Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 1/1

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INTRODUCTION



EN présentant au public ces Souvenirs, qui, avant de voir le jour, sont restés enfermés durant de longues années — suivant la volonté de leur auteur — dans une cassette soigneusement scellée, il n’est pas sans intérêt d’évoquer la personnalité, aujourd’hui un peu estompée par le temps, de cet homme de lettres exemplaire que fut Maxime Du Camp.

Du Camp exerça ses dons variés et subtils dans les genres les plus divers (poésie, romans, critique d’art, récits de voyage, journalisme, histoire contemporaine, mémoires) ; il fut à certains égards un novateur et un précurseur. S’il est un esprit impossible à classer ou à définir par une formule, c’est bien celui de Maxime Du Camp, qui, protestant contre l’abus des formules dans l’art, écrivait : « En art, en religion, en tout, il n’y a de fécond que la liberté. » L’amour de la liberté est à peu près le seul caractère permanent de sa vie et de son œuvre, remarquables par une profonde aversion à l’égard de tous les conformismes. Ne soyons donc pas surpris de voir Maxime Du Camp combattre en juin 1848 dans les rangs de la garde nationale, pour la défense de la propriété et de l’ordre établi, puis, douze ans plus tard, suivre l’expédition des Mille, parmi les « chemises rouges » de Garibaldi.

Né à Paris le 8 février 1822, ayant perdu ses parents d’assez bonne heure et jouissant d’une fortune suffisante pour lui assurer l’indépendance, Maxime Du Camp fut, comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, atteint du « mal romantique ». Comme chez Flaubert, dont il fut l’un des plus intimes amis, ce romantisme se traduisait par une révolte contre la société bourgeoise et l’esprit bourgeois, par un désir de dépaysement et d’exotisme. Sa jeunesse, de 1840 à 1860, ne fut, suivant l’expression de Paul Bourget, qu’« une longue aventure », et Alexandre Dumas, qui participa avec lui à l’équipée garibaldienne, disait qu’il ne le voyait jamais sans songer à l’un de ses mousquetaires. Comme Gérard de Nerval, Théophile Gautier et Flaubert, l’Orient l’attirait ; il y fit un premier voyage en 1844-1845, avec Flaubert, et à la fin de 1848 il visitait le Maroc. Son troisième voyage (1849-1851), entrepris cette fois avec une mission du ministère de l’Instruction publique, le conduisit en Égypte, en Nubie, en Palestine, en Syrie, en Grèce et en Épire. Il en rapporta une magnifique collection de photographies et fit paraître en 1852 une relation de son voyage qui marque une date dans l’histoire de l’édition, car ce fut le premier ouvrage illustré de photographies.

Au cours des années suivantes, Maxime Du Camp, qui avait accueilli avec sympathie l’avènement du régime impérial, acquit une renommée qui alla grandissant : il publia des romans et des poèmes, et, de 1855 à 1867, il donna régulièrement des comptes rendus des Salons de peinture. Ce fut lui qui, avec Louis Ulbach et Laurent Pichat, fonda en octobre 1851 la Revue de Paris, à laquelle collaborèrent les écrivains que leur indépendance éloignait de la Revue des Deux Mondes. Cela n’empêcha d’ailleurs pas Maxime Du Camp de devenir par la suite un des collaborateurs les plus assidus et les plus estimés de celle-ci. C’est dans cette revue qu’il publia, à partir de 1867, une série d’études sur le Paris contemporain qui suscitèrent un vif intérêt et furent réunies en volume sous le titre : Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Cet ouvrage sur Paris, modèle accompli de « reportage » exécuté par un écrivain de talent, marque un tournant décisif dans sa carrière littéraire : renonçant délibérément à la littérature d’imagination et au romantisme, il se consacre désormais à l’étude de la réalité contemporaine. Au ton lyrique de ses premières œuvres, se substitue un tour familier, naturel et de la meilleure qualité. « J’ai été discipliné par la vérité à mon insu, nous dit-il dans ses Souvenirs littéraires (1882), et j’y ai été ramené sans même m’en apercevoir », et il ajoute : « Rien ne serait plus curieux à écrire que l’histoire de ce livre sur Paris, qui m’entraîna à faire tous les métiers. J’ai vécu à la poste aux lettres ; j’ai été presque employé à la Banque de France ; j’ai abattu des bœufs ; j’ai suivi dans leurs expéditions les agents de la Sûreté, les agents des mœurs, les agents des garnis ; je me suis assis dans la cellule des détenus, j’ai accompagné les condamnés à mort jusque sur la table des autopsies ; j’ai visité les indigents ; j’ai dormi sur le lit des hôpitaux ; je suis monté sur la locomotive des trains de grande vitesse et je me suis interné dans un asile d’aliénés pour mieux étudier les fous. Je crois n’avoir reculé devant aucune fatigue, devant aucune enquête, devant aucun dégoût… » Il faut dire que, grâce à son amitié avec le préfet de Police Joseph Piétri, Maxime Du Camp eut accès aux archives de la Préfecture. Il put de la sorte connaître les dossiers secrets de la police et y faire des découvertes dont la divulgation immédiate eût été parfois désastreuse pour la réputation de tel ou tel personnage célèbre et considéré. C’est dire pourquoi il a voulu différer jusqu’au siècle suivant la publication de ses Souvenirs. « Lorsque ces pages, écrit-il, seront mises sous les yeux du public, celui qui parle et ceux dont on va parler seront depuis longtemps réunis dans la même poussière ; cela me met à l’aise pour ne point me réserver… »

Maxime Du Camp se consacrait donc à des ouvrages que nous qualifierions aujourd’hui de « documentaires » : ses Souvenirs de l’année 1848 (1876) ; son ouvrage sur la Commune de 1871, Les Convulsions de Paris (1878) ; un autre ouvrage sur La Charité privée à Paris (1885), où il étudiait avec sympathie certaines institutions telles que les Petites Sœurs des Pauvres ou les Dames du Calvaire. Il avait été élu en 1880 à l’Académie française, en remplacement de Saint-René Taillandier.

Vieux Parisien amoureux de sa ville natale, Maxime Du Camp avait cependant l’habitude de séjourner chaque été à Baden-Baden, qui était alors le rendez-vous de la haute société européenne et où il était devenu, disait-on, l’homme le plus en vue après le grand-duc de Bade. Ce fut là qu’il écrivit, de 1882 à 1888, les Souvenirs que nous publions aujourd’hui. Ce fut aussi là qu’il mourut, le 8 février 1894, le jour même où il achevait sa soixante-douzième année.

Au cours de sa longue et riche existence, Maxime Du Camp avait entretenu des relations non seulement avec des écrivains et des artistes, mais aussi avec un grand nombre de personnages — princes, hommes politiques, diplomates, administrateurs, femmes du monde — qui jouèrent un rôle important sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, et dans les débuts de la Troisième République. Familier de l’impératrice Eugénie, du Prince impérial, du prince Napoléon, de la princesse Mathilde, du duc de Morny, reçu aux Tuileries et dans les salons à la mode, il avait connu Émile Ollivier, le général Chanzy, Ernest Picard, Jules Simon et bien des personnages de la République, cependant que ses séjours à Baden-Baden lui avaient permis d’approcher l’empereur Guillaume Ier, le prince Gortschakoff, et d’entrer en rapport avec toute la haute société européenne. En révélant des faits ignorés ou en jetant une lumière nouvelle sur d’autres faits mal connus, les Souvenirs de Maxime Du Camp apportent — en dehors même de leur valeur littéraire — une précieuse contribution à la connaissance de toute une période de notre histoire.

Les Éditeurs.