Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Les compagnons d’armes/I

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LES COMPAGNONS D’ARMES



I

L’EMMÉNAGEMENT


Par un phénomène d’idiosyncrase, dont je ne me vante ni ne m’excuse, je n’ai jamais eu peur de Paris. Il est vrai que j’y suis né. On ne craint pas sa mère. Si j’avais à déterminer par une comparaison le sentiment que m’a toujours inspiré ma ville natale j’en prendrais l’image à la paix du marmot porté dans la bataille sur le dos de la cantinière et qui s’y amuse.

La crainte de Paris est un signe de provincialisme. Pourquoi y venez-vous vivre si vous n’avez pas les poumons de cette atmosphère ? Restez à Marseille ou à Lille, la fortune y passe comme ailleurs. Il faut ici le tempérament ethnique et le brouillard de la Seine est périlleux pour ceux qui ne sont pas pétris de la bonne boue lutécienne.

À tort ou à raison, je n’ai jamais compris la portée philosophique de ces apostrophes lyriques dont les Rubempré foudroient, au soleil couchant, du haut des Père-Lachaise, la malheureuse Babylone moderne. C’est comme si les bergers de la montagne invectivaient les hauts fourneaux de la ville manufacturière. Les Romantiques ont tous coupé dans ce pont de la jérémiade de remparts et les naturalistes de même. Mais le naturalisme n’était que le pæan de la province.

Lorsque les Juifs, dit la Bible, arrivèrent devant Chanaan, ils devinrent comme fous à la vue des raisins monstrueux de la Terre Promise. Un ânier qui rentrait à Sidon avec une charge d’olives se mit à rire de leur exaltation. — Prodigieuses, dites-vous, les baies de nos pampres ? Mais il y en a tant ici que nous les laissons perdre et ce sont nos oiseaux et nos pauvres qui les mangent !

D’ailleurs Paris contient encore beaucoup plus d’autochtones qu’on ne l’imagine — le recensement en cours peut en fixer le nombre — sinon ataviques, du moins assimilés depuis longtemps et fondus dans la race. Tout se charge de cette fusion, le climat y aide aux lois, les lois aux mœurs, et c’est ici que triomphe cette théorie des milieux que Darwin n’a fait qu’emprunter à la nature même.

Avez-vous observé qu’il n’en va pas ainsi dans les autres « babylones », car enfin il y a d’autres babylones que la nôtre à foudroyer des Père-Lachaise. À Londres, un transplanté ne devient jamais un Londonien, ni à Berlin un Berlinois, et si, dans sa grande cuve d’immigration, New York mêle tous les types de la famille humaine, elle en fait des Américains, mais non des New Yorkais. À Paris, les plantes exotiques reprennent racine et rendent floraison : un Henri Heine y devient aussi parisien que Voltaire. On n’exile pas à Paris, et pour cause.

Paris qui n’est à personne est par cela même à tout le monde. Il ne reste qu’à le prendre. Or pour le prendre il n’est que deux moyens, pas d’autres, le travail et la gaieté — tous ses aborigènes le savent, tous ses naturalisés le disent — et le reste est blague et temps perdu. S’il y a babylone, c’est babylone de labeur, avec cette dominante que la besogne y chante, que la tâche y rit et que l’effort ne s’en fait pas accroire. Dans cet Etna la bonne humeur signe le livret des Cyclopes.

Aujourd’hui encore, au bout de cinquante années d’exercice, ma foi là-dessus reste entière. Paris est aux laborieux allègres, il n’est qu’à eux, et, tant que la Seine reflétera entre ses ponts Notre-Dame, le Palais de Justice et l’Arc, rien ne sera changé à la loi ethnique et climatérique qui leur assure le pain d’épeautre, le vin de coteaux, et des fleurs pour leurs amours.

Jusqu’à la mort de Théophile Gautier — 23 octobre 1872 — nous occupions, ma chère femme et moi, le second étage de la maison de la rue de Longchamp, c’est-à-dire l’atelier-bibliothèque qu’il y avait fait aménager. Cette cohabitation avait été la condition fondamentale du mariage, le pauvre père ne se résignant nullement à se séparer de sa fille selon des usages « occidentaux » que ne ratifie pas la nature.

Cet atelier, il nous l’avait d’ailleurs meublé, d’abord d’un lit en riche pitchpin, à montants de bambou, et d’une armoire à glace de même style Second Empire qu’il était allé chercher lui-même au faubourg Saint-Antoine, et, pour le reste, la jeune épousée y avait transporté ses effets et bibelots de jeune fille. Et c’était tout, mais en fallait-il davantage ? Le palais était en nous.

Le soir des obsèques nous n’y voulûmes pas rentrer. Hélas, il n’était que trop rompu le pacte de la cohabitation. Les sœurs du poète s’étaient elles-mêmes sauvées à Montrouge, où elles possédaient une maison héréditaire, elles y avaient emporté les chats, lares du logis ; la tente vide claquait des toiles au vent d’automne.

Nous trouvâmes d’abord asile à Villiers-sur-Marne, où la mère des deux filles du maître s’était retirée, depuis longtemps, en un petit pavillon, construit d’ailleurs par Charles Garnier ; elle s’y adonnait à la sériciculture. Tous les murs étaient revêtus de casiers à vers à soie, qui y opéraient leur lente métamorphose. Comme le jardin d’alentour abondait en mûriers, Ernesta Grisi était parvenue à tirer un petit revenu de cet élevage. Au demeurant, elle avait des poules, des lapins, des pigeons, et elle terminait en fermière une vie commencée sous le lustre du Théâtre-Italien à la grande époque de Rubini et Lablache.

Cette bonne et naïve créature avait été douée d’un contralto extraordinaire. Je la décidais de temps en temps à chanter pour nous, à chambre close, et je me demande encore comment de toute cette famille célèbre des Grisi, elle fut la seule qui n’attela point la fortune ? Je l’avais conquise à mes amours par ma ressemblance, disait-elle, avec Mario, son noble cousin, duc de Candia, et l’époux morganatique de Julia Grisi. Lorsque pour me taquiner Théophile Gautier me criait si drôlement : « Fais-toi ténor… Pourquoi ne te fais-tu pas ténor ? » Ernesta Grisi l’appuyait maternellement. « Soyez ténor, Émile ! » Mais je la regardais, la petite fermière, et j’entendais les vers à soie tisser sa maisonnette solitaire.

Ce fut Catulle Mendès qui nous dénicha, rue de Trévise, un appartement à peu près, comme on dit, dans nos moyens, en langue de locataire. Oh ! l’incroyable appartement ! Il se composait d’abord d’un escalier intérieur, tournant comme ceux des restaurants, et dont le tire-bouchon concluait la cage du grand escalier de l’habitacle. Ce « piranèse » nous était propre et le concierge lui-même n’y avait accès qu’en tirant la sonnette. Il menait à trois chambres sans portes, en enfilade, et de plafond si basses qu’un huissier malappris y eût salué tout seul automatiquement, faute d’y pouvoir garder son chapeau sur la tête. Ces trois chambres n’étaient séparées du couloir de service, où s’ouvraient les logis des domestiques de l’immeuble, que par une cloison planchéiée au travers de laquelle sonnaient les moindres bruits de corridor. Pour la cuisine, elle était dans le « piranèse ».

— Vous serez là comme des anges, nous avait dit Catulle, au centre de la ville, et le petit escalier est à lui seul une merveille !

— Nous en ferons notre salon ! m’écriai-je, emballé par son enthousiasme.

Et nous allâmes chercher notre mobilier à Neuilly. Il n’y fallut qu’un seul voyage et une voiture à bras, louée à un auverpin du quartier. Mais si le lit, démonté, passait dans le « piranèse », l’armoire à glace n’y passait point. Il résistait, ou c’était elle ; mais l’un ou l’autre. Sous les traits toujours souriants d’Armand Silvestre, la Providence vint à notre aide.

— Démembrons l’armoire à glace ! Les trois cents Grecs de Léonidas n’allaient que un par un dans le défilé des Thermopyles ! — L’exemple était en effet décisif. Mais quand elle fut démembrée, la belle armoire, il fallut encore la découronner de sa corniche, elle ne se logeait pas sous le plafond. Le casque de Léonidas dépassait la voûte des Thermopyles.

L’appoint de l’ameublement fut fait par le buffet-toilette où Alexandre Grand, pendant le siège, empilait les biscottes de pain grillé, et enfin par cette table à rallonges, sans rallonges, qui avait été tant d’années la table ronde de la bohème ternoise. Quant aux chaises…

— Est-ce que vous n’avez pas de chaises, fit Catulle ?

— Nous en avions à Neuilly, rougîmes-nous, mais elles n’étaient pas à nous, on nous les prêtait, nous les avons laissées à l’héritage.

Les deux poètes s’accordèrent pour qualifier de sublime le trait de probité courante.

— Attendez-moi, ordonna Silvestre.

— Où vas-tu ?

— Là où l’on prime la vertu !

Une demi-heure après, un commissionnaire nous plantait sur les quatre pieds trois superbes chaises Louis XIII ou dignes de l’être, et nous remettait une carte ainsi libellée : — De la part de M. de Montyon, de l’Académie française.

Et le mois suivant Armand nous en envoya trois autres. Il dirigeait alors un journal de théâtre nommé « L’Orchestre » où les réclames étaient payées en marchandises et il y tenait dans ses rets un généreux ébéniste.

Il est certain que les choses les plus identiques changent d’aspect selon le cadre où elles se manifestent. Nul plus que moi, certes, n’était rompu aux péripéties de cette vie de bohème, où chaque nouveau soleil apporte son problème de subsistance. J’étais déjà de ceux dont on ne vient pas aisément à bout, et, très jeune athlète encore, huilé pour tous les combats. Mais cette fois, devant cette mise en ménage, qu’un couple d’ouvriers eût trouvée misérable, ma responsabilité m’apparut tout à fait grave. Je n’étais plus seul en face des dieux. Il y avait là, et pour toujours, une jeune femme de grande race, élevée sinon dans l’abondance, du moins dans le bien-être, adorée par un père illustre, habituée depuis l’enfance à jouir des bénéfices de sa filiation, entourée des hommages de l’élite, et dont tout le bonheur reposait à présent sur la foi qu’elle avait eue en ma tendresse. Qu’allait-elle devenir, au bras d’un apprenti de lettres, peu disposé aux compromis, mal fait pour le commerce de son art, et sans autre outil de labeur que la plume des gueux d’esprit ?

Je la compris, alors, la parole du sage. Mais, ténor ? ne l’est pas qui veut, et, de Mario, je n’avais que la tête, si je l’avais !

Nos amis partis à leurs affaires, nous procédâmes à notre installation. Elle ne fut pas longue. Ma fière et vaillante compagne n’avait pris chez son père que ses effets personnels et son linge. Elle ne voulut rien devoir à Zoé Langue de cô, qu’elle détestait et qui était la cause des dissentiments de la famille. Le petit trousseau fut réintégré dans l’armoire, et, le soir étant venu, nous pensâmes à tendre le lit, ou si vous voulez, à le draper. Rien n’eût été plus simple, et j’excellais à cette besogne, si nous avions eu des toiles nécessaires. L’usage en France en appelle deux, l’une sur le matelas, l’autre sous la couverture. Mais il en avait été pour les draps comme pour les chaises, on les avait laissés à l’héritage. Je finis toutefois par trouver ce qu’il fallait dans mes hardes de garçon, soit un drap élimé, usé, rapiécé, de lit de fer, et la moitié d’un autre en pire état encore, où j’avais taillé des serviettes. Mais ce drap et demi était à nous, bien à nous, il ne devait rien à personne. Le visage d’Estelle rayonnait, et je vis à cette joie que mes craintes étaient chimériques, que je n’avais plus qu’à engager le combat et que le bon Dieu m’avait donné l’amie éternelle, celle dont le cœur est sûr. Le lendemain, comme des chrysalides de Villiers s’envolait un papillon, l’homme était sorti du bohème.