Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Par les rues et les cafés

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PAR LES RUES ET LES CAFÉS

HEURES BOULEVARDIÈRES


UN MYSTÈRE À LA FOIRE


Toujours maussade à l’ordinaire — on sait qu’il avait été pion — Paul Arène éprouvait, ce soir-là, le besoin de me laver la tête au sujet d’un article où je n’avais écrit que des bourdes. Il m’avait amené à dîner son frère Jules, consul en Chine, et leur sœur, venue de Sisteron pour voir Paris, et qui, bonne provençale et « cigalière », commençait à se faire vieille, comme on dit, dans la capitale, où les délices babyloniennes, attendues et promises, se résumaient en somme à ce que l’Odéon en dispense. Elle devait retourner au pays le lendemain et elle me faisait l’honneur de ses adieux à la Ville Lumière, « ainsi appelée parce qu’on n’y voit goutte ». Telle était son impression de voyage fondamentale et sommaire.

Le poète de Jean-des-Figues ne me laissa pas attendre jusqu’au dessert le poil dont j’étais menacé. Il me savait docile à sa critique, fortement documentée et autorisée d’un art admirable auquel il n’y avait qu’à rendre les armes. — Qu’est-ce que j’ai encore fait ? provoquai-je. — Animal, te voilà à présent naturaliste ! — Moi ? — Toi-même. Tu passes à l’ennemi. Tu te rallies à la « tranche de vie ». Tu crois au théâtre d’après nature. Tu les salues : novateurs !… — Qui, qui ? — Eux, là-bas, ceux de l’Oise ! Où as-tu vu que le peuple, en art comme en tout le reste, veuille du neuf et en demande ? Écrit-on ça quand on se respecte ? Non seulement il n’en demande pas, même pour deux liards, mais il en a horreur, de ton neuf, et il te le clame à toutes les premières. Si tu ne l’entends pas c’est que tu es sourd, car tu n’es pas bête. — On ne peut pourtant s’immobiliser aux classiques, Molière, Racine et Corneille, les mœurs changent, le progrès marche, tout va parallèlement à l’avenir.

Et Paul Arène dit : — Les mœurs ne changent que superficiellement. Le progrès tourne. L’avenir est un mirage du passé. Molière, Racine, Corneille n’ont même pas encore « commencé » dans la masse. Sais-tu où est le peuple ? Un peu en avant de Thespis, aux mystères du moyen âge, pas plus outre. — Comme en Chine, souligna le consul. — Et à Sisteron, fit la sœur. — Quoi, protestai-je, sous Edison, Pasteur et Zola, en pleine téléphonie universelle ? — Et à Paris même. Paris reste médiéval. En veux-tu la preuve ? — Oui. — Viens. — Où ? — À cent pas de la porte, à la foire.

C’était en effet le temps où les forains alignent sur les deux bords de l’avenue de Neuilly les baraquements variés, sonores et pittoresques de nos fêtes communales, et, la soirée étant fort belle, il s’y accumulait une foule énorme. Elle formait surtout cohue devant un théâtre de roulotte aux dimensions coliséennes, arrondi en cirque, qui, selon l’argot de métier, ne désemplissait pas. Nous n’entrâmes qu’à la troisième tournée en jouant des coudes. L’affiche, comiquement enluminée d’un vaste Épinal de diables aux fourches sanglantes, annonçait la pièce sous ce titre simple et sans boniment de réclame :

L’ENFER, PAR M. CANARD

— Quel est cet auteur ? dis-je à Paul Arène. — En métempsycose, Pierre Gringoire, petit-fils d’Holbein et arrière-neveu du Dante. Assieds-toi, et prends des notes. Tu vas le voir et l’entendre, ce peuple qui veut du neuf au théâtre !

Et je notai ce qui suit.

Une chambre de l’Enfer chrétien, souterraine, mystérieuse, éclairée d’une lumière sans foyer, sans rayonnement, concentrique, purement fantomatique. Une sorte de ruisseau stygien, aux ondes mercurielles, clapote et bave sa lave sur des bords plats. Rien ne distrait l’œil de ce paysage infernal, que n’animent ni les floraisons empoisonnées, ni les bêtes d’apocalypse, ni les vols de lémures, de stryges, ou de larves des féeries. Un ruisseau en fusion dans une oubliette, et c’est tout.

Deux silhouettes démesurées se dressent. L’une est celle du Juge, l’autre de l’Avocat ; tous deux en toge noire et en barrette. Immobiles. Muets. Gigantesques.

Une barque apparaît sur la rivière. Elle est pleine d’hommes et de femmes nus, serrés par l’épouvante. Un vieux batelier à barbe fleurie godille dans les poix et les glus, et les amène. Une voix s’élève : « — Errez, victimes de l’amour, errez, misérables et infortunés adultères, errez, errez !… »

Et ils passent. L’Avocat n’a pas fait un geste pour les défendre. Le Juge s’abstient de les condamner.

Dans l’auditoire populaire, l’effet de cette exposition est profond mais il diffère. Les femmes béent, les hommes rigolent.

Une autre barque, un enfant ailé à la proue, un Mathusalem à la poupe. C’est l’amour qui fait passer le temps. La barque vire et se retourne. Le Mathusalem est à la proue, à la poupe l’enfant ailé. C’est le temps qui fait passer l’amour. Ce thème de pendule et son calembour décoratif sont expliqués par la voix de stentor. Le Juge ni l’Avocat ne bronchent, mais le sourire court les gradins. Je regarde Arène. — Eh bien, quoi ? — C’est de la poésie à six sous, me jette-t-il, celle du prix des places.

Le fond de la scène s’ouvre et dessine un brasier grillagé comme une cage d’où s’échappe un pétillement d’étincelles. Le Juge et l’Avocat sont toujours là, inutilités poignantes ! Un diable surgit, la fourche à la main. Il se présente : — Je suis Georges ! — On lui fait une entrée enthousiaste. Il n’y a point à douter de son crédit immense. — Vous savez ma fonction, l’alimenteur du brasier !… — Ah ! s’ils le savent ! — Le premier qu’il y pousse est Basile, le type de l’hypocrite avéré, et ce qu’il l’engueule… préalablement, miséricorde !… — Eh ! va donc, carottier, lui crie-t-il, oui, carottier, ta vie n’est qu’une fricassée de lapins aux carottes !… — Et il le pile comme chair à pâté dans la fournaise. N’est-il pas singulier que ce personnage de Basile soit celui que le peuple ait retenu du Mariage de Figaro et dont il ait adopté le type ?

Après Basile, d’autres exacteurs, voleurs, accapareurs et concussionnaires défilent à leur tour devant Georges qui les embroche, entre le Juge sans voix et l’Avocat sans gestes, avec la litanie de gueule afférente à chacun d’eux. Tous, en dernière injure, sont traités de carottiers. Quelle éloquence de haine dans cette monotone invective qui résume tout pour la plèbe. Carotter, c’est pis que tromper, c’est abuser de l’ignorance des simples, de la confiance des bons, de la misère du pauvre monde. Arène a raison, nous sommes en plein moyen âge, et c’est le mystère de Gringoire sous Grévy, notre Louis XI.

Voici M. Grain d’Orge, l’accapareur traditionnel des blés, le traitant affameur et père des famines, que le peuple n’a pas pardonnées — ni, on le voit, oubliées. Douleur si vivace que le terrible Georges n’hésite pas à associer au supplice du boulanger le pauvre mitron irresponsable des fraudes de son maître. Voilà du comique fort, et Georges y monte à une hauteur shakespearienne. C’est une création extraordinaire que cet engueuleur poissard, la synthèse vivante de l’ulcération des âmes dans les basses classes, leur Desgenais, ou mieux, leur Diogène. Exécuteur à la blague des sentences de l’inégalité en révolte, il a le verbe argotique et nombreux des opprimés sociaux et le rire faubourien des titis d’amphithéâtre, et son jeu de hallebarde fourchue en dit plus long que Proudhon et Karl Marx.

Il paraît d’ailleurs que le génial M. Canard a été embêté par Anastasie, tout comme un autre. Il a dû, par ordre, supprimer nombre de personnages de son mystère. Dans le défilé satirique des damnés de Georges, d’assez vertes leçons étaient données, par mode de symboles, aux puissants de la politique. L’auteur suivait de près la vie contemporaine et lui marchait même sur les talons. Le succès grandissant de cette revue macabre, aux éléments mobiles et presque quotidiens, a fait peur à Marianne, moins libérale en cela que nos rois, et plus bête, peut-être. Il y a des coupures dans l’œuvre, sensibles d’ailleurs, car elle est établie sur un plan superbe, d’une unité philosophique et d’un intérêt d’art également considérables. Paul Arène est inconsolable de la perte de certains enfourchements de « carottiers » qui, selon lui, n’en laissaient rien aux Châtiments. — Ils donnaient toute sa valeur philosophique, me dit-il, à l’immobilité allégorique de l’Avocat et du Juge, personnages muets.

Pour les crimes passionnels ou autres dont le genre appelle la sanction tumultuaire des foules, maître Canard en est réduit par la Censure à la rôtissade de Mme Belladone, en italien : Belle Dame, c’est dire : Mme Lafarge. C’est presque aussi vieux que Fualdès, qui ne survit plus que par sa complainte, et les spectateurs se demandent visiblement qui est cette Belladone au nom de poison. Georges le leur explique en quelques engueulades, et cette carottière, qui, de son vivant, n’eut pas une bonne presse, n’a pas, après sa mort, une bonne foire. Le meurtre à base de chimie n’est pas de ceux auxquels le peuple est indulgent chez nous, parce qu’il est lâche. Georges casse à coup de fourche l’acquittement de Mme Lafarge.

Ici l’intermède comique, selon la règle imprescriptible. C’est la crinoline qui en fournit le thème et l’épisode. Une « femme du monde » se présente enjuponnée d’une immense carapace qui lui sonne aux reins comme une cloche. Au paroissien qu’elle a dans la main, on devine qu’elle va à la messe ou qu’elle en revient. Le bon diable de Georges s’approche, méfiant, et du trident justicier, lui retrousse les jupes. Il en sort un amant, puis un autre et la kyrielle. Le public en laisse pour la joie au festin des dieux dans Homère. C’est la carottière de la mode, d’une mode un peu périmée, peut-être, mais Anastasie protège les modernes sans doute, et la crinoline c’est l’Empire. Georges brûle cet attribut de la seconde corruption.

Le troisième acte est en vérité magnifique. La scène représente une mer de feu sans bords, océanique, à perte de vue, une sorte de chaos en déliquescence. Bien entendu, le Juge, à droite, et l’Avocat, à gauche, président à cette fin du monde embrasée, leur infructuosité étant l’idée-mère du mystère. Et tout à coup, maître de ballet du Jugement Dernier, Georges, formidable, se précipite et se met à piler, piler, piler des têtes couronnées et même tiarées qui émergent, comme on foule le raisin en cuve. Non, ils ne savent pas ce que c’est que la fureur hilare, ceux qui n’ont pas ouï ce vox populi reconduire, à travers l’histoire, les tyrans classiques de l’humanité. — Eh ! va donc, Sésostris !… As-tu fini, Nabuchodonosor ?… Oh ! là là, mon Denys de Syracuse !… C’est toi, Bismarck ? Je t’em… brène !… Et ainsi de suite comme vous l’imaginez, d’après le Dante aux Halles.

Et c’est alors que, toutes ces têtes enfoncées et rendues à Satan pour sa fournaise, le sublime Georges embroche le Juge, comme aussi l’Avocat, et les rejette à l’enfer des carottiers, d’où ils viennent, selon la doctrine médiévale.

— Eh bien ! me dit Paul Arène, qu’en dis-tu, et écriras-tu désormais que le peuple veut du neuf au théâtre et même en toutes choses ? Il en est encore à Rutebœuf, à André de la Halle, et même à la nonne Hrotswita, pour ta gouverne. Je t’en avais promis la preuve démonstrative, tu l’as.

Il me montrait devant le cirque forain la cohue grossissante, à peine maintenue par les sergots de service, et qui attendait que notre fournée fût sortie pour envahir la salle. Quant au consul, son contentement était complet. Il se retrouvait en Chine où les traditions populaires alimentent encore au bout de cinq mille ans le théâtre du peuple le plus lettré qui soit au monde. Et Mlle Arène s’était déridée et elle déclarait qu’elle s’était beaucoup plus amusée qu’à l’Odéon.

J’ai souvent songé, je songe encore à cette leçon de haute critique que mon vieil ami me donna en famille et j’en suis à me demander si le mystère n’est pas la vraie forme dramatique en République, s’il n’y aurait pas tout profit, avec toute joie, à savoir des prolétaires ce qu’ils pensent de nos hommes et de nos écrits et à apprendre de la fourche démocratique de Georges qui sont ceux que la conscience des bonnes gens tient pour d’éternels carottiers.