Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XVII

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XVII

« LE PREMIER AMANT »


Dans le petit pavillon de l’Enclos des Ternes Armand Silvestre m’hébergea jusqu’à mon mariage, et que je devais plus tard occuper avec les miens, nous avions commencé, mon hôte et moi, une mirobolante comédie, intitulée Le Premier Amant, et dont le but moral était de démontrer que la femme qui a eu un amant en a toujours d’autres.

Le thème n’était pas, comme on voit, d’une force de soixante chevaux, c’est un lieu commun physiologique, mais au théâtre ce sont les bons. L’idéal d’un sujet de pièce, c’est une vérité proverbiable. Le nôtre, filtré dans l’esprit d’Henry Becque, a rendu La Parisienne. Toujours est-il qu’il nous paraissait le plus beau du monde et que nous y travaillions d’arrache-pied.

Une collaboration avec Armand Silvestre était une besogne fort gaie, mais non moins décevante, non point à cause de son esthétique scénique, délibérément nulle, mais parce que ses habitudes de vie la rendaient impraticable. Levé en toutes saisons à quatre heures du matin, il n’était plus qu’à demi lucide après le déjeuner de midi, et, au dîner de sept heures, il s’endormait sur n’importe quel siège, et même debout, partout où il se trouvait. Je ne crois pas qu’au théâtre il ait jamais entendu une pièce, d’où cette impartialité amène qui caractérisa sa critique. Elle qualifiait aussi sa collaboration.

Dans nos conciliabules du soir sur le plan et l’ordre de marche de la nôtre, il y avait entre nous des scènes cent fois plus drôles que toutes celles que nous imaginions. Je n’ai pas besoin de vous dire que l’héroïne s’appelait Pétronille. Cette trouvaille revenait de droit à l’auteur de Laripète qui, comme dit Musset, portait déjà dans l’âme sa Notre-Dame. Mais il avait encore baptisé les autres personnages selon une théorie du rire qui lui était propre et attachait aux noms une fatalité sibylline. Le mari se signait Durand, le premier amant Durandot, le deuxième Durantin et ainsi de suite. Il y avait un parapluie surnommé Durandal, comme l’épée de Roland, et qui était destiné à donner le dénouement, si on le trouvait !

Et voici quels étaient entre neuf et onze heures du soir nos dialogues collaboratoires :

— Armand, tu pionces ?

— Ah ! par exemple, si l’on peut dire ! C’est à peine si je roupille. Mais je t’entends très bien, continue, va…

— Eh bien, tu te rappelles que Pétronille n’est plus là, n’est-ce pas ? Elle vient de sortir… Où est-elle allée ?

— Oui… oui… elle y va !…

Et les mains sur les genoux, le nez dans la barbe, il toussait de rire à l’idée qu’il imaginait de la fausse sortie de Pétronille. Puis aussitôt il rentrait chez Morphée.

— Secoue-toi un peu, voyons. Veux-tu un petit verre ?

— Je t’entends très bien… Elle y va…

— Alors Durandot entre, et il trouve Durand, son cocu…

Ce mot de cocu lui produisait invariablement un effet immédiat. Il relevait les paupières et renaissait aux contingences. J’obtenais, en le lui jetant dans les oreilles, quelques secondes d’attention et un effort d’intérêt à la pièce, momentané.

— Lorsque Durand est avec Durandot, qu’est-ce qu’ils se disent ? Tu te rappelles la situation.

— Non. Durand est cocu… Je t’entends très bien… Ne crie pas si fort… Tu vas réveiller la bonne.

— Il faut bien pourtant que Durandot dise quelque chose. Lève-toi un peu, marche… Ils ne se regardent pas dans le blanc des yeux, Durand et Durandot.

— Fais venir Durantin… Moi, personnellement, je m’en fous.

Et il s’éclipsait aux pays des songes.

À onze heures sonnant, il se réveillait comme à la diane.

— Je te quitte, souriait-il, il y a une première ce soir. Il faut que j’aille voir comment ça a marché. Je suis critique.

Et il ajoutait en me serrant la main :

— Nous avons bien travaillé, mon carpolin. La pièce sera très amusante. Il ne nous reste plus que le dénouement à trouver.

Le lendemain, à l’aube et parfois avant elle, Armand Silvestre, frais comme la rose de Ronsard, était à la besogne et tarissait le godet d’encre. Comme il était employé aux Finances, il fallait qu’il partît des Ternes à neuf heures pour signer sa feuille de présence au ministère. Il me laissait donc sur son bureau ce qu’il avait écrit du Premier Amant pour que je pusse coordonner notre double travail.

— Tu verras, me criait-il à travers la porte, avant de s’en aller, c’est exactement ce que nous avons décidé hier soir. À tantôt, mon carpolin, et mes respects, à Neuilly, au maître.

Ce n’est diminuer en rien le poète de La Gloire du Souvenir que de dire qu’entre ceux de notre génération qui se sont essayés au théâtre, il était le plus spécialement doué pour n’en pas faire. Non seulement il y était gauche et d’emprunt par ses dons mêmes, mais il en tenait l’art pour inférieur et purement commercial. Il avouait sans fard ne lui demander que les bénéfices que le succès y donne, et d’autres avantages encore dont il était friand, étant un fort leveur de jupes étoilées, je ne l’apprendrai à personne.

Le Premier Amant ne servit pas à sa carrière, car l’ouvrage resta inachevé, et il est perdu pour la gaieté française. Je m’en désenchantai assez vite. Les scènes qu’il me laissait sur la table, avant de filer au ministère, me plongeaient dans le désespoir. Durand y racontait à Durandot des histoires sans aucun rapport avec la situation, auxquelles Durantin mêlait des propos égrillards renouvelés de Béroald de Verville, que Pétronille, de retour, attribuait follement à Lamartine. Le rôle de Durandal, parapluie désemparé, passait au premier plan par un hymne pindarique, débité comme un couplet de facture par tous les personnages, et jamais ode ne fut plus intempestive. Je dus me reconnaître incapable de suivre le poète dans cette chevauchée d’un Pégase sans brides, et notre collaboration fut abandonnée.

Elle devait se renouer deux ans plus tard pour un ouvrage qui a été le premier essai de « théâtre libre » sur la scène française et qui avait pour titre Ange Bosani. J’en conterai l’aventure au moment venu. Ange Bosani fut représenté au Vaudeville en 1873, sous la direction de Léon Carvalho.

Ce fut au sujet du Premier Amant que Théophile Gautier me prit pour confident d’un rêve qu’il caressait depuis longtemps, et qui était de collaborer incognito à une pièce moderne, dite pièce en habit noir.

— Je voudrais, me dit-il, en être pour une scène ou deux, sous le masque, afin d’étonner Dumas et Augier à la première. On ne me connaît pas, je suis un réaliste dans mon genre. Mais personne ne lit ou ne sait lire !

Je fis part à Armand Silvestre du caprice bizarre du maître, et tout de suite nous courûmes lui exposer le sujet du Premier Amant et lui lire ce que nous en avions écrit. Il écouta avec soin l’histoire de Durand, Durandot, Durantin et Durandal, et quand ce fut fini :

— Ce n’est pas plus bête, fit-il, que tout ce qu’on fait, et l’hymne au parapluie me ravit. Mais votre erreur est en ceci que le thème appelle une exécution beaucoup moins folle que la vôtre. Il est très beau, votre thème, il résume toute la vie sentimentale de la société où nous vivons, et en somme tout le mariage moderne. Vous n’avez pas l’air de vous en douter. Je vais y réfléchir mûrement, et vous reviendrez me voir. Je choisirai la scène dont je me charge.

Hélas ! ce nouveau rendez-vous n’a jamais eu lieu, mais à la première de La Parisienne, de Becque, je rappelai à Silvestre notre Premier Amant et le succès nous fut mélancolique.