Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Giselle/II

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II

À GENÈVE


Or j’entrai au Journal officiel.

Je ne sais pas pourquoi Alphonse Daudet me voyait le nez d’un critique d’art, car je n’avais jamais écrit une ligne sur la peinture, mais voici comment il en raisonnait : — La critique est une question de technologie. Quand on a le lexique spécial, c’est comme en jurisprudence, on a tout. Le reste est affaire de notes. Écoute, autour d’un billard, des connaisseurs juger d’une partie. Ils ne sont pas fichus d’exécuter un carambolage, mais ils possèdent le manuel du jeu, ils disent : — Coulé sur bande, massé, rétro, fine fin fort la bille en tête, effet carré, et leur jugement s’impose en cas de litige. Voilà la critique d’art, et dans tous les arts. Et puis veux-tu, oui ou non, mettre la croûte au pot chez toi ? Alors viens.

Et il m’avait emmené à l’Officiel dont son frère, Ernest Daudet, venait de prendre la direction sous les auspices du duc de Broglie.

Si les artistes de lettres ont droit comme les autres, à une opinion politique, que d’ailleurs l’excellent Platon, au nom de Socrate, leur refuse, il convient de reconnaître que la société se plaît à leur en marchander le libre exercice. Passer sans transition du Bien Public à l’Officiel du 16 mai, et de Thiers au duc, même pour un critique d’art c’était jongler avec la férule, bâton grave. Je ne m’étonnai donc point qu’Ernest Daudet m’accueillît d’abord d’un sourcil sévère. Il avait pensé tout de suite aux portraits officiels, aux grandes tartines académiques, aux commandes pistonnées, dont sa fonction lui commettait la garde et mon nez de salonnier ne lui inspirait pas la même confiance qu’à son frère.

— Il a des adjectifs plein les mains, lui criait le cadet. — Ici, répliquait l’aîné, les adjectifs sont estampillés. Il s’agit de critique d’État. — Il t’en fera, relevait Alphonse, il t’en fera… de la mac-mahonienne !

Je fus tout de même intronisé et pendant plus de six années j’accomplis la besogne la plus stérile du monde où l’on travaille, celle de juger la production d’autrui, au fort détriment de la mienne, et de parler (du nez) au nom de la postérité. Massé, coulé, fine fin fort la bille en tête.

Je me rappelle que mon premier article fut consacré, non pas à Cabanel, mais, je vous le donne en mille, à Zacharie Astruc, l’omni-artiste des soirées de l’hôtel Lamoignon, qui rapportait d’Espagne une icône en bois peint de saint François d’Assise inspirée de Zurbaran. — Passe pour cette fois, me dit le directeur, mais n’allez pas plus loin dans cette voie, l’Institut vous lit ! — Puis, peu à peu, je pris la manière et mon austérité accrédita ma compétence. On me crut enfin sexagénaire.

Le salon fini et les vacances venues, Carlotta Grisi nous emmena à Genève où nous retrouvâmes le jeune ménage.

Au confluent écumeux de l’Arve et du Rhône, face au mont Salève, cher à Topffer, la villa Saint-Jean s’étalait sur une terrasse splendide, boisée royalement de marronniers, d’où l’on voyait la vieille ville de Calvin, tortueuse et lépreuse, se refléter dans le lac Léman. On y accédait par une montée très rude que bordaient des cabarets à tonnelles où les mômiers venaient le dimanche jouer aux boules. Mais le reste de la semaine le faubourg était une solitude et s’offrait de lui-même à l’art des maraudeurs, de telle sorte que, dès le seuil de l’habitacle, on était reçu par deux portiers en liberté avec lesquels il était prudent de lier d’abord connaissance. C’était un couple de chiens du Saint-Bernard, d’une taille et d’une musculature intimidantes, et auxquels une perruque naturelle de lion imprimait un caractère louis-quatorzien du grand siècle. Doucement, et comme en souriant, ils vous happaient l’un ou l’autre des poignets et vous conduisaient ainsi aux antichambres où l’on vous identifiait, et à défaut de bon aloi, ils vous ramenaient, sans desserrer les dents, à l’issue. Je n’ai rien vu d’aussi poli que ces deux formidables huissiers d’huis. Un jour, sur un coup de sonnette, ils vinrent de la façon que j’ai dit, présenter à l’hôtesse un visiteur dont ils étaient les seuls à ignorer la célébrité universelle. Ce n’était rien moins que Henri Rochefort.

Stupéfait de ce système de conciergerie dont il riait d’ailleurs de bon cœur, mais sans pouvoir, selon son geste familier, se taper les cuisses, il traversa toute la terrasse et vint à nous en s’excusant de ne pas avoir sept bras comme Bouddha, les deux étant occupés, pour tirer son chapeau et saluer les dames.

Rochefort, fort épris de peinture, ainsi qu’on sait, avait été le premier acquéreur d’une toile d’Émile Pinchart, et quand l’artiste apprit qu’il était à Genève, à la suite de son évasion de Nouméa, il était allé lui présenter ses devoirs. L’amateur lui rendait sa politesse. Il s’ensuivit des relations que l’exil, ou plutôt la fréquentation des co-exilés, lui fit agréables sans doute, car les deux lions de garde n’eurent plus à encadrer sa bienvenue. — Ce Napoléon Gaillard est assurément un brave communard et j’ai été fier de retrouver ici le Vauban de nos barricades. Mais il y a des moments où l’on n’est pas fâché, même dans la patrie de Jean-Jacques, de causer avec d’autres personnages que des cordonniers libertaires. — Ça repose de l’histoire, répondais-je, et avisé de son « talon d’Achille », je me mettais à touiller des dominos.

Le bruit des dominos touillés désarme le sagittaire et nous avons posé de beaux doubles-six à Saint-Jean tandis que la tante Carlotta brodait, dans un coin, au tambour, ces tapisseries à fleurs interminables dont elle était la Pénélope.

La situation cependant était assez fausse en dépit de l’esprit du prince des boulevardiers. Il publiait chaque semaine, avec Olivier Pain, à Genève, une nouvelle Lanterne, où sa moindre aménité pour les gens du Seize mai était d’appeler : Mâche-la-Honte le patron de ma boîte. En sus, ce Mâche-la-Honte, je l’avais célébré à lourde lyre sous son nom de Mac-Mahon pendant la guerre et mon diable d’hymne avait un peu fait le tour du monde. Je crois que sans les dominos, la présence de « son » peintre, la fatigue du cordonnier barricadeur, et la gaieté de notre milieu d’artistes, il y aurait eu des mots entre sa philosophie et la mienne. Il n’y en eut pas un et ce fut à peine s’il m’accusa de jouer aux dominos comme on joue aux osselets, — ce qui d’ailleurs est la vérité absolue.

Nous fîmes même quelques promenades ensemble autour du lac, dans le petit vapeur qui zigzaguait entre ses bords. L’une de ces excursions, dont le but était de dénicher de vieux tableaux chez un brocanteur juif de Lausanne, nous ayant conduit à Coppet, Rochefort fut reconnu et invité à visiter le château de Mme de Staël. Il ne pouvait s’y refuser sans s’aliéner les Vaudois qui pour la rancune sont deux fois Suisses. Mais avant d’arriver au séjour de « Corinne », il fallait, sous peine de quadrupler cette rancune, dire un petit bonjour à chacune des caves qui s’échelonnent en rivales sur le parcours. Ce petit bonjour consiste à avaler d’un trait des échantillons de la récolte annuelle et, cela, en des verres terribles, spécialement apodes pour cet usage. Rochefort ne supporte pas le jus de la treille et personne n’est moins œnophile. Je pus lui éviter quelques expertises grâce à la pénombre des souterrains, au sol desquels il fit ses libations par-dessus l’épaule, mais en arrivant au château, il en eût rendu, le malheureux, à la bourrique de l’Incorruptible et je fus forcé de l’aider à monter les marches. On se demande comment, si peu doué pour les choses du suffrage universel, ce gentilhomme a pu trouver des électeurs en France dans les comices.

Au château de Coppet j’étais presque chez moi puisqu’il appartenait au duc de Broglie, mon chef de file. Rochefort m’en fit plaisamment la remarque. — Vous n’avez qu’à vous nommer ici, raillait-il, et il me présenta à la gardienne : M. Émile Bergerat, critique d’art assermenté du gouvernement français. Il vient admirer le portrait de la baronne, le portrait au turban, par l’illustre David, et qui d’ailleurs n’est pas de David, mais de Duplessis-Bertaux, Madame, il ne faut pas tromper les voyageurs. À présent peut-on visiter les chambres ?

À toutes celles qu’elle nous montrait je voyais le lanternier secouer la tête et témoigner de son indifférence. Il ne s’intéressait qu’à une seule, celle qu’on cache, la bonne, la chambre de Benjamin Constant.

— Et M. Benjamin Constant, Madame, où couchait-il en ces lambris dorés ? Il est acquis à l’histoire qu’il fit de longs séjours chez la baronne et que leur intimité était grande. Dans Adolphe, un joli roman un peu embêtant, Madame, et que je vous conseille de ne pas lire, il est dit que le grand suisse n’avait que le verrou à tirer pour recevoir le turban. Où est la chambre de feu M. Benjamin Constant ?

La pauvre femme décontenancée finit par nous avouer qu’elle ne savait pas ce que nous voulions dire, c’était trop apparent et Rochefort lui glissant quarante sous pour la rémunérer de sa peine : « Acceptez cette obole du proscrit et Dieu veuille qu’elle aide le duc de Broglie à payer ses dettes !… »