prétexte, à reconnaître le Gouvernement de la Défense nationale. C’est le 28 septembre qu’il se présenta devant le maréchal Bazaine. Cette date n’est pas sans importance, elle concorde avec la rupture des conversations de Ferrières et correspond à la menace faite par Bismarck à Jules Favre de traiter avec Napoléon III, c’est-à-dire avec la régente, qui représentait le souverain prisonnier[195].

Il m’a été affirmé par un homme considérable resté très dévoué à l’Empire que Bismarck avait mené cette intrigue. Par l’entremise de Régnier, qui était son agent, il avait envoyé Bourbaki en Angleterre, afin d’en ramener l’Impératrice, avec laquelle il aurait directement traité de la paix ; l’armée de Bazaine eût été mise à sa disposition et lui aurait rouvert les portes de Paris. Bourbaki, dont l’intelligence était médiocre, perdit la tête en présence du premier rôle qu’on lui réservait, ne sut rien proposer, mais reconnut qu’il avait affaire à une femme qui tremblait de peur à l’idée de remettre les pieds sur le sol français ; on ne se comprit pas, ou l’on feignit de ne se pas comprendre. La négociation échoua et Bismarck en fut exaspéré. Il traita Régnier d’imbécile et le mit à la porte. Cette version d’une aventure dont on a beaucoup parlé est-elle vraie ? Je la rapporte telle qu’elle m’a été racontée par un homme digne de toute confiance, mais qui la tenait de troisième ou de quatrième main. Il est probable que ni l’Impératrice ni Bourbaki n’ont su le fin des choses ; Bismarck et son agent seuls auraient pu mettre un peu de lumière dans cette obscurité ; ils ont gardé le secret, si secret il y a[196].

Non, certes, Gambetta ne fut point fâché de voir partir, pour la captivité d’Allemagne, ce maréchal qui envoyait ses généraux chez l’Impératrice et cette armée où l’on espérait recruter les « prétoriens » futurs. Ce qu’il savait de la mission Régnier, grossi démesurément par son imagination méridionale, lui avait persuadé qu’il y avait là un danger redoutable ; le danger venait de disparaître, et désormais toute tentative pour restaurer l’Empire restait désarmée. Son indignation n’était donc qu’un éclat rhétorique ; mais il était sincère quand il parlait de porter haut le « drapeau de la Révolution française ». Là il est absolument de bonne foi ; il ne tient compte ni de la différence des temps, ni de la différence des mœurs, ni de la différence de l’armement, ni de la différence des conditions sociales, ni des différences économiques de la propriété. D’un bond en arrière, il est tombé au milieu de la Convention et n’en peut plus sortir ; son ignorance est telle qu’il ne s’aperçoit pas que le souffle jacobin est épuisé par la force même des choses. Il croit à la défroque du Comité de Salut public et des représentants en mission ; il évoque des fantômes, les voit et les prend pour des réalités. Il se démène au milieu d’un théâtre dont la décoration est changée, dont les acteurs sont morts.

Il veut la levée en masse, la fougue des patriotes, la furia francese ; il veut vaincre ou mourir ; il ne meurt pas et n’est pas vainqueur. Il ne s’aperçoit pas que tous les paysans possèdent aujourd’hui ; qu’ils savent, par l’expérience de deux invasions, qu’on ne peut leur enlever leur lopin de terre ; ils savent aussi qu’ils n’ont à redouter ni le retour de la dîme, ni celui des droits féodaux, et qu’ils sont électeurs et même éligibles, comme les « seigneurs ». Ceci a tué la levée en masse. Il ignore qu’il n’y a plus ni fougue, ni attaque à la baïonnette, en face des artilleries modernes qui portent à 7 000 mètres et de la longue trajectoire des fusils à répétition. Un régiment ne peut plus franchir cinq cents pas en courant, sans être foudroyé ; ceci a mis fin à la furia francese. À cette heure, la guerre n’a plus rien de chevaleresque et la valeur individuelle n’y sert plus à rien ; elle est scientifique, et c’est pourquoi elle est si laide.

À partir de la rupture des négociations de Versailles, lorsque la France croit encore généreusement qu’elle finira par vaincre et que l’Allemagne comprend qu’elle n’aura la paix qu’en écrasant son adversaire, la guerre devient implacable. C’est presque une période nouvelle ; c’est comme un duel au couteau ; la France rassemble toutes ses recrues. L’Allemagne, craignant que les 200 000 hommes que la capitulation de Metz a rendus libres ne lui soient pas un renfort suffisant, appelle ses réserves. Elle s’ouvrit bien pour nous, cette troisième phase de la guerre, par une victoire, la seule dont nous puissions nous glorifier sans forfanterie.

Le 9 novembre, le général d’Aurelle de Paladines attaqua les Bavarois de von der Tann devant Orléans ; la lutte fut très dure ; elle continua pendant la journée du 10, sans interruption ; l’avantage nous resta ; Orléans fut repris. C’est la bataille de Coulmiers, où nos soldats, nos conscrits, nos mobiles eurent de l’élan et de la fermeté. Ce n’était point un mince succès, car Orléans en notre pouvoir, c’était la route de Paris ouverte, et si un mouvement d’ensemble avait été combiné entre les meneurs de la guerre, ça pouvait être la délivrance de la ville assiégée. Un ordre mal compris ou mal exécuté par le général Reyau, qui commandait la cavalerie, empêcha la victoire d’être aussi complète qu’elle aurait dû l’être ; néanmoins, elle fut décisive sur le point disputé, puisque l’ennemi fut contraint de battre en retraite.

Par suite de quel hasard, de quel malentendu le résultat fut-il stérile ? On réédita la faute que Bazaine avait commise le 16 août, lorsque, ayant écrasé l’armée du prince Frédéric-Charles, il ne profita pas du chemin qu’il venait de rendre libre pour marcher sur Verdun et rentra sous Metz, où il devait périr. De même, d’Aurelle de Paladines ne sortit pas d’Orléans, qu’un mois plus tard il devait être réduit à évacuer. Pendant les deux journées qui suivirent la bataille de Coulmiers, la route, débarrassée de tout obstacle, conviait à pousser une pointe énergique sur Paris ; on resta immobile et deux jours furent perdus que jamais l’on n’a retrouvés. Lorsque l’occasion s’offre, à la guerre, et qu’on ne la saisit pas, elle s’envole et ne reparaît plus.

Sur qui retombe cette faute capitale, dont les conséquences furent de laisser intact l’investissement de Paris et de décourager les efforts de la province ? Il est difficile de répondre ; chacun a secoué la responsabilité qui lui paraissait lourde et l’a rejetée sur son voisin ; entre les explications données, la contradiction est absolue et nul document irréfutable ne peut jusqu’à présent permettre de formuler une opinion sans réserve. Il est certain cependant que le général d’Aurelle de Paladines a reçu, le 27 octobre, une lettre de Freycinet qui lui prescrivait de prendre Orléans, de s’y établir et d’y faire construire un camp retranché pouvant contenir 150 000 ou 200 000 hommes. Cette lettre est officielle et prouve que la délégation de Tours, c’est-à-dire Gambetta, voulait faire d’Orléans le pivot de ses opérations, beaucoup plus que le point de départ d’une marche sur Paris.

Freycinet a regimbé et a prétendu qu’après la bataille il a engagé d’Aurelle de Paladines à continuer son mouvement. On dit que le général ne s’est pas soucié de se découvrir en rase campagne, avec des troupes mal vêtues, médiocrement armées et sans cohésion suffisante pour tenir tête à l’armée du grand-duc de Mecklembourg et à celle du prince Frédéric-Charles, qui s’avançaient contre lui. Gambetta, qui ne reculait devant aucune exagération pour soutenir le moral des armées de province, annonça l’arrivée prochaine de Trochu à la tête de 160 000 hommes ; on n’avait qu’à les attendre, ils allaient arriver.

Enfin — et ceci est grave — M. L. Louvet a écrit, à propos de la bataille de Coulmiers : « On put croire à un changement de sort. Le général d’Aurelle de Paladines pouvait et voulait — dit-on — marcher vivement sur Paris. Gambetta s’y opposa pour des raisons inexpliquées. Sans doute, il craignait de découvrir la Loire, Tours, le Midi de la France et la délégation départementale du gouvernement. Pendant deux jours, aucune force suffisante n’aurait pu s’opposer à l’arrivée de l’armée de la Loire sur Paris. » Le cas était mauvais ; aussi les intéressés, généraux, dictateur, délégué à la Guerre, l’ont nié. La faute, je crois, résulte de la perturbation même du commandement, qui était exercé simultanément et sans entente préalable par le général en chef, par Freycinet et par Gambetta. Au jour des batailles, sous peine d’être vaincu ou paralysé dans l’action, une seule voix doit se faire entendre et être obéie.

Ce succès devait être isolé ; le 10 novembre n’eut point de lendemain ; partout il va falloir reculer devant la science militaire et le nombre de l’ennemi. On a beau se raidir, crier : courage ! promettre la victoire à des efforts nouveaux, rien ne peut plus conjurer le destin. Il n’est pas jusqu’à Gambetta, toujours vociférant, exalté jusqu’à la démence par cette série de revers, qui ne se voie forcé de quitter Tours, où il n’est plus en sûreté, pour aller se mettre à l’abri derrière la Gironde ; mais, avant de partir vers cette dernière étape, il lâche une bêtise restée célèbre ; l’armée de la Loire ayant été coupée, il s’écrie : « Et maintenant nous avons deux armées, au lieu d’une ! »

Est-ce à dire que nos soldats, nos pauvres recrues que l’on poussait à la guerre ont manqué à leur devoir ? Non pas, ce serait une suprême injustice de les accuser ; ils ont fait tout ce qu’ils ont pu faire, et par eux du moins l’honneur est indemne. Je ne sais s’ils ont été des marcheurs infatigables et d’habiles combattants ; on ne leur avait rien enseigné, ils n’avaient eu le temps de rien apprendre. On les assemblait, on les armait avec des fusils de calibres et de mécanismes différents, on leur mettait sur le dos un havresac et puis : en avant, marche ! et on les menait au feu ; ils y allaient et y tombaient. À l’un de ces enfants qui, pendant un combat, restait immobile et oisif, sans baisser la tête sous les paquets de mitraille, un capitaine dit : « Pourquoi ne fais-tu pas feu ? Est-ce que tu n’as plus de cartouches ? » Le conscrit répondit : « Je ne sais pas comment on charge un fusil » ; et ils étaient plus d’un qui pouvaient en dire autant.

Leur misère fut atroce et la scélératesse des fournisseurs l’augmenta. À l’armée du Nord, commandée par le général Faidherbe, les mobiles reçurent des souliers dont les semelles étaient en carton. Après une heure de marche dans les boues de la Picardie, ils allaient pieds nus. Faidherbe, un homme de bronze, souffrant d’une maladie de foie contractée au Sénégal, dont il fut gouverneur, les aperçut et se mit à pleurer. Si l’on eût pendu ces fournisseurs, la tête en bas, qui donc n’eût applaudi ! Un autre, banquier fort riche, dont la spécialité était de marier ses filles à des princes qui parfois eurent à donner des explications en police correctionnelle, avait obtenu une importante fourniture de drap de troupes. Le vol fut si manifeste que, malgré sa fortune, ses protections, il fut l’objet d’un mandat d’amener, un an après la conclusion de la paix, lorsque l’on commençait à écouter les plaintes et à regarder dans les comptes. Tout ce que l’on put faire, afin d’éviter un scandale, fut de prévenir le coupable qu’il allait être arrêté. Il s’empoisonna, ou on l’empoisonna en famille. Si ce fait devait être nié, on en trouvera les preuves au ministère de la Guerre.

Parmi les petits moblots, beaucoup ont été héroïques ; ici, ce mot dont on a tant abusé n’a rien d’excessif. Que dire de ce 33e régiment, exclusivement composé des mobiles du département de la Sarthe, dont le général Chanzy, qui se connaissait en bravoure, ne pouvait parler sans émotion ! Il me disait : « Ils sortaient du cœur même de la Gaule ; ils me rappelaient cette légion de l’Alouette dont l’armée romaine était si fière ; il n’y avait pas à les haranguer ; on leur disait : « Allons, mes enfants », et ils partaient, toujours les premiers au feu, toujours les derniers à la retraite. » Le général Chanzy n’exagérait pas et, tombé de ses lèvres sévères, un tel éloge est la plus haute des récompenses.

Les beaux gars du Maine ont été admirables et, lorsqu’ils furent sacrifiés, ils acceptèrent le sacrifice d’un cœur résolu. Au combat de Loigny, sans lâcher d’une semelle, ils reçurent le choc de l’armée allemande, qu’ils arrêtèrent pour donner à nos troupes le temps d’opérer leur retraite. Celui qui les enleva pour courir sus à l’ennemi avait refusé de rentrer aux zouaves pontificaux, dans lesquels il avait servi à Rome. C’était le duc de Luynes ; il avait voulu partir avec les paysans de ses terres, comme autrefois les seigneurs à la tête de leurs vassaux ; il était capitaine adjudant-major dans le bataillon où son frère, le duc de Chaulnes, était lieutenant. Pendant les marches, on chantait Le Vieux Sergent de Béranger :

Pieds nus, sans pain, sourds aux lâches alarmes,
Tous à la gloire allaient du même pas.
Le Rhin lui seul peut retremper nos armes !
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !

À Loigny, le duc de Luynes fit un retour offensif et tomba traversé d’une balle ; son frère prit sa place : « En avant ! En avant ! les bons gars ! » Un coup de feu le jeta bas. Là, quatre duchés gisaient côte à côte ; Luynes, Chevreuse, Chaulnes et Picquigny.

Si tous étaient morts ainsi, ils ne seraient pas à plaindre ; « le beau trépas » dont a parlé le chansonnier est enviable ; mais la guerre est moins généreuse qu’on ne le croit, car elle fait mourir bien plus qu’elle ne tue. La balle est mortelle, mais bien plus mortelle encore la maladie, qu’elle soit la variole, le typhus, la dysenterie, la pourriture d’hôpital ou l’excès des fatigues. Combien sont morts obscurs et inconnus, sur le grabat des ambulances ; combien se sont affaissés sur les routes, brisés de lassitude, et ne se sont point relevés ; combien se sont couchés au pied d’un arbre, vaincus par leur faiblesse, par leur épuisement, voulant marcher encore, ne le pouvant plus, et ne se sont jamais réveillés. Ils se sont donnés à la France et sont morts pour elle, sans être utiles à son salut, sans action d’éclat, mais lui offrant d’un cœur filial jusqu’à la dernière pulsation de leur énergie. Dormez en paix, pauvres petits ! Si votre holocauste a été stérile, votre dévouement n’en est pas moins sacré.

Tout était contre nous, car les rigueurs du ciel sont plus dures pour les vaincus que pour les vainqueurs. La température devint cruelle. Par les nuits claires où l’on dormait aux hasards de l’étape, parfois dans un fossé, souvent sur les bruyères, le thermomètre descendit à dix et à quatorze degrés au-dessous de zéro. À Pont-Audemer, après le combat de Buchy, on fit coucher une troupe de mobiles dans l’église, sur de la paille répandue à la hâte ; le lendemain matin, lorsque l’on sonna la diane, dix-sept ne se redressèrent pas ; ils étaient morts de froid pendant la nuit.

On n’ignorait pas, en Europe, au milieu de quelles impossibilités la France cherchait sa voie ; on connaissait la faiblesse de nos ressources militaires, que le nombre d’hommes appelés sous les armes ne parvenait pas à masquer ; on éprouvait un double sentiment de colère et de commisération contre notre persévérance, que l’on qualifiait d’entêtement. La déception avait été profonde lorsque l’on avait appris que les tentatives d’armistice étaient restées sans résultat. Une puissance surtout s’était émue de nos malheurs, c’est la Russie, que son intérêt conviait à ne pas avoir une Allemagne trop forte à ses côtés. L’empereur Alexandre II, tout en professant un culte pour son oncle, le roi de Prusse, crut opportun de faire entendre quelques conseils et, dans le courant du mois de novembre, il envoya à Berlin son grand chambellan, le comte Chreptowitch. Celui-ci dut gagner le quartier général, qui était à Versailles, et, dans une audience particulière qu’il obtint du roi Guillaume, il fit connaître le désir de l’empereur de Russie que deux mots peuvent résumer : « Mettre fin à la guerre, en traitant avec le général Trochu. »

Le roi se déclara prêt à négocier, pourvu qu’il le pût avec certitude, et il renvoya le comte Chreptowitch à Bismarck. Les deux personnages se connaissaient depuis longtemps. D’après ce que Chreptowitch m’a dit, Bismarck, après l’avoir écouté, aurait levé les épaules et répondu : « Que voulez-vous que je fasse ? Dès qu’il s’agit de paix, ou seulement d’armistice, je tombe dans le vide ; Trochu n’exerce aucune autorité ; il y a en France trois gouvernements qui ne sont d’accord sur aucun point ; il y a la délégation de Tours, la Défense nationale et la populace parisienne ; en réalité, c’est cette dernière qui est la maîtresse. Dans ces conditions, il est impossible au roi de déférer au désir dont l’empereur de Russie a bien voulu lui faire transmettre l’expression. »

« Trois gouvernements ! » Bismarck était modeste ; chaque département envahi avait le sien, représenté par ces fonctionnaires d’aventure que l’on avait ramassés à la buvette des Palais de Justice, dans le bureau de rédaction des journaux infimes, dans les brasseries, dans le cabinet des vétérinaires. La curée était scandaleuse, on dépeçait la France agonisante et l’on s’en partageait les lambeaux. Ces fruits secs en tout métier se considéraient comme des proconsuls investis de pleins pouvoirs ; tous ils étaient prêts à monter au Capitole, avant d’avoir « sauvé la patrie » ; tous ils étaient animés du même esprit et voulaient — en temps d’hostilités et d’invasion — faire prédominer l’élément civil sur l’élément militaire ; ils s’en allaient criant : « Plus de césarisme, plus de prétoriens ! » Les mieux férus en humanités disaient : Cedant arma togæ ! C’était un charivari où la bêtise le disputait à la violence.

Les plus intelligents parmi ces fantoches du jacobinisme, Challemel-Lacour[197] à Lyon, Frédéric Morin[198] en Saône-et-Loire, tous deux professeurs de philosophie démissionnaires pour refus de serment après le coup d’État du 2 Décembre, ignoraient les lois, ne connaissaient pas un seul rouage du mécanisme administratif, perdaient la tramontane devant la moindre difficulté et ne se fiaient qu’à leur inspiration, qui toujours les poussait aux sottises. Gambetta maintenait la suprématie de l’autorité civile sur l’autorité militaire, dont, en somme, il ne se souciait pas de relever le prestige. Les attributions bouleversées par le seul fait de la guerre amenaient des conflits qui parfois dégénéraient en émeute. Quelques-uns de ces illuminés d’eux-mêmes n’eurent pas à se louer d’avoir fait acte d’autocratie.

Le général Chanzy, conduisant la retraite de l’armée de la Loire, faisant face à chaque pas, se battant à toute étape, pénétra dans le département de la Mayenne et arriva à Laval. À peine descendu de cheval et installé dans son logis, il reçut la visite du préfet, qui s’appelait Delattre. C’était un ami de Gambetta, avocat de police correctionnelle, grand buveur de chopes, habile au jeu de dominos, braillard d’estaminet, politicien de vingtième catégorie. Depuis lors, il a poursuivi sa route, il a été conseiller municipal à Paris, et il est actuellement (1887) député. Il aborda Chanzy, déclina sa qualité et demanda, sans autre cérémonie, communication des plans du général, parce que, en vertu même de ses fonctions, il devait être mis au courant des opérations militaires dont son département pouvait être le théâtre ; il ajouta qu’il se réservait de faire des observations, s’il y avait lieu. Chanzy l’écouta sans rire et lui répondit qu’il n’avait pas l’habitude de raconter aux préfets qui lui faisaient l’honneur de lui rendre visite les dispositions qu’il croyait devoir adopter.

Delattre ne fut point content et le prit d’assez haut. « Si vous refusez de donner des renseignements au préfet, je vous somme au nom de la discipline militaire de répondre à votre supérieur ; je suis général de division. » Et il tira de sa poche une commission signée Gambetta qui le nommait général de division. Chanzy lut cette paperasse avec un dégoût qu’il ne m’a guère dissimulé, lorsqu’il m’a raconté cette bouffonnerie ; puis, se tournant vers Delattre, il lui dit : « Monsieur le préfet, je vois en effet que vous êtes général de division et, par conséquent, soumis à mon autorité et à ma juridiction ; je suis général en chef. Je vous engage à f… le camp sans vous retourner ; sinon, je vous envoie devant la Cour martiale et je vous fais fusiller… » Le préfet-général de division Delattre ne se le fit pas répéter et détala.

Si ces hommes, plus ridicules encore que méchants, mais toujours funestes, s’étaient consacrés, sans arrière-pensée, à la défense nationale, on pourrait du moins plaider les circonstances atténuantes en leur faveur ; mais il n’en est rien, et beaucoup d’entre eux n’ont vu dans notre défaite que l’occasion de réaliser leurs chimères, de satisfaire leur haine et de ne point refréner leurs convoitises. À Toulouse, à Marseille, on emprisonne les magistrats ; à Grenoble, on ne peut sauver le général Barral qu’en le faisant conduire à la maison d’arrêt, où il arrive meurtri par la foule ; dans le département de la Loire, les sous-préfets de Roanne et de Saint-Étienne conseillent l’expulsion de tous les réactionnaires ; le préfet de la Corrèze réclame la convocation d’une Cour martiale pour condamner les maréchaux et les généraux ; dans l’Ardèche, on exige également des cours martiales, mais contre la réaction seulement ; dans le Cher, on veut faire destituer le général Pothier ; le préfet écrit : « Il n’est que temps de subordonner le militaire au civil. » Dans la Gironde, on déclare que tout est perdu, si l’on n’arrête pas immédiatement Haussmann, Girardin, la maréchale de Saint-Arnaud, Pereire, La Guéronnière et de Parieu[199]. Tous ces gens-là sont pénétrés de la tradition jacobine ; ils voient des traîtres partout et sacrifient la défense du pays à la réalisation de leur rêve politique.

Un écrivain dont les appréciations modérées dénotent un esprit sage, Charles de Mazade, mon confrère à l’Académie française, cherchant la cause persistante de nos désastres, les fait d’abord remonter à l’Empire, puis il ajoute : « Il y a d’autres responsables, ce sont ceux qui ont tout compromis, non pas par absence de patriotisme et de bonne volonté, si l’on veut, mais par présomption, par incapacité, par ignorance. Il y a un autre responsable enfin, c’est cette tourbe de démagogues dont M. de Freycinet ne s’occupait pas, j’en conviens, que M. Gambetta aurait craint de blesser et qui, au moment où la patrie sombrait, passaient leur temps à faire des manifestations loin de l’ennemi, pour réclamer la révocation de tous les généraux, la subordination de l’élément militaire à l’élément civil ; c’est cette bande de fanatiques agitateurs qui, s’il y a une justice au monde, doivent rester à jamais honnis devant la conscience nationale, pour avoir cherché le triomphe de leurs convoitises, de leurs vanités, de leurs intérêts, même de leurs idées, s’ils en ont, lorsque la France, notre mère à tous, était dans le deuil, en proie à l’invasion étrangère[200]. »

Ce n’est pas tout ; on profita de cette heure funèbre pour tenter d’imposer au pays une sorte de démembrement moral. Une partie du territoire occupé par l’ennemi, Paris cerné et bientôt affamé, nos armées ne pouvant plus lutter que par point d’honneur, quelle bonne fortune pour ceux qui n’ont ni cœur ni patrie ! Une ligue se forma pour installer un gouvernement dans le gouvernement, pour créer une France dans la France ; le mot d’ordre, lancé de Lyon et de Marseille, fut entendu, et j’ai honte de dire que treize départements y répondirent. Le Rhône, l’Isère, la Loire, le Vaucluse, la Drôme, le Var, l’Ardèche, l’Hérault, les Basses-Alpes, les Alpes-Maritimes, la Haute-Loire, le Gard, les Bouches-du-Rhône et même l’Algérie se syndiquèrent, nommèrent des délégués, voulurent élire une Convention qui se serait réunie à Lyon, émirent la prétention de lever des armées et de choisir un dictateur, à la fois civil et militaire, chargé de sauver la République, compromise par les trahisons ! De ces élucubrations criminelles devait résulter la Ligue du Midi, qui eût brisé l’unité française.

Un fonctionnaire qui l’a vue de près et qui ne lui a pas toujours été défavorable, Challemel-Lacour, préfet à Lyon à cette époque, a dit : « La Ligue du Midi est donc, selon moi, le fait d’un certain nombre d’hommes voulant constituer une France méridionale, afin d’établir dans le Midi une forteresse du socialisme. » Au milieu de la guerre étrangère qui la ravageait et des discordes intestines qui la paralysaient, en la poussant sur des routes opposées, c’est miracle que la France n’ait point péri ; en ces circonstances où toute autre nation eût trouvé la mort, elle a fait preuve d’une vitalité qui permet de ne pas douter de son avenir.

Pendant que les socialistes, les communistes, les anarchistes, les possibilistes, les internationalistes, les Hébertistes, les Jacobins, les flibustiers et les niais se disputaient le pouvoir dans les départements et dans les communes, pendant que Gambetta se prenait aux cheveux avec Crémieux et Glais-Bizoin, dont il se moquait, pendant que nos généraux, s’épuisant d’efforts, voyaient leurs dispositions contrecarrées, nos pauvres soldats, surmenés, harassés, haussaient leur cœur et faisaient inutilement face à l’ennemi. Au courant du mois de novembre, on avait tâté l’Allemand sur bien des points, partout on l’avait trouvé en nombre supérieur, se déplaçant comme une forteresse mouvante, à laquelle on ne parvenait pas à faire brèche.

Dans l’Orléanais, il avait repris l’offensive, doublé par les renforts qui lui étaient parvenus, à la fois vigoureux et prudent, manœuvrant de façon à couper l’armée de la Loire en deux tronçons. On ne s’épargna point à déjouer son projet ; peine perdue ; nos soldats, nos marins, tout surpris d’être réunis en compagnie de marche, pouvaient, comme le grenadier à Waterloo, dire en tombant : « Ah ! il y en a trop ! »

À la fin du mois de novembre, le général Trochu se décida à agir ; depuis la prise d’Orléans par d’Aurelle de Paladines, c’est-à-dire depuis vingt jours, il n’avait rien tenté pour essayer de percer les lignes d’investissement dans la direction que lui indiquaient les heureux combats de l’armée de la Loire. Faut-il donc un si long espace de temps pour aller d’Asnières à Vincennes ? L’ennemi avait mis ce délai à profit, et quand même nous aurions passé sur le corps des Saxons et des Wurtembergeois qui nous barraient la route, nous nous serions heurtés à l’armée du prince Frédéric-Charles, massée en avant de la forêt de Fontainebleau.

Pendant toute la durée de la guerre, la Prusse nous attaqua ou nous reçut avec deux et même trois corps d’armée échelonnés les uns derrière les autres et maintenus en contact à l’aide de la cavalerie.

À Champigny, après avoir traversé la Marne, nos troupes, auxquelles on avait mêlé quelques détachements de garde nationale, firent face à l’ennemi ; la bataille dura deux jours et fut meurtrière pour les Allemands comme pour nous. Des deux côtés, les artilleries étaient si nombreuses que toute poussée en avant ne pouvait provoquer qu’un massacre inutile. Les Allemands rentrèrent dans leurs lignes et nos soldats rentrèrent dans Paris, où la garde nationale, immobile, comme l’on disait, interrompit sa partie de bouchon pour les injurier.

Échec devant Paris, c’était un malheur qui n’était plus réparable ; d’autres succédèrent coup sur coup et séparèrent définitivement la France de sa capitale. Le 5 décembre, Orléans fut repris, et la retraite menée par le général Chanzy ne fut qu’une série de combats ; on recula, comme le sanglier, en faisant tête ; le 6, Rouen fut occupé sans coup férir, ou à peu près. La situation était lamentable ; Paris avait été forcé de se renfermer derrière ses murs, et la route par laquelle il comptait rejoindre la province était fermée, tandis que le chemin que la province avait tenté de s’ouvrir, pour pénétrer jusqu’à Paris, était au pouvoir de l’Allemagne. L’incohérence des opérations éclate avec une détestable évidence, et tous les efforts se trouvent paralysés, parce qu’ils sont isolés et, pour ainsi dire, se tournent le dos.

Trochu avait son plan, Gambetta avait son plan, lesquels étaient imposés aux généraux, qui ne les acceptaient qu’à contrecœur et les exécutaient peut-être mal, parce qu’ils les trouvaient défectueux. Il est un général que l’on aurait dû consulter et écouter ; c’est Chanzy, dont les Allemands parlent encore avec une déférence qui témoigne des talents qu’il déploya contre eux ; lui aussi, il avait son plan, mais on ne lui permit jamais d’en tenter l’exécution, et cependant Gambetta disait de lui : « C’est le véritable homme de guerre révélé par les événements. » Pourquoi alors avoir dédaigné ses conseils et ne lui avoir pas remis la fortune de la France ? Je crois bien qu’à cette question la politique et l’ambition personnelle pourraient seules répondre.

Ce plan, Chanzy me l’a longuement expliqué ; j’ai négligé d’en prendre note, j’ai oublié les détails et ne me rappelle que les parties principales, mais je me souviens que la ville de Dreux était, dans l’opération projetée, réservée à un rôle important. Il s’agissait de faire sauter le grand parc allemand, qui était établi à Villacoublay. On eût réuni la plus grande quantité de cavalerie possible et on lui eût confié l’action déterminante. Chanzy était convaincu qu’il aurait réussi ; il me disait : « Ça m’aurait coûté 10 000 hommes, mais ce n’était pas trop payé. » L’opération était-elle praticable ? Je n’en sais rien ; mais en admettant que l’on eût pu la mener à bonne fin, elle était décisive ; les Allemands eussent été contraints de lever le siège de Paris.

À cet égard, ce n’est point mon opinion que je me permets de donner, je n’en ai pas et n’en puis avoir ; c’est celle du prince Antoine de Radziwill, du comte Alten, du baron de Loe, tous trois généraux de division ou commandants de corps d’armée. Tous les trois, consultés par moi séparément et à époques différentes, m’ont répondu : « Il eût fallu décamper, quitte à revenir, après avoir refait notre matériel. » Chanzy, auquel j’avais transmis cette réponse, m’a répliqué : « Quand on est parti, on ne revient pas. » En somme, le plan de Trochu a été dédaigné, le plan de Gambetta a produit une série de défaites, le plan de Chanzy n’a même pas été accueilli. On peut avouer que, dans ses opérations militaires, la République ne fut pas plus heureuse que l’Empire.

Après l’inutile tentative de Champigny, notre défaite devant Orléans et la prise de Rouen, l’Allemagne crut que l’heure était enfin venue de traiter et elle fit une démarche détournée — une invite — auprès du général Trochu. Le comte de Moltke lui envoya un officier en parlementaire, pour lui faire savoir que les troupes allemandes s’étaient de nouveau emparées d’Orléans et que l’armée de la Loire battait en retraite. Trochu reçut la communication et congédia le messager, sans prononcer une parole qui pût ressembler à une ouverture pacifique. On ne s’était point mépris cependant. Le général Schmitz, qui était chef d’état-major du gouverneur de Paris, m’a dit : « On nous a tendu la perche, nous n’avons pas voulu la saisir. » Le général de Malroy a demandé à Trochu, qui savait mieux que personne que nous touchions à nos fins, pourquoi il s’était refusé à comprendre dans quelles intentions un message lui avait été adressé. La réponse est singulière : « J’ai mon bon renom à défendre dans l’histoire, et je ne veux pas être accusé, comme Marmont, d’avoir livré Paris. » Pardon, mon général, le duc de Raguse n’a jamais été accusé d’avoir livré Paris. Conjointement avec Mortier, il a signé la capitulation du 30 mars, sur l’ordre exprès du roi Joseph, président du gouvernement de la régence ; son crime, celui qu’on lui a reproché, est d’avoir découvert la route d’Essonnes, ce qui permettait aux Alliés de s’emparer de Napoléon, campé à Fontainebleau.

Après l’affaire de Champigny, M. de Billing, attaché au ministère des Affaires étrangères, et qui n’avait pas été oisif pendant la bataille, alla trouver Jules Favre et lui dit que le résultat de la journée indiquait qu’il fallait ouvrir des négociations ; il ajouta ce mot si cruel dans sa sincérité : « Nos armées inexpérimentées ne sont bonnes qu’à forcer à la paix. » De son air le plus rogue, Jules Favre répondit : « Comme Kossuth, qui s’est retiré jusqu’à Debrezin, comme Juarès qui s’est retiré partout, nous ne traiterons pas et nous continuerons la guerre. S’il le faut, le gouvernement se transportera en Algérie. — Soit, monsieur le vice-président, mais par où passerez-vous ? » À propos de ce même combat de Champigny, Victor Hugo disait : « J’avais de la colère et du mépris pour les Prussiens ; pauvres gens ! après ce qui vient de leur arriver, je n’ai plus que de la pitié. »

L’année finissait et léguait à la France un terrible avenir. Quelques hommes que leur passion aveuglait se félicitèrent d’avoir vu la chute de l’Empire, comme si un tel accident pouvait compenser l’écrasement du pays. La haine sert mal et empoisonne jusqu’aux esprits d’élite. Vitet, qui fut député, membre de l’Académie française, écrivain recommandable, se souvint trop qu’il était inféodé au parti orléaniste, lorsque, dans la Revue des Deux Mondes du 1er  janvier 1871, il dit : « L’Empire est tombé, comme il importait qu’il tombât ; pour n’avoir plus à tenter de renaître. Eh bien ! convenons-en, l’année qui a cet honneur de porter à son compte une telle délivrance, si meurtrière et si fatale qu’elle soit d’ailleurs, n’est pas une année stérile ; il ne faut la maudire qu’à demi et ne lui lancer l’anathème qu’en y mêlant une profonde gratitude. J’entrevois un temps, au milieu de nos tristesses, où, tout compte fait, tout bien pesé, croyez-moi, nous la bénirons. » Ce temps n’est pas encore venu.

Un an après le 2 janvier, après cette aurore qui nous avait promis tant de beaux jours de liberté, de sécurité et de prospérité glorieuses, en être tombé si bas que le souffle de la France ressemblait à un râle ! Paris n’a plus de viande ; il mange des rats, des chats, des chiens, de la charcuterie pourrie et des conserves avariées ; le cheval est devenu un aliment de luxe ; a-t-il encore du blé ? on en peut douter ; le pain est un mélange de son, d’orge, d’avoine, de paille, mal cuit, car voilà le bois qui va manquer. On a coupé les arbres, on a dépecé les bancs des promenades, on arrache les lattes dans les greniers, on brûle les meubles ; on meurt de froid, comme on meurt de faim ; il n’y a plus de charbon pour fabriquer le gaz ; on fait des perquisitions, afin de découvrir et d’enlever les vivres chez les particuliers ; le vin et l’eau-de-vie sont en abondance ; on en triple la distribution ; la populace ne dessoule plus ; les rues sont des cloaques qui servent de déversoirs aux ivrognes ; l’odeur qui domine est celle du vin et de ce qui s’ensuit.

La mort est installée dans Paris, elle fauche. Toute proportion est rompue sur les tables mortuaires. En août 1870, les décès sont au nombre de 4 942 ; c’est une moyenne normale ; dès le mois d’octobre, le total s’élève à 7 543, pour atteindre 8 238 en novembre.

Mais les grandes misères vont commencer, le froid est venu, les vivres se font rares ; on rationne la viande et le pain ; les forces vitales s’affaissent, et décembre se ferme sur 11 885 décès. Bien des gens meurent, faute de pouvoir persister à vivre ; le découragement, l’anémie font leur œuvre ; les faibles ne peuvent lutter et s’en vont ; les vieillards, les femmes, les petits enfants s’éteignent humblement, sans réclamer, comme s’ils s’offraient d’eux-mêmes en victimes expiatoires au Dieu inconnu qui tient la victoire dans ses mains ; en janvier, 19 233 corbillards ont pris le chemin du cimetière. J’en ai vu jusqu’à trente qui se suivaient à la file indienne, marchant au pas et s’en allant vers le lieu du repos. Les amis des défunts ne s’empressaient guère à les accompagner ; et bien des voitures funèbres n’avaient que les « croque-morts » pour escorte. La mortalité ne cessa point avec la guerre, car les causes prolongent leurs effets. Février marque 16 592 au nécromètre, et il faut attendre jusqu’au mois de juin, pour revenir à des listes régulières.

Versailles était en fête, pendant que Paris mourait entre l’alcoolisme et la famine ; du roi de Prusse, de Guillaume le Victorieux, on allait faire un empereur d’Allemagne, malgré la mauvaise humeur de la Bavière et les restrictions de son souverain, pauvre artiste chevaleresque, qui rappelle les personnages de l’Arioste et que la folie devait noyer dans le lac même où il évoquait les héros des vieilles légendes. Ce fut le 16 janvier 1871, à l’heure où nous allions entamer notre dernier morceau de pain, que tous les princes d’Allemagne posèrent la couronne de Barberousse sur le front du Hohenzollern, maison cadette et dénuée, qui doit sa fortune inouïe à la rivalité de la France et de l’Autriche. Un grand repas où l’on porta bien des toasts succéda à la cérémonie ; nulle main mystérieuse ne traça sur la muraille les mots dont Balthazar fut jadis épouvanté ; mais, au cours de ce festin triomphal, donné dans le palais où rayonna Louis XIV, plus d’un souverain allemand évoqua le souvenir de la guerre du Palatinat et de l’incendie du château de Heidelberg.

Je tiens l’anecdote que je vais rapporter du baron Stoffel[201], à qui Bismarck l’a racontée, aux eaux de Kissingen. Le lendemain même de la proclamation de l’Empire, l’empereur Guillaume dit à Bismarck : « Je viens de recevoir une lettre de M. Émile Ollivier, je ne sais que lui répondre ; veuillez lui écrire. » La lettre disait en substance : « Oui, c’est moi qui ai fait déclarer la guerre ; c’était mon devoir ; j’en prends la responsabilité devant Dieu et devant les hommes (toujours le mot de Danton) ; mais Dieu punit les coupables, et le coupable, c’est vous. Vous foulez le droit aux pieds, parce que vous êtes le plus fort ; sachez que le droit finit toujours par triompher. » Quatre pages sur ce ton et de cette logique. Bismarck répondit — je cite textuellement, mais de seconde main : « Quel que soit le nombre d’années que vous ayez à vivre encore, vous ne verserez jamais assez de larmes sur les malheurs que vous avez infligés à votre patrie. » J’ai dit un jour à Ollivier : « Est-il vrai que vous ayez été en correspondance avec l’empereur d’Allemagne pendant la guerre ? » Il m’a répondu négligemment : « Oui, je crois lui avoir écrit une fois[202]. »

Le droit, on en a beaucoup parlé à cette époque, et il a fait dire bien des sornettes ; c’était un lieu commun que l’on répétait à satiété. Gustave Flaubert lui-même m’écrivait, après le 4 Septembre : « La victoire est toujours du côté du droit et le droit est avec nous. » J’en étais arrivé à conclure que la logomachie remplace le raisonnement chez les vaincus. En guerre, il n’y a qu’un droit, celui du plus fort ; il est puéril de l’ignorer. En Étrurie, les barbares disaient : « Le droit, il est attaché au fer de nos lances, tout appartient au plus fort. » Qu’est-ce donc que le droit, si ce n’est la consécration prolongée de la force ? Il ne faut point se payer de mots et invoquer dans la défaite des principes que l’on dédaigne dans la victoire. Aux jours de Napoléon Ier, que pensait la France sur cette question ? « Le temps, l’occasion, l’usage, la prescription, la force font tous les droits. » De qui est cette parole, de quel Attila, de quel Tamerlan ? Elle est de Voltaire. On a reproché à Bismarck d’avoir dit : « La force prime le droit. » On prétend qu’il a nié ce propos ; s’il l’a nié, il a eu tort, car cet aphorisme est inscrit à chaque page des annales de l’humanité. La préface de tout pouvoir légitime est une usurpation ; le prélude de toute possession territoriale est un acte de violence. Émile Ollivier aurait dû le savoir et s’épargner un lieu commun d’avocat à court d’arguments[203].

Avant de se couronner et de se présenter à l’Europe comme un nouveau Charlemagne, « doux empereur à la barbe fleurie », le roi de Prusse eût voulu réduire Paris à capituler et n’y réussit pas. On était irrité à Versailles, on avait cru que tout serait fini vers le 20 décembre et que les fêtes de Noël, si précieuses aux Allemands, seraient célébrées en paix. On trouvait que Paris y mettait de la mauvaise grâce ; Bismarck était d’humeur maussade et ses procédés s’en ressentaient. Une conférence diplomatique s’était réunie à Londres pour reviser le traité de Paris, que la Russie dénonçait, car il paraît que nos défaites de 1870 annulaient nos victoires de 1855 et effaçaient toutes les conséquences de la prise de Sébastopol. Ainsi raisonne la politique, ainsi ne peut raisonner la justice.

Il était naturel, il était même indispensable que la France, qui était la nation victorieuse en Crimée, fût représentée au Conseil où l’on allait discuter la valeur d’un traité imposé par elle. Lord Granville désira que Jules Favre vînt à Londres, et celui-ci écrivit à Bismarck, pour réclamer un sauf-conduit ; le chancelier du roi de Prusse répondit : « Votre Excellence semble supposer que, par suite d’une demande du Cabinet anglais, je tiens à sa disposition un sauf-conduit destiné à sa participation à la conférence de Londres. Cette supposition est erronée. Il m’aurait été impossible de donner suite à une négociation officielle qui aurait pour base la reconnaissance du droit du Gouvernement de la Défense nationale d’agir au nom de la France, sans être préalablement reconnu, au moins par la nation française elle-même[204]. »

La lettre était d’une insolence rare ; elle signifiait à Jules Favre qu’il ne représentait qu’un gouvernement d’occasion et que si on l’admettait à la Conférence de Londres, ce ne pouvait être qu’en dérogation aux usages diplomatiques. Jules Favre se le tint pour dit, et c’est la vraie cause, je crois, qui l’empêcha de profiter du laissez-passer que Bismarck, sous la pression de l’Angleterre et de la Russie, s’était décidé à lui accorder. Quoiqu’on ait fort argumenté alors à ce sujet et que l’on ait blâmé Jules Favre d’être resté à Paris, quand il pouvait aller à Londres plaider en notre faveur, je crois, sans même tenir compte des difficultés soulevées par toute la diplomatie allemande, que sa présence à la Conférence eût été inutile : Paris succombait ; Jules Favre le savait mieux que personne et Bismarck n’en doutait pas.

Le dénouement approchait ; l’armée allemande avait tenté de l’accélérer ; Trochu crut devoir le préparer. Il en résulta deux laides actions. Le 4 janvier, un brouillard épais empêcha d’utiliser de nouvelles batteries, armées de pièces d’énorme calibre, que l’on avait fait venir à grands frais d’Allemagne ; elles furent démasquées le 5 et envoyèrent des projectiles sur la partie Sud de Paris. L’état-major des troupes qui nous investissaient avait mis l’œil au télescope et cherchait partout à voir apparaître le drapeau blanc. Le télescope ne découvrit rien ; Paris ne s’émut guère et, comme il est curieux, il alla regarder éclater les obus. On comptait bien, en Allemagne, sur une solution immédiate : un de ceux que Bismarck soudoie, à l’aide de ce qu’il nomme lui-même « le fonds des reptiles », bava une infamie dans la Gazette de Silésie et déclara que le bombardement allait déterminer « le moment psychologique ». Il en fut pour son venin. En guerre comme en pénalité, tout ce qui est inutile est cruel, et les gros canons du roi de Prusse ne firent pas tomber Paris une minute plus tôt. Jules Favre protesta. À quoi bon ? Pourquoi se plaindre, lorsque l’on sait que la plainte sera stérile ? Paris était ville fortifiée avec enceinte continue et forts détachés ; dès lors, on y était exposé à toute la rigueur des sièges, comme à Dantzig, à Anvers, à Rome, à Sébastopol. Un peu de mémoire eût épargné à Jules Favre une lamentation sans portée.

L’État-Major prussien était bien renseigné sur ce qui se passait à Paris ; on retrouvera aux greffes de l’asile des aliénés de Sainte-Anne et de la prison de la Santé, où je les ai eues en mains, les preuves du fait extraordinaire que je raconte. Les quartiers du Petit-Montrouge, de la Glacière, de la Maison-Blanche, de l’Observatoire étaient sous le feu de quatre batteries, installées entre Bagneux et L’Haÿ. L’objectif était la prison de la Santé, car les détenus, s’échappant à la faveur d’un incendie et se jetant à travers la ville, pouvaient susciter quelques désordres. C’était bien raisonné, et c’est ainsi que l’on combat entre gens civilisés. La préfecture de Police fit alors diriger sur Mazas et sur la Conciergerie les détenus de la Santé, où, à leur place, on mit neuf cent cinquante prisonniers de guerre allemands.

Les dates, les heures sont intéressantes à relever : dans la nuit du 8 au 9 janvier, la Santé entend le sifflement des premiers projectiles ; le 9, quatre obus éclatent dans les cours ; quatre cent vingt-six détenus de droit commun sont évacués en toute hâte. Le 10, les prisonniers allemands sont extraits de la Grande Roquette et conduits à la Santé ; une heure après, le tir des batteries ennemies est modifié et se porte sur l’asile des aliénés de Sainte-Anne, qui, en l’espace de trois jours, reçoit cent cinq obus. Dans l’asile, on avait aménagé une ambulance militaire que protégeait la bannière blanche à croix rouge de la Convention de Genève. Mettre en liberté, à coups de canon, des aliénés, c’est un procédé malpropre, surtout pour des gens qui parlent volontiers et sans modestie de leur moralité. Le général Trochu réclama et se plaignit : « Les armées allemandes ne respectent pas les établissements hospitaliers. » Le comte de Moltke répondit que l’on s’empresserait de rectifier le tir, dès que les batteries se seraient rapprochées de Paris (11-15 janvier 1871).

L’état de la population est curieux à constater ; tandis que la partie saine est calme, résignée, sans espérance, la partie turbulente déclare que jamais la situation n’a été meilleure ; en province, nous avons une armée de 600 000 hommes, avec 240 pièces de canon achetées en Angleterre ; dans le Nord, Faidherbe est vainqueur ; dans le Maine, Chanzy est victorieux, et Bourbaki, à la tête de troupes cosmopolites, mais intrépides, s’est emparé des Vosges et a coupé la communication entre l’Allemagne et la France. Le Gouvernement de la Défense nationale laisse la population se repaître de ces mensonges ; il sait à quoi s’en tenir et connaît, à un kilogramme près, les ressources en vivres dont il dispose ; il constate que les magasins sont vides et que bientôt les dernières réserves auront disparu.

Trois hommes insistent pour que l’on ait pitié de ce peuple languissant qui va mourir ; Jules Favre, Jules Simon, Ernest Picard demandent que l’on traite d’un armistice, ou même d’une capitulation, mais exigent que l’on arrache les femmes, les enfants, les malades, les vieillards, les débiles, dont le nombre se multiplie, aux horreurs de la famine. La réalité est tellement impérieuse, tellement pesante, qu’elle accable ceux mêmes que l’évidence n’a pu convaincre. Certes, il faut en finir ; mais « la rue » ne voudra jamais consentir à mettre bas les armes ; pour lui faire comprendre la nécessité de cesser enfin la lutte, il faut la mener à la bataille.

Dans la séance du 10 janvier, alors que Jules Favre, qui sent que le fardeau des négociations va retomber sur lui, se démène et voudrait que l’on fît « quelque chose », Trochu déclare que le seul moyen de convertir la garde nationale à l’idée d’une capitulation, devenue indispensable, est de la conduire en face des Allemands et de lui faire tuer 25 000 hommes. On se récria, il reprit : « La garde nationale ne consentira à la paix que si elle perd 10 000 hommes. » Le général Le Flô, ministre de la Guerre, ne répondit qu’une parole, mais qui, sur ses lèvres, était significative : « Il n’est pas facile de faire tuer 10 000 gardes nationaux ; je ne m’en chargerais pas. »

Trochu reconnaît que les rapports qui lui ont été transmis sur certains bataillons sont déplorables ; il y a de bons et de mauvais éléments, mais les mauvais paralysent les bons. Clément Thomas, commandant en chef de cette garde nationale, qui devait l’assassiner, le 18 mars, rue des Rosiers, sur les hauteurs de Montmartre, est interrogé et répond : « Il y a beaucoup de charlatanisme dans cet étalage de courage de la garde nationale ; déjà, depuis qu’elle se doute qu’on va l’employer, son enthousiasme s’est bien refroidi ; il ne faut donc pas se faire d’illusion de ce côté. »

On ne se faisait aucune illusion, mais il fallait convaincre, par un argument irrésistible, la garde nationale que l’on n’avait plus qu’à traiter ; c’est pourquoi on livra la bataille de Buzenval, bataille perdue d’avance, au succès de laquelle personne ne crut en conseil du gouvernement, et qui n’avait d’autre but, qui ne pouvait avoir d’autre résultat que de servir de préliminaire à un armistice. Quelle diplomatie, quelle habileté gouvernementale que celle qui, pour se préparer à traiter, n’a d’autre moyen que d’essayer de faire tuer 10 000 hommes dont la mort sera sans utilité ! Aux yeux de l’histoire, le général Trochu se lavera difficilement de ce fait, qui est consigné dans les procès-verbaux des délibérations du Gouvernement de la Défense nationale.

Le 19 janvier, à l’affaire de Buzenval, dont les dispositions semblent avoir été mal conçues et mal exécutées, on ne perdit ni 25 000, ni 10 000, ni même 1 000 gardes nationaux, mais la France perdit Henri Regnault[205] et Gustave Lambert[206] ; ce deuil aurait dû lui être épargné. À Versailles, Jules Favre dit à Bismarck : « À Buzenval, où vingt-cinq bataillons de la garde nationale ont été engagés, il n’y a que « les gens riches » qui se soient battus ; les autres ont fait la soupe et se sont repliés, sans tirer un coup de fusil. » Dès le lendemain, le bruit se répandit à Paris qu’en présence d’un nouvel échec et de l’épuisement des vivres il devenait urgent de conclure un armistice. Dans la journée du 21, la canaille révolutionnaire se concerta, comme si elle eût voulu précipiter l’agonie de la pauvre fille qui mourait de ses misères et de ses blessures.

Le soir, une bande d’émeutiers envahit la prison de Mazas et délivra les détenus du 31 octobre ; Gustave Flourens, qui était au nombre des prisonniers enlevés à la geôle et aux lois, donna ses ordres pour le lendemain. Le 22 janvier, Blanqui et Albert Regnard étaient au « Café de la Garde nationale », situé à l’angle de la place de l’Hôtel-de-Ville ; Delescluze, Arthur Arnould, Cournet, Edmond Levrault étaient rue de Rivoli, chez Lefebvre-Roncier ; Razoua, avec quelques gardes nationaux, se tenait sur la place. Sous prétexte de reprendre les hostilités, de continuer la guerre à outrance et de ne signer la paix qu’à Berlin, en réalité pour s’emparer du pouvoir, les futurs membres de la Commune tentèrent de donner l’assaut à l’Hôtel de Ville. Aux premiers coups de feu tirés contre eux, les insurgés détalèrent, laissant peu de chose sur le pavé[207].

Cette journée eut des résultats lointains qui n’éclatèrent qu’aux dernières heures de la Commune. Le bataillon qui attaqua l’Hôtel de Ville fut le 101e, des environs de la barrière d’Italie ; il avait pour commandant un corroyeur nommé Jean-Baptiste Serizier. Arrêté en flagrant délit d’insurrection, il allait être traduit sur l’heure devant une Cour martiale, réunie par ordre du général de Malroy, lorsque celui-ci fut empêché de donner suite à son projet par le général Le Flô, ministre de la Guerre, qui avait cédé aux prières de Jules Ferry, alors maire de Paris, ou préfet de Police de la Seine[208]. La mort de Serizier, que l’on aurait certainement fusillé, eût épargné bien des victimes, car ce fut lui qui, en compagnie d’Émile Moreau, fit massacrer les Dominicains d’Arcueil.

Le Gouvernement de la Défense nationale respira plus à l’aise ; la garde nationale avait été battue à Buzenval ; l’émeute avait été dispersée sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; c’était une double victoire sur l’opinion de « la rue » ; il allait se hâter d’en profiter pour ouvrir des négociations relatives à l’armistice ; une seule difficulté morale se présentait : le général Trochu avait dit, proclamé, placardé : « Le gouverneur de Paris ne capitulera pas » ; grave imprudence, dont l’effet s’accusait cruellement. Entre compères, on s’arrangea ; Vinoy fut nommé général en chef ; Trochu garda la présidence du Conseil et abandonna son titre de gouverneur, parce que — le mot est de lui — « une telle fonction ne correspond pas aux idées républicaines » ; il était bien temps de le faire remarquer. On paraît en veine de démission ; le général Le Flô, ministre de la Guerre, Clément Thomas, commandant supérieur de la garde nationale, tous les membres du Conseil s’en iraient volontiers ; mais le pouvoir leur appartient, puisqu’ils l’ont pris, et l’on décide que chacun restera à son poste.

Le mardi 23 janvier, Jules Favre, muni des instructions du Gouvernement de la Défense nationale, partit pour Versailles, afin de s’aboucher avec Bismarck, ne sachant même pas s’il serait reçu, ou si l’on n’allait pas le forcer à signer, sans observation, un projet de traité de paix libellé d’avance. En parcourant cette route ravagée, se souvint-il de son voyage à Ferrières, lorsque, tout gonflé de son importance et de la foi qu’il avait en lui-même, il se complaisait à répéter sa fameuse phrase : « Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses », alors qu’il croyait encore que la République est une magicienne qui d’un coup de baguette crée des armées de patriotes et disperse les armées monarchiques. Se rappela-t-il son entrevue au pont de Sèvres avec Thiers, qui, poussé par l’énergie de sa clairvoyance, lui criait : « Vous êtes des fous », et qu’il répondait : « Nous ne pouvons contraindre Paris à une paix dont il ne veut pas. » J’imagine que ses réflexions furent douloureuses et que ce n’est pas sans inquiétude qu’il se présenta chez Bismarck, qui l’accueillit sans difficulté et lui dit : « Je vous attendais, monsieur. » Parlant de l’arrivée de Jules Favre à Versailles, Bismarck a dit : « Il m’a fait peine ; il ressemblait à une grande chauve-souris effarouchée. »

C’est un peu après sept heures du soir que Bismarck reçut Jules Favre ; l’entrevue fut courtoise et même assez cordiale. Bismarck disait : « Il a passé par de telles émotions que tout lui est devenu indifférent. » Jules Favre avoua que Paris était à bout de forces ; et, quand le Chancelier demanda pourquoi il n’avait fait une démarche pacifique qu’à la dernière extrémité, il répondit : « Parce que je savais que vous aviez reçu à Lagny quatorze cents voitures de vivres qui nous sont destinées » ; ce qui était vrai. Comme Jules Favre se plaignait de l’esprit de révolte de la population parisienne, Bismarck riposta : « Provoquez donc une émeute pendant que vous avez une armée pour l’étouffer. »

Après avoir rendu compte à l’Empereur de son entretien avec Jules Favre, Bismarck entra dans le salon des aides de camp et, sans dire un mot, siffla la fanfare de l’hallali. Jules Favre coucha à Versailles ; il est inutile de chercher où il prit logement ; on ne le devinerait jamais. Il alla s’installer boulevard du Roi, dans la maison où Stieber, le chef de la police de campagne, avait établi son quartier. Il s’était mis ou se laissa mettre dans le guêpier, avec sa naïveté habituelle. Il y fut reçu et choyé par un bon Suisse de Bâle qui déplorait la guerre, mais qui, en réalité, était un Badois de Waldshut, se nommait Kaltenbach et avait fait métier d’espion en France, depuis l’ouverture des hostilités[209].

Lorsque Jules Favre revint à Paris, près du Conseil, il se loua de la courtoisie de Bismarck, mais les nouvelles qu’il apportait étaient désespérées et prouvaient que l’on pourrait être réduit à merci. Des trois grandes armées qui luttaient en province et dont les chefs avaient obéi aux instructions de Gambetta, pas une n’était plus en état de tenir la campagne ; Chanzy, poursuivi l’épée dans les reins, se retirait sur Rennes, après avoir perdu 10 000 hommes faits prisonniers et avoir vu disparaître 50 000 fuyards ; Faidherbe, battu à Saint-Quentin, cherchait refuge vers le Nord ; Bourbaki était en déroute complète, coupé par deux armées. Fidèle à sa tactique, Bismarck avait terrifié Jules Favre en lui parlant de Napoléon III, du Corps législatif, de l’Empire qu’il conviendrait de rappeler ; et, comme le malheureux avocat disait qu’une seule tentative pour faire accepter une telle combinaison à la France serait le signal d’une révolution nouvelle, le Chancelier répliquait nonchalamment : « La moitié de nos prisonniers est impérialiste, même sans compter la garde impériale ; nous en ferons une armée qui nous servira à mater les mécontents. » Pendant tout le cours des négociations, il joua le même jeu. Il a dit à son confident Bamberger, qui me l’a répété : « Ce pauvre M. Jules Favre, je n’y puis penser sans rire. Lorsqu’il soulevait une difficulté, je lui parlais de Napoléon ; c’était un nom magique ; dès qu’il l’entendait, il se serait fourré dans un trou de souris. »

Les discussions continuaient sur les conditions de l’armistice ; je lis dans les procès-verbaux des délibérations du Conseil : « Elles ont semblé même à plusieurs membres — Favre, Picard, Ferry, Trochu, Simon, Pelletan, Le Flô, Vinoy, Cresson (préfet de Police) — moins cruelles que celles dont on croyait le vainqueur résolu à frapper la France. » Un jour Jules Favre dit à Thiers, qui l’a répété : « Pour me maintenir en esprit de résignation, j’ai relu le texte du traité de Tilsitt, avant de me rendre à Versailles. » Trochu laissait faire, sa force morale semblait n’avoir pas grand succès ; il avoue que, sur 3 000 hommes de garde nationale commandés pour le service du jour, il en est à peine venu trois cents.

Au cours des pourparlers, qui se prolongèrent pendant cinq jours, Bismarck ne recula pas devant une plaisanterie dont l’inconvenance tombe dans l’odieux.

Jules Favre lui avait dit qu’à Paris, le dimanche, sur les boulevards, on voyait les femmes et les enfants se promener. Bismarck, affectant d’être étonné, s’écria : « Des femmes, des enfants ? Je croyais que vous les aviez tous mangés ! » Il y a longtemps que Froissart a dit : « Les Allemands de nature sont rudes et de gros engin. »

À minuit, dans la nuit du 26 au 27, le feu fut suspendu des deux côtés et, pour la première fois depuis plus de quatre mois, les canons furent silencieux. Jules Favre, dans des lettres particulières — destinées au public — gémit, se lamente, n’hésite point à parler de ses larmes et en arrive à déclarer qu’il se méprise. La nécessité était pénible, j’en conviens, mais elle eût été bien moins rigoureuse si le Corps législatif, maintenu en fonctions le 4 Septembre, avait donné une base légale aux négociations que la Russie et l’Angleterre eussent volontiers appuyées, pour nous obtenir des conditions moins sévères.

Bismarck, qui connaissait l’état des esprits à Paris et les menées révolutionnaires, proposa de faire désarmer la garde nationale. Jules Favre refusa avec indignation ; car à aucun prix il ne pouvait consentir à porter atteinte à l’honneur de l’héroïque population parisienne. Il en résulta la Commune. Lorsqu’il fut question de délimiter les terrains que les troupes devaient occuper, un singulier dialogue fut échangé entre les deux plénipotentiaires. Bismarck dit : « Et l’armée de l’Est, nous l’avons oubliée. » Jules Favre répondit : « Elle est intacte ; je n’ai donc pas à stipuler pour elle. — Comment intacte ? mais elle est perdue ». Jules Favre reprit : « Je dois l’ignorer, car nous n’avons aucune nouvelle officielle. — Alors, nous n’en parlons pas ? — Nous n’en parlons pas. »

Mystère bien simple et que Bismarck approfondit d’un coup d’œil. Bourbaki, ancien aide de camp de Napoléon III, commandant en chef de la garde impériale, ne serait-il pas tenté, avec ce qui lui restait de soldats, d’essayer de restaurer l’Empire ? danger peu probable, mais qui disparaissait si, laissé en dehors de l’armistice, il était écrasé par les forces décuples dont il était entouré. Si Jules Favre eût su qu’à cette heure Bourbaki, essayant de se brûler la cervelle, n’avait réussi qu’à se défigurer et poussait vers les refuges de la Suisse les débris de ce qui n’avait jamais été un corps d’armée, il se fût rassuré.

Le 28 janvier 1871, un armistice de trois semaines fut conclu. La paix n’était point signée, mais la guerre était finie.


TROISIÈME PARTIE

APRÈS LA GUERRE

INTERMÈDE



DEPUIS près d’un an que je n’ai ouvert le portefeuille où sont enfermés les cahiers de mes Souvenirs, plus d’un événement s’est produit qui n’est pas sans importance.

Le président de la République, Jules Grévy, a été proprement mis à la porte, sans qu’il en soit résulté autre chose qu’une réunion plénière de la Chambre des députés et du Sénat dans le château de Versailles. Lorsque le Doge de Gênes avait épuisé son mandat, le Secrétaire de la Seigneurie venait lui faire une révérence et lui disait : « Come Vostra Serenità ha fornito suo tempo, Vostra Eccellenza se ne vadi a casa. » (« Comme Votre Sérénité a fini son temps, que Votre Excellence s’en aille en sa maison. ») Pour faire sortir le père Grévy du palais de l’Élysée, on a mis plus de cérémonie et moins de politesse.

Un vote de l’Assemblée nationale avait renversé M. Thiers ; le maréchal Mac-Mahon s’était volontairement retiré du pouvoir que des tracasseries méditées lui rendaient insupportable ; on se débarrassa de Grévy comme d’un intendant qui a mal rempli son office et qui a manqué à ses devoirs. C’était un bonhomme jurassien, beaucoup plus âgé qu’il ne paraissait l’être, paysan madré, passé maître en l’art de provoquer la chute de ses adversaires et ayant l’air de s’apitoyer sur eux, lorsqu’il les avait culbutés. Il sut contraindre Gambetta, qu’il avait en méfiance, à devenir président du Conseil des ministres et il le fit mettre en minorité à la Chambre aussitôt qu’il le trouva encombrant.

Grévy, dont on avait déjà renouvelé le mandat, serait certainement mort dans le lit présidentiel de l’Élysée, s’il n’avait eu un gendre peu scrupuleux, grand tripoteur d’affaires qui, profitant de ses relations de famille, négociait toute sorte de vilenies et trafiquait de la Légion d’honneur, comme d’une denrée offerte au plus offrant et dernier enchérisseur. Ce gendre se nommait Daniel Wilson ; le sait-on encore ? L’impudence de sa conduite et la malpropreté de ses ingérences furent telles que les tribunaux correctionnels s’en émurent ; il fut condamné d’abord à deux ans de prison, puis, en appel, acquitté ; il resta déshonoré et Jules Grévy, son beau-père, en fut contaminé à ce point qu’il dut faire ses paquets et livrer la place à un autre ; car l’opinion publique, très surexcitée, lui criait chaque jour par la voix de deux cents journaux : « Se ne vadi a casa. »

Le Congrès des deux Chambres assemblées lui donna un successeur. Comme la France a aboli l’hérédité et prononcé la déchéance de la dynastie des Bourbons, des Napoléons et des Orléans, Sadi Carnot fut élu président de la République, parce qu’il était le petit-fils de son grand-père, qui fut comte de l’Empire. Ô logique ! voilà de tes coups ; ils ne sont pas rares en notre pays. On a donc changé le cocher du char de l’État, et le char de l’État continue de rouler cahin-caha, à travers les ornières que les partis s’empressent à creuser sur la route politique, avec désintéressement sans doute et par pur patriotisme. Que ce malheureux char n’ait point encore versé, c’est extraordinaire ; il faut croire que l’exergue des pièces de cent sous a raison et que Dieu protège la France. Puisse-t-il la protéger toujours !

Depuis dix mois qu’il est rentré dans les loisirs de la vie privée, Jules Grévy est oublié, ou peu s’en faut ; on n’en peut dire autant du vieil empereur d’Allemagne, de Guillaume le Victorieux, qui, le 9 mars, s’est éteint sur sa couchette de fer, dans une petite chambre de son palais de Berlin. Il est mort sans souffrance, entouré des siens, répondant d’une voix calme aux exhortations du pasteur qui priait avec lui, ayant, jusqu’à la minute où sa main défaillante laissa échapper la plume, donné les signatures réclamées par ses ministres, faisant son devoir de souverain au-delà de ses forces épuisées et mourant à son poste.

Il faut savoir être juste envers ses ennemis — surtout avec ses ennemis. Il a été un grand souverain, dans toute l’acception du mot ; nous lui devons, je le sais, bien des désastres, au-devant desquels nous avons semblé courir, et le jugement que nous avons porté sur lui-même a été obscurci par la buée sanglante des souvenirs ; mais qu’en penserions-nous si, au lieu d’être un Hohenzollern, il avait été un Bonaparte et s’il avait eu charge de nos destinées ?

Son successeur ne lui succéda pas ; il eut cent jours de règne, comme Napoléon, entre le golfe Juan et Waterloo. J’ai connu Frédéric III lorsqu’il était prince de la Couronne. C’était un homme de bon vouloir, confusément animé de tendances humanitaires, croyant que l’on désarme les partis avec des concessions, très préoccupé du mouvement socialiste qui menace l’Allemagne, fier de son nom, croyant à la mission de sa race et décidé à faire l’essai d’un libéralisme qui l’eût désarmé d’une partie de ses prérogatives. Il avait suscité bien des espérances que la mort a emportées avec elle ; il en reste chargé — orné — devant l’histoire ; on lui tiendra compte du bien qu’il voulait faire et que sans doute il n’eût pas fait. La France a éprouvé pour lui une commisération sincère et a été attristée de sa mort. On s’était fait sur lui des illusions que rien ne justifiait. Il aimait la paix d’un grand amour, cela est certain, et c’est beaucoup ; mais on s’est trompé, lorsque l’on a cru que, pour éloigner toute possibilité de lutte, il consentirait à des restitutions que sa nation eût repoussées d’un soulèvement unanime.

De grands historiens — Ernest Lavisse, — des poètes — François Coppée — lui ont demandé l’Alsace et la Lorraine, comme dons de joyeux avènement. C’était un enfantillage que nous aurions dû nous épargner et qui a fait sourire les hommes d’État. Telle combinaison pourra se produire où notre alliance sera assez précieuse pour qu’on l’achète au prix de deux provinces ; cela est possible, car en politique tout arrive, lorsque l’on a le courage d’être patient, de regarder tourner la roue de la fortune et de savoir choisir la minute propice pour y planter son clou[210].

Si cette circonstance inespérée ne sort pas du choc des événements que couvrent encore les ténèbres de l’avenir, le territoire qui nous a été arraché par la guerre ne rentrera en notre possession que comme il nous a été enlevé, par le fer et par le feu. Se bercer, se berner d’autres espérances, serait puéril ; on doit, d’un cœur résigné, accepter les faits accomplis, ou, d’un cœur résolu, préparer les armes. Nul souverain allemand, quelles que soient sa puissance et sa popularité, ne peut, sans combat, abandonner les conquêtes de 1870, qu’arrosa tant de sang germain. Ceci est une question dans laquelle il serait dangereux de se payer de mots ; jamais on ne serrera la réalité d’assez près, car le sort du pays en peut dépendre.

L’empereur Guillaume II, qui règne depuis le 15 juin, ne paraît point un homme aimable ; il eût voulu saisir la couronne du vivant de son père et il a pour sa mère des procédés difficiles à qualifier. Il parle, il remue, il voyage, il passe des revues, il commande des flottes, il saute des barrières à la tête de ses régiments de cavalerie, il chasse, il dort peu, il se fait suivre en tout lieu par l’étendard de pourpre de l’Empire, il est dur, tracassier, peu poli, il a horreur des Juifs et ne le cache pas ; il méprise le peuple et ne le dissimule guère ; il déteste la France et le dit à qui veut l’entendre.

C’est un agité ; jeunesse ou maladie ? on ne sait pas. Les opinions que l’on ose chuchoter ne concordent pas entre elles. Il a un bras atrophié, comme Gloucester ; il a un mal d’oreille d’origine scrofuleuse, disent ses partisans ; de nature cancéreuse, selon une opinion attribuée au Dr  Mackensie. Il affecte d’être infatigable et de ne se pouvoir reposer. Il se conduit en soldat, en soudard serait plus exact. « Le gros garçon gâtera tout », disait Louis XII, en parlant du duc d’Angoulême, qui fut François Ier ; le mot peut s’appliquer à Guillaume II. On est encore pour lui dans la période de l’engouement ; mais je serais bien surpris si, plus tard, l’Allemagne n’avait à en pâtir.

Tant que vivra le prince de Bismarck, qui, selon sa propre expression, tient d’une main vigoureuse le ballon captif de la paix, rien n’est à redouter. Mais voilà qu’il va avoir soixante-quatorze ans ; il est parfois trop nerveux, comme un homme qui souffre et qui, malgré sa force native, est fatigué, parce qu’il ne s’est jamais ménagé et qu’il n’a reculé devant aucun excès de travail. Lui mort, qu’adviendra-t-il de la paix européenne ? Le jeune empereur, petit-fils et fils de victorieux, se considérant, avant tout, comme chef d’armée et n’ayant jamais fait la guerre, ne voudra-t-il pas « jeter les dés sanglants du jeu des batailles » ? C’est bien tentant, et il faudrait avoir un esprit singulièrement énergique et sage pour résister à l’envie d’être, à son tour, un conquérant, comme ses ancêtres. Le jour où la mort le délivrera de la tutelle du vieux chancelier, il est possible que l’on entende le bruit des fusillades en Europe.

Pendant que les empereurs mouraient et se succédaient à Berlin, un nouveau personnage faisait, en France, son entrée sur le théâtre des comédies politiques, bouleversant les combinaisons où se plaisent les politiciens et où se déplaît le pays. Le général Boulanger, qui avait déjà fait parler de lui, il y a deux ans, comme ministre de la Guerre, en autorisant les soldats à porter la barbe et en tricolorisant les guérites des factionnaires, s’est posé en adversaire du régime actuel et s’est présenté dans plusieurs collèges électoraux qui l’ont nommé député, ce qui lui a permis de résigner son mandat, afin de courir d’autres aventures de scrutin. Bien des gens regardent vers lui ; sa popularité se gonfle et s’accroît ; il bénéficie des rancunes et des espérances. Dans le champ de courses des ambitions, c’est lui qui tient la corde et on lui prédit qu’il arrivera bon premier. Il vise le pouvoir exécutif ; à moins d’un accident subit et possible, il l’aura. Je suis probablement destiné à mourir sous le règne — dictature, consulat, Empire, je ne sais — de Boulanger ; cela me paraît lugubre, car cela démontrerait que la France glisse, comme le Pérou, Haïti, le Mexique, vers le césarisme intermittent, fait de violence, d’idolâtrie passagère, d’intérêts personnels, où l’Empire romain a trouvé sa perte[211].

Ce Boulanger a pour lui d’être beau garçon, de s’être montré bon cavalier sur un cheval noir et d’avoir été chanté par un cabotin de café-concert nommé Paulus. Ce sont là ses états de service ; c’est un général comme il y en a tant, ni pire, ni meilleur, ni plus, ni moins intelligent ; il a de la prestance et un certain « bagout » qui peut produire quelque effet sur des badauds, mais qui est sans portée. Comment se fait-il qu’un homme qui ne se recommande par aucune action d’éclat, ni en guerre, ni en politique, qui n’est, en somme, qu’un simple farceur, remue à ce point l’opinion publique et en ait conquis la faveur ? Pour deux causes ; la première, parce qu’il promet de détruire ce qui existe, dont on est las jusqu’à la nausée ; la seconde, parce que la France veut un maître, par tradition, par dégoût de ceux qui la gouvernent, et qu’elle accepte celui qui se présente ; c’est triste et d’un avenir indécis.

Le plus étrange, c’est que les partis monarchiques, obéissant au mot d’ordre donné par leurs chefs, c’est-à-dire par le comte de Paris, par le prince Napoléon, par le prince Victor[212], font chorus avec la tourbe des imbéciles, acclament Boulanger et votent pour lui. Ils s’imaginent que, si le chef de l’État était élu, par voie plébiscitaire, la majorité se porterait sur un Orléans, ou sur un Bonaparte ; chacun de ceux-ci est naturellement persuadé que son nom sortirait victorieux de l’urne populaire. Je crois qu’ils se trompent ; qu’ils font le jeu du prétendant Boulanger, qui, si par leur aide il arrive au pouvoir, les engagera à rester où ils sont : au-delà des frontières.

J’oublie que ce ne sont pas mes impressions d’aujourd’hui mais bien mes souvenirs d’hier que j’ai à écrire ; les incidents de cette année ont été si graves que je m’y suis arrêté ; le lecteur me le pardonnera, en se rappelant que je ne lui ai promis qu’une causerie.

Baden-Baden, 29 septembre 1888.


CHAPITRE PREMIER

LES PRÉLIMINAIRES DE LA PAIX



DERNIERS POURPARLERS ENTRE JULES FAVRE ET BISMARCK. — LA TÂCHE DU GOUVERNEMENT. — LA RÉVOLTE DE GAMBETTA. — MISSION DE JULES SIMON. — PANIQUE. — DÉCRET DE GAMBETTA. — DÉPÊCHE DE BISMARCK. — RIPOSTE DE GAMBETTA. — GAMBETTA DONNE SA DÉMISSION. — LA SINCÉRITÉ DES ÉLECTIONS. — ATTITUDE DE THIERS. — LE DUC D’AUMALE S’ARRÊTE À ANGOULÊME. — TRUBERT, PORTE-PAROLE DE THIERS. — ENTRETIEN. — THIERS À VERSAILLES. — MOLTKE ET BISMARCK. — LA LUTTE ENTRE THIERS ET BISMARCK. — LES PROVINCES ET LES MILLIARDS. — POUVAIT-ON CONSERVER METZ ? — PRÉLIMINAIRES DE PAIX. — DÉPÊCHE DE L’EMPEREUR GUILLAUME À L’EMPEREUR DE RUSSIE. — LE DÉSIR DE L’EMPEREUR GUILLAUME. — FINESSE DE THIERS. — ENTRÉE DES ALLEMANDS DANS PARIS. — LES PRÉLIMINAIRES DE PAIX SONT ADOPTÉS SANS DÉLAI. — LES ALLEMANDS ÉVACUENT PARIS. — DÉCONVENUE DE L’EMPEREUR ET DES ÉTATS-MAJORS ALLEMANDS. — LA PAIX.



TANT que durèrent les négociations pour l’armistice, Jules Favre fit la navette entre Paris et Versailles ; je crois qu’il ne coucha qu’une seule fois dans cette dernière ville, lors de sa première entrevue avec Bismarck. Il partait le matin muni des instructions du Conseil de la Défense nationale, ruminant ses plans de traité, préparant ses phrases, sûr de vaincre tant qu’il n’était pas en présence de son adversaire, promptement rappelé à la réalité par quelques mots du Chancelier, qui ne s’amusait guère aux bagatelles de la rhétorique, et cherchant quelques points d’appui pour se raccrocher dans sa chute. Le soir, après avoir fait un bon repas, il rentrait dans Paris affamé, souvent au milieu de la nuit, si tard que ses collègues s’inquiétaient de son absence. Ernest Picard, qui ne détestait pas les mots à l’emporte-pièce, disait : « Ce pauvre Jules Favre, il fait peine à voir, lorsqu’il revient de Versailles ; il ressemble à un vieux Caïn, traqué par le spectre d’Abel. »

Chaque soir, Jules Favre rendait compte au Conseil du Gouvernement de la Défense nationale des incidents de la journée et de ses conversations avec Bismarck. Les procès-verbaux les relatent, mais d’une façon très sommaire, même peu exacte. Tout ce qui s’y rapporte à l’armée de l’Est, au général Bourbaki, à Garibaldi, ne doit être accepté qu’avec une extrême réserve et se trouve en contradiction avec les récits de Moritz Busch, secrétaire particulier du Chancelier, témoin scrupuleux jusqu’à la niaiserie, souvent brutal, parfois grossier, écrivant sur l’heure les faits portés à sa connaissance, et dont la sincérité ne paraît pas devoir être mise en doute. En comparant, en combinant le texte officiel des procès-verbaux et le texte familier de : Le comte de Bismarck et sa suite pendant la guerre de France, on parviendra facilement à dégager la vérité. On ne se piquait point, du reste, de discrétion dans les entours du Conseil de la Défense nationale, et plus d’un propos tenu sous mystère fait supposer que les procès-verbaux ont été rédigés de façon à passer, sans inconvénient grave, sous les yeux de la future Assemblée nationale et à ne mécontenter ni les chefs de l’armée, dont on se méfiait, ni le parti extra-révolutionnaire, que l’on redoutait[213].

Je ne donnerai qu’une preuve des indiscrétions qui furent commises dans ces derniers jours d’angoisse, où chacun semblait avoir perdu la tête : ab una disce omnes. Dès le début des négociations, Bismarck avait déclaré qu’il comptait frapper Paris d’une contribution de guerre de un milliard. Jules Favre s’était récrié et s’était refusé à toute discussion à cet égard, prétextant qu’il ne pouvait aborder une question sur laquelle nulle instruction ne lui avait été transmise par le gouvernement qu’il représentait. Le Conseil engagea son plénipotentiaire à tâcher d’obtenir que cette réquisition fût réduite de moitié, le laissant libre, du reste, de subir ces dures conditions, s’il ne parvenait à les faire modifier, sans préjudice d’autres exigences. Jules Favre se retrouvait là sur un terrain qui lui était familier ; revendication des sociétés financières, interprétation des bilans etc. ; il avait plaidé cela deux cents fois devant les tribunaux.

Il fut habile, il fut éloquent, obtint le bénéfice des circonstances atténuantes et, comme il l’a dit lui-même, se tira d’affaire avec deux cents millions, ce qui constituait déjà un joli denier. On en fit des gorges chaudes dans le Conseil du gouvernement. Deux jours après, l’historiette avait cours et, avant même la conclusion de l’armistice, un journal publiait patriotiquement ceci : « Ces Allemands sont si bêtes qu’ils se sont contentés d’exiger deux cents millions pour la rançon de Paris ; or nous sommes en mesure d’affirmer que le citoyen Jules Favre avait été autorisé à concéder cinq cents millions. » Bismarck, à qui l’article du journal fut communiqué, se contenta de dire : « C’est un avertissement dont il conviendra de se souvenir, la prochaine fois que nous reviendrons ici. » Je suis partisan résolu de la liberté de la presse, quoiqu’elle ne soit pas sans amertume ; mais j’estime qu’en temps de guerre elle doit être supprimée, absolument supprimée, car le salut du pays peut en être compromis.

Le Conseil de la Défense nationale écoutait Jules Favre et ne lui donnait que des avis insignifiants, comme s’il eût voulu se décharger de toute responsabilité sur son négociateur attitré. Par habitude, plutôt que par conviction, on parlait ; Étienne Arago, Garnier-Pagès, le général Trochu ne s’en faisaient faute. On discutait sur des arguties ; on faisait des phrases et pas de raisonnements ; au milieu du fatras des logomachies, je relève cet éclair de patriotisme et de bon sens : « M. Pelletan déclare avec animation qu’il faut savoir accepter la défaite, comme on aurait accepté la victoire ; autrement la situation ne serait ni franche ni vraie, et il en résulterait un affaiblissement moral qu’il faut éviter. » Pauvre Pelletan, droit, honnête, un peu rêveur, tel que je l’ai connu, au temps de ma jeunesse ! que de déboires, que de déceptions, que d’effarement nous nous serions évité, si nous avions eu le courage de nous rallier à son opinion ! Ne vouloir consentir qu’à ses propres victoires et récuser les défaites, c’est méconnaître les lois mêmes de l’humanité et s’exposer aux mécomptes qui punissent les peuples vaniteux.

On discutait parmi les membres du Conseil pour la forme, pour la galerie, comme on dit, mais on n’ignorait pas que les événements ne se souciaient guère des discours et qu’ils s’imposaient avec une force désespérante. Le maître réel, le dictateur de la situation, n’était ni à Paris avec Trochu et Vinoy qui lui avait succédé, ni à Bordeaux avec Gambetta, ni en province avec les généraux en déroute et les recrues dispersées ; il était à Versailles, en la personne de Bismarck. Heureusement ! Je le dis en toute sincérité, car si le maître avait été de Moltke, la France eût été frappée à mort. Jules Favre savait bien qu’il lui fallait subir la loi du vainqueur ; il n’était plus l’homme de Ferrières ; il était devenu humble et, sans qu’il s’en doutât, il avait pris la route qui devait le conduire à une conclusion rapide. L’empereur Frédéric III, dans ses notes quotidiennes, a consigné un fait qui semble ne pouvoir être révoqué en doute : « 2 et 8 février 1871. Bismarck dit qu’il se fait l’effet d’être au service de la France, car tous les Français lui demandent conseil. Il trouve Jules Favre abattu et modéré, mais si peu au courant des affaires que les réponses les plus urgentes restent en suspens, parce qu’il en oublie la moitié. »

Certes, le Conseil de la Défense nationale n’était point sur un lit de roses ; il avait à résoudre plus de problèmes que sa capacité ne le lui permettait ; tout en rejetant les fautes commises sur le compte de l’Empire et du pouvoir personnel, qui n’avait été, en somme, depuis le 2 janvier 1870, que le pouvoir parlementaire, il se trouvait écrasé sous le poids d’une responsabilité qu’il a toujours tenté de repousser, mais qui, devant l’histoire, sera à lui, tout à lui, rien qu’à lui. La tâche était ardue ; des hommes plus intelligents et moins infatués y eussent succombé. Subir un armistice qui impliquait une cession de territoire et une lourde indemnité de guerre ; tenir en laisse une garde nationale ivre de révolte et qui ne demandait qu’à se battre, depuis que l’on ne se battait plus ; neutraliser les partis hostiles à la République, qui existait de fait, quoiqu’en droit elle n’eût pas été reconnue, préparer les élections prochaines : c’était excessif, mais ce n’était pas tout.

Un péril redoutable compromettait la paix que l’on était forcé de conclure, menaçait l’existence même de la France et en livrait le sort à de terribles hasards. Gambetta s’agitait à Bordeaux, poussait des clameurs de guerre et déclarait que l’armistice de Versailles, applicable seulement à Paris, ne pouvait, sous aucun prétexte, stipuler pour le reste du territoire français. Des communications secrètes avaient averti le Conseil des intentions du chef de la délégation ; on en était fort troublé ; outre les dangers que l’on voulait éviter à un pays épuisé qui, depuis sept mois, se démenait de défaite en défaite, on voyait Gambetta tirer toute la popularité à soi et cela ne se pouvait supporter. Ce fut un homme d’apparence très douce, ce fut le mielleux Jules Simon qui réclama, qui reçut la mission d’aller mettre le dictateur à la raison et, au besoin, de le faire « empoigner », conduire en lieu sûr, au secret, derrière des portes solides, bien verrouillées et gardées par des factionnaires. Il partit, muni de pleins pouvoirs et décidé à agir énergiquement ; cela ne fut pas nécessaire. Bismarck était intervenu et avait mis le holà. L’épisode est intéressant et vaut que l’on s’y arrête.

L’armistice fut signé le 28 janvier ; il était temps ! Paris n’avait plus de vivres que pour deux jours. Le 31, Gambetta lâche deux proclamations furibondes ; il ordonne aux préfets de préparer la résistance ; il adjure la nation française de faire de nouveaux efforts, des efforts désespérés, et de continuer la lutte jusqu’à complet épuisement : il ne tolère pas que le mot d’armistice soit prononcé : « Non, il ne se trouvera pas un Français pour signer ce pacte infâme… Aux armes ! Aux armes ! Vive la France ! Vive la République une et indivisible ! » Dans la population de Paris, on ne s’étonna guère — on ne s’étonnait plus ; on leva les épaules, en disant : « Il est fou. »

Le résultat immédiat de ce nouvel appel aux batailles fut au préjudice de Paris. Les Allemands refusèrent d’y laisser entrer les provisions accumulées dans différentes villes pour porter secours à la famine. Le 2 février, j’étais à Saint-Germain, où cent cinquante mille kilogrammes de farine avaient été réunis. Plus de cent camions de chemin de fer étaient arrivés, prêts à les emporter vers la pauvre ville qui les attendait avec plus que de l’impatience ; les voitures furent renvoyées à vide et pas une pincée de froment ne fut livrée. C’est donc encore sur le groupe des femmes, des enfants, des impotents, des infirmes, des vieillards que retomba le châtiment des fautes d’un dictateur affolé.

Un de mes amis, beaucoup plus jeune que moi, nommé Du Buit, actuellement avocat, membre du Conseil de l’Ordre, très probablement futur bâtonnier[214], se trouvait alors à Bordeaux. Il était lié avec Ranc[215], qui avait été le directeur général de la police de Gambetta, depuis que celui-ci était le maître de la délégation du Gouvernement de la Défense nationale en province. Ce Ranc était un gros garçon commun, débraillé, intelligent, d’une finesse extrême, pénétré des traditions jacobines et grand ennemi de l’Empire, dont il avait souffert et qui l’avait envoyé à Lambessa pour des motifs dont je ne puis parler, car je les connais mal. Depuis que Gambetta exerçait de fait un pouvoir sans contrôle ni contrepoids, Ranc ne l’avait pas quitté et lui avait inspiré, dit-on, plus d’une mesure prise en dehors de toute légalité. Du Buit m’a raconté qu’il avait été le voir, aussitôt après la publication des proclamations qui en appelaient à la guerre jusqu’à complet épuisement, et qu’il lui aurait dit : « Vous figurez-vous que la France, après de tels efforts infructueux, puisse encore soutenir la lutte ? La paix s’impose ; il faut savoir l’accepter. »

Ranc lui répondit : « Nous ne nous faisons aucune illusion, nous savons que tout est perdu et perdu sans retour. C’est moi qui ai rédigé les proclamations et qui les ai fait signer à Gambetta. Cette nation s’est abâtardie sous la monarchie et sous l’Empire ; si elle est ruinée, volée, assassinée, violée, elle se réveillera, à force de souffrir ; elle sortira de sa torpeur et redeviendra le grand peuple de 1792. C’est pourquoi je veux la guerre ; si nous sommes encore battus, nous nous acculerons aux Pyrénées, mais nous tomberons les armes à la main, en chantant la chanson de Roland. Du reste, si Paris capitule, c’est que le Conseil du gouvernement, y compris Trochu, Jules Favre, n’est qu’un ramassis de réactionnaires. Sous prétexte qu’ils ont faim, ils vendraient la République pour un plat de lentilles. Si nous n’étions pas une race dégénérée, il y a longtemps que ces gens-là auraient été guillotinés. »

À tel discours, il n’y avait rien à répliquer, et Du Buit ne répliqua pas. Le procédé préconisé par Ranc n’était pas nouveau ; c’est celui dont usa Médée, lorsqu’elle coupa son beau-père en morceaux pour le mieux rajeunir ; il est d’un emploi délicat et n’a eu de succès que dans les vers d’Ovide.

Le résultat des proclamations de Gambetta s’était fait sentir à Bordeaux, à Bordeaux seulement. Sous les yeux du dictateur et par son influence, une réunion publique, comme l’on disait, fut convoquée dans la soirée du 3 ou du 4 février, au théâtre Louis[216] ; Gambetta avait promis de venir et ne vint pas. Trois mille assistants et plus s’entassaient dans la salle de spectacle, exaltés, vociférant, applaudissant les orateurs dont j’ai oublié le nom.

L’assemblée — le peuple souverain — vota par acclamation les résolutions suivantes : « Reconnaissance de l’armée garibaldienne comme armée française ; ouverture d’un crédit de quatre-vingts millions pour l’armement et l’équipement de la susdite armée ; Garibaldi est nommé généralissime de toutes les armées françaises ; il envahira l’Allemagne sans délai ; le vote unanime du peuple rend ces résolutions immédiatement exécutoires. » Ah ! s’il ne s’agissait de notre sang et de notre cœur, quel sujet d’opérette, quels motifs à flonflons, quelle source de calembredaines pour l’auteur de L’œil crevé et du Roi d’Amatibou !

Cependant Jules Simon était arrivé à Bordeaux, accompagné de Lavertujon[217], qui, dans les dernières années de l’Empire, avait rédigé un journal important de la Gironde. Entre le délégué du Gouvernement de la Défense nationale et le dictateur, l’entente ne put s’établir. Jules Simon, très maître de lui, affectant plus de calme qu’il n’en éprouvait, rendant sa voix plus insinuante encore, cherchait à ramener son adversaire à des sentiments patriotiques, à la réalité des faits, aux nécessités qu’il fallait subir, sous peine de condamner le pays à mort ; Gambetta repoussait tout argument, écumait, accusait Simon d’être un traître et se déclarait prêt aux dernières violences, plutôt que de céder ; lui aussi, en cette première semaine du mois de février 1871, comme le peuple de Paris au mois de juillet 1870, il criait : « À Berlin ! c’est là seulement que je signerai la paix ! » Convaincre cet énergumène paraissait impossible ; Jules Simon y renonça.

Dans sa colère, Gambetta n’avait point épargné les menaces ; en somme, il était encore le maître. À qui obéiraient les quelques troupes réunies à Bordeaux ; au délégué du gouvernement de Paris, au dictateur ? Nul n’aurait pu répondre. Les journalistes conservateurs, avertis en sous-main par Lavertujon, allèrent passer la nuit dans des domiciles inconnus ; M. Thiers requit une compagnie de mobiles, afin de garder sa maison, où il se barricada ; Jules Simon prit quelques précautions pour sa sûreté ; mais il prit surtout des arrangements avec les représentants de l’autorité sur lesquels il pouvait compter, car il était décidé à mettre la main sur Gambetta et à le faire transporter au château de Blaye s’il en était besoin.

À ce sujet, j’ai reçu une communication que je dois au lecteur, auquel je ne la donne que sous réserve expresse, car je sais que les adversaires politiques ne sont point en reste de médisances, lorsqu’ils parlent les uns des autres. Le vicomte Napoléon Duchâtel, qui fut préfet à Toulouse, je crois, sous le gouvernement de Louis-Philippe et qui, depuis lors, était resté très orléaniste, est venu me voir le 13 août 1882, à Bade, avec sa fille Mme de Villeneuve. La conversation s’étant portée sur les événements qui précédèrent les élections de 1871, il me raconta qu’au moment où Jules Simon arriva à Bordeaux, Ranc s’était présenté chez Thiers et lui avait demandé de le nommer préfet de Police. En échange, il lui proposait de faire arrêter immédiatement un nommé Fortier, qui était alors maire de Bordeaux et qui, à l’aide de son conseil municipal ultra-radical, avait organisé une sorte de Commune ; il se faisait fort également d’incarcérer Gambetta, qui ne se méfierait point de lui, puisqu’il en était l’ami intime et le conseiller écouté. Le vicomte Duchâtel m’a assuré que ces faits s’étaient passés en sa présence. Thiers hésita et refusa les offres d’Arthur Ranc, qui le quitta en lui disant : « Vous vous en repentirez. » Malgré l’affirmation, malgré l’honorabilité de M. Duchâtel, et quoique je sache que l’ambition est sans pitié ni scrupule, j’ai de la peine à croire que mon interlocuteur n’ait point été trompé par ses souvenirs.

En résumé, on n’arrêta personne, ni Thiers, ni Fortier, ni Jules Simon, ni Gambetta ; la comédie ne tourna pas au drame et se dénoua par l’intervention d’un personnage avec lequel il fallait compter. Bismarck ne se souciait que médiocrement des objurgations de Gambetta ; il s’était contenté d’en témoigner quelque mauvaise humeur, en rabrouant Jules Favre et en retardant le ravitaillement de Paris ; il savait, du reste, que le pays ne suivrait pas le dictateur dans ses velléités de lutte à outrance et qu’il se rallierait, en presque totalité, au Gouvernement de la Défense nationale, qui voulait la paix, parce qu’il ne pouvait plus faire la guerre.

Gambetta ne s’en tint pas à ses velléités belliqueuses ; il voulut intervenir dans les élections législatives et imposer des exclusions. Mal lui en prit. Il avait fait correctement publier le décret du Gouvernement de la Défense nationale, qui convoquait les électeurs de France, même ceux de l’Alsace et de la Lorraine, pour le mercredi 8 février ; mais immédiatement il promulgua (3 février) un décret de la délégation par lequel il déclarait que tout individu qui, depuis le 2 décembre 1851 jusqu’au 4 septembre 1870, avait accepté des fonctions de ministre, sénateur, conseiller d’État, préfet, qui avait été candidat officiel dans la même période, était exclu d’éligibilité à l’Assemblée nationale. Le décret concluait : « Sont nuls et de nullité absolue les bulletins de vote portant les noms des individus compris dans les catégories ci-dessus désignées. Ces bulletins ne seront pas comptés dans la supputation des voix. » À la signature de Gambetta, on avait joint celles de Crémieux et de Glais-Bizoin, car les deux vieux comparses, plus inutiles que jamais, avaient accompagné le jeune dictateur à Bordeaux et lui faisaient cortège.

Ceci était en contradiction avec les termes de l’armistice. C’était la France dont Bismarck voulait recevoir une décision solennelle, qui déterminerait la conclusion de la paix ou la continuation de la guerre ; il ne pouvait admettre qu’un parti, quel qu’il fût, restât en dehors de la consultation du pays tout entier. Si une seule opinion, une seule faction politique était frappée d’incapacité électorale et représentative, le vote à intervenir, et dont l’existence d’une grande nation, dont le respect d’un futur traité pouvaient dépendre, était faussé dans son principe et devenait caduc, avant d’avoir été émis. Nul homme d’État ne pouvait accepter des conditions qui étaient la négation du droit national, la négation du droit des gens, et qui ne pouvaient émaner que d’un homme ivre d’autorité et se plaçant au-dessus des lois. « Il n’y a pas de tyrannie plus effrénée que celle des petits tyrans », a dit Machiavel.

En présence des prétentions de Gambetta à scinder le pays en deux et à en rejeter une partie hors de la représentation législative, pour cause d’indignité, Bismarck fit connaître sans ménagement ce qu’il en pensait et ce qui en résulterait. La dépêche n’autorise aucun doute d’interprétation :

« Versailles, 7 février 1871, 6 heures 40 min. soir. À M. Léon Gambetta — Bordeaux. Au nom de la liberté des élections stipulée par la convention d’armistice, je proteste contre les dispositions émanées en votre nom (sic) pour priver d’être élus à l’Assemblée des catégories nombreuses de citoyens français. Des élections faites sous un régime d’oppression arbitraire ne pourront point conférer les droits que la convention d’armistice reconnaît aux députés librement élus. Bismarck. »

Le Chancelier de l’Empire allemand rappelant au respect de la liberté électorale Gambetta, qui, pendant la durée du Second Empire, n’avait pas eu assez de tonnerres dans son éloquence pour foudroyer les candidatures officielles, c’est un incident d’histoire que le suffrage universel n’avait point prévu.

Gambetta regimba. Il fit placarder la dépêche venue de Versailles et la fit suivre d’une proclamation où il dénonçait « les complices et les partisans du régime déchu » comme « les alliés de M. de Bismarck » ; et il ajoutait : « L’insolente prétention qu’affiche le ministre prussien d’intervenir dans la Constitution de la France nous impose plus que jamais un devoir ; dans ces circonstances, le gouvernement de Bordeaux croit devoir maintenir son décret. » Sunt verba et voces, prætereaque nihil. Malgré l’emphase de l’expression, la raideur de la résolution semble près de s’amollir ; certaine atténuation fait comprendre qu’on ne lutte plus que pour paraître lutter encore. « Le gouvernement de Bordeaux croit devoir maintenir son décret. » Ce n’est point ainsi que l’on parlait, le 3 février, lorsqu’on lançait le décret d’exclusion.

Le gouvernement de Paris était inquiet de l’attitude de celui de Bordeaux, et surtout il en était irrité ; on s’exprimait avec peu de modération sur le compte du dictateur, que l’on traitait de factieux et même de dangereux imbécile. Jules Favre ne tarissait pas et disait : « C’est un énergumène ; nous lui devons tous nos malheurs. » Trochu opinait du képi et ajoutait : « Paris a donné à la province cinq mois pour former des armées et venir lui tendre la main par-dessus ses murailles ; si les armées ne sont point arrivées jusqu’à nous, la faute en est à Gambetta, qui n’est qu’un bavard. » Oui, général, un bavard, comme Jules Favre et comme vous. On n’était pas sans redouter quelque mésaventure pour Jules Simon ; car, au milieu de l’effervescence révolutionnaire entretenue à Bordeaux par Gambetta, il restait seul pour représenter ce qui subsistait d’apparence de légalité en France ; on résolut de lui envoyer du renfort et l’on fit partir Garnier-Pagès, Emmanuel Arago et Pelletan, avec injonction de se débarrasser de Gambetta à tout prix.

Les trois mandataires d’un gouvernement de guerre à outrance, que la fortune adverse avait rendu pacifique, arrivèrent à Bordeaux, le lundi 6 février, à sept heures du matin. Ils avaient été choisis avec discernement ; Pelletan, homme de bon sens, sachant l’histoire et résigné à s’incliner devant la nécessité que les événements rendaient inéluctable ; Garnier-Pagès, Emmanuel Arago, deux moulins à paroles, que rien ne faisait taire et qui pouvaient parler deux heures de suite sans perdre haleine. J’imagine que, sous le flux de leurs discours sans intermittence, Gambetta se sentit vaincu et quitta la partie. Jules Simon et ses trois acolytes le chambrèrent et le réduisirent à merci. Gambetta céda ; il n’était point bête, il avait l’oreille fine et avait entendu le haro par lequel la France avait répondu à ses proclamations. Tout en se cramponnant au pouvoir qu’il aimait follement, il comprit qu’une résistance entêtée lui fermait l’avenir.

Il eût volontiers fait un coup d’État, mais il ne voulut pas faire un coup de tête qui pouvait le perdre à toujours ; il se retira, après avoir écrit sa dernière circulaire aux préfets. « Ma conscience me fait un devoir de renoncer à mes fonctions de membre d’un gouvernement avec lequel je ne suis plus en communauté d’idées, ni d’espérance. J’ai l’honneur de vous informer qu’à partir d’aujourd’hui je donne ma démission. » Cette démission repoussait dans le néant Crémieux et Glais-Bizoin ; il n’y avait donc plus en France qu’un gouvernement, celui qui avait escaladé le pouvoir dans la journée du 4 Septembre et qui l’exerçait encore à Paris.

Comme un général vaincu qui va cacher sa honte loin de tous les yeux, Gambetta disparut ; il traversa les Pyrénées et alla demander à l’Espagne un repos dont on peut convenir qu’il avait besoin ; Lavertujon, en récompense de l’aide — peu utile — qu’il avait prêtée à Jules Simon, fut nommé ministre plénipotentiaire à La Haye, au grand scandale de la reine Sophie de Hollande, dont il avait publié une lettre trouvée dans les papiers ramassés aux Tuileries ; elle n’a jamais pardonné cette inconvenance à M. Thiers ; du moins elle me l’a dit. Jules Simon resta ministre de l’Instruction publique, — le meilleur peut-être que l’on ait jamais eu, — jusqu’au jour où M. Dupanloup, qui était Mgr d’Orléans, le mit en minorité à l’Assemblée nationale, sur la question des vers latins ; ce fut une bouffonnerie dont furent surpris les gens les mieux rompus aux facéties parlementaires. Ranc revint à Paris, Jean comme devant, exaspéré et soufflant la discorde ; il trempa dans la Commune, dont il fut membre, et qu’il abandonna, le 6 avril, lorsqu’il reconnut qu’elle était mort-née, écrasée dans l’œuf par la bêtise de ceux qui l’avaient suscitée et qui la dirigeaient. La défaite de Gambetta à Bordeaux assurait la victoire de M. Thiers, qui s’était prudemment tenu à l’écart, mais qui n’en fut pas moins le triomphateur dans cette échauffourée gouvernementale.

Depuis l’heure où Bismarck avait acquis la certitude que le Gouvernement de la Défense nationale répudiait les tentatives faites par Gambetta pour continuer la guerre, le ravitaillement de Paris s’était opéré avec régularité ; dès le 5 février, les vivres arrivèrent en abondance, et bien des gens purent manger à leur faim, pour la première fois depuis longtemps. Les élections se firent au jour stipulé par la convention d’armistice ; le 8 février 1871, la France vota librement, sans pression d’aucune sorte, mais écrasée sous le poids du désastre où elle avait failli périr. Au sortir de cet ouragan de misères et de dévastation, il y eut du recueillement et l’on fit pour le mieux. Le pays cherchait à se ressaisir et, à cette minute tragique de son histoire, c’est bien sa voix qui parla, c’est sa pensée qui fut exprimée. Chacun semblait s’être dit ce que M. de Serres écrivait à sa femme, le 26 octobre 1815 : « Nous subissons des conditions dures, mais enfin nous existons, et, si nous devions cesser d’exister, ce serait encore par notre faute. »

Le sens des élections parut fort clair alors ; mais il semble que le gouvernement et l’Assemblée nationale ne l’aient point compris. Plus tard, à distance historique, on portera un jugement impartial sur des faits que nous voyons mal, précisément parce que, se produisant autour de nous, ils sont déformés par des passions individuelles et des intérêts contradictoires. Les haines étaient encore trop vivaces, les ressentiments trop aigus, les matériaux des constructions possibles étaient trop dispersés ; on ne sut, on ne put rien fonder ; trop de revendications mesquines tenaient les esprits en défiance ; l’union entrevue, prescrite par les élections, se changea en divisions multiples. Tant que siégea cette assemblée, « élue dans un jour de malheur », — le mot a été prononcé, — on y joua la tragédie des frères ennemis.

Le résultat des élections trompa toutes les prévisions. On s’était attendu à voir arriver à l’Assemblée nationale un nombre à peu près égal de bonapartistes et de républicains, entre lesquels se seraient glissés quelques monarchistes. On fut donc très surpris, lorsque l’on distribua les sept cent trente-six nouveaux élus en catégories correspondant à leur opinion, de constater que les tendances monarchiques étaient représentées par six cent cinquante-deux députés. Toute combinaison fut déjouée et l’on s’attendit d’autant mieux à une prochaine restauration que M. Thiers, adversaire traditionnel de la République, partisan de l’orléanisme, devenait chef du pouvoir, par ce seul fait que le choix de vingt-six départements imposait son autorité à l’Assemblée, à l’Assemblée des « ruraux », ainsi que les radicaux la nommaient déjà avec dédain, et surtout avec dépit.

Des premiers conciliabules des députés entre eux, il ressortit très nettement que la majorité visait la reconstitution de la monarchie, mais sans vouloir, dans de si critiques circonstances, en préjuger la forme, ni en déterminer les prérogatives. Pour mieux affirmer le principe, tout en réservant la future constitution et le futur titulaire de la royauté, on s’entendit à voix basse, avec un mystère qui fut rapidement dévoilé, pour nommer le duc d’Aumale lieutenant général du royaume. De cette façon, on lui confiait l’exercice du pouvoir royal, dont il n’était que le dépositaire, jusqu’au jour où il aurait, sur l’injonction de l’Assemblée, à le remettre au maître désigné par un vote. C’était un subterfuge, mais qui ne renversait aucun projet, ne dérangeait aucune ambition et permettait, au contraire, à chaque conviction de garder ses espérances. M. Thiers laissait faire et ne disait rien ; lorsqu’on lui parlait des princes d’Orléans, il répondait : « Ce sont de très honnêtes gens, de très honnêtes gens ; je les connais beaucoup et j’ai en grande vénération la mémoire du roi Louis-Philippe, qui était un fort honnête homme, un fort honnête homme. »

Le duc d’Aumale avait été élu député dans le département de l’Oise, où il possède le domaine de Chantilly. Lorsqu’il quitta l’Angleterre pour venir prendre possession de son siège à l’Assemblée nationale, il fut reconduit jusqu’au port d’embarquement par Laugel[218], qui était son secrétaire, et par Edmond Archdeacon, qui était un des amis avec lesquels il avait souvent chassé à Twickenham. L’un et l’autre l’adjurèrent de poursuivre sa route en France jusqu’à Bordeaux, sans s’arrêter, et de prendre langue immédiatement avec les députés, avant d’avoir vu aucun des membres du gouvernement. Il parut surpris de cette recommandation et on lui fit alors observer que, les lois d’exil promulguées, le 26 mai 1848, contre sa famille n’étant point abrogées, on pouvait les rendre exécutoires contre lui partout ailleurs qu’au lieu même de l’Assemblée, où ses partisans étaient assez nombreux pour tenir en échec les républicains doctrinaires qu’offusqueraient sa popularité, son renom militaire et sa qualité de prince de la branche cadette des Bourbons. Qu’en pensa le duc d’Aumale ? Je n’en sais rien ; mais il faut croire qu’il ne tint pas compte des observations que la sagacité de ses amis lui avait adressées, ou qu’il ne sentit fatigué, car il s’arrêta à Angoulême. Il y était attendu.

Celui qui le guettait et sut le saisir au passage était un émissaire de M. Thiers, il est à peine besoin de le dire. Je l’ai connu ou plutôt aperçu dans quelques salons où je fréquentais aux soirs de ma trentième année. Il s’appelait Trubert. Marié en premières noces à la fille d’un Silvain Dumon, qui fut ministre des Travaux publics dans un des nombreux ministères de la monarchie de Juillet, marié en secondes noces à la fille d’un ancien ambassadeur nommé Piscatory[219], il singeait de son mieux les hommes de vie élégante ; sa façon de monter à cheval lui avait valu le sobriquet de Chevalier de la Crinière ; il appartenait à quelques groupes de chasseurs à courre en Rambouillet et en Chantilly, parce qu’il réglait avec habileté les affaires contentieuses ; il était de haute taille, avec de gros yeux saillants, semblables à ceux des bustes de l’empereur Commode.

Il était dévoué à M. Thiers, qu’il admirait sans réserve et qu’il avait accompagné, en qualité de secrétaire, dans sa fameuse et inutile tournée européenne, entreprise après la journée du 4 Septembre. On fut, à cette époque, étonné du choix de M. Thiers et l’on s’imagina, à tort ou à raison, que l’ambassadeur extraordinaire du Gouvernement de la Défense nationale avait simplement voulu fournir à l’un de ses familiers l’occasion de sortir de Paris, dont le séjour ne promettait rien d’agréable. De son métier, Trubert était conseiller à la Cour des Comptes, poste des plus honorables dont il se démit pour n’être pas obligé de renoncer à de lucratives situations dans des compagnies financières.

Trubert savait bien la leçon que M. Thiers lui avait faite. Ce fut une scène de haute comédie, car Trubert était orléaniste jusque dans ses moelles, et je ne serais pas étonné qu’il eût été de bonne foi et convaincu sincèrement, lorsqu’il accepta la mission dans laquelle il réussit ; car c’était un des grands talents de M. Thiers de persuader aux intelligences médiocres d’agir contre leur intérêt, lorsque le sien y était opposé. Le thème fut développé selon les règles : on ne pouvait douter du dévouement de M. Thiers, qui, en ce moment même, poussait l’abnégation jusqu’à se sacrifier, à se jeter dans le gouffre, comme Curtius, pour mieux ouvrir la route à la famille d’Orléans. Le projet de faire du duc d’Aumale un lieutenant général du royaume n’était qu’une machination perfide, imaginée par les légitimistes purs, par les partisans quand même du comte de Chambord ; ce que l’on voulait, c’était déconsidérer un prince populaire, aimé de l’armée qui n’avait point oublié les hauts faits d’Algérie ; pour parvenir à ce résultat, le moyen était simple : on le chargeait du fardeau écrasant des affaires actuelles, sous lequel il risquait de succomber, en faisant rejaillir sur tous les représentants de sa famille le mécontentement dont il serait innocent et que seules les circonstances feraient naître.

Est-ce donc un prince de race royale, l’oncle d’un prétendant soutenu par l’opinion publique, qui peut, de gaieté de cœur, rechercher la tâche qu’il faut accomplir ? Est-ce lui dont les ancêtres maternels ont servi de prétexte à la guerre du Palatinat, dont le père a glorieusement porté le premier coup à l’invasion prussienne pendant la canonnade de Valmy, est-ce lui qui pourra jamais se résigner à apposer son nom au bas d’un traité de paix onéreux ? Est-ce lui qui consentira à l’abandon de deux provinces conquises par ses aïeux ? Est-ce lui qui mettra entre les mains d’un ennemi rapace la formidable indemnité de guerre qu’il réclame ?

Accepter de gouverner un territoire dont une partie est foulée aux pieds des troupes étrangères, entrer quotidiennement en contestation, sinon en conflit, avec les commandants des corps d’occupation, n’est pas le fait du rejeton d’une race illustre qui veut garder intacts son prestige et sa gloire. Ce n’est pas tout ; une obligation urgente s’impose au gouvernement ; la garde nationale, qui devient inquiétante à Paris, qui s’agite dans les grandes villes, doit être désarmée, sous peine de périls que déjà l’on peut prévoir. Cette mesure, est-ce le prince qui peut l’appliquer et s’exposer au discrédit qui en rejaillira parmi les masses turbulentes, auxquelles le mot de patriotisme est l’excuse à toute sorte de sottises ? Non, le duc d’Aumale se refusera à ces redoutables besognes, qui doivent être l’œuvre anonyme d’une assemblée ; qu’il ait patience, qu’il laisse faire M. Thiers ; lorsque le traité aura été signé, l’indemnité de guerre payée, la garde nationale désarmée, le territoire évacué, lorsqu’en un mot le terrain politique sera déblayé de tous les obstacles qui l’encombrent à l’heure présente, alors, mais seulement alors, la famille d’Orléans, libre de son action, pourra paraître et recueillir avec sécurité l’héritage qu’on lui prépare. M. Thiers n’ignore pas qu’il s’offre en holocauste et que, pour tant de sacrifices, il ne recueillera que l’ingratitude du pays ; mais qu’importe, si le salut de la France est assuré par une dynastie où les preuves d’habileté, de courage et d’intelligence n’ont jamais manqué ! M. Thiers ne demande qu’à être à la peine, pour mieux laisser les Orléans à l’honneur.

Je crois voir le duc d’Aumale, la tête penchée, le bras à plat sur le genou, le corps incliné, comme je l’ai vu tant de fois à l’Académie, tendant l’oreille qu’il a un peu paresseuse, regardant Trubert, pour tâcher de lire au fond de son âme, et n’y découvrant rien dont il pût être éclairé. Instinctivement, il sentait que ces raisons très plausibles n’étaient que des prétextes derrière lesquels se cachait l’ambition effrénée dont Thiers avait été travaillé pendant toute sa vie. Est-ce l’ombre ou la proie qu’il allait saisir ? Il ne le savait pas et, hochant la tête, il répondait : « Cela demande réflexion. » Il a raconté les détails de cette entrevue à Laugel. Celui-ci ne s’est point gêné pour les répéter ; car il n’a point pardonné à son maître de ne s’être pas emparé du pouvoir, ce qui lui eût valu une bonne place, préférable à son poste de secrétaire de la main.

Trubert, c’est-à-dire M. Thiers, avait gardé en réserve son plus sérieux argument, afin de porter le coup décisif, comme un bon avocat, qui n’utilise son meilleur raisonnement que dans la péroraison de sa plaidoirie. « Et les biens de votre famille, ces biens que le décret inique du 22 janvier 1852 vous a ravis et qui doivent vous être restitués, maintenant que la France a repris possession d’elle-même, pourrez-vous les réclamer, comme c’est votre devoir et votre droit, si vous êtes chef d’État, si vous exercez l’autorité souveraine ? Si légitime que soit votre revendication, elle ressemblerait à un ordre auquel on ne pourrait refuser d’obéir. Quel murmure partout et quel point d’appui pour l’opposition républicaine, qui est plus sérieuse que l’on ne croit ! Cette restitution sera l’œuvre, l’œuvre préférée de M. Thiers ; car elle satisfera en même temps l’esprit de justice dont il est animé et le dévouement qu’il a toujours professé pour les enfants du roi qu’il a servi. Que Votre Altesse Royale se laisse convaincre, et son avenir est sauvé. »

L’Altesse Royale fut convaincue et son avenir en fut à jamais compromis. Un prétendant, le plus redoutable, celui qui avait groupé le plus de partisans autour de sa cause, s’éliminait volontairement. M. Thiers, en apprenant la bonne nouvelle, eut un accès de gaieté dont Barthélemy-Saint-Hilaire[220] fut le joyeux témoin. Arrivé à Bordeaux, le duc d’Aumale fut d’un désintéressement qui toucha bien des cœurs ; c’est un citoyen, c’est un soldat qui revenait, rien de plus ; si les circonstances exigeaient que l’on fît plus tard appel à son dévouement, chacun savait qu’il ne se récuserait pas et que l’on pouvait compter sur lui ; mais, actuellement, il convient d’attendre, de permettre à l’Assemblée de se reconnaître et de donner au pays le temps de manifester sa volonté. Ainsi fut fait ; les Orléans ont récupéré leurs biens ; mais, à l’heure où j’écris ces lignes, le comte de Paris et le duc d’Aumale sont en exil. Au mois de février 1871, la France, découragée, ne voulant plus de l’Empire, ne croyant pas à la République, allait au-devant d’eux et leur demandait son salut. Je suis persuadé que, s’ils n’avaient pas soulevé cette misérable question de gros sous, ils seraient actuellement sur le trône, à moins qu’une révolution ne les en eût encore chassés.

Le 21 décembre 1872, j’allai déjeuner chez Archdeacon, qui habite l’ancienne maison de Morny, que l’on appelait « la niche à Fidèle ». Ernest Picard, qui avait été camarade d’Archdeacon au collège Rollin, était assis à table, à côté de moi. Je l’avais rencontré jadis par-ci par-là, et nous nous connaissions. Tout en bavardant de choses et d’autres, je lui dis : « Allez-vous faire bonne besogne aujourd’hui à l’Assemblée ? » Il me répondit : « Nous allons donner aux Orléans un argent qu’on ne leur doit pas, afin de nous en débarrasser pour toujours. » Il avait dit cela avec son air goguenard. Je ripostai : « Si, pour aider à payer l’indemnité de guerre, ils offraient les millions qu’on va leur restituer, avouez que ce serait vous jouer un bon tour. » Il répliqua : « Ce n’est pas à craindre ; si cette idée venait à l’un d’eux, les autres le feraient mettre à Charenton. » Le soir, Thiers, se frottant les mains, disait : « Je les ai cousus dans un sac d’écus, ils n’en sortiront pas. » En effet, ils n’en sont point sortis.

Le duc d’Aumale ne fut donc pas lieutenant général du royaume, mais il fut successeur du comte de Montalembert à l’Académie française ; c’est plus modeste. Il eut l’honneur d’être reçu, en séance solennelle, par Cuvillier-Fleury[221], qui avait été son précepteur. Maigre compensation pour celui qui aurait pu, avec quelque initiative et plus de désintéressement, placer la couronne sur la tête de son neveu, ou peut-être bien s’en coiffer lui-même.

Le duc d’Aumale a de grandes qualités ; son courage militaire est remarquable, mais son courage civique est nul ; chez lui, le citoyen est neutralisé par le prince, et le prince est hésitant. Monseigneur et illustre confrère, ignorez-vous que la fortune est femme ? Il faut l’aider à faire ce qu’elle désire, quitte à lui laisser croire qu’elle n’a cédé qu’à la violence.

Thiers n’avait point menti, lorsqu’il avait fait dire au duc d’Aumale que la paix serait onéreuse et qu’il serait pénible pour un prince du sang de France d’être obligé d’en discuter les articles, de les accepter, de les revêtir de sa signature et de les sceller de ses armes. Cette charge, lourde entre toutes, retomba sur Thiers, qui accourut à Versailles aussitôt que l’Assemblée de Bordeaux fut constituée. Dans ces jours de deuil où s’agite le sort de la France, Thiers, vieux, chétif, tout petit, seul vis-à-vis de Bismarck, de ce colosse qui parlait au nom de la victoire, Thiers déploya une indomptable énergie. Nous avions été les agresseurs, nous étions vaincus, plus que vaincus, écrasés ; on pouvait nous contraindre à obéir et à courber la tête. Thiers ne la courba point ; il lutta pied à pied et, à force d’arguties, de raisonnements, de répliques et de ripostes, il obtint des conditions qu’il n’eût certes pas accordées, s’il eût été vainqueur. Il n’est plus douteux qu’il rencontra chez Bismarck des complaisances auxquelles il ne s’attendait pas ; ceci demande explication.

À l’heure où se discutaient les préliminaires de la paix, Bismarck était plus qu’en froid avec de Moltke, qui considérait que toute politique doit s’effacer, lorsque la parole est aux canons. Depuis longtemps déjà, l’État-Major général tenait systématiquement le Chancelier en dehors de toute communication relative aux choses de la guerre. Bismarck apprenait le résultat des combinaisons stratégiques, mais ne savait jamais rien des combinaisons elles-mêmes ; il en était irrité et s’en était plaint au roi, qui, respectant la division des pouvoirs et la spécialité des attributions, n’avait rien modifié à l’état de choses où lui-même trouvait des avantages. En outre, à ce moment même, le roi de Prusse, récemment proclamé empereur d’Allemagne, était malade ; somnolent, atteint d’une bronchite, d’un lumbago, il laissait carte blanche à Bismarck et ne se souciait pas des observations du feld-maréchal de Moltke, qui criait presque à la trahison.

Dès l’entrée en campagne, le point de vue de Bismarck avait été différent de celui de M. de Moltke ; il en était résulté des froissements entre les deux personnages et parfois même des altercations. Bismarck, faisant une guerre politique, voulut, depuis Sedan, ouvrir des négociations et traiter ; M. de Moltke, faisant une guerre de race, une guerre nationale, une guerre de revanche contre Louis XIV et Napoléon Ier, — il l’a dit, — ne cherchait que notre extermination. Il était indigné que l’on discutât les bases d’une convention diplomatique ; il n’admettait même pas que la France pût discuter les conditions qu’on lui imposait : « Je suis le plus fort, vous êtres vaincu ; obéissez et taisez-vous. »

Ces exigences d’un soldat implacable n’étaient point du goût de Bismarck, qui, de très bonne foi, était alors persuadé que l’ablation de deux de nos provinces ne provoquerait en France que des regrets promptement oubliés, une rancune éphémère. Il a dû déchanter depuis, mais, au mois de février 1871, il croyait qu’il se montrait assez modéré pour mériter notre gratitude et qu’il faisait un acte politique dont l’Allemagne tirerait profit ; il s’est trompé ; il a existé dans nos cœurs un ressentiment qui n’est pas près de s’éteindre, et le résultat pratique du traité de Francfort a été au bénéfice de la Russie. Jamais le sic vos non vobis n’a reçu une plus éclatante confirmation.

Voici quelle était la situation, au moment où les négociations s’ouvraient à Versailles et devaient être menées avec rapidité, afin d’être closes à l’heure où l’armistice prendrait fin ; Thiers avait été admis près de l’empereur Guillaume ; il avait fait le bon apôtre, parlant les yeux baissés ; il avait rejeté toute responsabilité sur Napoléon III, qui avait déclaré la guerre, sur Gambetta, qui l’avait continuée « hors de propos ». L’Empereur lui avait répondu : « Voyez Bismarck, il a ordre de terminer promptement, si vous êtes raisonnable. » Le feld-maréchal de Moltke lui avait dit : « Vous vous plaignez des conditions qui vous sont proposées et vous les trouvez trop dures. Ces conditions sont dérisoires, sachez-le bien, et je n’ose les communiquer à mon armée, parce qu’elles ne répondent ni à l’injustice de votre agression, ni aux sacrifices que nous avons été obligés de faire pour vous démontrer que vous aviez tort. Au lieu de vous plaindre et de récriminer, remerciez Dieu d’avoir affaire au Chancelier et non pas à moi. »

De son côté, Bismarck disait à Thiers : « Est-ce à l’historien du Consulat et de l’Empire que je dois rappeler l’histoire ? Au lieu d’un souverain chrétien et pacifique, au lieu de l’empereur mon maître, supposez que vous ayez à débattre la paix avec un conquérant infatué de lui-même, comme Napoléon Ier ? Vous savez aussi bien que moi quelles sont les exigences que vous auriez à subir et que le cours de la Seine deviendrait la frontière de l’Allemagne. » Thiers répondait, en agitant ses petits bras : « J’ai toujours été opposé à cette guerre, vous ne pouvez l’ignorer. » Brutalement, Bismarck riposta : « Oui, vous étiez opposé à cette guerre, parce que vous étiez persuadé que nous serions battus et que vous redoutiez par-dessus tout de voir la puissance de Napoléon III se fortifier et s’affermir. »

Avant l’arrivée de Thiers à Versailles, Bismarck et de Moltke avaient eu un entretien à la villa des Ombrages, chez le Prince royal. L’héritier de la couronne d’Allemagne, qui, cédant aux prières de la princesse Victoria, sa femme, avait retardé le plus possible l’inutile bombardement de Paris, penchait vers les idées de modération, et il voulut se rendre compte par lui-même de l’opinion politique et de l’opinion militaire qui étaient en contradiction ouverte au sujet des conditions de paix que l’on allait discuter. C’est au Prince royal que je dois ce récit ; il me l’a fait en 1886, à Heidelberg, au cours des longues conversations que j’eus alors avec lui ; je ne puis que le reproduire, tel que je l’ai publié dans L’Allemagne actuelle.

« Si le feld-maréchal de Moltke avait tenu la plume du plénipotentiaire, à la place du prince de Bismarck, la France était perdue ; il disait : « Il faut occuper ce pays pendant trente ans, saisir les impôts, les recettes des douanes, des postes, des octrois, des chemins de fer ; en fait d’armée, ne laisser que la gendarmerie et, dans trente ans, il n’y aura plus de France. » Bismarck répondait : « La France a été maîtresse de l’Allemagne ; elle l’a morcelée à sa guise ; elle a eu ses grand-gardes à Dantzig, elle a taillé le royaume de Westphalie en plein territoire allemand ; cela ne lui a servi qu’à s’affaiblir. Pour occuper militairement la France, il faudrait 300 000 hommes ; nous en aurons peut-être besoin ailleurs. Laissez-la faire ; elle épuisera sa vitalité sur elle-même. » Un mois plus tard, la Commune semblait lui donner raison[222]. »

Malgré les dispositions relativement conciliantes de Bismarck, la lutte fut parfois violente entre les deux plénipotentiaires. Frédéric III a écrit dans son journal : « 25 février. Thiers a beaucoup parlé. Bismarck a perdu patience, s’est emporté et est même devenu grossier. Thiers a dit que l’on était cruel avec lui. Bismarck s’est plaint qu’on lui avait envoyé un vieillard avec lequel il ne pouvait discuter. » Oui, Thiers a beaucoup parlé, je n’en doute pas ; il était difficile de l’arrêter, quand il n’avait pas lâché tout son discours ; Bismarck, malgré qu’il en eût, se sentait ému ; mais, en même temps, il était irrité ; il ne parvenait pas souvent à placer ses répliques et s’emportait, ce qui ne faisait que redoubler la verve de son interlocuteur.

On m’a affirmé qu’un jour, pendant ces discussions qui dégénéraient parfois en disputes, Thiers, épuisé, à bout d’arguments, luttant depuis plusieurs heures pour obtenir une concession qui lui était refusée, laissa tomber sa tête entre ses mains, éclata en sanglots et fut sur le point de s’évanouir. Bismarck l’enleva dans ses bras, comme l’on fait d’un enfant, le coucha sur un canapé et lui dit : « Dormez, reposez-vous ; c’est trop de fatigues, vous y succomberez. » Puis, prenant son manteau, — son manteau de guerre, — il l’en couvrit. Thiers, le remerciant d’un signe de tête, s’essuyait le visage où ruisselaient les larmes. Bismarck lui saisit la main, la lui serra avec un geste de commisération et, d’une voix qui fut presque attendrie, il lui dit : « Ah ! mon pauvre monsieur Thiers, il n’y a que vous et moi qui aimions la France. »

Était-ce une raillerie ? Je ne puis le croire ; était-ce une émotion subite qui remuait le cœur de cet homme de fer, en présence de tant de douleur ? Était-ce une allusion à la cruauté des exigences du feld-maréchal de Moltke ? Qui sait ? En tout cas, je tiens l’anecdote pour exacte, car je ne puis douter de la véracité de celui qui me l’a racontée et qui la tenait de Bismarck même.

Il semble que Thiers, au cours de ces négociations, qui lui furent si pénibles, s’attacha surtout à faire diminuer l’indemnité de guerre ; cela du moins résulte de ce que m’a dit Lavedan. Le comte Lavedan, ultra-clérical, ultra-légitimiste, fort honnête homme et de convictions profondes, est celui qui signe du pseudonyme de Grandlieu les articles un peu trop « conservateurs » du Figaro.

À Bordeaux, au moment de la réunion de l’Assemblée nationale, qui tint sa première séance le 11 février, il était en relations permanentes avec Thiers ; on causait des conditions de la paix, implicitement contenues dans la convention d’armistice, et l’on déplorait la nécessité qui s’imposait d’abandonner à l’ennemi des provinces françaises. Thiers dit alors : « Il ne faut point trop s’échauffer sur cette question ; c’est le jeu des batailles et le sort des populations frontières. C’est peu de chose de céder des territoires, parce que l’on peut toujours les reprendre. Ce qui est grave, bien plus grave, c’est de donner de l’argent, car l’argent sorti d’un pays n’y revient jamais. » Je ne suis pas le seul à avoir reçu ces confidences ; elles ont été rendues publiques par ceux-là mêmes à qui Tiers les a faites[223].

Pouvait-on conserver Metz à la France ? Douloureuse question que j’ai entendu agiter souvent et qui, à l’heure où ces Souvenirs paraîtront, aura sans doute été élucidée par la publication de documents que l’on ignore aujourd’hui (1888). Je dirai ce que j’en sais, mais je dirai d’abord que Thiers ne négligea rien pour arracher à la Prusse la ville devant laquelle Bazaine a mis bas les armes à la tête d’une armée de 175 000 hommes. Frédéric III écrit dans ses notes quotidiennes, à la date du 21 février 1871, c’est-à-dire avant l’arrivée de Thiers à Versailles : « Je suis d’avis que nous renoncions à Metz ; Bismarck aussi. »

Le lendemain, 22 février, à table, Bismarck dit : « Si les Français nous donnaient un milliard de plus, nous pourrions peut-être leur laisser Metz ; nous prendrions alors huit cents millions et nous construirions une forteresse qui serait située à quelques milles allemands en arrière, du côté de Falkenberg ou de Sarrebruck. De cette façon, il nous resterait encore deux cents millions. Il ne me plaît pas de voir dans ma maison tant de Français qui n’aimeront pas à y être. Il en est de même pour Belfort ; mais les militaires ne voudront pas perdre Metz et peut-être ont-ils raison[224]. »

Ce sont là deux graves témoignages qui semblent prouver que Metz aurait pu rester française, à la condition sans doute d’être démantelée et de devenir ville ouverte. Voici, d’autre part, ce que j’ai appris par le lieutenant-colonel Sommerfeld, attaché à la personne du Prince royal pendant la guerre de France ; il devait, m’a-t-il dit, le renseignement à l’un de ses camarades, officier de l’État-Major général, nommé Winterfeld, qui était de service à la disposition des plénipotentiaires, le jour où le sort de Metz fut définitivement résolu. Thiers argumentait : « La Lorraine est une terre française ; elle n’a rien d’allemand que le souvenir de la domination autrichienne. Pourquoi voulez-vous la prendre ? » Bismarck écrivit au crayon sur une feuille de papier : « Veuillez me dire d’un mot quelle est pour nous la valeur de Metz. » Il plia le papier, sans le cacheter, fit appeler l’officier de service et le lui remit, avec ordre de le porter au feld-maréchal de Moltke. Celui-ci répondit également au crayon : « Metz représente pour nous une armée de 100 000 à 120 000 hommes. » L’officier ne se fit pas faute de lire la question et la réponse ; c’est ainsi que je les ai connues.

Bismarck, en présence de l’avis du comte de Moltke, dit à Thiers : « Je ne puis vous céder Metz ; donc je le garde avec le territoire où nous avons livré bataille et où nos soldats sont tombés. » Je tiens cette version pour hors de doute. Elle ne contredit en rien la parole qu’à la stupéfaction générale et à l’indignation des chefs d’armée le prince de Bismarck a prononcée, à la tribune du Reichstag, le 11 janvier 1887 : « En 1870 (il a voulu dire en 1871), il faut que je le dise franchement, j’étais opposé à l’annexion de Metz ; mais j’en ai référé à nos autorités militaires, avant d’adopter une résolution décisive. M. de Moltke me répondit : « Nous pouvons nous passer de Belfort ; mais céder Metz, ce serait donner un avantage de 100 000 hommes aux Français dans la prochaine guerre. » Là-dessus, je me suis dit : « Prenons Metz. » Et il a pris Metz.

Le 26 février, dans l’après-midi, les préliminaires de la paix furent signés à Versailles, sous réserve de l’approbation de l’Assemblée nationale. Le même jour, les princes allemands et les généraux réunis à Versailles allèrent porter leurs félicitations à l’Empereur.

Guillaume Ier annonça la nouvelle à l’impératrice Augusta, puis il adressa à l’empereur de Russie une dépêche, officielle cette fois et non plus familière, comme celle qu’il lui avait expédiée du champ de bataille de Sedan :

« C’est avec un sentiment inexprimable et en remerciant Dieu de sa grâce que je vous informe que les préliminaires de paix viennent d’être signés entre Bismarck et Thiers… Ainsi nous sommes arrivés au terme d’une guerre aussi glorieuse que sanglante, à laquelle nous avons été provoqués avec une frivolité sans égale. La Prusse n’oubliera jamais qu’elle vous est redevable de ce que la guerre n’ait pas pris des dimensions extrêmes. Soyez-en béni de Dieu ! Pour toujours votre ami reconnaissant. Guillaume. »

Il y a dans cette dépêche un aveu que rien, dans l’existence du souverain vainqueur, n’a jamais démenti. Il n’est pas question de l’Allemagne, dont cependant l’on est empereur ; on ne parle que de la Prusse, « qui n’oubliera pas les services rendus » ; Guillaume, en effet, était exclusivement Prussien et très peu Allemand ; cela explique pourquoi il a toujours tenu en suspicion son fils Frédéric, qui, élevé par sa mère, princesse de Saxe-Weimar, était Allemand, rien qu’Allemand, et pas du tout Prussien.

Les préliminaires signés à Versailles, le 26 février, furent soumis, dès le 28, à l’Assemblée nationale ; on résolut de les examiner d’urgence, le soir même, dans les bureaux et de les discuter le lendemain, en séance publique. On se hâtait et on se hâta si bien, que le 1er  mars, les articles du traité préliminaire furent acceptés — furent subis — par cinq cent quarante-six députés, contre cent sept. Cette fois, il n’y avait plus à y revenir, la guerre était close. Thiers avait habilement manœuvré ; son mot d’ordre, colporté de groupe en groupe, avait été écouté ; il avait fait comprendre pourquoi la rapidité s’imposait à tous les cœurs soucieux de la patrie, et l’on avait procédé aussi vite que pouvaient le permettre les usages parlementaires. Cette conclusion, pour ainsi dire spontanée, ne fut point du goût de l’empereur d’Allemagne, qui en témoigna sa mauvaise humeur. Le drame, qui se jouait depuis sept mois, se fermait brusquement, par un dénouement assez terne, sans l’apothéose avec parade, orchestres militaires, acclamations, que l’on avait rêvée et dont l’Empereur s’était plu à organiser le spectacle. En cette circonstance, que je vais faire connaître, Thiers fut le plus avisé et fit la nasarde à Bismarck.

L’empereur Guillaume, sollicité par son État-Major, tenait surtout à donner, comme récompense à son armée, la joie d’une promenade triomphale dans la capitale vaincue par la famine ; il eût voulu que ses soldats pussent parler de leur entrée à Paris, comme les nôtres avaient raconté jadis leur entrée à Vienne, à Berlin, à Madrid, à Moscou. Ce projet lui tenait au cœur ; Thiers l’avait deviné, lorsque Bismarck lui dit : « Plutôt que de renoncer à pénétrer dans Paris, ce qui est notre droit, le droit du vainqueur, j’aimerais mieux vous abandonner Belfort. » Bismarck ne faisait point là un sacrifice bien pénible, car l’État-Major allemand se souciait peu de Belfort, qui n’a d’importance que pour défendre l’Alsace contre une invasion allemande venant du grand-duché de Bade. Thiers repoussa énergiquement toute idée d’une entrée à Paris ; peu à peu son argumentation fut moins vive et il finit pas se laisser vaincre, à certaines conditions que Bismarck ne put refuser d’accepter, car elles garantissaient le respect des articles stipulés et empêchaient les hostilités de renaître avec fureur.

À cette heure même, Paris contenait cinq cent mille gardes nationaux armés. Si l’armée allemande eût occupé Paris, il est probable, sinon certain, que des coups de fusil eussent été tirés contre elle, par des individus isolés, ou par des groupes révolutionnaires qui avaient tout à redouter d’un retour à un régime régulier. C’était exposer les troupes allemandes à tomber dans un guet-apens, et c’était exposer la ville à une exécution militaire qui eût été sans pitié. Des deux parts, le péril était trop grand, la responsabilité était trop grave, et, d’un commun accord, on reconnut qu’il serait criminel de courir, sans nécessité absolue, les hasards d’une pareille aventure.

Cependant on ne pouvait refuser de donner satisfaction au désir exprimé par l’Empereur. On adopta un moyen terme, qui, tout en tenant compte des exigences de chacun, mécontenta tout le monde. Il fut décidé que les troupes allemandes entreraient dans Paris, mais qu’elles seraient cantonnées dans des limites qu’elles ne pourraient franchir et qui, si je ne me trompe, étaient formées par le cours de la Seine, le faubourg Saint-Honoré et la terrasse des Tuileries fermant la place de la Concorde ; des pelotons, sous la conduite d’officiers, seraient en outre admis à visiter les musées du Louvre. Dès que la paix serait ratifiée par l’Assemblée nationale, les soldats de l’armée victorieuse devaient évacuer Paris. À la demande de Bismarck : « Combien pensez-vous qu’il vous faudra de jours, à Bordeaux, pour obtenir l’adhésion de l’Assemblée ? » Thiers avait répondu d’un air nonchalant : « Ça n’ira pas tout seul : nous aurons des ergoteurs, des chauvins, des savantasses qui invoqueront des précédents, des juristes qui disserteront sur chacun des articles du traité ; il faudra écouter, répondre, discuter, répliquer ; ça va être une série de duels parlementaires que l’on ne pourra récuser ; en mettant les choses au mieux, si je termine cette besogne en une semaine, je n’aurai pas à me plaindre. » Thiers avait compris la portée de la question de Bismarck et il avait feint de ne la point comprendre, afin de restreindre autant que possible l’étendue de terrain que l’armée allemande occuperait à Paris. Il avait vu juste, et l’événement lui donna raison.

Tout de suite, l’empereur Guillaume se mit à l’œuvre. Se souvenant qu’en 1814 les souverains alliés avaient passé aux Champs-Élysées une revue à laquelle il assistait, il se résolut à faire successivement à Paris l’inspection de toutes ses troupes. Chaque jour, trente mille hommes entreraient, qui, le lendemain, seraient remplacés par trente autres mille hommes ; de cette façon, toute l’armée d’investissement pourrait défiler sous les yeux du vieux souverain, dans la ville même qu’elle avait réduite à capituler. Les dispositions ordonnées par l’Empereur, réglées par le service du grand État-Major, furent promptement adoptées, et, le 1er  mars 1871, des détachements du sixième, du neuvième corps prussien et du premier corps bavarois pénétrèrent dans Paris, sous le commandement du lieutenant général Krameck. En passant sous l’Arc de Triomphe, un officier de cavalerie tira un coup de pistolet contre la voûte où sont inscrits les noms des victoires françaises ; acte d’enfant mal élevé, rien de plus.

L’empereur Guillaume, accompagné du comte Lehndorf, son aide de camp favori, voulut venir regarder le campement de ses troupes ; il entra par la porte de Saint-Cloud, en voiture découverte ; la route était si mauvaise, si défoncée par les charrois, si obstruée de barricades qu’il rebroussa chemin et retourna à Versailles. Bismarck vint à Paris et se promena dans l’avenue des Champs-Élysées, à pied, causant de-ci de-là avec les officiers qu’il connaissait. Un fait peint l’homme. Un des rares curieux — on avait fait le vide autour des soldats de l’Allemagne — était arrêté, fumant, et d’un air farouche regardait Bismarck. Celui-ci tira un cigare de sa poche et, marchant droit vers ce spectateur irrité, il lui demanda du feu. L’homme tendit son cigare et resta découvert, tant que Bismarck alluma le sien. Le lendemain 2 mars, le prince de la Couronne et son beau-frère le grand-duc de Bade visitèrent les troupes à Paris. On préparait les grandes et solennelles revues pour les jours suivants, dans les Champs-Élysées, vers les quais de la Conférence et de Billy[225] ; on avait compté sans la prestesse de Thiers et l’activité de l’Assemblée nationale.

Le 3 mars, il fallut déguerpir, car on venait de recevoir l’annonce officielle que le traité préliminaire de paix était ratifié. Dans l’entourage de l’empereur Guillaume, on considéra cet empressement à en finir comme un acte de mauvais goût et un défaut de respect pour le vainqueur. La déconvenue fut complète ; il semblait, en vérité, que le seul but de cette campagne n’avait été que de parader dans Paris et que, ce but manqué, tout était manqué. C’est sur la déclaration de Thiers que l’Empereur avait basé ses calculs ; il avait compté sur huit jours pleins et il n’avait guère eu plus de vingt-quatre heures.

Un témoin oculaire, attaché de très près à la couronne de Guillaume, a noté l’impression du moment. « Sa Majesté, dit-il, voulait, pendant toute la semaine, passer chaque jour une grande revue aux Champs-Élysées, jusqu’à ce que le dernier soldat fût entré dans Paris. Mais toute cette combinaison fut déjouée par la ruse du futur président de la République. Il obtint en un seul jour ce qu’il déclarait ne pouvoir faire en moins d’une semaine. Le chagrin que l’on éprouva à cette fatale nouvelle, tous ceux qui ont pris part à cette campagne le savent, et on peut le mesurer lorsque l’on a lu les relations de cette guerre. Les sentiments du roi et de sa brave armée furent mis alors à une rude épreuve[226]. » La partie fut gagnée, mais qu’était-ce en comparaison de celle que nous avions perdue ?

La paix était faite ; elle eût été moins pénible à Sedan, moins dure à Ferrières, moins accablante à Versailles, le 31 octobre. Telle qu’elle était, la France était contrainte de l’accepter et l’acceptait par le vote de l’Assemblée nationale. L’effort vraiment considérable du pays, qui, jusqu’à la dernière minute et, de leur aveu même, tint les ennemis en alerte, sinon en inquiétude, l’effort inutile où nous succombâmes s’est épuisé sans résultats matériels, parce qu’il fut incohérent, parce que Paris et la province, n’ayant point combiné leurs mouvements, semblaient faire deux guerres différentes. Notre adversaire le plus redoutable ne fut point l’Allemand, ce fut, en France même, l’anarchie des esprits, l’ardeur des ambitions personnelles, les haines politiques et la dislocation administrative. Se battre au milieu du désordre moral, des compétitions, de la contradiction, des espérances follement entretenues, c’est courir au désastre. Nous le savons aujourd’hui, plaise à Dieu que nous le sachions toujours.

Le jugement que l’on porta sur nous fut sévère ; le comte John Russell semble l’avoir résumé, lorsqu’il a dit : « Les mensonges éhontés quotidiennement servis au peuple de France, les hâbleries criminelles qui l’assuraient qu’aucun soldat allemand n’échapperait à la valeur vengeresse des nouvelles armées, l’énergie tracassière du citoyen Gambetta, tout faisait pressentir un traité de paix semblable à celui que le gouvernement de M. Thiers a signé[227]. »


CHAPITRE II

LE COMPLOT BONAPARTISTE



LE LUMBAGO DE L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE. — RENTRÉE À BERLIN. — LA COMMUNE. — DIVERGENCE DES OPINIONS. — LES ÉTRANGERS À PARIS. — INCOHÉRENCE. — Divide et impera. — LE LIBÉRATEUR DU TERRITOIRE. — ÉPISODE DES NÉGOCIATIONS DE FRANCFORT. — LES MONARCHISTES. — ARRIVÉE DE NAPOLÉON III EN ANGLETERRE. — ENTREVUE AVEC LORD MALMESBURY. — CONFIANCE. — FATALISME. — LETTRE INTÉRESSANTE. — NAPOLÉON III PRÉPARE SON RETOUR. — COLLABORATION DU GÉNÉRAL FLEURY. — APPROBATION DE BISMARCK. — LE COMTE CHOUVALOFF À VARZIN. — SECONDE VISITE DU COMTE CHOUVALOFF. — REFUS DE BISMARCK. — PROJET ET PLAN ARRÊTÉS. — LE GÉNÉRAL BOURBAKI. — LES PARTISANS DE L’EMPIRE À PARIS. — DERNIERS ARRANGEMENTS AVEC LE PRINCE NAPOLÉON. — SOUFFRANCES. — OPÉRATION. — MORT DE NAPOLÉON III. — « IL N’A PAS EU DE VEINE. » — « CE SONT DES ÉTRANGERS. » — LA RÉUSSITE ÉTAIT DOUTEUSE.



L’ARMÉE allemande pliait bagage et se retirait du territoire qu’elle devait évacuer au fur et à mesure que les cinq milliards de l’indemnité de guerre lui seraient payés. L’Empereur se préparait à partir, mais il en était fort empêché par ce diable de lumbago qui ne le lâchait pas. Son intention était, avant de prendre définitivement route pour l’Allemagne, d’aller à Rouen passer en revue les corps de troupes qui occupaient la Normandie. Il ne lui plaisait pas de se promener en voiture devant le front de bandière ; il avait l’habitude de ne se montrer qu’à cheval à ses soldats, et le rhumatisme, qui lui bouclait les reins, lui faisait sentir qu’il ne pourrait ni se mettre, ni rester en selle. Il voulut cependant s’y exercer, et sa tentative ne fut pas heureuse. C’est au livre déjà cité de Schneider que j’emprunterai l’anecdote.

Ce Schneider est un témoin précieux ; il note les incidents les plus insignifiants de la vie de son maître, n’éclaire l’histoire que bien peu, mais fournit quelques données utiles pour apprécier le caractère de Guillaume. C’était peu de chose, en somme, que ce Schneider ; il avait été acteur ; de ce métier il avait gardé la personnalité débordante ; il parle de l’Empereur, mais il parle surtout de lui ; c’est une sorte de valetaille, un homme d’antichambre, comme les grands de la terre aiment en avoir dans leurs entours, parce qu’ils n’ont point à se gêner avec eux. Le roi de Prusse l’a probablement admis dans une sorte de familiarité domestique, parce qu’il rédigeait un journal intitulé : L’Ami du soldat, qui servait au souverain à se mettre en relations directes et presque quotidiennes avec son armée. Schneider était en Bohême (1866), il était en France ; chaque matin il voyait Guillaume, lui lisait les journaux et lui contait les cancans de l’État-Major.

Il paraît professer une affection sincère pour celui qu’il appelle avec trop d’affectation « mon bon maître » ; aussi fut-il très effrayé, lorsque, le 6 mars, entrant pour la dernière fois à Versailles dans la chambre à coucher de l’Empereur, celui-ci lui dit : « Comme je dois passer demain une grande revue à Villiers, j’ai voulu essayer si mes douleurs me permettraient de supporter longtemps le cheval. Je me suis donc placé sur le bras de ce grand fauteuil, en me levant et en me baissant, pour imiter le mouvement du cavalier, mais ce siège est monté sur des roulettes et je me suis sans doute agité trop fort, car soudain le fauteuil a glissé sous moi et je suis tombé tout de mon long. La chute et l’ébranlement ont été tels que j’ai perdu connaissance. Toutefois, quand je revins à moi, je pus me relever seul et je n’ai pas ressenti plus de douleur qu’auparavant[228]. »

L’intention était louable, je le reconnais ; mais n’importe, je me figure malaisément l’empereur et roi Guillaume Ier, le Charlemagne moderne, — disent ses sujets, — l’héritier dans l’histoire de Frédéric Barberousse, le vainqueur et le conquérant, allant à dada sur le bras d’un fauteuil, au cours de sa soixante-quatorzième année.

Le lumbago persista ; l’Empereur n’alla pas à Rouen, mais il put continuer son voyage et, le 17 mars, il rentra dans sa bonne ville de Berlin. Se souvint-il alors que, vingt-trois ans auparavant, presque jour pour jour, le 18 mars 1848, il avait vu son frère, le roi Frédéric-Guillaume IV, obligé de se montrer au balcon du palais et de se découvrir devant les cadavres des insurgés tués pendant l’émeute ; se rappelait-il que lui-même dut se réfugier en Angleterre, tant il redoutait les ressentiments démagogiques ? Cette vision du passé lui apparut-elle, pendant que la population, affolée de joie, ivre d’orgueil, l’acclamait comme le dieu de la Victoire et lui criait : Heil Kaiser !

Pendant que Berlin exultait, que l’Allemagne se préparait à consoler ses armées de n’avoir pu entrer à Paris, en leur faisant une ovation triomphale, la populace parisienne, vêtue du costume de la garde nationale, guidée par des meneurs évadés des estaminets, des bureaux de rédaction du journalisme révolutionnaire, des prisons politiques, allait inaugurer le gouvernement de son choix, c’est-à-dire mettre la civilisation à sac. Le premier acte de ces guerriers à outrance, qui réclamaient les sorties torrentielles et ne sortaient pas, fut de massacrer deux généraux. Il en résulta la Commune, qui, née le samedi 18 mars 1871, sur les buttes de Montmartre, mourut de mort violente sous Belleville, le dimanche 28 mai, après avoir incendié Paris et égorgé les plus honnêtes gens du monde. Peu de dates dans notre histoire auront été aussi funestes que celles-là. De cette aventure, digne de figurer dans le récit des exploits de Cartouche et de Mandrin, je n’ai plus rien à dire, car je l’ai racontée en quatre gros volumes[229].

Jamais on ne pourra se figurer ce que cet ouvrage, où je n’ai dit qu’une partie de ce que je savais, m’a valu d’injures, de médisances et de calomnies. Beaucoup de dénégations, pas une seule rectification ; nulle preuve en effet ne pouvait être produite contre mes assertions, car je n’avais travaillé que sur pièces authentiques. On se récria, on me vilipenda, je restai impassible et je fis bien. On m’engagea à répliquer, je m’en donnai garde ; car tout mon temps eût été pris par des polémiques, et j’estimai que le meilleur moyen de répondre aux communards était de continuer à écrire leur histoire. Des amis trop zélés me poussèrent à traduire les insulteurs devant les tribunaux ; des magistrats m’y incitèrent confidentiellement ; je n’eus même pas à lutter contre moi pour ne pas suivre ces conseils, car je suis, je l’ai déjà dit, résolument partisan de la liberté de la presse. J’en avais le bénéfice, il n’était que correct d’en supporter le préjudice.

Avant d’être mis en librairie, ces volumes furent successivement publiés, chapitre par chapitre, dans la Revue des Deux Mondes, dont j’étais, dont je suis encore un collaborateur fidèle. Le premier article parut le 15 mai 1877 ; la date est à retenir, car il est de tradition dans le monde des assassins et des incendiaires, qui fut celui de la Commune, que mon livre a provoqué les exécutions militaires du camp de Satory, dont la dernière est du 18 novembre 1872 (Herpin Lacroix). J’ai gardé le silence sur bien des faits qui n’étaient point douteux et, parmi les coupables, je n’ai nommé que ceux qui avaient été l’objet d’une instruction judiciaire, ou qui étaient morts pendant la bataille des sept jours, tués comme Delescluze, fusillés comme Raoul Rigault.

Comment donc ai-je été si bien renseigné ? Tous les rapports sur les recours en grâce adressés à la commission parlementaire[230] m’ont été confiés. Voici comment : le secrétaire, ou l’un des secrétaires, de la commission était Félix Voisin, qui, à l’heure où j’écris, est conseiller à la Cour de Cassation. Ancien procureur impérial à Melun, magistrat inaccessible aux influences, méticuleux paperassier, étudiant « les affaires » chez lui, à tête reposée, il avait fait copier les rapports, afin de les examiner à loisir et de pouvoir donner un avis motivé. Il avait conservé les copies exécutées pour lui, il a offert de me les prêter ; j’ai accepté avec une gratitude que l’on peut comprendre. Sans trop de scrupule, j’ai, à mon tour, fait transcrire les plus intéressants de ces rapports ; on les trouvera avec les autres papiers que j’ai déposés à la Bibliothèque de l’Institut et qui forment une masse assez considérable. Félix Voisin m’avait demandé le secret ; je le lui ai gardé et je crois que ce n’est point manquer à ma promesse que de le révéler dans le siècle à venir.

Je prie le lecteur de m’excuser, si je donne tant d’importance à un fait qui m’est exclusivement personnel ; j’ai voulu, du fond de la tombe, protester, au nom de la vérité, contre des imputations d’inexactitude que j’ai systématiquement dédaignées, alors que je contemplais « la douce lumière des cieux » dont les poètes grecs ont parlé ; j’ai voulu aussi affirmer que le livre des Convulsions de Paris s’appuie sur des documents dignes de toute confiance. Ceci dit, pour n’y plus revenir, je reprends le récit, non point de ce que j’ai fait, mais de ce que j’ai vu et de ce que j’ai appris.

Lorsque la Commune eut fini, comme elle avait commencé, dans le sang, on fut étonné de ne voir apporter aucune modification à la forme du gouvernement. L’armée venait de vaincre la plus formidable insurrection qui fut jamais ; ses chefs étaient, pour le plus grand nombre, rien moins que républicains ; la plupart avaient des attaches avec les dynasties déchues ; on s’attendait tous les jours à quelque pronunciamiento, et l’on était si las de ces deux guerres supportées coup sur coup, si harassé de tant de misères morales, si humilié d’avoir subi la Commune, si indigné de toutes les horreurs, de toutes les insanités dont on avait été le témoin, que l’on eût accepté sans murmure un maître, un maître quelconque, qui eût rétabli l’ordre et imposé le silence. On était prêt à tout, comme aux heures des grands découragements. Thiers se déclarait inconsolable ; les mages de l’Assemblée nationale attendaient l’étoile qui devait les guider vers un nouveau Messie ; mais nul astre n’apparaissait dans le ciel obscur.

Pendant que l’on se battait dans Paris, où tout flambait, et que l’on se demandait avec désespoir si l’on était de la même race que les misérables qui voulaient achever l’égorgement de la France, j’ai vu trois des généraux de division auxquels la besogne ne manquait pas, au cours de ces exécrables journées. Je les connaissais depuis longtemps, depuis le mois de janvier 1845, alors que, jeune et vigoureux, j’allais chasser le sanglier dans les gorges de la Chiffa[231], en compagnie des capitaines d’état-major. Tous les trois, faits prisonniers à Metz, revenaient de captivité, et leur colère était ardente contre ceux qui les contraignaient à combattre des Français et à employer leurs premières heures de liberté à emporter de haute lutte la grande ville que les Allemands s’étaient contentés de faire mourir de faim. Je les vis isolément, pendant la bataille, ou immédiatement après.

Chacun d’eux disait : « Ça ne peut pas durer comme ça ! » À ma question : « Qu’allez-vous faire ? » l’un répondit : « Nous allons ramener Napoléon, à la condition qu’il nous laisse pendre Émile Ollivier. » L’autre dit : « Il faut proclamer le comte de Paris ; après tout, il est de famille militaire, il rétablira la discipline dans l’armée. » Le troisième s’écria : « Ce que nous allons faire ? Mais c’est bien simple ; il n’y a pas deux solutions, il n’y en a qu’une : rappeler le comte de Chambord, le conduire à Reims, où l’on saura bien retrouver une Sainte Ampoule et casser la figure à tous ceux qui ne seront pas contents. » Ce général légitimiste, qui était de pleine roture, jurait comme un Templier et roulait des yeux furibonds. Je lui demandai : « Et la République, qu’en faites-vous ? » Il éclata. « Vous me la baillez belle avec votre République ; il y a peut-être des va-nu pieds qui en veulent, mais vous savez bien que personne n’y croit ; ne vous moquez pas de moi, je vous en prie. La République, je vous parie cent mille écus contre un balai de chiendent qu’avant six semaines elle sera culbutée. » Je n’ai pas tenu le pari, je le regrette.

Ces trois braves gens représentaient assez correctement l’opinion, qui était divisée en trois tronçons de forces à peu près égales, car la Commune semblait avoir porté un coup mortel au parti républicain doctrinaire. Dans les combinaisons politiques où l’on se complaisait, la République tenait bien peu de place, si peu de place en vérité qu’elle ne comptait pour rien. Dans cette lutte d’ambitions de trois systèmes qui se neutralisaient les uns les autres, elle fut le quatrième larron, ce qui étonna et ne satisfit guère les Orléans, les Bourbons et les Bonaparte.

À ce moment précis (juin 1871), Paris avait repris une animation extraordinaire. Les étrangers y affluaient et s’y promenaient, levant le nez, regardant les murailles écroulées, les maisons émiettées par l’incendie, les statues de la place de la Concorde coupées en deux par les obus, les arbres hachés par la mitraille, les soldats vêtus de draps de toute couleur, les théâtres éventrés, qui montraient les mystères de leurs coulisses ravagées par le feu. On les voyait par les rues, tenant en main et consultant des yeux le Guide de l’étranger à travers les ruines, poussant des exclamations de surprise et s’amusant prodigieusement. C’était un spectacle insupportable ; nous étions passés à l’état de bêtes curieuses, et l’on venait nous voir comme on regarde des animaux féroces, devenus inoffensifs à force d’avoir été blessés. Non seulement on nous contemplait, mais on nous donnait des conseils. Il n’est cokney de Londres, perruquier de Bergame, maquignon de Budapesth qui ne nous ait honorés de ses avis ; tous les aliborons d’Europe ont rué sur nous leur sottise et leur pitié. Ce fut très pénible.

Les Français étaient-ils plus réservés ou plus sages que la bande cosmopolite qui nous avait envahis et semblait s’être emparée de notre ville saignante et mutilée ? Pas beaucoup plus ; chacun avait son petit projet en tête et le voulait faire prévaloir. Jamais je n’ai entendu autant de calembredaines ; les journaux y aidaient et présentaient, chaque matin, une infaillible solution. Déjà, à cette époque, on sentait que l’opinion publique se cherchait et ne se trouvait pas ; elle ne se divisait pas, elle se pulvérisait. Le pays ne savait, comme l’on dit, à quel saint se vouer ; il avait passé par toutes les formes de la république, de l’empire militaire et conquérant, de la royauté légitime, de la monarchie parlementaire, de l’empire despotique, de l’empire libéral. Il ressemblait à un voyageur égaré, la nuit, dans une forêt ; tous les chemins qu’il a pris l’ont ramené au point de départ.

Une seule chose semblait le préoccuper : se défendre d’avoir désiré la guerre ; il poussa de telles clameurs que l’histoire en reste assourdie et en perd l’esprit de justice. Du monceau de calomnies, de faussetés, de mensonges que l’on a versés sur la réalité des faits, il se dégage ceci : nul n’a voulu accepter la responsabilité d’une lutte qui nous laissa vaincus ; chacun l’eût réclamée avec ardeur si nous eussions été victorieux. Chateaubriand a raison : « Tout mensonge répété devient vérité ; on ne saurait avoir trop de mépris pour l’opinion des hommes. »

Au milieu de l’affaissement général et des compétitions plus bruyantes qu’habiles des partis qui visaient le pouvoir, Thiers se démenait avec désinvolture, comme s’il eût été dans son élément naturel. Il connaissait et mettait en pratique la vieille maxime : Divide et impera. Il divisait et gouvernait. S’il ne tenait en main le sceptre royal, il avait le bâton de commandement présidentiel et ne se faisait faute de s’en servir. Il opposait les monarchistes aux républicains, les républicains aux monarchistes ; à ceux-ci il promettait la république, à ceux-là il laissait entrevoir la monarchie. Il répétait : « Donnez-moi le temps, faites-moi crédit ; que pouvons-nous fonder de sérieux, tant que les troupes allemandes ne seront pas retournées chez elles ? Il faut d’abord libérer le territoire. » Il n’était point avare de belles paroles ; c’était sa monnaie courante ; il la prodiguait. Son patriotisme ne voulait rien écouter, tant que le sol du pays ne serait point purgé de l’élément étranger qui le souillait. Était-ce à lui, était-ce à la France qu’il pensait, lorsqu’il faisait ces sortes de confidences aux groupes parlementaires qui le pressaient pour tenter de le faire incliner de leur côté ? Certaines révélations faites en 1887 pourront répondre à cette question.

Paul Dhormoys a publié un volume intitulé La Comédie politique, souvenirs d’un comparse[232]. Sténographe du Corps législatif et de l’Assemblée nationale, un peu préfet après l’armistice, lié avec beaucoup d’hommes politiques, ayant rendu des services en quelques circonstances difficiles, ayant écouté bien des récriminations, noté bien des propos, recueilli bien des anecdotes, sceptique, connaissant le dessous des choses et le dedans des hommes, il était placé aux premières loges pour voir ; son témoignage a du poids, car son récit est éclatant de sincérité ; or il raconte que Thiers, volontairement et de propos préconçu, a reculé l’époque de la libération possible du territoire. Voici comment :

Le traité de Francfort, qui consacrait définitivement les préliminaires de paix débattus à Versailles, ratifiés par l’Assemblée nationale, fut signé le 10 mai 1871 à Francfort-sur-le-Main par les plénipotentiaires allemands et français.

Pouyer-Quertier pour la France et Bismarck pour l’Allemagne avaient été les seuls et vrais maîtres de la discussion, qui s’était terminée par un accord sans dissonance. Un goût semblable avait servi de trait d’union entre eux et les avait rapprochés ; tous deux caressaient volontiers la bouteille, tous deux étaient des buveurs énergiques. Ils se livraient ensemble à des passes de verres et s’admiraient mutuellement, car leur capacité était prodigieuse. Pouyer-Quertier, qui, sous une apparence épaisse, cachait beaucoup de finesse, était un gros Normand, filateur à Rouen, ou fabricant de cotonnade, je ne sais plus, éloquent à sa manière, très rond, mais très roué, aimant les longs repas, les historiettes grivoises, le large rire et surtout le bon vin. On a dit qu’en qualité de Rouennais il a sacrifié Mulhouse, qu’il eût pu conserver à la France, car les pays tisseurs de l’Allemagne, notamment la Saxe, n’en voulaient point, par crainte d’une concurrence qu’ils redoutaient. Je n’en crois rien.

À cette époque, Bismarck, gigantesque et ventripotent, ne s’était point encore soumis au régime que lui imposa le docteur Schweninger et qui, de cent vingt-sept kilos, le ramena au poids plus raisonnable de quatre-vingt-dix ; sa forte tête n’était point émue par la boisson et souvent, avant de se mettre à table, il buvait deux bouteilles de vin de Champagne en guise d’apéritif.

La veille du jour où l’instrument diplomatique devait recevoir les signatures, les paraphes et les cachets, Bismarck et Pouyer-Quertier avaient passé la soirée côte à côte, relisant les articles, soupesant les phrases, calculant l’exacte portée des mots ; la besogne était fastidieuse ; afin de la rendre moins pénible, on buvait de la bière pour se rafraîchir, puis de l’eau-de-vie pour réchauffer la bière, puis de la bière pour refroidir l’eau-de-vie, et ainsi de suite, sans désemparer. On eût dit que l’honneur national était en jeu. Les deux compères étaient de belle humeur, pour un peu ils eussent entonné le refrain :

D’abord nous trinquerons pour boire.
Et puis nous boirons pour trinquer.

Pouyer-Quertier, voyant Bismarck en si bonne disposition, lui demanda, à brûle-pourpoint, de faire évacuer immédiatement le territoire français par les troupes allemandes. Bismarck répondit : « Cela nous conviendrait d’autant mieux que nous sommes accablés par les doléances des familles, qui souffrent de l’éloignement de leurs parents ; si nous pouvions être certains du paiement des trois milliards que vous nous devez encore, nous nous retirerions sans délai. » Pouyer-Quertier lui proposa un système de traites endossées par les maisons de banque d’Europe dont le crédit était le plus solide. Le Chancelier estima que la garantie était suffisante et l’accepta, tout en réservant l’approbation de l’Empereur, qui était à Berlin, et dont il promit de prendre les ordres le plus rapidement possible ; avec le télégraphe, ça devait être tôt fait.

Lorsque l’on se sépara, il était deux heures du matin ; Pouyer-Quertier se coucha et dormait profondément, lorsque, à cinq heures et demie, Bismarck en grand uniforme entra dans sa chambre : « L’Empereur accepte votre proposition : l’affaire est conclue. » Pouyer-Quertier fit un bon de joie. « Mais je n’ai pas les pouvoirs pour traiter cette question ; il faut que je retourne à Versailles, afin de les demander à M. Thiers. » Bismarck répondit : « Allez et revenez vite ; vous avez notre parole. » Pouyer-Quertier était heureux de ce succès inespéré ; il croyait avoir fait un coup de maître et qu’on lui en témoignerait bonne gratitude.

Il fut désappointé. Dès que Thiers apprit par lui que l’empereur d’Allemagne consentait, sous les conditions stipulées, à rappeler ses troupes, il devint furieux. « Qui vous a prié de vous mêler de mes affaires ? Vous ne comprenez donc pas que j’ai besoin de la question de la libération du territoire pour être maître de cette assemblée ? Une fois les Allemands retournés chez eux, je ne serai plus qu’une de ces vieilles bornes contre lesquelles les chiens lèvent la patte ; j’ai besoin de deux ans pour terminer ce que j’ai entrepris. » « Et voilà pourquoi, ajoute Paul Dhormoys, pendant deux années encore, la France supporta les charges de l’occupation, le paiement, l’entretien des troupes allemandes et leur présence sur notre territoire[233]. »

Si sincère que fût ce récit, si vraisemblable qu’il fût pour ceux qui avaient connu l’ambition de Thiers, j’hésitais à y ajouter foi sans restriction. J’imaginais que le fond en était vrai ; mais que d’une conversation après boire, entre deux plénipotentiaires bien disposés l’un pour l’autre, on avait fait un projet de convention près d’être exécuté. Je voulus savoir, autant que possible, à quoi m’en tenir et, au mois de septembre 1887, peu de temps après avoir lu le volume de Paul Dhormoys, j’interrogeai le comte Lehndorf — le beau Lehndorf, — aide de camp de l’empereur Guillaume, profondément dévoué à son vieux maître, très galant homme, un peu bébête et la coqueluche des Berlinoises de toute catégorie.

Il n’éluda point la réponse et fut très net : « Le récit est exact ; on eût, sans tarder, donné l’ordre de ramener en Allemagne le corps d’occupation ; l’Empereur fut même contrarié du résultat négatif de la négociation ; il s’exprima en termes vifs sur M. Thiers. Il fut d’autant plus mécontent que Manteuffel[234] redoutait pour nos soldats l’influence socialiste des théories françaises. Cela seul nous eût engagés à nous retirer, si votre gouvernement, en ne tenant pas compte des pourparlers de Francfort, ne nous avait, en quelque sorte, contraints à rester chez vous plus longtemps que nous n’aurions voulu. » J’étais fixé ; avec le récit prêté par Dhormoys à Pouyer-Quertier et la confirmation apportée d’emblée par le comte Lehndorf, le doute ne me parut plus possible.

Thiers n’en passa pas moins pour le libérateur du territoire, ainsi que l’a proclamé Gambetta, faisant cause commune avec lui, afin de tenir en échec le gouvernement de Mac-Mahon. Dans le langage familier des hommes politiques de ce temps-là, on eût dit : « Le fou furieux s’est allié au petit serpent à lunettes, au sinistre vieillard, pour combattre l’« idiot providentiel », car c’est par cette dernière injure qu’Émile de Girardin désignait le maréchal duc de Magenta.

Les factions monarchistes s’agitaient dans l’Assemblée et imaginaient toute sorte de combinaisons pour disposer à leur gré de la couronne de la France. C’était la cour du roi Pétaud ; on ne s’y entendait guère au milieu du brouhaha des revendications. Chacun naturellement voulait faire prédominer son parti au détriment de celui des autres ; c’est à qui crierait : Vive le Roi ! d’une façon correcte. Il y avait les purs, les moins purs, les tout à fait purs et les impurs. Les billevesées les plus baroques couraient par les cervelles. Je demandai un jour à M. de Boisgelin, que j’avais rencontré : « Quel est votre idéal politique ? » Il me répondit : « Le gouvernement de Louis XIV exercé par Henri V » ; et il me regarda avec la satisfaction d’un homme qui vient de lancer un trait de génie.

Lorsque à ces pauvres gens l’on parlait d’une Constitution qui serait, une fois de plus, « le pacte fondamental et définitif », ils secouaient la tête et répliquaient : « Que la France se soumette d’abord et reconnaisse les droits imprescriptibles des Bourbons, le roi verra ensuite ce qu’il croira opportun de faire pour elle. » On ne pouvait les tirer de là et ils ne s’en sont pas tirés. Les légitimistes et les orléanistes se faisaient les yeux doux, parce qu’ils comprenaient qu’ils auraient besoin les uns des autres, lors d’un vote possible, mais ils s’exécraient en bons cousins germains qu’ils étaient. Édouard Bocher[235], qui fut le serviteur attentif et le conseiller des Orléans, me disait : « Nous serons sans doute forcés de subir le comte de Chambord ; par bonheur, il n’a pas d’enfant et le comte de Paris l’aura bientôt remplacé. »

Égarées dans leurs conceptions divergentes, perdant leurs forces dans des discussions byzantines, nourries d’illusions, les diverses fractions du parti monarchique inspiraient peu d’inquiétude ; elles avaient trop de têtes pour une seule couronne et trop de mains pour un seul sceptre. Thiers ne s’en troublait pas et laissait croire à chacune d’elles qu’il n’était pas éloigné de se convertir à leur principe. On m’a dit que, tout en les jouant sous jambe, il regardait avec défiance du côté de l’Empire ; oui, de l’Empire tombé à Sedan, chassé le 4 Septembre, de l’Empire discrédité, devenu le but de tous les quolibets et de toutes les haines. Il voyait juste, car le danger était là. Personne n’en parlait cependant, mais cet Empire si méprisé, son chef si vilipendé n’en avaient pas moins des partisans, des partisans d’autant plus redoutables qu’ils gardaient le silence, comme des soldats sous les armes.

L’armée était ulcérée ; toutes les injures prodiguées à Napoléon III, à Bazaine, à Mac-Mahon, à ces capitulards, à ces traîtres, à ces sires de Fich-tong-Kang, avaient rejailli sur elle et l’avaient exaspérée. Elle savait qu’elle avait fait tout son devoir ; elle trouvait le sort injuste et, sans mot dire, songeait avec colère à ceux qui l’insultaient. La plupart des généraux commandant les corps d’armée étaient restés dévoués à l’Empereur exilé, estimant que son châtiment avait dépassé ses fautes. Dans les campagnes bien des paysans, dans les villes bien des commerçants qui s’étaient enrichis sous son règne, dans les administrations bien des fonctionnaires craignant d’être remplacés le regrettaient. Le savait-il ? C’est possible ; l’homme qui, toute sa vie, avait conspiré, ne devait point abandonner la partie sans avoir jeté les dés une dernière fois.

Dès que sa captivité eut pris fin, il vint s’établir en Angleterre. Il débarqua à Douvres, le 20 mars 1871, au jour anniversaire de la rentrée à Paris de Napoléon Ier, lors du retour de l’île d’Elbe. Il se rendit à Chislehurst, dans la maison de Camden-Place, qu’il ne devait plus quitter. La foule se pressait sur son passage et lui fit une ovation. Le peuple anglais n’avait point oublié la Crimée. Le lendemain, Lord Malmesbury[236] alla le voir, et il a consigné l’impression qu’il emporta de cette visite. « Il entra seul dans le salon où je me trouvais et me serra la main avec ce sourire qui éclairait si singulièrement sa physionomie toujours sombre. J’avoue avoir été extrêmement ému. Sa dignité calme et tranquille, son absence de toute surexcitation et de toute irritation étaient l’indice d’une force morale digne du stoïcien le plus sévère. Tout le passé me traversa la mémoire : notre jeunesse à Rome en 1829, ses rêves ambitieux de cette époque et les tentatives désespérées qu’il fit dans la suite pour les réaliser… tous ces souvenirs affluèrent dans mon esprit, quand je vis devant moi cet homme, dont la carrière avait été si aventureuse et si prospère, sans couronne, sans armée, sans patrie, sans un pouce de terre qu’il pût appeler sien, autre que la maison qu’il avait louée dans un village anglais. Ma physionomie décela sans doute mes sentiments, car il me serra de nouveau la main en me disant : « À la guerre comme à la guerre, c’est bien à vous de venir me voir. » Pas un mot de plainte ne lui échappa pendant notre entretien. Il me dit avoir été trompé sur la force et l’état de son armée, mais sans faire de reproches à personne, jusqu’au moment où je parlai du général Trochu, qui avait abandonné l’Impératrice, après avoir juré de la défendre, et qui avait livré Paris à la populace. L’Empereur alors s’écria : « Ah ! en voilà un drôle !… » Il causa avec une résignation telle que le fatalisme seul peut l’inspirer et que ne pourrait donner aucune autre foi… Je le revis plus tard et le trouvai beaucoup plus affecté des calamités de Paris et de l’anarchie qui régnait en France qu’il ne l’avait été de ses propres malheurs ; le fait que les Communards se rendaient coupables de semblables horreurs, en présence des armées prussiennes, lui paraissait le comble de l’humiliation et de l’infamie[237]. »

Lord Malmesbury a bien jugé l’homme, en disant qu’il était fataliste ; il acceptait la destinée telle qu’elle se présentait ; il avait dit un jour aux Tuileries, en présence d’une femme qui me l’a répété : « Nous sommes une race tragique ; lorsqu’on s’appelle Napoléon, on doit s’attendre à tout. » Mais c’était aussi un visionnaire ; il marchait l’œil fixé sur un astre invisible pour tout autre que pour lui, l’astre des Bonaparte, celui que l’on cherchait dans le ciel, en 1815, lorsque l’on faisait la traversée de Porto-Ferrajo au golfe Juan. Puisque Napoléon Ier était revenu de l’île d’Elbe, pourquoi Napoléon III ne reviendrait-il pas d’Angleterre ? Avait-il lié partie pour préparer une restauration impériale, aussitôt qu’il avait été libre ? Je l’ignore ; mais je sais qu’au mois de janvier 1872, à Camden-Place, causant pendant le déjeuner avec Rouher d’une question d’économie ouvrière qui l’intéressait, il dit : « Lorsque je serai revenu à Paris, j’arrangerai cela. » Rouher en était suffoqué et disait : « Il a un tel aplomb, il paraît tellement sûr de son fait, que je finis par en être troublé. »

Il se retrouvait en exil, après sa défaite, ce qu’il avait été toute sa vie. C’était bien le même homme qui, en 1840, reconduit à sa prison, après s’être entendu condamner à la détention perpétuelle, montrait l’uniforme des gendarmes à son avocat et lui disait : « Le collet s’emmanche mal avec l’entournure et doit gêner les mouvements du bras ; plus tard, je modifierai cela », et en effet il le changea. Nul raisonnement ne peut pénétrer ces cerveaux, chez lesquels la rêverie ou la conception prend la vigueur et la persistance d’une idée fixe. Ils s’engagent dans une aventure, sans regarder ni derrière, si sur les côtés ; ils marchent à leur but comme des somnambules, et c’est pourquoi ils réussissent souvent ; car ils déroutent toutes les prévisions.

Je dois à Franceschini Piétri, qui fut secrétaire de Napoléon III aux Tuileries et à Camden-Place, qui l’est encore (1888) de l’impératrice Eugénie, communication d’une lettre que j’ai copiée, dont la signature avait été effacée avec soin. Cette lettre, m’a-t-il dit, a exercé une influence considérable sur un projet qui ne put recevoir exécution. À ma question : « Est-elle d’un homme politique ? » Franceschini répondit, avec un vif accent de franchise : « Non. » Elle est timbrée de La Haye et porte la date du 11 janvier 1872. J’en ai toujours ignoré l’auteur, qui était doué de perspicacité, ainsi qu’on pourra s’en convaincre par les citations suivantes :

« Un deuil de famille m’a contraint d’aller à Paris, où je n’ai pas mis les pieds depuis le mois de juin 1871. J’ai été très frappé de l’effarement des esprits, même les meilleurs. Tout le monde attend quelqu’un, et, parmi les noms que l’on prononce, celui qui revient le plus souvent est celui de Votre Majesté !… On sent que ce qui existe ne peut durer et que M. Thiers n’est qu’une médiocrité arrivée à l’ancienneté ; il a trompé successivement tous les partis qui lui en gardent rancune. On comprend que l’Assemblée nationale est lasse de lui et qu’elle cherche un moyen légal de le mettre au rancart ; une fraction assez considérable voudrait, par une surprise de vote, lui substituer le duc d’Aumale ; mais, si cette manœuvre était tentée, la droite et la gauche se jetteraient dans les bras l’une de l’autre et reculeraient devant une mesure qui préjugerait l’avenir, en renversant leurs espérances mutuelles ; dans ce cas, elles se coaliseraient et produiraient une sorte de compromis d’où Jules Grévy sortirait sans doute avec le titre de président de la République. Tout cela ne serait encore que du provisoire ; or ce que l’on veut, ce que l’on demande, c’est à tout prix quelque chose qui ressemble à du définitif.

« L’Empereur n’est pas à l’île d’Elbe, il n’a pas près de lui des troupes qui pourraient servir de point d’attraction et de ralliement à l’armée française ; je crois néanmoins que l’heure est propice ; sans me permettre de dire : hodie aut nunquam, sans recommander une hâte intempestive, je suis d’avis qu’il ne faut pas perdre beaucoup de temps, parce que, d’une part, la lassitude publique ne fait point pressentir de résistance et que, d’autre part, l’Assemblée nationale, nerveuse et surexcitée, peut tout à coup prendre une résolution grave, soit en proclamant la république, soit en restaurant la monarchie dite légitime. Je ne livre ici qu’une impression ; il est certain que l’Empereur est mieux renseigné que moi ; cette impression a cependant été assez vive pour que j’aie cru devoir examiner le mode du retour. J’en ai fait l’objet d’une note que je prends la liberté d’adresser à Votre Majesté, la priant de la jeter au feu et de m’excuser si j’ai dépassé la limite des plus strictes convenances. »

Dans sa note, l’auteur de la lettre étudie ce qu’il nomme « le mode du retour » ; il passe en revue trois moyens : la tentative individuelle, comme à Strasbourg et à Boulogne ; il la rejette parce qu’il l’estime trop périlleuse ; l’appel au peuple : les députés le redoutent par-dessus tout, monarchistes et républicains le repousseraient avec ensemble. À cette déclaration, le correspondant ajoute des considérations d’un ordre plus élevé. « Pour plus d’un motif, dit-il, dans l’intérêt même de l’Empereur et de sa dynastie, il est préférable que l’appel à la nation n’ait point lieu. En effet, ce serait une sorte d’élection nouvelle, un contrat appuyé sur des bases que chacun aurait la prétention de fixer à sa manière, une promesse d’oubli de part et d’autre. L’Empereur, revenant à la suite d’un vote plébiscitaire, est lié d’avance. Ce n’est plus un souverain qui rentre dans une possession légitimée par délégation de la souveraineté populaire ; c’est un chef d’État désigné par le suffrage universel ; il n’a plus d’histoire ; il ne continue pas ; il commence. Le justicier disparaît ; il n’y a plus qu’un père de famille qui est forcé de pardonner, parce qu’il ne peut pas punir. Tout ce qui s’est passé tombe dans le néant, et l’on part étourdiment pour la terre promise avec le reliquat de la Commune, du 4 Septembre, des facéties gambettistes, des assassinats de Lyon, des massacres et de l’incendie ; dans ce cas, l’Empereur manque à la mission que la France lui réserve, celle qui consisterait à la débarrasser, une bonne fois, de toutes ces scories politiques et sociales qui, semblables à un corps étranger introduit dans les muscles, produisent des abcès dans toute société où on leur permet de subsister. Quels ont été les chefs de bandes du 4 septembre, du 31 octobre, du 18 mars, du 22 mai ? tous les graciés de la déportation. »

Reste un moyen que l’on préconise et qui seul peut donner un bon résultat : c’est un mouvement militaire, dirigé par un des généraux populaires de l’armée. Pour plusieurs raisons, dont les unes sont très honorables et les autres fort médiocres, Mac-Mahon doit être laissé de côté. On recommande de se méfier du gouverneur de Paris, qui était alors, si je ne me trompe, le général Ladmirault[238]. Après avoir analysé et rejeté certaines hypothèses, l’auteur de la note continue ainsi : « Je ne vois guère que Lyon ou Lille qui soient assez près de la frontière pour que l’Empereur puisse s’y jeter avec des chances presque favorables. J’ignore qui commande à Lille, où, du reste, il n’existe point un corps d’armée suffisant pour imprimer, par sa seule mise en marche, un caractère entraînant à l’expédition. Lyon a bien des avantages, car une simple promenade militaire peut aller recevoir l’Empereur à la frontière. L’homme qui y commande se rappellera-t-il qu’il doit sa haute situation à l’Empereur ; se souviendra-t-il, au contraire, qu’il a été élevé aux frais de la cassette privée de la princesse Adélaïde d’Orléans ; a-t-il gardé rancune du rôle sacrifié d’avance que Gambetta lui a imposé dans l’Est, au mois de janvier 1871 ; sera-t-il tenté par le bâton de maréchal de France et même par l’épée de connétable ? Ce sont là des questions auxquelles sa sœur, qui est auprès de l’impératrice Eugénie, pourrait peut-être répondre.

« Je ne sais réellement pas qui s’opposerait à un mouvement pareil, s’il était bien conduit, après entente préalable avec les chefs militaires sur lesquels on peut compter ; les légitimistes sont si bien entortillés dans les plis du drapeau blanc qu’ils ne peuvent s’en dépêtrer ; les républicains sont plus divisés qu’une galette au jour des Rois, et chacun prétend posséder la fève ; les orléanistes, on en a beaucoup parlé, mais je ne les crois pas redoutables ; ils se déconsidèrent en réclamant de l’argent à la France appauvrie.

« La France est actuellement comme la Sœur Anne ; elle regarde du haut des tours et ne voit rien venir ; elle bénira celui qui la délivrera de Barbe-Bleue. Chaque année qui s’écoule ajoute douze mois à l’âge de l’Empereur : il est temps d’agir, car il ne faut pas que l’on puisse dire de lui : « Il est trop vieux. »

La note se terminait par l’énumération d’une série de mesures destinées à remettre le pays sur pied et à le guérir, s’il se pouvait, des défauts qui l’ont poussé à sa perte. Dans ces conseils, dont quelques-uns m’ont paru sages, j’ai relevé cette phrase : « Quant à son grand vice, à son vice essentiel, l’infidélité, elle n’en guérira jamais, car il est inhérent à son sexe ; la France est femme. » Je reconnais que le correspondant de Napoléon III était peu galant, mais son projet était bien conçu et n’avait rien d’impraticable. C’était pour tenter l’esprit aventureux de l’homme qui avait vécu dans les « ventes » des conjurés de la « Jeune Italie », qui, par goût naturel, aimait les machinations ténébreuses et qui avait fait les équipées que l’on sait à Strasbourg et à Boulogne. Le général que l’on désignait à son choix était, de tous les chefs d’armée, celui qui devait le moins se refuser à une telle aventure ; c’était le dernier commandant de la garde impériale ; c’était Bourbaki[239].

Est-ce cette lettre qui décida Napoléon III à tenter de nouveau la fortune ; ne fit-elle que donner un corps aux rêveries qui certainement devaient l’occuper ? On ne sait, et Franceschini Piétri n’a pu ou n’a voulu me le dire ; mais on peut considérer comme certain que la détermination de rentrer en France par une surprise, suivie au besoin d’un coup de force, était arrêtée, dès les premiers mois de 1872. On comptait à la fois sur un complot qui entamerait l’action et sur un mouvement militaire qui l’achèverait.

Le confident et le plénipotentiaire de Napoléon en cette aventure fut le général Fleury[240] ; du moins, tout le fait supposer : car, à cet égard, je ne puis rien affirmer avec certitude. L’homme était bien choisi. Par les services qu’il avait rendus, lors du coup d’État du 2 décembre 1851, on pouvait augurer de ceux que l’on pouvait en attendre encore. Pendant la durée du règne, il avait été initié à plus d’un mystère politique et à bien des amourettes qui se dénouaient parfois dans son appartement même. La partie était grosse pour lui, il y allait de sa tête ; l’enjeu ne le fit pas reculer. Il se mit en campagne, moitié paladin, moitié aventurier, et muni de pleins pouvoirs qui permettaient des largesses.

C’est au prince Napoléon, à J.-M. Piétri, le dernier préfet de Police de l’Empire, à Franceschini Piétri, secrétaire de l’Empereur, au comte Chouvaloff[241] que je dois les détails que je vais placer sous les yeux du lecteur. Ces détails, je ne les ai eus que grosso modo, comme on en peut recueillir au cours d’une conversation ; ils seront sans doute exposés complètement si, comme on l’a dit, le général Fleury a laissé des Mémoires. Ce que je sais et ce que je vais dire suffit cependant pour reconstituer le plan de l’expédition, tel qu’il devait être exécuté, si rien n’y apportait obstacle.

Trois commandants en chef, selon le prince Napoléon, neuf, selon J.-M. Piétri, étaient acquis au complot. Des sommes importantes, mais dont j’ignore le chiffre, avaient été déposées à la Banque de Londres ; elles assuraient les récompenses promises en cas de succès ou de larges compensations si l’aventure, tournant mal, entraînait la ruine des principaux acteurs. Un seul d’entre eux savait sur quel point du territoire l’Empereur avait l’intention de prendre pied ; les autres, prévenus par télégraphe, devaient immédiatement mettre leurs troupes en marche, afin de rallier, s’il se pouvait, la première colonne insurrectionnelle, ou du moins de se diriger sur Paris, qui forcément servirait de théâtre au dernier acte de cette équipée.

On croyait pouvoir compter sur le concours promis et l’on y comptait ; on était convaincu que nulle résistance sérieuse n’était à redouter de la part de la population ; on s’attendait à quelques vociférations que l’on était résolu de dédaigner ; à peine croyait-on pouvoir craindre, dans les grandes villes, une tentative d’opposition armée dont on viendrait facilement à bout. Sous ce rapport, on affectait, on éprouvait une confiance sans bornes ; on s’imaginait que l’on était attendu par la France, que l’on serait acclamé et que l’on allait simplement entreprendre une seconde représentation du retour de l’île d’Elbe. Mais que dirait l’Allemagne, l’Allemagne victorieuse, ayant encore un nombreux corps d’occupation en France, et qui ne se soucierait peut-être pas de laisser relever le trône qu’elle avait renversé ? Si la rentrée de Napoléon III à Paris avait pour résultat de déterminer un mouvement agressif de la part des troupes allemandes, c’était, pour le patriotisme même le moins scrupuleux, un devoir de s’abstenir et de renoncer à toute velléité de restauration impériale.

Il fallait donc savoir exactement ce que dirait Bismarck, et le seul moyen de connaître sa pensée de « derrière la tête » était de le prendre pour confident. Ce fut le général Fleury qui se chargea de la négociation et qui, ne pouvant, sans éveiller bien des soupçons, aller interroger lui-même le Chancelier, s’adressa à un intermédiaire choisi avec discernement. Le comte Chouvaloff, qui était dans l’intimité des Cours de Pétersbourg et de Berlin, qui était lié avec Bismarck, que Fleury avait connu, lorsqu’il représentait Napoléon III auprès d’Alexandre II, était en Suisse pendant l’été de 1872 ; Fleury alla le voir et, sans réserve, s’ouvrit à lui, en le priant de s’arrêter à Berlin, lorsqu’il retournerait en Russie, et de demander à Bismarck quelle serait l’attitude du gouvernement allemand envers l’empereur Napoléon, si celui-ci remontait sur le trône, soit à l’aide d’un coup de force, soit en vertu d’un vote de la nation. Le comte Chouvaloff accepta la mission qui lui était confiée. Six semaines après, il était à Varzin[242] et avait avec le Chancelier une conversation qu’il m’a répétée par le menu.

Il n’y a pas à tâter les hommes pareils au prince de Bismarck ; aller droit au but, leur parler sans restriction ni sous-entendu, c’est le meilleur moyen de provoquer et d’obtenir leur franchise.

Le comte Chouvaloff, qui était un fin diplomate, le savait, et il agit en conséquence. Il transmit les paroles du général Fleury, faisant observer que, pour sa part, il était un mandataire de bon vouloir, mais désintéressé dans la question, et ajoutant qu’il ferait connaître la réponse, quelle qu’elle fût, sans la discuter. Bismarck l’écouta attentivement et s’écria : « Rien ne pourrait nous faire plus de plaisir. » Il fut abondant et, comme me le disait le comte Chouvaloff, « il vida son sac ». Il se montra tel qu’il était alors, avant que l’exercice d’un pouvoir sans contrôle, mais non sans lutte, n’eût modifié son caractère et n’eût développé, à côté de sa haute intelligence, les petitesses d’esprit qui l’ont rendu acariâtre, haineux et taquin. À cette époque, dix-huit mois après la guerre, il avait une sorte de sérénité qu’il n’a plus à cette heure, où l’ombre d’une contradiction le jette hors de lui.

Fumant sa longue pipe d’étudiant et buvant des chopes de bière, parlant avec cette bonhomie qui bien souvent n’était pas feinte, il disait au comte Chouvaloff : « J’ai fait ce que j’ai pu pour conserver la couronne à ce malheureux Napoléon, je me suis brisé contre la volonté de Thiers, contre le fanatisme de Jules Favre, qui n’a jamais voulu consentir à laisser désarmer sa garde nationale, sa populace de Paris, qu’il gardait comme le bataillon sacré de la démagogie pour s’opposer à un retour de l’Empereur. C’était leur cauchemar ; ils le voyaient toujours revenant à la tête de ses soldats prisonniers en Allemagne et demandant des comptes à ce Gouvernement de la Défense nationale qui a mis la France dans l’état que vous savez. D’accord avec le Roi, et sans que les messieurs de l’État-Major en aient rien su, j’ai été bien plus loin que l’on ne pense, car j’ai offert de ne prendre ni Metz, ni la Lorraine allemande, à la condition de signer le traité de paix avec Napoléon ; on m’a signifié que l’on préférait continuer la guerre ; j’ai dû céder, je crois que j’ai eu tort ; car nous étions les maîtres, et nous étions en droit, nous étions en mesure d’imposer notre volonté. Napoléon rentré aux Tuileries, humilié, vaincu, ayant perdu toute influence morale en Europe, c’était la paix assurée pour longtemps[243]. Je reconnais, du reste, que je me suis trompé sur la France ; je la croyais plus vigoureuse et moins riche ; nous le saurons désormais, si nous devons encore avoir affaire à elle. Les événements ont renversé toutes mes combinaisons ; mon désir secret, mon vœu le plus ardent, lorsque je suis arrivé aux affaires, était de nouer une alliance intime avec la France ; le diable ne l’a pas permis. En 1867, lorsque cette sotte histoire du Luxembourg a failli nous brouiller, notre attaché militaire à Paris est venu me trouver et m’a dit : « Jamais l’occasion ne sera plus propice pour tomber sur la France ; le Mexique a absorbé bien des hommes ; on modifie l’armement, tout est en désarroi ; la victoire est certaine. » Je lui ai répondu : « La guerre entre la Prusse et la France serait un tel malheur pour l’humanité que je n’y consentirai que si j’y suis forcé[244]. » Les Français ne nous ont point pardonné la bataille de Königgrätz [Sadowa] ; mon amour pour la paix ne va pas jusqu’à me laisser donner des coups de pied au derrière. On nous a cherché querelle ; nous ne pouvions faire que relever le gant que l’on nous jetait. Napoléon a été le bouc émissaire de son parlementarisme et du chauvinisme de ses sujets. Nous avons regretté sa chute, car il avait mieux gouverné que ses prédécesseurs[245]. S’il revient, nous nous applaudirons de son retour et nous le lui prouverons en lui laissant désigner celui de nos diplomates qu’il désirera voir accréditer auprès de lui. Dites tout cela au général Fleury, et qu’il agisse en conséquence. Au reste, sauf l’Italie, qui se remettra à trembler pour Rome, je suis persuadé que tous les Cabinets d’Europe verraient favorablement une restauration napoléonienne en France. »

Après avoir écouté le comte Chouvaloff, j’ai résumé son récit dans la note que l’on vient de lire ; cette note, je la lui ai montrée, afin d’être certain que je n’avais point commis d’erreur. Il la lut et me dit : « Faut-il signer pour copie conforme ? » Il était convaincu que Bismarck était sincère et qu’il n’avait fait qu’exprimer son opinion ; soit, mais entre les mains du tout-puissant chancelier de l’Empire allemand, Napoléon, redevenu empereur des Français, eût été, par la force même des choses, un instrument docile ; l’expérience était trop récente, elle avait été trop cruelle pour permettre autre chose qu’une sorte de soumission attentive ; en outre, le souverain d’un peuple exaspéré de sa défaite, outré de sa mutilation, travaillé par tous les partis, ne pouvait gouverner qu’en supprimant toutes les libertés, comme après le 2 décembre 1851, et les monarchies de l’Europe profiteraient de l’exemple, ainsi qu’elles l’avaient déjà fait : j’en conclus que l’intérêt sentimental du prince de Bismarck se trouvait d’accord avec son intérêt politique.

La bonne volonté du Chancelier n’était pas douteuse, mais elle s’exerçait en faveur d’un homme désigné et n’avait pas la portée que l’on chercha plus tard à lui attribuer. C’était Napoléon III qu’il acceptait et non pas un représentant de sa dynastie. De ceci, j’ai la preuve, et c’est encore au comte Chouvaloff que je la dois. Vers le mois de mai 1873, c’est-à-dire cinq mois après la mort de l’Empereur, il vint à Paris et alla voir le général Fleury ; il lui exprima ses regrets de voir que de douloureuses circonstances eussent mis à néant le projet dont le secret lui avait été confié. Le général Fleury se récria : « Mais pas du tout, le projet n’est point abandonné ; l’Empereur est mort, vive l’Empereur ! Au lieu du père, nous avons le fils ; la tentative n’est qu’ajournée et nous ferons de notre mieux pour qu’elle réussisse. Nous vous serions même très reconnaissant d’en parler au prince de Bismarck, dont les intentions sont probablement toujours les mêmes. » Un mois après, le comte Chouvaloff était à Berlin et communiquait au Chancelier la nouvelle combinaison dont le général Fleury l’avait entretenu.

Bismarck secoua la tête : « Les conditions sont modifiées et je ne pourrais que désapprouver cette aventure, qui serait de conséquence grave ; je n’y donnerai jamais les mains, vous pouvez en avertir le général Fleury. » Le Chancelier n’était pas versatile, comme on l’a dit alors à Camden-Place ; il était logique. Il voulait bien voir sur le trône de France un vieillard affaibli, malade, rêveur et sans énergie ; mais il ne lui convenait pas d’entrer en relations politiques avec un enfant animé de toutes les ardeurs, de toutes les intempérances d’un patriotisme exalté, d’autant plus dangereux qu’il était le filleul du pape et qu’il serait dirigé par une mère superstitieuse, catholique passionnée, prête à tout pour combattre le Kulturkampf. C’était l’heure où Bismarck jurait, par les dieux immortels, qu’il n’irait point à Canossa. Il ne s’en cacha pas, du reste, car, parlant de l’impératrice Eugénie, il dit : « Elle déchaînerait contre nous une tempête de curés. » La réponse était telle qu’il n’y avait plus à y revenir et que l’on n’y revint pas.

Pour épuiser le sujet, j’ai anticipé sur les événements ; celui que l’on avait préparé touchait à son dénouement, qui ne répondit guère aux espérances dont on s’était grisé. Le prince Napoléon, qui, en cette circonstance, comme en tant d’autres, fut le confident de la pensée secrète de l’Empereur, avait été, dans les premiers jours du mois de décembre 1872, à Camden-Place, pour arrêter les dernières dispositions du plan dont l’Impératrice ne soupçonnait même pas l’existence, car on se méfiait de sa frivolité et de ses indiscrétions. Les deux cousins, qui devaient se montrer et revenir côte à côte, faisant cause commune au nom de la « légitimité napoléonienne », étaient tombés d’accord et avaient fixé le jour de l’action définitive au 31 janvier 1873. Voici quelles étaient les résolutions que l’on avait adoptées.

Le prince Napoléon quittait l’Angleterre, emportant dans ses bagages l’uniforme militaire de l’Empereur[246]. Celui-ci s’embarquait aussi secrètement que possible et gagnait la Hollande ; puis, à travers l’Allemagne et la Suisse, il se rendait à Prangins, chez le prince Napoléon, qui possède là une propriété faisant partie de l’ancien domaine de Joseph, devenu comte de Survilliers. Il y était attendu par plusieurs généraux, partisans de l’Empire et prévenus au dernier moment ; de qui se composait cet état-major de l’échauffourée ? Je ne saurais le dire, le seul nom que je puisse prononcer avec certitude est celui du général Fleury. L’Empereur exposait le but et les moyens de l’expédition ; qui m’aime me suive ! Puis, sur le yacht à vapeur du prince, on traversait le lac Léman et l’on prenait terre en France, à Thonon, où des chevaux avaient été réunis.

Le sixième régiment de dragons, alors en garnison à Chambéry, devait être, à l’époque indiquée, envoyé en promenade ou en manœuvre militaire à Thonon ; il y eût figuré le premier corps de troupes qu’il se fût agi d’enlever, afin de former le noyau autour duquel les soldats viendraient successivement se grouper. Ce régiment appartenait à l’armée de Lyon, que commandait le général Bourbaki ; il avait été choisi avec discernement, et l’on peut croire que ce n’est point le hasard ou le tour de service qui l’aurait conduit sur les bords du lac de Genève, car quinze officiers supérieurs et subalternes étaient recordés, comme l’on dit en style de police, c’est-à-dire avaient été pratiqués et étaient acquis au mouvement. Ils avaient promis leur concours et répondaient de celui de leurs cavaliers.

L’Empereur se serait présenté devant le front de bandière ; on voit la scène d’ici : « Soldats, reconnaissez-vous votre vieux général, que la fortune a trahi, mais qui se rappelle avec orgueil les grandes choses qu’il a faites avec vous, grâce à vous, sur le champ glorieux de Magenta et de Solférino ! » Les officiers agitaient leur sabre, étaient saisis d’enthousiasme, criaient : « Vive l’Empereur ! » Les soldats se laissaient entraîner et la farce était jouée. On se mettait en marche sur Lyon, d’où le général Bourbaki sortait, à la tête de ses troupes, pour repousser « l’usurpateur », ou pour faire cause commune avec lui, selon les circonstances. Bourbaki se prêtait de bonne grâce au projet, mais à la condition que son corps d’armée acclamerait Napoléon III ; si, au contraire, une résistance morale se manifestait, il faisait entourer le régiment insurgé et s’emparait de l’Empereur, quitte à lui fournir l’occasion de s’évader. La convention avait été ainsi réglée dans plusieurs conférences mystérieuses que Fleury et Bourbaki avaient eues ensemble.

En admettant l’adhésion du régiment placé à Thonon, la complicité du corps d’armée de Lyon, on se croyait maître de la destinée ; on lançait des proclamations et l’on se dirigeait vers Paris, où l’on s’attendait à quelque tumulte. Les autres commandants en chef rattachés à la conspiration mettaient leurs troupes en mouvement et tâchaient de rejoindre l’Empereur. Quoique l’on ne fût pas sans inquiétude sur la réception que la population parisienne réservait à « l’homme de Sedan », on se croyait en mesure de réprimer toute tentative d’opposition qui se manifesterait par des actes ; un nombre considérable de partisans de l’Empire existaient encore à Paris, qui ne se seraient point armés pour le ramener, ni même pour le défendre ; mais qui, semblables aux comparses d’un drame, pouvaient se réunir autour du personnage principal, l’acclamer, battre des mains et grossir son cortège jusqu’à en faire une foule.

Bien plus sérieux eût été l’appoint que l’on eût rencontré dans les services actifs de la préfecture de Police, composés d’anciens soldats de Crimée, d’Italie, du Mexique, dévoués à leur vieux maître, irrités au souvenir de la journée du 4 Septembre qui les avait humiliés, furieux contre la Commune qui les avait assassinés, rêvant de prendre leur revanche d’un état de choses qui diminuait leur importance et semblait les tenir en suspicion. C’est à ceux-là, agents du service des garnis de la sûreté, officiers de paix et sergents de ville que le soin de « la rue » est confié, au début des émotions populaires. On peut apprécier ce qui en eût été ; ils se fussent portés au-devant de Napoléon III. J.-M. Piétri, qui connaissait bien son ancien personnel, avec lequel il était resté en relations secrètes, m’a dit : « Au premier cri de : Vive l’Empereur ! ils auraient tourné casaque et, par leur exemple, eussent entraîné la garde municipale. »

Un homme qui, pendant les dernières années du Second Empire, avait été chef du service des mœurs et chargé de la surveillance du Bois de Boulogne, Carlier, qui est actuellement (1888) chef du bureau des titres à l’administration des chemins de fer de l’Ouest, avait été mis dans le secret. Très énergique, ultra-bonapartiste, plein de malice, policier supérieur, connaissant les hommes et sachant les manier, il avait ramassé, pour une œuvre qu’il n’avait pas dévoilée, une sorte de bataillon de sacripants, prêts à toute besogne et qu’une haute paie maintenait en discipline. C’eût été là, au besoin, une avant-garde ou une réserve de combattants dont le concours n’était pas à dédaigner. On peut, je crois, affirmer que l’ancienne police se serait jetée avec ardeur dans le complot et eût fait avorter les essais de résistance ; or qui a la police a Paris. On le savait à Camden-Place. On paraissait assuré du succès. L’entreprise avait été préparée de main de maître, les rares obstacles que l’on pouvait rencontrer n’étaient point pour faire avorter l’expédition ; on avait tout prévu, tout, excepté que Napoléon III pouvait mourir.

Le 9 décembre 1872, l’Empereur et le prince Napoléon eurent une dernière conférence ; les détails de cette invasion — c’en était une — furent examinés un à un. Sans que l’on se laissât dominer par de funestes prévisions, on était triste, comme à l’heure des résolutions suprêmes ; les deux cousins qui, malgré tant de divergences de caractère et d’idées, s’étaient toujours témoigné de la confiance, car leur fortune était liée par d’indissolubles attaches, les deux cousins allaient se quitter, pour ne se revoir qu’au moment de monter à bord du bateau à vapeur voguant vers la terre de France. Ils étaient émus, mais fermes, et se demandaient si, cette fois encore, « l’aigle impériale volerait de clocher en clocher ».

Napoléon III, l’œil perdu dans des contemplations lointaines où si souvent il s’égarait, dit tout à coup : « Ce qui peut m’arriver de pis, c’est d’être fusillé, comme ce pauvre empereur Maximilien ; ça vaut mieux que de mourir en exil et dans mon lit. » Le prince Napoléon lui demanda : « Êtes-vous du moins certain de pouvoir vous mettre en selle et d’y rester quelque temps ? car il nous faudra marcher à la tête des troupes. » L’Empereur répondit : « Je le crois. Après-demain, j’irai voir Louis[247] à Woolwich ; je tâcherai de faire la route à cheval : l’expérience sera concluante. » Concluante en effet, car elle fut mortelle. Le soir même, le prince Napoléon avait quitté l’Angleterre, se dirigeant vers la Suisse, où il allait veiller aux derniers préparatifs.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, l’Empereur monta à cheval, le 11 décembre, dans l’intention de se rendre à Woolwich ; il n’avait pas fait un kilomètre qu’il était obligé de rentrer à Camden-Place, tant les douleurs éprouvées avaient été intolérables. Il avait dans la souffrance matérielle une énergie extraordinaire, et dont souvent il n’avait pas ménagé les preuves. Il donna l’ordre d’atteler son brougham[248] et fit la route en voiture. La fatigue fut telle qu’il fut pris d’un accès de fièvre qui dura trois jours. Ce qui se passa dans son âme n’est pas difficile à deviner : « Montrer à l’armée, à la population un souverain impotent, réclamer le trône du fond d’une calèche, parce que l’on ne peut plus le reconquérir à cheval, faire rééditer contre un Bonaparte toutes les sornettes dont on avait, en 1814, égayé le public, aux dépens de Louis XVIII, demander le sceptre et se voir offrir des béquilles, cela ne peut pas être et ne sera pas. »

Il savait qu’il avait la pierre et il comprenait maintenant, mais trop tard, pourquoi il souffrait depuis plusieurs années et pourquoi ses stations à cheval, pendant la campagne de 1870, avaient été pour lui un véritable martyre. Il voulut, coûte que coûte, pouvoir faire bonne figure au milieu de son état-major ; cavalcader devant ses régiments de dragons et descendre les Champs-Élysées, comme au bon temps, droit en selle, une main sur les arçons et, de l’autre, saluant la foule. Il résolut de se faire opérer.

Il avait alors soixante-quatre ans. Ce n’est pas l’âge de mourir de vieillesse, mais c’est l’âge d’être prudent et de ne point tenter, sans nécessité absolue, les épreuves que seule la jeunesse est presque assurée de traverser sans péril. Sa constitution était affaiblie, ou plutôt épuisée. Les péripéties de son existence n’avaient point été sans répercussion sur la résistance nerveuse, qui, chez lui, avait sensiblement diminué. Il ne s’était guère surveillé, et sa passion pour les femmes l’avait parfois entraîné, sinon à des excès, du moins à des fatigues qui avaient laissé trace dans l’organisme ; les oscillations du pendule vital n’avaient plus d’ampleur ; il avait bu toute sa provision d’eau de Jouvence. Il eût pu traîner encore longtemps, mais à la condition d’éviter toute émotion, tout accident, tout incident même qui eût pu le troubler. En un mot, pour continuer à vivre, il eût fallu capitonner sa vie.

L’opération de la lithotritie, qui est des plus faciles, fut faite et réussit. On le croyait sauvé, son calme faisait croire à l’entrée prochaine en convalescence ; ce n’était plus qu’une affaire de quelques jours. Bientôt il sera debout et pourra reprendre l’exercice du cheval qui lui plaît tant. Le 9 janvier 1873, on s’aperçut que le pouls s’affaiblissait, que la respiration devenait hésitante, que les yeux regardaient et ne reconnaissaient plus. On envoya en toute hâte à Woolwich chercher le Prince impérial. Lorsqu’il arriva, il ne put que s’agenouiller au chevet du lit funèbre et prier pour le repos de l’âme de celui qui avait été son père.

La mort de Napoléon III produisit à Paris une impression plus profonde que je ne l’aurais soupçonné. Ses partisans furent atterrés, ce qui est naturel, mais la masse indifférente ressentit une émotion réelle, en voyant disparaître celui qu’elle avait parfois acclamé avec passion et qui avait été son maître. Je me rappelle avoir passé sur le boulevard de la Chapelle, quelques jours après le 9 janvier, alors que des journaux illustrés publiaient des portraits de l’Empereur et un, entre autres, assez grossièrement gravé sur bois, qui le représentait sur son lit de mort. Devant un libraire, qui avait exposé cette estampe à sa vitrine, un groupe nombreux d’ouvriers et de commères du quartier était arrêté, regardant, bouche béante, ce visage que la caricature avait si souvent défiguré. On était silencieux et comme recueilli ; pas une plaisanterie, pas une injure, rien qu’une sorte de compassion mêlée d’inquiétude. Un homme leva les épaules et dit : « Après tout, le pauvre diable, il n’a pas eu de veine. » La phrase était plus énergique, mais personne ne protesta, car c’était le résumé de l’impression générale.

Dans le monde orléaniste qui l’avait tant haï, chez les légitimistes qui l’avaient servi, tout en s’en moquant, chez les républicains pour lesquels il avait eu parfois des sévérités excessives, l’émotion fut assez vive ; on semblait dérouté ; on était déprimé, comme si tout à coup un grand silence, un silence inexplicable s’était fait au milieu du tumulte. Le sentiment qui dominait était une sorte de malaise vague dont on était atteint, sans trop savoir pourquoi, et que l’on subissait malgré que l’on en eût. J’étais étonné, car je retrouvais cette espèce d’effarement chez des gens de catégories très différentes. J’en parlai à Sylvestre de Sacy[249], que je rencontrai. Je n’ai pas oublié sa réponse, qui renferme peut-être l’explication de cet état d’âme particulier : « C’est bien simple ; nous sommes dans des catacombes dont nous cherchons à sortir, nous venons d’entendre une porte se fermer, c’est une chance de plus qui nous échappe et cela nous effraie. » Et il ajouta : « C’était un sauveur in extremis ; on est troublé de ne plus l’avoir. »

Pendant que Napoléon III régnait et depuis qu’il est mort, j’ai entendu porter sur lui les jugements les plus disparates. Dans le même salon et à la même heure, selon que vous interrogiez les uns ou les autres sur la valeur intellectuelle et morale de l’Empereur, vous entendiez dire : « C’est un idiot. — C’est un homme remarquable. — Il ne distingue pas sa main gauche de sa main droite. — Il a presque du génie. — Son ambition épouvante les nations voisines. — Sa sagesse rassure l’Europe. — Il perd et déshonore la France. — Il fait de nous le premier peuple du monde. » On ne s’est pas mis d’accord pour le juger, et aujourd’hui encore, après quinze années de tombeau qui auraient dû apaiser les passions, éclairer les esprits et dégager la vérité, on n’en parle qu’avec des cris d’admiration ou des grincements de dents. L’histoire débrouillera ce chaos et dira, je crois, que sa bonne volonté a souvent dépassé ses forces, qu’une sorte de nonchalance a paralysé les efforts qu’il voulait faire, qu’il a été méconnu par ses adversaires, souvent mal compris par ses serviteurs et maladroitement aidé par ses amis ; je me figure qu’il n’a jamais eu de la France qu’une notion imparfaite. Le mot le plus vrai peut-être que j’aie entendu dire sur lui a été prononcé par Sainte-Beuve, qui revenait du château de Compiègne, où il avait été fort en coquetterie avec l’Empereur et l’Impératrice. Comme on lui demandait : « Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » il répondit : « Ils sont charmants, mais ce sont des étrangers. »

Quel eût été le résultat de sa tentative de restauration impériale, si la fortune ne l’avait brusquement mise à néant ? Bien habile qui pourrait le savoir ; je n’ai même pas une présomption ; je vivais alors, comme toujours, dans une ignorance complète des choses politiques, pour lesquelles je n’ai jamais pu me guérir d’une indifférence qui pourrait porter un autre nom. J’ignorais les tendances de l’opinion publique, la force des partis, l’esprit de l’armée. Il est possible qu’une population surmenée par la guerre, encore épouvantée des horreurs de la Commune, écœurée de la stérilité des débats parlementaires, vivant dans l’incertitude permanente du lendemain, eût fait bon accueil au vieux « sauveur », qu’elle avait déjà vu à l’œuvre. J.-M. Piétri le croyait ; un peu égaré par la chaleur de son dévouement personnel, il était persuadé que l’Empereur eût été reçu avec enthousiasme.

Je ne partage point sa conviction. « Autant lui qu’un autre » eût été, à mon avis, la seule bienvenue qui eût salué le retour de l’homme dont le règne, commencé le 2 décembre 1851, s’était terminé à Sedan. Le prince Napoléon était très affirmatif ; il disait : « Si nous n’avions pas été sabrés par le régiment de cavalerie posté à Thonon, nous aurions réussi ; le corps d’armée de Bourbaki se serait joint à nous ; nulle troupe ne nous eût arrêtés, car il est sans exemple que les soldats tirent les uns sur les autres. Tout dépendait du début, et le début eût été heureux. » Un jour qu’il me racontait encore cet épisode, je lui dis : « Une fois rentré à Paris, qu’est-ce que l’Empereur aurait fait ? » Le prince Napoléon avait souvent la dent dure ; il me répondit : « Des bêtises, selon son habitude. »


CHAPITRE III

LES MENÉES MONARCHISTES



LES COMPÉTITIONS. — ÉLECTION BARODET. — ILLUSIONS DE THIERS. — SA CHUTE. — AVÈNEMENT DU MARÉCHAL MAC-MAHON. — ON VEUT ENTERRER LA RÉPUBLIQUE. — OPINION DE L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE SUR LA RESTAURATION. — LA VOITURE POUR L’ENTRÉE À PARIS. — LE COSTUME. — LE DRAPEAU BLANC SEUL DRAPEAU DE LA FRANCE. — PRÉTENTIONS INTOLÉRABLES. — TOUT EST ROMPU. — LA RÉPUBLIQUE VOTÉE À UNE VOIX DE MAJORITÉ. — LE SEPTENNAT. — LÉGENDE ET VÉRITÉ. — DÉCONVENUE DU COMTE DE CHAMBORD. — LE DUC DE MAGENTA PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE. — DROITURE ET CORRECTION. — LES INJURES DE SES ADVERSAIRES. — L’ATTITUDE DU MARÉCHAL MET FIN AUX VELLÉITÉS DE BISMARCK. — LA MARÉCHALE. — CONSEILS DIVERGENTS. — LE 16 MAI. — DISSOLUTION DE L’ASSEMBLÉE. — DÉROUTE DE LA COALITION MONARCHISTE. — LE MARÉCHAL DONNE SA DÉMISSION. — MORT DE THIERS. — GRÉVY ET GAMBETTA. — LE BOUT DE L’AN DE THIERS.



L’ANNÉE 1873 débutait mal pour les prétendants ; elle venait de voir disparaître le plus sérieux, le seul qui fût capable de risquer sa vie pour ressaisir le sceptre ; les républicains doctrinaires, ceux qui tiennent plus à la forme qu’au fond des choses, poussèrent un soupir de soulagement ; les légitimistes virent dans cet événement la main même de la Providence, qui posait la couronne de France sur la tête du comte de Chambord ; les orléanistes, d’autant plus patients qu’ils n’avaient point l’énergie d’agir, se persuadaient que la nation viendrait forcément à eux et s’empressaient à faire la fusion, c’est-à-dire un replâtrage qui n’enlève rien à l’acuité des haines, mais qui en émousse les angles extérieurs. Thiers guignait le palais de l’Élysée et s’attendait à être élu président à vie de la République, par l’Assemblée nationale reconnaissante. Ses études historiques lui avaient-elles donc laissé ignorer que les peuples sont plus ingrats encore que les souverains ? L’ironie du sort semble se plaire à déjouer les combinaisons humaines, et toutes les ambitions qui, à plus d’un titre, avaient raison de ne se point modérer aboutirent à des déceptions. Ma grand-mère avait coutume de dire : « Il n’y a de prévu que l’imprévu. » Elle était née en 1774 et avait eu la princesse de Lamballe pour marraine ; elle est morte en 1849, sous la présidence du prince Louis Bonaparte ; l’expérience de sa vie lui avait enseigné qu’en politique il est sage de ne jamais compter sur rien.

À l’Assemblée nationale, dont les débats, pour ne pas dire les querelles, avaient lieu à Versailles, Thiers, tatillon, prolixe, roué comme un procureur, malin comme un Normand, pivotant sur lui-même pour faire plusieurs volte-face à la fois, jetant ses vieilles opinions par la fenêtre du pouvoir sous prétexte de faire la part du feu, avait fort à faire pour tenir tête aux trois partis qui formaient trois groupes principaux, où les nuances ne manquaient pas. Les légitimistes réclamaient la royauté de droit divin, les orléanistes voulaient la monarchie constitutionnelle, les républicains exigeaient qu’un vote solennel déclarât que la république était le gouvernement de la France. Les discussions, de plus en plus passionnées, devenaient d’une inconcevable violence. Au cours d’une harangue de Thiers, qui n’était point du goût de la droite, un député royaliste apostropha l’orateur et le traita de « vieux chameau ». Les représentants de la nation, irascibles, gonflés de rancune, grossiers, donnaient un spectacle désespérant, qui bien souvent a été renouvelé et même dépassé depuis cette époque.

Deux factions se réunissaient dans une haine semblable contre Thiers, qu’elles accusaient de les avoir trompées ; c’étaient celles qui siégeaient à droite et au centre, c’est-à-dire les légitimistes et les orléanistes, dont le branle était mené par le duc de Broglie, Buffet et le duc d’Audiffret-Pasquier. Leur projet avoué était de renverser Thiers et de ramener le comte de Chambord, auquel succéderait le comte de Paris. Dans la bataille que l’on allait engager, les combattants sérieux étaient les orléanistes ; les légitimistes servaient de comparses attentifs et bienveillants, mais ne voulaient point se mêler à la lutte, car leur principe — le principe de la légitimité — ne peut être soumis à la discussion : « Je suis, parce que je suis. »

Thiers n’ignorait aucun de ces projets ; il en riait derrière ses lunettes, car il ne manquait point de superbe et il était persuadé qu’étant l’homme indispensable, sinon providentiel, l’Assemblée n’oserait jamais le prier de retourner dans son petit hôtel de la place Saint-Georges, démoli par la Commune et reconstruit aux frais des contribuables. Il se croyait inébranlable et marchait avec confiance sur un terrain qui lui semblait solide. Le sol se déroba sous lui, et lui-même était si peu d’aplomb qu’un grain de sable le précipita. Au mois d’avril 1873, on dut procéder au remplacement d’un certain Sauvage, député de Paris, décédé depuis peu. Thiers soutint avec énergie et avec affection la candidature de son vieil ami Charles de Rémusat, qui était son confrère à l’Académie française et son ministre des Affaires étrangères depuis le 24 août 1871.

Thiers était certain de la victoire, et cette victoire, remportée à Paris, dans la ville mal obéissante, comme Louis XIV disait de l’Angleterre, il comptait s’en servir pour écraser ses adversaires de l’Assemblée nationale et les réduire à merci. Rémusat était un homme relativement considérable ; il avait été député, sous-secrétaire d’État, ministre sous le gouvernement de Louis-Philippe, grand faiseur de chansons, écrivain ennuyeux, plein d’esprit dans la conversation, nuageux à la tribune, sceptique tout en essayant de le cacher et rompu aux affaires qu’il débrouillait avec aisance. Ses idées étaient à la fois sages et libérales ; pendant la monarchie de Juillet, il s’était rallié à la doctrine : « Le roi règne et ne gouverne pas. » C’est ce que Garibaldi, d’expressions toujours élégantes, appelait « la théorie du cochon à l’engrais ».

Qui donc aurait pu lutter contre Rémusat, contre celui dont Thiers disait : « C’est mon compagnon d’armes » ? On lui opposa un inconnu nommé Barodet, qui avait été instituteur primaire autrefois et maire de Lyon après le 4 Septembre. Personne n’en avait jamais entendu parler à Paris ; il y tombait des nues ou, pour mieux dire, il y tombait des comités radicaux, socialistes, intransigeants, qui ne l’avaient point découvert, mais auxquels on l’avait indiqué. Le metteur en œuvre de cette campagne électorale, dans les groupes révolutionnaires et dans les journaux de l’opposition quand même, fut un journaliste, qui portait un nom célèbre dans la magistrature politique du Premier Empire et de la Restauration ; il s’appelait Portalis et était l’agent du prince Napoléon ; du moins celui-ci me l’a dit, en ajoutant : « C’était le seul moyen de faire tomber M. Thiers. » Le jour où il me fit cette confidence, je lui témoignai ma surprise de le voir chercher des alliés dans les classes violentes, ignorantes, prêtes à toute révolte ; il me répondit : « Vous ne comprenez rien à la politique ; c’est par ces gens que l’on arrive et c’est contre eux que l’on gouverne. »

Tout ceux qui ne voulaient plus de Thiers, qui croyaient avoir intérêt à son renversement, les bonapartistes, les légitimistes, les indifférents, mécontents du régime en vigueur, votèrent pour le candidat opposé au chef du gouvernement. Le dimanche 27 avril 1873, Charles de Rémusat obtint 135 028 voix contre 180 045 données à Barodet. Paris fut en liesse du bon tour qu’il venait de jouer au libérateur du territoire ; Thiers fut indigné, stupéfait et finalement se mit à pleurer. Le duc de Broglie, en apprenant le résultat du scrutin, dit : « Adieu paniers, vendanges sont faites. » En cette circonstance, comme en toutes celles qui furent analogues, les adversaires de la République ont agi de même. Dans chaque département où les partisans de l’Empire et de la Monarchie n’ont pu présenter un candidat offrant bonne chance à la fortune électorale, ils ont voté pour « les rouges ». Bien souvent, cette tactique m’a inspiré plus que de l’étonnement, et l’on m’a toujours répondu ce que le prince Napoléon m’avait dit : « Vous n’entendez rien à la politique. » Dieu en soit loué !

J’ai quelque peu insisté sur l’élection Barodet, parce qu’elle fut de conséquence grave ; elle entraîna la chute de Thiers, suivie de l’élévation du maréchal Mac-Mahon à la présidence de la République, de l’effondrement des menées légitimistes et de toutes les péripéties qui, par la pente naturelle où glissèrent les événements, nous ont conduits où nous sommes à cette heure (octobre 1888), à Floquet premier ministre et au général Boulanger prétendant, devenu le candidat universel, le candidat préféré de tous les opposants, qui vont renouveler en sa faveur la faute qu’ils ont commise, il y a quinze ans, sur le nom de Désiré Barodet. Il n’y a pas en France que les émigrés qui n’aient rien appris, ni rien oublié.

L’Assemblée, prorogée depuis le 5 avril, était en vacances ; on s’était concerté dans le huis clos des salons ; on s’était mis d’accord sur les noms ; on savait qui serait ministre, qui serait chef du pouvoir exécutif ; on avait désigné les ambassadeurs à remplacer ; on allait entrer de nouveau dans le provisoire, mais dans un provisoire limité, qui bientôt s’effacerait devant une œuvre définitive ; la chute de Thiers n’était qu’un prologue, une sorte de lever de rideau, qui précéderait de bien près la grande pièce intitulée : Le Roi légitime, ou la troisième Restauration.

On avait mis les fers au feu et l’on était résolu à ne les point laisser refroidir. Le 19 mai 1873, l’Assemblée se réunissait ; le 24, dans la soirée, Thiers avait donné sa démission. Il n’avait pas été sans inquiétude sur le résultat du complot — c’en était un — qui cherchait à le mettre dehors ; mais en établissant un calcul de probabilités, en faisant des pointages avec son vieil ami Barthélemy-Saint-Hilaire, il s’était frotté les mains, selon son habitude lorsqu’il était joyeux, car il avait découvert une majorité assurée de douze voix en sa faveur. Ces douze voix, il les connaissait, il les nommait, il les appréciait ; de toutes celles sur lesquelles il pouvait compter, c’étaient les plus fidèles ; à la minute décisive, elles résonneraient comme les trompettes de Josué, et la Jéricho de l’opposition s’écroulerait.

Dès le jour de la première séance, un projet d’interpellation fut déposé sur la nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice. La discussion fixée au 23 mai fut conduite avec hauteur et âpreté par le duc de Broglie ; le lendemain 24, Thiers répondit par un discours où il mit tout ce qu’il avait d’éloquence et d’adresse ; peine perdue ; il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ; on s’en tint aux résolutions arrêtées en commun ; on était à un poste de combat et l’on resta dévoué à la consigne reçue. Lorsque les débats furent clos, chacun des deux partis triomphait mentalement, car chacun avait fait son pointage et y avait trouvé une promesse de victoire. Thiers fut battu. L’ordre du jour de ses adversaires fut voté par 360 voix contre 344. Seize voix de majorité lui signifiaient son congé. Les douze voix sur lesquelles, dans ses prévisions, il s’appuyait avec confiance, avaient passé à l’ennemi ; c’étaient celles dont disposait un député nommé Target. À neuf heures du soir, Thiers envoya sa démission à Buffet, président de l’Assemblée nationale, qui, dans ces deux séances décisives dont le « cérémonial » avait été réglé d’avance, avait été un metteur en scène implacable, mais d’une habileté consommée.

On s’attendait à cette démission ; néanmoins, un murmure de surprise, d’émotion — de regret peut-être — parcourut l’assemblée. Le général Changarnier, dont la modestie n’avait jamais eu rien d’excessif, souriait, saluait de la tête ses collègues et prenait l’attitude d’un homme à qui justice est enfin rendue. Il ne voyait personne autre que lui digne d’être chef de l’État et, dans toute la sincérité de son âme, il s’apprêtait à recueillir la succession de celui que, si souvent, en plaisantant, on avait nommé « Adolphe Ier ». Sans ménagement et d’une seule phrase, le député Baragnon le fit retomber dans la réalité : « On s’est arrangé avec le maréchal Mac-Mahon. » Changarnier fit la grimace et se trouva méconnu. On a dit que le maréchal s’était rendu chez M. Thiers et l’avait prié de renoncer à sa résolution, mais qu’il s’était heurté à un refus péremptoire, formulé avec une rudesse qui frisait l’impertinence. Il est possible, en effet, que Thiers, déçu, brutalement abandonné, congédié, ait témoigné quelque maussaderie à son successeur, pour l’intelligence duquel il professait une estime restreinte.

Le terrain était déblayé ; le petit homme qui l’encombrait avait été renvoyé à ce qu’il appelait si naïvement et si prétentieusement « ses chères études ». À la place devenue libre et qu’occupait le fauteuil présidentiel, on allait tenter d’installer un trône pour y faire asseoir le comte de Chambord, que déjà l’on n’appelait plus que : Henri V. Le maréchal, stylé par sa femme, ne demandait pas mieux que de se prêter à une restauration monarchique, mais sous la condition sine qua non qu’elle ne se produirait qu’en vertu d’un vote de l’Assemblée nationale. C’était correct. Depuis le 4 Septembre, la République existait de fait, mais nul décret n’avait légalement déterminé la forme du gouvernement. Il y avait vacance légale ; le droit des mandataires de la nation, resté intact, était d’y pourvoir.

On s’était assuré d’une majorité qui rétablirait la monarchie légitime et lui confierait les destinées de la France, comme en août 1830 on les avait remises au duc d’Orléans, nommé par Charles X lieutenant général du royaume, pendant la minorité de Henri V. On était de bonne foi, je n’en ai jamais douté, et bien des gens honnêtes et désintéressés ont été persuadés, une fois de plus, qu’on allait « fermer l’ère des révolutions ». C’était chose faite ; on y comptait et on l’escomptait ; les fleurs de lis étaient à la mode ; on en faisait toute sorte de bijoux ; dans le Midi, des prêtres disaient aux paysans rétifs : « Le roi va revenir et il vous remettra dans le bon chemin. » Dans certaines administrations, des chefs de bureau se cherchaient des ancêtres ; on avait promesse pour être admis dans les gardes de la manche, ou pour être attaché aux capitaineries de chasse. Il a été débité bien des sornettes à cette époque et à cette occasion. Si l’on feuilletait l’œuvre de certains journalistes qui aujourd’hui sont archi-républicains, on serait surpris de découvrir des articles dans lesquels ils recommandaient la monarchie du comte de Chambord comme la seule solution raisonnable. À ce sujet, John Lemoinne[250] fit dans le Journal des Débats certaines culbutes dont le public fut émerveillé.

Des moralistes moroses — j’étais du nombre — que leur indifférence en cette matière avait rendus clairvoyants, étaient persuadés que la combinaison échouerait et ne se gênaient pas pour le dire, ce qui leur valait quelques sourires de compassion. Enfin tout était prêt ; les dernières dispositions pour les funérailles de la République étaient prises ; l’épitaphe était rédigée ; on eût dit que l’on n’attendait plus que le corbillard. Les monarchistes avaient appris leur rôle ; rien ne pouvait plus s’opposer au retour du Roi ; les pourparlers avaient abouti, selon les vœux des fidèles ; les objections avaient été levées, les difficultés aplanies, nul malentendu ne pouvait surgir et la fin du mois d’octobre, le commencement de novembre, au plus tard, verrait le dernier rejeton de nos rois légitimes monter sur le trône de ses pères. On me le disait, on me l’affirmait, on me le démontrait ; je n’y croyais pas. Je n’étais pas seul à n’y pas croire, et ce que je vais dire est tellement étrange que je ne le répéterais pas si je ne l’avais entendu de mes propres oreilles.

Le 13 octobre 1873, à Bade, vers quatre heures de l’après-midi, j’étais avec quelques amis assis à l’une de ces tables de marbre que les marchands placent devant leur boutique. À quelques pas plus loin, un groupe de personnes, composant ce que l’on appelait alors le club russe, était réuni autour de la table appartenant à un débitant de tabacs nommé Rheinbold. C’étaient des femmes pour la plupart, la princesse Menchikoff, la princesse Marie Dolgorouki, la baronne de Plessen, Mme Zographo et une demoiselle de Bock, chanoinesse, fille d’une danseuse épousée par un gentilhomme hanovrien. Blonde, très blanche, encore appétissante, malgré ses quarante ans sonnés et son visage un peu bouffi, elle affectait d’être ultra-légitimiste, parce qu’elle était en relation de parenté avec un hobereau de Normandie, et faisait montre de ses opinions en portant au corsage une broche exagérée, représentant une fleur de lis. Deux jours avant, elle m’avait accosté dans l’avenue de Lichtenthal, pour me parler de « Monseigneur » et me demander si je n’irais pas à Paris, afin d’assister à l’entrée triomphale que l’on méditait. Je l’avais un peu plaisantée et elle m’avait déclaré qu’il fallait être plus incrédule que saint Thomas pour fermer les yeux à l’évidence.

Les femmes jacassaient entre elles sans s’écouter, et elles se levèrent toutes à la fois, en voyant approcher l’empereur Guillaume, qui sortait de la maison Messmer, où était son logis, en compagnie du prince Antoine Radziwill. Il s’arrêta, car il était d’une politesse raffinée avec les femmes. On échangea quelques paroles insignifiantes et la princesse Menchikoff lui dit : « Nous sommes affligées du chagrin que la mort de… a dû faire à Votre Majesté. » (Je ne me rappelle plus quel membre de la famille Hohenzollern venait de mourir, je crois cependant que c’était le prince Albrecht[251].) L’Empereur répondit avec un accent de tristesse : « Oui, cela m’a fait grand-peine ; c’est encore une conséquence de cette malheureuse guerre, qui nous a déjà coûté tant de monde. » Il y eut un instant de silence, puis, comme s’il voulait donner un autre cours à la conversation, il s’adressa à Mlle de Bock et lui dit : « Eh ! bon Dieu, quelle fleur de lis vous avez là ; c’est comme une cuirasse… » La chanoinesse, rouge de plaisir d’avoir été interpellée par l’Empereur, répondit : « Oh ! Sire, que Votre Majesté ne se moque pas ; c’est la dernière que l’on ait pu m’envoyer de Paris ; il n’y en a plus dans les magasins ; tout a été enlevé, car chacun veut en avoir quand le Roi reviendra ; le jour de la rentrée, il passera la revue des troupes ; les musiques des régiments ont reçu l’ordre d’apprendre l’air de Vive Henri IV. » Elle battit des mains et ajouta : « Comme ça sera beau ! »

L’Empereur semblait pensif et répondit avec lenteur, comme s’il se faisait une confidence : « Je souhaite que vous ne vous trompiez pas et que le comte de Chambord reprenne possession d’un trône qui lui appartient, en vertu d’un droit supérieur à tout autre ; mais je doute qu’il y réussisse ; toutes les questions ont été abordées ; il en est qui n’ont point été résolues ; au dernier moment, telle difficulté peut surgir qui renversera ces projets, que je serais heureux de voir réalisés. Je ne crois pas que la France en ait fini avec ses expériences ; elle fait en ce moment celle de la République ; je n’en augure rien de bon et ce n’est pas cette fois encore qu’elle pourra s’y accoutumer. Avant qu’elle n’adopte définitivement ce mode de gouvernement qui l’attire lorsqu’elle ne l’a pas, et qu’elle repousse dès qu’elle en a fait l’essai, il passera beaucoup d’eau sous les ponts. Il faudra qu’une autre nation lui donne l’exemple, et cette nation, ce sera l’Allemagne. » On se récria ; la princesse Menchikoff, avec ses gros yeux et son teint naturellement animé, semblait furieuse. « Quoi ! Sire, l’Allemagne ? Votre Majesté veut plaisanter ! » L’Empereur, avec un sentiment qui rendait sa parole sourde et comme mystérieuse, répondit : « Non, je ne raille pas ; avant cinquante ans, pas un héritier royal ne pourra se vanter de porter la couronne de son père. »

Il s’éloigna ; il passa près de moi à me frôler, je m’étais levé et je le saluai ; il me reconnut et, tout en portant la main à son chapeau, il regarda le prince Radziwill et fit un mouvement de lèvres qui signifiait : « Que le diable soit de ce Français qui a dû m’entendre ! » Une heure après, pendant que j’étais chez moi, prenant la note d’où je viens d’extraire ce récit, un Russe nommé Enoch, qui avait été à Varsovie le conseiller intime du marquis Wielopolski[252], arriva tout effaré me répéter les propos de l’Empereur.

Le lendemain, Antoine Radziwill vint me voir et me parla d’une chasse qu’il serait urgent de faire à Offenbourg, parce qu’une inondation partielle de la Kinzig avait dû rejeter les lièvres dans de jeunes tailles situées à mi-côte. J’écoutai avec d’autant plus d’attention que je ne fus pas dupe du motif qui l’amenait chez moi ; il cherchait une transition, j’y mis quelque malice et ne la lui offris pas ; enfin il aborda le sujet, se plaignant de l’intempérance du langage des femmes, raillant leurs illusions : « Hier, elles ont assommé l’Empereur de leurs sornettes ; il s’est moqué de Mlle de Bock, dont la pétulance le fatiguait, et lui a fait des contes à dormir debout ; elle ne s’en est même pas aperçue. »

J’eus un éclat de rire et je répondis à Radziwill : « Rassurez-vous, mon prince ; je ne suis le correspondant d’aucun journal et je ne répète jamais ce que j’ai entendu par hasard ; vous pouvez le dire à l’Empereur. » Radziwill se mit à rire également et n’insista pas. Lorsque, reprenant mon sérieux, je lui demandai : « Quand irons-nous à Offenbourg ? » il rit plus fort et me dit : « Nous en recauserons. » Longtemps après, nous avons parlé de cet incident ; il m’a dit : « Je ne sais ce qui, ce jour-là, a pu passer par la tête de l’Empereur. » Qui sait ? peut-être une vision de l’avenir, comme en ont parfois les vieillards.

Pendant que l’empereur d’Allemagne émettait quelques doutes sur le résultat de la tentative de restauration, on n’en éprouvait aucun ni à Paris, parmi les groupes parlementaires, ni à Frohsdorf, dans les entours du comte de Chambord ; d’un côté, l’on estimait que les concessions demandées ne pouvaient être repoussées ; de l’autre, on était persuadé que les conditions imposées seraient acceptées sans résistance ; de part et d’autre on se trompait et, de part et d’autre, on jouait, sans le savoir, une comédie que l’on aurait pu intituler : « Faute de s’entendre ». La certitude du comte de Chambord était telle qu’il avait commandé pour sa femme la voiture d’apparat — cinquante-huit mille francs — chez le carrossier Clochez[253] et qu’il s’était fait faire le costume — le costume spécial — qu’il comptait revêtir, pour rentrer dans sa bonne ville de Paris. Ce costume, qui eût été légendaire et qui démontre que nulle idée moderne n’avait pénétré la cervelle du prétendant, a une histoire qu’il convient de raconter.

Le duc de Nemours, qui, toute sa vie, a penché vers la légitimité, avait, dans une visite à Frohsdorf, causé avec le comte de Chambord du cérémonial adopté pour le grand jour. Il lui avait dit qu’en qualité de chef de l’armée, le Roi devait se montrer sous l’uniforme de général de division. Le comte de Chambord avait répondu que cela était impossible ; que le costume devait, par lui-même, être une sorte de manifeste rendu compréhensible à tous les yeux et prouver que l’on renouait le fil des traditions monarchiques, rompu par des circonstances détestables ; le costume ne pouvait donc être que bleu de ciel et blanc. Comme le duc de Nemours s’étonnait et semblait ne point comprendre, le comte de Chambord donna des explications :

Louis XIII, le grand aïeul, n’avait-il pas voué la France à la Vierge, par l’acte solennel du 15 août 1637 ? En conséquence, le jour où l’on reprendrait possession du royaume, il n’était que correct de porter les couleurs de Marie ; c’est pourquoi le costume officiel du retour serait de velours azur galonné d’argent ; quant à la coiffure, elle ne pouvait être que le chapeau à la Henri IV surmonté du « panache blanc, que l’on a toujours vu sur le chemin de la gloire et de l’honneur ». Aux objections que le duc de Nemours, homme de bons sens, hasarda, le comte de Chambord riposta : « C’est ma volonté. »

Ce costume était si singulier, il ressemblait si bien à un travestissement que, lorsque l’on m’en parla, je crus à une mystification, ou à une de ces facéties familières aux désœuvrés de Paris. Le costume a existé ; du moins Ansart, qui était alors chef de la police municipale et très au courant des faits et gestes du parti légitimiste, m’a affirmé l’avoir vu. Ansart, qui avait loyalement servi l’Empire, penchait vers l’orléanisme ; il est donc probable qu’il voyait avec déplaisir une restauration se préparer, mais je le crois incapable d’avoir inventé une si forte bourde. D’après les renseignements qu’il m’a donnés, un mois ou deux après l’avortement de l’entreprise, le comte de Chambord devait monter à cheval sur la place de la Bastille, couvert de son fameux costume, et se rendre au palais de l’Élysée, en passant par les boulevards, la rue Royale et la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Je lui demandai : « Que serait-il arrivé ? » Il tourna vers moi ses petits yeux malins et, levant les épaules, il me répondit : « Je n’en sais rien ; mais il est probable que l’on eût crié : À la chienlit ! et qu’il n’aurait pas fait cent pas avant d’être décoiffé à coups de trognons de choux. » L’hypothèse est excessive, mais, avec le peuple parisien, ironique, gouailleur, saisissant le ridicule des choses avec une rapidité extraordinaire, tout était à redouter.

Ce fut le 30 octobre 1873 que les royalistes de diverses nuances, décidés à rappeler le chef de la maison de France par un vote solennel, tombèrent du haut de leur rêve. La chute fut cruelle, d’autant plus cruelle qu’elle était inattendue ; ils en sont restés meurtris et plus d’un en a gardé rancune. Le comte de Chambord, réfugié dans les régions inaccessibles du droit divin, ne reconnaissait, n’acceptait d’autre drapeau que le drapeau blanc et repoussait le drapeau tricolore, « qui l’eût sacré roi de la révolution ». Dans le camp monarchiste, on fut consterné. Le maréchal Mac-Mahon dit : « Si l’on impose le drapeau blanc à l’armée, les fusils partiront d’eux-mêmes. »

Thiers ne se tenait pas de joie ; il dit : « Ils sont incorrigibles ! » Puis, s’adressant à Barthélemy-Saint-Hilaire, — qui l’a répété, — il ajouta : « Dieu voulant affirmer sa puissance et prouver qu’il pouvait faire quelque chose de plus bête encore que les démocrates, a créé les aristocrates, puis il s’est reposé, comprenant qu’il ne saurait aller plus loin. » Le mot courut et ne satisfit personne. Des gens de bonne foi ont admiré le comte de Chambord, d’autres l’ont blâmé. Si, comme quelques personnes l’ont prétendu, le salut de la France valait bien un sacrifice, je pense, en outre, que les fleurs de lis de Bouvines n’auraient rien perdu à être rattachées au drapeau d’Austerlitz et que les emblèmes n’ont de valeur que par la main qui les tient.

Par cela même que le drapeau tricolore était le drapeau non d’une famille, mais de la nation, qu’il avait été glorifié par bien des victoires et humilié dans des défaites, on y tenait ; il était cher à la France, dont il symbolisait la bonne et la mauvaise fortune. Le repousser, c’était jeter au néant la Première République, le Premier Empire, le règne de Louis-Philippe et ce qui s’en était suivi. La condition imposée par le comte de Chambord, par le Prince au bois dormant, qui semblait se réveiller sans savoir ce qui s’était passé pendant son sommeil, était intolérable ; tout accord fut brisé. Le faisceau des forces monarchiques se trouva brusquement rompu. Chacun retourna à son opinion entière et répudia toute concession.

Les légitimistes, désespérés, s’inclinèrent devant la volonté royale et n’échangèrent leurs façons de voir que dans le secret des conciliabules de famille ; les orléanistes, outrés du mépris qu’on leur avait témoigné en n’appréciant pas le sacrifice qu’ils avaient fait de leurs affections personnelles, ne se gênèrent point pour dégorger leur mauvaise humeur et pour déclarer que nulle entente n’était possible avec des gens entichés de préjugés gothiques et qui prétendaient contraindre la France à marcher à reculons. La conciliation éphémère des deux partis monarchiques, basée sur des espérances mutuelles, mais différentes, s’évanouit. De cette fraternité d’occasion, cimentée par l’intérêt, il ne resta rien qu’un rêve ébauché, dissipé par la réalité. Les frères ennemis, les Étéocle de la branche aînée, les Polynice de la branche cadette se retrouvèrent ce qu’au fond, et malgré leur baiser Lamourette, ils avaient toujours été : irréconciliables. Plus d’un s’en réjouit qui n’osa l’avouer et préféra la République au droit divin. On eût, je crois, accepté le comte de Chambord modernisé et adoptant l’emblème de la patrie, telle que les événements l’ont faite ; on s’éloigna du prince féodal, dont le premier acte indiquait la ferme volonté de revenir en arrière ; en cette circonstance, c’est la royauté qui a manqué à la France et non point la France qui a manqué à la royauté.

La monarchie, quelle qu’elle fût, ne pouvait sortir que d’un vote de coalition ; aucun des deux partis qui formaient celle-ci n’était assez nombreux pour disposer de la majorité ; les deux fractions se séparèrent et entre elles passa la République. On la décréta en rechignant, car l’Assemblée, malgré qu’elle en eût, restait ce qu’elle était à Bordeaux, royaliste ; une voix, une seule, qui, je crois même, fut contestée, décida du sort de la France et lui donna le gouvernement républicain[254]. Ceux qui avaient essayé une restauration de la légitimité comptaient bien n’avoir la République que de nom et exercer le pouvoir sous une étiquette qu’ils étaient forcés de subir, mais qu’ils étaient résolus à ne point respecter : l’événement devait démentir leurs espérances et déjouer leurs combinaisons.

Cependant la France ne pouvait rester indéfiniment dans l’état indécis, sinon provisoire, où elle flottait depuis le 4 septembre 1870. Le maréchal Mac-Mahon le comprit et lorsque, le 6 novembre 1873, l’Assemblée se réunit, après ses déceptions monarchiques, il lui adressa un message pour lui demander de déterminer la durée des pouvoirs qu’il avait mission d’exercer en qualité de président de la République. Une loi votée le 19 novembre lui conféra le pouvoir exécutif pour sept ans ; c’est ce que l’on a nommé le septennat.

On a prétendu et raconté avec force détails qu’en refusant d’accepter le drapeau tricolore le comte de Chambord n’avait fait qu’user de subterfuge ; qu’en réalité il ne voulait de la couronne à aucun prix et qu’il avait saisi ce prétexte pour se soustraire à une tâche, à des honneurs qu’il répudiait avec énergie. Poussé par sa femme, à laquelle la seule pensée de monter sur le trône de France causait une insurmontable épouvante, qui, dans l’histoire moderne de la maison de Bourbon, ne se rappelait que les infortunes et les supplices, qui, si elle fût entrée à Paris, aurait cru pénétrer dans une caverne d’assassins, sans cesse endoctriné par cette compagne médiocre, stérile et fidèle, il était, dit-on, quoi que l’on fît et quoi qu’on lui proposât, résolu à repousser toutes les offres où il pourrait trouver la fin de l’existence abondante et tranquille dont il avait pris l’habitude. On ajoutait que les massacres et les incendies de la Commune avaient fortifié en lui la volonté de renoncer à l’exercice des droits qui, selon ses partisans, remontaient à Hugues Capet. Ceci ne faisait doute pour personne, et il n’est commère politique qui n’en fût certaine. Je crois qu’il convient d’en rabattre et que la déception fut intense pour le comte de Chambord.

Il semble avoir été persuadé que l’Assemblée passerait outre à la question du drapeau et qu’au moment d’émettre un vote qui devait, en principe, consacrer la forme républicaine, elle reculerait, éclairée par une sorte d’illumination subite, et se lèverait tout entière, pour acclamer le descendant des rois, l’enfant du miracle, en qui seul résidaient la gloire du passé et les promesses de l’avenir. Il avait cru que ses partisans s’étaient exagéré la résistance des orléanistes et qu’au dernier moment les deux fractions monarchistes, réconciliées par la violence même du péril, tomberaient à ses pieds, repentantes, abjurant toute velléité de contrat, et s’en fieraient à lui, à son droit, pour sauver la France qui glissait vers l’abîme. Il était si bien convaincu que le dénouement ne pouvait se produire qu’en sa faveur qu’il était à Versailles, prêt à recevoir la couronne qu’on allait lui offrir. Il avait voulu avoir un entretien avec le maréchal Mac-Mahon, qui trouva correct de s’y soustraire.

Ce fut le 20 novembre 1873 que la question du septennat fut résolue affirmativement à l’Assemblée nationale par 378 voix contre 310. Le vote eut lieu assez tard dans la soirée. Le comte de Chambord, enveloppé d’un manteau, était accoté contre le socle d’une des statues qui décorent la cour d’honneur du palais de Versailles et que j’ai vues autrefois dressées sur le pont de la Concorde. Un des rares confidents initiés à sa présence — de la Rochette[255], si je ne me trompe — vint lui faire connaître le résultat du scrutin. Le comte de Chambord ne put modérer un geste de surprise et, levant les bras vers le ciel, il s’écria : « Pauvre France ! que va-t-elle devenir ? » Le lendemain, caché dans une voiture, il regarda défiler un régiment sur l’esplanade des Invalides, pendant les obsèques de l’amiral Tréhouard[256], puis il repartit pour l’exil volontaire qu’il s’était imposé[257].

En toutes choses humaines, le comique excelle à se faufiler. Trois mois après qu’Henri V avait refusé de faire ce qu’il appelait le « sacrifice de son honneur », et qu’en sa personne il reconduisait hors des frontières le dernier rejeton de la branche aînée des Bourbons, un compétiteur s’élevait contre lui et demandait aux tribunaux de reconnaître les droits au nom et au trône que la mauvaise foi lui contestait. Naudorf, le descendant du prétendu Louis XVII, lequel, comme je l’ai dit plus haut, n’était qu’un juif colporteur, réclamait par la voix de Jules Favre la reconstitution de son état civil, qui, selon lui, établissait sa descendance directe et sans interruption de Louis XVI et de Marie-Antoinette. La Cour d’appel ne fut pas suffisamment éclairée par les arguments de l’ancien vice-président du Gouvernement de la Défense nationale ; elle débouta Naudorf et rejeta sa demande d’enquête.

Cela ressemble à un drame anglais où, à travers les plus émouvantes péripéties, on voit le clown faire des pantalonnades pour divertir les spectateurs. J’imagine que le comte de Chambord ne s’émut pas beaucoup de cette revendication, mais il prit moins facilement son parti du vote de l’Assemblée ; ses manifestes s’en ressentirent et affectèrent un ton maussade. Il ne s’offrait plus au pays, il semblait le menacer de son retour ; dans une proclamation publiée par je ne sais plus quel journal légitimiste et datée du 2 juillet 1874, il disait : « La France a besoin de la royauté ; ma naissance m’a fait votre Roi. » Les couronnes sont comme les mouches ; on ne les attrape pas avec du vinaigre.

Le maréchal Mac-Mahon, duc de Magenta, celui que le comte de Chambord appelait volontiers « le Bayard des temps modernes », était légalement chef du pouvoir exécutif, en vertu d’un vote émis par les représentants de la France. On l’avait choisi, après le 24 mai, avec la ferme intention de s’en débarrasser le plus promptement possible ; il était, dans la pensée de la majorité, destiné à ne faire qu’un intérim, juste le temps nécessaire pour rembourrer le trône et y faire asseoir Henri V. Or, Henri V ne s’étant pas assis, parce que la couleur des draperies du baldaquin royal ne lui plaisait pas, on garda le maréchal, faute de mieux. Plus d’une fois, au milieu des conflits qui bruissaient autour de lui et le poussaient vers des chemins où il refusait de mettre le pied, il a dû regretter la journée du 8 septembre 1855, alors qu’à la tête de ses troupes il gravissait les talus de la tour Malakoff. Manœuvrer au milieu d’un ouragan de mitraille, n’échappant à la mort que par miracle, lui paraissait plus facile que de se reconnaître dans le tissu d’intrigues dont il était enveloppé. Je n’ai jamais pensé à cette période de la vie de ce vieux brave sans être ému de compassion ; car si jamais homme ne fut pas fait pour le métier qu’on lui avait imposé et que son patriotisme accepta, c’était lui.

Le duc Decazes, qui fut le ministre, le très habile ministre des Affaires étrangères du maréchal Mac-Mahon, disait : « Son imbécillité passe notre espérance. » C’est un mot facétieux, mais c’est un mot injuste, à moins que par « imbécillité » on n’entende une probité qui repousse les compromis, dédaigne les médiocres dessous des politiciens, ne comprend d’autres finesses que celles de la discipline et qui reste à un poste politique comme on reste à un poste de combat, c’est-à-dire jusqu’à ce que la position ne soit plus tenable pour un homme d’honneur. Pauvre maréchal ! Lorsqu’il criait : « En avant ! » comme à l’heure des batailles, chacun lui montrait une direction différente ; il s’arrêtait découragé et disait : « Où faut-il aller ? » Jamais saint Antoine, dessiné par Callot, ne fut tiré par plus de diables en sens contraire. Il sut ne pas quitter le chemin qu’il s’était tracé, et ce n’est pas un mince mérite ; c’est du moins au milieu des hommes de ce temps-là une originalité dont on aurait dû lui savoir gré. Il avait l’intelligence courte et lente ; il s’effarouchait de toutes les difficultés qu’il faut tourner, qu’il faut vaincre, non pas à force déployée, mais par la patience et par l’astuce ; il s’en irritait, les trouvait déloyales, et cependant elles sont la monnaie courante du gouvernement parlementaire, qui ne vit que de compromis ; et le gouvernement dont il était le chef, qu’il ne dirigeait pas et auquel même il était tenu d’obéir, était parlementaire jusqu’à l’excès, pour ne pas dire jusqu’à l’absurde.

Il se perdait dans ces conflits d’influences, d’ambitions personnelles, de lâchetés, de sous-entendus plus ou moins avouables, qui sont l’essence même des factions aspirant au pouvoir et dont l’effort tend toujours à renverser pour remplacer ; laide besogne que celle-là et qui a dû souvent l’écœurer. Il ne comprenait rien aux attaques passionnées dont il était l’objet et s’en montrait plus surpris qu’irrité. Rochefort, après son évasion de Nouméa[258], réfugié à Genève, y publiait une Lanterne analogue à celle qui lui avait valu sa notoriété vers la fin du Second Empire. Il ne savait quelle ordure ramasser dans son cerveau pour en salir le maréchal Mac-Mahon, qu’il appelait « Mâche-la-Honte » ; ce qui est peu spirituel. Dans une livraison de ce recueil de saletés, il offrit de parier trente mille francs qu’au matin de la journée de Sedan le maréchal, feignant d’être atteint par un éclat d’obus, afin d’avoir un prétexte pour quitter le champ de bataille, n’avait pas été blessé. On fit lire cela au maréchal, qui leva les épaules et se contenta de dire : « Comment ose-t-on imprimer des bêtises pareilles ? »

Cet honnête homme fourvoyé en politique par de prétendues gens habiles qui ne firent que des maladresses et ne tirèrent aucun parti du pouvoir qu’ils lui avaient infligé pour l’exercer sous son couvert, cet honnête homme dont on riait volontiers et auquel on attribuait des bourdes invraisemblables, se retrouvait tout entier lorsque le sort de la France était en jeu et, avec une lucidité extraordinaire, il sut parer les coups dont nous étions menacés. Au printemps de 1875, l’Assemblée, qui avait, par je ne sais plus quelle loi, mis trop d’officiers en disponibilité, voulut les replacer sous l’épaulette et décréta la création d’un quatrième bataillon effectif pour tous les régiments. Le prince de Bismarck prit la mouche et fit semblant d’être inquiété par ce qu’il nommait les armements de la France. En réalité, il s’était aperçu que la saignée de 1870-1871 ne nous avait pas trop affaiblis, que le paiement à heures fixes de l’indemnité de guerre n’avait point vidé notre escarcelle ; il était surtout scandalisé de reconnaître que nous n’acceptions pas d’un cœur résigné la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Il fit sa grosse voix et parla de venir encore punir la superbe du Gaulois.

Le maréchal savait qu’en cas de guerre nous aurions à peine un semblant d’armée à opposer à nos adversaires, dont l’enivrement du triomphe récent doublait l’effectif moral ; il comprit qu’une rencontre, ne coûtât-elle qu’un fantassin à l’ennemi, donnerait à celui qui nous cherchait une « querelle d’Allemand » le droit de nous accabler sous des conditions intolérables. Il agit en conséquence et, sans même mettre la main à la garde de l’épée, il força le prince de Bismarck à reculer. Il expédia à tous les généraux, à tous les chefs d’administrations civiles relevant de l’État et des communes, l’ordre d’avoir à se retirer dès que les approches de l’ennemi seraient signalées et de ne tolérer aucun contact avec lui. On devait lui laisser faire les réquisitions, le laisser s’emparer du bétail, vider les caisses, à sa guise, sans même essayer de lui résister.

Il le dit crûment à l’ambassadeur d’Allemagne : « Nous irons, s’il le faut, jusqu’aux Pyrénées, jusqu’aux Alpes, mais vous n’entendrez pas le bruit de nos fusils. Vous entrerez chez nous comme des brigands dans une maison inhabitée. Vous nous volerez, vous nous pillerez à votre aise. J’ai signalé vos projets et j’ai fait connaître les miens à la Russie et à l’Angleterre ; l’Europe vous jugera. Je vous donne ma parole d’honneur que je le ferai comme je le dis. Venez maintenant, si vous l’osez. » L’Angleterre et la Russie, par Lord Odo Russell[259] et par le chancelier Gortschakoff, intervinrent à Berlin et firent comprendre au prince de Bismarck que l’on ne tolérerait pas cet acte de piraterie. Quelques jours après, l’empereur Guillaume dit à Gontaut-Biron, notre ambassadeur : « Il paraît que l’on a voulu nous brouiller dernièrement, mais tout est arrangé ; écrivez-le au maréchal. » C’est le prince Gortschakoff qui, au mois de septembre 1875, m’a raconté les détails de cet incident qui aurait pu être désastreux pour la France, si le maréchal Mac-Mahon, avec autant de hardiesse que d’à-propos, n’avait, sous sa propre responsabilité, adopté une mesure extrême, qui dut coûter à son cœur de soldat.

Si les partis politiques lui laissaient peu de repos, son intérieur même — son home — ne lui en accordait guère. Sa femme, qui était Castries en son nom, ultra-légitimiste, rêvant la reconstitution d’une cour où elle aurait joui d’une situation privilégiée, volontiers intrigante, large de sa personne plus que de son esprit, plus semblable à une bourgeoise engraissée derrière son comptoir qu’à une duchesse, lui cherchait bien des chicanes ; elle tournait le dos aux personnages républicains qu’il lui présentait et ne lui parlait que du Roi, du petit-fils de saint Louis, du descendant d’Henri IV, de l’héritier de Louis XIV.

La République lui faisait horreur et, à parler franchement, elle n’y comprenait rien. Volontiers elle eût comparé Ernest Picard à Marat et Dufaure à Robespierre. Elle ne vivait que de préjugés et s’en gorgeait. S’il n’eût tenu qu’à elle, le maréchal serait parti à la tête de ses troupes, pour une nouvelle croisade, — Dieu le veut ! Dieu le veut ! — aurait été chercher le comte de Chambord, afin de le conduire à Reims et de l’y faire sacrer. Aux objurgations de sa femme, le pauvre homme répondait : « Laisse-moi tranquille. » Elle insistait, il s’irritait, devenait grossier et lui criait un mot que l’histoire a enregistré, depuis que Cambronne l’a prononcé. Elle se mettait à pleurer, jurait qu’on ne l’y prendrait plus et recommençait le lendemain.

Avec sa femme, le maréchal se débattait contre la légitimité agressive et maladroite ; avec son secrétaire intime, son conseiller favori, qui était son cousin Emmanuel d’Harcourt, il avait à lutter contre l’orléaniste ardent, mais rusé, espérant conduire à bon port la barque du comte de Paris, sans que personne s’en aperçût. Lorsque, après avoir entendu les phrases pathétiques de sa femme et les avis susurrés par Emmanuel d’Harcourt, le maréchal disait : « Ces b…-là me font perdre la tête », il n’exprimait que la vérité ; pour se calmer, il consultait le duc d’Audiffret-Pasquier, qui l’engageait à jeter, sans plus tarder, les républicains par la fenêtre. Cela lui semblait excessif ; alors il faisait appeler Édouard Bocher, lui demandait : « Que faut-il faire ? » et entendait cette réponse : « Être très prudent, très patient et savoir attendre. » Un jour qu’il avait eu plusieurs entretiens particuliers avec diverses « sommités » politiques, il dit : « Je commence à croire que tous ces gens-là se f… de moi. » Quant à lui, je ne serais pas surpris qu’il eût secrètement penché vers l’Empire, mais nul n’en sut rien, car il était condamné par son honneur même et par son sentiment du devoir à être défenseur de la République.

Il n’aimait pas sa pupille, mais il fut un tuteur d’une irréprochable droiture et il ne permit à personne de porter la main sur le dépôt qui lui avait été confié. Tout ce qu’un honnête homme peut endurer, sans faillir à sa conscience, il l’endura. Malgré tout ce que l’on a pu dire des voiles qui entouraient son esprit, il avait une vision générale des choses très nette ; il comprenait qu’il n’était pas de force à jouter contre un compère aussi madré que Gambetta ; mais il s’était juré à lui-même de ne pas se laisser mener aussi loin que l’on aurait voulu. Une forme républicaine, soit ; mais le radicalisme, non. De ceci il ne démordait pas. Il l’avait dit un jour, en son Conseil des ministres : « J’irai, s’il le faut, jusqu’à M. Jules Simon, mais pas au-delà. » Il resta donc en sentinelle, comme un bon soldat qu’il était, maugréant, mécontent de ce que l’on faisait, mais ne demandant pas à être relevé de sa faction, parce qu’il ne la trouvait pas encore intolérable pour sa dignité, incompatible avec ses principes.

Ce fut précisément Jules Simon, « ondoyant et divers », allant plus loin que lui-même, prêt à aller jusqu’aux extrémités, afin de conserver le pouvoir qu’il aimait avec passion, ce fut le doux et patelin Simon qui exaspéra le maréchal. Celui-ci écrivit à son ministre une lettre telle qu’on n’y pouvait répondre que par une démission. Ce fut une sorte de coup d’État parlementaire, celui que l’on a nommé le Seize-Mai (1877). Un ministère de combat, choisi parmi les membres les plus influents des opinions conservatrices, fut formé par le maréchal, ministère de coalition, où chacun travaillait pour une faction au détriment du parti tout entier, ministère sans existence assurée, qui allait périr devant l’Assemblée, ou faire condamner l’Assemblée devant le pays.

La naïveté du maréchal fut excessive, s’il crut avoir organisé un pouvoir viable, avec des éléments orléanistes, bonapartistes, légitimistes qui se contredisaient et peut-être même se contrecarraient en sous-main. Le résultat le plus clair du 16 Mai fut l’ajournement à terme indéfini des espérances réactionnaires et l’avènement moral de Gambetta. L’Assemblée fut dissoute ; on fit appel à la France, qui répondit, le 14 octobre, en donnant à l’opposition un renfort de 120 voix. C’était un verdict de blâme infligé au maréchal. De ce jour, sa résolution fut prise ; il ne voulut plus d’un pouvoir qui lui imposait des obligations que ses convictions répudiaient. Il put accepter encore quelques mesures qui ne lui étaient que déplaisantes ; mais le jour où l’on toucha à l’organisation militaire, où l’on porta préjudice à ses vieux compagnons d’armes, il se retira (30 janvier 1879).

On a dit — je ne suis que l’écho d’un bruit qui a couru avec persistance — que le maréchal avait préparé un coup d’État, que des lettres de service avaient été adressées aux généraux sur lesquels il croyait pouvoir compter et qu’il était résolu à jeter hors de la politique, et même hors du territoire français, les principaux meneurs du radicalisme. Ce dernier mot est vague et je crois qu’il eût été trop élastique, si l’on s’en était servi pour délimiter les opinions. Du reste, les républicains étaient sur le qui-vive et, dès le lendemain du 16 Mai, plus d’un — Gambetta entre autres — avait fait ses malles. Après les élections du 14 octobre, une action directe du Maréchal-Président eût été une tentative de révolte contre la volonté que la France venait d’exprimer. Je crois que Mac-Mahon était, par les habitudes de toute sa vie, trop respectueux de la discipline pour s’insurger contre le jugement que le pays avait rendu, à son instigation même.

Le maréchal s’était retiré, le 30 janvier 1879, heureux de rentrer dans la vie privée et de ne plus être ballotté de Decazes à Simon, de Broglie à Dufaure. Le même jour, Jules Grévy, son successeur, fut proclamé président de la République par le Congrès, et Léon Gambetta fut élu président de la Chambre des députés. Ni l’un ni l’autre ne durent être étonnés, car depuis longtemps tous deux savaient à quoi s’en tenir. Entre le 16 mai 1877 et le 30 janvier 1879, un fait considérable s’était produit. Le 3 septembre 1877, Thiers était mort à l’âge de quatre-vingts ans, frappé par une attaque d’apoplexie, en pleine activité, en plein travail, en pleine ambition.

Le lendemain, dès sept heures du matin, Gambetta était chez Grévy et lui disait : « C’est vous qui êtes maintenant le chef du parti républicain ; le poste que nous réservions à Thiers vous revient de droit ; ce qui se passe déterminera la chute de Mac-Mahon à brève échéance ; il n’est pas assez fort nageur pour remonter le courant qui l’entraîne ; sa succession vous appartient. » Jules Grévy ne fit point d’objection, mais il demanda à qui l’on destinait la présidence de la Chambre. Gambetta répondit : « À moi. » Les deux compères se frappèrent dans la main et le pacte fut conclu. Les funérailles de Thiers mirent en mouvement toute la population de Paris et bien des délégations départementales. Ce fut éclatant, tumultueux et magnifique ; une année après, le 3 septembre 1878, au service de bout de l’an, les assistants se comptèrent : ils étaient douze.


CHAPITRE IV

LE PRINCE IMPÉRIAL



PAPA GRÉVY. — LES POLITICIENS. — DÉFENSE À MAC-MAHON D’ASSISTER AUX OBSÈQUES DU PRINCE IMPÉRIAL. — DÉROUTE DU PARTI IMPÉRIALISTE. — VISITE À CAMDEN-PLACE. — L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE. — SES RÊVASSERIES. — SUPERSTITIEUSE. — POURQUOI ELLE EST IRRITÉE CONTRE SON FILS. — LE PRINCE IMPÉRIAL. — AFFECTION FILIALE. — INDULGENCE. — HAINE CONTRE LE PRINCE NAPOLÉON. — PROMENADE SUR LA BRUYÈRE. — PROJETS DU PRINCE IMPÉRIAL. — DÉCENTRALISATION. — L’ELDORADO. — CONSPIRATION PERMANENTE. — IL N’ÉTAIT PAS HEUREUX. — PLAIE TOUJOURS SAIGNANTE. — SITUATION MORALE. — LA TUTELLE. — DÉPART POUR LE ZOULOULAND. — MORT DU PRINCE IMPÉRIAL. — LE GRAND DUC DE BADE. — REGRETS. — LE JOURNALISME RADICAL. — AURAIT-IL TENTÉ UNE AVENTURE EN FRANCE ? — TRADITIONS FRANÇAISES. — LES DEUX PARTIS. — LA MORT DE GAMBETTA. — SES FUNÉRAILLES. — LA MORT DE CHANZY. — LE COUP DOUBLE DE LA DESTINÉE.



LE choix du nouveau chef du pouvoir exécutif n’était pas mauvais. Grévy avait été un avocat d’affaires assez terne, mais écouté, bénéficiant d’un extérieur qui avait de l’austérité. Très attaché depuis longtemps à la forme républicaine, il était d’opinions modérées. Sa bonne tenue faisait croire à une intégrité qui, dit-on, avait quelques complaisances de famille. On savait qu’il n’était pas fier et qu’il aimait à faire sa partie de billard avec le bedeau de Saint-Roch, qui avait le carambolage ineffable ; on en concluait qu’il ne rechercherait les hommes que selon leur mérite ; on ne soupçonnait pas alors que son gendre précipiterait une chute qui n’eut rien de glorieux et qui n’a rappelé que de loin celle de Phaéton.

L’homme par lui-même, à l’époque où il prit officiellement possession de l’Élysée, était acceptable et fut accepté. Il avait de l’habileté, c’est tout ce qu’on lui demandait ; si son habileté n’était que de l’adresse, on ne s’en souciait guère ; il n’avait point de génie, de cela on était certain et l’on s’en réjouissait, car un homme de génie à la tête d’un gouvernement est souvent un fléau. C’est un péril auquel on ne semble pas exposé aujourd’hui ; on doit s’en féliciter et se rappeler la parole de Gustave-Adolphe : « C’est un coup d’amour envers les peuples, lorsque Dieu ne donne aux rois que des âmes ordinaires. » À l’époque où le roi de Suède parlait ainsi, on prévoyait peu les présidents de la République ; c’est pourquoi sans doute il n’en a point parlé.

Cette élection eut cependant une influence néfaste sur les esprits médiocres, c’est-à-dire sur le plus grand nombre. Elle éveilla des ambitions désordonnées et développa cette race de politiciens qui pullule comme celle des cloportes et dont la France est envahie. Une telle fortune politique a tourné bien des têtes, et en voyant Grévy non pas décoré, mais paré du grand cordon de la Légion d’honneur, passer des revues, recevoir les ambassadeurs, échanger des notifications avec des souverains, présider le Conseil des ministres et donner force de loi aux décisions du Parlement, il n’est pas un clerc d’huissier qui ne se soit demandé pourquoi, lui aussi, il ne serait pas chef du pouvoir exécutif en France.

À voir la qualité des ministres qui se sont succédé depuis l’avènement de Grévy, quel est le vétérinaire sans bétail à soigner, quel est le cabaretier en menace de faillite qui ne se soit cru des droits à un portefeuille et ne l’ait demandé au scrutin de liste, ou au scrutin d’arrondissement ? L’élection de Grévy a été d’un exemple funeste ; elle a ouvert la porte des fonctions publiques aux déclassés, aux fruits secs, aux ratés de toutes les professions. Ils se sont précipités et on les rencontre, en masse compacte, besogneuse et peu morale, sur les escaliers qui mènent aux situations lucratives dont le budget fait les frais. Ce qui en résultera de dépenses, de dilapidation, d’amoindrissement intellectuel, la France le saura plus tard, en reconnaissant que l’éligibilité universelle et que l’absence d’éducation préalable en politique constituent la plus coûteuse et la plus décevante des folies.

Le nouveau Président que, dans la familiarité, on appelait Papa Grévy — et tout le monde en parlait familièrement, — ne fut point aimable pour son prédécesseur, lorsque celui-ci, mû par un sentiment de galant homme, habitué à respecter les convenances, demanda, au mois de juillet 1879, l’autorisation de se rendre à Chislehurst, pour assister aux funérailles du Prince impérial. La question fut agitée au Conseil des ministres et résolue négativement, sur l’observation faite par Grévy qu’un officier en activité de service ne pouvait paraître aux obsèques d’un prétendant, parce que sa présence ferait croire qu’il est le mandataire de l’armée française. Mac-Mahon ne put donc aller donner une dernière preuve de déférence et peut-être d’affection à l’enfant qu’il avait connu tout petit, qui l’avait accompagné au début de la campagne de 1870 et qui était le fils du souverain, fidèlement servi, auquel il devait son bâton de maréchal de France et son titre de duc de Magenta. Le vieux soldat fut attristé de ce refus et dit : « Je n’avais pas mérité cela. »

La mort du Prince impérial mit le parti bonapartiste en déroute, plus que le parti, car des hommes indifférents à la politique, par tempérament ou par lassitude, furent saisis d’émotion et, faisant un retour sur eux-mêmes, se demandèrent si, eux aussi, n’auraient pas un jour à souffrir de cette fin précoce et inopinée. Depuis l’effondrement de la candidature du comte de Chambord, et en présence de l’abstention systématique du comte de Paris, bien des gens qui n’étaient point impérialistes, mais qui étaient encore moins républicains, s’étaient tournés vers le jeune exilé, dont l’on disait du bien, et en faisaient le point de mire de leurs espérances.

On s’interrogeait sur son compte ; de qui tient-il ? de son père ou de sa mère ? Il était une sorte d’énigme dont l’on s’efforçait de deviner le mot. Quelques bruits couraient qui n’étaient point pour lui nuire : « Il cherche à se soustraire à la domination de l’impératrice Eugénie ; il est tenu trop étroitement, il a des envolées qui effraient son entourage ; il n’est pas le maître, il le devrait être ; s’il l’était, on s’en apercevrait promptement, car il est de caractère aventureux. » On s’en préoccupait, ce qui est déjà beaucoup pour un prétendant. On ne lui témoignait pas de fidélité, nul ne lui en devait ; mais on lui témoignait de la sympathie ; en un mot, on s’y intéressait et c’était justice, car il était intéressant. Je l’ai connu et j’en puis parler.

Au mois de février 1878, je reçus un billet de Franceschini Piétri par lequel j’étais avisé que le Prince impérial désirait causer avec moi et qu’il me priait, si je n’y voyais pas d’inconvénient, d’aller passer quelques jours chez lui à Chislehurst. Je n’avais aucun motif pour ne pas me rendre à l’invitation qui m’était adressée et, en l’acceptant, j’y trouvais tout profit pour ma curiosité. La maison de Camden-Place était une bonne maison de bourgeoisie riche, rien de plus ; pas de luxe ; dans les chambres à coucher, une sorte de simplicité qui m’a semblé ne point manquer d’affectation ; les salons étaient décorés de tableaux médiocres, achetés à la grosse au propriétaire primitif ; le jardin était petit, mais participait de la campagne mitoyenne, dont il n’était séparé que par un treillage à hauteur d’appui.

La Cour de Camden-Place, comme l’on disait trop respectueusement en Angleterre, était une bien petite Cour, d’apparence terne plutôt que triste et composée de personnes qui avaient l’air de s’ennuyer ensemble, parce qu’elles n’avaient plus rien à se dire, qu’elles étaient mal résignées à leur sort, qu’elles regrettaient le passé et n’avaient pas grande confiance dans l’avenir. C’était d’abord le duc de Bassano[260], très dévoué, resté près de l’Impératrice comme la sentinelle perdue de l’infortune ; il était à la fois chevalier d’honneur, majordome et grand maître des cérémonies ; malgré moi, en voyant son attitude aussi froide qu’empressée, je pensais au don Guritan de Ruy Blas. Tout autre se montrait le docteur Corvisart[261], alerte, ne détestant pas la gaudriole, s’occupant plus de graphologie que de médecine, secouant de son mieux la torpeur qui l’accablait sans trop y réussir et faisant boire de l’eau-de-vie à l’Impératrice atteinte d’une toux chronique.

Franceschini Piétri, secrétaire intime, bibliothécaire, archiviste, dépositaire de bien des secrets que sa loyauté n’a jamais laissé soupçonner, regardait avec désespoir les brumes anglaises et se souvenait avec enthousiasme du soleil d’Ajaccio ; son humeur s’en ressentait ; il lui arrivait d’être maussade et de relever avec une verdeur — dont je fus surpris — les observations fort bénignes que l’Impératrice lui adressait. Celle-ci n’avait qu’une seule dame auprès d’elle, Mme Lebreton, qui l’avait accompagnée le 4 septembre. La pauvre femme était fort affairée pour elle-même ; elle devenait aveugle, par suite d’une cataracte double qui depuis a été opérée ; elle ne soupçonnait pas alors la gravité de son mal, — elle passait son temps à se frotter les yeux avec toute sorte de collyres ; Corvisart s’en moquait sans générosité. C’est là tout ce qui restait des splendeurs d’autrefois ; en vérité, c’était trop, ou trop peu.

Moralement, l’impératrice Eugénie était toujours la même ; mais on avait quelque peine, en la regardant, à retrouver la souveraine qui, de son temps, fut la « dame de Beauté ». On voyait qu’elle avait été belle, mais elle s’enlaidissait, en voulant le paraître encore. Sa taille alourdie, l’ampleur de sa gorge, tellement énorme que l’on en détournait les yeux, pour ne point paraître la remarquer, la maigreur excessive de sa main, sa voix plutôt éraillée que voilée en faisaient une femme plus vieille que ses cinquante-deux ans ; la teinture jaune de ses cheveux, dont, par coquetterie, elle laissait une mèche blanche flotter sur son front, la poudre de riz dont elle se couvrait le visage et qui rendait les rides trop apparentes, le trait noir bordant ses yeux qu’il agrandissait, tout cet éclat emprunté, comme disait Racine, la fanait encore et lui donnait l’aspect d’une actrice surannée, qui s’obstine à jouer les jeunes premières, quoiqu’elle soit passée duègne depuis longtemps.

Elle était dévote par conviction ; mais, à ce moment et depuis l’écroulement des espérances légitimistes, elle exagérait volontiers les pratiques religieuses, par un motif qui prouve la frivolité de son esprit et l’extravagance de ses conceptions. Elle s’était chaussé la cervelle d’une idée vraiment extraordinaire. À force de rêvasser et de bâtir des châteaux en terre d’Espagne, qu’autrefois habita Don Quichotte, elle en était arrivée à se persuader que le comte de Chambord, en haine des Orléans, adopterait le Prince impérial, le déclarerait son héritier et lui léguerait les royaumes de France et de Navarre. Elle parlait de cela avec un aplomb que l’on eût pu prendre pour de la certitude, et afin de donner, en quelque sorte, des gages à ce roi légitime, qui allait légitimer les descendants de « l’Ogre de Corse », elle imprimait un mouvement très accentué à sa politique, car elle avait une politique, une politique à elle. Dès que cet événement se serait produit, — et il se produirait, — on rétablissait le pouvoir temporel de la papauté et l’on rappelait le Bourbon de Naples sur le trône des Deux-Siciles. Elle l’affirmait, elle expliquait que rien ne serait plus facile ; il suffisait de vouloir, et elle voudrait.

Sa dévotion, qui était sincère, ne l’empêchait pas d’être superstitieuse, de croire à l’influence néfaste du treize, du vendredi, du sel répandu et à l’heureux présage des bas mis à l’envers. Elle m’en fournit une preuve directe dont je me serais volontiers passé. Le lendemain de mon arrivée à Camden-Place, à déjeuner, j’étais assis à sa gauche. Un des valets de pied de service renversa sur la table un verre d’eau rougie entre elle et moi. Je me reculai instinctivement avec un geste de déplaisir dont je ne fus pas maître, car une nappe tachée de vin me cause un dégoût que je n’ai jamais réussi à surmonter. Elle me regarda avec étonnement et me dit : « Mais ça porte bonheur », et, ayant trempé sa main dans ce liquide violâtre, elle m’en frappa le plastron, le col et les manchettes de ma chemise, puis elle s’en frotta le cou. Je la crus folle. Ma figure exprimait une telle stupéfaction que l’on éclata de rire. Elle me répétait : « Mais ça porte bonheur ; comment ne le saviez-vous pas ? tout le monde sait ça. » Je m’excusai de mon ignorance et je me hâtai d’aller changer de linge, dès que le repas fut terminé. D’après ce que j’ai vu, d’après ce que j’ai entendu raconter, je comprends que le Prince impérial ait dit un jour au général Fleury : « Vous qui avez été l’ami et le confident de mon père, expliquez-moi donc pourquoi il a épousé l’Impératrice. »

Elle en voulait à son fils ; de quoi ? De lui tenir tête dans la discussion, de l’aimer moins qu’il n’avait aimé l’Empereur, pour la mémoire duquel il avait conservé un culte qui ressemblait à de l’idolâtrie ; d’avoir des idées opposées aux siennes, de se cacher d’elle et d’avoir des secrets qu’il ne se laissait pas arracher ? Nullement ; elle lui en voulait d’être petit ; elle tâchait, du reste, d’y mettre bon ordre, en surveillant la hauteur des talons et l’épaisseur des semelles de ses chaussures. Elle avait rêvé pour lui une taille haute que surmonterait agréablement la couronne et qui ne serait point écrasée par les draperies du manteau doublé d’hermine. Lorsqu’il était enfant, elle le mesurait sans cesse et se dépitait. Elle voulut l’allonger, en dépit de la nature, et lui fit boire un philtre — je dis bien un philtre — que je ne sais quelle sorcière, quelle nécromancienne avait expressément composé. Le pauvre prince eut la colique, accompagnée de vomissements. Sa bonne anglaise voulut avertir l’Empereur, et l’Impératrice eut fort à faire pour l’en empêcher. Ce fait est incroyable, et j’y resterais incrédule s’il ne m’avait été affirmé par M. Maynard, qui fut précepteur du Prince impérial pour la langue anglaise et auquel sa compatriote l’a raconté en pleurant.

Il était petit, en effet, comme son père, auquel il ressemblait prodigieusement, avec des traits plus affinés et de jolis yeux bleus qu’il avait empruntés à sa mère. Il se tenait très droit et, par un geste qui lui était devenu familier, tirait sa redingote, d’un coup sec, pour en rectifier les plis. Lorsqu’il était attentif ou absorbé, il avait aux lèvres un mouvement dont il n’avait pas conscience et qui rappelait celui d’un enfant qui tète. Sa mère n’entendait pas raillerie à cet égard et lui disait : « Fais donc attention à toi ; tu n’es plus en nourrice. » Il modérait un froncement de sourcil, cessait et, deux minutes plus tard, recommençait, sans s’en apercevoir.

Il était à la fois très sérieux et très enfant ; je l’ai vu discuter une question d’économie politique avec des arguments au-dessus de son âge et, cinq minutes après, faire la roue sur le gazon, marcher sur les mains et déployer une agilité d’acrobate. Il était, du reste, rompu à tous les exercices de la gymnastique, de l’escrime, de la boxe, de l’équitation, de la voltige, profitant de l’excellente éducation physique par laquelle les Anglais donnent au corps son maximum de force et d’adresse. Cela ne l’empêchait pas d’avoir une bibliothèque bien choisie, de lire beaucoup, d’interroger — chose rare — les spécialistes sur leur spécialité et de les écouter. Il y avait en lui des côtés tendres qu’il essayait de dissimuler, mais qui n’en perçaient pas moins et qui faisaient croire qu’il aurait pu parfois ne pas se soustraire à certaines influences.

Il ne parlait de son père qu’avec une émotion dont il était difficile de n’être pas touché. Un jour, il me fit entrer dans la chambre où l’Empereur était mort. Meubles plus que modestes : une armoire vitrée contenant des uniformes militaires ; à la muraille, une carte de l’Europe ; sur la cheminée, une pendule de voyage ; un tapis de couleur sombre ; le lit, — un simple lit de fer, — qui montrait la toile rayée du sommier, était couvert de violettes éparpillées. Au moment où nous sortions de cette chambrette, qui devait rappeler celle de la citadelle de Ham, le Prince impérial s’inclina devant le lit, fit le signe de la croix et essuya ses yeux qui étaient mouillés de larmes, puis il dit, levant les épaules avec un geste de découragement : « Il était si bon ! »

Il se croyait destiné à un rôle — un grand rôle — dans l’avenir et s’y préparait. Je crois qu’il avait des sentiments belliqueux ; à son âge, et sous le nom qu’il portait, cela était naturel, mais il voyait dans la guerre autre chose qu’un instrument de conquête et qu’une satisfaction d’amour-propre ; pour lui, elle semblait être non seulement un moyen de gouvernement, mais une sorte d’exercice propre à entretenir la force morale de l’homme ; il me dit textuellement : « La guerre empêche les nations de devenir médiocres. » Il me parla avec admiration des campagnes de Crimée et d’Italie. Ce que j’aurais pu répondre, je le sais bien : ne considérer dans une guerre que le résultat immédiat et non les résultats lointains, c’est faire acte de soldat et non pas acte d’homme politique ; la conséquence jusqu’à présent la plus claire de nos victoires à Sébastopol, au Tessin et au Mincio a été l’agrandissement de la Prusse, suivi de la constitution de l’Empire d’Allemagne. Je fus sur le point de le dire, mais je me souvins que je parlais au fils du prisonnier de Wilhelmshœhe et je gardai le silence.

Son indulgence était-elle sincère ? Elle m’a paru bien générale pour n’être pas un peu voulue ; l’indulgence est le plus souvent faite de la série d’expériences que comporte la vie, et ce n’est pas à vingt-deux ans que l’on peut encore l’avoir acquise ; c’est pourquoi la jeunesse est intolérante ; elle n’admet ni les compromis, ni l’indécision ; elle est absolue, tout d’une pièce dans ses jugements, parce qu’elle ne sait rien des choses de ce bas monde, de ce très bas monde, où tout est relatif. Il parlait des hommes avec une sorte de détachement philosophique dont j’ai été surpris. Il avait l’air de dire : « Que voulez-vous y faire ; ils sont ainsi et non pas autrement ; il faut les utiliser tels qu’ils sont et ne point s’épuiser à les vouloir réformer ; et puis savons-nous si nous sommes meilleurs qu’eux ? » Ensemble, nous avons causé de bien des gens dont l’Empire n’avait pas eu à se louer, de Jules Favre, du général Trochu, du maréchal Bazaine, d’Émile Ollivier et de bien d’autres ; pas une parole d’amertume n’est tombée de ses lèvres, pas un accent de colère, rien qui indiquait l’irritation et la rancune. À propos de Trochu, il se mit à rire et me dit : « Je me le rappelle très bien ; lorsque j’étais enfant, il était un des plus empressés à me baiser la main. »

Je l’ai trouvé sévère et vraiment dur pour un seul homme, pour le prince Napoléon ; celui-là, il le haïssait, on n’en pouvait douter. Cela se comprend, car la conduite du prince Napoléon à son égard avait été absolument coupable, sans atténuation. Dès que l’Empereur fut mort, le prince Napoléon sentit s’agiter dans son âme florentine le désir de régner. « Salut, Macbeth, tu seras Roi ! » Au lieu de refouler ces pensées mauvaises, il s’y livra, poussé par quelques personnages secondaires, dont le plus naïf était Maurice Richard. Il répudia son devoir, qui était tout tracé. Suivre ou précéder le Prince impérial, mais ne pas le quitter, respecter l’ordre de succession prescrit par la Constitution de l’Empire à laquelle il devait tout, veiller sur l’orphelin, en défendre la cause et ne point commettre des actes d’indépendance qui ressemblaient à des actes d’usurpation.

Déposséder l’héritier légitime de ses droits et se substituer à lui n’était point chose facile ; mais il paraît que la casuistique de l’ambition autorise certaines interprétations morales que j’appelle tout bêtement des infamies. Il avait bâti de toutes pièces une théorie qui pouvait se réduire en deux articles : 1° la dignité impériale est héréditaire dans la famille des Bonaparte ; 2° l’Empereur est désigné par le choix de la nation consultée et répondant par un plébiscite. Il disait : « Entre le collégien de Woolwich et moi, le peuple français prononcera. » Un jour qu’il était venu me voir, qu’il m’expliquait cette belle invention et me demandait ce que j’en pensais, je lui répondis : « C’est une opinion de cadet ; si vous étiez l’aîné et l’héritier légal de Napoléon III, vous ne parleriez pas ainsi. » Il insista, je ne démordis pas et j’ajoutai avec quelque animation : « Prenez garde, il se pourrait faire qu’un jour on retournât cette hérésie contre vous. » Je ne croyais pas être si bon prophète ; quelques années plus tard, le prince Victor levait un drapeau de prétendant qui n’était pas celui de son père.

De tous ces démêlés de famille, de ces compétitions malpropres, le Prince impérial ne me souffla mot, mais, parlant du prince Napoléon, il me disait avec une colère qu’il n’essayait pas d’atténuer : « C’est un viveur, et rien n’est plus laid, plus dangereux qu’un prince viveur. » En plaisantant, je ripostai : « Mais, Monseigneur, il n’est pas donné à tout le monde d’être vertueux. » Brusquement, il répliqua : « Alors, il ne faut être ni prince ni prétendant. » Ce mot fut la seule allusion que l’on pût appliquer aux tentatives que le prince Napoléon faisait pour se créer un parti, en dehors de ce que l’on pourrait nommer la légitimité impériale. En revanche, la conduite beaucoup trop libre du mari de la princesse Clotilde était blâmée avec une énergie extraordinaire ; le Prince impérial ne tarissait pas à ce sujet. Cette réserve sur un point qui devait lui tenir singulièrement au cœur me fit douter de sa franchise et je me souvins de la parole du Psalmiste : Nolite confidere in principibus.

Pendant que j’étais à Camden-Place, nous sommes sortis ensemble tous les matins. Ma chambre était située au-dessus de la sienne ; il m’entendait me lever ; quand il jugeait que j’avais fini ma toilette et que j’avais pris mon thé, il arrivait et me disait : « Allons bavarder… » Jamais il n’a causé sérieusement avec moi que dehors, sur la bruyère de Chislehurst, en plein air, loin de toute oreille indiscrète appliquée contre une cloison, loin de tout œil curieux regardant par le trou d’une serrure ; c’était d’une prudence rare à son âge et que j’avais déjà constatée chez quelques vieux conspirateurs. C’est là, dans ces tête-à-tête qui parfois se prolongeaient pendant plusieurs heures, qu’il m’a développé les plans qu’il formait pour donner à la France une assiette et une vigueur nouvelles. Il émettait ses idées nettement et d’abondance, non pas comme s’il eût récité une leçon, mais comme s’il avait mûrement réfléchi à ce qu’il disait. Ces idées lui appartenaient-elles en propre, étaient-elles empruntées à des notes laissées par Napoléon III, les avait-il reçues de quelques hommes compétents qu’il avait consultés ? Je n’en sais rien, mais je n’aurais aucune objection à croire qu’elles étaient nées en lui ; qu’il les avait alimentées par la méditation et qu’il comptait en faire le programme du règne futur auquel il se croyait appelé.

La centralisation inaugurée par les Jacobins, fortifiée par Napoléon Ier, acceptée par tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la chute du Premier Empire, lui semblait la cause principale de l’affaiblissement de la France ; et cette cause, il voulait la détruire. La division administrative en départements lui paraissait vicieuse, car l’étendue très restreinte de chaque circonscription y paralysait la vie locale. Il comprenait que la Première République, siégeant de fait à Paris, avait eu un intérêt de premier ordre à dissoudre les agglomérations provinciales, afin de briser plus facilement les résistances qu’elle y pouvait rencontrer. Mais, aujourd’hui, l’unification morale de la France était faite et le morcellement du territoire, utile jadis, n’avait plus de raison d’être et n’offrait guère que des inconvénients sans compensation. Tenant compte des intérêts, des habitudes qui constituaient dans les mœurs des différences appréciables, il partageait la France en dix-huit régions.

Chacune de ces régions avait un parlement particulier, toujours en rapport avec les conseils municipaux et participant de la sorte à la vibration spéciale de chaque commune. Ce parlement, qui me semblait devoir être une espèce de conseil général plus étendu et permanent, s’occupait de tout ce qui pouvait intéresser la région dont il était l’émanation représentative. Il adoptait des résolutions qui n’avaient force de loi qu’après avoir été examinées au Conseil d’État, discutées et votées par le Corps législatif, lequel avait pour mission de veiller à ce que nul préjudice ne fût porté à l’intérêt général de la France par les intérêts locaux que le parlement régional serait toujours tenté de faire prévaloir. Le parlement régional votait le budget régional ; le Corps législatif votait le budget de l’Empire ; le Sénat examinait les lois proposées au seul point de vue de la Constitution, semblable à la Cour de Cassation, qui ne s’appuie que sur le droit abstrait pour consacrer ou réformer les arrêts de la Justice.

Le Prince impérial était persuadé que, de cette façon, il appelait la France à se gouverner elle-même et à développer une existence provinciale propre, pleine d’émulation et qui produirait d’heureux résultats. À la tête de son ministère, qui jamais ne serait responsable que devant lui, comme lui-même était responsable devant la nation, il se réservait d’exercer la tutelle sur toutes ces assemblées locales. Il leur imprimait une impulsion qui lui revenait, intacte ou modifiée, sous forme de motions qu’il acceptait ou rejetait, selon l’avis motivé qui serait donné par le Corps législatif. Il croyait à sa conception, il en tirait toute sorte de conséquences plus fécondes les unes que les autres et voyait s’ouvrir une ère de prospérité sans pareille. Certes, son bon vouloir était irréprochable et, s’il n’eût dépendu que de lui, la France serait devenue cet Eldorado qui n’a été visité, en conte, que par Candide.

Ne se faisait-il pas illusion ? Les assemblées eussent été platoniques, sans pouvoir effectif ; elles eussent été propices aux bavards et, en somme, auraient eu simplement le droit — guère plus — de formuler des vœux sur lesquels le Corps législatif, siégeant à Paris, capitale de la France, qui est hydrocéphale, aurait prononcé en dernier ressort. Sous ces combinaisons spécieuses se cachait peut-être la volonté de fonder une sorte de puissance provinciale qui, à un moment donné, eût pu servir de point d’appui et de résistance contre les mouvements révolutionnaires de Paris, que les départements ont toujours subis, quoiqu’ils les aient souvent détestés.

Il ne m’a point fait de confidences ; on n’en fait qu’à ses amis et je n’étais qu’un étranger traité avec affabilité, écoutant et ne discutant que dans la limite qui prouvait l’intérêt et la déférence. Il n’eût pas été le fils de son père s’il n’eût conspiré ; il conspirait. Il ne me l’a pas dit, mais je l’ai su d’une façon positive. Il entretenait une correspondance plus ou moins mystérieuse avec quelques généraux restés fidèles au souvenir de Napoléon III ; c’était de sa part, en quelque sorte, un acte de courtoisie envers d’anciens serviteurs qu’il estimait, sans avoir une confiance sérieuse dans leur énergie, au cas où il aurait tenté un coup de main. Il avait meilleur espoir dans les nombreux jeunes officiers avec lesquels il était en relations secrètes, à l’insu de sa mère, vis-à-vis de laquelle il observait une réserve qui était bien près d’être de la défiance.

Jamais les lettres qu’il échangeait avec des capitaines, des lieutenants et même des élèves de l’École de Saint-Cyr ne passaient par la poste. On avait organisé un système de messages, et de messages fort ingénieux, très simple, qui m’a été expliqué et que je ne révélerai pas, afin de ne pas nuire aux conspirateurs de l’avenir. Il croyait, s’il voulait courir une aventure analogue à celles de Strasbourg et de Boulogne, être certain de rencontrer dans le corps d’officiers de bien des régiments une sympathie qui se changerait promptement en concours actif. Le personnage qui m’a raconté cela et qui fut un de ses rares confidents m’a dit avoir eu entre les mains les preuves de ce qu’il avançait. La sympathie, j’y crois, de même que je crois au concours empressé, si l’expédition eût réussi.

Il n’était pas heureux ; il n’avait pas à le dire, cela se voyait. Parfois, dans ses yeux bleus, interrogateurs et doux, passait une expression si triste qu’elle en était navrante ; comme si elle eût reflété un souvenir des grandes défaites, ou une vision de l’avenir sous le ciel africain. À quoi pensait-il alors ? à sa vie manquée, à son ambition, qui était d’autant plus ardente qu’il craignait qu’elle ne fût stérile, à certains projets qu’il avait formés avec entraînement et dont tout à coup il sondait l’inanité ? Qui le sait ? Qui pourra dire quelles ont été les pensées secrètes de cette jeune tête ? Il est un point cependant dont il ne parlait jamais, qui lui était resté douloureux entre tous et qui le lancinait, comme un incurable ulcère.

Les foules sont injustes, les peuples sont ingrats ; après la catastrophe de Sedan, la nation française se dressa contre Napoléon III, lui reprocha de n’avoir pas su mourir, d’avoir été vaincu, d’avoir capitulé et, sans plus regarder, ni mieux comprendre, le traita de lâche. Cette insulte, la plus imméritée qui fût au monde, à l’égard d’un homme dont l’impassibilité au feu étonnait les plus vieux soldats, avait été insupportable au Prince impérial. Il ignorait que Chamfort a dit : « Il faut que l’homme public s’habitue à déjeuner tous les matins avec un crapaud. » Or il était plus qu’un homme public ; il était un prétendant, fils d’un souverain tombé, plus que tombé, effondré, mais il était trop jeune encore, trop naïf, pour n’être pas désespéré de l’injure, qui rejaillissait sur lui.

Il en souffrait ; c’était comme une flèche toujours renouvelée, qui le frappait à travers ce père qu’il avait tant aimé et qu’il regrettait si profondément. Volontiers, comme Lady Macbeth au médecin, il eût dit : « N’as-tu pas des remèdes qui puissent soulager les peines de l’âme, arracher de la mémoire un chagrin enraciné, effacer du cerveau l’empreinte des douleurs qui l’assiègent et, avec l’aide bienfaisante d’un élixir d’oubli, débarrasser le cœur du poids qui l’oppresse ? » Il savait aussi que les journaux du radicalisme l’avaient accusé d’avoir eu, de terreur, une attaque de nerfs pendant l’escarmouche de Sarrebruck à laquelle il assistait ; de cela aussi il était attristé, et il s’était juré de se jeter, tête baissée, dans la première aventure qui s’ouvrirait devant lui, afin de prouver que l’on n’avait point peur lorsque l’on était de sa race et de son nom. Il s’est tenu parole et n’a point désarmé la calomnie.

Sa situation morale était indécise ; on la lui disputait et il lui répugnait de la défendre. Il était légalement majeur depuis sa dix-huitième année, c’est-à-dire depuis le 16 mars 1874, majorité extérieure et platonique qui n’avait pas mis fin à la tutelle jalouse que l’Impératrice exerçait au point de vue de la direction politique, qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner. C’était bien peu de chose que ces conciliabules où l’on appelait quelques amis restés dévoués à l’exil, mais ça servait à alimenter l’ambition d’une femme qui, cherchant à quelle héroïne se comparer, hésitait entre Marie-Thérèse et Sémiramis. S’abstraire, comme ce n’eût été que son devoir, lui eût semblé une abdication et elle ne s’y pouvait résigner.

À toute velléité d’indépendance, le Prince impérial était certain de s’entendre dire : « Tu es le maître, cela est certain, puisque tu es majeur, mais je n’en suis pas moins ta mère et je manquerais à mes devoirs, si… » Il écoutait, avec le flegme que son père lui avait légué, bouillonnant d’impatience, n’en laissant rien paraître et subissant jusqu’à épuisement ce qu’il appelait « les sermons de l’Impératrice ». Parfois celle-ci criait à l’aide et faisait venir Rouher à la rescousse. C’était une autre antienne : « Permettez, Monseigneur, au plus fidèle de vos serviteurs d’invoquer sa vieille expérience pour vous faire observer que… » Et de nouveau on le chapitrait et on lui démontrait ainsi qu’on ne lui laisserait d’autre initiative que celle qu’il enlèverait de force. Dans cette maison de Camden-Place, il était comme un oiseau en cage et chacun lui serinait la chanson qu’on voulait lui entendre chanter. Parfois il en fut énervé jusqu’aux larmes.

Toute indépendance lui était ravie, car sa situation matérielle n’était pas seulement médiocre ; elle était nulle. Il n’avait aucune fortune personnelle et, comme disent les bourgeois, « sa mère le tenait par l’argent ». Il était, il est vrai, défrayé de tout, avec deux chevaux de selle à l’écurie ; mais sa liste civile se composait d’une pension de six mille francs que l’Impératrice lui servait. Prétendre au trône de France, se créer des partisans, entretenir des relations et solder certaines complaisances avec cinq cents francs par mois, c’était dérisoire ; il le sentait, il en était offusqué dans son amour-propre et dans l’intérêt de sa cause.

Pourquoi l’Impératrice, qui, du reste, était plus dépensière que généreuse, le condamnait-elle à une portion si congrue qu’elle en était insuffisante ? Était-ce pour refréner les entraînements de la jeunesse, éviter les fredaines et écarter toute tentative de plaisirs trop accentués ? Obéissait-elle à cette jalousie féminine qui est instinctive chez presque toutes les mères ? Je ne le crois pas ; elle regardait plus haut, ou plus bas ; elle voulait l’empêcher d’agir politiquement par lui-même, parce qu’elle se réservait la haute main sur toute action qui eût visé la reconstitution de l’Empire. Si, par impossible, le Prince impérial avait ressaisi le sceptre de France, elle eût voulu imposer son influence et être réellement l’Impératrice mère. Elle eût été déçue. Un jour que, dans une conversation intime, on demandait au Prince impérial quel palais il réserverait à sa mère, en cas de retour à Paris, il répondit : « Une maison de campagne à Biarritz. »

Ulcéré du reproche de lâcheté adressé à celui dont il portait le nom, dont il était l’héritier, dont il voulait relever le prestige, harassé par les observations de sa mère, qui ne perdait pas une occasion de lui rappeler qu’il n’était encore qu’un enfant, humilié de sa pauvreté, qui ne lui permettait même pas d’obliger un ami, ou de récompenser un serviteur, il se sentait mal à l’aise dans la vie qui lui était faite et s’en échappa. L’acte ne fut point spontané, comme on l’a dit, ni le résultat d’un coup de tête ; il avait médité son projet et, l’heure venue, il le mit à exécution avec ténacité. Il ne consulta point l’Impératrice sur sa résolution ; il la lui signifia. Il voulut être émancipé de fait, comme il l’était de droit ; et puis il comptait bien ramasser un peu de gloire, forcer les mauvaises langues à se taire et rapporter le bon renom qui s’attache à la jeunesse et à la bravoure[262].

L’Angleterre était en chicane, au Sud de l’Afrique, avec quelques négrillons qui n’appréciaient que médiocrement les bienfaits de la civilisation britannique. Les procédés étaient devenus désagréables, de part et d’autre ; on en était aux coups de fusil et aux coups de sagaie. Le gouvernement du Cap demanda du renfort ; on lui envoya quelques régiments ; le Prince impérial obtint l’autorisation de se joindre à l’expédition, en qualité d’officier à la suite, dans l’état-major du Royal Artillery. Il partit au mois de février 1879. À peine fut-il arrivé dans le Zoulouland, où l’armée anglaise opérait, que les journaux ultra-républicains de France annoncèrent que la faiblesse de sa constitution l’empêchait de faire campagne et que la dysenterie le retenait à l’ambulance. Il n’en était rien ; il faisait son service avec excès, recherchait le péril, guettait les occasions de se signaler et avait souvent témoigné d’une témérité que ses chefs avaient blâmée.

Le 1er juin 1879, il provoqua une reconnaissance sur le ravin de Warsin-Kraal ; six cavaliers commandés par le lieutenant Carrey l’accompagnèrent. Le détachement mit imprudemment pied à terre dans un bas-fond, au milieu d’un champ de cannes à sucre ; il y fut surpris par un parti de Zoulous qui, après avoir rampé à travers les herbes touffues, surgit à l’improviste ; on n’était pas en nombre ; les Anglais sautèrent en selle et disparurent. Le Prince impérial était de petite taille, et son cheval, très haut sur jambes, avait l’encolure élevée ; il ne put l’empoigner à la crinière ni à l’arçon ; il ne saisit que la fonte du côté montoir ; la courroie se rompit ; il tomba à la renverse, se remit debout. Son cheval était parti au galop. Il était seul, abandonné de ses compagnons ; il marcha aux nègres, déchargea sur eux les six coups de son revolver et tira son épée, qui avait appartenu à Napoléon Ier et qu’il considérait comme un gage de bonheur.

Le lendemain seulement on se mit à sa recherche ; on le retrouva couché sur le dos, face à l’ennemi, la poitrine percée de dix-huit coups de sagaie, l’œil droit arraché. Selon leur usage, les nègres du Zoulouland lui avaient ouvert le ventre. On le roula dans des couvertures militaires et on l’emporta. Les nègres ne se doutaient guère de la victime de choix qu’ils avaient immolée ; lorsqu’on le leur apprit, ils en furent désespérés. Le chef de la tribu à laquelle appartenaient les coureurs qui l’avaient mis à mort ne se consolait pas ; dans une de ses entrevues avec les officiers anglais, après qu’un traité eut terminé cette guerre, qui n’avait été qu’une dispute, il disait : « C’est un grand malheur pour moi qu’on ait tué ce fils d’empereur ; si nous avions connu sa qualité, nous l’aurions pris vivant ; j’en aurais eu soin, je l’aurais bien nourri et vous me l’auriez racheté très cher. »

Le Prince impérial est tombé bravement, sans reculer d’un pas, comme s’il se fût agi de sauver la France ; et cependant il ne combattait que pour la plus misérable des querelles. En réalité, il est mort parce qu’il voulait réhabiliter, à tout prix, un nom calomnié. C’est vers le 20 juin que la nouvelle parvint en Europe ; l’impression fut profonde, bien plus qu’on ne pourra se le figurer, lorsqu’on lira ce récit. Le grand-duc de Bade, un des hommes les meilleurs, les plus pacifiques, les plus intelligents que j’aie connus, me fit appeler à Carlsruhe. Il avait souvent vu le Prince impérial, soit à Arenenberg, soit à la résidence de l’île de Mainau ; il avait causé avec lui et l’avait apprécié. Il m’en parla longuement, avec une émotion qui n’était point simulée. Ce n’était pas seulement ce brusque dénouement de tant de jeunesse et de tant d’espérance qui l’attristait, c’était la disparition d’un élément de force et d’énergie sur lequel avait compté la diplomatie européenne.

Je copie textuellement une partie de la note que j’ai prise à la suite de cet entretien, qui dura deux heures ; c’en est le résumé : « Le grand-duc considéra la mort du Prince impérial comme un événement de hautes conséquences, non seulement pour la France, mais pour l’état général de l’Europe ; dans les chancelleries et dans les conciliabules souverains, on le suivait des yeux, avec un intérêt dont l’empereur de Russie, lors de son dernier voyage en Angleterre, lui avait porté le témoignage, en quelque sorte, officiel ; on voyait en lui une réserve assurée pour l’avenir, pour un avenir prochain ; on le savait sage, réfléchi, respectueux, intelligent ; on avait confiance en lui et tous les Cabinets l’eussent accepté avec joie. » Au cours de la conversation, le grand-duc me montra un télégramme du prince de la Couronne, de celui qui fut l’empereur Frédéric III : « Cher ami, c’est cependant trop tragique ! »

Ernest Lavisse, qui avait été son professeur d’histoire et qui avait pour lui une affection de nourrice, m’écrivait : « Le noble enfant est une victime expiatoire de Sedan ; victime volontaire ; mais à qui profitera le sacrifice ? Tout le monde est profondément ému. J’ai vu pleurer quantité de gens et, après trois jours, les larmes coulent encore. Les députés de l’Appel au Peuple et tous ceux pour qui le bonapartisme est une carrière s’agitent dans le vide. Ils demandent une solution immédiate, pour avoir le droit de s’en plaindre et de chercher à se pourvoir. César — celui que vous appelez Tibère — n’ouvre les lèvres que pour dire qu’il ne sera pas prétendant. Au vrai, il nous reste la grâce de Dieu, ce qui est fort peu de chose. Quelle place tenait dans le monde ce pauvre prince ! »

Roger de Cormenin, qui alors avait vingt-quatre ans, ne s’occupait guère de politique et n’avait point d’opinion assise, m’écrivait de son côté : « Au milieu de mes tracas personnels, est arrivée la sinistre nouvelle de la mort du Prince impérial. Nous en avons été bouleversés. Je ne vois plus qu’amis en larmes. Je doute que jamais aucun prince ait été autant et si justement pleuré des jeunes gens de son pays. On sent mieux ce que l’on a perdu, depuis que s’est faite l’irréparable perte. Tout le monde ici est dans le désarroi, à l’exception de quelques républicains, qui se font un devoir et un plaisir de baver sur ce cercueil où est enfermé l’homme qu’ils redoutaient le plus. »

Ces deux lettres donnent exactement l’état de l’opinion ; on fut désolé, on fut troublé ; il semblait que l’on voyait disparaître la dernière planche de salut à laquelle on comptait s’accrocher en cas de naufrage. Roger de Cormenin avait raison : sous prétexte de célébrer la mort d’un prétendant, quelques pauvres sires du radicalisme ne purent s’en tenir de joie, dansèrent autour de ce cadavre et l’insultèrent. J’ai sous les yeux, et l’on retrouvera dans les papiers annexés au manuscrit original de mes Souvenirs, une ordure qui semblera extraordinaire, même à ceux que n’étonne plus aucune infamie politique. Cela s’est crié et vendu dans Paris : dix centimes. C’est le supplément du n° 3 de L’Avant-garde démocratique ; rédacteur en chef : Léo Taxil. Je n’en transcrirai que le titre ; cela suffira ; le texte est de ceux qu’on ne lit pas : Il a claqué, le pauvre chéri ! Détails inédits sur la mort lamentable du jeune oreillard.

Trois ans plus tard, le 20 avril 1882, le Weekly Chronicle de San Francisco publia un récit à sensation par lequel la mort du Prince impérial était attribuée à des contumax de la Commune, qui l’auraient suivi d’Angleterre au Zoulouland et l’auraient assassiné. Cette assertion fut ramassée par un ancien Communard, nommé Lissagaray, reproduite et commentée par lui dans le journal La Bataille, dont il était rédacteur en chef, sous le titre Comment nous le tuâmes. Avec un courage que l’on va pouvoir apprécier, ce Lissagaray terminait son article en disant : « Aujourd’hui que l’amnistie a rendu la France à tous les proscrits, aujourd’hui que le parti bonapartiste est quasi éteint, ou du moins incapable d’exercer aucune vengeance, nous pouvons dire la vérité tout entière, au risque de faire bondir les âmes sensibles ; et cette vérité la voici : oui, c’est nous qui l’avons tué ! »

Ai-je besoin de dire qu’il n’y avait là qu’imposture et vantardise. Albert Duruy[263] envoya des témoins à Lissagaray, qui répudia toute responsabilité et refusa de se battre. Je n’ai jamais compris qu’Albert Duruy, galant homme, écrivain de talent, ancien combattant de la guerre franco-allemande, ait cru devoir relever de telles turlutaines et faire à un condamné de la Commune l’honneur de se mesurer avec lui[264].

Il y aurait bien d’autres turpitudes à signaler dans certains journaux de l’époque ; mais passons, passons ; si l’on remuait les immondices de l’esprit de parti, l’histoire en serait asphyxiée.

Si celui qui croyait devoir être Napoléon IV était rentré en Angleterre indemne, ou seulement blessé, aurait-il essayé un coup de main pour se remettre en possession du trône de France ? Sans hésiter, je réponds : oui. Revenant avec la petite auréole acquise au cours de la guerre noire, il eût certainement cru que l’heure était propice d’affirmer ses prétentions ou ses droits. Il était dans l’âge des aventures et il les aimait. Un jour, sur la bruyère de Chislehurst, il m’avait dit : « La politique, c’est un steeple-chase ; si l’on n’est pas décidé à franchir les obstacles, quitte à se casser le cou, il est inutile de partir, car on n’arrivera pas. »

Une autre fois que nous causions dans son cabinet, parce que la pluie nous avait empêchés de sortir, il me parla de Christine de Suède et me dit : « Elle a formulé un axiome qui doit être celui des ambitieux, je l’ai copié » ; et il me montra un papier sur lequel je lus : « La vie est un trafic ; on ne saurait y faire de grands gains sans s’exposer à de grandes pertes. » Ces propos dans sa bouche avaient une signification à laquelle je n’ai pu me méprendre ; mais je conviens que l’on n’en peut tirer que des inductions. Voici qui est plus positif et qui équivaut presque à une certitude : parmi les personnes qui allaient le voir parfois à Camden-Place et qui, comme le dit Lavisse, se faisaient une carrière du bonapartisme, il y avait un Corse nommé Pugliesi-Conti, que j’ai connu plus tard, alors qu’il servait de mentor, de chambellan et, au besoin, de secrétaire au prince Victor, résidant à Heidelberg, afin d’y étudier la langue allemande.

Ce Pugliesi-Conti était assez chétif, maigrelet et petit. Il me raconta qu’étant à Chislehurst le Prince impérial l’avait plaisanté sur sa taille exiguë et lui avait fait endosser un de ses costumes, en lui disant : « Je parie qu’il est trop grand pour vous. » Pugliesi-Conti, en bon courtisan, s’était prêté au travestissement et avait été très fier de démontrer que le vêtement lui allait, comme s’il avait été fait pour lui. Le lendemain le Prince impérial le prit à part et lui dit : « Dès que vous serez rentré à Paris, vous ferez faire un uniforme de général de division à votre mesure et vous me l’apporterez ici, vous-même. Je n’ai pas besoin de vous recommander la discrétion. » Pugliesi-Conti obéit. L’uniforme était, il est peut-être encore à Camden-Place, comme celui de Napoléon III est toujours à Prangins ; l’occasion d’endosser l’un et l’autre ne s’est jamais présentée.

Le Prince impérial, par les journées claires, lorsque le vent d’Est a chassé les brumes, s’en allait seul à Douvres ; il montait sur la falaise, peut-être à l’endroit où le roi Lear expira en baisant les lèvres mortes de sa fille Cordélie, et là, il regardait vers Boulogne que l’on aperçoit dans le lointain, avec les souvenirs de ce camp fameux que l’on quitta en hâte pour marcher vers Austerlitz. Le soir de ces jours-là, à Camden-Place, il était triste, ou plutôt songeur ; on ne lui demandait pas pourquoi, on le devinait. Oui, certes, il eût traversé le détroit, il eût confié à une barque César et sa fortune. Et après ? qui sait si la sagaie des Zoulous ne l’a pas empêché d’être tué par la balle d’un douanier, au moment où il aurait posé le pied sur la terre de France ?

Après la mort du Prince impérial, le parti bonapartiste, qui avait encore, par les souvenirs et par les espérances, de fortes racines dans le pays, s’affaiblit rapidement et se décomposa. Ce qui en subsistait ne tarda pas à se diviser et donna un lamentable spectacle. Sur le radeau de l’Empire, les naufragés s’entre-dévorèrent. Le prince Napoléon et le prince Victor, le père et le fils, se dressèrent l’un contre l’autre, chacun d’eux prétendant être le seul vrai fabricant de gloire et de prospérité. Ils ne se ménageaient pas et se dirent leurs vérités ; la litanie fut longue ; parfois je l’ai entendue et j’en ai été écœuré. Chacun tirait à soi le manteau impérial ; ils l’ont si bien tiré qu’ils l’ont déchiré et qu’à l’heure où j’écris ce n’est plus qu’une loque. Le raccommodera-t-on ; y fera-t-on une reprise perdue, qui permettra de le porter encore ? Quoique rien ne me paraisse impossible en France, j’en doute.

Une nation n’a pas vécu pendant quinze siècles sous le pouvoir monarchique sans être pénétrée, par tradition, par le seul fait des lois de l’atavisme, d’un certain nombre d’idées qui résultent de ses mœurs. Or on penche toujours du côté de ses mœurs et, dans quelque forme politique que vive un peuple, ce sont les habitudes qui l’emportent et le ramènent à ses anciens usages. Sous le gouvernement républicain le plus accentué, le mieux accepté, ce que la France cherche, ce qu’elle demande, c’est un homme ; que ce soit Mirabeau, Robespierre, Lafayette, Lamartine ou d’autres plus récents, il lui faut un fétiche qu’elle charge de toutes ses espérances et qu’elle renverse parce qu’il ne les a pas réalisées.

Si les idoles acclamées — Napoléon Ier, Louis-Philippe, Napoléon III — modifient le pacte social et l’absorbent dans le pouvoir qu’ils usurpent, la France applaudit, quitte à siffler un peu plus tard. Depuis que je suis au monde, et ce n’est pas d’hier, j’ai toujours vu le pays frappé d’engouement pour un personnage quelconque, qui a rarement fait belle figure dans l’histoire. Si je citais les noms qui faisaient battre les cœurs, depuis celui d’Audry de Puyravault[265] jusqu’à celui du général Boulanger, on me rirait au nez et l’on ne me croirait pas.

On peut dire avec certitude que, vers 1880, la France était partagée en deux partis de forces inégales, d’aspirations profondes, qui tous deux cherchaient la victoire et se croyaient sûrs de vaincre. Ces deux partis étaient, il est vrai, subdivisés en fractions nombreuses, où l’intérêt personnel avait plus d’énergie que de convictions, mais néanmoins ils représentaient les deux camps hostiles qui se disputaient la direction de la politique générale. Le groupe des conservateurs voulait la monarchie, ou quelque chose d’approchant, avec ses conséquences ; le groupe des républicains voulait la république, avec les réformes qu’elle peut comporter. Entre les deux, somnolait la masse indécise et molle des indifférents prêts à se rallier à celui qui deviendrait le maître. Chacun de ces groupes avait adopté un homme, auquel il réservait le pouvoir, sinon la dictature, et il faut reconnaître, cette fois, que ces hommes avaient une valeur propre et un passé qui paraissait un gage d’avenir.

Jules Grévy ayant été élu président de la République pour sept ans, le 30 janvier 1879, on devait pourvoir à son remplacement le 30 janvier 1886. Les deux candidats réservés par le parti conservateur et par le parti républicain étaient le général Chanzy et Gambetta. L’un et l’autre symbolisaient nettement les idées que chacune des fractions de l’opinion voulait faire prévaloir. Ce n’était un mystère pour personne qu’à l’heure de l’élection présidentielle la lutte aurait lieu entre le dictateur qui avait organisé la résistance en province et le général dont l’habile ténacité avait sauvé l’honneur de nos armes. Tous deux avaient des partisans convaincus, très ardents pour Chanzy, fanatiques pour Gambetta, et décidés à triompher au jour du scrutin. Cette victoire, on l’escomptait d’avance, et, quoique l’héritage de Jules Grévy ne dût être ouvert que dans quelques années, on en parlait déjà, ainsi que d’un fait accompli. Cette fois encore, comme toujours, on avait oublié que le dramaturge par excellence, la mort, intervient au moment où l’on y pense le moins et renverse toute combinaison par un dénouement dont le monde reste effaré.

Gambetta avait acheté à Ville-d’Avray « les Jardies », petite propriété où Balzac avait jadis fait tant de rêves de fortune et tant de beaux romans. C’était fort modeste, presque pauvret, quelque chose comme la maison d’un maraîcher enrichi. Gambetta s’y réfugiait volontiers et, au courant du mois de décembre 1882, pendant les vacances du Corps législatif, il y était installé avec une dame Léonie Léon, qui était sa maîtresse.

Sur les causes qui ont amené la mort de Gambetta, une légende est faite, qu’il sera impossible de détruire, quoiqu’elle soit fausse. On dit que, pendant une discussion, Léonie Léon s’arma d’un revolver et tira sur Gambetta, qui eut la main traversée en voulant détourner le coup dont il était menacé. Selon une autre version, Gambetta se serait involontairement blessé lui-même, en essayant de désarmer sa maîtresse, qui, dans un accès de désespoir et de jalousie, voulait se tuer. La vérité est tout autre. Gambetta, lourd, épais, déjà envahi par les matières adipeuses, était fort maladroit ; en voulant enlever le barillet d’un revolver chargé, il le fit partir ; la balle, de très petit calibre, lui perça le métacarpe de part en part. Ceci est beaucoup trop simple pour obtenir créance dans l’esprit des foules, qui, à défaut du merveilleux dont elles sont éprises, n’admettent jamais que l’extraordinaire.

La blessure était plus douloureuse que grave, mais elle frappait un homme que plus d’une maladie avait visité. Sans rappeler une affection qui était un souvenir de la vie de bohème menée aux jours de la jeunesse, il était diabétique et souffrait d’étouffements, indice d’un cœur en mauvais état. Il n’est pas mort de sa blessure, comme on l’a dit : il est mort d’une inflammation localisée de l’intestin, que des soins intelligents eussent probablement évitée[266].

Je savais Gambetta malade, mais on le traitait déjà un peu comme un souverain, et les journaux, obéissant à un mot d’ordre, ne publiaient que des bulletins plus rassurants que la vérité ne l’eût exigé. Je fus donc surpris, en ouvrant mon journal, au matin du 1er janvier 1883, de lire que Gambetta était mort la veille, à minuit moins cinq minutes. J’ai noté immédiatement mon impression et je la transcris telle quelle :

« Gambetta vient de mourir ; j’en suis tout troublé, car l’événement est considérable. Son départ inopiné, en pleine force, âgé de quarante-quatre ans à peine, va lui assurer dans l’histoire une place que l’exercice du pouvoir ne lui eût pas conquise. Les échecs parlementaires de l’homme n’avaient rien enlevé d’essentiel à sa popularité. Les journaux intransigeants de Paris l’avaient combattu à outrance et vilipendé sans vergogne ; cela avait produit quelque effet sur les électeurs de Belleville, de la Villette, de Ménilmontant, mais n’avait affaibli en rien son prestige dans la province, pour laquelle il symbolisait l’idée républicaine. Malgré l’opposition qui lui eût été faite et les brigues dont il eût été enveloppé, il eût très probablement succédé à Grévy et aurait fait, autant que possible, du gouvernement personnel. Il était de tempérament autoritaire, plus retentissant que profond ; sa turbulence se serait atténuée et, à l’instar de M. Thiers, il eût accaparé le pouvoir et se fût défendu contre les revendications parlementaires.

« Sa mort ouvre une succession, la succession d’Alexandre : au plus digne ! Tout le monde y prétendra, et les partis qui divisent notre pays se fractionneront encore. Les jacobins ambitieux qui vont tenter de prendre sa place et jouer son personnage, Brisson, Clemenceau, Floquet, sont incapables, presque inconnus en France et sans action sérieuse sur l’opinion publique. Gambetta n’eût peut-être rien fondé, — ce n’était pas un créateur, car il n’avait point d’idées propres et allait toujours chercher ses inspirations dans l’histoire ou dans la légende de la Révolution française, — mais c’était un obstacle redoutable, aussi bien contre les conservateurs qui rêvent une restauration monarchique que contre les énergumènes qui aspirent au retour de la Commune. À ce double point de vue, sa mort constitue un danger de plus dans une situation déjà pleine de périls. S’il fût devenu le chef de l’État, ce qui était son rêve, eût-il relevé la France de l’affaissement auquel, plus que nul autre, il a contribué ? On en peut douter, il était trop incomplet ; il avait des instincts, plutôt que des facultés, et, comme il ne doutait pas de lui, il n’imaginait pas qu’il pût jamais se tromper ; nature de tribun, apte à renverser, incapable de construire, chef habile de coalition, chef médiocre de gouvernement, un peu gobe-mouches, malgré sa finesse, ne s’entourant que d’inférieurs, redoutant la contradiction, il se fût, je crois, rapidement usé au pouvoir ; il avait des haines et y obéissait, ce qui prouve qu’il n’était point un homme d’État. On lui a prêté un mot qui le peindrait ; il aurait dit : « Je ne pense que lorsque je parle. »

« Sous la présidence du maréchal Mac-Mahon, sous celle de Jules Grévy, Gambetta gouverna positivement la France ; son action fut d’autant plus prépondérante qu’elle était occulte et s’exerçait par des fonctionnaires qui lui étaient inféodés. C’est ce que Grévy comprit et déjoua avec son esprit de paysan matois ; il le contraignit à devenir président du Conseil des ministres. De ce jour, Gambetta fut compromis, il mécontenta le Corps législatif, qu’il menait trop vertement, et inquiéta l’opinion publique, qui, à tort ou à raison, lui prêtait des intentions belliqueuses. Il donna sa démission et sortit diminué du pouvoir qu’il avait exercé avec maladresse. Sa mort ne résout aucun problème et en crée de nouveaux. Il ne m’inspirait aucune confiance, et cependant je crains que nous n’ayons à regretter qu’il ait si tôt disparu. » On transporta le corps de Ville-d’Avray au Palais-Bourbon et, le 6 janvier 1883, au jour des Rois, on lui fit de magnifiques funérailles. Appuyé contre un des candélabres de la place de la Concorde, j’ai vu passer le char funèbre et les longues théories officielles qui l’accompagnaient. Voici la note que j’ai prise en rentrant chez moi :

« Je viens d’assister aux obsèques de Gambetta, j’ai regardé défiler le cortège, énorme fantaisie de carnaval macabre, qui a laissé la population froide et parfois même l’a rendue gouailleuse. On admirait les piqueurs à cheval de l’administration des pompes funèbres, les immenses couronnes enrubannées, les bannières des corporations ; on applaudissait les sauveteurs, l’École polytechnique ; quand une fanfare jouait des airs lugubres, on criait : bis ! Du défunt, pas un mot ; on était là à un spectacle et l’on tâchait de s’y amuser. L’effort accompli pour donner quelque chose de grandiose à ces funérailles, d’où toute manifestation religieuse avait été exclue, n’a pas été heureux. Derrière l’énorme catafalque, qui était théâtralement beau, on avait réuni tous les corps d’État, toutes les députations, et la magistrature, et l’Institut, et l’armée, et les écoles, et tout ce que l’on avait pu grouper sous une dénomination distincte ; on a enterré ce vaincu comme s’il eût été victorieux, comme Berlin n’enterrera ni Moltke ni Bismarck. On a dépassé le but, et bien des gens ont ri de cette marche triomphale, sans dignité. C’est Gambetta que l’on emportait à sa demeure dernière ; c’eût été le bœuf gras faisant sa promenade traditionnelle, il n’y aurait ni plus de monde, ni moins de recueillement. C’était bien le convoi d’une idole, mais rien que d’une idole qui avait de l’argile aux pieds et peut-être à la tête. La chapelle est vide ; qui va-t-on hisser sur le piédestal des adorations ? Le vers d’Alfred de Musset ne me sort point de l’esprit ; je le répète : c’est comme une obsession :

Qui ne nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

Je n’ai rien changé à ce que j’ai écrit alors, sous le coup même de l’événement. Ceux qui ont tenté de remplacer Gambetta et d’exercer l’autorité que la mort lui a ravie rappellent ces huit maréchaux de France, créés après le coup de canon de Salzbach, que l’on avait surnommés la monnaie de M. de Turenne et qui partout étaient battus.

À l’heure même où Gambetta s’en alla vers les destinées d’outre-tombe, les fractions qui composaient le parti conservateur s’émurent, car la politique est implacable, la mort n’en suspend pas les combinaisons ; au contraire, elle les accroît, avive l’ambition et surexcite les espérances. Bien vite, on supputa les chances et on conclut que seul le général Chanzy pouvait dorénavant succéder à Jules Grévy. N’aurait-il pas pour lui les hommes d’ordre, plus nombreux que l’on ne croit, — c’est la phrase consacrée, — et les impérialistes qui ne savaient plus à qui porter leurs hommages, et les légitimistes déçus dans leurs efforts, et les orléanistes fatigués d’attendre une manifestation qui jamais ne se produisait, et les républicains modérés qui voulaient quelque stabilité dans le gouvernement, et les patriotes qui se souviendraient de l’armée de la Loire ? Donc l’élection est assurée, ce n’était qu’une affaire de patience ; on n’avait plus qu’à attendre le terme fixé par la loi, à moins que l’on ne fît naître une occasion de le devancer. Le candidat favori ayant disparu, rien ne pouvait faire obstacle à ce jeune général que la France attendait pour se donner à lui.

La veille des funérailles de Gambetta, c’est-à-dire le 5 janvier 1883, le général Chanzy fut trouvé mort dans son lit, déjà froid, la bouche souriante, comme s’il eût été frappé au cours d’un rêve heureux. Une gouttelette de sang aux narines indiquait une hémorragie cérébrale, qui résultait probablement de la rupture de l’artère basilaire. À cinq jours de distance, les deux rivaux de l’avenir se suivaient sur la route qui mène au pays d’où l’on ne revient jamais, emportant avec eux toutes les espérances qu’ils avaient suscitées. Jamais coup double de la destinée ne fut plus brutal.

Ici encore, je copierai la note que j’ai écrite, sous la première impression de la stupeur et du chagrin :

« Décidément, Dieu ne protège plus la France. La nuit dernière, le général Chanzy est mort subitement, à Châlons-sur-Marne, où il commandait le sixième corps d’armée. C’était quelqu’un. Le Prince royal de Prusse m’a dit : « Vous n’avez eu qu’un homme de guerre : Chanzy. » En effet, il avait tenu tête aux Allemands et, malgré l’infériorité du nombre, il avait souvent dérouté le prince Frédéric-Charles. Ancien gouverneur de l’Algérie, ancien ambassadeur à Pétersbourg, il avait tout ce qu’il faut pour « être », et il eût été. Il était ambitieux et rêvait la présidence de la République, sinon plus. Il était très fin, habile à débrouiller la pensée d’autrui et à cacher la sienne ; sa loyauté, qui était irréprochable, ne l’empêchait pas d’étudier avec soin la route sur laquelle il devait mettre le pied et de n’y marcher qu’avec prudence. C’était un homme d’action et il ne tenait les hommes de parole qu’en médiocre estime. Il méprisait Gambetta, Grévy, Ferry, Clemenceau et tous les avocats du byzantinisme politique ; il se croyait appelé à les faire taire, à consolider la France, à maintenir la paix, tout en se préparant aux éventualités qu’il prévoyait ; il était persuadé que l’avenir lui réservait un grand rôle, et il n’avait pas tort.

« Gouverneur de l’Algérie, luttant d’astuce avec les hommes de grande tente, matant le parti démocratique, qui n’est là que le rebut du parti démagogique français, triturant la grande diplomatie à Pétersbourg, il avait acquis une souplesse, une rapidité d’évolutions, une habileté de conduite qui, plus tard, eussent été d’un grand secours au pays. Il aimait l’armée, s’en occupait, la défendait contre les innovations périlleuses et lui inspirait une confiance qui eût peut-être été mise à l’épreuve, car, en cas de guerre, c’est à lui que l’on devait remettre la direction des opérations militaires.

« J’ai connu Chanzy, j’avais une vive affection et un respect sincère pour lui. Il avait la passion de la France et n’eût rien négligé pour lui rendre un rang convenable en Europe. Il y avait tâché en Russie, où il avait été apprécié et où il avait laissé d’excellents souvenirs. Bien souvent, le vieux prince Gortschakoff m’en a parlé avec éloges. Les conservateurs, c’est-à-dire les ennemis de la République, et les libéraux modérés ont, plus d’une fois, pensé à lui, avec la secrète espérance de le voir dessiner son personnage. Il restait volontairement dans l’ombre et attendait que le péril fût imminent pour se présenter et dire : « Me voilà ! » Je le crois, du moins, car jamais il ne m’a fait de confidence à cet égard. Un jour cependant que nous causions avec intimité, il m’a dit : « Dans l’état actuel des choses, nulle ambition ne peut m’être interdite. »

« Au-dedans et au-dehors, il eût été utile. Au milieu des cartes biseautées avec lesquelles on joue le sort de la France, il était un atout sincère, qui pouvait gagner la partie. Les dieux ne l’ont pas voulu. Il n’avait pas soixante ans ; il était solide, actif, blond, de visage agréable, avec l’accent un peu traînant et une certaine lenteur d’élocution. Les Allemands le respectaient, je le sais ; ils désiraient le voir président de la République ; ils disaient : « Avec lui, nous sommes certains d’avoir la paix, car il connaît bien les questions militaires » ; parole cruelle, mais justifiée par la différence d’organisation, d’esprit et de discipline des deux peuples. La mort de Gambetta est un malheur, celle de Chanzy est un désastre. »

Que de fois, depuis que ces lignes ont été écrites, ai-je entendu des hommes considérables dans la politique, dans les lettres, dans l’administration, dans l’armée, dire : « Ah ! si ce pauvre Chanzy était encore là ! » Il n’y est plus, bonnes gens, et jusqu’à présent personne ne l’a remplacé. On lui a dressé une statue en son pays natal, à Buzancy, dans le département des Ardennes, non loin de la frontière où les armées ont combattu. Il avait l’âme bien pondérée ; même victorieux, il n’eût point été conquérant. Un jour que nous allions ensemble de Châlons à Nancy, seuls dans le coupé d’un wagon, et que nous parlions d’une guerre de revanche possible, je lui dis : « En admettant que vous soyez vainqueur, reprendriez-vous les frontières du Rhin ? » Très rapidement, comme un homme qui a étudié un problème et qui l’a résolu, il me répondit : « Jamais ; nous ne reprendrons que ce que la France a perdu en 1870 ; sans cela, ce serait toujours à recommencer. Si nous écrasons l’ennemi, s’il est à notre merci, comme nous avons été à la sienne, nous lui enlèverons la Prusse rhénane et le Palatinat bavarois, pour en faire deux principautés indépendantes et neutralisées, qui serviront de tampon entre l’Allemagne et nous. » Puis, il ajouta avec une certaine mélancolie : « Voyez-vous, quand on fait la guerre, on sait que c’est ce qu’il y a de plus abominable au monde et on efface d’un traité tout ce qui pourrait la faire naître encore. »

Récemment (14 juillet 1888) on a inauguré en grande pompe, et avec toute sorte de discours, le trophée que l’on a élevé à la mémoire, à la glorification de Gambetta ; en bonne justice, on aurait dû se contenter de la statue dressée à Cahors, sa ville natale, là même où son père tenait boutique d’épicerie, ce qui n’a rien de déshonorant et prouve que l’ère des castes est à jamais close en notre pays ; mais on a fait mieux, et c’est à Paris, au centre même de la capitale de la France, en face de l’emplacement où s’étendait le palais des Tuileries, brûlé par la Commune, que s’étale le monument qui fait revivre le tribun avec sa forte carrure, sa puissante expression et son geste vulgaire.

Méritait-il cette apothéose ? Je ne me sens pas le courage de discuter cette question. A-t-il cru à son génie ; a-t-il cru à la France ; a-t-il voulu sauver son pays ; a-t-il voulu sauver la forme de gouvernement qui lui était chère ? Je ne sais ; le savait-il lui-même ? Quel a été son vrai mobile : patriotisme, ambition ? Tous les deux sans doute ; une victoire lui assurait la puissance ; une victoire délivrait la patrie. Pour lui peut-être, pour elle à coup sûr, il en eût exigé un sacrifice poussé jusqu’à l’holocauste. N’a-t-il été, comme on l’a dit, qu’un imitateur de Danton et a-t-il imposé l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, pour se modeler sur les ancêtres de 1792 ? Qu’importe ? il n’a pas désespéré de la France ; cela seul l’absout de ses fautes et mérite le renom qui lui survit. Vercingétorix n’a pas contraint César à reculer, il n’en reste pas moins immortel.


CONCLUSION



ICI j’arrêterai ces souvenirs qui ne sont peut-être que des bavardages. À quoi bon continuer ? les grands acteurs sont morts, je n’ai point de goût à parler des doublures et des comparses. Les faits qui se produisent n’ont plus d’intérêt pour moi, je m’en suis détaché, je les trouve insignifiants et parfois comiques. Le prince Napoléon publie un manifeste, ce qui est le droit de tout citoyen ; on l’arrête, on le met en prison, on l’interroge, on le relâche et l’on profite de cet incident pour retirer leurs grades aux princes d’Orléans qui servaient — et servaient bien — dans l’armée française. Le comte de Paris marie sa fille ; l’occasion paraît bonne d’expulser les prétendus prétendants et l’on pousse dehors le prince Napoléon, le prince Victor, le comte de Paris et ses fils. Le duc d’Aumale écrit, à ce sujet, une lettre aigrelette au président Grévy, qui, par décret, envoie l’Altesse Royale hors des frontières. Iniquité, ridicule, couardise ; cela ne vaut vraiment pas la peine que l’on s’y arrête.

Le président Grévy ne voyageait pas, le président Carnot voyage ; les journaux allemands insultent la France ; les journaux français insultent l’Allemagne ; aboiement de dogues qui empêchent les honnêtes gens de dormir, rien de plus. Rendre justice à ses ennemis est un devoir, j’ajouterai que c’est une habileté. Traiter Bismarck d’imbécile, comme nous l’avons fait quelquefois, c’est se reconnaître plus bête que lui, puisqu’il nous a vaincus. L’Europe est un camp armé où personne ne se soucie de faire la guerre, pas même Crispi le polygame, qui décamperait prestement à la première arquebusade.

Les ministres par lesquels la France a le déplaisir d’être gouvernée ressemblent à des collégiens qui jouent à saute-mouton ; ils passent les uns par-dessus les autres avec tant de rapidité et si fréquemment que je n’ai le temps ni de regarder leur visage, ni de demander comment ils s’appellent. N’attendez pas que je les nomme, ce serait dresser la liste des inconnus. Le spectacle n’est pas fait pour rassurer les cœurs, il est attristant. L’heure est mauvaise, elle est ce que les saint-simoniens appelaient une époque critique, période pénible qui s’est souvent présentée dans notre histoire ; on semble être dans un brouillard mal propice aux découvertes ; on cherche et l’on ne trouve pas. Pour échapper aux angoisses du moment — qui ne sera qu’un moment — et que je traverse aux heures de la vieillesse, d’où naît une incurable lassitude, je n’ai eu qu’un remède ; je l’indique et je le recommande, car il est souverain : c’est le travail. Je veux que la mort me surprenne au milieu de ma besogne. En parlant ainsi, je ne fais que traduire Ovide :

Cum moriar, medium solvar et inter opus…

Grâce au labeur constant dont j’ai occupé ma vie, j’ai pu m’isoler des choses éphémères, ne point participer aux médiocrités de la politique et rester insensible à ces crises ministérielles qui, disait-on, devaient entraîner la ruine générale et auxquelles on ne pensait plus le lendemain. Les nations ont la vie dure, la France plus que nulle autre. Elle n’est morte ni de Malplaquet, ni de Waterloo, ni de Sedan ; elle ne s’est pas suicidée pendant la Ligue, ni pendant la Terreur, ni pendant la Commune. Elle a de la vitalité, la bonne mère, et ce serait folie de la croire perdue, parce qu’elle divague de temps en temps. Les astres sont parfois obscurcis, ce n’est qu’une éclipse ; leur éclat n’en brillera pas moins à l’horizon. C’est aux enfants à relever l’héritage que les pères ont laissé péricliter. La génération qui grandit à cette heure réparera les fautes de la nôtre ; elle sera plus forte et moins rêveuse ; moins rêveuse surtout, je le lui souhaite. Ce que j’en sais me rassure ; elle est pleine de bon vouloir et cherche un pôle ; le jour où elle rencontrera la direction qui lui fait encore défaut, elle ne restera ni languissante, ni stérile ; j’ai confiance.

Les enfants qui naissent aujourd’hui seront des hommes lorsque ce livre tombera peut-être entre leurs mains. Si je pouvais leur parler avec l’espoir d’être écouté, je leur dirais : Étudiez l’histoire des autres nations, afin d’apprendre à être modestes. Quelles que soient vos douleurs patriotiques, ne haïssez jamais ; la haine est mauvaise conseillère, la colère engendre les vanités et les vanités sont dangereuses ; évoquez en vous l’esprit de justice et, tout en souffrant du mal que les autres vous font, souvenez-vous de celui que nous leur avons fait. La vie est, comme le chemin d’Hercule, peuplée de monstres ; la massue qui seule les tuera, c’est le travail. Nul peuple n’est le premier peuple du monde, sachez-le bien, mais tout peuple a sa vertu particulière, d’où peut jaillir sa grandeur.

Les hommes de mon âge ont été, en pleine virilité, frappés d’un coup qui n’a pas été mortel, mais peu s’en est fallu. En 1870 la défaite de la France nous jetant bas du haut de nos illusions, en 1871 la Commune nous prouvant, malgré nos croyances à l’adoucissement des mœurs et au progrès humain, que l’animalité des premiers jours de la création n’était qu’endormie et se réveillait au choc des événements ; cet effondrement du pays, cet accès de barbarie primitive ont tué quelque chose en nous qui jamais n’a ressuscité. Dans notre existence, une barrière s’est dressée que nous n’avons plus franchie. Le passé s’est clos sur nous et nous a enveloppés ; nous y sommes demeurés sans goût pour le présent, sans sécurité pour l’avenir. Comme des officiers que l’on met trop tôt à la retraite, nous sommes restés découragés, nous ne nous sommes plus mêlés à l’action et nous n’avons été que des spectateurs. À qui le tour ? Le nôtre n’est plus.

Ce que nous avons regardé n’était point pour nous plaire ; car, en somme, nous n’avons vu que des compétitions politiques, souvent surprenantes par l’infériorité de ceux qui les mettaient en œuvre. Je ne clignerais pas des yeux pour être maire de mon village ou empereur d’Occident ; aussi je n’ai jamais compris l’attrait que le pouvoir exerce sur certaines âmes et qui les pousse à des vilenies que nul galant homme n’accepterait dans la vie privée. Après la mort de l’Empereur, le prince Napoléon veut se substituer au Prince impérial ; le prince Victor se déclare prétendant contre le prince Napoléon, qui est son père ; le comte de Paris acceptait volontiers la couronne au détriment du comte de Chambord, et le duc d’Aumale est tout prêt à saisir le pouvoir au préjudice du comte de Paris ; à Berlin, le vieux Guillaume éloignait systématiquement des affaires son fils Frédéric. Partout jalousie, discorde, brigues, conspirations de famille, ouverture de succession du vivant même du propriétaire légitime. Et tout cela pourquoi ? Pour périr, pour être chassé comme un malfaiteur, pour végéter en exil, pour être mis dehors par les épaules et traîner des jours obscurs, faits de jactance et de regrets.

Le vieux monde ne veut pas se résigner à mourir ; le monde nouveau n’a pas encore trouvé son mode de vivre ; entre les représentants du système d’autrefois et les représentants du système de l’avenir, la lutte est sans merci. Quelles hécatombes ! Comptons les victimes, toutes frappées parce qu’elles ont exercé le pouvoir, parce qu’elles ont voulu s’en emparer, parce qu’elles avaient des droits ou des prétentions qui les en rapprochaient. L’année prochaine, la France va célébrer le centenaire de 1789. Quelle aurore ! Jamais plus belle espérance n’a fait tressaillir le cœur des hommes. L’humanité est femme, la vieille malédiction de la Genèse pèse sur elle : « Tu n’enfanteras que dans la douleur. » Trois familles, les Bourbons, les Bonaparte, les Orléans, se sont assises dans la salle du Trône, au palais des Tuileries, depuis que la nuit du 4 Août a vu l’abolition des privilèges qui consommait la Révolution et assurait le règne de ce que l’on appelle les idées modernes. Voyons ce que sont devenus les aînés et les cadets de ces races souveraines.

Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame Élisabeth guillotinés ; Louis XVII mort en prison, réduit à l’imbécillité ; le duc d’Enghien fusillé ; Louis XVIII rentré à Paris, après vingt-deux ans de proscription, chassé, revenu de nouveau, mort dans sa maison, sous la pourpre, le seul depuis 1774, depuis Louis XV ; le duc de Berry assassiné ; le duc de Bourbon[267] suicidé ; Charles X et le comte de Chambord décédés en exil ; Philippe d’Orléans-Égalité exécuté ; Louis-Philippe mort en Angleterre ; le duc d’Orléans tué sur la route de la Révolte dans un accident de voiture ; le comte de Paris et son fils bannis de France ; Napoléon Ier agonise à Sainte-Hélène ; ses frères Joseph, Louis, Jérôme, que l’on avait déguisés en monarques, n’ont que le temps de s’évader des capitales de leurs royaumes improvisés ; Murat veut reprendre le sien et est passé par les armes, comme un voleur pris en flagrant délit ; le duc de Reichstadt, qui avait été le roi de Rome, est enlevé, dès l’âge de vingt et un ans, par la phtisie ou tout autre mal ; Napoléon III meurt en exil ; le Prince impérial est tué en Zoulouland ; le prince Napoléon vit en Suisse ; le prince Victor s’est réfugié en Belgique. Ce sont là les représentants des familles souveraines arguant des droits de la naissance ou de l’appel au peuple et s’appuyant sur la grâce de Dieu. J’ai passé sous silence les attentats dont ils ont été l’objet ; c’est miracle que Napoléon Ier, Louis-Philippe et Napoléon III y aient échappé.

Les chefs de république, ceux qui ont gouverné l’État, présidé les assemblées, qui n’exerçaient qu’un mandat renouvelable, ne sont pas plus favorisés des dieux ; aucun d’eux ne se prolonge ; tous tombent pour ne se point relever. Pendant la période révolutionnaire, les hommes dont le niveau dépasse celui de la foule périssent sur l’échafaud, depuis l’éloquent Barnave jusqu’à l’incorruptible Robespierre. S’il en est qui échappent au supplice, c’est qu’ils meurent à la peine, sans avoir réussi à se faire comprendre, comme Mirabeau, ou qu’ils se tuent de désespoir, comme Pétion, comme Roland et Condorcet, ou qu’ils sont assassinés, puis déifiés, puis jetés à la voirie, comme Marat, à moins qu’ils ne finissent pas se renier eux-mêmes et échanger leur carmagnole contre la livrée impériale. Le héros de la révolution de 1830, Lafayette, meurt ridicule et bafoué ; les membres du Gouvernement provisoire de 1848 sombrent dans l’histoire qui se referme sur eux. Ledru-Rollin est obligé de fuir. Lamartine s’éteint misérable et déconsidéré ; seul le général Cavaignac garde bon renom, mais il a sauvé la France en juin 1848 et elle le récompense en lui signifiant son congé. Les hommes du Gouvernement de la Défense nationale se sont effondrés ; Thiers a été remercié comme un fondé de pouvoirs dont l’on se méfie ; le maréchal Mac-Mahon s’est retiré, pour ne point s’associer à des actes que blâmait sa loyauté ; Jules Grévy s’en est allé, tout couvert d’éclaboussures. C’est grotesque et c’est sinistre. Quels sujets de drames pour les Shakespeare de l’avenir !

Dans ces récits, ai-je été parfois trop amer et souvent trop ironique ? Que le lecteur me le pardonne, qu’il se souvienne que j’écris sous la dictée de mes impressions et qu’il évoque avec moi les événements dont j’ai été le témoin. J’ai vu la Restauration nous conduire aux journées de juillet 1830, la royauté de Louis-Philippe nous échouer en février 1848, le Second Empire nous faire égorger à Sedan ; j’ai vu la Seconde République nous exposer à l’insurrection de Juin, j’ai vu le Gouvernement de la Défense nationale ne rien défendre, entraîner la France vers la ruine et nous livrer à la Commune. Pour un homme qui a passionnément et silencieusement aimé son pays, il n’y a pas lieu d’être satisfait, et je ne le suis pas. Ceux qui me liront trouveront les faits accomplis et n’en auront point la responsabilité : nous, nous les avons vus s’accomplir et nous en avons subi la douleur dont aucun détail ne nous a été épargné. Au temps de mon enfance, j’ai vu de vieux hommes qui ne pouvaient sans pleurer parler de Waterloo ; je ne puis, à l’heure qu’il est, penser à Sedan et à ce qui s’en est suivi sans me sentir étouffé. Que ceci serve d’excuse à ce que mes appréciations ont de trop aigu. Je n’ai pas l’âme d’un Peau Rouge et je n’ai pu chanter lorsque j’étais attaché au poteau du supplice.

On a dit que la Révolution française était une explosion qui avait éclairé le monde et fait sauter la France. Ce n’est qu’une boutade. La France est en avant des autres nations européennes de trente ou quarante ans, pas plus. C’est un pionnier ; elle défriche. Le sentier qu’elle trace à travers la forêt des préjugés, des illusions, des revendications, des théories, a bien des fondrières ; elle y tombe, mais elle se relève et continue son œuvre. Elle touchera au but qu’elle a visé ; derrière elle, les peuples s’engageront avec confiance sur cette route où déjà ils ont fait les premiers pas et, une fois de plus, avec gratitude, — avec jalousie peut-être, — ils reconnaîtront que c’est elle, la grande calomniée d’aujourd’hui, qui tient le flambeau et court en avant, pour le plus grand bien de tous, quitte à s’égarer quelquefois.

La monarchie, telle que l’a voulue la France monarchique, s’est-elle donc faite en un jour ? Il a fallu les horreurs de la guerre de Cent Ans, des rois prisonniers, des rois fous, des guerres civiles greffées sur la guerre étrangère, il a fallu le miracle de la « bonne Lorraine » pour que Charles VII fût roi, pour que, le premier de tous ceux qui ont porté la couronne, il eût une armée permanente et, par conséquent, un budget permanent, c’est-à-dire les instruments essentiels de la souveraineté. Et depuis lui jusqu’à Louis XIV, qui fut le premier roi de France au sens précis, au sens rêvé du mot, que de luttes, que d’insurrections, que de massacres, que de misères, que de ruines ; et combien de fois l’on a cru périr, pour se redresser plus vigoureux, plus alerte, plus hardi ! Si la monarchie a eu tant de peine à se constituer, à bâtir son édifice sur un terrain qui lui était favorable, il serait injuste d’exiger de la démocratie qu’elle s’improvisât et entrât d’un seul élan dans la perfection. Un siècle, qu’est-ce que cela dans la vie d’une nation !

Ceux qui parlent du bon temps d’autrefois — qu’ils n’ont pas connu — sont des niais ; leurs récriminations me rappellent les rabâchages du vieux Nestor. Dieu me garde de les imiter ! Certes, j’ai été jeune et, comme d’autres, j’ai regretté les heures de ma primevère ; mais, entre ce regret égoïste et le regret général des choses disparues, il y a un abîme. Désespérer de mon pays parce qu’il me fait traverser une période qui me déplaît serait une absurdité dont ma raison s’indignerait. Je constate en lui une puissance de vivre que j’admire et, dans ses excès même, je reconnais une énergie qui me rassure. Par l’histoire, je suis contemporain de toutes les époques et je n’ignore pas les phases par où nous avons passé : il en fut de meilleures, je le sais, mais combien ont été pires, plus basses, humiliantes ou forcenées !

Tout concourt à nous troubler et, dans le mouvement des idées dont le choc est perpétuel, il y a, lorsque l’on a dépassé un certain âge, un effet d’ahurissement analogue à celui que jadis nous a produit notre premier voyage en chemin de fer. Nous étions accoutumés à plus de calme, à plus de lenteur, je dirai le mot : à plus de silence. Le bruit qui se fait à la tribune, dans la rue, dans les journaux, nous étourdit. Défaut d’habitude ; nos enfants y seront accoutumés dès le berceau.

Le tumulte est énorme, j’en conviens, et blesse les oreilles délicates. Chacun s’y associe et cherche à crier plus fort que son voisin. Il n’est pas jusqu’à la science et à l’industrie qui n’y participent et n’impriment à toute chose une rapidité énervante. Une invention n’a pas été expérimentée qu’elle est remplacée par une autre. Sans le savoir, elles apportent leur contingent d’efforts à la solution du problème moderne. La création de l’imprimerie a plus fait pour la Réforme que les prêches de Luther et que l’épée de l’électeur de Saxe. La vapeur, l’électricité et les prodiges qu’elles accomplissent sont des facteurs d’une incomparable puissance pour la diffusion des idées, la transformation du travail et l’accroissement de la richesse. La découverte des masses de métaux précieux qui ont été répandus sur le monde, sous forme de monnaies, a bouleversé les lois économiques qui régissaient jadis les intérêts des peuples et des individus. Tout est si récent, si insolite, que l’on est en pleine confusion. C’est le chaos ; patience ; le Fiat lux sera prononcé.

En voyant l’évolution extraordinaire qui s’accomplit et dont nous sommes les moteurs, on crie : « C’est la fin du monde. » Non ; c’est la fin d’un monde ; ce qui n’est pas la même chose. On nous raille, je ne l’ignore pas ; mais peut-être, sans chercher longtemps, trouverait-on plus d’inquiétude que de gaieté dans les facéties dont nous sommes l’objet. En apprenant les réjouissances trop bruyantes de Paris, à la veille de l’ouverture de l’Exposition universelle de 1878, Bismarck a dit : « Peste ! la France a l’agonie folâtre. » Laissez-le dire ; il en a dit bien d’autres et de plus vraies, en ses heures de sincérité, ne serait-ce que celle-ci : « Je ne comprends pas que deux souverains puissent se rencontrer sans rire de ce qu’on les respecte encore et sans trembler de ce qu’on les respecte si peu. »

Est-ce demain que s’apaisera le tourbillon dont nous sommes enveloppés et que nous prenons trop volontiers pour une tempête ? Je ne le crois pas ; j’ai peur que la France ne soit pas au bout de ses infortunes et que bien des convulsions ne l’agitent encore. L’esprit de l’homme a des volcans qui ne dorment pas toujours et qui ont des éruptions terribles. Il a fallu la guerre de Trente Ans pour assurer la liberté de conscience ; peut-être faudra-t-il bien des luttes pour que la France démocratique — qui est, sans contredit possible, la France de l’avenir — trouve sa formule, l’applique, lui donne un corps et en tire l’ensemble des institutions consenties où elle rencontrera le repos, la grandeur et la prospérité.

Bernardin de Saint-Pierre a dit, et après lui les saint-simoniens ont répété : « L’âge d’or est devant nous. » Puisse cette parole être une vérité, et nos descendants, meilleurs, plus sages, moins égoïstes que nous, voir se lever l’astre de l’ère nouvelle.

Il est possible que tout ceci ne soit qu’un rêve ; mais n’est-ce pas le propre des vieillards de rêver, en remuant les cendres de leurs souvenirs, et de souhaiter que le bonheur qu’ils n’ont pas su atteindre soit le partage de leurs enfants !

Baden-Baden, 29 octobre 1888.
  1. voir Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette, 1882, 2 vol. in-8o. T. Ier, chap. II.
  2. L’abbé Tharin était précepteur du duc de Bordeaux. Par suite d’une aberration ou d’une manœuvre politique que je ne m’explique pas, il fut, pendant le règne de Louis-Philippe, partisan d’un faux Louis XVII qui se produisit en 1831, disait être connu sous le nom de comte de Richemont, prétendait être le duc de Normandie et cachait si bien son identité que l’on ne sut jamais, d’une façon positive, s’il s’appelait Hébert-Giovanni de France ; baron Augustin Picted-Legros ; baron Bernard ; comte de Saint-Julien ; colonel Lemaître ; Henri de Transtamare ; prince Gustave ou baron de Richemont. Il paraît cependant probable qu’il se nommait Henri-Éthelbert-Louis-Victor Hébert.
  3. Diamants de la couronne : la vente a été effectuée, pour une certaine partie, au printemps de 1887.
  4. Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette, 1878-1880. 4 vol. in-8o. T. Ier : Les Prisons pendant la Commune ; chap VIII, « La Grande Roquette ». T. II : La Mort des otages.
  5. On a surtout reproché à Louis-Philippe d’avoir dépouillé le duc de Bordeaux, dont Charles X lui avait confié la tutelle en le nommant lieutenant général du royaume. À cet égard, voici un témoignage qui est à sa décharge. L’attaché militaire anglais à Paris était, alors, le colonel Cradoc, qui se trouvait à Londres pendant les journées de Juillet. Lord Wellington lui prescrivit de se rendre immédiatement à son poste et d’adresser au Foreign Office des renseignements sur la révolution. Cradoc revint à Paris et fut convié par Lord Stuart, ambassadeur d’Angleterre, à aller voir le duc d’Orléans. Celui-ci lui dit : « Tâchez de rejoindre, coûte que coûte, le roi Charles X et demandez-lui de me remettre le duc de Bordeaux ; je m’engage à le faire couronner. » Après bien des difficultés, Cradoc arriva, un soir, dans un village près de Laigle et pénétra jusqu’à Charles X, qui était déjà couché. À la proposition du duc d’Orléans, il répondit : « Je ne puis rien sans le consentement de la duchesse de Berry. » Appelée, consultée, la mère d’Henri V s’écria : « Jamais, c’est une famille d’assassins ; ils l’empoisonneraient. » Cradoc, de retour à Paris, rendit compte au duc d’Orléans, qui dit : « Ils l’auront voulu. » Le Cradoc, que j’ai connu, avait épousé morganatiquement la princesse Bagration, beaucoup plus âgée que lui ; devenu Lord Howden, il a été ambassadeur d’Angleterre à Madrid. Sous l’influence d’une liaison passionnée, contractée dans les dernières années de sa vie, il se posa en champion intransigeant de l’orléanisme ; c’est pourquoi son récit n’est peut-être pas d’une sincérité absolue. Le fait est consigné dans ses Mémoires, qui appartiennent aujourd’hui (1889), par droit de succession extra-collatéral, à M. Emmanuel Bocher. Thureau a eu les Mémoires entre les mains ; c’est lui qui m’a raconté le fait que je viens de reproduire et auquel il m’est difficile d’accorder une confiance sans réserve.
  6. L’anecdote relative à Mangin me semble suspecte. Alfred Maury la tenait de Mangin lui-même, mais celui-ci ne l’a racontée qu’après la révolution de Juillet, par conséquent à une époque où il avait des intérêts, sa rancune à satisfaire et où il ne devait point se gêner pour ridiculiser le souverain qui avait pris la place du roi légitime.
  7. Ce titre avait été donné, après la chute de Napoléon Ier, à Hortense de Beauharnais, épouse de Louis Bonaparte, roi de Hollande. (Note de l’Éditeur.)
  8. Archives nationales, B. VI, 854 à 880.
  9. Ces dossiers ont été déposés par moi à la réserve de la bibliothèque de l’Institut et font partie de Mon Portefeuille.
  10. Épouse de Guillaume Ier, empereur d’Allemagne.
  11. Nesselrode (comte de), 1780-1862. Diplomate russe issu d’une famille de la noblesse allemande ; dirigea la politique extérieure de la Russie sous les règnes de Nicolas Ier et d’Alexandre II.
  12. Skobeleff (Michel-Dimitrievitch), 1843-1882. Général russe que ses brillantes qualités militaires avaient rendu très populaire, surnommé le général blanc.
  13. Bussière (Alfred Renouard, baron de), 1804-1887. Banquier et homme politique, député sous la monarchie de Juillet, membre du Corps législatif de 1852 à 1870, directeur de la Monnaie de 1870 à 1880. (N. d. É.)
  14. Voir Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie, Paris, Hachette, 1869-75, 4 vol. in-8. T. II, chap. XI : La Banque de France. Les Billets.
  15. Voir Souvenirs littéraires. T. I : Pièces justificatives. Circulaires de Gisquet, préfet de Police ; proclamation de Cadet (dit de Gassicourt), maire du IVe arrondissement.
  16. À cette époque, le billet de la Banque de France n’avait que trois coupures : 10 000, 1 000 et 500 francs.
  17. Au secrétariat général de la Banque de France, dossier intitulé : Émission des faux billets de banque en 1832.
  18. La grande-duchesse Olga a été visée par plus d’un prétendant. La duchesse de Berry, prisonnière à la citadelle de Blaye, écrit à Chateaubriand, en date du 7 mai 1833 : « Par mes divers rapports avec l’empereur de Russie, je sais qu’il a fort bien accueilli, à diverses reprises, des propositions de mariage de mon fils avec la princesse Olga. » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, 1850, t. X, p. 311.)
  19. Le prince Napoléon (1822-1891), fils de Jérôme, roi de Westphalie, et père de Victor-Napoléon, qui fut prétendant bonapartiste après la mort du Prince impérial, fils de Napoléon III. (N. d. É.)
  20. Paris, ses organes, etc. T. III, chap. XII.
  21. Les Ancêtres de la Commune ; l’attentat Fieschi. Chap. XVIII : « Les œillets rouges ». Paris, Hachette, in-8o, 1877.
  22. J’ai entendu affirmer par M. Kratz que le général Voiret, résidant à Strasbourg, commandant la 6e division militaire, et M. Chopin d’Arnouville, préfet du Bas-Rhin, avaient promis leur concours au prince Louis-Napoléon Bonaparte.
  23. Oppermann était à Sedan avec Napoléon III ; je crois, sans pouvoir l’affirmer, qu’il l’accompagna à Wilhelmshœhe.
  24. J’ai adopté l’orthographe la plus simple ; on lit : Naudorf, Naundorf, Naundorff, Nauendorf. Le faux Louis XVII a lui-même souvent varié. Naudorf est le nom d’un lieudit fréquent en Allemagne (in aue dorf : village dans la prairie).
  25. La version de Peuchet a été très énergiquement combattue par M. de Chantelauze, dans son livre sur Louis XVII. Selon lui, le corps du dauphin est resté et est encore (1887) à la place même où il a été déposé.
  26. Je crois bien que l’apothicaire se nommait Rebstock, mais je n’en suis pas certain. Naudorf fut également aidé dans ses revendications par un magistrat subalterne appelé Pezold.
  27. Les détails de la prétendue évasion du dauphin, enlevé à la prison du Temple, répétés à satiété par les faux Louis XVII, ont été puisés dans un roman royaliste intitulé : Le Cimetière de la Madeleine (Paris, 1800, 4 vol. in-12), par Regnault Warin. Les faux dauphins ont été nombreux. Je compte : Hervagault (1798) ; Fruchard (1815) ; Marassin (1816) ; Bruneau (1816) ; Dufresne (1818) ; Persat (1824) ; Mèves (1830) ; Fontolive (1830) ; Richemont (1831) ; Naudorf (1832) ; Diebitch (1832) ; Martin (1836) ; Jundt (1836) ; Trévisen (1836) ; Eliezer Williams (1849) ; Savalette de Lange (1856) ; Varney (1865) ; Ligny de Luxembourg (1867) ; Vincent (1873) ; Laroche (1882). Je dois en avoir oublié.
  28. Malgré la confiance que m’inspire le docteur Legrand et qu’une intimité de plus de trente ans n’a jamais ébranlée, je dois mettre en regard de son récit la note suivante, prise dans Les Causes célèbres : « Des étrangers arrivèrent en foule à Rodez ; l’un d’eux, M. Jacquinot, avocat, secrétaire général de la préfecture de la Moselle, a laissé un Journal de mon voyage à Rodez, en octobre 1817 ; ce témoin impartial, respectable, y certifie l’intelligence et la candeur de cette charmante enfant (Magdeleine Bancal), que la misère jeta plus tard dans les fanges de la prostitution. » (Causes célèbres de tous les peuples, par A. Fouquies, t. V, Paris, 1862 ; Le Brun, éditeur, in-4o, p. 62.)
  29. Souvenirs de l’année 1848 : La Révolution de février. Le 15 mai. L’Insurrection de juin. Un vol. in-16, Hachette, 1876.
  30. Le ministère des Affaires étrangères était alors situé à l’angle du boulevard et de la rue des Capucines.
  31. En février 1848, Odilon Barrot demeurait rue de la Ferme-des-Mathurins, actuellement (1882) rue Vignon, c’est-à-dire à proximité du boulevard des Capucines.
  32. Histoire des Sociétés secrètes et du Parti républicain, p. 457. De La Hodde était chargé de la surveillance des sociétés secrètes. (N. d. É.)
  33. Lieux de détention habituels des prisonniers politiques. (N. d. É.)
  34. Souvenirs de l’année 1848, chap. III, p. 59 et suiv.
  35. Paris, ses organes, etc…, t. VI, chap. XXXII : L’état civil.
  36. Souvenirs de l’année 1848, chap. VI : La proclamation de la République.
  37. Piétri (Pierre-Marie), 1809-1864. Député à la Constituante de 1848, préfet de Police de 1852 à l’attentat d’Orsini (14 janvier 1858), frère aîné de Joseph-Marie Piétri (1820-1902), qui fut aussi préfet de Police de 1866 à 1870. (N. d. É.)
  38. Boittelle (Symphorien), préfet de Police de 1858 à 1866, puis sénateur de l’Empire.
  39. La Guéronnière (L.-Ét. Arthur, vicomte de), 1816-1875. Conseiller d’État (1853) et sénateur (1861). (N. d. É.)
  40. Rouvier est actuellement (août 1887) président du Conseil des ministres.
  41. Au mois d’avril 1850, le Prince Président écrivit à Lord Malmesbury, son ami, chef du Foreign Office : « Je suis ici absolument isolé. Mes partisans ne me connaissent pas et ils me sont inconnus. Il est peu de Français qui m’aient vu depuis que je suis arrivé d’Angleterre ; j’ai essayé de concilier les partis sans en venir à bout. On voudrait m’enlever et me mettre à Vincennes. On ne peut rien faire de la Chambre, je suis absolument seul ; mais j’ai pour moi l’armée, la population, et je ne désespère pas. Vous voyez ma position ; il est temps d’en finir. » Cité par G. Rothan : M. de Persigny à Berlin (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1889, p. 370).
  42. C’est sans doute vers la même époque que Persigny fit une démarche près du général Changarnier pour le ramener à Louis-Napoléon Bonaparte. La démarche n’obtint aucun résultat : je ne sais si elle avait été concertée avec le Président de la République ou si elle était due à l’initiative de Persigny.
  43. Fleury semble être arrivé en Algérie vers la fin du mois d’avril 1851 ; le 5 juin, il prit congé du général de Saint-Arnaud pour rentrer en France.
  44. Guizot (Guillaume), 1833-1892. Littérateur, fils du célèbre homme d’État. (N. d. É.)
  45. Broglie (Albert, duc de), 1821-1901. Fils de Victor de Broglie, qui fut ministre sous Louis-Philippe. Membre de l’Académie française depuis 1862, il joua un rôle politique après la chute de l’Empire et fut président du Conseil en 1873-1874. (N. d. É.)
  46. La mairie du Xe arrondissement (aujourd’hui VIe), actuellement détruite, était située alors rue de Grenelle-Saint-Germain, presque en face de la rue des Saints-Pères.
  47. Compte rendu des séances de l’Assemblée nationale, 1848, t. I, p. 231. Les restes de Baudin sont actuellement au Panthéon, à côté de ceux de Carnot et de La Tour d’Auvergne (note de 1889).
  48. Biographie de Lord Palmerston, par l’Honorable Evelyn Arthley, membre du Parlement ; Londres, 1876, t. I, p. 287.
  49. Billault (Auguste), 1805-1863. Député sous Louis-Philippe, membre de l’Assemblée constituante de 1848, président du Corps législatif après le coup d’État, ministre de l’Intérieur en 1854 et 1859, puis ministre sans portefeuille (1860-1863). (N. d. É.)
  50. Madier de Montjau (1814-1892), avocat et homme politique républicain, député de l’extrême gauche à l’Assemblée législative, exilé sous l’Empire, député de 1874 à 1892. (N. d. É.)
  51. Femme de Gabriel Delessert, qui fut préfet de Police de 1836 à 1848. (N. d. É.)
  52. Vitet (Louis), 1802-1873. Homme de lettres, député à l’Assemblée législative de 1849, d’opinions conservatrices, désapprouva le coup d’État du 2 décembre, se tint à l’écart de la politique sous l’Empire et fut élu, en 1871, à l’Assemblée nationale. (N. d. É.)
  53. Türr (Étienne), général et patriote hongrois, né à Baja en 1824, mort à Budapest en 1908. Combattit contre l’Autriche aux côtés des Piémontais en 1849 ; servit en Crimée (1855) dans la légion anglo-turque ; prit part à l’expédition des Deux-Siciles (1860), fut nommé général par Garibaldi et confirmé dans son grade par Victor-Emmanuel. En 1861, il fut nommé gouverneur de Naples. La même année, il épousa Adeline Bonaparte-Wyse, petite-fille de Lucien Bonaparte et cousine de Napoléon III. (N. d. É.)
  54. Gustave III, roi de Suède, avait été assassiné, le 15 mars 1792, au cours d’un bal masqué, par un noble suédois nommé Ankarström. (N. d. É.)
  55. Chasseloup-Laubat (Prosper, marquis de), 1805-1873. Député sous Louis-Philippe, ministre de la Marine en 1851 et 1860, ministre de l’Algérie en 1859, sénateur en 1867 ; membre de l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)
  56. On n’a pas ménagé les sobriquets à l’empereur Napoléon III. Dans les salons orléanistes, on ne le nommait pas ; pour le désigner, on disait : « Celui-ci » ou « Notre monsieur ». Gustave Flaubert, qui fut un des invités de Compiègne et se déclarait amoureux de l’Impératrice, disait : « Celui que la pudeur m’empêche de nommer. » Le peuple l’appelait : « Isidore le Taciturne », « le Perroquet mélancolique », « Boustrapa » (Boulogne, Strasbourg, Paris) et, le plus souvent, « Badinguet », en souvenir du maçon dont il avait revêtu le costume pour s’évader de Ham. Après le 4 septembre, on le surnomma le « Sire de Fich-ton-Kang ».
  57. Buvat (Jean), 1660-1729. Auteur d’un Journal sur la période de la Régence. (N. d. É.)
  58. Maury (Alfred) 1817-1892, érudit et archéologue, membre de l’Académie des Inscriptions depuis 1857. (N. d. É.)
  59. Caignart de Saulcy (1807-1880), archéologue, membre de l’Académie des Inscriptions depuis 1840, nommé sénateur en 1854. (N. d. É.)
  60. Prévost de Longpérier (1816-1882), archéologue, membre de l’Académie des Inscriptions depuis 1854. (N. d. É.)
  61. Jurien de La Gravière (1812-1892), amiral, auteur de divers ouvrages sur la marine, membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie française. (N. d. É.)
  62. Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763), ou Journal de Barbier, avocat au Parlement, Paris, Charpentier, 1857. t. VII, p. 166.
  63. Delessert (Benjamin), 1773-1847. Grand industriel philanthrope, surnommé « le Père des ouvriers ». Frère du préfet de Police Gabriel Delessert. (N. d. É.)
  64. Mouchy (Ch.-Philippe de Noailles, duc de), 1808-1854. Député à l’Assemblée législative de 1849. Nommé sénateur le 31 décembre 1852. (N. d. É.)
  65. Rémusat (Charles de), 1797-1875. Écrivain et homme politique, ministre sous Louis-Philippe, membre de la Constituante et de la Législative (1848-1851), se retira de la politique après le coup d’État et fut élu en 1871 à l’Assemblée nationale. (N. d. É.)
  66. Flahaut de La Billarderie (Auguste, comte de), 1785-1870. Ancien officier de l’Empire, diplomate et membre de la Chambre des pairs sous la monarchie de Juillet, nommé sénateur en 1853. Il était le père du duc de Morny. (N. d. É.)
  67. Il s’agit de Jérôme, roi de Westphalie, frère de Napoléon Ier et père du prince Napoléon. (N. d. É.)
  68. Demidoff (Anatole, comte), prince de San Donato, 1812-1870, était l’héritier d’une famille, récemment anoblie, de riches industriels russes. (N. d. É.)
  69. Renseignements fournis par Worth, qui fut le couturier de l’impératrice Eugénie. « La jupe à cerceaux fut inventée par l’Impératrice pour dissimuler l’approche de la naissance du Prince impérial, et la mode en fut immédiatement adoptée par la reine Victoria, qui attendait de son côté la naissance de la princesse Béatrix. L’ampleur donnée aux jupes par la nouvelle invention fut inimaginable. Il fallut employer dix largeurs de satin ou de velours pour la jupe la plus simple. Avec les étoffes plus légères, qui comportaient des volants, des ruches, etc., nous hésitions à promettre de tirer deux robes d’une pièce de 60 mètres avant d’avoir pris la première. Il m’arriva, une fois, de faire une robe qui prit 100 mètres de soie. C’était un taffetas glacé, à trois teintes purpurines, allant du lilas foncé au violet clair. La jupe était entièrement couverte de grosses ruches dans trois teintes. Une fois achevée, la robe ressemblait à un énorme bouquet de violettes. » (Suppl. du Figaro, 13 avril 1889, sous la signature de E. Masseras.)
  70. Les Toilettes tapageuses, comédie en un acte, mêlée de couplets, par MM. Dumanoir et Théodore Barrière, représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 4 octobre 1856 ; pièce jouée par MM. Geoffroy, Laudrol, Priston, Thibaut et par Mmes Delaporte, Désilée et Rosa Didier.
  71. La princesse de Metternich, née princesse Pauline Sandor, était la femme du prince Richard de Metternich, fils de l’illustre homme d’État, et ambassadeur d’Autriche en France de 1860 à 1871. (N. d. É.)
  72. L’Empereur devant assister à ce bal, les invitations n’étaient distribuées qu’à bon escient. La princesse de Metternich demanda deux invitations en blanc, laissant comprendre que c’était pour deux importants personnages. On crut à l’arrivée de quelque archiduc d’Autriche voyageant incognito et, sur l’ordre du ministre, on délivra les cartes d’invitation. L’une des invitations fut donnée par la Metternich au costumier à la mode Worth, qui vint en domino masqué, intrigua ses clientes et leur reprocha de ne point payer leurs dettes. Le marquis de Chasseloup-Laubat fut indigné de cette inconvenance.
  73. Épouse du prince Stanislas Jablonowski (1799-1878), descendant d’une vieille famille polonaise. (N. d. É.)
  74. Paris, ses organes, etc., t. III, chap. XVI : La guillotine.
  75. Récemment (novembre 1882), on s’est occupé d’Hortense Cornu dans les journaux, et l’on a dit que sa mère, dame d’honneur de la reine Hortense, était si belle qu’elle avait attiré l’attention de Napoléon Ier. C’est une erreur : Mme Lacroix n’était que simple femme de chambre, et son mari était employé dans la maison de la reine. Loin d’être séduisante, elle était grande, forte et d’aspect si masculin qu’en Suisse, après Waterloo, elle fut prise pour le roi Joseph déguisé en femme et faillit être arrêtée. Voir, à ce sujet, Mémoires sur la reine Hortense, par Mlle Cochelet (Mme Parquin), t. IV, p. 64 et 206, in-folio, Paris, Ladvocat, 1836.
  76. Cernuschi (Henri), 1826-1896. Homme politique et économiste italien. Prit part aux mouvements révolutionnaires de Lombardie et de Rome (1848-1849). Réfugié en France, il collabora au Siècle. (N. d. É.)
  77. Montanelli (Giuseppe), 1813-1862. Homme politique et littérateur italien. Prit part au mouvement révolutionnaire toscan (1848-1849) et se réfugia en France. (N. d. É.)
  78. Guillaume (Eugène), 1822-1905. Sculpteur, élève de Pradier, membre de l’Académie des Beaux-Arts (1862), directeur des Beaux-Arts (1878-1879) ; directeur de l’Académie de France à Rome à partir de 1890. (N. d. É.)
  79. C’est-à-dire Pierre-Marie Piétri. (Voir page 89, n. 1.)
  80. Poniatowski (Joseph-Michel, prince), 1816-1873. Ayant servi la France en Afrique, il fut naturalisé Français et fait sénateur en 1854. (N. d. É.)
  81. Le prince Napoléon m’a raconté qu’à la suite de ce discours et dès son retour de Corse, il avait été mandé aux Tuileries par l’Impératrice, qui, alors, exerçait la régence pendant l’absence de l’Empereur. En entrant chez elle, il lui dit avec un éclat de rire : « J’espère que Votre Majesté ne va pas me faire fusiller. » Très sérieuse, l’Impératrice répondit : « Vous savez bien, Napoléon, que ces choses-là ne se font plus. » Puis elle ajouta, en le regardant fixement : « Et je le regrette. » Le prince riposta : « Ça prouve que nos montres ne marchent pas d’accord ; la mienne avance peut-être, mais, à coup sûr, la vôtre retarde ; je crois même qu’elle est arrêtée. »
  82. Pourtalès (Louis-Auguste de), 1796-1870. De la vieille famille huguenote des Pourtalès réfugiée à Neuchâtel, il était lieutenant-colonel d’artillerie au service du roi de Prusse. (N. d. É.)
  83. Bunsen (Christian, baron de), historien et diplomate prussien (1791-1860). (N. d. É.)
  84. Manteuffel (Charles, baron de), 1809-1885, feld-maréchal prussien, alors aide de camp du roi de Prusse. (N. d. É.)
  85. L’empereur Alexandre resta fidèle à ce traité secret, jusqu’au jour où, par un discours intempestif sur la Pologne, le prince Napoléon le brisa lui-même. En 1860, un an après la campagne d’Italie, l’empereur d’Autriche et le prince régent de Prusse (depuis empereur d’Allemagne) se rendirent à Varsovie pour entraîner le souverain de la Russie dans une action commune contre la France. Un mot de l’empereur Alexandre mit ce projet à néant. Aux premières ouvertures qui lui furent faites, il répondit : « Je suis venu ici faire de la conciliation et non point de la coalition. »
  86. Bixio (Girolamo, dit Nino), officier italien, né à Gênes en 1821, mort en 1873 ; frère de Jacques-Alexandre Bixio (1808-1865), homme politique français, qui fut ministre sous le Second Empire. (N. d. É.)
  87. Titre porté par les princes du Monténégro. (N. d. É.)
  88. Je dis Castel et non pas Cassel, comme nos journaux l’ont toujours écrit par erreur.
  89. Taschereau (Jules-Antoine), 1801-1874. Littérateur, journaliste et homme politique ; nommé directeur de la Bibliothèque nationale après le coup d’État de 1851. Taschereau a été le fondateur de la Revue rétrospective. (N. d. É.)
  90. Duvernois (Clément), 1836-1879. Publiciste et homme politique, député au Corps législatif en 1869, ministre dans le Cabinet Palikao (août 1870). (N. d. É.)
  91. Chaix d’Est-Ange (Gustave), 1800-1876. Avocat célèbre par sa plaidoirie dans l’affaire des Quatre Sergents de La Rochelle, député sous Louis-Philippe, sénateur sous l’Empire. (N. d. É.)
  92. Rigoureusement, je ne devrais pas nommer le duc de Gramont, qui n’entra que plus tard aux Affaires étrangères, succédant à Napoléon Daru ; mais j’appelle ministère du 2 janvier celui qui déclara la guerre à la Prusse, à propos de l’incident Hohenzollern ; Gramont en faisait partie et y eut une voix prépondérante.
  93. Hervé (Édouard), 1835-1899. Publiciste libéral sous l’Empire, collaborateur au Temps et au Courrier français, il dirigea, à partir de 1873, l’organe royaliste Le Soleil. (N. d. É.)
  94. Le duc Paul de Noailles (1802-1885) avait été élu à l’Académie française en 1849, en remplacement de Chateaubriand. (N. d. É.)
  95. Comtesse de Boigne, veuve de Benoît Leborgne, comte de Boigne (1751-1830), officier français qui, de 1786 à 1794, commanda les armées d’un prince hindou. (N. d. É.)
  96. Pasquier (Étienne, duc), 1767-1862. Préfet de Police sous le Premier Empire, ministre sous Louis XVIII, président de la Chambre des pairs, après la révolution de 1830, fait chancelier en 1837 et duc en 1844. Reçu en 1842 à l’Académie française. (N. d. É.)
  97. Giraud (Eugène), peintre et graveur (1806-1881). (N. d. É.)
  98. Roqueplan (Nestor), 1804-1870. Littérateur et journaliste, dirigea successivement, de 1840 à 1860, les théâtres des Variétés, de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, et fut chargé, en 1862, du feuilleton dramatique du Constitutionnel. (N. d. É.)
  99. Guéroult (Adolphe), 1810-1872. Homme politique et publiciste, directeur de La Presse (1857), fondateur de L’Opinion nationale (1859), député de 1863 à 1869. (N. d. É.)
  100. Je trouve dans l’Histoire générale des Émigrés, par H. Forneron, un renseignement intéressant sur l’origine du comte de Flahaut : « Une autre femme à bel esprit trônait en même temps à Hambourg : Adélaïde Filleul, veuve du vieux Flahaut. Elle avait déjà écrit son roman d’Adèle de Sénanges, mais elle était dans la misère, avec son fils, Auguste, le futur aide de camp du roi Louis Bonaparte. La mère Filleul avait été une des gardiennes des filles du Parc aux Cerfs ; c’était assez pour permettre à Adélaïde de se dire fille de Louis XV ; Adélaïde était une femme ardente qu’avait adorée, que haïssait Talleyrand, et dont tomba épris un frêle Portugais, le baron de Souza ; il l’épousa. » (Édit. in-16, 1884, t. I, p. 382-383.) (Note de l’Auteur.) Voir page 148, n. 1.
  101. Voici l’acte de naissance du duc de Morny : « L’an 1811, le 22 octobre, à midi sonné, par-devant nous, maire du 3e arrondissement de Paris, soussigné, faisant fonction d’officier de l’état-civil, est comparu le sieur Claude-Martin Gardien, docteur en médecine et accoucheur, demeurant à Paris, rue Montmartre, 137, division du Mail, lequel nous a déclaré que le jour d’hier, à dix heures du matin, est né chez lui un enfant du sexe masculin, qu’il nous présente et auquel il donne les prénoms Charles-Auguste-Louis-Joseph, lequel enfant est né de Louise-Émilie-Coralie Fleury, épouse du sieur Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny, propriétaire à Saint-Dominique, demeurant à Villetaneuse, département de la Seine. Lesdites présentation et déclaration faites en présence des sieurs Alexis-Charlemagne Lamy, cordonnier, âgé de quarante-deux ans, demeurant à Paris, rue Buffault, 23, ami, et de Joseph Mauch, tailleur d’habits, âgé de quarante ans, demeurant à Paris, rue des Deux-Écus, n° 6, ami.

    « Lequel déclarant et témoins ont signé avec nous, après lecture faite. »

    Cet Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny décéda le 5 avril 1814, à l’hospice de Versailles.

  102. Montrond (Clément Fourchent de), écrivain catholique (1805-1879). (N. d. É.)
  103. Girardin (Alexandre, comte de), 1776-1855. Général de l’Empire, puis premier veneur de Louis XVIII et de Charles X ; père du journaliste Émile de Girardin. (N. d. É.)
  104. Le Hon (comtesse), née Mosselmann, fille d’un grand industriel belge, épouse de Claude-Joseph Le Hon (1792-1868), diplomate belge, qui fut ambassadeur à Paris de 1848 à 1852. (N. d. É.)
  105. L’Oude (ou l’Aoude) : ancien royaume de l’Inde, annexé par les Anglais à leur empire en 1856. (N. d. É.)
  106. Ce titre avait été donné au général Pélissier, en même temps que le bâton de maréchal, le 8 septembre 1855. (N. d. É.)
  107. Richard (Maurice), 1832-1888. Député de la gauche au Corps législatif de 1863 à 1870, rallié à la politique d’Émile Ollivier. (N. d. É.)
  108. Doucet (Camille), 1812-1895. Auteur dramatique, directeur de l’administration des théâtres depuis 1863, élu à l’Académie française en 1865. (N. d. É.)
  109. Voir mes Souvenirs de l’année 1848, Hachette, 1876.
  110. Flourens (Léopold-Émile), 1841-1920. Conseiller d’État sous le Second Empire, ministre des Affaires étrangères de 1886 à 1888. Son frère, le révolutionnaire Gustave Flourens (1836-1871), membre de la Commune de 1871, fut tué au cours d’un combat entre Versaillais et fédérés. (N. d. É.)
  111. Mortemart (Anne-Victorien, comte de), 1806-1885. Député à l’Assemblée législative de 1849 et au Corps législatif (1852-1856). (N. d. É.)
  112. Albufera (Louis-Napoléon Suchet, duc d’), 1813-1877. Fils du maréchal Suchet. Député de 1852 à 1856. (N. d. É.)
  113. Desmarest (Eugène), 1815-1872. Avocat, membre de l’opposition libérale, député à l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)
  114. Target (Paul-Léon), 1821-1872. Journaliste d’opposition, membre de l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)
  115. Latour-Dumoulin (Pierre), 1823-1886. Homme politique et publiciste, directeur général de l’imprimerie, de la librairie et de la presse sous l’Empire, député de 1853 à 1870. (N. d. É.)
  116. Genteur (Simon), 1815-1882. Avocat et administrateur, préfet de l’Allier en 1856, secrétaire général de Victor Duruy en 1863. (N. d. É.)
  117. Dupont-White (Charles), 1807-1878. Économiste. (N. d. É.)
  118. Ce livre, publié effectivement six ans après la mort du général Lebrun, qui prit part à la campagne de 1870 comme commandant du XIIe corps, est ainsi intitulé : Souvenirs militaires, 1866-1870. Préliminaires de la guerre. Missions en Belgique et à Vienne. Paris, 1895, in-8o. (N. d. É.)
  119. Albert de Habsbourg (1817-1895), fils de l’archiduc Charles et petit-fils de l’empereur Léopold II, était commandant en chef des armées autrichiennes depuis 1867. (N. d. É.)
  120. Le château impérial (Hofburg), c’est-à-dire le gouvernement autrichien. (N. d. É.)
  121. Grand chambellan du tsar. (N. d. É.)
  122. Frédéric Ier (1826-1907), grand-duc de Bade depuis 1856. (N. d. É.)
  123. Marfori (don Carlos), 1828-1892. Favori et principal conseiller de la reine d’Espagne Isabelle. (N. d. É.)
  124. Malmesbury (Harris, comte de), 1807-1889. Homme politique anglais, ministre des Affaires étrangères en 1852 et 1858-1859. (N. d. É.)
  125. La veille de ce jour, le soir, au palais de Saint-Cloud, l’Empereur se montra fort gai et dit, en riant, aux généraux Reille et de Bercheim : « Vous pouvez défaire vos malles, nous ne partons pas. » Le duc de Gramont et Jérôme David arrivèrent bientôt, à quelque distance l’un de l’autre ; ils causèrent à part avec Napoléon III ; l’Impératrice se joignit au groupe et parla avec animation. Lorsque l’entretien prit fin, on remarqua que l’Empereur était troublé et on l’entendit qui disait : « Je ne suis pas de votre avis, la renonciation est suffisante. » (Raconté par le général de Lœ, qui le tient du général Reille.)
  126. Radziwill (Antoine, prince), 1833-1904. Il était aide de camp de Guillaume Ier. (N. d. É.)
  127. Depuis que ces lignes ont été écrites (août 1887), on a publié (septembre 1888) les trois volumes de Louis Schneider : L’Empereur Guillaume. Souvenirs intimes revus et annotés par l’Empereur sur le manuscrit original. Je trouve, dans le tome II (p. 137), la confirmation de mon récit : « Pourtant, à son départ d’Ems, le monarque ne croyait pas encore à toute la gravité de la situation ; il avait même tendu très amicalement la main à M. Benedetti, en prenant congé de lui à la gare ; il ne considérait donc en aucune façon sa dignité comme atteinte par les démarches pressantes de l’ambassadeur, ainsi que toute l’Allemagne en eut l’impression quand elle se laissa emporter par la colère. »
  128. Furstenberg (Karl-Egon, prince de), 1820-1892. Général et aide de camp du grand-duc de Bade. (N. d. É.)
  129. Pelletan (Eugène), 1813-1884. Député républicain au Corps législatif de 1864 à 1870, membre du Gouvernement de la Défense nationale, député à l’Assemblée nationale (1871), puis sénateur (1876). (N. d. É.)
  130. Haussonville (Bernard de Cléron, comte d’), 1809-1884. Écrivain et homme politique, reçu à l’Académie française en 1865. (N. d. É.)
  131. Peyrat (Alphonse), 1812-1891. Rédacteur au National et à La Presse, directeur de L’Avenir national. Député à l’Assemblée nationale de 1871, sénateur en 1876. (N. d. É.)
  132. Langlois (Amédée-Jérôme), 1819-1890. Publiciste, collaborateur et disciple de Proudhon. Député de 1871 à 1885. (N. d. É.)
  133. Achard (Amédée), romancier (1814-1875). (N. d. É.)
  134. Klaczko (Julian), 1828-1906. Polonais (sujet autrichien), il publia, de 1866 à 1869, dans la Revue des Deux Mondes, des articles sur la politique contemporaine et fut le collaborateur de Beust au ministère des Affaires étrangères (1869-1870). (N. d. É.)
  135. Je relis ceci en septembre 1888 ; Floquet est aujourd’hui président du Conseil des ministres ; c’est lui qui dirige les destinées de la France.
  136. Le comte Karl Friedrich Vitzthum von Eckstädt est Saxon ; il a été secrétaire de légation à Vienne et ministre plénipotentiaire de Saxe en Angleterre. En 1867, il est entré au service du gouvernement autrichien. Il a déjà (1889) publié trois volumes de Mémoires qui, au milieu d’un fatras de digressions inutiles, renferment quelques faits intéressants.
  137. Alfieri (Carlo), 1827-1897. Homme politique, de la famille de l’illustre poète. Membre de la Chambre des députés sarde, partisan de Cavour. Sénateur en 1869. (N. d. É.)
  138. Ricasoli (Bettino, baron), 1809-1880. Député au Parlement national de 1860, y soutint la politique de Cavour, auquel il succéda à la présidence du Conseil (1861-1863). (N. d. É.)
  139. Cattaneo (Carlo), 1801-1869. Professeur et homme politique républicain. (N. d. É.)
  140. Minghetti (Marco), 1818-1886. Homme politique, ami de Cavour. Ministre de l’Intérieur en 1861, président du Conseil en 1863 et en 1873-1876. (N. d. É.)
  141. Le ministère des Beaux-Arts, dont Maurice Richard était le titulaire depuis le 2 janvier 1870. (N. d. É.)
  142. À Forbach, le général Frossard, luttant contre les troupes de Steinmetz, envoya coup sur coup plusieurs aides de camp à Bazaine qui commandait alors le 3e corps et qui était à proximité ; il lui faisait demander d’appuyer sa gauche par une division, car, dans ce cas, il était certain de la victoire. Bazaine fit la sourde oreille. À la dernière sommation de faire le mouvement indiqué, le général Castagny répondit : « Tout cela ne nous regarde pas et nous ne sommes pas fâchés de voir comment le maître d’école va se tirer d’affaire tout seul. » Le maître d’école, c’était le général Frossard, qui avait été précepteur militaire du prince impérial.
  143. Extrait du Tagbuch du Prince royal (Frédéric III), 6 août 1870 : « 80 000 Français ; j’ai 100 000 hommes. La grande résistance de Mac-Mahon, qui se retire lentement, est admirable ; mais il m’abandonne le champ de bataille. J’ai pu tout diriger avec l’aide de Blumenthal et de Gottberg.

    « À quatre heures et demie, j’ai pu annoncer ma victoire au Roi. Les mitrailleuses ont un effet incontestablement terrible dans une très courte portée. Le concours des troupes de l’Allemagne du Sud a donné de la cohésion aux différents corps ; les conséquences de ce concours seront énormes si nous avons la ferme volonté de ne pas laisser passer sans profit un pareil moment.

    « Un colonel de cuirassiers français me dit : « Ah ! monseigneur, quelle défaite, quel malheur ! J’ai la honte d’être prisonnier ; nous avons tout perdu. » Je lui répondis : « Vous avez tort de dire avoir tout perdu, car, après vous être battus comme de braves soldats, vous n’avez pas perdu l’honneur. » Il réplique : « Ah ! merci, vous me faites du bien en me traitant de la sorte. » (En français dans le texte.) Les officiers français s’étonnent qu’on leur laisse leurs épées. »

    Quatre-vingt mille Français, y compris les troupes de Douai à Wissembourg et celles de Frossard à Forbach ; or le Prince royal n’a eu à lutter ni contre les unes, ni contre les autres.

  144. Le 27 août 1870, le principal journal de Stuttgart, cherchant à réagir contre le mauvais vouloir peu déguisé de l’armée wurtembergeoise, écrivait : « Tous les éléments actifs et passifs de l’armée française s’élèvent, en chiffres ronds, à 600 000 hommes ; au cas le plus heureux, la France ne peut jeter sur le Rhin qu’une armée de 300 000 hommes. Quant aux forces allemandes, le million de soldats rêvé par Napoléon est dépassé et bien au-delà. Il ne manque pas un homme. Nous serons dans la proportion de quatre contre un, en admettant même que les Français soient 350 000. Derrière l’armée française, il n’y a qu’une faible réserve d’un tiers de son effectif. Derrière l’armée allemande, il y a des centaines de milliers de soldats bien exercés. »

    Cet article n’était que l’expression de la vérité.

  145. Brame (Jules-Louis), 1808-1878. Député de l’opposition libérale au Corps législatif depuis 1857. (N. d. É.)
  146. Todtleben (Édouard Ivanovitch), 1818-1884. Général russe qui défendait Sébastopol pendant la guerre de Crimée. (N. d. É.)
  147. Entre Wœrth et Sedan, l’Impératrice aurait montré au prince de Metternich une dépêche que l’Empereur lui aurait expédiée le lendemain de son arrivée à Metz. Dans cette dépêche, Napoléon disait : « La désorganisation est au comble et la partie est perdue. » Le fait me paraît douteux ; il m’a été rapporté (août 1889) par Mico Zographo, à qui Metternich l’a raconté.
  148. Chevreau (Henri), 1823-1903. Administrateur, préfet du Rhône (1864), sénateur (1865), préfet de la Seine (1870). (N. d. É.)
  149. Magne (Pierre), 1806-1879. Avocat, ministre des Finances de 1854 à 1860 et de 1867 à 1869, député à l’Assemblée nationale de 1871 et ministre des Finances de 1873 à 1874. (N. d. É.)
  150. Busson-Billault (1823-1888). Avocat à la Cour d’appel, député au Corps législatif de 1854 à 1870. (N. d. É.)
  151. La Tour d’Auvergne (Henri Godefroi, prince de), 1823-1871. Ambassadeur à Berlin (1860), Rome (1862) et Londres (1863). Ministre des Affaires étrangères du 1er juillet 1869 à juin 1870 et du 10 août au 4 septembre 1870. (N. d. É.)
  152. Grandperret (Michel), 1818-1890. Magistrat, conseiller d’État (1867), ministre de la Justice (10 avril-4 septembre 1870), sénateur en 1877. (N. d. É.)
  153. Aux dernières élections législatives (22 septembre 1889), ce Granger a été nommé député de Paris, dans la deuxième circonscription du dix-neuvième arrondissement, sous le patronage du général Boulanger.
  154. Glais-Bizoin (Alexandre), 1800-1877. Député de 1836 à 1848, membre de la Constituante en 1848, député de l’opposition au Corps législatif depuis 1863, membre du Gouvernement de la Défense nationale. (N. d. É.)
  155. Steenackers (François), 1830-1910. Belge nationalisé Français, député de la gauche au Corps législatif depuis 1869. (N. d. É.)
  156. Arago (Étienne), 1802-1892, frère de l’illustre savant François Arago. Auteur dramatique, directeur du Vaudeville (1830-1840), exilé de 1849 à 1859, maire de Paris (4 septembre 1870), député de 1871 à 1876. (N. d. É.)
  157. Il a changé plusieurs fois de nom ; il s’est d’abord appelé Schweizer ; il a traduit le mot en français et s’est appelé Suisse. Lorsqu’il a pris possession de la chaire de philosophie à la Sorbonne, en qualité de remplaçant, puis de successeur de Victor Cousin, il ne s’est plus appelé que Jules Simon, faisant ainsi un nom patronymique de l’un de ses prénoms. Il est né à Lannion (Côtes-du-Nord)* et d’origine, sinon de naissance, israélite.

    *. Légère inexactitude : il était né à Lorient. (N. d. É.)

  158. Favé (1812-1894). Officier d’ordonnance de Napoléon III, général de brigade en 1865, prit part à la défense de Paris en 1870-1871. (N. d. É.)
  159. Dernier empereur indigène du Mexique, capturé et mis à mort par les Espagnols en 1522. (N. d. É.)
  160. Je citerai un fait, un seul entre mille, qui démontrera comment l’intendance comprenait sa mission. Lors de la guerre d’Italie, en 1859, le premier combat fut celui de Palestro. Nos blessés furent pansés avec de la mousse, parce que les boîtes d’ambulance ne contenaient même pas de charpie. Or, à cette époque, le service médical des armées relevait immédiatement de l’intendance militaire.
  161. C’est à Bar-le-Duc que l’on apprit la direction prise par Mac-Mahon ; on hésitait à y croire ; enfin, sur l’insistance du général Blumenthal, chef d’état-major du Prince royal, on se décida à marcher vers le Nord. M. de Moltke dit au comte Lehndorf (qui me l’a répété) : « Il me paraît impossible que les Français aient commis cette faute, mais, s’ils l’ont commise, nos succès seront extraordinaires. » Après le second jour de marche, on avait repris contact à Grandpré et on s’avançait sur Beaumont.
  162. J’ai scrupuleusement respecté le texte, quoique les phrases en soient boiteuses et passent trop facilement de la troisième à la seconde personne.
  163. [Note de l’Auteur, sept. 1886.] Depuis que ceci a été écrit, on a publié des extraits du Journal (Tagbuch) de l’empereur Frédéric III. J’y emprunte et je reproduis ce qui se rapporte à l’entrevue de Donchery.

    « 2 septembre 1870. — Je suis sous l’empire d’un axiome : « l’histoire est le grand tribunal du monde », que j’ai appris sur les bancs de l’école. Wimpffen fait des difficultés, Napoléon arrive ; il se tient au milieu d’un champ de pommes de terre, près Donchery. Bismarck et Moltke courent au-devant de lui ; il voudrait des conditions de capitulation plus douces et le passage de l’armée en Belgique. Moltke croit que ce sont des prétextes et que l’Empereur ne se sent pas en sûreté à Sedan ; il craint pour ses voitures et ses bagages. Moltke est à la recherche d’un logement convenable. Bismarck cause avec Napoléon. Le Roi insiste pour la reddition sans conditions ; les officiers peuvent se retirer en engageant leur parole d’honneur. À midi, signature de la capitulation. Bismarck et Moltke reviennent de leur promenade quotidienne ; ils ont parlé de tout, sauf de politique. Moltke est décoré de la croix de fer de première classe. Il propose Wilhelmshœde et demande que Napoléon soit dispensé de se montrer sur les hauteurs devant les troupes.

    « Nous allons à travers les bivouacs bavarois à Bellevue, où se trouvent une calèche impériale et des fourgons avec valets et postillons poudrés à la Longjumeau. Nous sommes reçus par le général Castelnau. Napoléon paraît en grand uniforme à l’entrée du pavillon vitré. Il y conduisit le Roi. Je fermai la porte et restai dehors.

    « Le Roi raconta plus tard qu’il commença par demander à Napoléon : « Maintenant que le sort de la guerre s’est déclaré contre vous et que vous m’avez remis votre épée, quelles sont vos intentions ? » Napoléon mit son avenir entre les mains de Sa Majesté, qui répondit qu’il voyait avec une véritable pitié son adversaire dans cette situation, d’autant plus qu’il savait que l’Empereur ne s’était pas facilement décidé à la guerre.

    « Cette affirmation fit visiblement du bien à Napoléon, qui dit avec chaleur qu’il n’avait fait que céder à l’opinion publique.

    « Le Roi répondit : « Si l’opinion publique a pris cette tournure, c’est par la faute de vos conseillers », et, passant au véritable but de la visite, le Roi demanda à Napoléon s’il avait l’intention de négocier.

    « Napoléon répondit que non, en ajoutant que, maintenant qu’il était prisonnier, il n’avait aucune influence sur le gouvernement. « Maintenant où est ce gouvernement ? — À Paris. »

    « Le Roi dirigea alors l’entretien sur la situation personnelle de l’Empereur.

    « Napoléon accepta le séjour de Wilhelmshœhe et apprit avec satisfaction qu’on lui donnerait une escorte d’honneur jusqu’à la frontière. Quand, au cours de l’entretien, l’Empereur émit la supposition qu’il avait eu devant lui Frédéric-Charles, le Roi rectifia en disant qu’il n’avait eu que moi et le prince de Saxe. À la question où se trouvait Frédéric-Charles, le Roi répondit avec un accent particulier : « Avec sept corps devant Metz. » L’Empereur recula d’un pas, en faisant une grimace douloureuse ; il savait maintenant qu’il n’avait pas eu toute l’armée allemande devant lui. Le Roi fit l’éloge de l’armée française. Napoléon approuva volontiers, mais ajouta qu’elle manquait de cette discipline qui distinguait notre armée. Notre artillerie était la première du monde et les Français n’avaient pu y résister.

    « Après l’entrevue, qui dura un quart d’heure, ils sortirent : la haute taille du Roi paraissait encore plus grande à côté de la petitesse de l’Empereur, qui, m’apercevant, me tendit la main, tandis que de l’autre il séchait des grosses larmes qui coulaient le long de ses joues. Il exprima toute sa reconnaissance pour la générosité que lui avait témoignée le Roi. Je répondis dans le même sens et demandai s’il avait pu reposer un peu la nuit. Il répondit que l’inquiétude pour les siens lui avait enlevé tout sommeil.

    « Sur mon observation qu’il était regrettable que la guerre eût pris un caractère aussi sanglant, il dit que cela était d’autant plus terrible « lorsqu’on n’avait pas voulu la guerre ». Depuis huit jours il n’avait aucune nouvelle ni de l’Impératrice, ni du Prince impérial. Il demanda à leur télégraphier en chiffre ce qui fut accordé.

    « Nous nous séparâmes avec un shake-hand. Boyen et Lynar l’accompagnèrent. Son entourage en uniforme battant neuf lançait des regards sombres sur les nôtres qui avaient des uniformes ayant beaucoup souffert pendant la campagne. Après son départ, arriva un télégramme chiffré de l’Impératrice. Je le lui fis expédier par Seckendorff. On a des craintes que les résultats de la guerre ne répondent pas aux vœux légitimes du peuple allemand. »

  164. Pigault-Lebrun (1753-1835), auteur de romans comiques et parfois licencieux. (N. d. É.)
  165. Daru (Napoléon, comte), 1807-1890. Député à la Constituante et à la Législative (1848-1851), puis au Corps législatif en 1869, ministre des Affaires étrangères du 2 janvier au 13 avril 1870, député à l’Assemblée nationale de 1871, sénateur en 1876. (N. d. É.)
  166. Arago (Emmanuel), 1812-1896, fils de l’illustre savant François Arago. Député à l’Assemblée nationale de 1848, exilé de 1849 à 1859, député républicain au Corps législatif en 1869, membre du Gouvernement de la Défense nationale, député à l’Assemblée nationale de 1871, sénateur de 1876 à 1896. (N. d. É.)
  167. Kératry (Émile, comte de), 1832-1904. Ancien officier, publiciste, directeur de la Revue moderne, député au Corps législatif (1869), préfet de Police au 4 septembre 1870, général de division sous le Gouvernement de la Défense nationale. (N. d. É.)
  168. Le 1er prairial an III (20 mai 1795), une insurrection populaire éclata à Paris ; la salle de la Convention fut envahie ; le député Féraud fut blessé, puis décapité dans les couloirs ; sa tête, placée au bout d’une pique, fut présentée au président de l’Assemblée et promenée au-dehors. (N. d. É.)
  169. Pinard (Pierre-Ernest), 1822-1909. Magistrat, conseiller d’État, ministre de l’Intérieur en 1867. (N. d. É.)
  170. Picard (Ernest), 1821-1877. Avocat, député au Corps législatif de 1858 à 1870, membre du Gouvernement de la Défense nationale, sénateur de 1875 à 1877. — Picard (Arthur), 1825-1882. Sous-préfet de Lapalisse, il donna sa démission en 1859. Aux élections partielles de novembre 1869, il se présenta sans succès à Paris comme candidat de l’opposition. (N. d. É.)
  171. Adam (Edmond), 1816-1877. Homme politique et administrateur. Préfet de Police du 11 au 31 octobre 1870, député de 1871 à 1875, sénateur de 1875 à 1877. (N. d. É.)
  172. Guyot-Montpayroux (1832-1884), député de l’opposition au Corps législatif depuis 1869. (N. d. É.)
  173. Wilson (Daniel), 1840-1902, homme politique, député de 1869 à 1870 et de 1871 à 1885, fut impliqué dans l’« affaire des décorations », qui amena le 1er décembre 1887 la démission du président Grévy, son beau-père. (N. d. É.)
  174. Besson (Paul) 1831-1894. Avocat et homme politique catholique, conseiller d’État depuis 1867, député à l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)
  175. Voir tome I, page 172.
  176. Vaillant (1790-1872). Ancien officier du Premier Empire maréchal en 1851, ministre de la Guerre (1854-1859) ; ministre de la Maison de l’Empereur (1860-1870). (N. d. É.)
  177. Maxime Du Camp avait suivi, en 1860, l’expédition des Deux-Siciles dirigée par Garibaldi. (N. d. É.)
  178. Sénard (Jules), 1800-1885. Bâtonnier de l’ordre en 1874-1875. (N. d. É.)
  179. Si l’initiative eût été personnelle, si l’intention eût été secrète, L’Électeur libre, journal rédigé par Arthur Picard, frère d’Ernest Picard, n’eût point annoncé le voyage de Jules Favre vers le quartier général allemand, dès le 18 septembre, c’est-à-dire le lendemain du départ.
  180. Lord Granville (1815-1891). Homme d’État anglais, ministre des Affaires étrangères en 1870. (N. d. É.)
  181. Gortschakoff (Alexandre), 1798-1883. Diplomate russe, ministre des Affaires étrangères (1857-1867), chancelier (1861-1881). (N. d. É.)
  182. Der deutsch-französische Krieg (relation de l’État-Major allemand), 2e partie, 10e livraison, p. 40.
  183. Enquête sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale. Rapport de M. Chaper. Tome I, p. 298-299.
  184. Decazes (Louis-Charles, duc), 1819-1886. Fils d’Élie Decazes, ministre de Louis XVIII. Ministre plénipotentiaire sous Louis-Philippe. Vécut dans la retraite de 1848 à 1870. Député à l’Assemblée nationale de 1871. Ministre des Affaires étrangères de 1873 à 1877. (N. d. É.)
  185. Quesnay de Beaurepaire (1837-1923). Magistrat et écrivain. Procureur général à la Cour d’appel en 1889, président de chambre à la Cour de Cassation en 1893. (N. d. É.)
  186. Dans sa déposition devant la commission d’enquête parlementaire sur le 18 mars, Jules Favre a dit : « Pendant le siège, les classes supérieures, élevées, intelligentes, se sont conduites admirablement ; je ne crois pas qu’il soit possible de rencontrer un tel exemple d’abnégation, de dévouement, de désintéressement… Je ne parle pas de la charité, ni de la facilité avec laquelle on a trouvé dans la bourse de ceux qui avaient de l’argent les secours nécessaires pour venir en aide à ceux qui en avaient besoin. Quant à la classe ouvrière, il y a eu des exemples de très grande vertu… mais cette classe a, en fait, pris l’habitude d’être nourrie par l’autre, de vivre dans une fainéantise d’autant plus dangereuse qu’elle permettait de vivre sans rien faire et qu’elle leur donnait cette satisfaction puérile et malsaine des exercices militaires. Ces exercices auraient pu être utiles, mais, souvent, ils se bornaient à des promenades dans Paris, et nous avons vu par le petit nombre d’inscriptions de volontaires qu’il y avait très peu de dispositions à se battre. » (Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, tome II : Déposition des témoins, in-4o, Versailles, 1872, p. 42 sq.)
  187. Les Convulsions de Paris, tome I, chap. premier.
  188. Fourichon (1809-1884). Amiral, ministre de la Marine, puis de la Guerre dans le Gouvernement de la Défense nationale, député (1871-1876), sénateur (1876), ministre de la Marine (1876-1877). (N. d. É.)
  189. Dictature des cinq mois, par Alexandre Glais-Bizoin. Paris, Dentu, 1873, 1 vol. in-12, p. 31 et 32.
  190. Lanfrey (Pierre), 1828-1877. Auteur d’une Histoire de Napoléon Ier (1867-1875). (N. d. É.)
  191. Actuellement (septembre 1888), de Freycinet est ministre de la Guerre dans le cabinet dont Floquet est le président et Goblet le ministre des Affaires étrangères.
  192. Alors ministre des Affaires étrangères (voir page 149, n. I). (N. d. É.)
  193. Les Convulsions de Paris, tome I, chap. premier.
  194. Cochery (Adolphe), 1820-1900. Avocat, député du centre gauche au Corps législatif (1869-1870), député (1871-1888), ministre des P. T. T. (1879-1885), sénateur (1888-1900). (N. d. É.)
  195. Le comte de Bernstorff, ambassadeur de Prusse à Londres, était venu, après Sedan, offrir à l’impératrice Eugénie, au nom du comte de Bismarck, de faire la paix moyennant la cession de Strasbourg et de sa banlieue, plus une indemnité de deux milliards. (G. Rotha : « M. de Persigny à Berlin », Revue des Deux Mondes, 15 mai 1889, note de la page 368.)
  196. L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux a publié dans son numéro 503, livraison du 25 avril 1889, les deux notes suivantes sur Régnier ; elles paraissent sincères et émanées de gens qui l’ont personnellement connu.

    I. L’agent Régnier et la capitulation de Metz en 1870. — Ce Régnier n’était nullement un mouchard, mais une sorte d’illuminé très préoccupé de ce qu’il appelait l’automagnétisme ; c’est-à-dire qu’il avait la prétention de se magnétiser lui-même et de se mettre, par ce procédé, en mesure de faire les choses les plus extraordinaires du monde. Il avait de quoi vivre, et était même fort à l’aise, et rien dans sa vie passée n’autorise qui que ce soit à le traiter de mouchard. Au reste, personne ne s’est donné la peine de faire sur lui une enquête sérieuse, et c’est chose inouïe que la facilité avec laquelle on a forgé sur cet homme une légende que dément toute son existence, laquelle n’a rien eu de mystérieux. Déjà Régnier avait fait des siennes en 1848. Venu des Landes, son pays, pour acclamer la République du gouvernement provisoire, il s’en alla tout droit à l’Hôtel de Ville, coiffé du béret rouge béarnais et cerclé d’une belle ceinture de même couleur, qui lui ouvrirent toutes les portes et lui valurent même l’honneur d’être admis dans la salle des délibérations du gouvernement, comme délégué des Landes, et d’y pérorer à ce titre fort longuement. De février à juin, on rencontrait partout Régnier avec ce même accoutrement, dans les cérémonies publiques, dans les clubs, et toujours pérorant. L’insurrection de juin faillit lui être funeste. Il logeait alors près du Petit-Pont. Voyant de sa fenêtre construire une barricade, il descendit pour dissuader les insurgés de cette besogne. Mais sa présence au milieu d’eux avait été signalée par le fameux béret, et, quand la troupe reprit la barricade, elle n’eut rien de plus pressé que de chercher l’homme au béret pour le fusiller. Il put heureusement se réfugier sur le toit d’une maison et se dissimuler derrière une cheminée, après avoir eu soin toutefois de supprimer le béret et la ceinture. Huit jours après, il quittait Paris et s’en allait chez lui planter ses choux.

    Les désastres de 1870 mirent de nouveau sa cervelle en ébullition. Il se crut sérieusement appelé à être le Jean d’Arc de son temps et à sauver la France de l’anarchie facile à prévoir. Son but, qu’il a exposé lui-même dans tous ses entretiens, et dans une brochure que l’on a eu le tort de ne pas prendre assez au sérieux, et qui est même ignorée de bien des gens, était d’obtenir un armistice pendant lequel la France aurait nommé une assemblée chargée de négocier les conditions de la paix. Et ce projet en somme n’avait rien que de très louable, quelque bizarres que soient les moyens auxquels il a eu recours, et qui lui ont prêté une allure si suspecte.

    Effrayé par le rôle de mouchard qu’on lui faisait jouer dans le procès Bazaine, où tout le monde a voulu voir en lui un agent de Bismarck, ce pauvre maniaque n’a plus eu qu’une pensée : se faire oublier. Il a disparu et doit être mort à présent. Mais tout ce qui précède est parfaitement exact. Celui qui écrit ces lignes le tient de bonne source. Néanmoins, la légende est faite et désormais rien ne saurait la détruire : Régnier est un espion, Régnier est un agent prussien ! Personne n’en démordra, car les légendes sont indéracinables, surtout dans ce pays. Aussi est-ce bien par amour de la vérité simplement que je trace cette note, sans m’abuser sur l’accueil qu’on lui réserve. Rien n’est pénible à un Français comme de désapprendre ce qu’il a appris de travers.

    Erasmus.

    II. Régnier était une espèce d’illuminé, de fou même, n’ayant pas attendu les tristes événements de 1870 pour donner des preuves de la plus singulière exaltation. On a beaucoup exagéré le sérieux de son rôle dans ces événements. Il n’était point un émissaire de M. de Bismarck ; mais M. de Bismarck, prompt à s’emparer des moindres circonstances qui pouvaient le servir, s’était prêté à son entrée dans Metz, avec l’arrière-pensée qu’un pareil messager ne pourrait en rien nuire aux assiégeants et qu’il pourrait en revanche — et ce calcul était vrai — troubler et diviser les assiégés. Le seul résultat matériel de l’entrée de Régnier dans la place, ce fut la sortie du brave général Bourbaki, qui fit, quand il s’aperçut qu’on avait trompé sa bonne foi, des efforts désespérés mais inutiles pour y rejoindre ses camarades. C’était déjà trop. Je possède sur Régnier un dossier fort curieux et des renseignements personnels, dont j’espère bien pouvoir tirer parti quelque jour, non pas dans l’intérêt de la réhabilitation ou de la condamnation définitive de ce malheureux qui ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité, mais dans celui de la vérité historique, ignorée jusqu’ici par la plupart de ceux qui se sont occupés de lui. (Intermédiaire des chercheurs et des curieux.)

  197. Challemel-Lacour (1827-1896). Collaborateur au Temps, fondateur de la Revue blanche. Préfet du Rhône en 1870. (N. d. É.)
  198. Morin (Frédéric), 1823-1874. Préfet de Saône-et-Loire (1870-1871). (N. d. É.)
  199. Parieu (Félix Esquirou de), 1815-1886. Membre de la Constituante et de la Législative (1848-1851), ministre de l’Instruction publique (1849-1851), vice-président du Conseil d’État (1855-1870), ministre dans le cabinet du 2 janvier 1870, sénateur de 1877 à 1885. (N. d. É.)
  200. Charles de Mazade, La Guerre de France, Paris, 1872, in-8o, p. 398.
  201. Stoffel (Eugène, baron) 1823-1907. Attaché militaire français à Berlin (1866). Échappé de Sedan, participa à la défense de Paris comme commandant de l’artillerie. Mis à la retraite en 1872 comme bonapartiste. (N. d. É.)
  202. La lettre d’Émile Ollivier, dont je viens de parler, ne doit pas être la seule qu’il ait écrite à l’empereur Guillaume, car on lit dans le Journal du Prince royal de Prusse, à la date du 10 octobre 1870 : « Bismarck raconte que Chambord et Ollivier ont écrit à Sa Majesté. Le premier se déclare prêt à obéir si son peuple l’appelle, mais il ne consentira jamais à une cession de territoire. Ollivier avoue qu’il a poussé à la guerre, mais il déconseille de réclamer des cessions de territoire. L’un ne peut rien, l’autre est cause de tout, et tous les deux osent donner des avis au vainqueur. »
  203. Les faits abondent qui constatent cette vérité ; j’en choisirai un peu connu, car la parole attribuée à Bismarck y a été presque textuellement prononcée. Lorsque, sur l’ordre de Bonaparte, Bernadotte arrêta la légation russe qui sortait de Venise (1797), le chef de la légation, Mordwinow, parla du droit des gens. Bernadotte répondit : « Il n’est pas question de droit ; je suis le plus fort ! » Il s’agissait de s’emparer de d’Entraigues, agent royaliste attaché à la légation russe. (Forneron, Histoire générale des émigrés pendant la Révolution française, Paris, 1884-1890, 3 vol. in-8o, tome II, p. 284.)
  204. Tableau historique de la guerre franco-allemande, 1 vol. in-8o, Berlin, 1871. Annexe : « Pièces diplomatiques. Réponse du comte de Bismarck, Versailles, 16 janvier 1871 », p. 449.

    Cette lettre est cruelle. Après avoir dit à Jules Favre qu’il a, dans Paris, à défendre des intérêts plus importants que l’article II des stipulations de 1856 concernant la mer Noire, Bismarck ajoute : « Ces considérations ne me permettent pas de supposer que, dans la situation critique que vous avez si puissamment contribué à créer, vous voudrez vous priver de la faculté de coopérer à une solution pour laquelle votre responsabilité se trouve engagée. » Au cours de son entrevue à Versailles avec Bismarck, Jules Favre le remercia de cette lettre et lui dit : « Vous m’avez rappelé à mon devoir. » (Voir : Moritz Busch, Le comte de Bismarck et sa suite pendant la guerre de France, 1870-1871, trad. de l’allemand, Paris, 1879, 1 vol. in-18.)

  205. Regnault (Henri), 1843-19 janvier 1871. Peintre, grand prix de Rome en 1866. (N. d. É.)
  206. Lambert (Gustave). Capitaine de la marine marchande, il avait conçu le projet d’une expédition au Pôle Nord. Capitaine de la garde nationale en 1870, il démissionna, s’engagea comme simple soldat au 119e de ligne le 18 décembre 1870, fut fait sergent le 4 janvier 1871 et tomba à Buzenval le 19 janvier 1871. (N. d. É.)
  207. Voir ce que j’en ai dit dans Les Convulsions de Paris.
  208. Il était maire de Paris. (N. d. É.)
  209. Ce dernier fait est à ma connaissance personnelle ; pour les entrevues de Versailles, cf. Moritz Busch, clo. cit.
  210. À ces insinuations, Bismarck a immédiatement répondu en mettant l’interdit sur les frontières d’Alsace-Lorraine mitoyennes à la France pour toute personne qui ne serait pas munie d’un passeport visé par l’autorité allemande.
  211. Ma prédiction — ma crainte — est à vau-l’eau ; Dieu soit loué. Les élections législatives (22 septembre 1889) ont mis à bas l’échafaudage du boulangisme ; je souhaite ardemment qu’on ne le reconstruise jamais.
  212. Victor-Napoléon (1862-1926), fils du prince Napoléon et petit-fils de Jérôme, roi de Westphalie. (N. d. É.)
  213. Le rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale et les délibérations de ce gouvernement par M. Chaper, membre de l’Assemblée nationale (no 1433, Assemblée nationale, année 1872 : annexe au procès-verbal de la séance du 30 novembre 1872), contient les procès-verbaux des délibérations, mais avec des suppressions dont quelques-unes ne manquent point d’importance. Le texte publié et communiqué à l’Assemblée nationale comporte quarante-deux lacunes que j’ai pu combler, sur mon exemplaire, grâce à une copie manuscrite in extenso que le général Ducrot m’a communiquée.
  214. Du Buit (Henry), 1837-1919, fut en effet bâtonnier de 1891 à 1893. (N. d. É.)
  215. Ranc (Arthur), 1831-1908. Journaliste et homme politique. Exilé après le coup d’État, rentré en France en 1859. Maire du 9e arrondissement après le 4 septembre 1870, puis directeur de la Sûreté générale. Membre de la Commune de 1871. Exilé de 1873 à 1879. Député (1881-1885), sénateur (1891). (N. d. É.)
  216. Le Grand-Théâtre, construit au XVIIIe siècle par l’architecte Victor Louis. (N. d. É.)
  217. Lavertujon (André), 1827-1901. Journaliste d’opposition sous l’Empire, secrétaire général du Gouvernement de la Défense nationale, diplomate sous la Troisième République, sénateur de 1887 à 1898. (N. d. É.)
  218. Laugel (Antoine), 1830-1899. Homme de lettres. (N. d. É.)
  219. Piscatory (Théobald), 1799-1870. Homme politique et diplomate. Pair de France en 1846, député en 1849, il prit sa retraite après le coup d’État. (N. d. É.)
  220. Barthélemy-Saint-Hilaire (1805-1895). Philosophe et homme politique. Député de 1848 à 1851, membre du Corps législatif (1869-1870) et de l’Assemblée nationale (1871-1875), sénateur inamovible en 1875. (N. d. É.)
  221. Cuvillier-Fleury (1802-1887). Homme de lettres. Secrétaire de Louis Bonaparte, précepteur du duc d’Aumale en 1827, il entra au Journal des Débats en 1834 et à l’Académie française en 1866. (N. d. É.)
  222. L’Allemagne actuelle, sans nom d’auteur, Paris, 1887, Plon, p. 157 et 158.
  223. Lavedan, sous la signature de Ph. de Grandlieu, est revenu sur ce fait dans le Figaro du 25 mai 1889 ; voici en quels termes : « M. Thiers m’a dit en 1871, à Bordeaux, une parole terrible dont je ne me suis jamais souvenu sans un frisson de révolte. Nous causions des conditions de la paix. « Cinq milliards et deux provinces, me dit-il, c’est dur. J’aimerais mieux abandonner deux autres provinces et garder les cinq milliards. » Et comme je protestais contre un pareil langage : « Les provinces, s’écria-t-il, on les reprend un jour ou l’autre, tandis que les milliards partis ne reviennent jamais. »
  224. Le Comte de Bismarck et sa suite, par Moritz Busch, p. 509.
  225. Le quai de Billy (ou plutôt Debilly) est devenu par la suite le quai de Tokio, puis de New York. (N. d. É.)
  226. Louis Schneider : L’Empereur Guillaume, Souvenirs intimes, revus et annotés par l’empereur, sur le manuscrit original. Trad. Paris, Berger-Levrault, 1888, 3 vol. in-8o, tome III, note de la page 233.
  227. John Russell, Mémoires et Souvenirs, 1817-1873. Trad. de l’anglais, Paris, E. Dentu, 1876, in-8o, p. 499.
  228. Schneider, loc. cit., tome III, p. 240-241.
  229. Les Convulsions de Paris (Paris, Hachette, 1878-1880. 4 vol. in-8o). Tome I, Les Prisons pendant la Commune. Tome II, Épisodes de la Commune. Tome III, Les Sauvetages pendant la Commune. Tome IV, La Commune à l’Hôtel de Ville.
  230. L’Assemblée nationale avait désigné un certain nombre de députés pour former une commission parlementaire des grâces. (N. d. É.)
  231. La Chiffa est une rivière du département d’Alger, sur les bords de laquelle se livrèrent des combats pendant la conquête de l’Algérie. (N. d. É.)
  232. Paris, Ollendorff, 1886-1887, 1 vol. in-16 de 345 pages.
  233. Paul Dhormoys, loc. cit., p. 231-237.
  234. Commandait les troupes d’occupation en France. (N. d. É.)
  235. Bocher (Édouard), 1811-1900. Député à l’Assemblée législative de 1849. Administrateur des biens de la famille d’Orléans. Député de 1871 à 1875, sénateur de 1876 à 1891. (N. d. É.)
  236. Malmesbury était, à cette époque, Lord-Garde du sceau privé. (N. d. É.)
  237. Mémoires d’un ancien ministre, par Lord Malmesbury, Paris, Paul Ollendorff, 1886, 1 vol. in-16, p. 374-375.
  238. Le général Ladmirault fut, en effet, gouverneur de Paris de 1871 à 1876. (N. d. É.)
  239. Le général était fils de ce Bourbaki, capitaine d’une felouque grecque, qui partit de Marseille pour aller en Égypte porter à Bonaparte la lettre par laquelle Joseph, futur roi de Naples et d’Espagne, l’engageait à rentrer en France et à s’emparer d’un pouvoir que le Directoire avait avili. Le messager secret remplit bien sa mission et périt plus tard en Grèce, pendant la guerre d’indépendance : je crois même qu’il fut tué, avec Odissès, au pas des Thermopyles, comme Léonidas.
  240. Fleury (Émile-Félix, comte), 1815-1884. Aide de camp de Napoléon III (1856-1870). Ses mémoires ont été publiés sous le titre : Souvenirs du général Fleury, Paris, Plon, 1897-1898, 2 vol. in-8o. (N. d. É.)
  241. Chouvaloff (1828-1889). Général et diplomate russe, ambassadeur à Londres de 1873 à 1879. (N. d. É.)
  242. Résidence du prince de Bismarck, en Poméranie. (N. d. É.)
  243. Ces faits m’ont été confirmés par Bamberger, qui, pendant la durée de la guerre, fut un des confidents et le correspondant de Bismarck.
  244. L’attaché militaire était le baron de Loe ; je lui ai répété le propos attribué à Bismarck par le comte Chouvaloff ; il m’a dit : « Rien n’est plus exact, vous pouvez l’affirmer en vous autorisant de mon témoignage. » C’est ce que je fais.
  245. Cette idée est souvent exprimée par le roi de Prusse dans ses conversations avec Schneider. Cf. Schneider, L’Empereur Guillaume, passim.
  246. Cet uniforme, qui est celui de général de division, sauf que la couronne impériale remplace les trois étoiles des épaulettes, est resté à la villa de Prangins, où je l’ai encore vu au mois d’août 1887.
  247. Le Prince impérial, qui était à l’École militaire de Woolwich. (N. d. É.)
  248. Voiture à quatre roues et à un cheval, mise à la mode par Lord Brougham. (N. d. É.)
  249. Sylvestre de Sacy (Samuel), 1801-1879. Fils du célèbre orientaliste. Critique littéraire, membre de l’Académie française et sénateur sous l’Empire. (N. d. É.)
  250. Lemoinne (John), 1815-1892. Publiciste et homme politique. Rédacteur en chef du Journal des Débats, il soutint d’abord la restauration monarchique, puis se rallia en 1873 à la République parlementaire. Membre de l’Académie française en 1875. Sénateur en 1888. (N. d. É.)
  251. Si la scène s’est effectivement passée en octobre 1873, il ne peut s’agir du prince Albrecht, quatrième fils de Frédéric-Guillaume III et de la reine Louise, né le 4 octobre 1809, et mort le 14 octobre 1872. (N. d. É.)
  252. Wielopolski (1803-1877). Homme politique polonais, favorable à la Russie, émigra en Allemagne et mourut à Dresde. (N. d. É.)
  253. Les carrosses sont comme les livres : habent sua fata. La voiture que le comte de Chambord avait commandée pour faire son entrée dans sa bonne ville de Paris vient de servir au duc de Sparte, fils du roi de Grèce, et à sa femme, la princesse Sophie, sœur de l’empereur d’Allemagne, pour les cérémonies de leur mariage à Athènes (octobre 1889).
  254. Un sénateur inamovible est mort hier : c’est le général Chabrou, dont le nom avait été cité à l’ordre de l’armée à la bataille de l’Alma et à Palestro. Il était général de brigade dans le cadre de réserve depuis deux ans, quand la guerre de 1870 éclata : il fut promu alors divisionnaire, prit un commandement dans l’armée de la Loire et enleva un faubourg de Blois aux armées allemandes. Son département, la Haute-Loire, l’envoya siéger à l’Assemblée nationale. On dit que son vote sur l’amendement Wallon décida du sort de la République. Il avait, en effet, décidé de s’abstenir ; mais, lorsqu’il apprit qu’un pointage était devenu nécessaire, il n’hésita plus, vota « pour », et l’amendement fut adopté à « une » voix de majorité. Il se fit inscrire ensuite au groupe Lavergne. La gauche, reconnaissante, l’inscrivit sur sa liste des candidats aux sièges inamovibles, et il fut élu le quarante-troisième. (Le Figaro, 25 octobre 1889.)
  255. La Rochette (Antoine Poictevin de), 1837-1879. Député légitimiste à l’Assemblée nationale. (N. d. É.)
  256. Tréhouart (1798-1873). Sénateur en 1859, amiral de France en 1869. (N. d. É.)
  257. On a inventé bien des histoires pour expliquer l’attitude du comte de Chambord ; on en invente toujours. Voici l’extrait d’une lettre qui m’a été adressée en date du 22 juillet 1889 : « Un charmant homme, honnête et distingué, M. Siméon Luce, officier d’artillerie, qui avait pris charge d’élever le fils de la duchesse de Parme, s’est trouvé ensuite attaché au comte de Chambord, en 1872. C’est lui qui a rapporté à Henri V l’adhésion d’une grande partie des généraux français, au moment où on allait ramener le prince en France. Lorsqu’il passa par Vienne pour transmettre à Frohsdorf cette adhésion énorme, l’empereur d’Autriche voulut le voir et lui dit : « Aussitôt après la restauration d’Henri V, M. de Bismarck cherchera querelle à la France sur la question romaine de façon à la contraindre à la guerre : prévenez-en votre maître. » C’est sur cette affirmation qu’Henri V écrivit la lettre du drapeau blanc qui a déterminé l’établissement de la République. Ceci est un fait. » Je suis certain que M. Siméon Luce a tenu le propos qu’on lui prête, mais l’anecdote n’en est pas moins plus que douteuse ; c’est par scrupule que je la reproduis, car il m’est impossible d’y ajouter foi. À propos du comte de Chambord, je rappellerai la parole prononcée par Michelet à son lit de mort. En délire, presque en agonie, il s’écria : « Il eût fallu nourrir Henri V avec des cœurs de lion. »
  258. Déporté en Nouvelle-Calédonie en 1873, à cause de sa participation à la Commune, Rochefort s’était évadé quatre mois après son arrivée à Nouméa. (N. d. É.)
  259. Russell (Odo-William) Lord Amphtill, 1829-1884. Ambassadeur à Berlin depuis 1871, il fut un des représentants de la Grande-Bretagne au Congrès de Berlin, en 1878. (N. d. É.)
  260. Bassano (Hugues, duc de), 1803-1898. Fils de Maret, duc de Bassano, ministre de Napoléon Ier. Sénateur depuis 1852, grand chambellan de 1852 à 1870. (N. d. É.)
  261. Corvisart (Docteur Lucien), 1824-1882. Neveu du docteur Corvisart-Desmarets, membre de l’Institut et professeur au Collège de France, qui fut médecin de Napoléon Ier. (N. d. É.)
  262. Déjà, lors de l’expédition contre l’Herzégovine, il avait directement sollicité la faveur de se joindre à l’état-major des troupes autrichiennes. L’empereur d’Autriche lui avait répondu avec bonté qu’il ne pouvait lui accorder une autorisation qu’il avait refusée à son propre fils.
  263. Duruy (Albert), 1844-1887. Publiciste et historien, fils de Victor Duruy. (N. d. É.)
  264. Pour les articles du Weekly Chronicle et de La Bataille, voir Le Figaro des 13, 14 et 15 mai 1882.
  265. Audry de Puyravault (1783-1852). Industriel et homme politique, prit une part importante à la révolution de 1830. (N. d. É.)
  266. Extrait du procès-verbal dressé par le commissaire de police assistant à l’autopsie faite le 1er janvier 1883, à onze heures du soir :

    « L’autopsie a fait reconnaître : 1° Une inflammation ancienne de l’intestin, ayant produit un rétrécissement de la terminaison de l’intestin grêle et de la valvule iléo-cœcale (appendice vermiforme) ; 2° Une large et profonde infiltration purulente, siégeant en arrière du colon et dans la paroi abdominale ; 3° Un léger degré de péritonite généralisée, qui s’est produite dans les derniers moments de la vie. La blessure était complètement cicatrisée. »

  267. Bourbon (Louis-Henri-Joseph, duc de), prince de Condé (1756-1830). Fils du prince de Condé qui commanda l’armée des émigrés, et père du duc d’Enghien. Peu après la chute de Charles X, on le trouva pendu dans son appartement. Avec lui s’éteignit la famille des Condé. (N. d. É.)