Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/« La vie moderne »/X

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LES OBSÈQUES DE GUSTAVE FLAUBERT


Rouen, ville de Boieldieu et, dit-on, aussi de Corneille, vague Shakespeare français, se décide…, pardon, se résigne… à dresser à Gustave Flaubert l’icône monumentale et commémorative, vulgo statue, que l’on devrait saluer sur l’une de ses places depuis trente-deux ans à peine.

On m’assure, et je le crois, que la municipalité rotomagienne aurait ainsi cédé aux sollicitations de l’agence Cook. Quand les Anglais de ses tapissières lui demandaient à voir cette image de Flaubert, marbre ou bronze, « qui ne pouvait pas ne pas être dans la ville », l’agence Cook restait béjaune et camuse et les Anglais réclamaient leur argent. Il y avait cas de dédit, on leur cachait le Rouen moderne.

Peut-être même y aura-t-il concours pour la statue et par conséquent inauguration, fête, discours (pas de l’Académie, bien entendu) et lampions. Mieux vaut tard que jamais, promulgue un proverbe assez triste. Amen !

Trente-deux ans, — car le bon géant s’en est allé le 8 mai 1880, sans avoir même atteint la soixantaine, étant de 1821.

Peu de ses contemporains, même parmi les jeunes du temps, assisteront à ce festival rédhibitoire, où l’éternelle bêtise humaine fera une fois de plus amende honorable au génie. Je cherche autour de moi ceux qui, sexagénaires à leur tour, peuvent encore, autour de la statue, s’entretenir du modèle, et déjà je ne me nomme plus personne. Tous ceux de son « grenier » sont partis. Ce beau tas de neige est fondu, comme celui des dames de Villon. Où est Daudet, où est Zola, où est Banville, où est Heredia, et Goncourt, et Coppée et Maupassant ? Où est Tourgueneff, qu’il appelait son « moscove » ? Ils ont rejoint, ah ! si l’on savait où, Renan, Leconte de Lisle et l’oncle Beuve, ses vieux amis, et la bonne Princesse et ce Maxime Du Camp, et le cher Louis Bouilhet, qui, « lui aussi, avait l’h dans son nom ! »

Mais que Rouen se rassure, tous ceux d’aujourd’hui seront là, le flambeau transmis à la main, puisque la torche passe, et, si vaste qu’elle soit, la place Flaubert sera trop petite, car l’heure est venue.

Je me rappelle l’effet terrible que produisit dans notre petit monde des poètes, le 8 mai 1880, la nouvelle de cette mort de Gustave Flaubert[1] à laquelle personne n’ajouta foi d’abord et qui fut traitée d’extravagante. Mort, qui, lui ? Comment, mort ? C’est une méprise de nom au télégraphe. Il nous a quittés, il y a huit jours, pour aller bûcher à Croisset à son « Bouvard et Pécuchet », qui sera le roman de Joseph Prudhomme. Jamais il n’a été plus allègre et sonore. Au dîner des « Auteurs sifflés », qu’il présidait, il a débordé de lyrisme bouffon et, le gilet déboutonné, de verve rabelaisienne… Oui, mais il est mort. Et j’en sais qui fondirent en larmes comme des enfants. Dites, ah ! dites pourquoi il y en a, de ces maîtres, qui, plus aimés que les autres, semblent ne pas avoir le droit de mourir. On avertit, sanglotait l’un de nous, ne sachant plus ce qu’il disait, atonifié par ce foudroiement.

Le jour des obsèques, dans la maison de Croisset, sur la terrasse du jardin en bordure de Seine, nous n’étions cependant pas plus d’une vingtaine à la levée du corps. Inutile de vous dire, n’est-ce pas, que Rotomago n’était représentée par aucune autorité municipale. Quant à la presse, le seul Chincholle l’incarnait. Je le vois encore allant de l’un à l’autre, son carnet de reporter à la main, croquant des notes sténographiques. Lorsque le moment vint de se mettre en marche vers le cimetière de la ville, et quand Banville, Coppée et Zola eurent pris trois des cordons du corbillard, le pauvre Maupassant ne savait plus à qui faire dignement l’honneur du quatrième. Il finit par l’offrir à Philippe Burty, à défaut de Goncourt sans doute et pour se débarrasser de Chincholle qui le réclamait « au nom du Figaro ». Et l’on s’en alla lugubrement, sans escorte d’honneurs militaires ou religieux, le long de la rivière, entre les arbres en fleurs, rendre à la terre normande l’un de ses plus immortels enfants de gloire.

Un remorqueur qui, parallèlement, remontait du Havre à Rouen, traînait une file de chalands plus longue que notre cortège.

Des derniers fidèles, les uns rentrèrent à Paris par le prochain train, et d’autres décidèrent de se réunir à l’antique, en des agapes funéraires, pour s’entretenir encore du beau génie qui se dissipait et de son œuvre, hélas ! inachevée. Ils étaient treize.

Lorsque l’on se compta autour de la table et quand ce chiffre fatidique eut été relevé par le nombre des couverts, on se regarda dans un silence morne. Théodore de Banville, qui était la superstition incarnée, affalé, les bras tombés et livide, semblait inanimé, glacé par le vent avant-coureur de la mort. Comme il était le plus âgé des convives et, à deux ans près, le contemporain de Flaubert, il était visible qu’il se croyait marqué pour le suivre le premier au tombeau, et, selon le dogme, l’année même. François Coppée, qui le connaissait, comprit son angoisse et, prétextant une incommodité subite, s’excusa de se retirer ; et, comme deux ou trois autres imitaient déjà son exemple déférent, la réunion menaçait de se désorganiser. Je m’offris donc à trouver et à ramener en un quart d’heure ce conjurateur du sort qu’est l’X nommé quatorzième, et je descendis à cet effet dans la rue, sans avoir la moindre idée de la manière à laquelle je recourrais pour tenir mon engagement.

M’adresser à l’un de mes confrères de la presse rouennaise, c’était le plus simple, mais où le dénicher à cette heure où tous les bureaux sont vides ou fermés en province ? D’ailleurs, convier les gens au rôle de bouche-trou à un repas d’obsèques, c’est courir à une rebuffade certaine, tombât-on sur un affamé. Au bout de quelques tentatives, assez rudement rembarrées et pour cause, j’allais prendre le parti de ne pas rentrer au banquet et de le réduire ainsi, à la douzaine de couverts salutaire lorsque la fortune me mit en contact avec un jeune tourlourou en permission qui béait aux arômes culinaires de notre hôtel-restaurant, comme le Gringoire même du poète.

Lorsque, en quelques mots, je l’eus mis au courant du service que des écrivains célèbres de Paris sollicitaient de sa bonne grâce, il se prit à rire en se dandinant. — Gustave Flaubert ? connais pas. Qui est-ce ? Et il fit d’abord volte-face. Puis il revint et me demanda si, parmi ces écrivains illustres, François Coppée était des nôtres. C’était l’homme qu’il désirait le plus voir et approcher. Il savait par cœur sa Grève des Forgerons, il la débitait toujours avec succès aux camarades et ne tenait rien de plus beau au monde. Nous étions sauvés. Je lui promis non seulement de le présenter à Coppée, mais encore d’obtenir de lui une photographie qu’il lui dédicacerait. Et j’amenai mon quatorzième.

Ce fut simplement du délire. Théodore de Banville s’était précipité au devant du troubade, il lui pressait les mains, lui donnait du cher enfant et jurait de le recommander au ministre de la guerre. On le força à prendre la présidence du repas entre l’auteur de Gringoire et l’auteur de La Grève des Forgerons, et ce dernier ne laissa pas vide un seul instant le verre de son admirateur.

J’ai honte de le dire, mais si le tourlourou ignorait jusqu’au nom de Flaubert, nous avions nous-mêmes, tant la superstition est contagieuse, oublié le but de nos agapes pieuses, le voyage, l’enterrement, l’ami perdu, le grand homme, et tout enfin, comme de simples rotomagiens et leur municipe. Le héros de la journée devenait un pioupiou anonyme attiré par le parfum d’un caneton à la rouennaise et envoyé certainement, assurait Banville en se signant, par la très sainte Providence. Je n’ai jamais songé du reste à savoir de Coppée s’il avait envoyé au jeune soldat la photographie promise, mais c’est probable puisqu’il avait sauvé la vie à un autre de nos maîtres vénérés.

  1. Voir le deuxième volume des Souvenirs d’un enfant de Paris, de la page 129 à la page 150.