Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/La Nuit Bergamasque/II

La bibliothèque libre.


II

HISTOIRE D’UNE INDEMNITÉ
FORFAITAIRE


Or il ne m’eut pas plus tôt signé la réception de la pièce sur le bulletin officiel de la Société des Auteurs Dramatiques que le besoin immense, fou, et professionnel de ne pas la jouer s’empara de lui irrésistiblement. Ce n’était pas sa faute et jamais je ne lui en ai gardé la moindre rancune, car ici ce sont les dieux qui ordonnent. Il n’y a pas d’exemple depuis Thespis, l’aïeul, qu’un directeur-né, et digne de ce nom, non seulement ait reçu une pièce, quelle qu’elle fût, pour la jouer, mais qu’il ait joué la pièce librement et volontairement reçue, bonne ou mauvaise, n’importe, et prévariqué de la sorte la loi absolument éternelle qui fixe sa destinée sur la terre. Et c’est bien simple à comprendre. S’il la recevait pour la jouer, à quoi lui servirait de la recevoir et par conséquent d’avoir pu la refuser ? Et s’il la jouait pour l’avoir reçue, par où démontrerait-il qu’il est marqué de toute éternité du sceau de la direction ? Une pièce reçue et jouée est un phénomène sans exemple connu, la quadrature du cercle du monde dramatique, l’impossible, l’irréel et le rêvé ! Tout au plus peut-on imaginer qu’à la centième représentation la pièce se pare d’on ne sait quelle réception rétroactive et conventionnelle où le directeur n’est pour rien et dont il peut toujours se laver les mains en arguant d’une surprise. J’en sais des cas douloureux. J’en ai connu un qui, enrichi d’un million par un ouvrage indésaffichable, ne se consolait pas de s’y être laissé prendre. — C’est le déshonneur de ma carrière, gémissait-il.

Du reste il en est mort.

Mon vieil ami Fernand Samuel vous dirait lui-même qu’en me signant le bulletin de La Nuit Bergamasque, il avait succombé, par sympathie peut-être, à un accès d’aberration mentale identique à ceux que l’ébriété détermine. Peut-être aussi désirait-il embêter Briet et Delcroix, ses confrères, avec qui il était en rapports excellents. C’est la seule chance qu’un auteur ait au théâtre. L’embêtement où un directeur espère plonger un autre directeur est le critérium, de la vocation d’abord, et du flair ensuite qui la caractérise. Je suis assez modeste pour penser que je ne dus qu’à cet autre prurit de l’impresariisme le bénéfice illusoire de ce bulletin de La Châtre, qui m’a d’ailleurs rapporté la plus grosse somme que j’ai touchée chez feu Peragallo, soit sept cents francs pour deux simples copies, dont l’une destinée à la censure et l’autre au souffleur.

Ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette aventure simple, c’est que, à peine mis en possession du manuscrit arraché aux camarades du Palais-Royal, ce pince-sans-rire de Samuel s’était mis frénétiquement à en commander les décors, les costumes, les accessoires et à distribuer les rôles à mains pleines. — On doit bien cela à Boccace, me souriait-il sous le lorgnon, car il est fort bon lettré en outre, et pourrait parfaitement, s’il voulait, décider de la valeur littéraire des meilleures comédies, anciennes ou modernes. Je me rappelle que, sans même avoir lu la mienne, il télégraphia au Caire pour retenir à prix d’or la comédienne qui, seule, pouvait créer le rôle de la courtisane. Il n’en voulait point d’autre et m’en ménageait la surprise. Puis d’un bond, il s’élança au téléphone. — Allo, allo ! C’est vous, ma chère Réjane ! Venez vite à la Renaissance. C’est Fernand Samuel qui vous parle. Un rôle magnifique, quoiqu’en vers. Ça ne vous fait rien, à vous, n’est-ce pas, de vous passer le nez au jus de pipe ? Une négresse, non, mais une créole. L’auteur est dans mon bureau, il vous expliquera sa pensée.

Puis, sans me laisser le temps de m’étonner : — Quant à l’avare shakespearien de la pièce, vous avez carte blanche, courez chez Paulin-Ménier. Il demeure à cent pas d’ici, boulevard Beaumarchais. Il est cher, mais pour une création en vers, il diminuera son cachet. Hein, Paulin-Ménier, scandant l’alexandrin, c’est un clou ça ! Vite, ne lanternez point, voilà l’heure de l’absinthe et il ne la manquerait pas pour du Molière !

Si poète qu’on soit, on a des éclaircies. L’idée de la diction de Paulin-Ménier dans l’hexamètre dépassait l’altitude des plus hauts paradoxes, et elle me rappela au sentiment des contingences moyennes. Le gai Fernand Samuel s’offrait ma poire, malgré lui, je le jure, mais il se l’offrait, flagellé par la force occulte qui les mène et les doue. Jouer La Nuit Bergamasque, est-ce qu’il le pouvait, puisqu’il en avait dénoncé la réception, fatalement, en aveugle, du destin, au siège social de notre corporation ? Il en serait mort, comme l’autre, le millionnaire récalcitrant, foudroyé par son ananké directoriale, proie de la justice immanente. Je ne voulais pas que la justice immanât sur l’homme charmant à qui l’on devait La Parisienne, d’Henry Becque.

Aussi me fit-il envoyer vainement quelques bulletins de répétitions dont je conjurai le maléfice par une absence assidue. Parfois, le soir, enveloppé du manteau crépusculaire, je m’asseyais à la terrasse déserte du café Frontin, et j’y guettais le passage de Georges Feydeau, alors secrétaire de la Renaissance et qui, à cinq heures sonnant, avait épuisé ses mille regrets du jour. J’apprenais de lui l’état des choses et que personne n’était venu, ni Paulin-Ménier, ni Réjane, ni la courtisane idéale du Caire, et qu’en les attendant, on répétait à tour de bras un fort vaudeville dont on n’avait pas encore les trois actes, suspendus à la plume des trois auteurs. — Est-il reçu, demandais-je pour rire ? — Vous ne le voudriez pas, vous êtes trop bon confrère. — Et il me dépeignait l’activité prodigieuse déployée par son admirable directeur dans la mise en scène de ce vaudeville dont le titre seul, d’ailleurs provisoire, était connu de ses interprètes.

— Il faut le voir à l’avant-scène, réglant tout et le reste. Sa tête en fume au-dessus du légendaire chapeau de paille sans fond, presque sans bords, dont il coiffe le fétiche. S’il y a des geysers à Panama, ils sont ainsi et non autrement, parole d’honneur.

Ce qui, dans cet enthousiasme du futur auteur de La Dame de chez Maxim’s pour son patron, me paraissait le plus touchant, c’était que, préludant déjà par des essais à sa superbe carrière théâtrale, il ne parvenait pas à communiquer audit patron la foi modeste qu’il y avait dès cette époque. — Je t’aime trop, lui disait Samuel, pour te refuser ta première pièce et surtout pour te la recevoir. C’est parce que j’y crois que je ne veux même pas la lire. J’ai peur de la manquer si elle est bonne et de te la jouer si elle est mauvaise. On ne sait jamais ça d’avance. Va et reviens avec une grosse signature commerciale, je t’attendrai.

Georges Feydeau suivit le conseil du reste. Las de signer ses mille regrets par jour, sans compter les siens, il cessa de les sécréter, et un jour, sur les boulevards, où tout se rencontre, il rencontra un autre directeur de type différent, voire contraire.

Celui-ci était de l’école nihiliste de Nestor Roqueplan. Aux pièces déposées, il se bornait à donner leur numéro de dépôt, comme le conducteur appelle les voyageurs, sous la pluie, à l’omnibus, et il les montait à leur tour, sans préférence, mais non pas au hasard, comme on voit, quand son cadre d’affiche devenait libre. Champignol malgré lui dut le jour à ce système, un peu fataliste mais sûr, dont le philosophe du théâtre des Nouveautés plante aujourd’hui les choux à la campagne.

Et deux ans passèrent, comme ils passent, ailés de plomb, avec cette lenteur rapide à laquelle l’état d’auteur reçu ajoute le phénomène de l’obscure clarté signalée par Corneille.

Napoléon Ier avait le coup d’œil de l’aigle. Nulle part ailleurs il ne l’a mieux prouvé peut-être que dans cet édit de Moscou où la question de l’art dramatique en France est réglée une fois pour toutes en plus de cent articles qui, pour être tous violés, nuit et jour, n’en sont pas moins imprescriptibles. En aucun de ces articles l’hypothèse d’une pièce agréée et non représentée n’est soulevée, même par sous-entendu, et le législateur ne semble pas avoir eu le concept d’une telle incohérence artistique et commerciale. De telle sorte que, depuis l’incendie du Kremlin, on est toujours joué à la Comédie-Française, bien ou mal, n’importe, quelquefois après sa mort, mais on l’est. Il suffit de vivre, comme disait Banville. Aussi l’indemnité forfaitaire est-elle inconnue de nom comme de fait dans cette École militaire. Mais dans les autres, même en cet Odéon que le tyran n’avait pas prévu ou osé prévoir, l’auteur producteur, lésé par la rupture, arbitraire ou non, du contrat synallagmatique qui lui assurait un débouché à son produit, est dédommagé de ce tort, commercial s’entend, car l’artistique est inappréciable. Notre Mutuelle y veille. Il y a chez nous un tableau des indemnités forfaitaires, graduées à l’importance des œuvres, sur le nombre d’actes, auquel les tribunaux eux-mêmes en réfèrent, en cas de débat juridique. D’après mes calculs personnels, la ligne de texte, avec ou sans rime, peut rendre à un auteur moyen ses vingt-cinq centimes, au bout de deux ans d’attente, ou d’hôpital, réversibles d’autant sur sa veuve s’il en trépasse. C’est peu au prix du beurre, mais, à celui du jus de cervelle, c’est considérable. Il est consolant de se dire qu’un Jean Racine, s’il nous en repleuvait un, palperait, au tableau de Scribe, pour une Athalie rentrée, ses jolies deux mille cinq cents livres, prix social et judiciaire d’un travail de dix-huit années, auxquelles s’ajoutent les deux années d’expectative enragée aux ailes de plomb, total vingt. C’est de la protection pure et syndicaliste comme le diable.

Je consultai des camarades, tous indécis, d’ailleurs, sur la valeur défensive de la compensation indemnitaire. Les uns la tenaient pour jeu de chandelle et me conseillaient de renoncer à la mienne dans l’intérêt de mes pièces futures. — Les directeurs, arguaient-ils, se tiennent, comme chenilles en août sur l’aubépine. Celui que tu as tapé du dédommagement réglementaire fait le signe maçonnique aux autres, et ta carrière est terminée sous le soleil, la lune et les étoiles. — Au contraire, professaient les autres, ils n’admirent que ceux qui les prennent aux bourses. — Et je flottais dans ce litige. — Faites-le casquer, me criait Sardou. — Prenez garde, me conseillait le vénérable Camille Doucet. — Notre président a raison, m’écrivait Ludovic Halévy, soyez habile. — Je jouai la partie à pile ou face dans le cabinet de Peragallo, et ce fut mon pauvre Samuel qui écopa. Il s’en tira d’ailleurs avec sept cents francs, parce que La Nuit Bergamasque n’était qu’en vers (Ah ! l’animal !), et nous restâmes les meilleurs amis du monde. Tu sais, Fernand, je suis prêt à te les rendre.

Lorsque le czar Nicolas se mit à poursuivre les écrivains libéraux des « Années Quarante » en Russie, à les exiler, emprisonner et reléguer en Sibérie, l’un d’eux le poète Chamekof, obtint cette grâce de demeurer libre à la condition de ne pas imprimer ses vers et « de ne pas les lire à haute voix, sauf à sa mère ».

Mon manuscrit rentré et réintégré dans sa case, je me soumis, comme Chamekof, à l’ukase clément qui me le restituait de toute éternité, et pendant les douces soirées d’été à la campagne, je lisais La Nuit Bergamasque à ma femme.