Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Molière et le masque de fer/II

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II

LE PRÉCURSEUR DU SYMBOLISME


Je gagerais bien un sonnet contre une automobile qu’il n’y a pas six bibliophiles, mettons neuf, qui possèdent dans leurs librairies les deux volumes d’un ouvrage publié chez Dentu en 1884, dont l’auteur est un membre du Parlement anglais nommé sir Jean-George Tollemache Sinclair, baronnet et député héréditaire du comté de Caithness, en Écosse. Et même je vais plus loin, j’augmente l’enjeu de deux sonnets, ce qui fait trois sonnets, si l’un des conservateurs de la Bibliothèque Nationale me prouve, ou simplement me jure, que cet ouvrage a été, une seule fois, depuis son dépôt légal, demandé par âme qui vive.

Voilà bien qui donne raison au mot sans cesse répété de mon vieil ami Léon Dierx : « Personne ne sait rien de rien et jamais l’ignorance n’a semblé plus obligatoire que depuis qu’elle est gratuite. » Du reste, Léon Dierx lui-même ignorait sir Tollemache Sinclair et je vois encore sa stupeur le soir où, entre deux pipes, je lui démontrai que ce baronnet était le père du vers-librisme. Car il le fut et non un autre.

L’œuvre, vous ai-je dit, est en deux tomes, l’un de prose, l’autre de vers, illustrés l’un et l’autre de caricatures dans le goût du Punch, d’un flegme extravagant et irrésistible. Il y a notamment, dans une Méditation à Versailles, traduite de Thackeray, une effigie en trois volets du Roy Soleil — à droite, un Louis XIV en perruque, manteau de cour et bas de soie, — à gauche, le costume seul et sans Louis XIV, sur un mannequin — et au centre, un pauvre petit bonhomme bedonnant, chauve, rabougri, aux jambes en fuseaux et gérontiforme — qui est assurément le triptyque sans pair de la désopilation.

Je vous disais donc que dans ce recueil, composé en façon de miscellanées, — genre de livre charmant d’ailleurs qui, un jour ou l’autre, reviendra à la mode, comme le keepsake peut-être — le vers alterne avec la prose, et par conséquent, l’humour avec le lyrisme. Sir Tollemache Sinclair a les deux cordes d’or et d’argent à son arc et il les tend à tour de rôle. Comme prosateur, il dérive de Swift, de Sterne et de Thackeray, déjà nommé, qui paraît être son maître, mais à leur jovialité stridente et anglo-saxonne il mêle une érudition bénédictine. À lire seulement ses notes marginales, on se demande ce qu’un tel homme ignore des hommes, des choses, du passé, du présent et même de l’avenir. Quand ces satanés Grands-Bretons s’y mettent, ils nous dament le pion sur tous les échiquiers littéraires.

L’une de ses fantaisies documentaires tend à prouver que Charles Gounod est beaucoup mieux que Gœthe le véritable auteur de Faust, et elle le prouve, ce qui est un assez joli tour de force. Elle le prouve à la façon de Mark Twain et d’Alphonse Allais, soit par mode d’ironie, eironeia en grec, comme disait Paul Arène, mais je suis de ceux pour qui cette démonstration est la plus scientifique, et si Jules Barbier et Michel Carré ne trempaient pas un peu dans l’affaire, vous me verriez parfaitement convaincu que Gœthe n’est pour rien dans son Faust et qu’à Gounod en revient tout l’honneur.

Permettez-moi de signaler encore à votre bibliophilie l’essai magistral de roman nouveau, ou, si vous l’aimez mieux, l’essai nouveau de roman magistral, qui est l’une des gloires des deux tomes. C’est le roman express, télégraphique même, à l’usage de ceux qui n’ont pas de temps à perdre, et qui en a, même en automobile ?

Ce roman est intitulé Et cœtera. Non seulement il peut être lu par tout le monde, mais il est portatif, et primable par n’importe quelle Académie, et encore il offre ce prodige de sobriété de condenser en trente lignes la matière de trois volumes, d’ailleurs à trois francs cinquante. En voici un extrait à titre d’inoubliable spécimen :

« Premier volume. — Les derniers rayons doraient… etc…, quand un jeune homme dont l’apparence indiquait… etc… Il descendait la colline qui… etc… une jeune fille dont… etc… Quoi, s’écria le jeune homme ardent, te donner à un autre, et… etc… La jeune fille tomba… etc… Il n’en fallait pas davantage pour que… etc…, etc…, etc.

« Deuxième volume. — Dix mois avaient passé depuis que… etc… Quand le même jeune étranger, toujours ardent, car, etc… etc… Il descendait la même colline où déjà la lune… etc… Un homme d’âge moyen surgit, ou plutôt… etc… Misérable ! tu… etc… Deux cris de haine réveillèrent, dans la vallée, les… etc. Sur la paillasse humide d’une… etc… Hélas… etc. Le geôlier, rude mais honnête, comme tous les… etc… Sa joue basanée de vétéran était baignée de… etc. Tout à coup, une forme frêle et blanche… etc… Elle !… etc. Mais la douleur l’avait tellement changée que, oh !… etc. Le geôlier fut obligé de… etc… Il la porta évanouie au… etc. Le curé sortait précisément de faire… etc., etc., etc.

« Troisième volume. — Au coin de la cheminée d’une antique… etc… Le vieux comte, car c’était lui, songeait à la… etc… Il ne tarda pas à… etc… Dans les plis d’un manteau couleur… etc. Pas d’erreur, c’était son… etc… Fuis, fuis, assassin de ton… etc… Non, jamais, je viens la… etc… À ce moment l’astre des nuits auréola le vieux comte comme d’une… etc. Mais ils avaient à peine… etc… La jeune fille riait de ses trente-deux… etc… Regardez, dit-elle, là… etc. Elle lui montra l’assassiné qui ne l’était pas, ou du moins… etc. Le vieux comte en pleurait de… etc… Épouse qui tu voudras, fut sa suprême… etc… Le rude geôlier qui depuis cinquante ans n’avait pas dansé la gigue se mit à… etc. Et le mariage fut, aidé par la mort d’un oncle riche… etc… d’Amérique, etc., etc., etc. »

Si Tollemache évalue à cinq minutes le temps qu’il y a à consacrer — il ne dit pas à perdre — à la lecture de ce roman typique qui est celui de l’avenir, il n’en doute pas, et moi non plus. Je n’en connais pas de plus intéressant, de plus clair et de mieux écrit. J’avais voué sur la foi du chef-d’œuvre une admiration passionnée à son merveilleux auteur et j’allais à chaque instant chez Dentu, au Palais-Royal, pour le rencontrer, lui être présenté et en mourir. J’eusse donné tout Balzac, tout Dumas père et George Sand par-dessus le marché pour ce roman des romans : Et cœtera, où se magnifiait l’art concret et suggestif de Stendhal. — Je ne l’ai vu qu’une fois, me disait Dentu, quand il m’apporta son manuscrit, refusé par tous mes confrères. C’est un homme froid, distingué, grave et de tournure diplomatique. Comme il fit les frais de la publication, j’acceptai de l’entreprendre, mais je n’ai pas lu l’ouvrage. Est-ce que c’est bien ?

Si c’était bien ! Et je lui en citai quelques passages, retenus par cœur. — Sauvaître, Sauvaître, se mit à crier Dentu en appelant son principal employé, vite, montez-moi les deux volumes de ce député écossais !… — Il n’y en a plus, fut la réponse ; ils sont tous partis le premier jour. — Comment partis, vendus ? — Mieux que vendus, distribués dans les imprimeries à tous les protes, compositeurs et correcteurs de Paris. — Par qui distribués ? — Par l’auteur lui-même. — À quel titre ? — À titre de bons juges et de derniers conservateurs de la langue française.

Si en humorisme sir Tollemache Sinclair n’est en somme que disciple, d’ailleurs magistral, des pince-sans-rire de sa race, en art lyrique il est un précurseur, et ce n’est pas à lui qu’il faut s’en prendre si l’école prosodique qu’il a fondée n’a pas répondu au rêve de conquête du Pinde dont elle se berçait sur les décombres du vers classique et même du vers romantique. Le vers-librisme, pour le définir du nom même qu’il s’est donné, et qui par parenthèses est un coq-à-l’âne, car le vers libre c’est la prose, le vers-librisme donc, avec sa conséquence dans la forme, a eu pour évangile cet étonnant recueil : Pleurs et Sourires, qui forme le second tome de l’œuvre. Il ne pouvait nous être donné que par un étranger et en un temps de cosmopolitisme favorable à l’initiative, c’est de la poésie internationale, et déjà de l’espéranto, que Dieu bénisse.

À la vérité, la réforme apportée à notre poésie traditionaliste par le baronnet de Caithness est basée sur la prononciation de l’e muet dans notre vers, qui, à l’intérieur de sa coupe, garde sa valeur de syllabe et la perd à la rime quand elle est féminine. Les Anglais n’ont pas le désappoint de cette règle ambiguë, et il voudrait nous en libérer. Inutile d’en débattre, chaque race ayant son oreille et Théodore de Banville perdit son temps à vouloir prouver au réformateur que cet e muet est le charme comme l’idiosyncrase de notre langue.

— Que dis-je, s’écriait-il, notre frontière, cher et honorable monsieur ! Oui ! je vous le déclare en frémissant, je ne vous lâcherais ce vénérable e muet devant lequel je me prosterne, que si par échange et réciprocité, vous me desséchiez la Manche qui nous sépare, tandis que le fleuve Rhin, père des douanes, dériverait et s’enfoncerait dans les terres de la Triple Alliance, car, soit qu’on l’élide, soit qu’on le prononce, il est l’accent du verbe de France.

Il aurait pu ajouter que cet e muet était peut-être aussi la clef de sa clarté et que, loin de gêner les bons poètes, il les aidait au rythme comme au souffle de l’hexamètre. Du reste, la traduction ci-dessous du monologue de Roméo au Jardin, selon la méthode de sir Tollemache Sinclair, si elle a été dépassée par les symbolistes, vous initiera suffisamment à ladite méthode. Je l’ai prise au hasard du coupe-papier dans Pleurs et Sourires. La lutte, on va le voir, est entre Racine et Shakespeare.

Qui n’a senti un’ blessur’ se moqu’ des balafr’s,
Mais douc’ment quell’ lumière perc’ par c’ treillag’ ?
C’est l’Orient et ma bell’ Juliett’ est l’ soleil,
Lèv’-toi, beau soleil et tu’ vit’ la lun’ envieus’
Qui est déjà malad’ et tout’ pâl’ d’ douleur
Que toi, sa servant’ tu sois plus bell’ qu’ell'.
Ne sois pas sa servant’ puisqu’ell’ est si jalous’
Sa livré’ vestal’ n’est qu’ malad’ et tout’ vert’
Et nul qu’ les imbécil’s la port’nt. R’jett’-la !…

Et ainsi de suite. Il est évident que la réforme ne pouvait guère prendre, autre part que dans les chansonnettes où elle était déjà populaire. Antoine peut tout oser à l’Odéon, mais une transplantation de Shakespeare sous ces espèces, voilà ce dont je le défie à pied et à cheval. Il n’en va pas moins que pendant dix ou douze ans, le Pinde français nous a versé l’eau de cette Aréthuse, et tout le consulat durant du bon Stéphane. Aussi n’est-il pas oiseux de dire à qui nous dûmes ce mouvement et d’en rendre au moins la gloire à sir Jean-George Tollemache Sinclair, député de Caithness, en Écosse, et je le dis.