Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/X

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X

PENDANT LA COMMUNE


J’ai été l’un des adversaires déclarés de la Commune ou plutôt de l’insurrection du 18 mars 1871, et, toutes choses posées dans les balances de l’histoire, je lui fais amende honorable. Elle était logique. Du reste, son programme révolutionnaire, improvisé au jour le jour comme en 92, entre deux ennemis, ceux du dedans et ceux du dehors, a été réalisé aux trois quarts et aujourd’hui il nous gouverne. Il n’était donc pas si aberrant que nous le pensions alors.

Car il nous semblait tel, quoique ceux qui le menaient fussent, quelques-uns, de nos amis et les autres des intellectuels, artistes, savants et poètes. J’ai entendu, moi qui vous parle, Paul Verlaine, arpentant le petit magasin de l’éditeur Lemerre, préconiser le mouvement et vanter les gens de l’Hôtel de Ville, et je vois encore Villiers de l’Isle-Adam, coiffé du képi de capitaine de la garde nationale, que recouvrait d’ailleurs un étui de carton, essayer de rallier les parnassiens à la cause fédérale. Sans l’étui de carton, qui nous gâtait un peu la prédication, nous l’eussions peut-être escorté derrière le drapeau rouge, car nous professions pour lui une admiration très grande. C’était en effet un homme de génie et il sera, au temps prescrit, classé parmi les plus beaux écrivains de la langue. Mais, outre la gaine du képi, symbole de ses ironies coutumières, nous étions encore refroidis par sa légende qui voulait que, héritier direct du dernier grand-maître de Malte, le comte Villiers de l’Isle-Adam fût allé un jour, aux Tuileries, réclamer la couronne de Grèce à Napoléon III et le prier de lui prêter des troupes pour la reconquérir. Cette fumisterie gigantesque, propagée, et inventée peut-être, par Catulle Mendès, discréditait la propagande. Paul Verlaine était beaucoup plus intimidant, étant plus convaincu ; il parlait de trancher des têtes, et je me rappelle qu’entraînant par le bras Anatole France dans la travée du passage Choiseul, il terrifiait ce philosophe de ses hébertismes gesticulatoires.

Oui, cela n’est pas douteux, la Commune fut d’abord, et à l’origine, un soulèvement de l’élite, je n’ose pas dire boulevardier, mais parisien, et il s’en fallut de fort peu qu’elle ne ralliât la bourgeoisie éternellement frondeuse de la ville. Ce qui l’a tuée, c’est le ridicule de quelques proclamations gasconnes et les tartarinades de ses bulletins guerriers ; l’armée versaillaise a massacré nombre de gens qui en riaient encore. On se demande ce qu’il aurait pu advenir si le commandant Rossel, par exemple, était parvenu à coordonner dans sa main experte d’officier supérieur les éléments d’une organisation, offensive et défensive, un peu sérieuse, en un temps où, d’une part comme de l’autre, on jonglait avec le mont Valérien comme avec une balle. Il était quelqu’un, vraiment, ce Gustave Flourens, l’une des gloires de l’Université, il avait l’âme héroïque des Bayards de la liberté, il était de la grande lignée des conducteurs d’hommes. Qui sait, enfin, si Paris ne l’eût pas emporté sur Versailles par la présence seule de ceux en qui il se reposait, à qui il commettait sa foi politique et qui avaient déserté leur popularité même ? Léon Gambetta en face de M. Thiers, dans la capitale, en Danton de l’insurrection ? Il le pouvait, il le devait, ce semble, puisque seul il sortait indemne du discrédit où sombrait le gouvernement capitulard. On peut rêver cette page inécrite de son très beau livre de patriote.

À la distance de quarante années, à la mise au point du recul historique, la Commune paraît être, sans plus, l’expression de l’antagoniste déplorable de la province contre Paris, foyer incandescent de centralisation, et la plus forte crise d’un débat séculaire qui remet sans cesse en question notre unité française. L’écroulement de l’Empire dans le Maelstrom de la défaite monta cette crise à l’hyperaigu et faillit déterminer un démembrement, dont, il faut bien le reconnaître, M. Thiers nous sauva. Non seulement la province souscrivit seule à la capitulation, mais Paris l’exécra et la refusa jusqu’au bout ; la tête reniait les membres. Ceux qui survivent de ma génération se remémorent encore avec quel mépris nous taxions de ruraux les pères conscrits de ces élections de Bordeaux dont l’Assemblée ratifiait les clauses du traité de Francfort. Celle qui souffletait l’héroïsme de Paris par le désarmement de sa garde civique parut intolérable aux bourgeois eux-mêmes, et, à ce moment-là, je le répète, tout le monde, et dans toutes les classes, était délibérément « communard ». Lorsque sur l’ordre du comité central, pouvoir subitement improvisé, les gardes nationaux, hâves encore de la famine du siège, s’en vinrent à la place Wagram enlever les canons oubliés par les déserteurs pour les hisser à la butte Montmartre, la population entière, blouses et redingotes, et les femmes, les vieillards, les enfants, poussaient à la roue des attelages en gueulant La Marseillaise.

Il faut bien croire que les « ruraux » se rendirent eux-mêmes à l’évidence de la grande gaffe, puisque aussitôt ils en commirent une plus grande encore en « plaquant » Paris pour Versailles et en transportant chez Louis XIV le gouvernement d’une République.

On n’a qu’à consulter les journaux parisiens de la fin de mars 1871 pour connaître l’effet que cette fugue produisit sur les boulevards. Pour deux ou trois, les graves, qui s’en désolaient, tous les autres la prirent à la blague et un énorme éclat de rire souligna cette nouvelle retraite du général Vinoy, moins glorieuse que l’autre, celle de Sedan, assurément. Tous ces troubles au début de l’insurrection furent jugés fort bénévolement, et la décapitation de Paris, avec des gorges chaudes. Personne ne pensait que ce fût sérieux, encore moins que l’on fût à la veille d’une guerre civile.

— D’abord, me disait Zizi, que la chute de Trochu avait rendu à la vie privée, d’abord on s’embête tellement à Versailles, qu’il en mourra un, de spleen, tous les jours. D’où une suite d’élections permanentes qui usera les urnes. Plus d’urnes, plus d’urniers. Retour à l’état sauvage. Abolition du recouvrement des prêts usuraires. Pillage des monts-de-piété ! Mort des huissiers avec ou sans verges. Je tue les miens à coups de flèches, et j’épouse celle que j’aime.

Telles étaient, dans les spéculations propres à ce rêveur, les conséquences du transfert du gouvernement de son pays dans la cité glacée du Roi Soleil, et nous n’en tirions pas nous-mêmes de beaucoup plus graves. Il fallut déchanter le lendemain lorsque la nouvelle de l’exécution inexplicable, et demeurée une énigme, des généraux Lecomte et Clément Thomas, fusillés sans procès, sur la butte, vint nous avertir que quelque chose renaissait en France qui ressemblait aux massacres de septembre, sous la Grande, et là nous cessâmes de rire, voire de blaguer.

— Tu sais, ce n’est plus drôle, remarquait Georges, je vais tâcher de me rapprocher un peu du vieux du quai de l’École (son père, l’éditeur Gervais Charpentier), ce serait trop tout de même de le laisser trucider par les poètes.

Le jour de la manifestation de la place Vendôme, le 22 mars, au pied de la colonne Vendôme, il était dans les douze cents protestataires que conduisait Henry de Pène, notre ancien directeur du Gaulois, et s’il n’écopa pas comme ce gentilhomme de lettres dans l’échauffourée, ce fut par décret de la Providence qui voulait le conserver pour éditer l’œuvre d’Émile Zola et les aventures de la famille Rougon-Macquart. De la terrasse du café Américain où nous étions assis, le nègre blanc et moi, nous le vîmes passer, le gilet en désordre et le chapeau cabossé, ayant visiblement pris part à un combat de canne.

— Je passe à l’ennemi, nous déclara-t-il, en s’arrêtant à notre appel ; cette fois, c’est la racaille, et mes principes se réveillent.

— Comme ça se trouve, fit Ernest Lavigne, ils commencent, moi, à m’intéresser. Je suis allé voir la rue Haxo, j’y ai rencontré des labadens de Sainte-Barbe, et ils m’ont à peu près convaincu. Je leur ai promis mon concours.