Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Au Voltaire/V

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V

UNE PAGE DE PROSE DORÉE


Au Voltaire, je vous l’ai conté, cet agité de Jules Laffitte me mettait à toutes sauces. Chronique hebdomadaire, critique d’art et salons, feuilleton théâtral, fantaisies, nouvelles, échos, que sais-je, je faisais là besogne à peu près encyclopédique et deux fois périlleuse. L’un des périls était cette crampe dite : des écrivains, parce qu’elle est le charme propre de la partie, entre le pouce et l’index, et l’autre c’était le danger grandissant de terminer dans les silos du journalisme une vie destinée par les dieux au culte de la blonde Thalie et de sa sœur Melpomène.

J’avais déjà, dans ma famille d’élection, un martyr de la copie alimentaire, que d’ailleurs j’avais vu mourir du surmenage qu’elle impose, de telle sorte que de temps en temps je me livrais à quelque exercice de rétablissement philosophique et, comme disent les peintres, de plein air.

Un jour, en classant les papiers du cher maître dont je vous parle, je mis la main sur une lettre extraordinaire, et que vous allez d’ailleurs lire. Le Voltaire qui en eut la primeur n’a peut-être pas beaucoup de collectionneurs et si l’aimable et charmant poète d’Auriac n’avait fini par le dénicher dans les poudres de la Bibliothèque Nationale, le chef-d’œuvre serait probablement perdu, comme la moitié de l’œuvre d’Eschyle.

Vous rappelez-vous, dans les Odes Funambulesques le quatrain si drôle de Théodore de Banville ?

Les demoiselles, chez Ozy
xxxxxxxxxMenées,
Ne doivent plus songer aux hy-
xxxxxxxxxMénées.

Et le poète, dans son commentaire, explique que cette Ozy s’appelait Alice et qu’elle avait été « l’amie » de tous les hommes d’esprit de son temps. Elle s’était, après fortune gagnée, retirée du théâtre au lac d’Enghien et elle y rendait le pain bénit dans la paroisse. J’ai consacré moi-même à cette créature du bon dieu un chapitre de mon premier volume de Souvenirs. — Or, la lettre est d’elle.

Comme il ressort de sa teneur même, elle date de la dernière quinzaine de mai 1853 et suivit de quelques jours la représentation des Filles de Marbre de Théodore Barrière et Lambert Thiboust, pièce assez oubliée, qui était une réplique à La Dame aux Camélias. On n’en était encore en ces temps d’innocence qu’à disputer sur le vieux lieu commun de la courtisane, seule femme libre connue et reconnue par nos pères, et si Alexandre Dumas fils voulait la racheter au diable par l’amour, ses contradicteurs la revendaient sans pitié à ses fourches et ce débat semait de roses l’aurore du Second Empire.

Lettre d’Alice Ozy à Théophile Gautier.

« Mon cher ami, je voudrais bien te voir, mais je sais que le Salon te prend tout ton temps et tu comprendras facilement ce que j’ai à te dire.

« Il s’agit de la pièce du Vaudeville où il paraît que les actrices sont traitées de femmes sans cœur. Ce n’est, assurent ces messieurs, qu’en leur montrant une bourse bien pleine qu’on obtient leurs faveurs ! Les auteurs ont bien peu de mémoire, car l’un a été pendant six mois l’amant de Constance et l’autre l’amant de Page et je ne crois pas que ce soit à prix d’or qu’ils les ont possédées.

« Je ne prends pas ces insultes pour moi.

« J’ai eu, tu le sais, malheureusement, plus d’amoureux pauvres que de riches et ils n’étaient pas les moins aimés, s’ils n’étaient pas les plus aimables, et s’ils ne sont pas les plus reconnaissants. Ce n’est pas une heure en passant que je leur ai donnée, c’est une année et plus !

« Je n’ai pas besoin de te les nommer, ni de te dire que je ne suis pas une « fille de marbre » ; seulement nous sommes toutes solidaires, et, si Hugo a si bien défendu les courtisanes, je ne doute pas que tu ne défendes les artistes avec ton cœur et ton talent.

« D’ailleurs tu as de si bonnes choses à dire, témoin : ce qui fait la dépravation des actrices ce sont les directeurs qui vous offrent 800 francs lorsque vous entrez chez eux pleine de beauté et de bons sentiments. Ils pensent bien qu’on ne peut vivre et s’habiller avec cette somme et ils font ressortir les avantages qu’on peut trouver sur les théâtres très bien fréquentés. Ensuite ils engagent des femmes célèbres dans les bals, comme spéculation, une autre dans le monde élégant pour sa beauté et ses toilettes, et on vient après cela reprocher l’immoralité des actrices.

« Si elles mettaient les costumes de magasin et si elles vivaient avec leurs appointements, ce serait bien triste à voir et cela ferait peu d’argent !

« Maintenant pourquoi nous reprocher d’aimer le luxe ?

« Le monde nous étant fermé, pauvres réprouvées, notre demeure doit être un palais puisqu’il ne nous est pas permis de voir et de profiter du luxe des autres, de ces duchesses qu’on glorifie et qui n’ont pas eu à subir tout ce qu’on nous fait supporter en nous payant, et en nous protégeant. Car si on nous a tendu la main on nous a bien vite pris l’autre pour la porter sur de bien vilaines choses, hélas, que je n’aurais jamais voulu envisager.

« On devrait nous savoir gré, à nous, abandonnées si jeunes, d’être encore ce que nous sommes, d’avoir eu du courage et de l’intelligence.

« Tu me trouves bête de t’écrire tout cela, mais j’en avais besoin, mon cœur étant bien gros. Garde pour toi seul ce « cahos » de mon âme, ne ris pas de mes tristesses et sache que je ne serai heureuse que lorsque je vivrai au fond d’un bois, que ce monde aura oublié jusqu’à mon nom et que, de temps en temps, tu viendras me serrer la main.

« Alice Ozy. »

À ceux qui, bénévolement, et sur la foi de ma jovialité, m’attribueraient la composition de cette page de physiologie féministe, je n’ai qu’une chose à répondre : — Que ne puis-je mériter l’honneur qu’ils m’en font, puisqu’un Balzac même ne saurait y prétendre, quelque Balzac qu’il puisse être ! Balzac eût tiré le roman de la lettre, mais écrit la lettre, non pas, or c’est d’écrire la lettre qu’il retourne, la sublime « lettre d’Ozy », telle qu’elle est, sans un mot de plus ni de moins, intégrale, et, de cela, je défie le plus beau type des génies mâles. Il faut le sexe et le métier du sexe. Document unique et sans prix, je l’offre en le rééditant à la mère-patrie.

Et ne croyez pas que je plaisante. La lettre, aussi éloquemment que le dévotement sacré de Phryné devant l’aréopage hellénique, dévoile l’âme nue de la fille de joie éternelle, toujours puérile à travers les âges mais dolente depuis l’Évangile, et nous avons ici tout entière cette « Madeleine repentie » dont la plainte est celle des bêtes torturées, et qui en appelle à la loi Grammont, dont elle relève.

Il est certain qu’Aspasie écrivit à Périclès d’un autre style que la pauvre Alice Ozy au bon Théo et qu’elle ne gémissait pas d’être, au temps de Phidias prise pour une fille « de marbre ». Mais si les mœurs ont changé, le commerce est resté le même, étant immodifiable, je pense, en sa donnée comme en ses exercices, et ce commerce n’est pas gai. Il y a de quoi frissonner d’épouvante à l’idée du travail que représente l’offre de cette pallaque antique de reconstruire à « elle seule » les cent portes de Thèbes sur le rendement de son art industriel et comme dit la « Lettre », par son courage. Toute l’Égypte avait dû lui passer sur le corps évidemment, la malheureuse.

Comme, sans monter à cette hauteur de tirelire nationale, Alice Ozy se retira du négoce-martyre, béguins défalqués, fort millionnaire, sa lettre, déjà si émouvante en son contexte, s’héroïfie de l’autorité dont la couronnent une fortune probante et un but atteint. Elle eut le douloureux loisir de se retirer aux bords du lac, dans ce bois philosophique, idéal vert, d’où elle jetait à ses anciens amis ces cris désespérés qui, eux aussi, ô Musset, sont de purs sanglots. Fille de marbre, elle ? Ah ! mets-y la main encore, et, pour le reste, souviens-toi !

J’ai voulu savoir, par action réflexe, de quelle année était l’invention de la machine à coudre. Elle est de 1846.

Il y avait donc sept ans déjà, au temps des Filles de Marbre, que moyennant une redevance modique et mensuelle, la plus jolie fille d’Ève pouvait choisir entre les dix-sept sous de famine du tortionnaire Elias Howe et le métier terrible, tel que la lettre le décrit, d’actrice à la mode. Alors pourquoi hésitait-elle et comment hésitent-elles encore ? Rien sur la terre ni dans les cieux ne les force ni ne les condamne à « porter la main, hélas, sur les vilaines choses qu’elles n’auraient jamais voulu envisager », et si la vie pour elles est à ce prix à défaut du pain de chien d’Elias Howe, il y a le réchaud, ou la Seine qui coule, comme on dit, pour tout le monde. En vérité cette lamentation du lac d’Enghien me poursuit, me hante et m’obsède. Ah ! les pauvres filles tout de même, se peut-il que l’Art dramatique les enserre en un pareil dilemme ? Molière, Corneille, Racine, complices alors de la traite et sans parler de l’auteur même de la « Dame » et de ces Barrière et Thiboust qui, l’un, a perdu Page et l’autre Constance, dont Dieu a les âmes, s’il est juste. Et tout ça pour des rôles, quand on y pense ! Oui, oui, oui, les duchesses sont plus heureuses, mais les mères de famille aussi, Alice, et même la mère Gigogne.

Je ne suis pas du temps où cette comédienne florissait. Je ne l’ai vue que chenue et sexagénaire, à l’hôtel Drouot, où elle suivait les ventes mobilières. C’était une petite vieille rondelette, bruyante, gesticulante et vêtue de robes assez tapageuses. Elle ne voulait pas qu’on ignorât qui elle était et coquetait encore avec la gloire. À son nom chuchoté par les habitués, elle se retournait, souriait et saluait, comme au théâtre. — Eh bien, oui, semblait-elle dire, c’est moi ! Que voulez-vous ? Telle est la vie. Mais on se défend ! — Et elle se défendait en effet, assurait la chronique du temps. Jadis dessinée par Roger de Beauvoir en bacchante, et levant deux coupes tendues, avec cette légende dionysiaque : « Ozy noçant les mains pleines », elle achevait son rêve d’après Ronsard, conformément au conseil qu’il donne en son sonnet à Corisande. Dans les achats d’art qu’elle faisait pour sa maison du lac, l’Elvire restait d’ailleurs fidèle à tous ceux qu’elle avait aimés et à qui elle avait donné — voir la lettre — « non pas une heure en passant, mais une année et plus », de telle sorte que sa galerie de Romantiques était complète.

Je me rappelle de quel face-à-main elle me foudroya, un jour où, dans une salle du Drouot, elle m’entendit appeler par un ami et connut ainsi l’imbécile qui avait mis au jour la page de prose dorée, d’où lui viendra pourtant l’honneur de sa carrière aspasienne. C’était plus que mon droit, c’était mon devoir de la publier. Mais Mme Pilloy, dite Ozy, en religion, était la marraine (où les prenait-on en 1848 ?) d’une personne qui m’est proche, et cette marraine n’avait point d’héritiers directs et réguliers. Mes enfants ont peut-être perdu là le bénéfice de quelque clause testamentaire que je les ai élevés à ne pas regretter, j’espère, car le proverbe est faux qui dit que l’argent est inodore, il sent toujours son travail.