Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le Parnasse/I

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LE PARNASSE



I

LES THÉS SANS THÉ DE L’HOMME QUI BÊCHE


La boutique d’Alphonse Lemerre, passage Choiseul, était le lieu de rendez-vous, non seulement des Parnassiens dont il était l’éditeur, mais encore de la plupart des lettrés et écrivains de l’époque qu’y attirait le bruit d’ailes des Muses. Ils étaient toujours sûrs d’y voir, entre cinq et six, François Coppée, le poète à succès de la maison, celui qui « se vendait » comme brioche, souvent Théodore de Banville, et deux ou trois fois par semaine Leconte de Lisle en personne.

François Coppée était alors très gai, d’abord parce qu’il était bien portant et ensuite parce qu’il était heureux. Sa gloire s’élargissait jusqu’à la popularité et laissait loin celle de ses rivaux et même de ses maîtres. Il venait de trouver la formule de ce vers pédestre dont la familiarité bon enfant cache une dextérité prosodique de virtuose et il était entré dans les masses profondes comme aujourd’hui Edmond Rostand triomphe par la maîtrise du vers picaresque.

Ce qu’il y a de plus difficile au monde pour celui à qui a souri la fortune c’est de demeurer simple et bon sous la couronne de lauriers. François Coppée avait cette grâce. Il lui dut d’être universellement aimé. Jamais il ne se mettait, lui ni son œuvre, sur le tapis, et nul ne fut plus accessible aux efforts, plus compatissant aux déceptions et plus indulgent aux fautes de ceux que marque la déveine. Le plus sévère de ses jugements, même quand il fut critique dramatique à La Patrie, ne dépassait pas l’égratignure légère d’une réserve. Comme celles de Banville et de Gautier, sa férule était de velours.

Un jour, chez Lemerre, il me prit sous le bras et m’entraîna dans le passage. — Venez, que je vous dise… Et nous péripatétiquâmes. — Vous avez la fureur des néologismes et je ne les aime pas toujours. Mais dans votre dernier feuilleton (j’exerçais moi-même le sacerdoce sarceyen) vous en avez trouvé un que je vous envie. — Lequel, cher ami ? — C’est à propos de la mauvaise féerie de X et Z, à la Porte-Saint-Martin. — Eh bien ? — Après en avoir résumé l’ânerie en dix lignes, vous concluez en poussant ce cri de détresse ! j’incompète ! Oh ! ce : j’incompète, prêtez-le-moi, vendez-le-moi, il est trop beau pour un critique seul.

Et je le lui offris sous la condition que, dès qu’il serait de l’Académie, il le rendrait au dictionnaire. Incompéter, nous incompétons, plût à Dieu que j’incompétasse !…

Nous nous amusions tous à ce jeu de la fable-express qu’on a un peu déformé depuis, ce me semble, et qui, à l’origine, avait plus de tenue. L’auteur des Humbles en apportait d’excellentes, malicieuses sans fiel, d’une facture souple, qu’il composait aux archives de la Comédie-Française dont il était le bibliothécaire. L’une d’elles était devenue célèbre et passait de bouche en bouche comme une épigramme de Lebrun, le maître du genre, au siècle dernier. Ceux qui ne se l’attribuaient pas, après l’avoir modifiée à leur usage, la donnaient au pauvre Coppée, qui s’en défendait comme un diable, à bon droit du reste. Il était en effet en fort bons termes avec le lundiste du Temps dont il estimait à son prix le labeur opiniâtre et la vertu professionnelle. Or la fable disait :

Ayant cru faire un mot l’oncle se mit à rire.

Moralité.

Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire.

Les compliments qu’il en recevait chez Lemerre l’horripilaient autant qu’ils me délectaient, et pour cause. On avait pendant toute la guerre de 1870-1871, récité, débité et même joué mon poème : Le Maître d’École sous la signature de mon glorieux camarade de lyre et je n’étais pas fâché de l’entendre gémir d’un nouveau sic vos non vobis vengeur. À la fin cependant je revendiquai la paternité du distique, ce qui d’ailleurs n’avança pas beaucoup mes affaires, déjà médiocres, auprès de mon vieux professeur.

Leconte de Lisle chez Lemerre, c’était Jupiter, pardon, c’était Zeus, venant prendre sa place au banquet des dieux. On le voyait venir, lent et majestueux, de l’orée du passage, et l’on allait au-devant de lui avec déférence. Il y était sensible, aimant les hommages. L’homme en lui, beau d’une beauté classique et sculpturale, était bien l’incarnation du poète, ou, si l’on veut, sa manifestation physique. L’un réalisait l’autre aux yeux des mortels. Seul, l’usage d’un monocle sourcilleux l’humanisait et le dénonçait idoine aux contingences. Ce carreau, encastré sous l’arcade, nous donnait le signal de l’essor en nous libérant du respect, et juchés sur les coins des tables ou assis sur les gradins de l’escalier tournant, nous nous adonnions aux plaisirs du débinage, joie des Lettres et des Arts.

Je dois à la vérité pure de dire que le Zeus n’en dédaignait pas l’exercice, et que, sauf Homère parmi les morts et Théophile Gautier entre les vivants, peu ou prou de rivaux échappaient à son esthétique militante. Mon vieil ami Léon Dierx qui l’a beaucoup hanté et qui lit ces lignes par-dessus mon épaule, m’assure que son maître était plutôt bienveillant et qu’il y avait en lui deux hommes en conflit, le Leconte de Lisle du dedans et le Leconte de Lisle du dehors. Je n’ai personnellement connu que le second et il seyait de sortir après celui-là de chez Lemerre, si l’on ne voulait pas connaître prématurément son épitaphe.

Car il avait un goût pour ce genre funéraire. Il entrecoupait nos fables charivariques d’épitaphes lapidaires dont l’anthologie lui était renouvelée chaque jour par le génie inépuisé de Louis Ratisbonne, qui avait traduit L’Enfer de Dante et qui tournait délicieusement l’inscription tombale. Il en avait fait une pour le pauvre Sully-Prudhomme que le Leconte de Lisle du dehors ne se lassait pas d’accréditer, quoique le Leconte de Lisle du dedans en déplorât l’injustice évidente.

Dans ce morceau, imité de la fameuse Méditation de Lamartine sur Bonaparte, l’enterreur dantesque disait comme en désignant une sépulture :

Sur ce tertre où Sully-Prudhomme est remisé
On distingue un vase brisé.

Et le bon Coppée s’esquivait à l’anglaise, rebelle à ces gaietés macabres.

Il va sans dire, et dieu merci, que tous les thés sans thé chez Lemerre, n’étaient point voués aux entretiens symbolisés par l’homme qui bêche de son exergue éditorial. Personne ne savait être plus charmant que Leconte de Lisle au milieu de sa cour parnassienne, plus abondant en anecdotes et souvenirs, plus docte en leçons d’art littéraire, et, ces jours-là, François Coppée ne s’en allait pas. Il y avait parmi les habitués du petit cercle un vieux brave homme, le père Alphonse Toussenel, qui avait été phalanstérien à Ménilmontant et demeurait obstinément fouriériste, « fouriériste à lier », disait-il de lui-même. Toussenel, qui fut deux fois prophète, ne le fut pas dans son pays. D’abord, bien avant Édouard Drumont, il signala le péril triomphal de la race juive et la féodalité du sémitisme. Ensuite il ouvrit les voies du naturalisme sentimental à l’admirable entomologiste Fabre par la méthode de ses études ornithologiques. Mais en France il faut deux grands hommes pour une découverte, c’est le compte, et les seconds y sont les premiers.

Toussenel avait connu Leconte de Lisle en 1848, à La Démocratie Pacifique, feuille saint-simonienne, où ils avaient collaboré tous les deux, et rien, pour ma part, ne m’était plus doux que de les entendre égrener simultanément le rosaire de leurs souvenirs sur cette ère héroïque de la liberté française où je suis né. Ils gardaient l’un et l’autre un culte tendre pour l’un de ses martyrs, René de Flotte, beau gentilhomme breton, officier de marine et représentant du peuple, puis transporté du Deux-Décembre et tué enfin au service de Garibaldi, en Calabre, et tout ce qu’ils en contaient me sonnait et me sonne encore le « bayardisme » élégant sans peur et sans reproche de l’élite de notre race. Il me semble que celui qui écrirait l’histoire de René de Flotte comme la narraient Leconte de Lisle et Toussenel donnerait à la Démocratie le roman qui lui manque, ses Trois Mousquetaires en un, et j’en offre l’idée à qui voudra la prendre.

Une autre des causeries souvent réitérées du poète créole et du fouriériste chasseur avait trait aux animaux qu’ils aimaient à l’envi et connaissaient à fond. Leconte de Lisle disait l’éléphant, le jaguar, et le condor qui dort les ailes toutes grandes ouvertes ; Toussenel lui répondait par la caille, la perdrix et leurs amours buissonnières, et le thé sans thé se terminait par un éloge de Lamartine en qui l’ornithologue passionnel saluait l’idéal humain sur la terre. — Oui, concluait le maître du Parnasse, une individualité magnifique, mais quel fâcheux poète ! — Et il rajustait son monocle et s’en allait rejoindre son Ratisbonne, épitaphiste éminent.

Si les thés de Lemerre étaient sans thé, ils n’étaient pas, par métaphore au moins, sans sucre, à ne parler que de celui que l’on s’y cassait sur la tête. Mais n’en va-t-il pas de même dans chaque réunion d’artistes du même art, et, avouez-le, dans toutes les autres quelconques réunions ? On ne s’assemble qu’à fin de médisance et c’est à ces jeux de clapette que se réalise l’égalité des sexes. Du reste il faut bien le dire, il n’y a sous le soleil, la lune et les étoiles, que deux modes de causerie, l’un est de parler des autres, et le second est de parler de soi. Il ne nous reste que le choix pour le moins insupportable, — ou bien alors ce thème : la pluie et le beau temps, base des palabres philosophiques. Quelles tristes et pauvres bêtes nous sommes, en société s’entend !

Je n’ai connu que deux hommes parmi les illustres qui fussent absolument réfractaires aux cancans. Ils avaient cependant de l’esprit à en revendre. Encore n’oserais-je rien garantir sur le premier, Ernest Renan, ne l’ayant vu que trois fois et toujours chez Victor Hugo, devant qui il s’effaçait de la façon la plus édifiante. Je le revois assis lourdement à distance hiérarchique du poète, les yeux baissés sur le tapis, les mains croisées monastiquement sur le bedon, écouter comme de loin, Luther sans clarinette, ces rumeurs du boulevard qui refluaient à la porte du salon de l’hôte et y bourdonnaient en hannetonée. Il avait l’air de ne pas les ouïr, — « Renan est en Israël ! » y disait Leconte de Lisle, — mais il n’en perdait ni un ragot ni un potin, car il était friand de la vie et du bruit de papiers que font nos gloires parisiennes. Il ne les récusait pas plus qu’il n’y obtempérait. Il ne démarrait pas de son sempiternel : Oui, oui, oui, moulu par le ressort double de ses pouces en virevolte.

Clovis Hugues ne se rendait pas au pyrrhonisme, feint selon lui, de cette implacable bienveillance. — J’ai été curé comme lui, me disait-il, je m’y connais. Sa poche à fiel est crevée, soit, mais il en reste toujours dans l’organisme clérical. Parions que j’obtiens de lui un petit abattage. — De qui ? — Tu vas voir.

— Et, s’approchant du cinquième Évangéliste : — Cher maître, pour un drame en vers que je manigance, je m’éclaire à fond sur la figure noirement ténébreuse de l’Iscariote. J’incline à le réhabiliter. Que dois-je faire ? c’est à vous que je demande. — Oui, oui, oui… Je vous remercie, M. Hugues. — Dites-le-moi, peut-on s’atteler à la mémoire de l’homme aux trente deniers ? — On peut tout et on ne sait rien, nous sommes faibles et forts à la fois, oui, oui. — Mais votre idée, à vous, sur la trahison de Judas ? — Eh bien ! si vous y tenez, le denier équivalait, sous Hérode, au douzième de notre sou français. Le malheureux disciple aurait donc vendu son maître pour deux sous et demi ? C’est une somme bien petite pour un si grand crime, oui, oui, oui, même en Judée, déjà !

Et le bon Clovis était béjaune.

Moins évasive en Théodore de Banville, la clémence universelle résultait plutôt d’un tempérament bénévole que d’un scepticisme acquis et avisé. Lyrique de la tête aux pieds, nuit et jour, partout et jamais autrement, le poète des Exilés se maintenait de lui-même dans cet état d’enthousiasme où l’on se plaît à imaginer Pindare, et mieux encore le divin Orphée. Il a vécu sa vie suspendu aux nuées par la fumée de sa cigarette. Il ne touchait terre de l’orteil que pour aller rue Laffitte chez un confiseur, « mon cher ami, prodigieux et unique, qui savait confire et qui en tenait le secret inouï du confiturier de la table des dieux ou d’une grande dame de province, pleine d’aïeux morts en Terre Sainte ». En sortant d’y faire emplète ou commande, il traversait le passage Choiseul et entrait au hasard chez Lemerre pour y réclamer ses épreuves. C’était pain bénit que de s’y trouver ces jours-là, car il était le causeur des causeurs et le semeur à mains pleines de ces vérités divinatoires que les imbéciles de tous les temps appellent : paradoxes.

— Ah ! s’écriait de son comptoir l’éditeur des poètes dont la langue fourchait au bruissement de tant de rimes, voici Théoville de Bandore qui vient ici respirer le libre air !

— Oui, mon cher Lephonse Almère, dans le célèbre Choisage Passeul dont vous êtes le Firdot Mindi, que dis-je le Zevierel !…

Et, renouvelé à chaque visite, ce salut à la limousine illimitait la joie du maire de Ville-d’Avray.

Théodore de Banville était un puits sans fond d’anecdotes, de contes, de traits, qu’il tirait à pleins seaux de sa mémoire ou de son imagination, mais le passé lui en fournissait toute la provende. Il en référait peu aux contemporains vivants et ce qu’il en disait était toujours à leur honneur et avantage. On sait qu’il divisait sommairement l’espèce humaine en deux classes, sans plus : ceux qui aiment Shakespeare, et… les autres. — Qui, les autres ? — Eh bien ! mais les assassins ! — C’était son petit jugement dernier de poche, à droite les brebis, à gauche des boucs, pas moyen de s’y tromper, le grand Will étant la pierre de touche. Cet ordre lui suffisait et il ne subtilisait pas sur les degrés. Quant au bonheur terrestre, c’était le même que le céleste, exactement, car Dieu n’en a fait qu’un à l’usage des hommes comme des anges : le bonheur est, et n’est que dans la rime riche. Hors de la rime riche, point de félicité possible et même concevable dans ce monde et dans l’autre ! Nul ne l’ignore, mais personne n’ose le dire. Moi je le dis et c’est pourquoi Lephonse Almère, truchement naïf des éternelles lois méconnues, m’appelle Théoville de Bandore et ne me livre pas mes épreuves.

Ce disant il s’en allait, ses sacs de chatteries sous les bras, n’ayant médit de personne, sinon parfois de feu Eugène Scribe, sa bête noire, en qui il voyait l’Antéchrist de la littérature. Je n’ai jamais oublié la réponse qu’il me fit à moi-même, un jour que je lui reprochais cette indulgence dont il enveloppait comme d’un brouillard les incapables et les méchants. — Qu’y a-t-il donc en eux qui vous touche ? lui disais-je. — Ceci, fit-il, qu’ils sont condamnés à vivre, eux aussi, et que, à Paris, il faut du génie, oui, du génie, entendez-vous, pour gagner dix sous.

L’un des plus réguliers aux five o’clock de l’Homme qui bêche était José-Maria de Heredia, que nous appelions le « Conquistador », à cause de son poème, La Tristesse d’Atahualpa, sur Pizarre et les conquérants du Pérou. Ce qu’il en avait écrit formait un fragment célèbre au Parnasse, et Alphonse Lemerre, qui l’avait appris par cœur, le débitait d’une voix stentorique en nous bourrelant le dos de coups de poing rythmiques « comme on s’aime en Normandie ».

Le Conquistador lui-même avait une façon de réciter les vers qui, sans être aussi contondante que celle de l’éditeur, ne laissait pas d’être surprenante. Devant la rime de chaque hexamètre, il s’arrêtait comme cabré, se dressait sur la pénultième, et jetait l’assonance en coup de gong. Ça faisait : boum, comme le sac à papier gonflé d’air qui crève, et c’était cette détonation que Lemerre cherchait à rendre par ses pugilats imitatifs, du moins je le suppose.

Je me suis toujours demandé si l’apocalyptique facétie de Stéphane Mallarmé, La Mort de la Pénultième, dont le sens est encore à trouver, n’avait pas trait, tout simplement, à la diction lyrique de Heredia ? Vous connaissez ce cryptographe poétique ou plutôt « edgarpoetique ». Un homme, à grands pas, s’enfuit dans l’ombre, à travers les rues désertes. Il est éperdu, il gémit ; à ses gestes désordonnés on peut le prendre pour l’ombre lamentable de Chappe, l’inventeur de la télégraphie aérienne. Stéphane Mallarmé le suit et l’écoute et pantelle. L’homme crie : « La pénultième est morte ! » Le sang du Parnassien se fige. — Que dit ce fou ? — Et l’autre, tel Oreste flagellé des Euménides, se rue dans les carrefours, et vocifère : Las ! las ? elle est morte, la pauvre pénultième ! Mallarmé frémit et marche. Il est fasciné par cette désespérance dont la calamité passe les autres de toute la tête, comme Calypso ses nymphes. Devant les instituts, que dis-je les odéons, les ministères, les fondations pieuses, le dément sanglote ou ricane : Pleurez la pénultième ! et je crois qu’après une recherche vaine dans les quatre cimetières, il se met en Seine et s’y laisse aller au fil de l’onde, insurvivable à la pénultième.

Nombre de scoliastes donnent cette symbolerie pour une blague définitive de la rime riche, la pénultième n’étant que la consonne d’appui, mais elle était aussi le hoquet de Heredia, et j’hésite.

Alors apparaissait Anatole France.