Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 2/8

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Hachette (Tome 2p. 146-174).
Deuxième partie

LA DÉFENSE NATIONALE


CHAPITRE II

L’ENTREVUE DE FERRIÈRES



ON COMPTE SUR LA RUSSIE. — ERREUR DE JULES FAVRE ET DU GOUVERNEMENT. — JULES FAVRE DEMANDE UNE ENTREVUE À BISMARCK. — LE PRINCE DE WITTGENSTEIN. — LE RÉCIT DE L’ENTREVUE. — JULES FAVRE. — BISMARCK. — LE CHAT ET LA SOURIS. — RHÉTORIQUE. — PAS DE DIPLOMATIE. — ERREUR DE BISMARCK. — ADIEU. — LA PAIX ÉTAIT-ELLE POSSIBLE À FERRIÈRES ? — L’INVESTISSEMENT. — LE COMBAT DE CHÂTILLON. — LES MOBILES DE PARIS. — INSUFFISANCE DE TROCHU. — FORCES ALLEMANDES, FORCES DE PARIS. — ON GRISE LA POPULATION. — PROPOSITIONS RIDICULES. — LA GARDE NATIONALE SE RÉSERVE. — CEUX QUI ONT ÉTÉ HÉROÏQUES. — OPINION D’ALPHONSE DAUDET. — TIRAILLEURS DE LA SEINE. — MISSION DE THIERS. — DÉLÉGATION À TOURS. — L’AVOCAT CRÉMIEUX. — FORTIFIÉ PAR GLAIS-BIZOIN. — L’AMIRAL FOURICHON. — IL DONNE SA DÉMISSION. — CRÉMIEUX, MINISTRE DE LA GUERRE, CHARGÉ DE SAUVER LA FRANCE !



LE Gouvernement de la Défense nationale n’a sans doute pas reconnu que la prise de Rome par Victor-Emmanuel était, en ce moment précis, une défaite de plus pour la France, et il fit preuve de naïveté, s’il crut qu’il en retirerait quelque avantage de la part de l’Italie ; j’imagine qu’il eut assez d’esprit pour n’y point compter ; du reste, il ne s’en souciait que médiocrement, car il était persuadé qu’à l’heure où il faudrait traiter la Russie interviendrait en notre faveur, serait écoutée et nous épargnerait la douleur du démembrement. Cette conviction, appuyée, avec un semblant de raison, sur un document qui avait été officiel et qui ne l’était plus depuis le 4 Septembre, ne fut pas sans influence sur l’attitude de défi que l’on adopta et sur la prolongation de la lutte.

Jules Favre, en prenant possession du ministère des Affaires étrangères, avait trouvé, ou avait reçu du prince de La Tour d’Auvergne, une lettre du général Fleury, qui fut le dernier ambassadeur de l’Empire à Pétersbourg. Si je ne me trompe, cette lettre était datée du 22 août. Le général Fleury relatait en détail une conversation qu’il avait eue avec Alexandre II, qui devait mourir comme l’on sait en récompense d’avoir aboli le servage et fait entrer la Russie dans la civilisation moderne. Un peu surpris de voir que les soldats qui, en toute rencontre, avaient battu les troupes russes en Crimée étaient vaincus par l’armée allemande, Alexandre II, se souvenant des bons rapports qu’il avait entretenus avec Napoléon III, inquiet de l’importance que la victoire allait donner à la Prusse, comprenant que les défaites de Wissembourg, de Wœrth, de Spicheren détermineraient le résultat de la campagne, autorisa le général Fleury à faire savoir au prince de La Tour d’Auvergne qu’il ne tolérerait ni un changement de dynastie, ni un amoindrissement du territoire de l’Empire français. En lisant cette lettre, Jules Favre s’était dit : « Nous nous en tirerons avec de l’argent et nous ne perdrons pas un arpent de frontière. » C’est alors qu’il prononça la fameuse phrase : « Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses », phrase que l’on admira, qu’il s’attribua peut-être et qui n’est qu’une des formules du serment des Templiers.

Jules Favre s’y trompa de bonne foi ; un diplomate ne s’y serait pas trompé ; mais l’avocat, à force d’avoir parlé, ne savait plus ce que parler veut dire. Pour lui, pour le Gouvernement de la Défense nationale, auquel il n’eut point de peine à faire partager son erreur, le territoire de l’Empire français signifiait la France ; il a pu le croire et s’imaginer que l’empereur de Russie s’interposerait pour sauver le territoire de la République française. Il oubliait, en outre, qu’un homme avait gravement insulté l’empereur de Russie, lorsqu’il vint à Paris, en 1867, lors de l’Exposition universelle, et que cet homme, le citoyen Floquet, actuellement président de la Chambre des députés (1887), était attaché au Gouvernement de la Défense nationale en qualité d’adjoint du maire de Paris, qui était Étienne Arago, un vieux vaudevilliste. Ne put-il penser qu’Alexandre II ne ressentirait qu’un intérêt médiocre pour un ministre des Affaires étrangères qui, sous la robe d’avocat, avait été le défenseur d’Orsini et de quelques autres assassins ? Jules Favre n’en était point à une inconséquence de plus ou de moins ; c’était toujours le même homme qui, à l’Assemblée nationale de 1848, avait voté contre la réduction de la taxe du sel et pour l’abolition de l’impôt sur les boissons.

Jules Favre a dit que l’idée d’aller trouver Bismarck et d’entrer en négociations avec lui était une idée exclusivement personnelle, qu’il avait mise à exécution sans consulter le Gouvernement de la Défense nationale ; c’est d’une bonne âme, mais je n’en crois rien et je suis, au contraire, persuadé qu’il est parti muni de pleins pouvoirs pour traiter, s’il y avait lieu[1]. Bismarck fit la sourde oreille aux premières propositions qui lui furent adressées. Il estimait que l’on avait montré peu d’empressement, car le roi de Prusse et lui étaient restés dix jours à Reims à attendre les plénipotentiaires français, qui n’étaient point venus. Il eût accepté de recevoir tout négociateur qui serait arrivé d’emblée, porteur de propositions, mais il regimbait à accueillir l’homme qui se présentait sous le patronage d’une tierce puissance. Il ignorait moins que personne que l’Europe s’était désintéressée de nous ; depuis le 4 Septembre, il se savait maître de la situation et il lui répugnait d’accepter une sorte d’ingérence étrangère. Or Jules Favre, invoquant la lettre du général Fleury, avait sollicité les bons offices de l’ambassade de Russie, qui n’avait pas cru devoir se récuser, ne serait-ce que dans l’espoir d’éviter l’effusion du sang. Le général prince Pierre de Wittgenstein, attaché militaire russe à Paris, fut chargé de cette négociation, dans laquelle l’influence de la Russie ne fut que courtoise et qui n’aurait peut-être pas abouti, si le roi de Prusse n’avait déclaré qu’il était de son devoir d’écouter toute parole de paix, quelle qu’en fût l’origine ou l’intermédiaire. Accompagné du prince de Wittgenstein, Jules Favre sortit donc de Paris, au moment où l’armée allemande s’en rapprochait pour former cette ceinture d’investissement que rien n’a pu rompre.

J’ai connu Pierre de Wittgenstein ; j’ai été son partenaire de chasse à Offenbourg, où j’étais en déplacement à la fin du mois de novembre 1871. Je savais que Bismarck lui avait raconté l’entrevue de Ferrières, la vraie, celle qui, sans s’éloigner de l’exposé fait dans les dépêches diplomatiques, comporte cependant des détails qu’elles ont intentionnellement omis. J’avais le plus vif désir de mettre la conversation sur ce sujet ; j’y fus aidé par le comte Chreptowitch et par le comte Guillaume de Pourtalès. Le soir, à l’hôtel de la Fortuna, où nous logions, fumant après le dîner, les coudes sur la table et buvant ce café noir à la chicorée dans lequel l’Allemagne développe une supériorité que nul ne lui conteste, la causerie prit une tournure favorable. On parla de la guerre, du siège de Paris, dont le prince de Wittgenstein avait suivi toutes les phases ; il nous raconta divers épisodes dont il avait été le témoin ; ses récits l’avaient animé ; il était en train et fouillait volontiers dans ses souvenirs.

Le comte Chreptowitch, qui, en qualité d’ambassadeur de Russie à Londres, avait été, hiérarchiquement, son supérieur, lui dit à brûle-pourpoint : « Pourquoi donc Bismarck n’a-t-il pas traité à Ferrières ? » Le prince répondit : « Parce qu’il ne l’a pas pu. » Pourtalès émit quelques doutes ; Wittgenstein reprit : « Je sais à quoi m’en tenir ; Bismarck m’a dit que ses entretiens avec Jules Favre avaient été pour lui une déconvenue ; il ajoutait : Jules Favre est un homme éloquent, ne comprenant rien aux affaires et incapable de se reconnaître au milieu des plus simples difficultés diplomatiques ; il m’a pris sans doute pour une cour de justice chargée de prononcer sur le sort de la France coupable de guerre malencontreuse ; il a plaidé les circonstances atténuantes ; il m’a ému, au premier abord, j’en conviens ; il m’a demandé d’acquitter l’accusée ; mais, quant à des propositions admissibles, quant à une discussion pouvant aboutir à une solution pratique, néant ; toutes mes exigences lui causaient une inexprimable surprise ; il ne savait même pas qu’en politique, comme en matière de banque, on demande souvent beaucoup trop, pour obtenir un peu. »

Wittgenstein, une fois lancé sur ce sujet, ne s’arrêta pas, et je reproduirai aussi exactement que possible le récit de l’entrevue de Ferrières, tel qu’il nous a dit l’avoir recueilli de la bouche même de Bismarck. Ce fut sur l’insistance de Lord Granville[2] et du prince Gortschakoff[3] et, comme je viens de le dire, sur l’ordre du roi de Prusse, que le futur grand chancelier de l’Empire d’Allemagne consentit à recevoir Jules Favre. Celui-ci se rendit à Villeneuve-Saint-Georges, où il arriva le 17 septembre. Le quartier général allemand était à Meaux. Bismarck, prévenu, fit bien les choses, il envoya au-devant du plénipotentiaire français, afin de lui faire traverser sans encombre les lignes de l’armée d’invasion, un fort grand seigneur, le prince de Biren, descendant direct de celui qui fut l’amant de l’impératrice Élisabeth de Russie. La première entrevue eut lieu le 18, près de Ferrières, dans un petit château appelé la Haute-Maison et appartenant à un comte de Rillac.

On peut dire que rarement deux hommes plus dissemblables se sont rencontrés, pour établir les bases d’une transaction d’où le sort de deux nations pouvait dépendre. Jules Favre, ayant toujours vécu dans les conceptions tout extérieures — dans les rêveries — de la parole, n’ayant jamais touché aux grandes affaires que par les côtés superficiels de l’opposition, ayant au cours de sa vie d’avocat si souvent plaidé le faux et le vrai qu’il ne distinguait plus nettement l’un de l’autre, sincère, dit-on, au moment où il parlait, pris d’émotion à ses propres discours, de pensée diffuse et mobile, incapable d’action, capable des harangues les plus belles, ne sachant se maintenir dans la ligne étroite d’une discussion serrée, remplaçant les arguments par des phrases, les raisonnements par la rhétorique, croyant à sa popularité dont il était amoureux, prêt à tout sacrifier, excepté lui-même, pour ne la point compromettre, très honnête homme, malgré ses fautes, inconscient et presque irresponsable du mal qu’il a fait.

Tout autre était Bismarck, féodal altier, dédaignant le peuple, méprisant le bourgeois, n’ayant point souci de la noblesse, à moins qu’elle ne fût sous le harnais militaire, n’estimant que la force qui brise toutes les résistances, abat les orgueils traditionnels et fonde les droits nouveaux ; sans éloquence, parlant lentement, avec une parole qui semble hésitante, qui cependant frappe avec la précision d’un fer de guillotine, car il sait ce qu’il veut, l’exige et n’en démord pas ; très fin avec des apparences de rondeur qui ne sont pas sans quelque bonhomie ; de raison froide, malgré certains emportements ; très pratique, sachant faire la part du feu, en affaiblissant lui-même ses exigences, lorsqu’il les croit inacceptables. Deux natures si diverses pouvaient se trouver face à face, s’écouter, se contredire, mais non point s’entendre.

Dès les premières paroles, Bismarck reconnut l’orateur, chercha le diplomate et ne le découvrit pas. Il crut que Jules Favre voulait l’étonner, l’éblouir et l’entraîner ainsi hors de la voie qu’il s’était tracée ; il se trompa. Jules Favre obéissait aux habitudes de son esprit, habitudes nées de sa profession même ; député, porte-parole applaudi de l’opposition, il parla à Bismarck comme il eût parlé devant une assemblée ; il ne sut pas se modifier selon la circonstance, il ne vit pas la différence qui existe entre un auditoire nombreux, ouvert aux impressions subites, et le premier ministre d’une puissance victorieuse, accoutumé à ne considérer que les faits, ne se payant point de mots et réduisant, pour ainsi dire, toute discussion à des formules algébriques.

Jules Favre fut imprudent, il employa ces phrases retentissantes dont le succès est assuré près des foules et près des Chambres où siègent des représentants d’opinions diverses, qui tous, à l’envi, rivalisent d’enthousiasme lorsque l’on fait, comme ils disent, « vibrer la corde du patriotisme ». Effet certain en public, plus que douteux et périlleux parfois dans un tête-à-tête hostile, où les intérêts sont contradictoires, les visées opposées et les situations inégales. Faute d’avoir su cela, Jules Favre fut durement rembarré. Il argua de l’honneur de la France qui se refusait à subir les conséquences d’une défaite ; Bismarck lui demanda depuis quand et pourquoi l’honneur de la France était autrement fait que celui des autres pays, qui avaient l’usage de se reconnaître vaincus, lorsqu’ils avaient perdu plusieurs batailles et que leurs armées étaient prisonnières.

Jules Favre ayant ajouté que la France ne consentirait jamais à une diminution de territoire, Bismarck fut brutal ; il rappela la prise de Strasbourg par Louis XIV, la guerre du Palatinat, l’invasion de l’Allemagne par Napoléon Ier, la création du royaume de Westphalie et la dernière déclaration de guerre, que rien ne justifiait. Jules Favre voulut argumenter, chercher des faux-fuyants de chicane ; il dit que le roi de Prusse avait déclaré qu’il ne combattait que l’Empereur ; puisque l’Empereur était prisonnier, toute lutte devait cesser par ce fait même, et il serait injuste de rendre le Gouvernement de la Défense nationale responsable des crimes de l’Empire. La réponse fut amère : Vous êtes les successeurs de Napoléon III, ne l’oubliez pas. Vous avez revendiqué la succession de l’Empire, puisque vous vous en êtes emparés ; la succession est grevée de dettes, payez-les, en vertu de votre axiome de droit, que je suis surpris d’avoir à vous rappeler : le mort saisit le vif. Du reste, le roi est tout prêt à traiter avec le gouvernement de Sa Majesté l’empereur Napoléon III, qui est le seul que nous ayons reconnu, qui est le seul qui, pour nous, ait une existence légale.

Mauvais début ; on paraissait ne s’être rencontré que pour se heurter ; le charme de l’éloquence de Jules Favre n’avait point amené Bismarck à des pensées généreuses, — il n’en est pas en politique, — et Bismarck, suivant sa coutume, avait tenté d’ahurir son adversaire, pour en avoir bon marché. On s’ajourna au lendemain, à la résidence des Rothschild, à Ferrières, où le roi de Prusse allait prendre logement. L’entrevue de Haute-Maison n’avait été, en quelque sorte, qu’un entretien préparatoire, où l’on avait examiné des vues d’ensemble, sans aborder le sujet réel, qui était de découvrir un terrain de transaction propice aux concessions mutuelles. Bismarck était persuadé — et devait l’être — que Jules Favre était porteur de propositions sur lesquelles on finirait par s’entendre, et il était décidé, selon les usages de la diplomatie, à être d’autant plus exigeant que les offres qui lui seraient faites auraient moins d’ampleur.

Jules Favre commit, dès le début de cette seconde entrevue, une insigne maladresse que le dernier des secrétaires d’ambassade n’aurait jamais laissée échapper. À la question nettement posée par Bismarck : « Mais enfin, quelles sont les intentions du gouvernement que vous représentez ? » il répondit qu’il agissait en son nom personnel, sous sa propre responsabilité, mais qu’il ne doutait pas que ses collègues n’acceptassent et ne fissent accepter au pays les préliminaires d’un traité qui garantirait l’intégrité du territoire, mais que lui, simple négociateur volontaire, n’avait point qualité pour stipuler d’une façon définitive ; il serait donc nécessaire de faire des élections d’où sortirait une Assemblée nationale qui seule pouvait décider de la paix. C’était faire la partie trop belle à Bismarck ; il en profita.

À lire les circulaires que Jules Favre et Bismarck ont adressées à ce sujet à leurs représentants auprès des puissances européennes, pour rectifier leurs assertions respectives, on reconnaît que ce fut le jeu du chat et de la souris. Vraiment Bismarck abusa de sa supériorité de diplomate et de vainqueur contre ce pauvre avocat fourvoyé dans une si formidable affaire et qui jamais ne s’est aperçu que l’on avait fini par se moquer de lui. À Ferrières, le 19 septembre, avant la capitulation de Strasbourg, avant la capitulation de Metz, avant le 31 octobre, avant Champigny, avant Buzenval, avant la famine, avant la capitulation de Paris, on eut envers lui, après l’aveu qu’il venait de faire, des exigences que l’on ne formula même pas à Versailles, lorsque la France râlait ; on lui demanda Toul, que l’on n’a pas gardé après la guerre ; on lui demanda Metz, que Bismarck ne voulait pas prendre, ainsi que je le dirai plus tard, et qu’il ne prit que contraint par l’État-Major général des armées allemandes.

Bismarck lui donna une leçon cruelle, et je doute qu’il l’ait comprise. « En admettant que l’on accorde un armistice, car il ne doit être question que d’armistice, puisque l’on ne peut traiter de la paix, et que l’on hâte les élections législatives, où se réuniront les députés ? — À Paris. — Dans ce cas, il est indispensable que les troupes du roi de Prusse occupent le Mont Valérien. » Jules Favre eut un haut-le-cœur. Bismarck, avec cette politesse railleuse qui est une de ses forces et qui souvent le rend odieux, demanda la permission de faire remarquer à Son Excellence que c’était le seul moyen d’assurer la liberté des discussions parlementaires, qui, sans cette précaution, serait indubitablement troublée et même mise à néant par la populace de Paris.

À ce mot, Jules Favre retomba en rhétorique ; il oublia tout à coup le 24 février, le 15 mai, le 4 septembre, et déclara qu’il n’y avait point de populace à Paris, mais une noble, une héroïque population prête à périr plutôt que de céder une parcelle du sol sacré de la patrie. Il devait répéter la même phrase, au mois de février 1871, quand Bismarck lui proposa de faire désarmer la garde nationale où se préparait la Commune. Il est vrai que, depuis, reprenant pour son compte une parole de Danton, il en a demandé pardon à Dieu et aux hommes. Si la population de Paris a supporté ses souffrances avec abnégation, ce n’est pas celles à laquelle ce malheureux rhéteur faisait allusion, au château de Ferrières, pendant que le roi de Prusse s’amusait à tirer les faisans et les lapins du baron de Rothschild.

Occuper le Mont Valérien, qui est la clé de Paris, c’était une prétention exorbitante et folle. Le prince de Wittgenstein paraissait convaincu qu’elle n’avait été mise en avant que par ironie et afin de rappeler Jules Favre à la réalité dont son éloquence capiteuse pour lui-même l’éloignait toujours. Il se peut ; mais si, dans cette occurrence, Bismarck s’est moqué de Jules Favre, je le regrette pour lui. On écarta l’idée de réunir le Corps législatif à Paris ; il fut question de le convoquer à Tours, derrière la Loire, à l’abri de toute pression, ou de toute protection des armées belligérantes, mais, dans ce cas, et pour contrebalancer l’avantage que la France retirerait d’un armistice, Bismarck exigeait le droit d’occuper Phalsbourg et Toul ; en outre, il imposait, comme condition sine qua non, que Strasbourg, dont les glacis étaient déjà entamés, ouvrît ses portes et que sa garnison fût prisonnière de guerre. Cette dernière stipulation fut énergiquement repoussée par Jules Favre ; Bismarck alla en référer au roi Guillaume, qui la maintint.

On ne parvenait guère à s’entendre. À chacune de ses propositions qui était rejetée, Bismarck se contentait de dire : « Cherchons une autre combinaison. » On en arriva à parler de la neutralisation d’une partie de la Lorraine et de l’Alsace, de façon à faire obstacle et tampon entre la France et l’Allemagne. Jules Favre l’a nié depuis ; il a dit que cette question avait pu en effet être effleurée dans une conversation particulière, mais qu’elle n’avait point été traitée dans un entretien officiel ; c’était jouer sur les mots et s’appuyer sur une interprétation byzantine.

Jules Favre, pérorant, discutant, cherchait, comme l’on dit, le défaut de la cuirasse et ne le découvrait pas, car l’armure de son adversaire était d’une seule pièce et bien trempée. Il s’emporta encore et commit une nouvelle maladresse. Il dit à Bismarck que le siège de Paris était impossible, parce que l’investissement seul, au dire des gens du métier, exigeait douze cent mille hommes et que l’Allemagne ne les avait pas, à moins qu’elle n’employât toutes ses ressources militaires à cette besogne. Bismarck a toujours eu cette suprême habileté diplomatique de dire la vérité, afin qu’on n’y ajoutât pas foi, précisément parce qu’elle sortait de sa bouche. Cette sincérité calculée, qui si souvent déjà lui avait été utile, le servit encore. Il expliqua à Jules Favre ce que l’Allemagne allait faire : « Nous ne sommes pas assez fous pour vous assiéger ; nous n’avons pas besoin de douze cent mille hommes pour vous investir ; nous disposerons autour de Paris cinq corps d’armée, que nous relierons entre eux par des brigades de cavalerie ; personne ne sortira, personne ne rentrera ; nous vous prendrons par la famine. » Jules Favre ne put s’empêcher, tant l’habitude est forte, de riposter, comme s’il eût lancé une interruption hautaine à Rouher ou à Émile Ollivier : « Ce ne sera pas facile, nous avons trois mois de vivres ! » Bismarck, impassible, s’inclina : « Je vous remercie de me le dire. » On peut croire que Jules Favre regretta ses paroles, qui furent répétées, car c’est à la suite de l’entrevue de Ferrières qu’il fut admis dans l’armée allemande et en Europe que Paris ne pouvait pas tenir au-delà de Noël.

Le soir, on se quitta très fatigué de cette passe d’armes souvent mal courtoise qui avait duré plus de dix heures. Jules Favre avait écouté, combattu les propositions qu’on lui faisait et n’en avait formulé aucune ; il s’en était toujours tenu à sa première notification : « De l’argent, tant que vous en voudrez ; quant à une cession de territoire, fût-ce une motte de terre, jamais ! » Bismarck, avec ses habitudes de diplomate, croyait que tout le débordement d’éloquence de son interlocuteur n’était, en quelque sorte, qu’une feinte destinée à masquer des propositions discutables, que l’on tenait en réserve, et à forcer l’adversaire à se découvrir. Il était convaincu que le lendemain, en venant prendre congé de lui, après la nuit propice aux réflexions salutaires, Jules Favre lui offrirait une combinaison qui servirait de point de départ et de point d’appui à une négociation d’où sortirait la fin des hostilités. C’est dans ces termes-là que, le soir même, il rendit compte au roi de Prusse des incidents de la journée. Aussi fut-il non pas surpris, mais stupéfait, au matin, en voyant que Jules Favre venait simplement lui dire adieu et lui exprimer le regret d’avoir tenté une démarche inutile.

Bismarck disait plus tard au prince de Wittgenstein : « Je n’y comprenais plus rien ; il me fallait gagner du temps, car il ne m’était pas possible d’admettre que le gouvernement de Paris m’eût envoyé son vice-président uniquement pour me faire un discours. Ma foi ! j’ai découvert le roi ; j’ai dit à Jules Favre que Sa Majesté avait le désir de recevoir la visite du brillant orateur dont la renommée était universelle. Je me disais : avant que le roi ait été rasé et soit habillé, nous avons une heure, et je vais enfin savoir quelles sont les propositions qui nous sont faites. J’étais loin de compte et j’avais perdu deux jours à écouter des bavardages d’avocat. Jules Favre me répondit qu’il n’avait point mission d’entrer en rapports avec un souverain qui faisait une guerre injuste à la France ; qu’il avait accordé toutes les concessions auxquelles il avait été autorisé ; que la lutte serait poursuivie à outrance et que la justice de Dieu, en laquelle il avait foi, déciderait de nos destinées. »

C’était un adieu, c’était l’ajournement de toute négociation ; Bismarck le comprit et, saluant Jules Favre, il lui dit : « Je regrette de n’avoir pu m’entendre avec Votre Excellence ; l’empereur Napoléon III eût été et sera sans doute de meilleure composition. » Bismarck a dit à Pierre de Wittgenstein : « Si au lieu d’un beau parleur, qui ne savait ni A ni B en diplomatie, on m’eût envoyé un homme du métier, fût-ce le dernier scribe du ministère des Relations extérieures, nous nous serions entendus, car l’intérêt de la France et celui de l’Allemagne étaient d’en finir le plus tôt possible » ; et il ajouta ces paroles qui, dans sa bouche sont sinistres : « Ce malheureux nous a coûté bien du monde ! »

Telle est cette entrevue de Ferrières qui, au lieu d’arrêter la guerre, comme on l’avait espéré, ne fit que la précipiter jusqu’aux dernières extrémités. Je ne puis affirmer la vérité de la version ; je ne garantis que l’exactitude de la reproduction du récit de Pierre de Wittgenstein ; car, après l’avoir entendu avec une attention, avec une émotion que l’on peut se figurer, j’ai passé presque toute la nuit à écrire la note où je le retrouve ; il en résulta que j’étais très fatigué et que, pendant la battue, je tirai fort mal, ce qui me valut les railleries de mes compagnons de chasse.

La paix était-elle possible à Ferrières, ainsi que Bismarck l’a toujours prétendu ? Je n’en sais rien, mais j’en doute. La France, je crois, s’y fût résignée d’assez bon cœur, mais Paris l’eût repoussée, sinon avec horreur, du moins avec émeute, ce qui est l’équivalent. Or le Gouvernement de la Défense nationale était prisonnier de Paris, auquel il obéissait, d’un Paris restreint, il est vrai, mais d’un Paris bruyant, révolutionnaire, armé, qui signifiait ses volontés que l’on subissait. L’état des esprits était, en outre, très troublé ; la passion commandait plus que le devoir ; la réalité d’une situation déjà désespérée n’apparaissait qu’à travers des nuages ; on se la figurait, mais on ne la voyait pas. Pour la masse de la population, inculte et crédule, l’Empire était la cause de tout le mal ; la cause disparue, l’effet devait cesser de lui-même ; l’Empire ayant été vaincu, la République ne pouvait être que victorieuse ; c’est ainsi que raisonnent les peuples et les enfants. Bien peu de personnes, à cette heure, furent assez sages pour reconnaître la vérité et demander que l’on terminât une guerre qui ne pouvait plus être qu’une série de désastres.

Assez mortifié de sa déconvenue, Jules Favre rentra à Paris. Il fut obligé de traverser les lignes allemandes, là où il ne les avait pas encore aperçues, et il put reconnaître que Bismarck ne l’avait point trompé ; Paris était investi, refermé sur lui-même, forclos de la France et de l’Europe ; s’il chercha les douze cent mille hommes qui, selon lui et les stratèges qu’il avait consultés, étaient indispensables pour entourer l’enceinte de la ville, il ne les trouva pas, car ils n’y étaient point, tant s’en faut. Comment les mouvements de l’armée d’invasion furent-ils si rapides qu’elle put s’emparer, presque sans coup férir, de toutes les positions qui dominaient la ville ; comment l’ennemi n’a-t-il pas eu à renverser, de haute lutte, les fortifications qu’il était élémentaire d’élever sur ses pas ? Question douloureuse, à laquelle il faut répondre que, si la révolution du 4 Septembre a neutralisé les sympathies que l’on pouvait nous témoigner en Europe, elle a paralysé la défense de Paris en entraînant à des réjouissances patriotiques les ouvriers auxquels on l’avait confiée.

La relation de l’État-Major allemand est explicite : « On devait englober dans la zone de défense les hauteurs qui protègent et dominent les forts de Montrouge, de Vanves et d’Issy sur la rive gauche de la Bièvre ; mais les travaux marchaient avec une telle lenteur qu’à l’apparition des Allemands on se voyait contraint d’abandonner ces importantes positions. Des travaux analogues avaient été entrepris au Sud de Bagneux, au moulin de la Tour, à Notre-Dame de Clamart, à Meudon, au Sud et à l’Est de Sèvres, au Nord de Saint-Cloud[4]. » Les travaux avaient en effet « marché avec une telle lenteur » que les Allemands purent constater que les ouvrages étaient à peine ébauchés, lorsqu’ils s’en emparèrent.

Pourquoi tant de nonchalance dans cet acte vital ? Le rapport du colonel du génie Chaper, premier collaborateur du général Chabaud-Latour dans les travaux entrepris pour la défense de Paris après Wœrth, répondra à la question : « On avait commencé le 9 août la construction de quatre grands forts extérieurs à Gennevilliers, Montretout, Châtillon et Villejuif, et d’un très grand nombre d’ouvrages de campagne moins considérables à Meudon, Sèvres, Moulin-Saquet, Port-à-l’Anglais… L’achèvement de ces travaux eût rendu l’investissement à peu près impossible… Les chantiers, qui étaient en pleine activité le 3 septembre, furent en partie dépeuplés le 5 et les jours suivants… Pendant bien des jours, les manifestations à l’Hôtel de Ville, les processions devant la statue de Strasbourg et surtout les cabarets occupaient une grande partie de la population qui, auparavant, travaillait aux remparts et aux fortifications extérieures… En vain fait-on venir à grands frais des ouvriers de province… les nouveaux venus restent peu ; l’approche de l’ennemi pousse les uns à aller rejoindre leur famille, les autres s’engagent en foule, avec trois francs de solde, dans les francs-tireurs qui s’organisent de toutes parts, à moins qu’ils ne s’engagent dans la garde nationale, où le salaire est faible, mais où la tâche est facile ; ils sont vêtus, armés (le colonel Chaper aurait pu ajouter : nourris, abreuvés), et n’ont à peu près rien à faire[5]. »

Voilà pourquoi les Allemands marchèrent si facilement sur Versailles, qui, pendant de longs mois, devait être leur quartier général ; ils ne rencontrèrent devant eux aucun obstacle capable de les arrêter, ou même de les retarder. Le temps passé à célébrer la révolution du 4 Septembre fut perdu pour les ouvrages de défense, qui eussent rendu l’investissement moins étroit et les sorties moins malheureuses. Chaque clameur de joie, chaque verre de vin supprima un coup de pioche aux fortifications supplémentaires, et celles-ci restèrent inachevées, inutiles, parce que l’on cria beaucoup et que l’on but plus encore.

J’ai connu le colonel Chaper, qui souvent venait de Grenoble à Paris. Un soir, dans une maison tierce où j’avais dîné avec lui, avec le général de Cissey, le général Chanzy, le duc Decazes[6], au dessert on parla de l’état des défenses de Paris au moment de l’arrivée des troupes allemandes. Chaper nous raconta ses efforts et ses déceptions ; à ces souvenirs, son animation était telle qu’il saisit une carafe et la brisa en la heurtant contre la table ; il s’était blessé la main assez profondément, ne s’en apercevait pas et nous aspergeait de sang, en continuant à gesticuler avec fureur. Nous étions très émus et je n’ai jamais oublié le regard profond que Chanzy tenait attaché sur lui.

Ce fut le 18 septembre que les Bavarois, commandés par le général Hartmann, formant l’avant-garde de l’armée allemande, se montrèrent au Sud de Paris. Il en résultat une rencontre que l’on a nommée le combat de Châtillon ; ce fut une déroute. Des soldats de ligne, des zouaves improvisés s’enfuirent à toutes jambes et rentrèrent à Paris, en criant : « Trahison ! » La population fut cruelle pour eux ; on les insulta, on les maltraita, on les força à retourner leur uniforme et entre leurs épaules on attacha un écriteau : « Lâche ! » Les gardes nationaux, les femmes, les enfants les poursuivaient et les flagellaient de l’insulte que tant de fois on allait répéter : « Capitulards ! » Les pauvres hommes étaient à blâmer ; ils auraient dû mourir, et c’est tout ce qu’ils auraient pu faire, car, sans éducation préalable, avec des officiers qu’ils ne connaissaient pas, en nombre insuffisant, on les avait envoyés à l’aventure contre un ennemi victorieux, outillé de main de maître et en quantité supérieure.

C’est le début et ce sera la suite ; car, malgré des intermittences à peine sensibles, le combat de Châtillon semble avoir servi de modèle à tous ceux qui seront livrés sous Paris. Nos pauvres soldats de l’armée régulière, toujours au feu, toujours aux avant-postes, seront décimés par un ennemi dont notre faiblesse semble accroître les forces et seront vilipendés par la populace parisienne, pendant que la garde nationale se grise, se réserve et n’entend pas, comme elle le dit, se faire massacrer inutilement. Dès le 16 septembre, avant que l’on n’ait vu paraître les batteurs d’estrade de l’Allemagne, les mobiles de la Seine, ceux-là mêmes que le général Trochu avait ramenés de Châlons à Paris, « parce que c’était leur droit », trouvaient le poste qu’on leur avait assigné trop périlleux et l’abandonnaient. Le 19, un bataillon de ces mêmes mobiles destitue ses chefs, après avoir refusé de leur obéir, évacue le Mont Valérien, qu’il était chargé de garder, et revient à la débandade, au moment où les têtes de colonnes allemandes apparaissent à Rueil.

Le gouverneur de Paris, président du Gouvernement de la Défense nationale, l’homme à qui incombait la tâche de protéger la ville et de la sauver, le général Trochu, était-il à la hauteur de sa mission ? Sans hésiter et avec une conviction absolue, je répondrai : non. Les hésitations dont il fit preuve à la journée du 4 Septembre étaient sans doute partie intégrante de son caractère, car on les retrouve en lui à chaque heure de cette époque où il était le maître et où jamais il ne sut commander. Dès la guerre de l’Indépendance américaine, Jefferson disait du marquis de La Fayette : « Il a une faim canine de popularité. » Le mot peut s’appliquer à Trochu, qui, semblable au commandant en chef des journées d’octobre 1789 et de la garde nationale de 1830, se plaisait au « sourire enivrant de la multitude ». Lorsque l’on aime à ce point la popularité, on lui sacrifie tout, même son honneur. On avait oublié la parole de Mirabeau : « La guerre est la crise des sociétés où un gouvernement est le plus nécessaire. »

Malgré ses harangues et ses proclamations, malgré l’assurance qu’il affectait et ses appels à la protection de sainte Geneviève, Trochu ne croyait pas, n’a jamais cru à la possibilité de défendre Paris. Déposant devant la commission d’enquête parlementaire sur le 18 mars, Ernest Picard a dit : « Le général Trochu portait le deuil du siège de Paris, avant que celui-ci ne fût commencé. » Lui-même, au lendemain du 4 Septembre, disait : « C’est une folie héroïque, mais nous la ferons. » Le 17 septembre, à la veille du combat de Châtillon, qui forgeait le premier anneau de la chaîne dont Paris devait être entouré, Victor Duruy, l’ancien ministre de l’Instruction publique, un homme ardent, enthousiaste, plein de foi dans l’énergie de la France et croyant trouver en tous les cœurs le patriotisme qui brûlait dans le sien, se rencontra avec Trochu : « Eh bien ! général, combien nous faudra-t-il de temps pour renvoyer le roi Guillaume aux bords de la Sprée ? » Trochu, souriant et prenant une attitude de marquis d’opéra-comique, répondit : « Ne vous inquiétez pas, monsieur ; nous ferons une galante défense. » Duruy resta suffoqué et ne comprit rien à tant de désinvolture. Du reste, dans le gouvernement, on croyait si peu à la possibilité de tenir l’ennemi éloigné de Paris que, le 13 septembre, on nomma une commission des barricades intérieures, dont Rochefort fut élu président. Étienne Arago, lui, demanda que, pour la construction de ces barricades, futur tombeau des hordes allemandes, on rompît avec les « routines du génie militaire » !

Les forces dont le général Trochu avait le commandement en chef étaient composées de 100 000 soldats de troupes régulières, de 80 000 mobiles et de 350 000 gardes nationaux ; avec ces 530 000 hommes, il ne parvint pas, il n’essaya même jamais sérieusement de briser la ligne d’investissement, qui cependant ne fut formée que par des troupes dont le maximum ne s’est élevé qu’à 220 000 hommes. Cela tient à ce que la garde nationale fut inutile, sinon nuisible, malgré quelques glorieuses exceptions qui rendaient plus douloureuse encore l’attitude de la masse. Une faute irréparable avait été commise ; les généraux, accoutumés aux bienfaits militaires de la discipline et de l’obéissance passive, conseillaient au gouvernement de nommer lui-même, sur des listes préparées avec soin, les officiers des gardes nationale et mobile. Jules Favre combattit ce projet et le fit avorter, parce que, disait-il, « les gardes nationaux et les gardes mobiles ont tout intérêt à choisir parmi eux les plus braves et les plus capables ». On ne sait s’il faut rire ou pleurer d’une telle candeur.

Cette garde nationale, qui semble avoir été inventée pour occuper l’oisiveté des Parisiens et préparer la Commune, était cependant sortie d’un élan spontané dont un homme habile ou seulement énergique eût tiré parti. Promptement, elle devint le point de mire des ambitieux, car elle représentait une réserve imposante d’électeurs dont bientôt peut-être on aurait à solliciter les suffrages. Tout le monde lui parlait ; on la grisait d’éloges, on l’enivrait de grands mots ; elle était l’espérance, elle serait le salut ; chacun se croyait un droit de lui adresser sa petite proclamation. Dieu sait ce qu’on lui disait ! Victor Hugo, qui ne sortait plus sans être coiffé d’un képi, s’écriait sur affiches placardées à tous les carrefours : « Soyez terribles, ô patriotes ! Arrêtez-vous seulement, quand vous passerez près d’une chaumière, pour baiser au front un petit enfant endormi ! » et ceci le 22 septembre, trois jours après que ces « patriotes » avaient, à toutes jambes, abandonné le Mont Valérien. Ô rhétorique ! mère des sottises, tu es criminelle, car ceux qui te font et ceux qui t’écoutent s’imaginent avoir fait leur devoir et sont contents d’eux-mêmes.

Et de Paris, que ne disait-on pas ! « Paris, ville de lumière, ville sainte, ville sacrée, Mecque de l’intelligence, Rome de l’héroïsme, capitale du génie humain, mère de toute civilisation et de tout progrès ! » Et ainsi de suite pendant des pages, dans tous les journaux, sur toutes les murailles. Que cette ville ait perdu la tête, cela n’a rien de surprenant ; elle crut qu’elle serait sauvée par son énormité même, qui devait la perdre ; elle était persuadée que, si elle s’éteignait, le monde entrerait dans l’obscurité ; elle pensa qu’elle était non seulement immortelle, mais invulnérable. Le général américain Burnside, étant venu à Paris pendant le siège, disait à Bismarck : « C’est une maison de fous habitée par des singes. » L’expression est excessive, surtout dans la bouche d’un homme qui avait fait la guerre de Sécession ; mais l’état pathologique des esprits était lamentable et surtout sans clarté.

C’était le résultat de la révolution entée sur la guerre ; c’était aussi le résultat de la claustration. Paris, isolé du reste du monde, prisonnier derrière ses murailles, sans communication avec l’extérieur, cela ne s’était jamais vu, n’avait jamais été cru possible, et les meilleures cervelles en étaient troublées. Chacun, en outre, indiquait des moyens rapides de détruire l’ennemi ; c’était un délire et une cacophonie : « Il faut des armées de 200 000 hommes », disait Émile de Girardin ; « toute armée qui dépasse 50 000 hommes n’est pas maniable », répondait Cluseret, un futur ministre de la Guerre de la Commune. « Il faut prendre les lions, les tigres, les léopards du Jardin des Plantes et les lâcher sur les Prussiens. » Un imbécile dont j’ai l’affiche-programme sous les yeux riposte : « Les Prussiens tueront les lions à coups de canon ; je propose de réunir toutes les vidanges de Paris, de les disposer dans des nacelles à soupapes fixées à des ballons ; quand les ballons, poussés par un vent favorable, seront au-dessus du camp ennemi, on ouvrira les soupapes et toutes les troupes du roi Guillaume seront asphyxiées. » Que l’on ne se figure pas que je plaisante, je n’en ai nulle envie.

Il y avait aussi les amateurs de « sortie torrentielle » ; toute la population massée s’en irait devant elle et passerait sur le corps des Allemands. Un malin de Saumur, nommé Quesnay et devenu de Beaurepaire[7], faisait des conférences sur ce sujet ; il y gagna d’être pourvu d’un bon poste dans la magistrature. C’eût été miracle qu’avec de telles louanges, de telles billevesées, tant d’inventions extravagantes et tant d’objurgations insensées, une population qui mangeait peu et buvait trop, dont toutes les habitudes étaient rompues, toutes les occupations bouleversées, pût échapper à un trouble mental où la vérité restait obscurcie.

Il fallait l’occuper cependant, cette garde nationale que l’on n’envoyait pas au feu, d’abord parce qu’elle n’y aurait point été et puis parce que, dans le secret des appréhensions d’avenir, on la conservait comme une troupe de réserve contre un retour possible de l’Empire. Alors on multiplia les postes dans Paris et elle y fut employée à un service illusoire ; on n’avait rien à faire, on discutait la question sociale, on trinquait, on jouait au bouchon et, comme la haute solde était régulièrement payée, on commençait la partie quand on avait réuni cent francs d’enjeu. Lorsque, devant ces postes qui puaient le vin comme une futaille défoncée et où l’on chantait le Sire de Fich-tong-Kang, des soldats et des mobiles passaient pour se rendre au terrain de combat, on leur criait : « Bon courage ! Du reste, vous savez, si ça ne va pas, nous sommes là !… » Ils étaient là, en effet, mais ils n’en bougeaient mie. Les gardes mobiles et les soldats, énervés d’être toujours au feu et de ne jamais voir à leurs côtés ceux qui les exhortaient à bien faire, rentrèrent plusieurs fois à Paris, en criant : « Vive la paix ! »

Bien des personnes furent scandalisées de l’inaction où l’on maintenait ces gens-là. Longtemps après, j’en parlai au général de Malroy, qui avait conservé les fonctions de chef d’état-major de la place de Paris, et je lui demandai pourquoi on n’avait pas alors établi deux camps retranchés, l’un à l’abri du Mont Valérien, l’autre dans le Bois de Vincennes, où l’on eût cantonné les gardes nationaux afin de leur donner l’instruction militaire qui leur manquait et de les façonner de telle sorte qu’ils auraient pu être utiles en un jour de bataille ; il me répondit : « Parce qu’ils auraient refusé de s’y rendre et que nous n’avions aucun moyen de les y contraindre. »

Ces hommes qui, ne se battant pas, étaient une charge pour Paris dont ils dévoraient l’approvisionnement, furent le fond même de cette armée de la révolte et du crime que la Commune opposa à la France, représentée par le gouvernement légal réfugié à Versailles. Là, contre ceux qu’ils appelaient avec une conviction odieuse et profonde les « Prussiens de l’intérieur », ils firent preuve de courage, d’énergie et de ténacité. La différence de leur conduite à cette époque et pendant la période d’investissement a frappé plus d’un bon esprit, qui s’est demandé s’il n’eût pas été possible d’employer à la délivrance du pays les forces qui se sont efforcées de le bouleverser.

Au cours de l’enquête parlementaire sur le 18 mars 1871, la question fut posée au colonel Ossude, de la gendarmerie, qui par fonction savait à quoi s’en tenir sur ce sujet. Sa réponse est à retenir, car elle n’est que l’expression de la vérité. « J’ai entendu dire souvent : si l’on s’était servi pendant le siège de ces bataillons qui se battaient si bien pendant l’insurrection, que de choses on aurait pu faire ! C’est une erreur ; ces bataillons ne se seraient point battus ; ils n’ont aucune espèce de patriotisme. Ils se sont battus parce qu’ils se sont imaginé qu’ils pourraient être les maîtres et ne plus travailler ; mais, quant à se battre par patriotisme, ils refusaient, ils en étaient incapables. »

La légende est faite cependant, et ce n’est pas ce que j’écris aujourd’hui, avec une sincérité poignante, qui l’amoindrira. Il est convenu, d’après les flagorneries intéressées et les certificats bénévolement délivrés à tant d’électeurs, que la garde nationale a été héroïque à Paris pendant la guerre franco-allemande. Il faut avoir le courage de rendre à chacun la part qui lui revient et d’essayer de dissiper des confusions qui faussent l’histoire. Oui, la population de Paris a été héroïque ; oui, elle a supporté avec une admirable résignation la faim, le froid et toutes les misères qui en découlent ; oui, elle a accepté tous les sacrifices, subi tous les amoindrissements de la vie, dans la croyance que notre pauvre pays parviendrait à conjurer le sort dont il a été accablé ; mais il serait criminel de faire honneur de ces douleurs, de ces vertus à la seule classe ouvrière, à celle qui s’appelle orgueilleusement le prolétariat, car c’est celle qui a le moins pâti. Régulièrement payé comme garde national, l’ouvrier a toujours eu le « sou de poche », qui lui manque souvent dans l’existence de l’atelier ; il recevait indemnité pour sa femme, indemnité pour ses enfants ; l’État ou les cantines municipales lui distribuaient gratuitement les vivres ; jamais il n’a bu plus de vin, jamais plus d’eau-de-vie que pendant cette époque de privation générale.

La solde était fournie par le ministère des Finances avec une ponctualité irréprochable et, en la répartissant, les percepteurs de quartier n’y regardaient pas de trop près. Il y eut plus d’un garde national qui appartenait à deux ou trois bataillons ; tous étaient mariés et il était rare qu’ils n’eussent qu’un enfant. « La solde », a dit le colonel Ossude devant la commission d’enquête sur le 18 mars, « était quelque chose de fantastique. Il y avait des capitaines qui se faisaient des rentes en touchant la solde de 1 500 hommes, quand ils en avaient à peine 800 ; quelques-uns ont dû faire fortune. » Ceci est strictement vrai et plus d’un de ces hommes a dit, en parlant de cette époque : « Ah ! c’était le bon temps ! » Veut-on savoir ce qu’a coûté la garde nationale de Paris, pendant la période d’investissement ? Afin d’être certain de ne point commettre d’erreur, j’emprunte le chiffre au rapport de la Cour des Comptes : 120 627 900 fr. 38. Pour les services qu’elle a rendus, c’est cher.

Ce qui a souffert pendant le siège, souffert le martyre sans se plaindre, c’est le petit rentier, le mince employé, c’est l’ouvrier, c’est le contremaître empêchés par une infirmité physique de faire acte de présence au poste, c’est le vieux domestique congédié, c’est l’institutrice sans salaire, la veuve et la fille pauvres ; c’est la demi-petite bourgeoisie, en un mot, qui, n’ayant que des ressources minimes et temporaires, taries par les circonstances, ne pouvant acheter ni vin, ni viande, ni bois, ni charbon, mourait de froid et d’anémie. Ceux-là, oui, ils ont été héroïques dans leur humilité, et jamais la France n’aura pour eux assez de gratitude ; car c’est dans l’espoir déçu qu’elle ne serait pas amoindrie qu’ils ont supporté leur passion[8].

J’ai emprunté à un livre que j’ai écrit en 1877[9] la plupart des détails que je viens de donner sur le rôle joué par la garde nationale parisienne en présence des Allemands ; je n’ai rien à y retrancher, rien à y ajouter, car rien de ce que j’ai appris depuis lors n’a modifié mon impression. Dans ce même volume, je retrouve une opinion identique formulée, après la guerre, par Alphonse Daudet, dans le style vif et familier qui lui est propre. Je citerai cette page, qui est l’exacte peinture d’un des aspects de Paris à cette époque ; la note est tellement juste qu’elle peut faire foi devant l’impartialité de l’histoire : « Et dire — s’écrie-t-il dans les Contes du Lundi — que pour certaines gens ces cinq mois de tristesse énervante auront été un événement, une fête perpétuelle, depuis les baladeurs du faubourg, qui gagnent leurs quarante-cinq sous par jour à ne rien faire, jusqu’aux majors à sept galons : entrepreneurs de barricades en chambre, ambulanciers de Gamache, tout ruisselants de bon jus de viande, francs-tireurs fantaisistes et n’appelant plus les garçons de café qu’à coups de sifflet d’omnibus, commandants de la garde nationale logés avec leurs dames dans des appartements réquisitionnés, tous les exploiteurs, tous les accapareurs, les voleurs de chiens, les chasseurs de chats, les marchands de pieds de cheval, d’albumine, de gélatine, les éleveurs de pigeons, les propriétaires de vaches laitières, et ceux qui ont des billets chez l’huissier et ceux qui n’aiment pas à payer leur terme, pour tout ce monde-là, la fin du siège est une désolation peu patriotique. Paris ouvert, il va falloir rentrer dans le rang, travailler, regarder la vie en face, rendre les appartements, les galons — et c’est dur ! » Oui, c’est dur, et si dur en vérité que cela fut pour beaucoup dans la Commune.

On peut croire Alphonse Daudet, il était de la garde nationale et, comme tous les gens bien nés et de bon cœur, il y fit son devoir. Il était au Bourget, à Champigny, à Buzenval, partout où l’on se battit en vain. Dans la nomenclature des diverses fonctions dont s’affublèrent bien des drôles pour vivre à l’aise et ne rien faire, il en a oublié une qui n’est pas des moins baroques. Lorsque l’on eut établi la poste par pigeons, il se trouva des garçons ingénieux qui affirmèrent que le service des lettres serait compromis, si l’on ne détruisait les oiseaux de proie, ordinairement très friands de la famille des colombidés. Ils se chargèrent de ce genre de chasse qui leur permit d’aller tirasser des corbeaux et des passereaux hors des remparts. Je n’invente rien ; cette bouffonnerie fut réelle et je copie la carte de passe qui fut délivrée à l’un de ces farceurs :

« Valable du 1er au 31 janvier, n° 83. Défense de Paris. Le ministre des Travaux publics, membre du Comité de Défense, autorise M. A. Chauvelot, chargé de la chasse des oiseaux de proie, à circuler librement de l’intérieur de Paris aux forts. Il recommande M. Chauvelot à toute la bienveillance et au besoin à la protection des autorités civiles et militaires. Pour le ministre des Travaux publics, membre du Comité de la Défense nationale, par ordre : L. Vée. Signature du permissionnaire : A. Chauvelot. »

J’avoue que, si je n’avais eu la pièce olographe en main, je n’aurais jamais cru à une telle plaisanterie ; le personnage — et il n’était point le seul — qui joua ce rôle digne des drôleries d’une opérette peut rivaliser avec l’amiral suisse et le fabricant de casquettes pour guillotinés.

Il était imprudent de faire la guerre avec des éléments pareils, où seul l’esprit de cabotinage, si commun en France, pouvait trouver quelque satisfaction. On en avait d’autres, heureusement, sérieux, dévoués, prêts à tout sacrifier, ne reculant devant rien, ni devant la fatigue, ni devant les obstacles, ni devant le feu de l’ennemi. L’armée régulière, à laquelle le corps ramené intact des Ardennes par le général Vinoy servait de noyau, un bon nombre de bataillons des mobiles de province, quelques bataillons de garde nationale composés, en majeure partie, de « gens comme il faut » habitant les quartiers riches, formaient une armée qui n’était pas sans valeur et dont un chef habile aurait pu se servir utilement. Le corps de troupes, trop souvent noyé dans la masse indisciplinée des mobiles de la Seine, des bataillons de Belleville, de la Villette, de Ménilmontant, de la barrière d’Italie, de Grenelle, restait correct plutôt sous l’influence du patriotisme que sous celle de la discipline. Il résultait de cet ordre de choses que, dans la même ville, vivant côte à côte, s’inspirant de passions opposées, il y eut deux armées en présence, deux sœurs ennemies qui se soupçonnaient, se redoutaient, se haïssaient : l’une qui sollicitait d’être menée contre les troupes de la Prusse, l’autre qui se réservait pour une insurrection espérée. Celle-ci échoua le 31 octobre 1870, mais réussit le 18 mars 1871.

C’est probablement parce qu’il connaissait bien cette situation qui, par elle-même, constituait déjà un danger redoutable, que Trochu avait promptement renoncé à faire un effort violent et se contentait de ce qu’il appelait une « galante défense ». Il n’était point le seul à n’avoir aucune foi dans l’avenir ; tous les généraux qui combattirent devant Paris faisaient leur devoir, sans se marchander, mais savaient que la ville était condamnée, et que, malgré les sorties, les coups de canon et les fusillades, elle tomberait à une date que l’on pouvait fixer d’avance. Quelques-uns même ne crurent point devoir cacher leur opinion. La compagnie franche des tirailleurs de la Seine, organisée à l’instar des chasseurs à pied, fut toujours au feu, cantonnée à Boulogne, gênant fort les Allemands établis entre Sèvres et Saint-Cloud ; elle avait même parfois réduit au silence la batterie prussienne établie à Breteuil. Parmi les corps libres qui s’étaient improvisés et imposés, c’était une troupe d’élite recrutée parmi des auditeurs au Conseil d’État, des conseillers à la Cour des Comptes, des avocats ; sans bruit, sans forfanterie, on s’y conduisait comme des vétérans rompus aux batailles.

Elle relevait hiérarchiquement du général Dumoulin, une bonne culotte de peau, qui parlait avec une grosse voix, en frisant une grosse moustache et en n’évitant pas les gros mots. Un jour, il dit à Arthur Kratz, lieutenant de la compagnie, qui jour et nuit était à son poste : « Pas d’imprudences inutiles ; ménagez vos hommes, ne les exposez pas sans y être contraint par la nécessité ; il serait absurde de les faire tuer ; car leur mort ne servirait à rien ; nous ne faisons ici que de la bouillie pour les chats ; c’est gâcher les munitions par fantasia ; jamais nous ne franchirons la Seine et nous serons forcés de capituler, comme des péteux, le jour où nous aurons mangé notre dernier morceau de pain. » La même idée fut exprimée par le général Vinoy ; à la question : « Combien de temps cela va-t-il durer ? » il répondit : « Si je savais quel est notre stock de vivres, je le dirais exactement. »

Donc nul espoir : tous les généraux, tous les hommes de guerre étaient convaincus que Paris ne se délivrerait pas. Je crois bien qu’à de rares exceptions près le Gouvernement de la Défense nationale partageait la même opinion. Il semble que dans le secret des délibérations intimes, et loin de la foule dont on soutenait le « moral » à l’aide de belles paroles, accompagnées de gestes pathétiques, on n’ait voulu que gagner du temps, afin que Thiers pût accomplir la mission diplomatique qui lui avait été confiée et afin que la province réussît à former des armées de secours. En effet, le premier soin du gouvernement, après le 4 Septembre, avait été d’envoyer Thiers faire un voyage circulaire dans les Cours d’Europe, pour tâcher d’y éveiller des sympathies dont nous pourrions bénéficier à l’heure opportune. Ce voyage, Thiers l’a raconté ; il a dit comment il avait été arraché « aux études chères dans lesquelles il cherchait une distraction aux scènes dont il venait d’être le témoin » ; il s’est complaisamment étendu sur les difficultés qu’il avait eu à vaincre et plus complaisamment encore sur les honneurs dont il avait été l’objet. Il lui était prescrit de tâter l’opinion, d’émouvoir quelque intérêt en notre faveur, mais il lui était interdit de stipuler pour la paix.

De ce voyage, je n’ai rien su que ce que j’ai appris, au mois d’octobre 1873, par le prince Gortschakoff, qui se moquait volontiers de Thiers, lequel, je crois, le lui rendait bien ; ce qui n’empêchait point les deux personnages de se congratuler de leurs talents respectifs et de ne se pas ménager les louanges mutuelles, lorsque, face à face, ils discutaient quelques questions politiques. Thiers, d’après Gortschakoff, serait arrivé à Pétersbourg dans des circonstances peu favorables pour un ambassadeur de la République. L’empereur Alexandre II venait de recevoir une lettre de l’impératrice Eugénie qui l’adjurait de se souvenir de ses promesses et d’intervenir auprès du roi de Prusse, pour obtenir, au besoin pour exiger que le territoire de la France ne fût pas diminué. Cette lettre avait ému l’Empereur, qui avait répondu que les circonstances étaient tellement modifiées, par suite des faits de guerre, qu’il lui serait difficile d’exercer une influence sérieuse sur l’esprit de son oncle, le roi Guillaume, lorsque l’heure de traiter aurait sonné ; il ajoutait que ce qui était possible la veille du 4 Septembre ne l’était plus, en présence d’un pouvoir non reconnu par les puissances européennes et sur la légalité duquel la France elle-même ne s’était point prononcée.

Cet échange de lettres entre une femme malheureuse et un souverain dont l’âme était chevaleresque ne faisait point la partie belle à Thiers. Dans un premier mouvement d’humeur maussade, Alexandre II avait refusé de le recevoir. Gortschakoff m’a dit qu’il avait eu beaucoup de peine à triompher des résistances de celui qu’il n’appelait jamais que son « maître ». Thiers eut avec l’empereur de Russie un long entretien ; il n’en résulta, il n’en pouvait résulter rien d’efficace pour notre cause, qui était considérée comme perdue sans ressource. Alexandre II, qui avait encore quelque naïveté, s’apitoya sur ce vieillard, sur ce monarchiste convaincu, que son patriotisme condamnait à porter la parole au nom de la République qu’il exécrait. Gortschakoff m’a dit : « Thiers ne cherchait pas des alliés, car il savait qu’on ne s’allie pas avec l’inconsistance ; il ne tentait même pas de former une ligue de neutres dont les conseils auraient pu être écoutés ; il ne s’occupait qu’à prémunir les Cabinets contre un retour possible de Napoléon III ; en un mot, le but de sa tournée diplomatique était moins de susciter des amis à la France que des ennemis à l’Empire. »

Je suis certain que Gortschakoff ne m’a point trompé, car Visconti-Venosta, alors ministre des Affaires étrangères en Italie, m’a répété la même chose, deux ans après, dans des termes identiques. Du reste, à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Rome, Thiers entendit la même parole : « Négociez ; chaque jour perdu pour entrer en pourparlers avec la Prusse aggrave votre situation ; négociez, pendant que vous avez encore la possibilité de faire améliorer des conditions que bientôt il vous faudra subir, sans pouvoir même les discuter. » Vains conseils, que Thiers eût volontiers suivis, mais que l’on n’eût osé écouter à Paris et que l’on n’eût même pas daigné entendre à Tours ; car, en dehors des petits gouvernements locaux qui s’étaient établis de-ci de-là, il existait en France deux gouvernements officiels, sinon réguliers ; condition défavorable à des opérations d’ensemble, mais que les circonstances avaient imposées.

Après la bataille de Sedan et la capitulation de l’armée française, nul doute ne pouvait subsister ; Paris, à bref délai, serait assiégé. Il fallait donc pourvoir à l’administration du territoire qui n’était pas en puissance de l’ennemi. Il fut décidé qu’une délégation du Gouvernement de la Défense nationale, munie de pleins pouvoirs, armée au besoin de la dictature, irait s’installer à Tours, ville ouverte, mais placée derrière la ligne stratégique de la Loire. Cette délégation ne devait pas être une sinécure, car c’est sur elle que pèserait le devoir de mettre la province en état de délivrer Paris et de repousser l’invasion.

En vérité, la tâche était lourde : lever les recrues, ramasser tous les hommes valides, les équiper, les instruire, les grouper en bataillons, en régiments, en corps d’armée ; fabriquer des canons et des munitions, réquisitionner les chevaux et les moyens de transport, passer des marchés pour les vivres, pour l’habillement, pour les charrois ; acheter des armes, en secret, chez toutes les puissances neutres qui consentiraient à fermer les yeux sur ce commerce illicite, choisir les généraux, préparer les plans de campagne, protéger l’ordre, sans compromettre la liberté ; faire la part égale au pouvoir civil et au pouvoir militaire, en évitant les conflits ; contracter des emprunts, remplacer ce que l’on voulait détruire, maintenir ce que l’on tenait à conserver, choisir toute occurrence d’aborder l’ennemi, sans compromettre des forces juvéniles et mal organisées, nouer des relations amicales avec les chancelleries d’Europe, n’avoir qu’un but, une préoccupation, une idée : le salut du pays, combiner les efforts avec ceux que Paris pouvait tenter, faire partout œuvre d’ensemble et remuer la terre de France jusqu’à ce que la victoire en jaillît ; tout cela et bien d’autres choses encore, c’était un fardeau écrasant ; à quel Hercule va-t-on confier ces travaux, à quel Atlas va-t-on donner ce monde à porter ?

Il eût fallu un homme jeune, ardent, sans pitié pour lui-même et sentant vibrer en lui l’âme nationale qui inspirait Jeanne d’Arc, Villars, Hoche, Marceau, Desaix, Davout ; il l’eût fallu vigoureux, prêt aux périls et cependant assez froid pour calculer ses actions et méditer sa conduite, habile à saisir les occasions, audacieux à en profiter. Un tel homme est rare en toute nation et en toute circonstance, je le sais ; existait-il alors ? Qui peut répondre ? En tout cas, on n’eut pas la suprême fortune de le découvrir. L’homme qui fut expédié à Tours, afin d’y gérer tous les ministères, d’y exercer tous les pouvoirs, celui, en un mot, auquel le sort de la France fut remis, était un vieil avocat juif, âgé de soixante-quatorze ans, que sa laideur avait rendu célèbre et qui s’appelait Crémieux.

Une grande facilité d’élocution qui, chez lui, remplaçait l’éloquence, l’absence de sévérité dans le choix des causes qu’il avait à plaider lui avaient valu quelque renom. Député de l’opposition sous Louis-Philippe, rattaché au parti de la réforme dont Odilon Barrot menait le branle, partisan de la régence dans la matinée du 24 février 1848, membre du Gouvernement provisoire dans l’après-midi de la même journée, il avait été garde des Sceaux pendant les premiers temps de la Seconde République et en était resté républicain. Il avait de la malice, l’habitude des dossiers et des finesses de procureur qui lui obtinrent quelques succès devant les tribunaux civils. Avant tout et par-dessus tout, il était juif et il le prouva, car l’acte le plus important de sa dictature à Tours fut l’émancipation de ses coreligionnaires d’Algérie, mesure impolitique et des plus inopportunes, en un moment pareil, car elle porta préjudice à notre domination, en exaspérant la population arabe, qui méprise la race d’Israël.

On ne tarda pas à reconnaître, au Gouvernement de la Défense nationale, que Crémieux n’avait plus l’âge des grandes entreprises et que l’on avait agi un peu légèrement en lui confiant la direction de cette haute aventure. On voulut le rajeunir et on lui dépêcha du renfort en la personne d’un septuagénaire nommé Glais-Bizoin. Celui-là n’était même pas avocat ; c’était un politicien dont le seul mérite était d’avoir trempé dans toutes les oppositions. Il parlait volontiers, excellait aux niaiseries et en débitait plus que l’on ne voulait, avec un accent nasillard que Polichinelle eût envié. Ridicule au-dedans, ridicule au-dehors, il se croyait apte à régenter le monde et n’était pas capable de comprendre un projet de loi. Crémieux dictateur, vir omnipotens, ne fut point content de voir arriver à Tours le collègue qu’on lui imposait ; il mesura sa chute et la trouva profonde. La scène est instructive, Glais-Bizoin l’a racontée dans des termes trop sincères pour n’être pas reproduits ici.

Il quitte Paris le 17 septembre ; il est dans un convoi spécial qui prend la ligne de Rouen, car Juvisy a été occupé dès la veille par les Prussiens. Il n’était que temps de partir. Glais-Bizoin fait modestement remarquer qu’il voyage « suivi », comme un souverain, par les représentants de toutes les puissances, avec lesquels il échangea le lendemain des visites empreintes de la plus touchante cordialité. Le chemin est encore libre de ce côté ; il devait être coupé le lendemain et nul incident n’interrompit la route. « À mon arrivée à Tours, dit-il, je n’eus rien de plus pressé que d’aller voir mon vieil ami Crémieux, pour lui annoncer, comme une bonne fortune, le renfort que je lui amenais si à propos. Mais, à ma grande surprise, je le vois qui s’écrie : « C’est ma déchéance ! C’est Jules Favre qui l’a voulu ! Je le reconnais là. Eh bien ! il sera content ; prenez ma place, je vais donner ma démission et partir sur-le-champ. » Puis, ouvrant vivement la porte de la chambre de Mme Crémieux, qui communique avec la salle du conseil, il l’appelle et lui dit : « Le gouvernement de Paris vient de prononcer ma déchéance ! Partons, partons vite ! » Il me semble encore le voir faisant, à pas précipités, le tour de la table de la salle de nos délibérations, suivi de cette excellente femme qui cherchait à le calmer et n’obtenait pour toute réponse que ces mots : « Je suis déchu ! Il faut partir ! » Il n’écoutait rien. Je le quittai pour aller au maréchalat, où résidait l’amiral (Fourichon)[10] et lui raconter cette scène, qui ne le surprit pas moins que moi. Autre étonnement : Crémieux, le lendemain, vint prendre place au Conseil, sans qu’il y fût question de sa déchéance et de son départ. La nuit et les sages observations de sa femme avaient porté conseil[11]. » La déchéance de Crémieux : ô Clio, qu’en as-tu pensé ?

Je me hâte de reconnaître que Glais-Bizoin, moins sûr de lui que Crémieux, se rendant compte peut-être de son incapacité en matière militaire, avait amené avec lui le vice-amiral Fourichon, qui était un homme de guerre, avait présidé le Conseil d’amirauté et était de nature, de capacité, d’énergie à rendre des services à la défense du pays. Ce que l’amiral a dû penser des deux grandes inutilités auxquelles on l’avait adjoint, je n’en sais rien, mais je m’en doute. Il racontait volontiers, avec son sourire narquois, une anecdote qui en dit long sur les étrangetés de cette époque.

Un jour, à Tours, on le prévient qu’une députation de soldats demande à être admise en sa présence, pour lui faire une communication d’une gravité exceptionnelle. Cinq minutes après, l’amiral voit entrer une vingtaine d’individus portant un costume de matelot de fantaisie et représentant une compagnie franche de récente formation, dont il avait oublié la dénomination ; c’était, disait-il, quelque chose comme les Corsaires de la Gironde ou les Lascars de la Durance. Ils venaient le prier de leur faire délivrer des haches d’abordage, afin de pouvoir frapper l’ennemi de plus près et mortellement. L’amiral eut quelque peine à ne pas leur rire au nez et répondit qu’ils trouveraient probablement « cet article » dans les magasins d’accessoires du théâtre de la Porte-Saint-Martin, mais que depuis longtemps les arsenaux de l’État ne le « tenaient plus ». Voyant la mine déconfite de ces braves volontaires, il leur demanda qui leur avait fourré cette idée biscornue dans la tête. Ils répondirent : « C’est le citoyen Glais-Bizoin. — Il est à craindre qu’il ne se soit moqué de vous », dit l’amiral en les congédiant. Glais-Bizoin ne s’était pas moqué de ces marins de pacotille. Il fut de méchante humeur et disait : « Comprenez-vous Fourichon qui refuse de donner des armes aux soldats que je lui envoie ? »

Malgré sa volonté de bien faire, l’amiral n’y put tenir, il avait commencé et poursuivit avec succès l’organisation de la première armée de la Loire, de celle qui fut à Coulmiers ; mais l’ineptie de ses deux compagnons, les tracasseries dont ils l’accablaient, l’insanité des propositions qu’il était forcé de discuter avec eux le dégoûtaient à ce point que, comprenant l’inutilité de ses efforts, il donna sa démission (4 octobre) et alors Crémieux — oui, Crémieux — resta seul ministre de la Guerre, jusqu’au jour où Gambetta, dégringolant des nuages, souffla sur Crémieux, souffla sur Glais-Bizoin et s’empara de la dictature qui, entre leurs mains, était tombée en enfance.

  1. Si l’initiative eût été personnelle, si l’intention eût été secrète, L’Électeur libre, journal rédigé par Arthur Picard, frère d’Ernest Picard, n’eût point annoncé le voyage de Jules Favre vers le quartier général allemand, dès le 18 septembre, c’est-à-dire le lendemain du départ.
  2. Lord Granville (1815-1891). Homme d’État anglais, ministre des Affaires étrangères en 1870. (N. d. É.)
  3. Gortschakoff (Alexandre), 1798-1883. Diplomate russe, ministre des Affaires étrangères (1857-1867), chancelier (1861-1881). (N. d. É.)
  4. Der deutsch-französische Krieg (relation de l’État-Major allemand), 2e partie, 10e livraison, p. 40.
  5. Enquête sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale. Rapport de M. Chaper. Tome I, p. 298-299.
  6. Decazes (Louis-Charles, duc), 1819-1886. Fils d’Élie Decazes, ministre de Louis XVIII. Ministre plénipotentiaire sous Louis-Philippe. Vécut dans la retraite de 1848 à 1870. Député à l’Assemblée nationale de 1871. Ministre des Affaires étrangères de 1873 à 1877. (N. d. É.)
  7. Quesnay de Beaurepaire (1837-1923). Magistrat et écrivain. Procureur général à la Cour d’appel en 1889, président de chambre à la Cour de Cassation en 1893. (N. d. É.)
  8. Dans sa déposition devant la commission d’enquête parlementaire sur le 18 mars, Jules Favre a dit : « Pendant le siège, les classes supérieures, élevées, intelligentes, se sont conduites admirablement ; je ne crois pas qu’il soit possible de rencontrer un tel exemple d’abnégation, de dévouement, de désintéressement… Je ne parle pas de la charité, ni de la facilité avec laquelle on a trouvé dans la bourse de ceux qui avaient de l’argent les secours nécessaires pour venir en aide à ceux qui en avaient besoin. Quant à la classe ouvrière, il y a eu des exemples de très grande vertu… mais cette classe a, en fait, pris l’habitude d’être nourrie par l’autre, de vivre dans une fainéantise d’autant plus dangereuse qu’elle permettait de vivre sans rien faire et qu’elle leur donnait cette satisfaction puérile et malsaine des exercices militaires. Ces exercices auraient pu être utiles, mais, souvent, ils se bornaient à des promenades dans Paris, et nous avons vu par le petit nombre d’inscriptions de volontaires qu’il y avait très peu de dispositions à se battre. » (Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, tome II : Déposition des témoins, in-4o, Versailles, 1872, p. 42 sq.)
  9. Les Convulsions de Paris, tome I, chap. premier.
  10. Fourichon (1809-1884). Amiral, ministre de la Marine, puis de la Guerre dans le Gouvernement de la Défense nationale, député (1871-1876), sénateur (1876), ministre de la Marine (1876-1877). (N. d. É.)
  11. Dictature des cinq mois, par Alexandre Glais-Bizoin. Paris, Dentu, 1873, 1 vol. in-12, p. 31 et 32.