Souvenirs d’un diplomate - L’Annexion de la Thessalie (1878-1882)
L’annexion de la Thessalie au royaume de Grèce a été l’un des accords qui, dans le dernier quart de ce siècle, ont le plus coûté d’efforts à la diplomatie, après avoir paru d’abord facile à conclure. C’est un épisode émouvant en lui-même, puisqu’il a résolu, au profit d’un État chrétien, l’un des nombreux problèmes de la question orientale ; mais il est aussi fort intéressant au point de vue spécial de la négociation qui a démontré, par ses péripéties et par son dénoûment, combien ce qu’on appelle « le concert européen, » lors même qu’il paraît établi et confirmé par des déclarations unanimes, reste encore susceptible de fluctuations, de subtilités et de réticences. On verra, je crois, par le récit qui va suivre, les inconvéniens et les dangers d’une politique indécise entre le droit ancien et le droit moderne, poursuivie pendant trois ans à travers des contradictions assez étranges et des débats confus où la paix de l’Orient et la dignité des Puissances ont été parfois en péril. Faute de direction précise, de prudence au début, et, plus tard, de clarté dans l’expression d’une volonté ferme, l’Europe a failli paralyser ses propres décisions, et n’a réalisé qu’incomplètement sa pensée première. Ayant suivi le cours des faits dès leur origine jusqu’à leur fin, en qualité de secrétaire du Congrès et de la Conférence de Berlin, et, ultérieurement, comme ministre à Athènes, je puis les retracer avec exactitude à l’aide des documens publics et de mes souvenirs personnels, et j’espère, après vingt ans écoulés, être en état de les apprécier avec une complète impartialité.
La question des frontières helléniques, si mal délimitées en 1830 que le prince Léopold, devenu depuis roi des Belges, avait pour cette raison refusé le trône de Grèce, était restée depuis lors une de ces affaires que la diplomatie s’attache à écarter, ne sachant comment les résoudre. En face d’intérêts difficiles à concilier au gré des deux États en cause et des combinaisons internationales, les grandes Cours avaient préféré s’en remettre au temps et à l’action des éventualités inconnues. Cependant la Grèce n’avait cessé de revendiquer une extension de territoire au Nord, en invoquant sa sécurité extérieure, l’avenir de sa race, et la stabilité de sa situation politique. Elle s’était agitée en ce sens chaque fois que l’Orient avait été troublé. Ses velléités conquérantes, au moment de la guerre de Crimée, avaient amené la France et l’Angleterre à occuper le Pirée : depuis, elle avait trompé son activité par de stériles luttes parlementaires et par une révolution dynastique, tout en épiant, avec une anxiété croissante, les incidens plus ou moins graves qui se produisaient dans le Levant. Enfin, au cours de la guerre turco-russe de 1877-1878, elle avait, malgré les Puissances, accentué son attitude. Après quelques démonstrations offensives en Thessalie, tout en reculant devant les injonctions des Cabinets, elle avait eu soin de donner à sa retraite l’apparence d’une concession dont ils devaient lui savoir gré. Cette habile manœuvre devait avoir de grosses conséquences : par ce témoignage calculé de confiance en l’Europe, la Grèce profitait, pour la première fois, d’une chance favorable à ses ambitions. Il lui était sans doute impossible de dire qu’on lui eût promis autre chose qu’une bienveillance générale, mais elle se flattait, non sans raison, d’obtenir, à la paix, de sérieux avantages, et, dès que les représentans des diverses Cours furent arrivés à Berlin, en juin 1878, pour le Congrès, elle sollicita hardiment l’accès de la haute assemblée.
En droit strict, elle n’y pouvait prétendre, n’étant ni grande Puissance, ni belligérante. Elle n’était même pas directement intéressée dans les questions territoriales soulevées par le traité de San Stefano qui, d’après les déclarations officielles, devait être l’unique objet des délibérations européennes. Cet acte, en effet, ne mentionnait les provinces de race grecque appartenant à l’Empire ottoman que pour stipuler en leur faveur un règlement administratif analogue à celui de la Crète. Une telle clause, d’ordre purement moral, ne justifiait pas la demande de la Grèce : si on l’accueillait, on sortait du programme fixé, et, comme il était évident que la Grèce visait une rectification de frontières, on allait au-devant d’une difficulté très grave et très délicate, étrangère même à l’instrument diplomatique dont il s’agissait de modifier les dispositions. Il y avait donc lieu de penser que l’Europe, jusqu’alors fidèle à la tradition de 1830, absorbée d’ailleurs par l’étude du traité turco-russe, ne compliquerait pas son travail en consentant à discuter de nouvelles revendications. De plus, l’intervention du gouvernement athénien surexcitait inévitablement les espérances de l’hellénisme, risquait de provoquer d’inquiétantes dissertations sur les limites naturelles, le droit des races, la volonté des populations, et d’engager ainsi le Congrès dans l’examen inattendu de diverses théories, peut-être même de l’amener à des manifestations compromettantes.
Toutes ces considérations étaient fondées assurément ; elles furent cependant écartées, et, dès l’ouverture du Congrès, il n’était pas douteux, d’après les entretiens particuliers des plénipotentiaires, qu’un autre courant d’idées s’était établi, et que les délégués grecs seraient autorisés à réclamer devant eux l’agrandissement de leur pays. Cette entente préalable était surprenante au premier abord ; mais, en étudiant plus attentivement les choses, il n’était pas trop malaisé de discerner les motifs divers dont s’inspiraient les Cours et qui, depuis quelque temps, avaient modifié leurs anciens systèmes et préparé leur évolution. Plusieurs circonstances avaient exercé une influence dominante sur les opinions antérieures, et il est nécessaire de les rappeler pour faire comprendre les faits qui vont suivre.
D’une part, les Puissances gardaient rancune à la Porte d’avoir fait échouer la Conférence de Constantinople et entrepris la guerre malgré leurs conseils ; tout en cherchant à prévenir une extension démesurée de l’influence russe en Orient, elles trouvaient assez juste que la Turquie subît les conséquences de sa défaite, et ne voyaient pas d’inconvénient à ce qu’un autre Etat, qui ne leur portait pas ombrage, recueillît en partie les bénéfices de la lutte. D’un autre côté, la Grèce venait de leur marquer de la déférence en retirant ses troupes de la Thessalie : ses instances permanentes les avaient peu à peu accoutumées à l’idée d’une combinaison favorable à ses intérêts et d’une répartition plus équitable des élémens ethnographiques sur ses frontières. Le royaume représentait dans ces contrées le plus important des groupes chrétiens et les principes majeurs de la civilisation occidentale : son souverain était justement entouré de l’affectueuse estime des grandes Cours, tant par ses mérites personnels que par ses alliances de famille : on avait l’expérience des troubles intérieurs et extérieurs que l’exiguïté du territoire grec avait suscités depuis cinquante ans ; enfin, au moment où l’on allait exiger du Tsar victorieux une sensible atténuation du traité qu’il avait conclu, on jugeait opportun de témoigner quelque sympathie à un pays orthodoxe dont la Russie avait toujours envisagé la cause avec sollicitude.
Indépendamment de ces impressions d’ordre général, chacun des Cabinets avait des raisons spéciales pour admettre volontiers qu’une satisfaction fût concédée à la Grèce. A Paris et à Londres, les souvenirs historiques, les traditions artistiques et littéraires, la pensée politique triomphante à Navarin, s’accordaient avec le système récent de l’émancipation progressive des races chrétiennes pour conseiller une intervention nouvelle. L’Italie ne pouvait refuser son concours à un peuple qui demandait des avantages qu’elle-même avait si longtemps sollicités, et dont les vues, d’ailleurs, n’inquiétaient pas ses ambitions. La Russie devait se féliciter d’un accroissement de la Grèce comme d’une approbation de sa politique séculaire. Le prince de Bismarck était ostensiblement malveillant pour la Turquie : en choisissant pour la représenter au Congrès le muchir Méhémet-Ali, renégat prussien, la Porte, — il me l’a dit lui-même, — avait inconsciemment froissé son patriotisme : en dehors de cette répugnance secondaire, il savait que le commerce germanique cherchait à étendre dans le royaume grec ses relations industrielles, qu’un courant d’idées bienveillantes à la Grèce s’était développé dans l’Allemagne lettrée et savante à la suite des fouilles d’Olympie ; en outre, il ne lui déplaisait pas que l’assemblée présidée par lui fût, dans la question grecque, comme en toute autre, l’arbitre souverain de la paix orientale. Quant à l’Autriche-Hongrie, constamment défavorable jusqu’alors à la cause hellène, il lui eût été impossible de maintenir avec autorité la doctrine du statu quo, au moment même où elle se concertait avec les Puissances pour la remise entre ses mains de l’administration de la Bosnie et de l’Herzégovine. C’est ainsi que, sans être converties à l’hellénisme tel qu’on le comprend à Athènes, toutes les Cours étaient bien disposées pour la Grèce, et inclinaient à préférer des combinaisons flexibles et opportunes aux rigides systèmes d’autrefois.
Leurs tendances se manifestèrent sur-le-champ. Dès sa première séance pratique, le Congrès évoqua l’affaire grecque et discuta même, non pas seulement si les délégués hellènes seraient entendus, — ceci était accepté d’avance, — mais encore s’ils assisteraient à toutes les séances où il serait question de leur race et s’ils prendraient part à la délibération. Une proposition aussi excessive indiquait clairement à quel point leurs intérêts étaient sympathiques à la haute assemblée, et il s’en fallut de peu qu’elle ne fût accueillie. Lord Salisbury la soutint par des réflexions bien flatteuses pour l’amour-propre des Hellènes. Il attribua au royaume, en ce qui concernait les populations congénères, un rôle analogue à celui des Russes vis-à-vis des Slaves, et fit remarquer que, ceux-ci ayant pour avocat un puissant Empire, il était juste que les sujets hellènes de la Turquie fussent défendus au Congrès par les représentans de la Grèce libre. Cette thèse inattendue offrait sans doute au Cabinet d’Athènes la perspective séduisante d’une intervention morale, mais on remarquera qu’elle ne spécifiait pour lui aucun accroissement matériel : elle le conviait à des développemens oratoires, mais ne lui assurait rien de solide. Les plénipotentiaires français, mieux inspirés, en aperçurent aussitôt le péril ou plutôt la stérilité. Repoussant la motion anglaise, qu’ils estimaient trop vague, ils proposèrent de recevoir, sans doute, les délégués, mais seulement « lorsqu’il s’agirait de fixer le sort des provinces limitrophes du royaume. » Cette rédaction paraissait restreindre le champ d’action de la Grèce, mais en réalité elle servait mieux ses ambitions territoriales et immédiates, en donnant un but précis à la discussion future et en indiquant d’avance l’éventualité d’une modification de la frontière. Nous voulions, comme l’a dit ensuite M. Waddington, éviter « de trop agrandir la sphère des observations et de la compétence » du Cabinet d’Athènes, mais nous lui présentions la certitude d’une acquisition déterminée. Les plénipotentiaires ottomans ne s’y méprirent point, car ils repoussèrent également le projet anglais et le nôtre : le premier, parce qu’il autorisait l’ingérence d’un État étranger dans leurs affaires intérieures ; le second, parce qu’il visait directement la situation de deux provinces de l’Empire.
Les Puissances hésitaient entre les deux opinions : l’Autriche-Hongrie et l’Italie, sous prétexte « de donner plus de latitude à la délibération, » se ralliaient à lord Salisbury, Le prince de Bismarck, craignant précisément d’ouvrir un trop vaste espace aux réclamations grecques, approuvait, au contraire, le texte français ; le prince Gortchakof en jugeait de même, peu soucieux évidemment d’autoriser un autre État que la Russie à protéger les chrétiens d’Orient. Enfin, le Congrès, après un scrutin où les voix se trouvèrent également partagées, convint |de considérer la proposition anglaise comme un amendement qui n’avait pas eu la majorité, et adopta la nôtre. Il demeura donc entendu que les délégués hellènes ne seraient admis que dans la séance où l’on discuterait la rectification des frontières. C’est ainsi qu’en refusant à la Grèce une faveur injustifiée et d’une portée mal définie, nous lui rendions un signalé service ; elle se trouvait sur un terrain circonscrit, il est vrai, mais très favorable : l’Europe, en l’invitant à traiter exclusivement devant elle la question territoriale, autorisait par cela même toutes ses espérances. Son objectif était concentré, mais c’était l’Épire et la Thessalie.
Les deux plénipotentiaires hellènes estimèrent sur-le-champ, et à toute sa valeur, l’excellente situation qui leur était faite, et conformèrent exactement leur attitude et leur langage aux intentions des Cours. Ils étaient, d’ailleurs, l’un et l’autre, parfaitement capables d’agir avec finesse et sûreté. Le chef de mission, M. Th. Delyannis, homme d’État avisé, éloquent et de formes gracieuses, avait appris, par une longue pratique de la vie parlementaire, l’art de s’accommoder aux circonstances, de ne vouloir que le possible, et de saisir les chances heureuses. Il occupait alors sur la scène politique de son pays un rang, sinon aussi élevé que celui de M. Coumoundouros, du moins presque égal à celui de M. Tricoupis, dont il devait être plus tard le rival souvent victorieux. Son auxiliaire à Berlin, M. Rangabé, poète célèbre et diplomate érudit, ministre du roi en Allemagne, s’y était concilié les sympathies générales par le charme et l’affabilité de son esprit. Lorsqu’ils furent introduits au palais Radziwill, pendant la neuvième séance du Congrès, la haute assemblée les accueillit avec une significative bienveillance.
M. Delyannis avait apporté un discours substantiel, préparé avec un soin extrême, et que j’ai inséré in extenso au protocole. Sans désavouer les aspirations théoriques de l’hellénisme, il y démontrait, en s’abstenant de toute digression aventureuse, les dangers de la situation présente et la nécessité, pour le royaume aussi bien que pour la paix orientale, d’un agrandissement du territoire constitué en 1830. Il ne pouvait négliger de parler de la Crète, dont la cause est si chère à son pays, mais il déclarait que son gouvernement, se bornant à demander les deux provinces limitrophes et cette île, reconnaissait que « c’était là, pour le moment, tout ce qui pouvait être fait pour lui. » Il terminait en priant instamment le Congrès « de mettre fin, par une annexion nécessaire, à un état de choses qui ne pouvait se prolonger. » M. Rangabé fit ensuite entendre, dans une rapide improvisation, quelques observations complémentaires sur les agitations permanentes que l’exiguïté du territoire et sa configuration défectueuse provoquaient chez une nation dont il rappela en termes émus les antiques souvenirs, les luttes héroïques et le génie civilisateur.
Les deux délégués se retirèrent sans que le grave et correct auditoire eût manifesté la moindre impression. Après leur départ, aucune parole relative à leurs discours ne fut même prononcée, et la séance se poursuivit sur d’autres sujets : mais, sous cette solennelle indifférence, il était facile de discerner que leur langage avait paru élevé et prudent, qu’on en avait apprécié les développemens patriotiques et modestes. En principe, le succès n’était pas douteux : il s’agissait, maintenant, de savoir quelles en seraient la mesure et les formes concrètes. Or, c’était là le point délicat. Le moment critique était venu.
On ne peut méconnaître ici qu’en réalité l’affaire avait été engagée dans des conditions fort incertaines. D’abord, les plénipotentiaires n’étaient pas bien fixés eux-mêmes sur la portée effective et pratique de leur ingérence : persuadés de leur autorité souveraine, ils n’avaient pas envisagé mûrement, lorsqu’ils autorisaient la démarche des délégués hellènes, les moyens d’assurer l’exécution des décisions qu’elle provoquait et faisait prévoir. En outre, ils avaient négligé toute entente avec la Porte, ce qui était assez étrange, puisque enfin il s’agissait d’obtenir d’elle la cession d’une partie de son territoire. Il semblait cependant que ce fût par là qu’il eût fallu commencer, et que le premier point dût être de savoir comment on ferait respecter la décision qu’on allait prendre, et le second, de poursuivre avec la Turquie des pourparlers dont il était moralement impossible de l’exclure. Autrement, les Cours risquaient de se trouver en face de ses refus, acculées soit à une conciliation qu’il eût été meilleur alors de tenter au préalable, soit à des mesures violentes auxquelles on ne voulait point recourir. On s’avançait donc dans la brume.
Deux circonstances que je dois rappeler, et que les rares survivans du Congrès retrouveront sans doute comme moi dans leurs souvenirs, expliquent sa conduite assez aventurée. D’un côté, la haute assemblée, dont les membres étaient les ministres dirigeans et les ambassadeurs de toutes les grandes Puissances, se considérait, avec raison d’ailleurs, comme l’Europe elle-même, c’est-à-dire l’ensemble des élémens qui, lorsqu’ils sont réunis, gouvernent le monde : le siècle n’avait vu que deux fois, à Vienne en 1815, à Paris en 1856, des assises aussi solennelles. Or le Congrès de Berlin, appelé à régler entre la Russie et la Turquie les conséquences d’une guerre sanglante, à mettre d’accord, s’il était possible, les intérêts slaves et l’existence de l’Islam, et à préparer une paix durable, regardait l’affaire grecque comme un accessoire, et, plein de confiance dans le prestige de son autorité suprême, ne supposait pas une opposition à sa volonté, ou, s’il la supposait, n’admettait pas qu’elle pût être prolongée ni sérieuse. Quant à l’échange d’idées qu’il eût été convenable d’établir avec la Porte sur la question grecque, il faut bien dire que la position des plénipotentiaires ottomans était trop effacée dans ce cénacle pour que leurs collègues eussent la pensée de les associer par une discussion intime aux projets de l’Europe. J’ai rappelé plus haut que le renégat Méhémet-Ali était assez mal vu ; Sadoullah-Pacha, bien qu’ambassadeur à Berlin, n’avait aucun crédit, et pour Carathéodory, qui était de race et de religion grecques, on supposait son influence médiocre à Constantinople, surtout dans l’affaire hellène. Je l’ai beaucoup connu et estimé : c’était un homme d’un mérite supérieur et d’une loyauté parfaite, d’une incontestable fidélité à son souverain, mais il paraissait, avec quelque raison, investi d’une mission ingrate ; il ne pouvait, au cours de la négociation, se montrer conciliant sous peine d’être suspect, et son intervention semblait à la fois singulière et inutile. C’est ainsi que le Congrès, aussi bien par la conviction de son ascendant moral que par suite de ses dispositions personnelles envers les représentans de la Turquie, avait été entraîné à agir sans tenir compte d’une résistance prévue peut-être, mais qu’il croyait négligeable et transitoire. Il n’avait donc aucun doute sur la légitimité non plus que sur le succès de son entreprise, lorsque après avoir élucidé les affaires des Bulgares, des Roumains, des Bosniaques et des Monténégrins il aborda, le 5 juillet 1878, dans sa treizième séance, l’examen des frontières turco-grecques.
Le texte de l’ordre du jour indiquait simplement l’étude de l’article 15 du traité de San Stefano, relatif, comme je l’ai déjà dit, aux institutions locales que le Sultan accordait à ses sujets hellènes. Mais l’assemblée l’abandonna aussitôt, et, sans s’occuper de ce texte insignifiant, entra de plain-pied dans l’ordre d’idées tout autrement intéressant qu’elle avait en vue, c’est-à-dire dans l’examen d’une nouvelle répartition des provinces limitrophes. Le programme de la délibération était réglé d’avance : il avait été convenu que la France, en sa qualité de Puissance protectrice et, de plus, comme auteur du document qui avait admis les délégués de la Grèce à présenter leurs demandes, prendrait l’initiative d’une proposition formelle et exposerait les motifs et les grandes lignes de la modification territoriale qu’il serait expédient de déterminer.
M. Waddington, notre ministre des Affaires étrangères, prit donc la parole dès que la séance fut ouverte. J’ai concentré au protocole, en lui conservant sa forme oratoire, sa chaleureuse improvisation. Il obtint ce brillant succès qu’une assemblée accorde toujours à l’expression éloquente de sa propre pensée. Après s’être défendu de toute intention défavorable à la Turquie, il déclara que l’intérêt de la paix générale exigeait une rectification de frontières ; que la Grèce ne pouvait pas vivre dans les conditions actuelles et « sans les golfes d’Arta et de Volo avec les territoires adjacens ; « que cette annexion serait à l’avantage réciproque du royaume agrandi et de l’empire ottoman, délivré d’une cause d’agitations et de conflits. Sans doute, il n’entendait pas demander à la Porte « des sacrifices impossibles, » non plus que satisfaire « les aspirations excessives » de l’hellénisme, mais il regardait comme utile de tracer une ligne générale qui indiquerait « la mesure des intentions des Puissances » et servirait de base aux pourparlers ultérieurs auxquels les deux États seraient conviés. Cette ligne suivrait « la vallée du Salamyrias (ancien Pénée) sur le versant de l’Egée, et celle du Calamas du côté de la mer Ionienne. » M. Waddington s’abstint de parler de la Crète et termina sa harangue en disant que, « pour faciliter le succès des négociations, les Puissances étaient prêtes à offrir leur médiation directe aux parties intéressées. »
Les plénipotentiaires d’Italie et d’Autriche donnèrent aussitôt à ce projet leur entier assentiment. Lord Beaconsfield, tout en considérant que le tracé était « discutable, » promit son adhésion complète « au vote unanime des Cours. » Il éloigna la pensée de mesures coercitives, » mais s’attacha longuement à démontrer que la frontière présente était « un péril et un désastre, » qu’en la modifiant, on n’avait point pour but « de partager un État vieilli » mais, au contraire, de prévenir des troubles, et de « fortifier l’empire ottoman. » Il exprima dans la péroraison de ce discours, prononcé, contre l’usage, en langue anglaise, « l’espoir et même la conviction » que le Sultan accueillerait « une conclusion équitable. » Le prince Gortchakof, envisageant les argumens de la France et de l’Angleterre comme inspirés « par la même idée mère, » accepta notre projet. Le chancelier allemand n’éleva aucune objection.
Carathéodory-Pacha présenta seul, au nom de son gouvernement, des considérations contraires. Il le fit avec beaucoup d’énergie et de dignité, en donnant lecture d’une note préparée en apparence pour répondre aux allégations des délégués hellènes, mais qui, par le fait, combattait en même temps l’argumentation des précédons orateurs. Il affirma que les agitations antérieures dont la Porte déclinait la responsabilité ne devaient pas être attribuées à la constitution géographique et politique des provinces limitrophes, et qu’au surplus les réclamations du Cabinet d’Athènes étaient étrangères à l’objet de la réunion européenne. Après avoir ainsi soutenu que la Turquie n’était point la cause des troubles permanens qu’on invoquait contre elle et, en outre, décliné la compétence du Congrès dans la question des frontières, il se refusa catégoriquement, et avec une nuance d’ironie, à accepter la thèse assez paradoxale des avantages qu’une cession de territoire apporterait à son pays, et déclara que son souverain voulait précisément conserver les provinces qui lui appartenaient, non seulement en vue de ses intérêts propres, mais en vue des intérêts des populations et du maintien de la paix.
Ces divers discours ne furent suivis d’aucune discussion contradictoire et approfondie. Le Congrès se borna à adopter le tracé de M. Waddington sans indiquer quelle portée pratique il attribuait à son vote. Il ne fut même plus question de l’affaire jusqu’à la dix-huitième séance, où, le prince de Bismarck ayant fait incidemment allusion au vœu exprimé par l’assemblée, Carathéodory-Pacha s’empressa de demander que le mot de « bons offices » fût substitué à celui de « médiation, » et constata que la Porte « n’avait pas donné son consentement à une rectification de frontières et se réservait d’en entretenir les Cabinets. » Ce langage fut assez mal accueilli : les plénipotentiaires conservèrent le terme de « médiation », et le chancelier allemand crut devoir établir de nouveau l’autorité du Congrès, en faisant remarquer, sous une forme hautaine, que « les six Puissances demeuraient toujours libres de s’entendre entre elles, sur ce point, en dehors de la Turquie. » Ces observations divergentes ne furent relevées par personne, et aucune explication ne fut provoquée au sujet du sens réel du treizième protocole. On en resta sur ces termes vagues, et il résulta une situation fort singulière : 1° la Grèce estimait que les Puissances, en indiquant une ligne précise, s’étaient engagées à la sauvegarder ; 2° les Puissances n’avaient donné aucun commentaire de leur texte et s’étaient réservé le droit de régler les choses sans le concours de la Porte ; 3° la Turquie ne se jugeait point liée, n’ayant pas adhéré au tracé, et restait cependant sous le coup d’une ingérence souveraine dans ses affaires ; libre de rendre stériles ses propres négociations avec la Grèce, elle était en même temps astreinte à une médiation indéfinie.
Ajoutons que le Traité de Berlin n’élucida pas le problème : il renvoyait, dans son article 24, les deux parties à s’entendre sur la rectification de frontières indiquée au treizième protocole, et mentionnait la médiation éventuelle, sans rien préciser davantage. L’initiative de l’Europe, accentuée au fond, mais obscure dans la forme, autorisait à la fois la surexcitation des Grecs et la résistance de la Porte. Comme il est impossible de croire que des hommes d’État aussi expérimentés n’aient point aperçu ces antinomies, j’ai toujours pensé qu’ils les ont laissées subsister volontairement, pour ne pas embarrasser la politique respective de leurs Cours d’une solution soudaine et impérieuse, espérant que leur ascendant amènerait une conclusion amiable, et qu’en tout cas, lorsque les Cabinets seraient plus libres de leur étude, ils demeureraient maîtres de prendre, conformément à la volonté du Congrès, une décision définitive et suprême. Satisfaits de s’être prononcés, ils entendaient sans doute éviter une action trop précipitée et trop rude, et donner aux deux parties intéressées, aussi bien qu’à eux-mêmes, les ressources de la réflexion et du temps. Leur intention était excellente, sans doute, mais ils entraient, comme on va le voir, dans une voie bien lente et périlleuse.
La gravité de la situation indéterminée où le Congrès laissait les affaires grecques se révéla dès la première heure. A peine les plénipotentiaires s’étaient-ils séparés que les deux États conviés à s’entendre attestèrent par des manifestations contradictoires les divergences absolues de leur politique. Le Cabinet d’Athènes et l’opinion publique dans tout le royaume s’empressèrent de montrer la joie la plus vive, en affectant, ce qui était prématuré, sans doute, mais fort habile, de considérer la ligne indiquée par le treizième protocole et à laquelle se référait le Traité, comme désormais acquise, et les pourparlers à suivre avec la Porte comme une simple formalité. Quatre jours après la clôture du Congrès, le gouvernement du roi se déclara prêt à procéder au travail de rectification de la frontière. La Turquie, de son côté, se hâta de prendre position, et publia, le 8 août, un mémorandum résolument contraire à la conciliation souhaitée par les Puissances : ce document net et fier qualifiait sévèrement les prétentions de la Grèce, les déclarait « contraires à tous les principes du droit, » refusait de reconnaître l’abandon de l’Epire et de la Thessalie comme une œuvre pacificatrice, » maintenait sur ces provinces, « heureuses, disait-il, sous les lois de l’Empire, » les droits du propriétaire légitime, en appelait à l’Europe elle-même « de l’opinion émise par ses représentans » et repoussait catégoriquement toute annexion comme une faute et une injustice. Les deux adversaires, au lieu de préparer l’accord, croisaient le fer.
Je ne sais si les Cabinets furent très surpris de ces dispositions ; il est certain, du moins, qu’ils les envisagèrent avec inquiétude : ils sentaient leur responsabilité engagée dans le conflit, la Grèce frémissante, la Turquie hostile. En cette conjoncture, fallait-il proposer aussitôt la médiation prévue, ou bien essayer d’abord de moyens moins solennels ? La France suggérait l’envoi à Constantinople d’une note identique et collective : l’Angleterre insistait pour que l’on attendît l’effet des conseils que son ambassadeur, M. Layard, était chargé de faire entendre au Sultan. Ce fut’ cet avis qui prévalut, et l’on se reprit à espérer mieux de l’avenir, lorsqu’on sut que la Porte, sous l’influence de ce diplomate, avait consenti à réunir ses commissaires à ceux de la Grèce dans la ville de Prévéza. Il est vrai que le grand vizir Khéreddine-Pacha ne cachait point que les concessions de son maître ne seraient pas celles qu’on avait visées à Berlin ; mais, enfin, c’était un pas en avant, et, malgré les observations pessimistes de M. Waddington, l’on parut croire que, les deux parties étant en présence, les prétentions rivales pourraient être atténuées.
Ce fut le contraire qui arriva. Dès la première séance de la commission de Prévéza, en février 1879, Mouktar-Pacha, donnant au terme de rectification de frontières un sens général et flottant, affirma que le tracé du protocole treize était une simple opinion dont la Porte n’avait pas à tenir compte. Les agens grecs, raisonnant à l’inverse, regardaient ce même tracé comme un verdict de l’Europe et une décision immuable. Le dissentiment s’accentua dans les séances suivantes, et Mouktar-Pacha, écartant comme inadmissible la ligne du Pénée et du Calamas, en offrit une tellement restreinte que la discussion devenait inutile. La commission se sépara le 19 mars, et, l’affaire revenant intacte devant les Puissances, la Grèce, dès le 4 avril, invoqua leur médiation.
Celles-ci, déçues par l’échec de cette première tentative et ne pouvant cependant renoncer à l’espoir d’un compromis qui les dispenserait d’intervenir, se trouvèrent alors de plus en plus anxieuses. Leur embarras est visible dans la longue série de notes et de dépêches qu’elles échangèrent pour régler leur action commune. Au fond, elles ne s’entendaient pas d’une manière bien précise sur les textes du protocole et du traité de Berlin. M. Waddington leur conservait une portée effective, et démontrait même l’opportunité de la cession de l’Épire dans une note développée sur les conditions ethnographiques de cette province habitée par 237 000 chrétiens, et seulement 47 000 musulmans. Il appréciait comme décisif l’accord unanime des Cabinets. Quant à lord Salisbury, il penchait tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre : il semblait parfois n’attribuer qu’un caractère général aux indications du Congrès, et parfois, comme dans une dépêche du 19 juin, il se montrait très favorable à l’annexion des territoires en cause : il émettait même cet aphorisme « qu’une politique consistant à réduire les bornes de l’Empire proportionnellement à sa puissance actuelle était seule capable d’en assurer l’existence. » Les autres Cours n’étaient pas moins incertaines : elles ne pouvaient dire qu’elles eussent adjugé l’Epire et la Thessalie à la Grèce, et il était toutefois visible qu’elles n’avaient pas considéré les actes du Congrès comme l’expression d’une simple opinion platonique, puisqu’elles avaient concentré leur pensée dans une formule géographique. Leurs idées, évidemment, n’étaient pas bien fixées, et elles hésitaient, en tout cas, à interposer leur médiation sans avoir épuisé tous les moyens possibles de se soustraire à cette procédure compromettante. C’est pourquoi elles résolurent de l’ajourner encore en reprenant, sous une autre forme, les pourparlers de Prévéza. Cette fois, ce fut à Constantinople que des plénipotentiaires ottomans et hellènes furent invités à se réunir. Le Sultan désigna le ministre et le sous-secrétaire d’État des Affaires étrangères, Safvet et Sawas-Pacha, et le roi Georges, ses ministres à Constantinople et à Saint-Pétersbourg, MM. Coundouriotis et Braïlas Arméni.
Sans doute il peut arriver parfois qu’en changeant le lieu d’une négociation et les hommes qui la conduisent, on la modifie elle-même ; mais, quand il s’agit d’une difficulté de principe et de prétentions directement contraires, le dissentiment reparaît n’importe où l’on traite et quels que soient les agens des adversaires. Les objections réciproques se reproduisirent donc immédiatement à Constantinople, et après quelques séances, encore bien qu’on eût pris le protocole de Berlin pour base tout en admettant qu’il pût être amendé, on dut reconnaître que cette concession même était inutile, et que jamais une discussion entre les deux États intéressés n’aboutirait à un accord. Les Turcs renouvelèrent leur opposition fondamentale à toute annexion, ou n’offrirent que quelques districts en se réservant de les restreindre encore : le protocole n’était à leurs yeux qu’une vaine formule. Les Grecs, au contraire, se croyaient fondés à élargir cette base, puisqu’elle n’était plus considérée comme fixe : ils réclamaient donc la chaîne de l’Olympe et le faîte extrême des hauteurs septentrionales, tandis que la Porte ne concédait que les hauteurs méridionales, excluant les vallées en cause, si bien que, dans cette hypothèse presque ironique, la Grèce n’aurait eu que la vue de la Thessalie et de l’Épire. Vainement, à la dernière heure de ces stériles entretiens, M. Waddington suggéra, dans l’espoir d’en finir, de substituer la ville de Metzovo à Janîna qui resterait aux Turcs ; ce projet mixte ne satisfit personne : il était clair que, bon gré mal gré, on devait en venir à l’ingérence directe de l’Europe, en un mot, à la médiation. Les Puissances hésitaient cependant encore, et l’année 1879 se termina avant qu’elles fussent parvenues à s’y résoudre.
Sur ces entrefaites, une crise ministérielle, amenée par des incidens de politique intérieure, se produisit en France. M. de Freycinet remplaça M. Waddington aux Affaires étrangères et à la présidence du Conseil. Heureusement pour la Grèce, le nouveau ministre ne lui était pas moins favorable que son prédécesseur. Son esprit élevé et délicat s’inspirait des mêmes traditions libérales. Il apprécia sur-le-champ la situation avec le plus ferme jugement, la sagacité la plus prudente. Sans désavouer ouvertement la dernière proposition de M. Waddington, il se montra fort résolu à ne pas laisser la question s’égarer davantage en dehors des principes posés à Berlin et se dénaturer par des interprétations vagues. Le Cabinet anglais, livré aux oscillations réitérées d’une diplomatie incertaine, gênait sensiblement nos efforts : tandis que nous soutenions avec énergie que le tracé de Berlin, même avec l’amendement de Metzovo, était une « délimitation rationnelle » et conforme à la pensée des Cours, lord Salisbury en revenait à considérer l’initiative du Congrès comme un « simple conseil, » puis, s’écartant de ce système, invoquait « l’action morale de l’Europe, produite avec décision ; » puis, enfin, changeant de tactique au moment où on le croyait rallié à la médiation directe, demandait la nomination d’une commission technique, qui eût entraîné de nouvelles lenteurs en remettant l’affaire à des agens subalternes. On examinait cette proposition, que M. de Freycinet, sans la repousser absolument, estimait fâcheuse et inutile, lorsqu’un fait considérable et inattendu changea l’aspect des choses : en mai 1880, le Cabinet tory fut renversé. M. Gladstone prit la place de lord Beaconsfield, et lord Granville celle du marquis de Salisbury au Foreign Office. En ce qui concerne spécialement la question grecque, on peut dire que le rôle de ce dernier était épuisé : il était nécessaire que la diplomatie anglaise prît une attitude moins indécise et contribuât ainsi à préparer une solution urgente.
Le ministère whig eut le mérite d’apercevoir qu’on était un peu lassé par tant de pourparlers sans issue, et qu’il était temps pour l’Europe, aussi bien que pour les deux États intéressés, de substituer la médiation à des atermoiemens dangereux. Il alla donc droit au but et proposa : 1° l’envoi à la Porte d’une note collective la mettant en demeure d’exécuter le protocole ; 2° en cas de refus, la réunion d’une Conférence d’ambassadeurs, soit à Paris, soit à Berlin, assistée de délégués pour les travaux topographiques. Ce plan de campagne, qui simplifiait les choses et remettait aux Puissances la direction de l’affaire, fut immédiatement accueilli par les grandes Cours. Elles décidèrent, en outre, que les Cabinets d’Athènes et de Constantinople ne prendraient point part à la discussion et seraient seulement avisés de la convocation et des décisions des plénipotentiaires. On voulait éviter ainsi de remettre en présence la Grèce et la Turquie ; mais n’était-ce pas, et pour la seconde fois, trop présumer de l’autorité européenne ? Était-il correct de prétendre disposer d’un territoire sans se concerter avec la Puissance qui le possédait ? et, en laissant à la négociation son vice originel, n’allait-on pas au-devant des mêmes difficultés ? La Porte, il est vrai, acceptait la médiation, mais elle avait pris soin de réserver formellement « son indépendance et la liberté de ses propres délibérations : » notre ambassadeur à Constantinople prévenait qu’elle entendait maintenir ses offres dérisoires et qu’elle qualifiait de « suicide » l’abandon de l’Épire et de la Thessalie. Le Cabinet de Vienne demandait avec une anxiété prévoyante « comment les décisions de la Conférence seraient exécutées ? » Sans doute, l’Europe, en intervenant, mettait un terme à des pourparlers aléatoires et obscurs, mais il y avait bien des nuages à l’horizon.
Il faut reconnaître que M. de Freycinet les avait aperçus et s’efforçait au moins d’en diminuer le péril. Il pressentait et redoutait des équivoques et s’attacha à les éviter par la netteté de son langage. Il eut soin, dans une dépêche du 13 juin 1880, de déterminer exactement les lignes qui devaient être la base des travaux de la Conférence et de la délégation technique : le cours du Calamas, le partage des eaux depuis le massif du Pinde jusqu’à l’Olympe et à la mer Egée, c’est-à-dire les trois places de Larisse, de Metzovo et de Janina. En même temps, pour être encore plus clair, M. de Freycinet précisa le mandat des représentans de l’Europe, appelés à rédiger « une décision » indiquant le tracé et notifiée ensuite simultanément aux deux parties « avec l’invitation de s’y conformer. » D’après ce document, qui ne souleva aucune objection de la part des autres Cours, il ne semblait pas qu’il pût subsister aucune incertitude sur le caractère de l’œuvre qu’on allait accomplir. Quoi qu’il dût advenir plus tard de précautions aussi sages, M. de Freycinet avait formulé un programme circonscrit, et posé les termes de la question.
La Conférence s’était réunie à Berlin sur ces entrefaites. Elle était présidée par le prince Hohenlohe, secrétaire d’État par intérim aux Affaires étrangères, qui représentait, avec une incontestable compétence et aussi une expérience profonde, la politique de l’Empire allemand. Les autres plénipotentiaires étaient les ambassadeurs des Puissances auprès de l’Empereur : pour l’Autriche-Hongrie, le comte Széchenyi, diplomate de haute distinction, doué des qualités les plus conciliantes, et dont l’esprit n’était pas moins agréable que ferme ; pour la France, le comte de Saint-Vallier, qui, par son intelligence de premier rang, son élégance sévère, son instruction solide et la forte trempe de sa nature séduisante et énergique, était assurément alors l’un des hommes d’État les plus éminens de l’Europe ; pour l’Angleterre, lord Odo Russell, qui apportait dans la négociation une science politique pour ainsi dire héréditaire ; pour l’Italie, le comte de Launay, vieilli dans la carrière, ancien membre du Congrès comme son collègue de France ; enfin, pour la Russie, M. Sabourow, naguère ministre à Athènes, et qui connaissait à fond les affaires orientales. Les souvenirs du Congrès, où j’avais rempli les fonctions de secrétaire, avaient paru aux ambassadeurs me désigner pour le même poste auprès de la Conférence : M. de Freycinet, avec un empressement bienveillant, m’avait autorisé à l’accepter ; j’avais pour collaborateur M. Busch, le savant conseiller intime du ministère des Affaires étrangères d’Allemagne.
Il avait été entendu que, pour relier la Conférence à la tradition du Congrès, le plénipotentiaire français prendrait le premier la parole et présenterait, comme autrefois M. Waddington, la proposition du tracé. M. de Saint-Vallier s’acquitta de cette tâche en reproduisant la ligne frontière définie par M. de Freycinet quelques jours auparavant. Son texte fut accepté dès la première séance, et sans réserve, par l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne : le plénipotentiaire d’Autriche le prit ad referendum, en laissant pressentir son adhésion prochaine. L’ambassadeur russe, loin de le contester, manifesta l’intention de développer davantage les acquisitions de la Grèce. La Conférence demeurait donc fidèle à la politique du Congrès, et elle était même tellement résolue à la maintenir, qu’elle écarta, sans délibération et avec une égale indifférence, un document turc renouvelant les propositions que la Porte avait précédemment énoncées, et une note grecque réclamant des territoires plus étendus. Elle accorda, il est vrai, par courtoisie, aux projets de M. Sabourow un examen approfondi, mais, dès le 25 juin, l’ambassadeur russe ayant renoncé lui-même à son plan et le comte Széchenyi s’étant rallié au programme français, elle vota notre tracé à l’unanimité. Une nouvelle démarche de l’ambassadeur ottoman qui persistait à exclure Larisse et Janina fut repoussée par un dédaigneux ordre du jour. La commission technique avait, de son côté, déterminé en détail la délimitation adoptée dans sa forme générale, et la Conférence, en approuvant ses conclusions, déclarait cette frontière excellente au double point de vue diplomatique et stratégique, et « conforme à l’esprit et aux termes du Congrès de Berlin. »
L’Acte final fut donc rédigé en ce sens. Préparé par M. de Saint-Vallier et par moi, étudié ensuite par la Conférence, il rappelait d’abord que, les négociations directes entre les deux États intéressés ayant échoué, les Puissances interposaient légitimement la médiation prévue par le traité de Berlin. La ligne frontière adoptée par les plénipotentiaires était ensuite décrite minutieusement suivant le travail topographique des délégués spéciaux. Après diverses recommandations relatives à la liberté des cultes et aux propriétés particulières en Épire et en Thessalie, à la dette ottomane, à la navigation du canal de Corfou, et à la répression du brigandage, ce document se terminait par l’invitation, adressée « en conséquence » au Sultan et au Roi des Hellènes, d’accepter le tracé « unanimement réglé « par les cours médiatrices. On procéda immédiatement à la signature, puis, dans une brève allocution, le prince Hohenlohe prononça la clôture de nos séances, et déclara que l’Acte final « était la manifestation solennelle de la volonté de l’Europe. »
Tout semblait terminé. Qui donc eût osé croire qu’on était au début d’une nouvelle campagne ? On regardait que les Puissances avaient, cette fois, dit le dernier motet comprimé toute résistance de la Porte ; le ministre de Grèce à Berlin recevait les félicitations générales ; la délivrance de l’Épire et de la Thessalie paraissait un fait accompli et désormais intangible. La situation, en effet, n’était plus la même qu’à l’issue du Congrès : si l’on avait pu, à la rigueur, discuter la valeur d’un protocole mentionné laconiquement et presque sous forme incidente dans un traité consacré à d’autres objets, maintenant les Puissances, spécialement assemblées, avaient affirmé leur « volonté » en qualité de médiatrices, et de la manière la plus « solennelle », selon les expressions mêmes du président de la Conférence. On avait devant soi, non plus une simple phrase, mais bien un instrument diplomatique parfaitement significatif et régulier. Comment supposer que la Turquie entrerait en lutte contre un acte aussi péremptoire, et, ce qui eût paru plus étrange encore, que les grandes Cours laisseraient remettre en cause la question qu’elles pensaient avoir souverainement résolue ? En dépit de ces raisonnemens fort justes, telle était cependant la surprise qui nous était réservée.
Serrons ici les choses de plus près. L’Acte final était, sans doute, l’œuvre du tribunal le plus élevé qui pût être appelé à statuer sur une question internationale ; il exprimait en termes incontestablement clairs la pensée unanime des Puissances ; le tracé était conforme à tous les principes de la géographie stratégique : toutes les déclarations du document européen étaient décisives. Mais il lui manquait cet élément majeur qui seul peut donner de la force aux combinaisons plus ou moins légitimes de la diplomatie, à savoir une clause exécutoire. Les plénipotentiaires de la Conférence, bien instruits à cet égard des hésitations de leurs Cours, avaient laissé subsister dans leur travail la grave lacune du texte élaboré par le Congrès. Or, aux yeux de la Porte, — en ceci très logique, — du moment que l’Acte final était dépourvu de toute formule impérieuse, que nulle disposition matérielle n’en assurait la réalisation, il ne valait pas mieux que le protocole et l’article du traité de Berlin. Elle refusa donc hardiment les cessions territoriales édictées par la Conférence et prétendit évoquer de nouveau l’affaire à Constantinople. C’était son droit strict, puisqu’elle n’était pas et ne pouvait pas être contrainte à se soumettre. D’autre part, la Grèce manifestait l’intention de suppléer à l’absence de la clause exécutoire en accomplissant l’annexion par les armes, et prenait d’inquiétantes mesures. De sorte que la perspective d’un conflit militaire se dressait devant les médiateurs, et qu’au moment même où ils s’imaginaient avoir tout pacifié, ils se trouvaient en face d’animosités réciproques plus belliqueuses que jamais.
Dans ces conjonctures, leur premier mouvement fut tout à fait sage et correct. Ils confirmèrent hautement l’œuvre de leurs plénipotentiaires. Une note collective du 25 août 1880, rédigée par le Cabinet anglais, répondit aux objections de la Porte : il y était dit que, la Conférence ayant agi « après mûre délibération et à la suite d’un examen attentif, » les Puissances n’admettaient pas « que la discussion fût rouverte » et « s’en tenaient » à la ligne fixée. Les ambassadeurs à Constantinople étaient invités, en conséquence, à n’accepter aucun débat sur le fond, et à entendre seulement les communications ottomanes « sur l’évacuation des territoires et leur remise au gouvernement grec. » La Turquie se trouvait ainsi mise en demeure : c’était la droite voie, mais il fallait n’en pas sortir. Or ce fut précisément au lendemain de cette manifestation que se produisit dans les conseils de l’Europe le revirement le plus imprévu. Les Puissances, abandonnant brusquement l’attitude indiquée dans leur note, imitèrent, si je puis dire, les eaux de l’Euripe, qui remontent tout à coup le détroit qu’elles viennent de descendre, et s’appliquèrent non seulement à ne pas suivre la ligne de conduite qu’elles venaient de déterminer, mais encore, — ce qu’on n’eût jamais supposé, — à dénaturer le sens des textes élaborés par la Conférence.
On a attribué, surtout en Grèce, ce changement de direction au nouveau ministre des Affaires étrangères de France, M. Barthélémy Saint-Hilaire, appelé, en septembre 1880, à remplacer, M. de Freycinet. Cette opinion n’est pas exacte. Il est vrai que, plus tard, M. Barthélémy Saint-Hilaire a pris, comme je le dirai tout à l’heure, une très grande part à cette campagne singulière et l’a poursuivie avec ardeur ; mais, au moment où il arriva au pouvoir, il n’avait certainement pas une influence assez grande en Europe pour la provoquer. Bien plus, en sa qualité d’helléniste, il était sympathique à la Grèce, et il en était de même de M. Jules Ferry, président du Conseil, qui avait autrefois représenté la France auprès du roi Georges. J’ajouterai, en invoquant ici un fait personnel, que l’un des premiers actes du nouveau Cabinet fut ma nomination au poste de ministre à Athènes, et qu’en élevant à ces hautes fonctions le rédacteur des protocoles du Congrès et de la Conférence, le gouvernement prétendait, au contraire, montrer son bon vouloir à la Grèce et son adhésion aux documens de Berlin. Mes instructions, datées du 13 novembre, étaient conçues dans cet esprit. Sans doute, M. Barthélémy Saint-Hilaire me recommandait de prévenir « toute politique agressive, » d’inviter les Hellènes à la patience, et de leur faire comprendre que toute violence de leur part nous conduirait à « leur refuser notre concours ; » mais en même temps il affirmait « que nos sentimens n’avaient pas varié ; » il se ralliait à la constante politique de M. Waddington et de M. de Freycinet ; il estimait comme eux que les provinces épiro-thessaliennes « étaient une cause de faiblesse pour la Turquie, » et reconnaissait que les Puissances « avaient donné à la Grèce un titre dont la valeur ne pouvait être contestée. » Je n’avais donc à débattre aucune question de principe. Aussi bien, le discours écrit que j’adressai au Roi en lui remettant mes lettres de créance, et qui fut depuis entièrement approuvé à Paris, demeurait strictement fidèle à la pensée manifeste des précédens négociateurs. Tout en insistant, comme je le devais, sur « l’efficacité des voies pacifiques, » sur « la nécessité d’une politique prudente, » j’exprimais la conviction « que les légitimes aspirations de la Grèce se réaliseraient dans un avenir peu éloigné, et conformément aux décisions qui avaient servi de base à la médiation européenne. »
M. Barthélémy Saint-Hilaire n’avait donc pas alors l’intention de discuter le protocole et l’Acte final, et je crois pouvoir dire qu’il fût demeuré sur le terrain où ses prédécesseurs s’étaient placés, s’il eût trouvé les autres Cours résolues à ne point s’en écarter. Mais, dans les quelques semaines qui suivirent son accession au pouvoir, le sentiment de l’Europe se trouva profondément modifié sous l’action de diverses causes. Les Cabinets ressentaient des inquiétudes de plus en plus vives sur l’issue de leur entreprise : la Porte repoussait les conclusions de la note collective du 25 août et affirmait avec un redoublement d’énergie ses droits souverains ; elle opposait à nos efforts une argumentation dilatoire, une force d’inertie particulièrement pernicieuse ; d’un autre côté, la conduite de la Grèce, l’irritation croissante des groupes politiques à Athènes autorisaient à redouter quelque tentative imprudente, et les Puissances émues, effrayées même des dispositions témoignées par les deux adversaires, recherchaient avec anxiété les moyens de conjurer une crise. Ce fut alors qu’avec le désir d’atténuer leur propre responsabilité, d’apaiser les susceptibilités de la Porte, de décourager les ambitions menaçantes de l’hellénisme et de préparer une transaction, elles s’attachèrent à étudier les élémens de ta question pour échapper, s’il était possible, par quelque subterfuge, à la pression des textes embarrassans. Le style pondéré de la diplomatie, les euphémismes traditionnels de son langage se prêtent toujours assez bien à des explications plus ou moins restrictives, soit des intentions, soit des termes. C’est ainsi qu’en soulevant des doutes sur la véritable pensée du Congrès et de la Conférence, et en usant de la flexibilité des expressions, les Puissances en étaient venues à considérer comme très vagues les actes qu’elles avaient signés. Déjà, au cours des pourparlers antérieurs à la Conférence, quelques incertitudes sur la portée réelle des documens du Congrès s’étaient glissées dans la discussion, mais on ne s’y était pas arrêté ; elles semblaient dissipées depuis qu’une nouvelle réunion avait développé et confirmé la pensée première. Ces appréciations incidentes et isolées furent cependant le point de départ d’un système qui transformait, par une série d’atténuations ingénieuses, la décision de Berlin en un conseil bienveillant, en un simple vœu optimiste et idéal, en une sorte de dissertation académique, et qui défigurait ainsi l’authenticité morale d’un jugement européen.
Jamais, sans doute, cette thèse n’a été l’objet d’une entente formelle entre les Cours, mais elle était devenue insensiblement une manière de programme d’autant plus volontiers admis que la situation se faisait plus critique et que les intérêts de la paix paraissaient plus pressans ; elle était entrée ainsi dans le domaine des idées générales bien avant que le gouvernement français n’ait cru devoir, non seulement y adhérer, mais la soutenir avec vivacité en présence de circonstances de plus en plus graves. Il est d’ailleurs très probable que les Puissances n’eussent pas accentué une théorie aussi fâcheuse pour leur autorité et même pour la dignité de leur conduite, si elles eussent rencontré moins d’obstination à Constantinople, et surtout si le Cabinet d’Athènes avait montré des dispositions moins irréductibles. Mais la Grèce, en affectant la résolution inébranlable de n’entendre à aucune concession sur le texte de Berlin, de l’ériger même en dogme impératif, de l’exécuter, enfin, au besoin par la force, augmenta leur mécontentement, leur inquiétude, et leur désir de sortir du cercle où l’on prétendait les enfermer. Il est certain que, dès notre première entrevue, M. Coumoundouros m’avait expressément affirmé « ne pouvoir et ne vouloir » s’écarter des clauses de l’Acte final, et il avait tenu le même langage à mes collègues. En outre, le roi Georges, répondant à mon discours, avait rappelé avec fermeté que ces clauses « avaient réglé les nouvelles frontières d’une façon définitive et irrévocable. » Ces manifestations hautaines avaient, en vertu d’une loi psychologique bien connue, incité l’Europe à soutenir une opinion contraire, et à réagir contre une volonté et des définitions aussi exclusives. Elle se trouva ainsi engagée dans une controverse rétrospective, captieuse, et disons-le, fort inutile, puisque, sans rien désavouer, elle avait toujours la ressource d’invoquer au besoin, pour une transaction, l’aspect nouveau des circonstances et son droit irrécusable de préserver par-dessus tout la sécurité de l’Orient.
On pouvait d’autant mieux s’abstenir de cette polémique aventurée, et bien espérer d’une diplomatie claire et correcte, que, malgré l’émotion du peuple grec et les démonstrations calculées de son gouvernement, nous avions la chance heureuse d’avoir affaire à une nation dont la réflexion corrige souvent les vivacités passagères, à un souverain d’une haute sagesse, et à un ministre expérimenté. Nous savions qu’avec un patriotisme non moins ferme que celui de ses sujets, le roi Georges était doué d’une rare clairvoyance, connaissait le fort et le faible de la situation, et aussi, — ce qui est la qualité maîtresse d’un chef d’État, — envisageait les choses sans entraînement sentimental, avec le sens le plus juste des véritables intérêts de son pays. Quant à M. Coumoundouros, c’était un parlementaire modéré, un tacticien habile qui, soit dans les conseils de la Couronne, soit dans les rangs de l’opposition, avait, de longue date, appris l’art de manœuvrer, de prendre le vent, de tenir compte des incidens, un orateur expert, un diplomate de l’école d’Ulysse. Il était donc permis d’avoir confiance à la fois dans la prudence du prince et dans la perspicacité de son ministre, pourvu qu’on insistât, avec cette courtoisie affectueuse à laquelle la Grèce est toujours sensible, en faveur d’une combinaison suffisante, et surtout qu’on facilitât au Cabinet, par une pression amiable et sérieusement motivée, la résistance aux tentatives violentes et à l’argumentation intéressée de ses adversaires politiques.
Malheureusement, l’idée d’équivoquer sur le caractère de la médiation avait fait son chemin : on s’était persuadé qu’il fallait à tout prix, pour détourner la Grèce de revendications inflexibles et inopportunes, donner une apparence obscure aux actes du Congrès et de la Conférence, les envelopper de commentaires nuageux, et reconquérir sa liberté d’action en subtilisant sur la propriété des termes et sur les intentions réelles des plénipotentiaires. M. Barthélémy Saint-Hilaire, jusque-là incertain ou du moins sans initiative, simplement disposé à s’associer, dans l’ensemble de l’affaire, au concert européen, se trouva enfin séduit par ce système, qu’il crut avantageux à la cause supérieure de la paix générale. Il en devint le partisan avec une sincérité parfaite, mais aussi avec une ardeur excessive qui l’en a fait considérer à tort comme l’auteur principal et a rassemblé sur lui, à cette époque, les animosités et les rancunes des Hellènes. Mais, tout en rectifiant cette fausse donnée sur sa conduite antérieure, on ne saurait méconnaître qu’il s’est laissé entraîner à jouer un rôle trop actif dans cet épisode diplomatique. La France, qui avait pris le premier rang dans les délibérations de Berlin, était au moins autorisée à garder en ceci une certaine réserve qui eût été aisément comprise. Au contraire, notre ministre des Affaires étrangères entra dans la discussion avec autant d’empressement que si la théorie lui eût été personnelle, ce qui n’était guère d’accord avec notre attitude constante au cours des négociations. Il mit au service de cette thèse, dans une série de dépêches et de circulaires surabondantes, une dialectique serrée, dogmatique et militante, une éloquence affirmative peu usitée dans le langage international. En déclarant avec tant de précision que les documens provoqués par nous-mêmes n’étaient qu’une « tentative de conciliation, » l’expression d’un désir platonique, « une sentence morale sans aucune force exécutoire, » en représentant ainsi l’Europe comme s’étant livrée à une simple phraséologie et à une sorte d’exercice oratoire, n’allions-nous pas au delà même de la pensée des Cours ? Était-ce à nous qu’il appartenait de contester la valeur des textes dont nous avions été les principaux auteurs ? Enfin, ne risquions-nous pas d’aggraver les difficultés présentes, en fournissant nous-mêmes à la Turquie des argumens qui semblaient justifier sa résistance, et en exaspérant l’opinion publique de la Grèce par des réticences qu’elle assimilait presque à un désaveu ?
Il me paraît superflu d’insister davantage sur l’attitude de l’Europe en cette circonstance et sur ces dissertations réitérées, et je me borne à constater qu’elles rendirent beaucoup plus malaisés les pourparlers que nous devions poursuivre à Athènes. Elles suscitaient en effet, autour de nous, des sentimens fort nuisibles au succès de nos pacifiques efforts, car nous ne pouvions nous flatter un instant de faire accepter par le gouvernement grec dés raisonnemens qui infirmaient ses titres et compromettaient ses plus chères espérances. Quant à moi, obligé, par les directions instantes qui m’étaient adressées, de m’y référer dans mes entretiens avec le Roi et son ministre, je sentais que, malgré mes précautions oratoires et la haute courtoisie de mes interlocuteurs, l’esprit de Sa Majesté restait inaccessible et froidement sévère, et M. Coumoundouros m’opposait des réfutations passionnées et défiantes. Partout en Grèce, la conduite des Cabinets était appréciée en termes indignés, parfois ironiques : le pays devenait plus ombrageux que jamais et plus exalté : nos conseils n’étaient plus écoutés qu’avec une sourde colère et parfois des protestations impatientes : mes collègues craignaient des résolutions extrêmes et soudaines, et se heurtaient comme moi à des controverses obstinées. Les Puissances suivaient une fausse route. Il était impossible d’y persévérer, et urgent d’abandonner le mauvais terrain où l’on s’était placé : je ne cachais pas à mon gouvernement nos intenses inquiétudes.
Je suis heureux de dire ici que M. Barthélémy Saint-Hilaire comprit comme nous la nécessité de clore un débat stérile. Il avait été entraîné par les tendances de son esprit philosophique à trop développer une discussion spéculative ; mais, justement ému des dangers qui pouvaient compliquer inopinément l’œuvre commune, il estima, avec une véritable sagacité politique, qu’il était temps de provoquer une solution par les procédés pratiques de la diplomatie. Sans abandonner son opinion personnelle, il en laissa de côté la manifestation didactique, et mit en avant une combinaison irréprochable dans la forme, susceptible assurément d’amener l’entente jusqu’alors cherchée en vain. Il proposa, par une circulaire du 10 décembre, de tout remettre à un arbitrage souverain des Cabinets médiateurs. C’était un projet très acceptable, qui avait le double avantage de soustraire la question aux appréciations passionnées des deux adversaires et de leur donner la garantie de l’équité de l’Europe. La question entrait ainsi dans une nouvelle phase, et il était permis d’entrevoir un accommodement. Il est vrai, que la règle substantielle de l’arbitrage étant l’adhésion anticipée et formelle des parties au verdict éventuel, leur consentement à cette procédure demeurait aléatoire : la Porte devait prévoir d’inévitables sacrifices et la Grèce renoncer d’avance à la revendication totale des territoires qu’elle avait cru obtenir. Mais enfin, comme, — en retournant le raisonnement, — la Turquie était certaine que l’arbitrage lui offrirait des conditions préférables à celles de l’Acte final, et la Grèce assurée ainsi d’acquisitions très étendues, il y avait lieu d’espérer qu’on parviendrait à les convaincre. Les Cabinets, quel que fût le scepticisme de plusieurs d’entre eux à cet égard, résolurent, faute de mieux, de suivre cette voie. Les ambassadeurs à Constantinople et les ministres à Athènes reçurent donc en même temps l’ordre de faire tous leurs efforts pour que les deux États intéressés souscrivissent à ce moyen terme. Mes collègues et moi, tout en appréciant les chances de succès qui nous étaient indiquées, n’en gardions pas moins quelques inquiétudes sur l’accueil qui serait réservé en Grèce à nos démarches instantes.
La proposition étant d’origine française, je devais la présenter le premier à M. Coumoundouros. Je le trouvai, comme je le pensais bien, fort mal disposé au début de l’entretien. La polémiqué précédente l’avait blessé, et il n’envisageait qu’avec répugnance une procédure qui, sous une autre forme, remettait en cause les décisions de Berlin. Je lui représentai alors avec conviction qu’il fallait sortir de l’impasse, que le refus d’une intervention bienveillante des Puissances compromettrait les meilleurs intérêts hellènes, qu’une telle défiance indisposerait toutes les Cours ; je lui démontrai en même temps que la transaction indispensable serait nécessairement avantageuse au royaume, et d’autant plus que la Grèce aurait augmenté les sympathies de l’Europe en accédant à son désir et se confiant à sa justice.
Le vieux ministre paraissait peu touché de ces raisonnemens ; il voyait avant tout que l’arbitrage, même le meilleur, réduirait la ligne de Berlin : sans doute, la Grèce serait agrandie, mais dans des proportions fort restreintes, et il envisageait beaucoup plus ce qu’elle n’aurait pas que ce qu’elle pourrait recevoir. Il persistait à soutenir que tout valait mieux pour elle que l’abandon de ses droits, et il épiloguait longuement sur les bases et les garanties de l’arbitrage. Sans m’arrêter à ces considérations rétrospectives, je le ramenai à l’état présent des choses, plaçant exclusivement sous ses yeux les biens réels qui lui étaient offerts, et en même temps les terribles hasards d’une lutte inégale contre la Turquie ; je fis appel à son patriotisme, en ajoutant qu’il risquait de perdre la proie pour l’ombre. J’obtins enfin, — et c’est tout ce que je pus faire, — une réponse dilatoire : il ne refusait pas, mais voulait attendre « ce que lui dirait l’Europe entière. » Je compris aussitôt que, d’une part, il n’entendait céder que devant notre volonté ferme et unanime, et que, d’autre part, il désirait savoir si la Porte, en repoussant l’arbitrage, ne lui épargnerait pas la peine de se résoudre.
Le ministre d’Allemagne, que je rencontrai au sortir de cet entretien, s’en montra fort satisfait ; il estima comme moi, que si la Turquie acceptait, M. Coumoundouros suivrait le mouvement : dans le cas contraire, peu nous importait sa décision. La grande affaire était qu’il ne m’eût pas opposé une fin de non-recevoir, et c’était bien en ce sens que j’avais manœuvré. Mes collègues furent de cet avis, se trouvèrent encouragés, et se mirent en campagne pour bien convaincre le président du Conseil de notre parfait accord, insister sur mes démonstrations, et empêcher que les conseils d’amis imprudens ou les injonctions de ses adversaires ne l’entraînassent à la négative. Nous réunîmes donc tous nos efforts, non seulement auprès de lui, mais auprès des principaux hommes politiques, surtout ceux de l’opposition, qui escomptaient une crise, repoussaient toute concession, et flattaient ainsi le sentiment public qui nous était contraire. Ce fut un travail fort malaisé, mais je démêlai cependant, sous les âpretés du langage de M. Tricoupis, que cet homme d’État de haute valeur, tout en déclamant, comme on dit, « pour la galerie, » eût fort hésité, s’il eût été ministre, à prendre la responsabilité d’un refus. J’en conclus que M. Coumoundouros, trop fin pour être dupe de la tactique de ses ennemis, oserait encore moins risquer la grosse aventure. Il traînait en longueur pour ne pas se compromettre, l’oreille tendue vers Constantinople, ne voulant point prendre les devans, mais prêt à joindre son adhésion à celle que donnerait la Porte, et à se faire, en tout état de cause, un mérite auprès de nous de n’avoir point rejeté la proposition de l’Europe.
L’événement justifia son calcul. Il n’avait pas eu tort d’attendre : la Porte allait le dégager. Nous apprîmes bientôt que, sans se laisser intimider, elle déclinait catégoriquement l’arbitrage. Soit qu’elle eût été confirmée dans sa volonté par les hésitations antérieures des Cours, soit plutôt que leur ingérence obstinée lui fût plus que jamais suspecte, elle répondit qu’il lui était impossible de se soumettre à une procédure « qui, par sa nature même, pouvait la condamner à des sacrifices auxquels elle ne saurait consentir. » Bien plus, usant d’une stratégie à la fois habile et audacieuse, et attaquant de front la position, elle invoqua les principes méconnus, réclama la direction de l’affaire, en exigeant qu’elle fût discutée à Constantinople avec elle et sous son contrôle, et déclarant que l’Europe devait s’entendre avec le Sultan, et chez lui, puisqu’on lui demandait un fragment de son Empire.
Ainsi tout avait échoué, et les Puissances subissaient un rude mécompte. Elles avaient essayé, depuis le Congrès, de toutes les ressources du métier : négociations à distance entre elles, réunions spéciales d’agens désignés par les deux États intéressés, conciliabules des ambassadeurs, médiation européenne, déclarations effectives et indications géographiques ; sans parler des suggestions et des conseils, on avait battu les chemins de traverse, présenté des interprétations captieuses, sollicité les textes, tour à tour avancé et reculé en tâtonnant dans des voies obliques, présenté en dernier ressort un projet d’arbitrage non moins inutile que tout le reste. Maintenant les Puissances se trouvaient acculées, soit à prendre des résolutions impérieuses et comminatoires dont leur prudence s’était toujours détournée, soit à accepter, sur l’injonction du gouvernement turc, le débat direct qu’elles avaient constamment éludé. Leur patience et leur amour-propre étaient soumis à une pénible épreuve.
Mais enfin leur amour de la paix était si grand et si sincère, le noble désir de conciliation dont s’était inspirée leur politique vacillante demeurait si tenace dans leurs conseils, qu’après en avoir quelque temps délibéré, elles se décidèrent à risquer cette négociation suprême, et à donner ainsi un dernier gage de bonne volonté. Elles en étaient loin à l’époque du Congrès et de la Conférence, mais le temps et l’expérience les avaient instruites, et d’ailleurs elles estimaient, avec un sentiment élevé de leur mission que, plus on est fort, plus il y a de dignité vraie à montrer de la condescendance et de la longanimité. On ne saurait que louer la résolution qu’elles prirent alors d’accueillir la demande légitime de la Porte, tout en se réservant, en cas d’échec, d’imposer une conclusion. « Le maintien de la paix, écrivait M. Barthélémy Saint-Hilaire à M. Tissot, nous paraît un intérêt si essentiel, que nous n’hésitons pas à faire l’épreuve du moyen qui s’offre aujourd’hui de travailler à un accord. » Il était clair toutefois que les Puissances n’entendaient pas se laisser jouer par la Porte : elles faisaient remarquer qu’elles comptaient de sa part sur des offres notablement plus larges que les précédentes, et ces expressions révélaient le fond de leur pensée. La Turquie devait se résigner à des cessions considérables, et la Grèce à des prétentions plus modestes ; sinon, l’Europe interviendrait de haut, selon son droit et son devoir : en un mot, l’heure de la transaction était venue.
Certes ces prévisions étaient justes, l’on se rapprochait du but ; mais, comme si, dans cette affaire, les meilleurs calculs dussent être constamment déjoués, ce n’était pas encore cette combinaison qui devait procurer le dénoûment. On voit par là combien on avait eu d’illusions en s’imaginant que la question pouvait être tranchée par un simple protocole du Congrès et en ne voyant pas qu’il fallait dès l’origine ou se concerter avec la Porte ou se résigner à une intervention vigoureuse. En vérité, même après tant de travail, les obstacles, contre toute attente, n’étaient pas encore écartés. Le programme des cours ne paraissait pas bien déterminé, la Turquie ne voyait dans la complaisance de l’Europe qu’un motif de persévérer dans sa résistance, la Grèce était plus effervescente que jamais. J’apporterai sur ce dernier point des témoignages personnels très précis. Je surpris, au lendemain de l’adhésion donnée par les Cabinets à la proposition ottomane, M. Coumoundouros extrêmement irrité, protestant avec un redoublement d’énergie contre ce qu’il considérait comme une défaillance, contre les pourparlers qui allaient commencer, contre toute modification éventuelle des actes de Berlin. L’opposition, encore plus violente, l’accusait formellement d’avoir, en temporisant, trahi la cause de l’hellénisme. M. Tricoupis osa même un jour me déclarer que, si l’Épire était exclue, la Grèce devait repousser fièrement l’offre de la Thessalie. Je réfutai ce sophisme sur un ton sévère en lui disant que je ne discuterais même pas cette parole, puisque un tel refus serait un attentat contre la patrie, la Grèce n’ayant pas le droit de replacer ainsi, par une manœuvre inique, une province de sa race sous le joug ottoman. C’étaient là des excès de langage, mais, ce qui devenait plus grave, le pays s’accoutumait aux idées belliqueuses, une crise ministérielle semblait prochaine, et nous redoutions à chaque instant quelque mesure compromettante, quelque incident de frontière qui eût déconcerté nos efforts. Déjà, malgré nos représentations véhémentes, l’appel des réserves avait été décidé, sous une forme, il est vrai, assez vague, mais c’était un fâcheux symptôme, et nous insistions auprès de nos gouvernemens pour qu’une résolution européenne, à la fois satisfaisante et rapide, coupât court aux objections et aux fièvres de la Grèce en la plaçant devant l’autorité d’un fait accompli. J’eusse mieux souhaité pour elle, sans doute, mais il fallait avant tout la préserver d’entraînemens qui lui eussent été funestes.
Telle était bien aussi la pensée des Cabinets, qui s’empressèrent de notifier à M. Coumoundouros l’ouverture des négociations de Constantinople, ce qui impliquait pour la Grèce le devoir de ne les point troubler et d’en attendre l’issue. Mais une difficulté à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure empêchait encore qu’on n’agît aussi vite que nous l’eussions désiré : les Puissances, unanimes dans la volonté d’en finir, n’étaient pas tout à fait d’accord sur les termes de la conclusion. En outre, les dispositions de la Porte ne semblaient point être devenues meilleures que par le passé. Les entrevues des ambassadeurs avec les ministres ottomans furent donc, pendant tout un mois, fort agitées et incertaines. Le Traité de Berlin étant livré à la discussion, on se trouvait en présence de propositions arbitraires et mal concertées. On étudiait un peu confusément les lignes de Larisse, de Trikala, de Metzovo, ou bien on examinait l’idée d’une cession de la Crète suggérée assez inopinément par l’Allemagne ; mais, dans cette hypothèse, la Turquie refusait tout autre territoire, tandis que les ambassadeurs persistaient à réclamer l’extension de la frontière grecque sur le continent. On reprenait alors le projet de délimitation : la Porte excluait le golfe de Volo et Préveza ; notre ambassadeur demandait les hauteurs de l’Olympe. Au milieu de ces combinaisons diverses, le gouvernement ottoman profitait de l’embarras visible des Cours pour maintenir ses réserves et obstruer les issues. Les pourparlers traînaient en longueur et l’on commençait à redouter qu’une délibération si embrouillée et si hésitante n’aboutît qu’à un avortement. La France était décidée à se rallier à l’opinion des autres Cabinets, mais encore fallait-il qu’un projet obtînt l’adhésion générale. Il était évident qu’une impulsion décisive pouvait seule conjurer une crise, entraîner les dissidens, triompher de l’inertie calculée de la Porte et calmer la nervosité des Hellènes.
Cette impulsion vint enfin à se produire, et l’on peut dire que, dans la situation et par la force des choses, elle était en quelque sorte inévitable. L’Europe était lassée de tant de projets contradictoires et de temporisations vaines, et il ne se pouvait faire qu’une heureuse occasion ne fût offerte par quelqu’une des Cours à l’impatience des autres. Ce furent les Cabinets d’Allemagne et d’Angleterre qui provoquèrent ce mouvement unanime d’où dépendait la solution. Une entente intervint entre eux pour des propositions cette fois claires, suffisamment équilibrées, et, à la rigueur, acceptables. Elles avaient été secrètement ébauchées à Berlin, un peu avant les négociations de Constantinople et en prévision de leur insuccès, par le prince de Bismarck et M. Goschen, ambassadeur britannique qui se rendait alors à son poste auprès du Sultan. Il n’en avait pas été question tant qu’on s’était flatté que les plénipotentiaires et la Porte réussiraient à préparer un projet commun ; mais, lorsqu’il fut sensible que la délibération s’égarait et risquait fort d’échouer, le gouvernement anglais, d’accord avec l’Allemagne, prit l’initiative d’une démarche qui devait, comme il arrive toujours dans les assemblées flottantes où apparaît un avis très net et très accentué, concentrer les suffrages épars et précipiter le dénoûment.
Son intervention se présenta sous la forme éminemment correcte et diplomatique d’une dépêche adressée par lord Granville à l’ambassadeur anglais à Vienne et communiquée en même temps aux grandes Cours. Dans ce document, daté du 21 mars 1881, le principal secrétaire d’État de la Reine replaçait la question sur le terrain dont on n’aurait dû jamais s’éloigner en principe, à savoir les décisions de Berlin. Il n’insistait pas sans doute sur « le maintien intégral » de la ligne adoptée alors, mais il affirmait qu’on ne pouvait pas la perdre de vue « en appréciant les espérances raisonnables de la Grèce et des populations congénères, » lesquelles, ajoutait-il, « étaient parfaitement fondées à croire que, dans l’opinion de toutes les Puissances, la rectification de frontière devait prendre pour base une ligne traversant les vallées du Calamas en Épire et du Pénée en Thessalie. » Après avoir ainsi déterminé le tracé général et repoussé implicitement les théories dont on avait prétendu envelopper la pensée des Cabinets médiateurs, il faisait remarquer qu’agir autrement « diminuerait l’influence de l’Europe » et que, tout en tenant « un langage énergique à la Grèce, » on devait satisfaire « ses légitimes espérances et ses justes revendications. »
En somme, les Puissances, en adhérant aux déclarations qui leur étaient soumises, étaient mises en mesure d’attester de nouveau la dignité et la liberté de leur ingérence, de réprimer les ambitions exagérées des Grecs tout en assurant un agrandissement considérable du royaume, et de donner à la Turquie, avec une fermeté inéluctable, un avertissement sévère : la Porte n’avait plus qu’à renoncer au système des refus obstinés ou des offres malséantes qu’elle n’avait cessé d’opposer à la volonté de l’Europe. Aussi leur assentiment fut-il immédiat et unanime. Elles reconnaissaient dans ce programme leurs intentions communes, l’esprit du Congrès et de la Conférence. La France, en particulier, y trouvait la consécration de la politique qu’elle avait inaugurée à Berlin, et, sinon tous ses projets, du moins une grande partie du plan qu’elle avait alors proposé. Quant aux deux États intéressés, ils pouvaient s’accommoder honorablement d’un arrangement éventuel qui laissait à l’un des territoires qu’il avait redouté de perdre et attribuait à l’autre assez d’avantages pour qu’il se pût consoler de sa déception. Puis le concert européen se manifestait désormais avec une énergie absolue, sans hésitations ni faux-fuyans, et dans ces conditions-là, qui sont si rares, il triomphe toujours.
Les ambassadeurs, bien instruits par leurs gouvernemens, certains d’accomplir une œuvre viable, conduisirent dès lors les choses avec rapidité. Le programme était fixé : ils l’exécutèrent en peu de jours, laissant de côté leurs préférences respectives et les objections secondaires : ils adjugèrent à la Grèce Larisse et Volo ; ils établirent à l’ouest la frontière au thalweg de l’Arta, ce qui réservait l’Epire à la Turquie. Ils décidèrent le démantèlement des deux places de Prévéza, qui restait turque, et de Punta, qui devenait grecque. Il ne fut pas question de la Crète. Le Sultan gardait ainsi Janina et Metzovo ; le Roi Georges obtenait toute la Thessalie et même un fragment d’Épire, le district d’Arta. La question se trouva de la sorte définitivement réglée. Je ne sais si la Porte avait prévu ce résultat de la procédure qu’elle avait réclamée elle-même, mais enfin elle se sentait maintenant circonvenue par les Puissances ; elle avait pris part aux négociations conduites à Constantinople sur son désir, ce qui sauvegardait sa dignité et l’engageait en même temps : elle eut le bon esprit de comprendre que toute résistance serait inutile, et elle s’inclina en silence. De ce côté-là, et quels que fussent les ressentimens et les arrière-pensées, il n’y avait donc rien à craindre.
Mais il n’en fut pas de même à Athènes. Le gouvernement n’avait pas été consulté : M. Coumoundouros demandait à être entendu ; l’opposition s’exagérait singulièrement les sympathies britanniques. M. Tricoupis affirmait à la tribune qu’en cas de guerre, l’Angleterre viendrait à la rescousse. Nous avions à prévenir sur-le-champ des manifestations aventureuses. Les Puissances ne perdirent pas un instant pour démontrer leur volonté immuable ; lord Granville démentit les assertions étranges de M. Tricoupis, et nous reçûmes, mes collègues et moi, l’ordre de signifier au Cabinet grec, sans aucun retard, que la solution actuelle était « substituée à celle de Berlin » par un arrêt sans appel ; que l’adhésion immédiate de la Grèce était nécessaire ; enfin, que la bonne volonté des Cours à son égard, et les annexions mêmes, étaient à ce prix. Une note collective, rédigée par les ambassadeurs à Constantinople et que nous fûmes invités à remettre au premier ministre, résumait ces injonctions péremptoires : « Les gouvernemens, disait ce texte, entendent, dans l’intérêt de la paix générale, s’arrêter à cette solution, qui doit être considérée dès lors comme une décision de l’Europe... Ils sont convaincus que le cabinet d’Athènes ne voudra pas s’exposer au complet isolement qui serait la première et inévitable conséquence de son refus. »
Cette éventualité n’était pas vraisemblable, car cette longue affaire était évidemment mûre. Toutefois mon récit serait incomplet, si je ne rappelais, en peu de mots, les dernières difficultés que nous eûmes à surmonter. Nous étions en présence d’un peuple très ardent, qui ne se résignait pas à l’abandon de l’Epire. M. Coumoundouros écouta d’un air profondément triste la lecture de la note collective, et, sans la discuter, se borna à nous promettre une prochaine réponse dont il ne nous fit pas pressentir le sens. D’autre part, l’opposition déclara notre document inacceptable ; M. Tricoupis jeta feu et flammes en invoquant « l’honneur de la Grèce ; » les orateurs de la rue et la plupart des journaux sommaient le gouvernement de repousser la conclusion offerte. Quand je revis le premier ministre, je le trouvai inquiet, très ému ; il me regardait, sous ses gros sourcils blancs, d’un air énigmatique et morne. Sans revenir sur le fond de l’affaire que j’estimais absolument réglée par l’Europe, je me bornai à le mettre en garde contre la fallacieuse tactique de ses adversaires, qui n’affectaient l’intransigeance que pour se rendre populaires à ses dépens, et le placer, s’ils l’intimidaient par leurs clameurs, dans une situation impossible vis-à-vis des Puissances... Je lui représentai, au contraire, le sachant accessible à cet argument d’ordre supérieur, qu’un homme d’État tel que lui devait dédaigner les agitations factices et les déclamations vaines, et qu’en prenant avec courage une résolution conforme aux intérêts de la Grèce, il aurait dans l’histoire l’enviable honneur d’avoir prévenu des désastres certains et attaché son nom à la réunion pacifique d’une riche province au patrimoine de la patrie.
En le quittant, et bien qu’il ne m’eût rien promis, je ne doutais pas de son adhésion, mais je me défiais de la forme qu’il donnerait à sa réponse. Elle nous parvint en effet, quelques jours plus tard, assez enchevêtrée et d’apparence ambiguë : le vieux politicien hellène, héritier des traditions verbeuses de sa race, était passé maître dans l’art de voiler sa pensée sous une insidieuse phraséologie. Au premier abord, le document qu’il nous adressa semblait n’être qu’une dissertation anxieuse et amère sur les défauts de la nouvelle frontière et les déceptions de son pays. Tout en affirmant son respect pour les grandes Cours, le ministre rappelait leurs anciennes promesses, invoquait le sentiment de son pays, à travers de longues circonlocutions, ne consentait ni ne refusait expressément, et même ses formules réservées, l’aspect de l’argumentation, paraissaient indiquer des dispositions défavorables. Mais, en étudiant de plus près ce texte obscur, et en négligeant le remplissage oratoire, nous aperçûmes qu’avec une habileté calculée, M. Coumoundouros y avait glissé un passage qui révélait ses intentions véritables ; ce n’était qu’une phrase presque incidente, mais qui contenait, implicitement l’acceptation du compromis que l’ensemble de la réponse semblait écarter : il se disait prêt, en effet, à prendre possession des territoires cédés ; or, cette seule parole annulait toutes les considérations précédentes, destinées à contenter les politiciens grecs. A l’aide de cet artificieux détour, M. Coumoundouros se dispensait d’accueillir ouvertement la transaction, mais il se fiait à notre perspicacité pour le comprendre ; en réalité il acceptait la note collective, puisqu’il en revendiquait la conséquence pratique, à savoir l’annexion des territoires qu’elle avait désignés. C’est en ce sens que nous eûmes soin d’interpréter sa réponse en la transmettant à nos gouvernemens.
Ceux-ci eussent pu sans doute exiger davantage, mais, avec beaucoup de finesse et de bonne volonté, ils se hâtèrent de déclarer l’adhésion de la Grèce comme acquise, coupèrent court à toute explication ultérieure, et consentirent seulement, sur la demande instante de M. Coumoundouros, à lui promettre verbalement, pour fortifier sa situation personnelle, « qu’ils s’intéresseraient aux populations chrétiennes restées en dehors de la future frontière. » L’entente était donc désormais complète, et les ambassadeurs procédèrent aussitôt avec la Porte à la rédaction du traité qui consacrait l’œuvre de la médiation dans les termes que j’ai indiqués plus haut : ils y joignirent quelques paragraphes accessoires sur le partage de la dette, les propriétés et la liberté religieuse des musulmans en Thessalie. L’instrument diplomatique fut signé le 24 mai 1881. Cinq semaines plus tard, le 2 juillet, une convention turco-grecque contenant le texte international régla les relations des deux États limitrophes. L’entreprise commencée au Congrès de Berlin se trouvait ainsi achevée après trois ans d’efforts. Le Traité ne réalisait qu’une partie des intentions primitives, mais enfin l’Europe avait rattaché à un État chrétien une province chrétienne, associé des populations de même race suivant le principe des nationalités, et, momentanément du moins, pacifié la péninsule des Balkans.
C’était l’honneur de cette longue campagne. Mais, si maintenant, après avoir constaté l’importance indéniable du résultat, on examine l’ensemble des négociations qui se sont succédé pendant cette laborieuse période, on devra, je crois, reconnaître qu’elles ont été bien défectueuses, et qu’elles n’ont pas été conduites avec la sûreté de vues et la fermeté de main qu’on est fondé à attendre du concert international. Si nous récapitulons les divers incidens que nous avons étudiés, nous verrons les Puissances tantôt hautaines et entreprenantes au point de ne pas même s’occuper des répugnances ottomanes, tantôt reculant devant elles jusqu’à leur devenir trop complaisantes, surexcitant tour à tour et rebutant les espérances grecques, s’embarrassant elles-mêmes et s’aventurant à travers des raisonnemens qui semblaient démentir leur propre langage. Elles ont un instant failli perdre la direction de l’affaire qu’elles avaient engagée et paru douter de leur force et de leur droit. Lorsque, à la dernière heure, elles se sont montrées clairvoyantes et résolues, encore ont-elles dû substituer à la solide frontière délimitée par leurs représentans une combinaison arbitraire et incorrecte qui laissait en présence, sur un terrain mal constitué, les rancunes défiantes de la Porte et les ambitions des Hellènes. De sorte qu’après avoir été tenues longtemps en échec, elles n’ont obtenu qu’une demi-victoire. Or, tout se retrouve en politique, et l’avenir devait prouver une fois de plus qu’il ne faut pas se fier aux transactions boiteuses et aux résignations transitoires : on a vu en effet, cinq ans plus tard, en 1886, la paix menacée par une nouvelle crise turco-grecque, et nous venons d’assister, il y a trois ans, au douloureux spectacle d’un de ces conflits sanglans que le hasard des événemens et une mauvaise délimitation des territoires limitrophes provoquent si aisément chez des peuples voisins et rivaux.
Néanmoins, et ces réserves faites, comme, après tout, les idées élevées et généreuses ont en elles-mêmes une vertu féconde, même lorsque les oscillations des hommes et les obstacles matériels ont entravé leur marche et restreint leur étendue, un grand événement s’était accompli : l’affranchissement d’un groupe chrétien considérable, l’annexion de la Thessalie, étaient entrés désormais dans le droit public européen. Et ce fait est devenu évident plus tard, lorsque, malgré les épreuves que la guerre avait infligées à la Grèce, les Puissances ont empêché la Turquie victorieuse de récupérer la province que le Traité du 24 mai 1881 avait irrévocablement séparée de l’Empire. Assurément la situation de l’Épire et de la Macédoine en face du développement slave et bulgare reste précaire et complexe, et il se présente de ce côté bien des ténèbres devant le siècle qui s’ouvre : mais enfin l’intervention européenne, fidèle à l’inspiration du Congrès, a défendu la cause du plus faible et de la liberté, et elle a su préserver son œuvre. Il est juste de savoir gré à la diplomatie de cet effort, et d’estimer à toute sa valeur politique et morale un succès dû à l’initiative française et à l’action unanime des grandes Cours. A l’heure actuelle, surtout, où d’autres populations, soit en Orient, soit ailleurs, sont moins heureuses que ne l’ont été alors les Hellènes de la Thessalie, la Grèce doit se féliciter d’avoir rencontré des sympathies qui ne se prodiguent pas, et, ce qui est plus rare encore, un concours efficace et persévérant.
Cte CHARLES DE MOÜY.