Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/Calvi et la Balagne

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CALVI ET LA BALAGNE


Calvi est une adorable petite ville, endormie sur son promontoire blanc, que la mer entoure d’un froufrou de soie bleue.

Cette forteresse, à la fois hautaine et coquette, que le soleil irise, ressemble de loin, entre ses deux miroirs de ciel et d’eau, à un gâteau de sucre posé sur un plateau d’argent. On la dirait transparente. Quel magicien habite la citadelle vitreuse, ou quelle fée fait surgir aux yeux enchantés du touriste le mirage de ce château de cristal ? Mais non, le soleil tourne, et rien ne disparaît. Au trot des petits chevaux corses vous sautez quelques ponts de torrents, et vous voilà dans la capitale de la riche Balagne. Calvi n’est pas un rêve, et pourtant il en reste un pour moi. Heureux sont ceux qui vivent au pays où ils auraient voulu naître !

Le mot mélancolique de Théophile Gautier est vrai : « On ne naît pas toujours dans la vraie patrie. » J’aurais dû naître à Calvi, comme Christophe Colomb.

Car Christophe Colomb était Corse.

Pendant l’une des bonnes journées que nous passâmes dans la ville magique, nos hôtes nous firent monter à la citadelle. Entre les tours du vieux donjon génois, comme dans un pâté sans couvercle, tout le mystère d’une antique cité est enclos. À travers un dédale de rampes, de ruelles, d’escaliers, de passages voûtés, on atteint à une terrasse circulaire, plantée de platanes touffus, d’où l’on domine tout le profil dentelé de la côte, jusqu’au cap Corse. Quelle vue ! Le port est en bas, à trois cents mètres, agitant mollement les coques de noix et les bateaux en papier de sa flottille. Et, à droite, la Balagne s’éploie, tapis d’émeraude piqué d’or. C’est là qu’il fait bon s’accouder, s’emplir l’âme de joie, les poumons de brise, les yeux d’étendue colorée et laisser s’égoutter les heures de l’urne penchée du Temps !

Mais après la poésie l’érudition a ses droits, et nous rentrons dans l’intérieur du pâté. Dans une ruelle, pareille à celle de l’Algajola, nos guides nous arrêtent. Ils nous montrent une ruine. C’est plutôt, si j’ose m’exprimer ainsi, une ruine de ruine, car à la vérité il ne reste de ce qu’ils y voient que l’éboulement confus de quelques gravats sans forme architecturale apparente.

« Vous êtes dans la rue du Fil, nous disent avec émotion ces aimables gens, les plus hospitaliers d’une ville qui est le chef-lieu de l’hospitalité corse.

— La rue du Fil ?… »

Et je dresse interrogativement la tête. Mais mon savant compagnon de voyage a vite paré au mauvais effet de mon ignorance, car il sait, lui, sa Corse sur le bout du doigt, et comme doit la savoir un petit-fils de Lucien Bonaparte.

« Est-ce là tout ce qui reste de la maison où il est né ? demande-t-il à nos gracieux cicérones en leur désignant le tas de moellons séculaires.

— Où est né qui ? insistai-je follement.

— Mais Christophe Colomb ! » sourit le prince.

Sans être un puits de science, je ne suis pas pourtant l’ignorant passionné que tout homme a le droit d’être par ces temps de doute historique et de bazardement général des traditions. À Charlemagne, où j’ai fait mes classes, je me rappelle qu’il était usuel et populaire, entre labadens et potaches, de répondre à cette question : « Où est né Christophe Colomb ? » par la facétie ci-dessous :

« Christophe Colomb est né dans un état voisin de la gêne » ; la « gêne » étant prise là pour la ville italienne qui porte ce nom, et où tous les historiens s’accordaient jusqu’à présent à donner le jour à ce grand homme. Mais venir en Corse pour y apprendre que le grand amiral des mers est né rue du Fil, à Calvi, c’était une surprise qui n’était pas dans le programme du voyage.

« Mais alors… repris-je, Christophe Colomb serait donc Français ?

— Il l’est, dit sévèrement un jeune prêtre qui venait de nous rejoindre. Voici sa maison natale, j’en ai les preuves. Suivez-moi. »

C’était à déchirer son diplôme de bachelier ! Nous le suivîmes donc, et il nous donna les preuves. Elles me parurent, comme au prince, indiscutables, Christophe Colomb était Calvais.

Quand on est à Calvi pour quelques jours, il est indispensable de se détourner un peu vers le sud pour aller visiter le bourg de Calenzana, l’un des plus considérables de l’île. Calenzana est un gros débouché d’huile et de miel. Industrieuse et gaie, la population y dépasse aujourd’hui trois mille âmes.

Elle croîtra encore, car la Balagne est le pays des belles filles corses.

Il est aisé de le pressentir à la quantité d’enfants qui grouillent dans ses rues montueuses et fleuries. Je n’ai vu autant de gosses qu’à Cancale, ville également très prolifique, où l’Amour ne débande pas son arc. À Calenzana, il n’en perd pas une flèche.

Le bourg s’enorgueillit d’un souvenir historique un peu lointain, qui est la défaite des mercenaires allemands de Gênes par Ceccaldi, l’un de ses enfants. Cela se passait en 1332, sous Charles VI, et l’histoire ne nous est pas bien présente ; il n’y a guère parmi nous que le prince qui puisse en traiter sans faillir avec les Calenzanais.

Il est vrai qu’il se doit d’être renseigné, le prince Pierre, son père ayant vécu longtemps dans la commune.

Il passe même encore pour en être le bienfaiteur, à cause d’une fontaine publique qu’il donna à la ville. L’eau, en Corse, est un présent sans prix, et on y retrouve sur ce point la grande préoccupation des peuples pastoraux de l’Hellade, qui pour une fontaine rendaient un Théocrite. La source canalisée par le prince Pierre Bonaparte a enrichi les braves Calenzanais, ni plus ni moins. Ils le savent, ils le disent encore, et notre chef d’expédition a pu se rendre compte, à l’enthousiasme qui l’escorta pendant sa visite, de l’importance d’un bienfait assez idyllique en somme. La fontaine était festonnée de fleurs, adornée comme châsse, et il dut en boire un verre à la santé de la Balagne.

Notre hôte à Calenzana fut M. Bonacorsi. Il nous fit l’honneur de revendiquer ce devoir d’hospitalité au nom de l’amitié qui l’avait uni au bienfaiteur de la commune.

M. Bonacorsi est, son nom même l’indique, un passionné de son pays, et il aime la Corse comme l’on aime sa mère bien-aimée. Il voudrait qu’elle devînt riche, libérale, active, et il prêche d’exemple. Son jardin, qui abonde en cédratiers, est une pépinière d’eucalyptus de toutes les essences connues, et il en donne de la graine à qui lui en demande.

J’ai vu dans ce jardin quelque chose qui m’a remué profondément. C’est une grotte en rocaille, enguirlandée de plantes et parée comme un autel permanent de Fête-Dieu. Une source y chante dans une vasque, et un banc, dans l’ombre et le murmure, invite à la rêverie. C’est le tombeau du fils unique de ce digne homme. Il y passe sa vie.