Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/III

La bibliothèque libre.


III

LE FLINGOT


Alexandre Grand, obstinément, continuait à griller des rondelles de pain et à les emmagasiner dans les placards, la toilette en étant pleine. Son pessimisme était tel qu’il s’était décidé à mettre au clou sa montre en or, son fétiche, seul souvenir qui lui restât de sa famille :

— Il nous faut un jambon, et même deux jambons, me disait-il.

— Comme à Mayence, soupirais-je, envahi par ses papillons noirs.

Il eut trois louis de sa tocante, et, je ne sais pourquoi, au lieu de jambons, il acheta des gigots, qu’il torréfia en silence dans le jardinet, comme les tartines de pain.

— Pourquoi des gigots ? faisais-je, et quelle est ta pensée ?

Et, sublime de prévoyance, il me répondait :

— Le jambon altère !…

Un jour il rentra plus sombre qu’à l’ordinaire encore.

— Ça va plus vite que je ne pensais, déclara-t-il. Paris perd la tramontane. L’heure est venue d’aller demander notre fusil à la mairie. Viens-tu ?

Et cette fois il avait raison. La chasse aux espions commençait. Le moment où l’anxiété publique sonne les tayauts absurdes de la chasse aux espions est l’instant de la désespérance. C’est le Waterloo psychologique. Tout est perdu, même l’honneur.

La terreur visionnaire de l’espion, qui serait si comique si elle n’était pas contagieuse, n’atteignit que plus tard, après Metz et pendant l’investissement de Paris, au degré de démence charentonnesque. Mais à la retraite du général Vinoy, elle battait déjà sa folie. Il ne passait pas de jour qu’il ne fallût tirer de la Seine, ou de ses canaux, d’inoffensifs passants ayant « la tête » ou « l’accent ». Sur les hauteurs de Montmartre, une lumière, le soir, tremblante à la vitre d’un grenier ou d’un galetas sous la toiture, justifiait d’une visite domiciliaire, qui, quoique vaine, laissait encore des doutes aux braves du quartier.

— Il fait bon d’être brun, à tout hasard, disait Zizi, ou si l’on est blond, comme eux, de se teindre.

— En tous cas, c’est plus prudent, soulignait Alexandre, qui ne nous faisait pas grâce d’un cri de chouette.

Puisqu’on en était là, évidemment, il ne restait plus que le flingot. Nous allâmes donc réclamer les nôtres à la maison de ville de Batignolles. On y faisait queue, entre des barrières, comme au théâtre, et, le premier jour, nous revînmes béjaunes, sans être arrivés au guichet. Le gouvernement était, du reste économe de chassepots jusqu’à l’avarice. Soit qu’il en manquât, en effet, malgré la déclaration du général Lebœuf, soit qu’il eût le pressentiment de l’usage que devait en faire la Commune, il les marchandait à la garde nationale et n’en délivrait qu’un sur quatre ou cinq citoyens. À la mairie du dix-septième, il fallait se fâcher pour l’obtenir. Aussi l’employé, préposé aux inscriptions, et seul à remplir cette fonction, était-il débordé et ne savait-il plus à qui entendre. Agoni d’injures par les plus bruyamment patriotes, assommé par la monotonie de sa besogne, il semblait un hérisson en cage, et passait à tout moment sa tête convulsée par le guichet, comme pour y humer de l’air respirable.

Le troisième jour seulement, nous pûmes, mon hôte et moi, atteindre à notre tour, cet orifice.

— Votre nom et prénom et vos qualités ? demanda-t-il pour la cinq centième fois de la journée peut-être.

Je les lui déclinai. Il se leva, s’encadra, suant, hagard, abruti, dans le guichet, et d’un ton d’enfant idiot que j’entends encore :

— Est-ce que vous êtes parent de mon ami Tandou ?

— Non ! pourquoi ?

— Ah ! je croyais… Excusez…

— Qui vous le fait croire ?

— Mon ami Tandou est aussi un poète. Son volume de vers s’appelle : Belligera

— Eh bien ?

— Eh bien ! ricana-t-il, comme sous la douche, Belligera… Bergerat… il y a un air de famille !…

Et voilà où l’on était arrivé, après Sedan.


— En voici toujours un, me dit Alexandre Grand en plaçant sur la table le flingot qu’il rapportait de Batignolles.

C’était d’ailleurs un fusil à tabatière transformé et qui avait dû figurer dans une panoplie comme fusil à pierre. Il eût été déjà ridicule sous Louis-Philippe ; en septembre 1870 il était navrant. Mais tous les chassepots avaient été dirigés sur l’Est. Les francs-tireurs s’armaient à leur compte chez les armuriers.

Je vois encore ce fusil pour deux, sarbacane à moineaux, longue comme un jour de siège, c’est la métaphore de circonstance, et qui, sans baïonnette, dépassait déjà d’un quart de mètre la tête de mon camarade.

— Et le tournebroche ?

— Il n’y en a pas pour le moment.

— Et l’uniforme ?

— Même jeu, fit-il. J’ai acheté deux képis en attendant. Choisis.

Sur les deux casquettes symboliques, l’une, trop petite pour moi, était trop grande pour lui et vice versa.

— Il y a un moyen, coupe tes cheveux sur l’autel de la patrie.

— Oui, mais tu prendras perruque pour elle.

Sur la place des Ternes, devant l’église, il y avait tous les jours un gros garçon boucher, taillé en hercule, qui remplissait l’office de sergent instructeur et enseignait l’exercice. Les uns armés de cannes, les autres de manches à balais, quelques-uns, mais rares, du « tube meurtrier », comme dit Chateaubriand dans Les Natchez ; mais tous graves et résolument disciplinés, ils eussent en un autre temps soulevé le rire et déchaîné la blague parisienne, car en vérité, ils étaient dérisoires. Mais devant le zèle de ces braves gens toute la gaieté de la race s’éteignait et les ménagères contenaient mal leurs larmes.

— C’est ainsi, me disait Alexandre, que je me figure les bourgeois flamands d’Artevelde.

Et la note était juste, en effet.

On était sous le coup de ce combat de Châtillon d’où le général Ducrot avait juré, à la manière romaine, de ne revenir que victorieux ou mort. Il n’était revenu ni l’un ni l’autre et le cercle de fer se rétrécissait autour de la ville, de telle sorte qu’on ne savait plus où on allait.