Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Les compagnons d’armes/III

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III

SOUVENIRS SUR « L’ARLÉSIENNE »


On pourrait poser en axiome — presque en loi — que l’œuvre d’art, « reconduite » à son origine, a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour une de survivre à toutes celles qui, rivales et contemporaines, lui ont été préférées. La méprise est constante dans tous les arts, en tous les temps, sinon chez les Grecs peut-être dont les arrêts d’esthétique restent encore imprescriptibles, mais, nulle part ailleurs que dans cette prodigieuse Athènes, l’accord ne s’est établi sur les choses du Beau entre le goût militant et le goût au repos, si l’on me permet de les définir ainsi. J’incline à penser que cette anomalie, humiliante et douloureuse, est la condition vitale de l’Art même et que la société la plus bénévole, par cela même qu’elle est une société, et sans plus, ne rejoindra jamais la nature qui pousse le génie où elle veut, quand elle veut, et n’en allume qu’à son caprice la flamme individualiste.

Quand on raconte aujourd’hui aux « jeunesses » que L’Arlésienne, cette Arlésienne dont le titre seul sur l’affiche comble les salles, a été, au Vaudeville, en 1872, l’un des fours mémorables de notre histoire théâtrale, on passe à leurs yeux pour un ramoneur de paradoxes, vulgo : fumiste, en langue asphaltique. Et pourtant il n’en fut pas autrement, tous les survivants de cette première vous diront ce désastre. De L’Arlésienne, poème et musique, tout sombra, Alphonse Daudet ne s’en tira pas plus net que Georges Bizet, et pourtant, dites, ceux-là étaient des maîtres !

À cette époque, si Alphonse Daudet n’était pas encore illustre, il était déjà célèbre. Tartarin de Tarascon, publié, si je ne me trompe, en variété, par Le Figaro, avait agrandi et mis en pleine lumière le nom de l’auteur de Les Prunes, triolets fameux que Coquelin débitait dans toutes les soirées littéraires. On s’arrachait chez les libraires les aventures prodigieuses du Petit Don Quichotte provençal, comme l’avait appelé la critique et qui était le premier éclat de rire français qu’on entendit en Europe depuis la mortelle guerre et le sinistre siège. Alphonse Daudet avait écrit L’Arlésienne pour se réconcilier avec les gens de Provence, ses compatriotes, qu’il adorait d’ailleurs, et à qui la blague du tueur de lions tarasconnais avait semblé trop forte en galéjade tout de même. Elle l’avait à demi fâché avec les félibres et presque tout à fait avec Paul Arène qui avait le Midi intransigeant et farouche. Je puis certifier de visu que L’Arlésienne même n’apaisa pas la rancune ethnologique du poète de Jean-des-Figues contre son compagnon des premières années et qu’il l’eut, saignante au cœur jusqu’à sa mort. C’était cependant un homme d’infiniment d’esprit que Paul Arène, mais il était de Sisteron.

Ils me font rire ceux qui disent que la France est unifiée depuis Louis XI et que le provincialisme s’est effacé de nos mœurs avec les délimitations féodales des duchés, des comtats et des royaumes. Écoutez et regardez ; sous le réseau politique et administratif des départements les vieilles enclaves de races transparaissent comme à l’encre sympathique, et, cent ans après la Révolution, l’usage prévaut toujours entre ces « unifiés » de se distinguer les uns des autres par les noms d’origine, Bretons, Normands, Bourguignons, Basques, Provençaux, hier, hélas, Alsaciens, aujourd’hui Champenois et de s’en envoyer, même les jours de vote, l’injure à la tête. La décentralisation ? Mais elle est faite.

De Georges Bizet, rien à vous conter, je ne l’ai jamais vu, même à cette première de L’Arlésienne. Peut-être s’était-il enfui devant les Euménides de la déveine qui l’ont poursuivi jusqu’à la fin, stupides et sans pitié. Il avait alors trente-trois ans. Il était tenu et reconnu par tous les musiciens pour le plus doué d’entre eux, celui qui devait reprendre à Charles Gounod le sceptre de l’École française. Trois ans après il s’en allait, terrassé par l’insuccès de Carmen, oui de Carmen, la même Carmen qui, aujourd’hui, dispute à Faust la préséance lyrique sur toutes les scènes des cinq parties du monde ! Et il en sera toujours ainsi jusqu’au jour du jugement, sans appel, celui-là, qui sera le dernier, et le bon.

Eh bien ! pour Georges Bizet, ce n’est pas fini. La gloire posthume le boude encore. Ayant à recourir au Larousse pour la date de la mort du compositeur, que je ne savais pas exactement, cette joie m’a été donnée de constater que sa biographie et l’étude de son œuvre s’y développent sur dix lignes, pas davantage (premier supplément, page 378) et qu’il n’a rien été ajouté, dans le supplément deuxième, à ce document dérisoire. Messieurs, les Euménides continuent, et il le faut, vous dis-je.

Alphonse Daudet a écrit lui-même qu’il avait fourni à Georges Bizet les motifs musicaux de leur drame lyrique. Ce sont, pour la plupart, des noëls de ce Nicolas Saboly, patriarche des félibres, et qui, dès le dix-septième siècle, soit trois cents ans avant Roumanille, Aubanel et Frédéric Mistral, avait entrepris de revivifier le provençal des troubadours. Il y a en Venaissin deux monuments d’art régionaux dans le culte desquels tous ceux du Midi s’unissent et communient, « la Vénus d’Arles » et « la Marche des Rois » de Saboly. Que de fois, avant même que Georges Bizet l’harmonisât pour le théâtre, n’ai-je pas entendu ce noël populaire chanté en duo par Daudet et Arène, et à tue-tête, non seulement dans les réunions de poètes et après les dîners de rédaction, mais encore la nuit, dans la sonorité des rues désertes, autour des Halles endormies ! C’était comme La Marseillaise du pays, elle les montait à un degré d’exaltation inaccessible aux Parisiens et autres gens du Nord, dont j’avais la honte d’être, sans toutefois en rougir.

Quand on en avait égrené les couplets au clair de lune, on s’attaquait à la ronde des Filles d’Avignon, sur l’air de laquelle Paul Arène adapta plus tard sa chanson de route : « Une, deux, le Midi bouge, tout est rouge », où s’électrisaient les recrues de Gambetta aux dernières levées d’armes de la résistance. Qui lui eût dit alors, au pauvre Jean des Figues, que, Tyrtée de la Provence, sa « gueuse parfumée », il en conduirait les fils sur sa lyre à la bataille au rythme de cette ronde joviale sur lequel nous nous reconduisions les uns les autres ? Les filles d’Avignon — sont comme le melon — il en faut trente — pour en avoir un bon. « Une, deux, fais-toi le teindre en bleu, carogne, fais-toi le teindre en bleu ! »

Moins inconsolable que Georges Bizet de l’insuccès de L’Arlésienne, Alphonse Daudet n’en admettait que la cruauté et ne se cachait pas de croire à la revanche. Elle lui fut donnée quelques années plus tard par Porel, à l’Odéon. Mais, au Vaudeville, dès lors il avait un zélateur fidèle, pour qui « le four ne prouvait rien », et qui défendait l’œuvre unguibus et rostro contre le public, la critique et la recette, les trois têtes du Cerbère. Où sont-ils, les directeurs-nés, providentiels, fabuleux, pour qui les fours ne prouvent rien ? Mais où est Montigny, Émile Perrin lui-même, et le Carvalho de ce temps-là ?

Comment Carvalho, d’imprésario musical qu’il était la veille, était-il devenu directeur d’un théâtre d’ordre littéraire et présidait-il aux destinées du Vaudeville ? Voilà ce que personne n’expliquera jamais sur la terre ni dans les cieux. Toujours est-il que, les portes de Paris à peine ouvertes, il fut, d’un bond, du Caire à la Chaussée-d’Antin, où tout de suite il mit L’Arlésienne en répétitions. Carvalho devait tout son crédit directorial à ce flair doublé de chance qui lui avait fait découvrir en 1859 le Faust de Gounod au Théâtre-Lyrique ; mais à la force de l’instinct et de la fortune, il ajoutait celle d’une obstination que n’ont pas les joueurs du lustre, du moins à l’ordinaire, il ne lâchait la barque que les dents cassées, et cette vertu était d’autant plus méritoire qu’originaire de l’île Maurice, il avait toutes les langueurs et toutes les superstitions du créole. Il cherchait partout un autre Faust qui ne lui échut que plus tard en Carmen sans qu’il ait eu le temps de l’imposer lui-même au Cerbère à triple tête. Il se contenta d’une nouvelle Mireille, L’Arlésienne, et, cette fois encore, tira les marrons du feu pour un autre. Il n’y avait pas à se dissimuler que, de l’ouvrage, ce qu’il entendait le mieux c’était la musique et que le poème n’était pas de sa partie. Homme du vieux jeu sur ce point, il n’accordait que peu d’intérêt, dans les drames lyriques, à l’élément verbal, le livret, où l’art de Scribe lui semblait à peu près suffisant, et je crois bien qu’il n’a jamais rien compris au charme pénétrant du génie d’Alphonse Daudet. Il n’en a pas moins soutenu L’Arlésienne jusqu’à la limite extrême où l’actionnaire grimace et si Carvalho est au paradis, c’est sur la « Marche des Rois » qu’il y est entré comme les Mages à Bethléem.

Longtemps encore après, nous restâmes sous le joug de cette délicieuse partition méconnue, nous la savions tous par cœur, et lorsque dans l’escalier en tire-bouchon du logis de la rue de Trévise nous entendions une voix chaude et joyeuse entonner : « De bon matin j’ai rencontré le train ! » nous allions vite ouvrir la porte au poète qui, traînant Raoul Pugno, venait chanter L’Arlésienne dans le « piranèse ».