Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 1/15

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troisième partie

LE MINISTÈRE DU DEUX JANVIER

CHAPITRE III

L’INCIDENT HOHENZOLLERN



LA FRANCE DÉSARMÉE PAR LE POUVOIR LÉGISLATIF. — PRÉOCCUPATION DE L’EMPEREUR. — MISSION SECRÈTE DU GÉNÉRAL LEBRUN. — OPINION DU COMTE DE BISMARCK. — TUMULTE DANS LES RUES. — L’AFFAIRE VICTOR NOIR. — OÙ EN EST LA FRANCE APRÈS DIX-HUIT ANS DE RÈGNE. — À BADEN-BADEN. — DÉCLARATION D’ÉMILE OLLIVIER. — LA CANDIDATURE HOHENZOLLERN. — EMPORTEMENT DE L’OPINION PUBLIQUE. — LE DUC DE GRAMONT ET ÉMILE OLLIVIER. — EXIGENCES DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS. — PREMIER CONSEIL DES MINISTRES. — INTERVENTION DE L’IMPÉRATRICE. — JÉRÔME DAVID. — UN NOUVEAU MINISTÈRE EST PRÊT. — AU CORPS LÉGISLATIF. — CHANGEMENT DE FRONT. — SECOND CONSEIL DES MINISTRES. — SÉGRIS ET L’EMPEREUR PACIFIQUES. — COLÈRE DU MARÉCHAL LEBŒUF. — LE ROI DE PRUSSE ET BENEDETTI À EMS. — DÉPÊCHE MENSONGÈRE. — FAUSSE DÉCLARATION D’OLLIVIER. — LA DÉCLARATION DE GUERRE EST EXPÉDIÉE À BERLIN.



LES hommes dont j’ai cité les paroles, Jules Simon, Ernest Picard, Jules Favre, Garnier-Pagès, furent membres du Gouvernement de la Défense nationale, dont Thiers a été l’ambassadeur près des cours européennes ; ils ont porté le poids de la guerre, alors qu’elle n’était plus qu’une lutte sans espérance, qu’un effort sans résultat possible. Firent-ils un retour sur eux-mêmes ? Non pas ! Lorsque tout se fut écroulé, ils ne confessèrent pas leurs fautes et s’en repentirent encore moins ; mais, montrant à la France les ruines au milieu desquelles elle se cherchait en se débattant, ils lui dirent et lui répétèrent : « Vois où t’a menée le pouvoir personnel ! » Est-il possible, est-il supposable qu’ils aient été de bonne foi et ne s’apercevaient-ils pas qu’en cette circonstance le pouvoir personnel, prévoyant, actif à fortifier le pays contre un péril assuré, avait été désarmé, c’est le vrai mot, par le pouvoir législatif, dont les membres de l’opposition ne voyaient, dans l’Europe entière, qu’un seul ennemi qu’il fallait combattre et renverser : l’Empereur et l’Empire ?

Napoléon III ne se faisait aucune illusion à cet égard ; il savait que le coup d’État de Décembre et le régime qui s’en était suivi avaient suscité contre lui des haines implacables. J’ai su qu’il en était attristé et qu’il avait foi dans l’action du temps, dans la transmission de la couronne à son fils, pour apaiser les ressentiments dont il était l’objet et qu’il avait mérités. Tout en surveillant les inimitiés qui ne se dissimulaient plus, depuis que la liberté de la presse leur permettait une expansion sans danger, il regardait vers l’extérieur, car il prévoyait que de là viendrait le péril où pouvaient sombrer sa puissance et sa dynastie. Mis hors d’état de se défendre victorieusement, condamné, pour ainsi dire, à la défaite par les votes successifs qui avaient brisé entre ses mains l’instrument du salut et qui, chaque année, le contraignaient à réduire le nombre des soldats français en présence de l’accroissement continu des troupes allemandes, il comprenait que, si la France seule avait à supporter le choc des armées d’outre-Rhin, elle était perdue ; aussi cherchait-il des alliés qui, en cas de lutte, pussent faire une diversion utile et lui permissent de parer à l’inégalité des forces. Dans ce but, au mois de mai 1870, il confia une mission secrète au général Lebrun, qui était son aide de camp. À l’heure où j’écris ceci (5 septembre 1887), le mystère de cette négociation n’a pas encore été dévoilé, mais j’imagine que le général Lebrun l’a expliqué dans un livre qui, sans doute, sera publié après sa mort[1].

Voici comment j’ai eu connaissance du fait. Le 6 février 1879, j’ai déjeuné chez le général de Susleau de Malroy ; un seul convive, le général Lebrun, était avec nous. Les deux vieux officiers étaient intimement liés ; à peu près du même âge, attachés tous deux au corps d’État-Major, ils avaient fait campagne ensemble en Algérie, en Crimée, en Italie, et se complaisaient, pendant le repas auquel j’assistais, à se rappeler les incidents de leur vie militaire. La conversation, déviant par une pente naturelle, en était arrivée à se fixer sur la guerre franco-allemande, au cours de laquelle le général Lebrun, appartenant à l’armée de Mac-Mahon, avait défendu Bazeilles, tandis que de Malroy était resté enfermé dans Paris, où il était chef d’état-major du général Soumain. De Malroy se lamentait et se demandait par suite de quelle étourderie on s’était jeté dans une aventure si grave, sans s’être assuré du concours d’une autre puissance. Pour répondre à cette question, le général Lebrun raconta ce qui suit : j’en ai pris note, le même jour, en rentrant chez moi, et, sauf quelques détails que j’aurai omis ou mal compris, je crois pouvoir affirmer que mon récit est exact.

Le général Lebrun partit pour Vienne, à la fin du mois de mai ; sa mission était strictement confidentielle et il devait la dissimuler même à notre ambassadeur ; j’ignore s’il vit l’empereur d’Autriche, mais je sais qu’il entra immédiatement en rapport avec l’archiduc Albert[2], qui était quelque chose comme généralissime des armées autrichiennes. Le problème que le général Lebrun devait lui soumettre peut se formuler ainsi : « Dans le cas d’une guerre entre la France et la Prusse, si l’Autriche y prenait part, quel serait le plan de campagne qu’elle proposerait ? » À cette époque, l’Autriche, ulcérée de ses récentes défaites, humiliée d’avoir été rejetée hors de la Confédération germanique, dépouillée de son influence en Allemagne, attristée d’avoir perdu la Vénétie, ne rêvait que de revanche et regardait du côté de Berlin avec colère. Le gouvernement français ne faisait donc pas acte de présomption en comptant sur un concours efficace.

Si je ne me suis pas trompé sur le sens des explications, parfois trop techniques, que le général Lebrun donnait au général de Malroy, le point dont on avait été surtout préoccupé était celui de la mobilisation. La mobilisation prussienne était très rapide, on l’avait vu en 1866 ; la mobilisation française était plus lente, et la nécessité d’amener en ligne l’armée d’Algérie ne pouvait que la retarder encore ; la mobilisation autrichienne était pesante. Il était donc probable que le début de la guerre serait favorable aux Allemands, qui pourraient forcer la frontière de France avec un contingent plus considérable que le nôtre. Dans ce cas, le principal souci du commandant en chef des armées françaises devait être d’immobiliser devant Metz et devant Strasbourg le plus de troupes allemandes possible, afin de donner le temps à l’Autriche de réunir ses soldats et de se porter sur la Silésie. Ce plan fut écrit tout entier de la main même de l’archiduc Albert ; je ne me souviens pas si le général Lebrun en possède l’original ou la copie.

Ce n’était pas un traité, ni un engagement, ni même une promesse, ce n’était qu’un projet qui n’engageait ni la Burg[3], ni les Tuileries, et ce projet eût, sans nul doute, reçu exécution, si les circonstances à la fois diplomatiques et militaires que je raconterai plus tard n’y avaient mis obstacle. Il n’en est pas moins certain que, pendant que la maussaderie du pouvoir législatif semblait prendre à tâche de diminuer nos effectifs et d’affaiblir notre armée, l’initiative personnelle de Napoléon III s’efforçait de lier partie avec l’Autriche et de l’entraîner à faire une diversion qui, tout en lui pouvant devenir fructueuse, ne nous serait pas inutile.

Le comte de Bismarck — la guerre de 1870 n’en avait pas encore fait un prince — soupçonna-t-il cette mission secrète du général Lebrun ? Le fait est douteux, quoiqu’il ne se gênât guère pour regarder de près dans les chancelleries de Pétersbourg, de Vienne et de Paris. En tout cas, il n’en eût été que plus attentif à ce qui se passait en France, car il était convaincu dès longtemps, et ne se retenait point de le dire dans l’intimité, que la mauvaise humeur que l’on se témoignait de part et d’autre amènerait un conflit armé. Je tiens du comte Chreptowitch[4], qui, plusieurs fois, eut à remplir des missions particulières auprès du roi de Prusse, que, se trouvant à Berlin au mois de juin 1870, il avait dit à Bismarck : « Les malentendus qui divisent les Cabinets sont des plus insignifiants ; nulle difficulté n’en peut surgir et la paix me semble assurée pour longtemps. » Avec vivacité, Bismarck répondit : « Eh ! comptez-vous pour rien la présence du duc de Gramont aux affaires ? Avec un pareil homme, nul jour n’a de lendemain ; il est comme les taureaux, on n’a qu’à lui montrer le chiffon rouge pour qu’il se jette dessus. » Bismarck savait ce qu’il disait et le prouva. Lorsqu’il voulut engager la lutte contre la France, dont il connaissait l’infériorité militaire et les divisions intestines, il tabla sur le caractère du duc de Gramont et se fit déclarer la guerre, de façon à rejeter les torts sur la France et à mettre le droit de son côté ; ce n’était qu’une apparence, mais elle équivalait à la réalité et le monde en fut dupe.

Si, comme on vient de le voir, une sorte d’instabilité dans nos relations avec Berlin semblait faire prévoir de redoutables événements, la situation, non pas de la France, mais de Paris, n’était point sans offrir des indices d’un mécontentement entretenu par la faction des irréconciliables. Le ton de certains journaux était devenu excessif ; Le Rappel, fondé par Victor Hugo, Le Réveil, fondé par Delescluze, La Marseillaise, fondée par Henri de Rochefort, avaient dépassé toute mesure dès 1869 et s’étaient donné belle carrière sous le ministère Chasseloup-Laubat, qui n’avait toléré aucune poursuite contre la presse. Gustave Maroteau, un futur journaliste de la Commune, avait ressuscité Le Père Duchêne ; j’en retrouve dans mes paperasses le no 5, 7 décembre 1869, et j’y lis deux articles immondes intitulés Pauvre Vieux et Elle, c’est-à-dire l’Empereur et l’Impératrice ; ce n’est pas à citer, même en latin.

On s’apercevait que la liberté concédée par l’Empire ne servait qu’à le combattre et à essayer de le porter bas. Il est, du reste, à remarquer qu’en France les gouvernements qui s’établissent sur la liberté et la reprennent périssent ; et que ceux qui s’établissent sur l’autorité et l’abandonnent périssent également ; on en peut conclure que, depuis un siècle, notre pays cherche sa forme gouvernementale et ne l’a point trouvée. Pour s’en convaincre, il suffit de compter les différentes phases — toujours définitives, mais toujours transitoires — par lesquelles notre pays a passé depuis 1789.

L’agitation de certains esprits mal satisfaits, inquiets et novateurs, avait éveillé quelques velléités de rumeurs dans la rue, qui avait pris sous l’Empire autoritaire une attitude apaisée qu’on ne lui connaissait guère. Les premières manifestations publiques, fort peu graves à la vérité et assez semblables à un tumulte d’écoliers, se produisirent à propos des élections complémentaires de 1869. La mode s’y était mise et l’on allait voir les groupes se former sur le boulevard Montmartre, sous les fenêtres de je ne sais plus quel journal. On chantait, on criait, on se bousculait ; la foule était considérable, en majeure partie composée de curieux ; il en venait des villes voisines et les chemins de fer amenaient des badauds qui sottement allaient s’exposer aux bourrades de la police. Lorsque la foule, devenue trop compacte, interrompait la circulation, une ou deux brigades de sergents de ville gourmaient les braillards et les dispersaient. Cela fit naître une industrie nouvelle ; des gamins ingénieux ramassaient les faux chignons que les femmes avaient perdus dans leur fuite et les allaient vendre à quelques perruquiers des faubourgs. Comme dans la bagarre on renversait des cabanes de marchandes de journaux, ces brouhahas furent appelés : l’émeute des kiosques.

Une seule fois, dans les premiers jours du mois de juin 1869, si ma mémoire n’est pas en défaut, les choses semblèrent prendre une tournure un peu plus grave. Le maréchal Niel vivait encore et était ministre de la Guerre. Déjà souffrant, irrité de tout ce bruit provocateur dont l’écho lui arrivait par les rapports de ses agents, agacé de la mansuétude de la police qui, par ordre, ne devait intervenir sérieusement qu’en cas de conflit, il voulut en finir une fois pour toutes et se rendit aux Tuileries. Il dit à l’Empereur : « Je vais faire sortir les troupes et envoyer quelques régiments de cavalerie balayer les boulevards ; il faut mettre ordre à ces perturbations quotidiennes et ne plus tolérer que l’on se joue ainsi de l’autorité de Votre Majesté. » Napoléon III, assez indifférent en somme à ce qui se passait, lui répondit : « Agissez comme il vous conviendra, mais ne faites rien sans avoir prévenu Piétri. » Le maréchal Niel donna ordre à l’aide de camp qui l’avait accompagné d’aller avertir le préfet de Police et de se rendre immédiatement après aux casernes du quai d’Orsay et de l’École militaire, pour mettre la cavalerie en mouvement et l’assembler sur la place de la Concorde.

Piétri — de qui je tiens le fait — écouta la communication qui lui était transmise et dit à l’aide de camp : « Je me charge de tout ; n’allez pas aux casernes. » L’aide de camp regimba ; il ne relevait que du ministre de la Guerre et devait exécuter les ordres qu’il en avait reçus. Piétri, tout en souriant, lui répliqua : « Je vous mets en état d’arrestation et je vous emmène avec moi aux Tuileries. » Dix minutes après, Piétri et l’officier étaient dans le cabinet de l’Empereur, où le maréchal Niel se trouvait encore. Piétri fut très net : « J’ai empêché l’aide de camp de faire sonner le boute-selle. À quoi bon des soldats ? Il n’y a même pas d’émeute ; il n’y a que des nigauds, des désœuvrés qui font du bruit ; mes sergents de ville et la garde municipale suffisent à réprimer tout désordre ; mes hommes ont l’habitude de la population parisienne et je réponds de tout. Si les soldats paraissent, je ne réponds de rien, parce qu’ils procéderont avec brutalité et tueront les curieux. » Le maréchal Niel insista ; Piétri tint bon. L’Empereur dit : « Je veux savoir à quoi m’en tenir. » Il demanda sa victoria, monta dedans et, au milieu de la foule, sans escorte ni gardes, alla se promener sur les boulevards ; on l’acclama et il fut l’objet d’une ovation des plus chaudes. Mais, dès que la voiture avait disparu, les sifflets et les cris recommençaient, tant ce peuple puéril est ému par un acte de crânerie, quitte à l’oublier immédiatement.

Quelques jours plus tard, après le 11 juin, la foule étant plus considérable et plus agitée que de coutume, on la fit cerner par la garde municipale, qui, grâce à un mouvement tournant opéré par les rues, enveloppa le boulevard. On arrêta un grand nombre de personnes qui furent conduites, pour subir un interrogatoire sommaire, à la mairie de la rue Drouot et au palais de la Bourse, où des commissaires de police étaient installés. L’arrestation fut maintenue pour beaucoup de perturbateurs, mais on eut à relâcher, non sans surprise, des sénateurs, des députés, un ambassadeur, des fonctionnaires et même quelques employés du château des Tuileries, qui étaient venus là pour « s’amuser ». Le bruit et le désordre attirent le Français, comme le miel attire les mouches.

La seule émotion populaire qui eût pu avoir de la gravité fut celle qui prit occasion de l’enterrement de Victor Noir. Connaît-on encore cette aventure ? Un journaliste d’origine corse, nommé Paschal Grousset, qui fut le ministre des Relations extérieures de la Commune, avec autant de succès que Jules Favre avait été le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement de la Défense nationale, avait eu maille à partir, je ne sais plus pourquoi, avec Pierre Bonaparte, cousin de Napoléon III par Lucien, prince de Canino, dont il était le troisième fils. Ce Pierre Bonaparte, alors âgé de cinquante-cinq ans, était un personnage décrié, lourdaud, d’apparence brutale, ayant fait assez triste figure en Algérie dans la légion étrangère où il était officier, marié à une blanchisseuse ou à quelque chose d’approchant, tenu systématiquement éloigné des Tuileries, vivant d’une pension que l’Empereur lui faisait et n’ayant des Bonaparte que le nom et la violence.

Il avait échangé dans un journal des injures avec Paschal Grousset, qui, trouvant l’occasion bonne pour faire quelque tapage à son bénéfice, constitua des témoins et demanda une réparation par les armes. Les témoins étaient Ulric de Fonvielle, brave garçon de cervelle un peu brûlée, et Victor Noir, médiocre bohème, vivant de ressources peu avouables, fournies par sa sœur, et qui avait été le secrétaire de Jules Vallès, lequel, jouant sur son nom, ne l’appelait jamais que « mon nègre ». Le 10 janvier 1870, le jour même où Émile Ollivier devait se présenter pour la première fois, en qualité de président du Conseil des ministres, devant le Corps législatif réuni après les vacances du premier de l’an, Ulric de Fonvielle et Victor Noir allèrent chez Pierre Bonaparte, qui habitait une petite maison à Auteuil. Que se passa-t-il entre eux ? Il est difficile de le dire d’une façon positive. Des dépositions contradictoires et intéressées d’Ulric de Fonvielle et de Pierre Bonaparte, il semble résulter qu’une discussion s’éleva entre celui-ci et Victor Noir et que plus d’un gros mot fut échangé. Victor Noir était fort mal élevé, très vigoureux, assez habitué aux disputes qui se vident à coups de poing ; il est probable qu’emporté par la colère il frappa au visage Pierre Bonaparte, qui, exagérant l’état de légitime défense, le tua d’un coup de revolver.

La mort de Victor Noir — dont le nom véritable était Ivan Salmon — produisit dans Paris une émotion indicible. Pierre Bonaparte avait été immédiatement arrêté et incarcéré à la Conciergerie par ordre de Piétri ; mais cela n’était pas pour calmer des gens qui, à tout prix, voulaient être exaspérés et ne voyaient dans ce malheur qu’un incident propre à satisfaire leurs passions en discréditant l’Empire et la famille Bonaparte. Les têtes s’échauffèrent, on criait vengeance ; l’occasion parut propice pour essayer « une journée », et le monde irréconciliable se donna rendez-vous à Auteuil, où le cadavre de Victor Noir avait été déposé. La foule y fut énorme et peu respectueuse ; sur l’air di bravura de Charles VI, de Fromental Halévy, on chantait :

Mort au Tyran, jamais, jamais en France
Un assassin ne régnera !

Un assassin, c’était Napoléon III. On avait demandé à enterrer Victor Noir au Père-Lachaise ; l’autorisation ne fut pas accordée et l’ordre avait été donné aux appariteurs des pompes funèbres de le conduire au cimetière de Neuilly. Ceci ne faisait point l’affaire des énergumènes qui voulaient promener le corps dans Paris, selon les bonnes coutumes, à travers les Champs-Élysées, les boulevards, devant la population rassemblée, que l’on serait peut-être parvenu à soulever. Au moment où le corbillard quittait la maison mortuaire, le frère du ministre actuel des Affaires étrangères, Flourens, homme d’une rare intelligence, mais dont la tête détraquée entrait en folie au seul mot de révolution, Flourens voulut saisir les chevaux par la bride et forcer le char funèbre à prendre la route de Paris. Il en fut empêché ; par qui ? par Rochefort, qui savait que des dispositions militaires avaient été prises et qui était persuadé que l’on eût marché vers un écrasement certain, sans compensation. Entre les deux révolutionnaires, la lutte fut vive, l’homme d’action dut céder devant l’homme de plume, et le cortège s’éloigna vers le cimetière de Neuilly ; mais il ne se disloqua point et c’est en masse serrée qu’il se présenta à la barrière de l’Étoile et la franchit.

Des régiments d’infanterie et de cavalerie étaient en rang sur le Cours-la-Reine ; l’artillerie attelée occupait le palais de l’Industrie ; le jardin du palais de l’Élysée regorgeait de troupes ; tous les régiments, consignés dans les casernes, attendaient, l’arme au pied. La répression eût été terrible ; la désirait-on ? je ne sais, mais on l’eût exécutée sans merci et j’ai entendu exprimer le regret — auquel je n’ai su m’associer — qu’elle eût été évitée. Au rond-point des Champs-Élysées se tenait le maréchal Canrobert, au milieu de son état-major, ayant à ses côtés le ministre de l’Intérieur, Chevandier de Valdrôme, dont il devait recevoir les instructions. Le maréchal Canrobert est un des hommes les plus braves qui existent. Il était tellement ému de la responsabilité qui lui pouvait incomber qu’il ne trouvait point la palette de son étrier pour y mettre le pied et monter à cheval ; Chevandier de Valdrôme, un peu grotesque avec son habit noir, sa ceinture blanche et son chapeau de haute forme, sauta lestement en selle et attendit, calme et résolu, après avoir fait placer trois tambours devant lui. Sous les arbres, déjà obscurcis par le crépuscule, on entendait les commandements et le froissement des armes.

La foule, marchant en bon ordre et en rangs pressés, occupait toute la largeur de l’avenue des Champs-Élysées, escortée sur les bas-côtés par des sergents de ville impassibles sous les injures dont on les accablait. Du sein de cette masse d’hommes sortait une rumeur sourde et cadencée ; c’était le bruit des pieds frappant le macadam et accompagné par le mot assassin toujours répété sur l’air du rappel. Lorsque le groupe de l’état-major et la foule furent à vingt-cinq pas l’un de l’autre, Chevandier de Valdrôme commanda un roulement de tambours et lui-même fit la sommation : « Au nom de la loi, dispersez-vous. » Il y eut quelque hésitation, les derniers rangs continuant à avancer, tandis que les premiers s’arrêtaient. À la seconde sommation, le cri : « Halte ! halte ! » retentit au milieu de cette multitude, que la nuit faisait paraître toute noire ; avant la troisième sommation, la foule se désagrégeait, courant vers les quais, vers le faubourg Saint-Honoré, vers l’allée Gabriel, et désertait la chaussée même des Champs-Élysées, où un régiment de la garde venait de prendre position. Un soupir de soulagement s’échappa de bien des poitrines ; le sang ne coulerait pas.

L’Empereur était aux Tuileries, recevant à chaque instant les rapports sur les différents incidents de la journée. Il apprit de la sorte que la majeure partie du cortège révolutionnaire, qui avait été faire acte d’hostilité contre lui derrière le cercueil de Victor Noir, s’écoulait par les quais. Il se rendit chez son fils, qui habitait le pavillon de Flore, dont les fenêtres découvrent la Seine et le Pont Royal. Le Prince impérial prenait en ce moment une leçon d’histoire avec Ernest Lavisse. Napoléon III embrassa son enfant qu’il adorait, puis, sans mot dire, il alla se placer dans l’embrasure d’une croisée et regarda les groupes espacés, mais nombreux, qui défilaient sur les quais. Longtemps il resta silencieux, comme absorbé dans sa pensée et par le spectacle qui se déroulait sous ses regards ; puis, tout à coup, se tournant vers Ernest Lavisse, qui me l’a répété, il dit : « Si ces braves gens savaient combien il est facile d’entrer ici, nous ne coucherions pas ce soir aux Tuileries. » À l’heure où j’écris ceci (septembre 1887), Lavisse est chez moi ; je viens de lui lire le passage qui précède ; il en confirme l’exactitude et, parlant de l’Empereur, il ajoute : « Le pauvre homme ne croyait plus en lui. »

Il ne croyait plus en lui, c’est beaucoup dire, mais, en réalité, il était affaissé, souffrant ; son ardeur s’éteignait et son énergie avait des défaillances ; il se demandait sans doute s’il serait de force à dominer les périls qu’il pressentait ; on eût dit qu’il cherchait un terrain solide pour y mettre le pied et qu’il ne le trouvait pas. Lorsqu’il regardait derrière lui et revoyait ce règne dont il s’était tant promis, il s’apercevait que les événements suscités par la politique avaient eu des résultats contraires à ses prévisions. La guerre de Crimée, qui avait coûté tant d’hommes et tant d’argent, n’avait donné aucun accroissement matériel, et l’effet moral qu’elle avait produit s’était évanoui depuis longtemps ; les conquêtes et les suites de la campagne d’Italie, loin d’apaiser les ambitions italiennes, n’avaient fait que les surexciter, et le mot d’ordre légué par Cavour : « Rome capitale » lui rappelait que les peuples ne se souviennent pas, lorsqu’ils ont intérêt à oublier. La papauté criait à la trahison, se disait persécutée, entraînait l’Église dans son ressentiment et s’efforçait de créer des difficultés à celui qui avait permis qu’elle fût dépouillée ; l’Autriche, battue par la France, affaiblie dans son prestige et ses armes, n’avait pu résister à la Prusse, qui devenait une puissance incommode avec laquelle il fallait sérieusement compter ; l’expédition du Mexique était plus qu’un échec et le dénouement en faisait un désastre. Ainsi, à l’extérieur, tout semblait se dresser contre lui. À l’intérieur, la situation n’était point plus propice, et toutes les libertés qu’il avait concédées ou qu’il s’était laissé arracher lui devenaient hostiles et, contrairement à ce qu’on lui avait dit, à ce que peut-être même il avait cru, ébranlaient son trône, au lieu de le raffermir.

Il s’apercevait confusément qu’il avait menti à son principe et qu’il en périssait ; il ne pouvait être que despote, comme tout souverain issu d’un vote populaire et représentant la démocratie qui se couronne elle-même ; il était inhabile au rôle de monarque constitutionnel et parlementaire ; entre ses origines, sa raison d’être et les modifications que son pouvoir avait subies, il y avait une contradiction qui, tôt ou tard, deviendrait mortelle. Dans sa maison même, toute autorité lui était disputée. L’Impératrice, d’opinions arriérées, de propos inconsidérés, d’attitude railleuse, groupait les mécontents autour d’elle, se croyait appelée à jouer les Sémiramis, faisait des rêves de régence près de ses confidents et attendait avec impatience, dit-on, l’heure de saisir et d’exercer directement le pouvoir personnel.

Napoléon III voyait tout cela, et c’est ce qui lui faisait, m’a dit un des hommes qui l’ont le plus aimé, cette expression mélancolique, résignée, où, depuis, l’on a cru reconnaître la vision ou le pressentiment de l’avenir ; un mot étrange m’a été dit : « Il n’était plus que l’épave de lui-même. » L’image est éclatante de vérité. Au lieu de donner l’impulsion, c’est lui maintenant qui la recevait, et les mains qui la lui donnaient ne lui inspiraient que peu de confiance ; il ne savait trop où on le menait ; mais il était fataliste et, conservant quelque vague espoir au fond du cœur, il fermait les yeux et s’en allait, entraîné par un courant qu’il n’essayait même pas de remonter.

Émile Ollivier, devenu, en Conseil des ministres, le plus obséquieux des hommes, s’empressait d’accéder aux désirs manifestés par l’Empereur et redoublait d’effort pour satisfaire aux exigences du Parlement, où il trouvait la majorité qui lui assurait le pouvoir. J’ai toujours cru que si la guerre n’avait jeté l’Empire aux décombres et que, si Ollivier était resté longtemps aux affaires, on serait arrivé à une sorte de régime bâtard sans grandeur ni sécurité, analogue à celui qui a régi la France sous le règne de Louis-Philippe, après l’attentat de Fieschi et les lois de septembre 1835 qui en furent la conséquence. On eût maintenu le suffrage universel, que l’on eût dirigé dans des sentiers étroitement tracés ; mais la liberté de la presse eût été supprimée et le souverain eût repris en partie son pouvoir, à l’aide et à l’abri d’un ministère complaisant et complice. C’est vers un semblable état de choses qu’Ollivier s’acheminait insensiblement ; son infatuation l’y poussait ; il eût laissé gouverner derrière lui, croyant gouverner lui-même et, fatigué par les luttes incessantes, il les eût simplifiées, en les empêchant de se produire. Cette métamorphose n’eut point à se faire accepter et celle que l’on dut subir fut plus cruelle.

Cette année 1870, je quittai Paris plus tard que d’habitude. Je travaillais alors à un ouvrage assez considérable, intitulé : Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle. J’avais eu à étudier le mécanisme de l’Assistance publique et à visiter tous les établissements secourables dont elle a la charge ; cela m’avait pris beaucoup de temps et je n’arrivai que le 21 juin à Baden, où je me mis immédiatement au travail, utilisant les notes qu’avant mon départ j’avais recueillies sur les hospices de la vieillesse, c’est-à-dire sur Bicêtre et la Salpêtrière. Ce chapitre parut d’abord dans la Revue des Deux Mondes ; lorsque, deux ans après, je le réunis à d’autres pour former le quatrième volume de Paris, je fus forcé de m’arrêter, en corrigeant les épreuves ; car je suffoquais en me rappelant les angoisses que j’avais traversées, peu de jours après l’avoir terminé.

Baden était en plein éclat ; le tripot y attirait toute sorte de monde ; de la maison que j’habitais alors, dans l’avenue de Lichtenthal, à l’entrée de la vallée de Thiergarten, je voyais passer la fleur des pois des grands clubs d’Europe, en compagnie des donzelles de Londres, de Vienne, de Berlin, de Paris et de Stockholm. Les gens de plaisir étaient là comme chez eux et y menaient un train de vie peu placide. Je ne m’y mêlais pas, non point par excès de moralité, mais par horreur de la bêtise. En revanche, j’étais en commerce assidu avec la Forêt-Noire, qui me laissait causer avec elle et se montrait à moi dans sa merveilleuse nudité.

À cette époque, les puissances européennes entretenaient des agents diplomatiques dans les cours secondaires d’Allemagne, dont Bismarck n’avait point encore mis le portefeuille dans le sien. Le ministre plénipotentiaire de France auprès du grand-duc Frédéric[5] était un de mes anciens camarades de collège, le comte Laurent de Mosbourg, dont le père avait été, je crois, ministre de Murat à Naples. Le premier ou le second secrétaire était le vicomte Emmanuel d’Harcourt, qui devait, sous la présidence de Mac-Mahon, exercer une si considérable influence sur l’esprit du maréchal. C’était alors un grand garçon, maigre, leste, avec une petite figure spirituelle, perdue dans les broussailles d’une barbe rousse, quelque peu intempérant de langage, très orléaniste et ne s’en cachant guère.

Un jour, en nous promenant sous les chênes de Lichtenthal, nous en vînmes à parler du plébiscite ; il me dit : « Ma foi, j’ai voté non ! » Je ne pus m’empêcher de le regarder avec surprise. « Et votre serment ! » Il se mit à rire : « Bah ! c’est une formalité ; du moment qu’elle est imposée, j’ai dû m’y soumettre. » Brusquement je lui demandai : « Que pensez-vous de l’Empereur ? » Il répondit : « Je ne lui veux pas de mal ; mais s’il était nommé gardien de la maison de son oncle à Sainte-Hélène, je n’en serais pas fâché. » Le Second Empire fut servi de la sorte par presque tous ses fonctionnaires.

Le 30 juin 1870, Émile Ollivier, du haut de la tribune du Corps législatif, avait dit : « À aucune époque le maintien de la paix n’a été plus assuré qu’aujourd’hui. De quelque côté que l’on tourne les yeux, on ne découvre aucune question qui puisse receler un danger ; partout les Cabinets ont compris que le respect des traités s’impose à chacun, mais surtout les deux traités sur lesquels repose la paix de l’Europe : le traité de Paris de 1856, qui assure la paix à l’Orient, et celui de Prague de 1866, qui assure la paix à l’Allemagne. » Un proverbe turc dit : « Si tu portes un vêtement rose, prépare tes habits de deuil. » Le 3 juillet, de Mosbourg vint me voir dans la matinée et m’annonça que le trône d’Espagne était offert au prince Léopold de Hohenzollern qui l’acceptait. L’incident nous paraissait si peu grave que nous en rîmes. « Que va-t-il faire dans cette galère, le pauvre garçon ? Avant six mois, ses sujets l’auront reconduit à la frontière. » Et nous n’épargnâmes pas les considérations superflues sur les sottises de l’ambition humaine. Le soir, j’allai à la terrasse, devant la maison de conversation, là où l’on fait quelque musique, où l’on se promène, où l’on se rencontre, où l’on bavarde, où l’on apprend les nouvelles. Tout était calme, c’est-à-dire bruyant, et nul ne semblait se préoccuper de cette candidature qui surgissait spontanément ; loin de s’en inquiéter, on en souriait.

L’indifférence ne fut pas de longue durée et, dès le lendemain, on apprit, par dépêche affichée dans les salons du casino, que la presse parisienne témoignait un mécontentement unanime ; que l’on paraissait fort irrité contre la Prusse et que l’on ne se gênait pas pour « rappeler le comte de Bismarck à la pudeur ». J’avoue que je n’y comprenais pas grand-chose et je trouvais que nous avions la fibre patriotique bien susceptible. J’en parlai à de Mosbourg, qui était assombri ; la portée de son esprit n’avait rien d’excessif, mais il était de bon sens et avait longtemps, quoique en sous-ordre, pratiqué les affaires diplomatiques.

Ce qu’il m’a dit, je ne l’ai pas oublié : « Ça prend mauvaise tournure ; avec la polémique des journaux et les discussions de la Chambre, on va se laisser entraîner et l’on ira plus loin que l’on ne veut. Ce n’est ni Gramont, ni Ollivier qui seront capables de résister à un mouvement de l’opinion publique, ni même de le diriger. On ne connaît pas Bismarck ; il cassera tout, plutôt que de céder, même en ayant l’air de céder ; que le diable emporte la reine Isabelle et son Marfori[6] ; si elle ne s’était pas fait détrôner, nous n’aurions pas telle complication sur les bras. En somme, c’est un simple accroc qui se peut raccommoder ; il suffit d’avoir quelque sagesse et d’échanger des notes raisonnables. Mais voilà le malheur ; nous n’avons personne pour nous gouverner. » Je dis très vivement : « Et l’Empereur ? » Mosbourg me répondit : « Il n’est plus le même, et si l’on soulève la question du Rhin, l’Impératrice lui fera perdre la tête, car elle n’a pas d’autre marotte. » Puis, craignant sans doute d’en avoir trop dit, il ajouta : « Garde cela pour toi. »

Deux jours après, le 6 juillet dans la soirée, une dépêche nous apporta le résumé de la déclaration faite au Corps législatif par le duc de Gramont. Il le prenait de haut, de si haut qu’il en est tombé ; l’Empire aussi s’en effondra et l’on en put prendre son parti, mais la France, notre vieille France, en a été mutilée, et de ceci l’on reste inconsolable. Le duc de Gramont, maître diplomatique de notre pauvre pays, déclara que le gouvernement de l’Empereur ne souffrirait pas que, sans le consulter, une puissance étrangère plaçât un prince sur le trône d’Espagne et compromît ainsi l’honneur et la dignité de la France. À ce moment où la diplomatie devait employer toutes ses ressources et toute sa cautèle pour apaiser les esprits et arriver à un compromis honorable, on négligeait toute prudence et l’on faisait appel à la passion publique.

Émile Ollivier renchérit encore et, de sa voix vibrante, il s’écria : « Chaque fois que l’Europe a acquis la certitude que la France était fermement résolue à remplir ses devoirs légitimes, on n’a point résisté aux désirs de la France. » Le comte de Mosbourg avait raison ; on faisait des sottises. Tout concourut à précipiter le dénouement déplorable qu’il eût été si facile d’éviter : la note belliqueuse sonnée par tous les journaux, l’affolement public, le peu de sagesse du pouvoir législatif, l’inanité intellectuelle du ministère. Au sujet de ce dernier, Lord Malmesbury[7], à la page 373 du premier volume de ses Mémoires d’un ancien ministre, a prononcé une parole qui sera le jugement de l’histoire : « La maladresse dont ceux que Napoléon III avait choisis ont fait preuve, en présence des provocations de la Prusse, peut être considérée comme un exemple de la plus complète incapacité diplomatique dont on ait souvenance. »

On se rappelle sans doute avec quelle rapidité les incidents se succédèrent, mal compris et surtout mal interprétés. Le roi de Prusse était à Ems ; Benedetti, notre ambassadeur, y était également. Sur les observations qui furent transmises à Guillaume, Léopold de Hohenzollern déclina toute prétention au trône d’Espagne ; son père le prince Antoine, dont Paris s’est tant diverti, retira l’autorisation qu’il avait accordée. De son côté, le gouvernement espagnol, mal assis, agité par des factions hostiles, fort peu soucieux d’entrer en conflit avec la France, renonça au souverain qu’il avait choisi. C’était une satisfaction complète ; l’honneur — puisque l’honneur était en jeu — n’avait plus rien à réclamer ; on eût dû être content et remettre au rancart les canons, les discours, les chants patriotiques et tout le tralala dont on s’était volontairement assourdi. Il n’en fut rien, on exigea du roi de Prusse la promesse écrite que jamais il n’autoriserait un prince de sa maison à régner au-delà des Pyrénées ; c’était trop, c’était injurieux ; le roi Guillaume répondit que la renonciation de Léopold, approuvée par le père de celui-ci, était une garantie suffisante de ses intentions pacifiques et que, pour sa part, il n’avait aucun engagement à prendre. Cette réponse fut considérée comme un refus de tenir compte des réclamations de la France et la guerre fut déclarée.

Par Émile Ollivier, par Maurice Richard, par Piétri, par Conti, chef du cabinet de Napoléon III, j’ai su, dès mon retour à Paris, ce qui s’était passé et je le puis raconter. Je crois bien que c’est à la date du 12 juillet qu’il faut rapporter cet incident grave entre tous, mais cependant je ne le certifie pas[8]. On avait reçu la dépêche de Benedetti annonçant le retrait de la candidature Hohenzollern ; le Cabinet espagnol avait fait savoir qu’il l’abandonnait spontanément. Un Conseil des ministres fut tenu aux Tuileries, à 10 heures du matin, sous la présidence de l’Empereur, qui était venu exprès de Saint-Cloud. On lut les dépêches d’Ems et de Madrid ; elles parurent satisfaisantes ; l’incident fut considéré comme clos, malgré la mauvaise humeur manifestée par le ministre de la Guerre, qui était le maréchal Lebœuf ; c’est à peine si quelques observations furent produites ; la renonciation dans sa forme et son fond fut acceptée, car elle était jugée suffisante ; l’Empereur dit : « C’est la paix. » Les ministres se séparèrent avant onze heures et se donnèrent rendez-vous au Corps législatif à deux heures pour communiquer la bonne nouvelle qui, du reste, s’était déjà répandue dans Paris, dès le matin, et donna lieu à des spéculations désordonnées.

Entre midi et deux heures, la situation se modifia et l’on m’a dit — sans que j’aie jamais pu contrôler l’exactitude du renseignement — qu’elle se modifia sous l’influence et par l’intervention directe de l’Impératrice. Je ne serais pas surpris que la version méritât créance, car cette malheureuse femme, aussi futile en politique que dans la vie mondaine, déclarant depuis 1866 à qui voulait l’entendre que la France catholique ne pouvait supporter le voisinage d’une grande puissance protestante, s’engouant d’idées qu’elle était incapable d’approfondir, rêvait la conquête du Rhin, pour assurer la couronne à son fils. Répétant sans le savoir le mot qu’en 1807, à la veille d’Auerstædt et d’Iéna, la reine Louise avait prononcé devant Gentz, elle disait : « C’est ma guerre. » Ce fut sa guerre, en effet, si ce que j’ouïs raconter est vrai, comme je l’ai entendu affirmer par un des hauts fonctionnaires des Tuileries.

Le système inauguré par Émile Ollivier ne lui plaisait pas, elle le subissait à contrecœur et avec une arrière-pensée. La liberté n’était point pour convenir à son esprit étroit et absolu. Elle s’en moquait volontiers et les gens de son intimité faisaient chorus. Elle envisageait sans trouble l’éventualité d’une régence prochaine, pendant la minorité du Prince impérial, mais cette régence, elle désirait avoir à l’exercer dans des conditions de pouvoir peu contrôlé et surtout moins discuté par des parlements grognons. Au milieu des hommes qui l’entouraient et ne lui ménageaient pas les hommages, il en est un qu’elle avait distingué et avec lequel elle aimait à s’entretenir, car elle trouvait en lui l’écho de ses pensées et peut-être même de ses espérances.

Il était beau garçon, de mine hardie avec sa moustache noire et son regard provocant. Les théories qu’il émettait étaient claires : « Le pouvoir souverain ne peut se manifester que dans sa plénitude et ne doit jamais faire de concession. La France n’a qu’à signifier sa volonté à l’Europe et ne pas supporter même une contradiction. » Ce bravache, que l’on écoutait volontiers, s’appelait le baron Jérôme David ; il avait été officier ; actuellement, il était député de je ne sais plus quel arrondissement de la Gironde et l’un des vice-présidents du Corps législatif. Il était le filleul de Jérôme Bonaparte, l’ancien roi de Westphalie, et, disait-on, son fils. Loin de renier cette origine incorrecte, il en tirait vanité et lui devait, disait-on encore, une pension mensuelle de trois mille francs sur la cassette impériale. Le prince Napoléon le tenait à l’écart et, en toute occasion, le traitait avec un dédain affecté. Le frère légitime détestait le frère bâtard, qui le lui rendait bien, et c’est peut-être pourquoi l’Impératrice avait du goût pour celui-ci.

L’Impératrice apprit immédiatement le résultat de la délibération des ministres, elle en fut exaspérée. Elle fit expédier une dépêche à Jérôme David, qui se hâta d’accourir. « C’est une reculade ; nous ne pouvons la supporter, nous allons être la risée de l’Europe ; je dois à mon rang, au nom que je porte, je dois à mon fils de ne pas courber la tête sous l’humiliation que M. Ollivier veut nous imposer. C’est pis qu’une défaite devant l’ennemi : c’est la fuite. » Ce fut ce thème rapidement développé qui fit entrevoir à Jérôme David la chute d’Ollivier, un ministère pour lui, la dictature pendant la guerre, la victoire, et, en cas probable de régence, la direction ou, tout au moins, le partage du pouvoir. En moins d’une heure, il s’aboucha avec quatre ou cinq députés, s’entendit avec eux sur le mode de procéder, formula l’interpellation que l’on devait introduire le jour même, au cours de la discussion parlementaire et, accosté de Clément Duvernois, se rendit au Corps législatif pour racoler des adhérents, ce qui ne fut point difficile, car les esprits étaient surexcités jusqu’à l’aberration.

Lorsque Émile Ollivier arriva au Corps législatif, les couloirs et la salle des pas perdus regorgeaient de monde : députés, sénateurs, diplomates, journalistes étaient déjà là, commentant les nouvelles et discutant les résolutions du gouvernement avant de les connaître. On se précipita au-devant de lui, on l’entoura, on l’interrogeait : « Eh bien ? Eh bien ? » À très haute voix, il cria plutôt qu’il ne répondit : « Nous avons la renonciation du prince Hohenzollern ; tout est fini ; la paix est assurée. » Certes, il était de bonne foi, il venait de dire ce qu’il pensait, ce qu’il voulait. Deux heures plus tard, ce même homme raisonnable et pacifique, soufflant à tous poumons dans la trompette de Bellone, déchaînait sur la France l’ouragan et la dévastation. Pourquoi ce revirement subit et à quelle impulsion néfaste a-t-il obéi ? Il est difficile de le savoir et probablement ne le sait-il pas lui-même. Quoi ! tout est fini et sans transition, sans que nul incident ait été ajouté à ceux que l’on connaissait, que l’on avait étudiés, expliqués, acceptés ; voilà que tout recommence ! Ce serait à confondre l’esprit, si l’on ne savait que les artistes sont doués — affligés — de mobilité ; or Émile Ollivier était un artiste en paroles, rien de plus. Néanmoins, au milieu du chaos de ses impressions et de ses idées, on peut découvrir les motifs qui l’ont fait agir. Ces motifs sont complexes, car il est rare de rencontrer une âme qui soit mue par un sentiment unique.

Ollivier avait l’habitude des assemblées délibérantes ; il n’en ignorait ni les petites passions, ni les ambitions inavouées ; il les avait assez pratiquées pour savoir à quels signes on peut reconnaître l’approche des tempêtes parlementaires ; or ces signes qui précèdent et annoncent la perte des portefeuilles, il les avait remarqués et il avait deviné qu’un ministère d’action, bâclé dans la coulisse, était prêt à le remplacer et allait faire effort pour le renverser, en invoquant la gloire de la patrie, notre honneur compromis et notre prestige aux yeux du monde entier. Il sentit qu’on en voulait à son portefeuille et se résolut à faire litière de son opinion pour rester debout. Est-ce seulement afin de conserver le pouvoir qu’il agit de la sorte ? on serait imprudent de l’affirmer. Il savait, à n’en point douter, que le Cabinet prêt à se substituer à celui dont il était le chef ruinerait toutes les libertés qu’il avait données à la France ; en s’emparant de la dictature, sous prétexte de la guerre que l’on rendrait inévitable, il sacrifia la paix au désir de maintenir les réformes qu’il avait inaugurées ; en outre, il était convaincu que nous irions non pas à la bataille, mais à la victoire ; en cas de guerre, il devenait le ministre victorieux et restait inébranlable, car il eût rendu au pays les frontières du Rhin, si amèrement regrettées, si ardemment convoitées.

Ces deux motifs étaient suffisants à l’excuser à ses propres yeux, car il s’imaginait assurer du même coup sa situation, le système libéral et les destinées de la France. À ceci, je dois ajouter qu’il y avait en lui quelque chose de médiocre et de cabotin ; il voulait plaire et n’hésitait pas à s’approprier l’opinion d’autrui, lorsque cette opinion ralliait plus de partisans que la sienne ; on eût dit qu’il se penchait vers la voix publique pour la mieux entendre et la mieux répéter ; je l’ai vu plus tard à l’Académie française inventer, soutenir la candidature d’Oscar de Vallée et l’abandonner à la minute du scrutin, parce qu’il reconnut que les votes allaient se porter sur un autre concurrent. Toute sa vie il fut ainsi ; il ignorait qu’un homme politique qui ne sait pas être impopulaire ne sera jamais un homme d’État.

Quoi qu’il en soit, dans cette journée mémorable, Émile Ollivier, après s’être mêlé aux groupes dans les couloirs de la Chambre, après avoir affirmé que la paix était certaine, après avoir écouté les observations qui lui furent adressées et avoir recueilli les impressions parlementaires, n’était plus le même homme lorsqu’il prit séance ; son attitude était modifiée et semblait hésitante. Il avait causé pendant quelques instants avec Thiers, qui l’avait adjuré d’accepter simplement la renonciation du prince Hohenzollern et de ne pas exposer la France aux périls d’une guerre dont le résultat était incertain. Dans cette recommandation très sage et d’un patriotisme peu douteux, il n’avait vu qu’un piège ; or, en politique, il est de tradition d’écouter les conseils de ses adversaires et de ne jamais s’y conformer. L’assemblée était nerveuse ; l’opposition ne voulait pas de la guerre ; c’était une raison pour que le parti gouvernemental, alors très nombreux, en voulût. Ollivier monta à la tribune et, en quelques mots, expliqua que, le prince Antoine de Hohenzollern ayant retiré l’autorisation qu’il avait accordée à son fils d’accepter le trône d’Espagne, l’incident était terminé ipso facto.

La Chambre ne fut pas satisfaite et le fit voir ; l’argumentation dont on battit la théorie du ministère équivalait à ceci : le prince Antoine n’est en somme qu’un particulier, dont la volonté n’a aucune valeur diplomatique, et ne peut, sous aucun prétexte, exercer d’influence sur les relations de deux grandes nations ; la renonciation Hohenzollern n’aura d’importance que si elle est revêtue de la confirmation du roi de Prusse, qui s’engagera, par acte de chancellerie, à ne jamais permettre qu’un prince de sa maison soit appelé à régner sur l’Espagne. Ollivier riposta mollement. La Chambre fut indécise, ne se sentant pas apte à prendre une résolution, lorsque Clément Duvernois déclara qu’il allait interpeller le ministère sur les garanties qu’il comptait stipuler pour l’avenir. Immédiatement après, le baron Jérôme David déposait une interpellation « sur la lenteur dérisoire des négociations avec la Prusse ». C’était dire à Ollivier que nulle action diplomatique n’avait été engagée sur la question ; que les pourparlers avec les Hohenzollern étaient illusoires ; qu’une puissance comme la France ne se contentait pas d’une lettre particulière, qu’elle exigeait un contrat authentique et que lui, garde des Sceaux, président du Conseil des ministres, ne savait point son métier.

Après la séance, les ministres se rendirent à Saint-Cloud, où fut tenu un Conseil que présida l’Empereur ; pendant deux heures, on discuta. Napoléon III, triste, pacifique, ne cachait pas son opinion : demander un engagement pour l’avenir au roi de Prusse, c’était s’exposer à un refus certain, et le refus entraînait la guerre ; or cette guerre, il ne la jugeait pas imposée par les circonstances et il la croyait non seulement inopportune, mais périlleuse. Un seul ministre, Ségris, chargé du portefeuille des Finances, combattait pour la paix et demandait énergiquement qu’elle ne fût point troublée à propos d’une question qui jamais n’aurait dû sortir du domaine diplomatique.

Tous les autres ministres argumentaient à qui mieux mieux pour démontrer que, si la France n’en appelait aux armes, elle descendait au rang de puissance de second ordre. Le maréchal Lebœuf, presque furieux, disait : « Jamais on ne retrouvera si propice occasion de reprendre le Rhin ; nous sommes prêts, archi-prêts, nous avons huit jours d’avance sur la Prusse ; la lutte dût-elle durer deux ans, nous n’aurions pas un bouton de guêtre à acheter. » Après deux heures de discours, de ripostes, de violences, l’Empereur dit : « Je suis un souverain constitutionnel, je dois me soumettre à la majorité du Conseil. » Puis, attirant à lui une feuille de papier, il écrivit : « M. Conti, télégraphiez en chiffre à Fleury ; C’est la guerre. » Conti était chef du cabinet de l’Empereur ; le général Fleury était ambassadeur de France à Pétersbourg.

Le soir même, le duc de Gramont expédia par le télégraphe à Benedetti l’ordre d’exiger du roi de Prusse l’engagement de ne plus autoriser de nouveau la candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne ; c’était une mise en demeure qui, après la renonciation déjà accordée sans discussion, ressemblait à une insulte. Benedetti, fort ému, se présenta au roi Guillaume, qui était près de quitter Ems pour aller rejoindre la reine Augusta à Coblence. On a prétendu, et Bismarck qui s’est trompé volontairement — en un mot, qui a menti — a laissé croire que le roi de Prusse avait malmené notre ambassadeur et lui avait même fait interdire sa porte par un de ses aides de camp. Le roi Guillaume était un homme très bien élevé, de façons courtoises, incapable de manquer de politesse envers qui que ce soit, surtout envers un personnage revêtu du caractère diplomatique.

La vérité, que je tiens du prince Antoine Radziwill[9], qui était aux côtés du roi, est tout autre. Benedetti, assez embarrassé, fit sa communication. Le roi l’écouta et ne put dissimuler un geste de surprise ; il dit : « Je ne puis rien ajouter à ce que vous savez déjà ; mon gouvernement continuera les négociations qui pourraient être poursuivies. » Ce fut tout ; ceci se passait sur la promenade d’Ems ; le roi s’éloigna, après avoir donné une poignée de main à notre ambassadeur. Telle fut la scène dans laquelle Émile Ollivier et Gramont s’efforcèrent de voir une nouvelle injure pour la France. À cet égard, on peut s’en rapporter à Benedetti, qui, dans son livre : Ma Mission en Prusse, a écrit : « Il n’y eut à Ems ni insulteur ni insulté. »

Il se peut qu’Ollivier ait été de bonne foi, car les journaux allemands publièrent immédiatement une information dont je prends le texte dans le Tableau historique de la guerre franco-allemande (Berlin, chez Stilke et Van Muyden, 1871), afin d’être certain de ne pas attribuer à l’Allemagne un mauvais procédé qu’elle n’aurait pas eu : « Après que la nouvelle de la renonciation du prince Hohenzollern a été officiellement donnée au gouvernement français par celui de Madrid, l’ambassadeur français a fait demander au roi Guillaume de l’autoriser à télégraphier à Paris que S. M. le roi s’obligeait pour l’avenir à ne jamais donner son consentement aux Hohenzollern, dans le cas où ceux-ci reviendraient sur leur renonciation. S. M. le roi a refusé alors de recevoir encore une fois l’ambassadeur français, auquel il a fait savoir, par l’aide de camp de service, qu’il n’avait plus rien à lui communiquer. »

Cette note est inexacte, comme la plupart de celles que donnent les journaux qui n’ont aucun moyen de contrôle à leur disposition. On a intentionnellement interverti l’ordre des faits : le 12 juillet dans la soirée, Benedetti, muni du télégramme qu’il venait de recevoir, demanda audience au roi, qui lui fit répondre par son aide de camp qu’il le verrait le lendemain, à la gare, avant de partir[10]. L’information des journaux se trompait donc et se trompait sans doute à bon escient, car on a prétendu, et rien n’a démenti cette supposition, que cette note mensongère émanait de Bismarck, qui, connaissant à fond le tempérament français, pensait qu’une telle affirmation ne passerait pas inaperçue.

Le duc de Gramont ne demanda pas d’éclaircissements ; Émile Ollivier, devenu belliqueux jusqu’à l’absurde et ne vivant plus que dans le rêve des victoires prochaines, admit l’information sans même la discuter ; hélas ! il fit plus ; il la présenta au Corps législatif comme une note diplomatique, c’est-à-dire officielle, expédiée au gouvernement français par le Cabinet de Berlin. De la sorte, une erreur — un mensonge — de journal sans autorité, sans responsabilité, devenait une insulte méditée, adressée par le souverain de la Prusse au souverain de la France. La passion seule commandait, tout espoir d’un arrangement encore possible disparut et la guerre fut déclarée. Lorsque, le 15 juillet, Ollivier, forcé dans ses dernières allégations, fut contraint de lire à la tribune les télégrammes de Benedetti, Horace de Choiseul s’écria : « Mais on ne peut pas faire la guerre là-dessus. » Horace de Choiseul avait raison.

Ce fut le 15 juillet, vers six heures du soir, qu’en Conseil des ministres réuni à Saint-Cloud la déclaration officielle de guerre fut signée par l’Empereur, plus attristé que jamais et courbant les épaules, comme s’il eût déjà senti sa destinée s’écrouler sur lui. L’Impératrice eut un accès de joie folle, auquel succéda une crise nerveuse, accompagnée de larmes et de sanglots. Au lieu des palmes triomphales que jusqu’alors son rêve aimait à contempler, elle avait peut-être aperçu le linceul de la défaite. Elle ne fut pas la seule à avoir un pressentiment de l’avenir. Six ans après, en 1876, Ollivier m’a raconté son retour de Saint-Cloud en voiture avec le duc de Gramont. « Nous traversions le Bois de Boulogne ; il me sembla entendre le bruit des obusiers qui bombardaient Paris et voir les chevaux des uhlans attachés aux arbres. » Puis, levant les bras vers le ciel, comme pour le prendre à témoin de ce qu’il allait dire, il s’écria : « Je suis un voyant, moi ! » Voyant ou visionnaire ?

Je n’ajouterai qu’un mot pour faire comprendre avec quelle légèreté nos ministres conduisirent cette aventure Hohenzollern : la déclaration de guerre fut remise le 19 juillet 1870, à une heure et demie de l’après-midi, au comte de Bismarck ; c’est la seule communication officielle que le Cabinet de Berlin ait reçue du gouvernement français, depuis l’origine de cette affaire jusqu’au dénouement.


  1. Ce livre, publié effectivement six ans après la mort du général Lebrun, qui prit part à la campagne de 1870 comme commandant du XIIe corps, est ainsi intitulé : Souvenirs militaires, 1866-1870. Préliminaires de la guerre. Missions en Belgique et à Vienne. Paris, 1895, in-8o. (N. d. É.)
  2. Albert de Habsbourg (1817-1895), fils de l’archiduc Charles et petit-fils de l’empereur Léopold II, était commandant en chef des armées autrichiennes depuis 1867. (N. d. É.)
  3. Le château impérial (Hofburg), c’est-à-dire le gouvernement autrichien. (N. d. É.)
  4. Grand chambellan du tsar. (N. d. É.)
  5. Frédéric Ier (1826-1907), grand-duc de Bade depuis 1856. (N. d. É.)
  6. Marfori (don Carlos), 1828-1892. Favori et principal conseiller de la reine d’Espagne Isabelle. (N. d. É.)
  7. Malmesbury (Harris, comte de), 1807-1889. Homme politique anglais, ministre des Affaires étrangères en 1852 et 1858-1859. (N. d. É.)
  8. La veille de ce jour, le soir, au palais de Saint-Cloud, l’Empereur se montra fort gai et dit, en riant, aux généraux Reille et de Bercheim : « Vous pouvez défaire vos malles, nous ne partons pas. » Le duc de Gramont et Jérôme David arrivèrent bientôt, à quelque distance l’un de l’autre ; ils causèrent à part avec Napoléon III ; l’Impératrice se joignit au groupe et parla avec animation. Lorsque l’entretien prit fin, on remarqua que l’Empereur était troublé et on l’entendit qui disait : « Je ne suis pas de votre avis, la renonciation est suffisante. » (Raconté par le général de Lœ, qui le tient du général Reille.)
  9. Radziwill (Antoine, prince), 1833-1904. Il était aide de camp de Guillaume Ier. (N. d. É.)
  10. Depuis que ces lignes ont été écrites (août 1887), on a publié (septembre 1888) les trois volumes de Louis Schneider : L’Empereur Guillaume. Souvenirs intimes revus et annotés par l’Empereur sur le manuscrit original. Je trouve, dans le tome II (p. 137), la confirmation de mon récit : « Pourtant, à son départ d’Ems, le monarque ne croyait pas encore à toute la gravité de la situation ; il avait même tendu très amicalement la main à M. Benedetti, en prenant congé de lui à la gare ; il ne considérait donc en aucune façon sa dignité comme atteinte par les démarches pressantes de l’ambassadeur, ainsi que toute l’Allemagne en eut l’impression quand elle se laissa emporter par la colère. »