Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/XIX

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XIX

L’ÉCOLE BRUTALE


Ce serait une erreur de croire que le mouvement réaliste au théâtre date d’André Antoine et du Théâtre Libre. Il n’y a qu’Émile Zola qui se soit abusé, volontairement, du reste, sur ce point, car il était grand tireur de couvertures et il n’aimait guère à en laisser aux autres. L’erreur en art est de croire qu’on innove. C’est à peine si l’on rénove, hélas ! et tout le jeu consiste à rehisser sur la pente le rocher de Sisyphe qui dévale.

La réapparition de cette blague qu’on appelle : la vérité vraie, sous le lustre, date des dernières années du Second Empire. Elle eut alors trois prosélytes : Alfred Touroude, Henry Becque et celui qui signe ces lignes. Le triumvirat avait été baptisé par Barbey d’Aurevilly : l’École brutale, et je me demande encore où le grand critique prenait cette École. Non seulement nos esthétiques étaient fort différentes, mais vous nous eussiez bien étonnés de nous en prêter une. Nous allions selon nos tempéraments, comme on va toujours, et, mises dans le même bonnet, nos têtes s’entre-choquaient ostensiblement. N’importe, nous étions l’École brutale. Tous les feuilletons dramatiques nous le disaient ; par conséquent, il fallait bien le croire.

Or, nous nous connaissions à peine. Je n’ai pas vu Alfred Touroude trois fois dans ma vie, et le souvenir que j’en garde est d’un long corps efflanqué et dégingandé, tout en angles, avec des yeux de fou trouant un visage osseux, raviné de plis par le mal implacable qui devait l’enlever à trente-six ans. Son agitation permanente le dévoluait à saint Guy, patron de la chorée, et son orgueil était d’un roi nègre. Le succès de sa première pièce, Le Bâtard, à l’Odéon, l’avait tapé aux méninges et il tutoyait Shakespeare sous les arcades. Ce fut Marpon qui nous présenta l’un à l’autre, mais nous ne nous plûmes qu’à moitié, n’ayant pas, comme dit Mardoche, le crâne fait de même.

Je n’ose écrire comment Villemessant, que son « bourrichon » horripilait, l’avait surnommé en ses tropes sardoniques, mais c’était quelque chose comme : Tourouduculte, et ce sobriquet roucoulant l’était bien, lui, brutaliste ! Alfred Touroude avait déjà du talent et il en aurait acquis bien davantage s’il avait atteint l’âge où l’on se convainc que rien ne vit hors du style. Alas, poor Yorick !

Sur Henry Becque, je m’en remémore davantage, d’abord parce qu’il a vécu jusqu’à plus de soixante ans, et s’est taillé une belle place dans les Lettres françaises, et ensuite parce que je fus de ses combattants à la bataille qu’il livra aux sarceyens, en juillet 1870, à la Porte-Saint-Martin.

À ladite bataille de Michel Pauper, l’on n’était pas nombreux sous la bannière, quoi qu’on en ait dit, et lui-même, et si nous couchâmes sur les positions, ce ne fut pas en un bois de lauriers. À cette époque, Henry Becque jouissait d’une espèce de petite fortune, et comme il en avait employé une partie à louer la salle et la scène de la Porte-Saint-Martin pour y produire une pièce dûment dédaignée de tous les directeurs, il avait renom d’amateur et la presse lui était systématiquement hostile.

Le mot de Barbey d’Aurevilly — l’École brutale — était d’ailleurs le mot d’ordre de la critique, en tout temps fort panurgienne, et que l’arrêt sommaire de la définition dispensait une fois de plus de toute initiative de jugement. Théophile Gautier, dont la sainte mansuétude revêtait de pourpre une divination d’augure, fut à peu près le seul à pressentir dans Michel Pauper le futur maître des Corbeaux. Dieu sait pourtant si le poète inclinait au réalisme, à la pièce sociale et à toutes les recherches de « la petite bête » qui déplacent les plis de la tunique des Muses. Le grand et bon Théo salua donc l’aurore d’Henry Becque, comme il saluait toutes les aurores, et comme, deux ans après, il allait patronner Émile Zola chez son éditeur — et ça, je le sais, j’y étais — mais je crois bien que le pauvre Michel Pauper en resta sur ses frais de paupérisme.

Il faut bien reconnaître que Becque supporta sans élégance ce premier revers de main de la Fortune. Il en est resté toute sa vie un peu maussade et, dans les mots qu’il dardait, à droite et à gauche, sur les choses et les gens de théâtre, il restait peut-être de l’amertume du locataire estival de la Porte-Saint-Martin. Il est vrai que ce fut alors qu’il devint pauvre.

Les jours d’ailleurs devenaient peu propices à ces tentatives littéraires. Il s’amoncelait à l’Est de gros nuages plombés sur la frontière. Aucun moment ne fut plus défavorable à la fondation d’une École, fût-ce l’École brutale, que cet été de l’an 1870, où le Parlement impérial se chargeait à lui seul de toutes les scènes à faire. Le public se raréfiait dans les salles de spectacle et les journaux ne lâchaient plus que peu de place aux manifestations de la « suprématie ».

J’arrivai le troisième, au Théâtre Cluny, en plein août, avec ce Père et Mari, dont je vous ai conté l’aventure. Peut-être, au fond, lorsque j’y songe, Larochelle ne prit-il l’ouvrage si délibérément, et les yeux fermés, que parce qu’il croyait à la guerre ? Il voulait mourir sur un beau geste directorial.

Il y avait dans l’ouvrage une scène, jugée alors formidable, ô Antoine ! où l’acteur Tallien jetait au parterre, crûment, non pas l’invective de Cambronne, réservée à la littérature de la Troisième, mais le mot désuet dont Molière usait, sous Louis XIV, devant les Sévignés du mardi de Versailles. Ce vocable à quatre lettres, dont deux c, avait suffi à classer l’auteur dans l’École brutale, et pour la critique distraite je complétais le trio des vilains masques.

Deux spectateurs venaient l’entendre tous les soirs, et même ils ne venaient que pour ça, car lorsqu’ils l’avaient ouï, ils s’en allaient et m’envoyaient, du café, leurs cartes. L’une portait le nom de Regnard et l’autre celui de Raoul Rigault. C’étaient deux jeunes gens de mon âge, fort lettrés, et d’idées libérales, qui « brochuraient » à tour de bras contre l’Empire et la décomposition sociale. Ils étaient positivistes et ne juraient que par Auguste Comte et Littré. Je finis par aller les rejoindre, un soir, après la représentation, et nous ébauchâmes ainsi des relations que leur destinée borna aux rapports artistiques. Regnard n’avait avec le grand comique de commun que le nom. Il était grave, enchaînant l’effet à la cause et la cause à l’effet, et s’ébattait peu sur les corollaires. Il fut directeur du Conservatoire sous la Commune. Quant à Raoul Rigault, c’était la blague même, l’enfant de Paris gouailleur et cynique, le titi faubourien, typifié par le Gavroche des Misérables, myope d’ailleurs comme une taupe. Son esprit était celui des légendes de Forain et, quand je les lis, je crois l’entendre. Héros énigmatique de la rigolade, il est mort en Romain, sur les marches du Panthéon, fusillé par les soldats de M. Thiers. Tels sont les contrastes de la vie.

Barbey d’Aurevilly assistait, bien entendu, à la première du troisième Hernani de l’École brutale. Il conte, dans son Théâtre contemporain, que la représentation de Père et Mari est restée unique dans sa mémoire par un sifflet sans fin, ininterrompu, strident, de la première scène à la dernière, et que n’apaisa même pas la chute du rideau. C’est parfaitement exact, mais ce sifflet venait d’un bec de gaz qui fuyait et me joua, en effet, de cette syrinx. Voilà comme on écrit l’histoire.

Un soir, un énorme tumulte nous tira tous, spectateurs, comédiens, directeur et auteur, dans la rue. On criait : « À Berlin ! » Une foule suivait un jeune homme. Ô Muses ! c’était notre cher Paul Déroulède !