Souvenirs d’un enseignement à la Sorbonne

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Souvenirs d’un enseignement à la Sorbonne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 824-847).
SOUVENIRS
D’UN
ENSEIGNEMENT A LA SORBONNE

Bien des années se sont passées depuis le jour où le suffrage des professeurs de la Faculté des lettres me désignait pour la chaire de philosophie, illustrée par Théodore Jouffroy et devenue vacante par la mort d’Adolphe Garnier, un de ses plus chers disciples et son successeur immédiat[1]. Je n’ai pas à rappeler ici avec détail ce que la philosophie doit à Jouffroy; mais il me sera permis de dire que la Sorbonne est fière d’avoir été le sanctuaire de ce grand enseignement dans lequel furent posés, avec une lente et sage méthode qui est demeurée un modèle, des problèmes tels que ceux du droit naturel et de la destinée humaine. C’est là que le maître, parlant, ou plutôt pensant tout haut devant des disciples recueillis comme dans un temple, leur inspirait une sorte d’enthousiasme austère pour les grandes idées et de piété philosophique. Après lui, avec moins d’élévation et d’éclat, mais avec des qualités rares d’analyse, M. Adolphe Garnier avait été, lui aussi, un excellent maître. Qu’on relise ce Traité des facultés de l’âme, le résumé de son enseignement et l’œuvre d’une vie entière, et qui restera comme un des ouvrages les plus complets de la philosophie moderne; à côté de quelques pages un peu vieillies, par le tour de l’expression plus que par le fond des choses, qui change moins qu’on ne le croit ou qu’on ne le dit, on sera étonné du nombre d’idées justes et encore neuves qui s’y font jour sous la simplicité d’un style très naturel, un peu nu peut-être, un peu dépouillé, que l’auteur lui-même craignait d’animer trop et refusait d’orner par une sorte de pudeur de la raison, par haine pour l’affectation et l’emphase, fidèle jusqu’au bout à ce bon sens que j’appellerais volontiers son bon génie, gardant toujours la sincérité de l’accent et ce genre de distinction si rare, la distinction dans la simplicité. Par goût, par modestie même, il ne se risquait pas volontiers dans les grands problèmes de la métaphysique pure. Il avait monté dès sa jeunesse jusqu’à la source un peu froide, mais limpide et transparente, de la philosophie écossaise; plus tard, il ne remonta guère au-delà. Ce fut un des caractères de son ingénieuse et fine philosophie; elle se défiait des vastes horizons; elle restait volontiers au bord de l’infini sans oser s’y aventurer.

Je devais ce souvenir à ce philosophe distingué qui m’avait fait l’honneur, une première fois, de m’appeler à la suppléance de sa chaire, et qui semblait ainsi m’avoir désigné pour lui succéder plus tard. Ce nom, je le crains bien, est en train d’être un peu oublié des nouvelles générations, et pourtant il mérite de ne pas l’être : il serait digne de survivre à bien des renommées plus bruyantes et plus spécieuses. Mais, dans le temps où nous sommes, où la vie est si rapide et comme entraînée d’un mouvement vertigineux, où les idées elles-mêmes vont si vite, paraissant sur la scène de l’histoire et en disparaissant comme de vrais personnages de théâtre, vingt années sont une éternité. C’est à nous, qui nous souvenons, d’avoir le culte de nos chers morts et de l’entretenir. Je n’ai pas failli à ce devoir. Toutefois, quand je succédai à M. Garnier, je ne me crus pas obligé de continuer exactement le même genre d’enseignement. On n’hérite pas d’un genre d’esprit comme on hérite d’une chaire. Une méthode, en philosophie, c’est presque toujours la personnalité même du philosophe. Je compris que le meilleur moyen de profiter de ce noble exemple, c’était de tenter librement ma voie, sans prétendre ramener mes auditeurs dans celle où M. Garnier avait si heureusement conduit plusieurs générations de disciples. Avant tout, il faut que chacun reste dans la mesure de ses forces et dans les conditions de son esprit. Le peu qu’il est vaut toujours mieux que ce qu’il voudrait et ne pourrait pas être.

Ai-je eu raison de penser ainsi et de me tracer cette règle de conduite? Peut-être est-ce aujourd’hui l’occasion de me le demander. Peut-être, à ce point où j’en suis d’une carrière déjà longue, n’est-il pas sans quelque intérêt pour ceux qui ont bien voulu me suivre jusqu’à ce jour, que je me retourne vers l’espace parcouru pour compter sur ma route les stations traversées, les sujets traités, les problèmes étudiés ; que je jette sur le passé de cet enseignement une sorte de vue d’ensemble, que je fasse quelque chose comme un examen de conscience philosophique. Il peut être bon, en toute carrière, de s’interroger de temps en temps sur ce qu’on a voulu faire, d’y comparer ce qu’on a fait réellement, de confronter les espérances conçues d’abord avec les résultats finalement obtenus, et quand même on devrait être confondu de la banqueroute de ces espérances et de la pauvreté de ces résultats, cet examen de soi-même aurait encore son utilité si l’on y peut constater l’effort accompli : la bonne volonté seule dépend de nous; c’est tout ce que le public a le droit d’exiger de nous, mais il a ce droit. Particulièrement dans ces hautes chaires de l’enseignement, dont nul ne saura jamais, — sauf ceux qui en ont porté le poids, — ce qu’elles coûtent d’efforts et de soucis à qui veut les remplir avec honneur, il est certain qu’on encourt certaines responsabilités : il faut les poser nettement devant soi et les regarder en face. En même temps, c’est une occasion toute naturelle d’éclaircir certains malentendus amenés par le choc des doctrines qui parfois représentent le conflit des hommes plus encore que celui des idées, de répondre à certaines préventions par l’exposé sincère de ce qu’on a voulu faire, et, sinon de désarmer des adversaires systématiques, du moins d’éclairer ceux qui cherchent la vérité sur le mérite et la suite des intentions, sur le degré d’activité appliquée à la poursuite de certaines fins, sur la valeur de ces fins elles-mêmes. C’est à ceux-là que je m’adresse.

A ce propos, on nous permettra de relever une de ces erreurs involontaires et généralement accréditées, un de ces malentendus de l’opinion dont la sincérité n’est pas toujours évidente, bien que l’origine en soit assez spécieuse, et qui, à cause de leur vraisemblance, tendent à s’établir d’une manière durable. Je veux parler de l’influence de M. Cousin sur la philosophie et l’enseignement des hommes de mon âge. On croit que cette influence était très grande sur eux, dominatrice même. On se trompe d’une génération. La plupart de ceux qui sont entrés dans la vie d’homme vers 1850 ont très peu connu M. Cousin et n’ont entretenu avec lui que des relations assez rares. Certes personne ne me surprendra jamais à parler de ce maître illustre qu’avec la plus grande déférence et la plus sincère admiration, Mais la vérité a ses exigences : elle veut qu’on tienne compte de la diversité des circonstances, de la variété des esprits, des hasards mêmes, bons ou mauvais, qui ont présidé à leur formation. Depuis la révolution de 1848, sauf quelques rares apparitions au dehors, comme il en fit une dans la grande commission qui élabora la loi de 1850, M. Cousin vivait loin des luttes quotidiennes ; il avait renoncé à toute ingérence dans le gouvernement de la philosophie, si ce n’est par quelques conseils donnés de loin en loin. Retiré au fond de la Sorbonne, dans quelques chambres dont la seule décoration était une bibliothèque composée avec une sollicitude infinie et une passion éclairée, il y passa les dix-sept dernières années de sa vie, tout le temps du moins que lui laissait de libre, chaque année, son séjour dans le Midi, rendu nécessaire par l’affaiblissement de sa santé. Il y vivait, puissant encore par la pensée, à laquelle la méditation et l’étude apportaient un rajeunissement perpétuel, par sa conversation étonnante d’aperçus et inspiratrice au plus haut degré, par sa parole, dans les occasions où elle avait à se produire, tenant toujours, avec une sorte d’autorité consentie par ses confrères, l’empire de la philosophie à l’Institut, beaucoup moins au dehors, presque pas dans l’université. Il était loin d’approuver tous les mouvemens d’idées qui s’y produisaient. Est-il vrai, d’ailleurs, qu’il eût gouverné jamais, autant qu’on s’est plu à le dire, la philosophie proprement dite? L’enseignement secondaire, assurément, ce qui est bien différent et peut-être nécessaire; non l’enseignement supérieur, encore moins les consciences et les âmes. Des noms comme ceux de Jouffroy, d’Adolphe Garnier, de Vacherot, de Ravaisson sont là pour répondre du degré d’indépendance qu’il était permis à des philosophes universitaires de conserver, même dans ces générations antérieures à la nôtre et qui vivaient avec lui, près de lui, dans le voisinage immédiat de sa redoutable influence, sans trop en souffrir.

Osons dire ouvertement ce que nous pensons de M. Cousin, de son action sur les idées au XIXe siècle, et dans quelle mesure nous croyons l’avoir nous-mêmes subie. Nous ne diminuerons pas M. Cousin, bien au contraire; nous l’établirons d’autant plus solidement dans le domaine où il était le maître incontesté, que nous en marquerons plus nettement les limites, qui sont restées toujours un peu flottantes dans l’opinion publique. Au fond, et pour ceux qui connaissent les grands courans intellectuels du siècle, les directions principales des idées, contrairement à ce que l’on entend affirmer chaque jour, M. Cousin n’a pas créé d’école. Maine de Biran en a créé une, qui vit encore; Jouffroy en a créé une. M. Cousin n’a pas eu d’école, parce qu’il n’a pas eu un système qui lui fût propre. Après avoir erré curieusement sur les frontières de l’école écossaise, qui venait d’être révélée à la France par M. Royer-Collard, après avoir pénétré, à la suite de Maine de Biran, « dans les galeries souterraines de la psychologie, » après s’être fixé quelque temps, par une sorte d’attraction irrésistible, dans les grandes spéculations de l’idéalisme hégélien, étudiées à leur source pendant ses deux voyages en Allemagne de 1817 et de 1824, il avait fini par se réfugier dans une sorte de spiritualisme vague et noble, composé pour une part d’idées empruntées à Descartes, pour une autre part de théories empruntées à Leibniz ; il en avait fait, avec quelques belles aspirations platoniciennes, une doctrine d’enseignement plus que de recherche proprement dite, où se distinguait un seul trait bien précis, bien personnel, l’attachement à la méthode psychologique comme au véritable et unique fondement de toute philosophie. Au vrai, la grandeur de M. Cousin n’est pas là; ce qu’il a créé est ailleurs. Il est un admirable historien de la philosophie. C’est de là que relèvent et sa véritable originalité dans ’e monde des idées, et sa grande influence sur les esprits de son temps.

S’il y a quelque justice à espérer, tel est le témoignage que la postérité rendra à M. Cousin, en dehors de tout parti-pris et de toute querelle misérable d’école. Ce n’était pas l’établissement d’un système nouveau que saluaient les applaudissemens enthousiastes de la vieille Sorbonne dans les cours mémorables de 1828 et de 1829; c’était la révélation du grand drame des idées sur la scène de l’esprit humain, ouverte par de larges échappées et de vastes aperçus. C’était là ce qui ravissait légitimement nos pères.

On n’avait jusque-là rien connu, rien entendu de semblable : les belles spéculations conçues dans les calculs profonds de la raison ou dans l’ivresse du génie venaient se peindre et se colorer dans les magnificences d’une parole inspirée. Il semblait que l’esprit humain retrouvât la conscience de lui-même, longtemps égarée et dispersée à travers les systèmes. Tel était le vrai sens de ce fameux mot d’éclectisme dont on a tant abusé contre M. Cousin. C’était la parenté des doctrines, attestant la nature et l’origine de la raison humaine et se reconnaissant à travers les diversités, les contradictions apparentes des civilisations et des hommes. Je ne sais quelle vision sublime du progrès apparaissait aux esprits, dans cet enchantement réciproque de l’auditoire et du maître. Que d’espérances confuses! que d’élans vers l’avenir ! Combien de nobles idées et aussi de rêves généreux sortaient, comme en essaims, des ombres émues du vieil édifice, et de là se répandaient sur les générations nouvelles en France et en Europe ! Chaque siècle a sa jeunesse et comme son printemps. C’était vraiment alors la jeunesse du XIXe siècle. Travail magnanime, vaillans et longs espoirs, animés par des volontés enthousiastes, tout cela n’a pas été stérile. Dans ce temps-là, l’Allemagne écoutait curieusement ce grand bruit des idées qui s’agitaient en France. Goethe vieillissant, mais tenant toujours son génie en éveil, recueillait les échos qui arrivaient à Weimar du Museum, de l’institut et de la Sorbonne.

Depuis ce temps, dans toutes les directions de l’histoire philosophique, d’immenses travaux ont été faits, de grands progrès ont été accomplis en Allemagne et en France avec une érudition plus profonde et plus sûre. Mais si l’on a pu contester à M. Cousin la nouveauté de son œuvre dogmatique, ce que la violence des plus injustes réactions n’a pu et ne pourra jamais lui ravir, c’est l’honneur d’avoir le premier, de ce côté du Rhin, appliqué la critique historique aux origines et aux grandes manifestations de la pensée humaine, d’en avoir exploré les sources principales, expliqué et suivi les évolutions diverses, d’avoir enfin provoqué autour de lui des recherches dans tous les sens, des découvertes, des travaux dont quelques-uns sont devenus à leur tour des modèles. Il excitait les autres et s’excitait lui-même sans fatigue et sans trêve dans cette voie.

De là cet édifice perpétuellement accru de son œuvre historique se produisant non-seulement dans une série régulière de leçons, mais dans un grand nombre de monographies, d’introductions, d’argumens, des fragmens sur tous les grands sujets de l’histoire de l’esprit humain, dans la traduction devenue classique de Platon, dans les éditions savantes de Proclus, d’Abélard, de Descartes, de Maine de Biran, dans des morceaux qui sont de purs chefs-d’œuvre, comme la notice sur Xénophane et le récit du voyage en Allemagne. Autour de lui et sous sa vive impulsion, des esprits distingués renouvelaient certaines parties de la science : Aristote, Platon, les stoïciens, l’école d’Alexandrie, Spinoza, Kant, étaient soumis à des études régulières et de plus en plus approfondies. La rigueur croissante de l’analyse et de la critique s’étendait chaque jour sur de plus vastes régions de l’antiquité, du moyen âge, des temps modernes. Dans le même temps, en dehors de la direction de M. Cousin, mais concourant à son œuvre, de savantes recherches sur les langues, les civilisations, les philosophies religieuses de l’Égypte, de l’Inde et de l’Orient, depuis Colebrooke jusqu’à Abel Rémusat et Eugène Burnouf, depuis Champollion jusqu’à Letronne, depuis Lepsius jusqu’à Mariette, toutes ces découvertes ouvraient la voie aux investigations philosophiques ; des mondes tout nouveaux apparaissaient dans un passé qu’on croyait presque fabuleux, et s’ouvraient de toutes parts à l’appel de la philologie, de l’archéologie, de l’ethnologie comparées, devant la science allemande et devant la science française devenue sur certains points sa rivale, sur d’autres son initiatrice. A la suite de ces conquêtes de l’érudition, la critique philosophique s’avançait d’un pas plus assuré dans ces régions, où elle avait à recueillir de précieux témoignages sur les origines de l’esprit humain, plus près des sources de l’histoire, là où la science place le berceau de l’humanité pensante.

Ce fut vraiment l’œuvre grande et durable de M. Cousin. Il ne faut pas la déplacer de peur de l’amoindrir ; mais il serait inique de refuser à un tel maître un grand rôle, celui d’initiateur à la philosophie, de révélateur des systèmes. Il propageait avec une verve admirable le goût des recherches et la passion des idées. Dans sa conversation toujours un peu solennelle et dramatique, il excellait à peindre les philosophes d’un mot, d’une grande image, souvent d’un grand geste qui complétait la pensée : l’histoire de la philosophie, ainsi animée par de si vives couleurs, devenait pour emprunter aux rites grecs leur beau langage, je ne sais quelle théorie sacrée qui s’avançait à travers les siècles, auguste et sévère comme la science, réelle et mouvante comme la vie. Chaque personnage de cette théorie était une idée sans doute, mais une idée qui avait vécu sous les traits d’un homme et qui avait reflété en lui quelque chose de son immortelle beauté. Ce qui valait mieux qu’une doctrine définie, ce qui agissait souverainement sur tous ceux qui approchaient de M. Cousin, c’était cette âme de feu qui aimait à se communiquer par la parole. Il avait le don de l’enthousiasme ; il en avait l’art aussi. Tel qu’il était, il fut vraiment un inspirateur.

Mais voici que, vers les dernières années de sa vie, un grand mouvement de curiosité vers les sciences de la nature se produisit parmi les générations nouvelles qui arrivaient à la vie philosophique. M. Cousin y resta étranger, et dès lors sa part d’influence, subsistante encore et gardée par son grand talent, se restreignit sensiblement. Sans rester en dehors des découvertes de la science positive, il se défiait du trouble profond que certaines illusions, nées de cette science, pouvaient produire dans la conscience et la raison publiques; il en redoutait le contact avec la philosophie, il se tint à l’écart d’elle dans un isolement volontaire et quelquefois attristé. Bien au contraire, le caractère marqué de la génération philosophique qui s’emparait alors de l’enseignement était cette vive préoccupation de la grandeur croissante et du progrès de ces sciences. C’est là qu’attirés par les découvertes chaque jour accrues sur les diverses manifestations de la vie ou les grandes lois du mouvement, ils établissaient un de leurs foyers d’études. Il ne s’agit pas, bien entendu, de comparer les talens nouveaux avec ceux qui les avaient précédés, mais seulement les tendances et les procédés. Or il est certain que les tendances avaient changé. Un irrésistible attrait précipitait les esprits vers les résultats généraux des diverses sciences, vers les grandes hypothèses qui naissaient de toutes parts. Rien ne pouvait plus modifier ou faire refluer ce courant. C’était un travail de synthèse nouvelle qui s’imposait aux anciens dogmatismes; ils étaient tenus de se renouveler sous peine de perdre toute leur action sur les esprits. Il résulta de ce mouvement un classement nouveau des écoles et des hommes. Le dogmatisme de M. Cousin était trop vague pour offrir un terrain solide de conciliation. Plusieurs d’entre nous remontèrent jusqu’à la psychologie profonde de Maine de Biran pour y chercher un point d’appui inébranlable. Quelques-uns se pénétraient de l’excellente méthode de Jouffroy et tentaient de l’appliquer, avec plus ou moins de chances de succès, à la situation nouvelle de la philosophie; un grand nombre allaient droit au dynamisme de Leibniz et essayaient d’en tirer les principes du spiritualisme renouvelé. D’autres enfin, à leurs risques et périls, cherchaient à se faire une méthode et une doctrine personnelles, cherchant un refuge dans une sorte d’idéalisme esthétique, à une hauteur d’où ils dominaient la nature et lui imposaient l’harmonie souveraine et la beauté de leurs conceptions. — Et tout à côté de ces tentatives transcendantes, s’annonçait déjà par quelques essais cette psychologie expérimentale ou même physiologique qui devait prendre plus tard un si grand développement.

Tel était l’état de dispersion intellectuelle des esprits il y a une vingtaine d’années. A cette époque, chacun cherchait librement sa voie, et des sectes diverses apparaissaient de toutes parts dans l’ancienne école spiritualiste, profondément divisée. Qu’il y eût des inconvéniens dans une pareille situation, cela n’est pas douteux; mais comment les empêcher de se produire? Ils subsistent d’ailleurs, ils vont même en s’aggravant, à l’heure qu’il est, où il n’est pas rare de voir, dans certains établissemens (même d’enseignement secondaire), des chaires voisines consacrées à des doctrines contradictoires. Mais, à ce nouvel état de choses, l’enseignement supérieur a gagné le droit de répondre victorieusement à un reproche qui lui était souvent adressé autrefois et qui n’aurait plus de raison d’être aujourd’hui. On accusait la philosophie enseignée dans les chaires de l’état d’être une philosophie officielle; c’était le grief favori, en apparence légitime, de certains adversaires, dans le temps où la philosophie était gouvernée ou avait l’air de l’être. Cette accusation n’a plus de motifs, et si on la renouvelle encore, c’est sans conviction, et pour n’en pas perdre l’habitude. D’ailleurs, aujourd’hui, la concurrence des doctrines existe; sous certaines conditions, très faciles à remplir, toute idée peut arriver à la parole et même à l’enseignement public, et, de fait, dans ces derniers temps, plusieurs chaires se sont élevées en l’honneur des philosophies les plus opposées à la nôtre[2]. Nous sommes loin de nous en plaindre, nous constatons le fait. Quant à cette philosophie que nous enseignons et dont le caractère est bien connu, parce qu’il ne s’est jamais dissimulé, à quel titre serait-elle officielle ? Dans quel laboratoire secret, dans quel cabinet politique a-t-elle bien pu être préparée, édictée? Où sont les oracles qui ont parlé ? Dans cette mobilité des pouvoirs publics qui se sont succédé depuis vingt années, lequel aurait jamais pu avoir non-seulement l’ambition morale, mais le temps matériel de dicter des mots d’ordre ou même d’inspirer un mouvement d’idées dans l’enseignement supérieur? S’il y avait une inspiration officielle, nous craindrions fort de n’être pas toujours d’accord avec elle. Mais la vérité est qu’il y en a pas et qu’on nous laisse libres. Cette liberté de l’enseignement dans les chaires publiques de l’état, nous l’avons goûtée et reconnue sous les régimes divers qui se sont succédé depuis vingt ans. C’est un témoignage qu’il ne me coûte pas de rendre.

Ce qui m’attirait particulièrement, ce qui me paraissait digne de remplir une vie philosophique, c’était de mettre la psychologie et la métaphysique à l’épreuve des idées nouvelles et de rechercher si, en effet, comme on le prétendait, la science de la nature, réduite à elle seule, apportait quelque base solide de reconstruction pour la raison et la conscience humaines, menacées ou détruites dans leurs fondations anciennes. Ce fut là le but constant de mes méditations, l’objet assidu de mes travaux. C’est avec cette méthode d’enquête perpétuelle sur les résultats et les conséquences authentiques des sciences que j’abordai l’exposition de mes idées. J’estimais que c’était à la fois une manière de faire subir à mes convictions personnelles une contre-épreuve utile et peut-être aussi une manière de renouveler les aspects des questions et de varier les démonstrations anciennes en les serrant de plus près.

Je vais tâcher de donner une idée de ce travail tel que je le conçus et que je le poursuivis obstinément. On comprend qu’il ne s’agit pas ici de résumer un cours qui a duré à travers un si long espace de temps sur des sujets variés et renouvelés chaque année. Je ne voudrais qu’en indiquer l’esprit, la tendance et la méthode, essayant de reconstruire l’ordre logique, sinon l’ordre chronologique de ce cours, la série et l’enchaînement des idées, sans m’attacher à la distribution plus ou moins accidentelle des questions, que je prenais le plus souvent dans les préoccupations les plus vives et les plus actuelles de l’esprit public. Il y avait là des indications précieuses et des symptômes dont nous avons toujours pensé qu’il fallait tenir compte. Sans aller jusqu’à dire que les questions changent en philosophie, on peut affirmer pourtant que l’intérêt des questions se déplace et, sans que l’on doive suivre dans ses fantaisies la mobilité du goût public, peut-être n’est-il pas mauvais de consulter, dans une certaine mesure, les inquiétudes ou les curiosités de la raison générale. Ce n’est pas au hasard que se déterminent, dans l’atmosphère des idées, ces grands courans qui les emportent dans des directions fixes pendant des périodes plus ou moins longues. Ces variations, quelque capricieuses qu’elles paraissent être au premier abord, au fond sont réglées par des lois fort délicates, qui, pour n’être pas réductibles à des formules exactes, n’en sont pas moins souverainement agissantes et se font sentir aux esprits mêmes qui prétendent s’y dérober par l’indépendance ou la hauteur de leur raison solitaire.

J’ajoute que cette méthode qui nous a guidé dans nos investigations ne se borne pas à la consultation des écoles philosophiques. La philosophie ne se fait pas tout entière dans ces écoles; elle est partout; elle est à l’état diffus dans l’atmosphère d’un temps; elle préside aux révolutions du goût; elle est dans telle ou telle tendance de la littérature; elle est dans les mouvemens religieux d’une époque, elle est dans la poésie même ; chaque école de poésie contient une métaphysique qu’il s’agit d’en extraire pour bien comprendre la poésie elle-même. Elle est dans les formes variées de la vie, dans la manière dont on la sent, dont on la comprend, dont on l’exprime, dont on en jouit ou dont on en souffre. Chacun de nous (surtout dans ce temps de libre individualisme) n’a-t-il pas sa façon de se poser dans le monde, en face de la grande énigme, de concevoir les choses et leur principe? C’est là, au cœur même de l’humanité contemporaine, que j’ai tâché de poursuivre les grandes manifestations de la pensée. Ainsi entendue, la philosophie réelle s’étend bien au-delà des bornes étroites où l’on prétend trop souvent l’enfermer. Elle est affaire de conscience autant que de science, affaire d’âme autant que de système ; une école n’en est que l’expression dogmatique et fixée ; elle est vécue avant d’être pensée. Quoi de plus curieux, par exemple, que le tableau des opinions philosophiques et religieuses qui agitent et passionnent l’Angleterre, tel que nous le retracent les meilleurs observateurs, ce mouvement vers l’agnosticisme, qui est un des signes irrécusables du temps? Il faut essayer de comprendre ce que c’est qu’un pareil état d’âme; il faut le traduire, l’interpréter, en analyser les causes durables ou momentanées. C’est dans ces perceptions vives de l’état des esprits que réside le sens philosophique par excellence, et c’est à y correspondre le mieux possible qu’un maître de l’enseignement public doit, à ce qu’il me semble, s’attacher s’il veut être vraiment utile à ses auditeurs, s’il veut être écouté, s’il veut combattre pour ou contre des idées vivantes et non pas mener éternellement le même et stérile jeu d’une dialectique vaine autour des fantômes d’idées mortes.

Au fond, sous des formes très variées, ce qui préoccupe particulièrement les esprits depuis un quart de siècle en France, ce qui nous a préoccupé constamment depuis que nous avons pris possession de notre enseignement, c’est le grand procès institué par la science positive contre la métaphysique. Ce procès est le résultat inévitable du développement illimité qu’ont pris, de notre temps, les sciences de la nature, appuyées sur des méthodes infaillibles de découverte et de vérification, sur des expériences qu’on peut conduire à un point de précision tel que chaque progrès est définitivement acquis et n’est qu’un passage à de nouveaux progrès également assurés. On en est venu tout naturellement à se dire que les sciences de l’esprit, qui n’avancent pas de la même manière, ne sont réellement pas des sciences. Et de là cette question, presque universellement posée sous des formules qui varient à l’infini : « Le monde tel qu’il est aujourd’hui déployé devant la science expérimentale, dans la variété si compliquée de ses phénomènes, ne s’explique-t-il pas naturellement par la seule vertu de lois permanentes, ne dérivant que de soi, expression mécanique ou dynamique (la question est réservée) des actions et des réactions qui se passent dans l’infinie multitude des élémens d’une matière éternelle (réelle ou idéale), éternellement en mouvement ? À quoi bon chercher au-delà ? Le vrai domaine de la réalité, c’est-à-dire de la nature, c’est la sphère du déterminisme. Qui dit nature, au sens rigoureux du mot, dit enchaînement nécessaire de faits et de lois. Là où la nécessité, où l’enchaînement des faits, dans une série continue dont chaque terme appelle l’autre, n’apparaît pas clairement à l’esprit, c’est que la science positive n’a pas encore pénétré jusque-là. Un nouveau progrès de cette science rétablira l’anneau qui manque dans cette chaîne immense, par laquelle tous les phénomènes sont reliés et communiquent entre eux, depuis les dernières et les plus humbles manifestations de la chimie inorganique jusqu’aux modes les plus élevés de la pensée. Dès lors, à quoi bon la métaphysique, cette prétendue recherche des premiers principes dans l’ordre de la pensée et des premières causes dans l’ordre de l’être ? Que peut être cet ordre supérieur de réalités que vous appelez intelligibles, parce qu’elles n’ont rien de réel, et qui échappent non pas seulement aux prises actuelles, mais aux prises possibles du déterminisme scientifique? Cette métaphysique dont vous nous parlez sans cesse depuis Platon et Aristote, sans y avoir ajouté ni une analyse ni une démonstration, c’est, ou bien un système étrange d’hallucinations liées, ou bien un art ingénieux de constructions libres dans l’idéal, c’est-à-dire dans le rêve. « Cela se répète depuis nombre d’années, cela se généralise comme un axiome devenu incontestable. Et l’on ajoute, sous forme d’épilogue, comme une preuve expérimentale à l’appui, que d’ailleurs, à voir le mouvement des sciences philosophiques et les progrès de celles qui sont susceptibles d’en faire, comme la morale et la psychologie, à mesure qu’elles tendent à se constituer, elles se détachent de la philosophie proprement dite et deviennent positives, de sorte que la philosophie voit de jour en jour son domaine se restreindre; elle se réduira bientôt à ce qui ne peut être déterminé, c’est-à-dire scientifiquement connu. En résumé, la métaphysique, qui est la plus haute partie de la philosophie, n’est-elle, comme le prétendent les nouvelles écoles, que la région de l’inconnu pur, ou, si l’on veut, par une dernière concession de mots, de l’inconnaissable ?

Et, ce qui est un autre aspect de la même question, la science positive peut-elle, comme on l’affirme autour de nous, par ses seules forces et ses seules lumières, constituer une conscience nouvelle pour remplacer celle qu’elle vient détruire, faire une civilisation toute neuve au lieu de celle que nous avons et qui est saturée de spiritualisme latent, recréer enfin une humanité à son image ?

Voilà le problème primordial que nous avons eu constamment devant les yeux, le point central d’où a rayonné, depuis le premier jour, tout l’effort de notre enseignement. Nous nous sommes demandé s’il était vrai qu’une incompatibilité de nature, un antagonisme irréductible existât entre la science de la nature et les sciences philosophiques, et que l’esprit scientifique proprement dit exclût radicalement toute métaphysique. On n’attend pas de nous que nous entrions dans le détail de la longue controverse établie sur ce point essentiel. Mais il nous sera permis de rappeler que nous avons réagi de toutes nos forces contre ce prétendu antagonisme, tout artificiel, qu’on a voulu nous imposer comme un axiome et qui est l’œuvre d’esprits systématiques. Nous avons établi une distinction nécessaire, sans laquelle tout n’est que malentendu, entre la science positive et le positivisme, qui a souvent profité de l’analogie des noms pour créer une confusion regrettable d’idées. La science positive est l’étude expérimentale des faits et des lois qui peuvent être positivement constatés, des faits et des lois de la nature physique. Le positivisme semble d’abord être cela, n’être que cela, et, de fait, il est toute autre chose. Il est la même chose, en un sens, parce qu’il a le même contenu que la science positive; mais il est autre chose en ce sens qu’il déclare qu’au-delà de ce contenu il n’y a plus rien à chercher, plus rien même à savoir; qu’il n’y a pas d’autres faits à connaître, pas d’autres lois, pas d’autres réalités que celles-là, pas d’autre ordre de connaissances. On voit apparaître clairement la différence. La science positive est l’ensemble des connaissances vérifiables par l’expérience et par le calcul ; le positivisme consiste essentiellement dans la négation ou l’exclusion de tout ce qui dépasse cette nature visible et sensible; il borne la philosophie aux résultats systématisés de l’expérience, aux faits principaux de chaque science, coordonnés hiérarchiquement dans un certain ensemble. L’essence du positivisme est là et non pas ailleurs: il déclare fermées toutes les questions de causes et de fins, voilà son trait caractéristique. C’est donc le positivisme qui se porte l’adversaire irréconciliable de la métaphysique, ce n’est pas la science positive elle-même. Ce ne sont pas les vrais savans, les savans désintéressés et sans parti-pris, qui rejettent cet ordre de questions hors de l’esprit humain. Ce n’est pas le véritable esprit scientifique qui déclare la chimère ou le néant de ces recherches; c’est le positiviste, qui déjà n’est plus dans les vraies conditions d’impartialité du savant, puisqu’il est philosophe plutôt que savant, et qu’il a pris position d’avance.

Nous avons traité cette question capitale à plusieurs reprises, et avec étendue. Nous avons essayé de démontrer, par des analyses et des exemples dont le détail serait infini, que la science de la nature, quelque sévère qu’elle soit dans sa méthode et son contenu, n’exclut pas la recherche des principes et des causes, ne ferme pas les questions de cet ordre, ne contient en soi rien d’incompatible avec elles, seulement qu’elle déclare que ce n’est plus là son affaire, que ses procédés ne vont pas au-delà de ce qui est positivement déterminé et vérifiable. Cela, nous le savions déjà, et l’on ne nous refuse rien en nous refusant l’application des procédés positifs dans un ordre de recherches qui ne les comporte pas. Mais, à notre tour, tout en reconnaissant l’indépendance de fait de la science positive, nous avons montré que, théoriquement, elle ne se suffit pas pour se constituer. Elle tient à la métaphysique par ses postulats, qui dépendent des lois formelles de la pensée ; elle plonge par ce côté-là ses racines dans l’indéterminable. Elle y touche par certaines idées, dont l’expérience ne rend pas compte, mais au contraire qui la guident et la devancent ; elle y aspire par certaines conclusions implicites, par certaines inductions qui naissent spontanément des derniers résultats de la science. Enfin, tout en se dispensant de les traiter elle-même, elle reconnaît volontiers que, sur tous les points de l’immense circonférence qui renferme son domaine et son action, s’élèvent irrésistiblement et légitimement certaines questions qui ne sont pas de sa compétence, il est vrai, mais qu’elle ne se reconnaît pas le droit d’interdire et qui sont précisément la métaphysique.

Personne, parmi les savans de notre temps, n’a eu un sentiment plus vif et plus délicat de cette distinction essentielle que l’illustre et regretté Claude Bernard. Certes, aucun savant n’énonçait et ne pratiquait plus sévèrement que lui les conditions du déterminisme scientifique. Il déclarait hautement que l’essence des choses doit rester ignorée à la science positive ; que nous ne pouvons connaître (expérimentalement) que les relations des êtres et les résultats de ces relations, que le but scientifique est atteint quand nous avons trouvé la cause prochaine du phénomène étudié, en déterminant les conditions et les circonstances dans lesquelles il se manifeste. Et c’est justement qu’on l’applaudissait quand il résumait ses principes et sa méthode dans cette vive image : « Je mets le spiritualisme et le matérialisme à la porte de mon laboratoire. » Il avait raison. Ni le matérialisme, ni le spiritualisme ne sont affaires de laboratoire. Il n’avait et ne pouvait avoir qu’un objet et un but, l’étude des faits, sans penser aux conséquences prochaines ou possibles. Mais, hors de son laboratoire, le savant reprend tous les droits que lui confère sa libre raison, en particulier le droit de philosopher pour son propre compte, et il en use. Claude Bernard ne s’en privait guère, et rien n’était plus piquant que cette alternative du penseur et du savant qui se succédaient en lui, l’un avec une précision inflexible, une probité incorruptible d’expérimentateur, l’autre avec une hardiesse réfléchie et grave qui ne croyait pas déroger à la science positive en la complétant par de magnifiques inductions. Un jour que je l’écoutais avec une curiosité émue, tandis qu’il m’exposait, dans une liberté superbe de spéculation, les conceptions les plus hautes sur les origines des êtres : « Mais c’est de la métaphysique que vous faites là ! » m’écriai-je. — Assurément, me répondit-il, et je vais aussi loin que possible dans cet ordre d’idées auquel je crois d’une autre manière, mais tout autant qu’à l’ordre des faits dont je m’occupe tous les jours. La question est de ne pas mêler les méthodes. » Pour lui, c’était la sollicitation de ces idées supérieures qui gouvernait la science de la nature à son insu, qui dirigeait les expériences et suggérait les découvertes. C’est ce qu’il exprimait d’une manière hardie, montrant à quel point l’esprit mêle son activité originelle à l’interprétation des faits, pour leur faire produire tout ce qu’ils contiennent : « On peut dire que nous avons dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature ; mais nous n’en connaissons pas la forme. » La science de l’esprit est tout entière en germe dans cette belle parole. Nous avons le sentiment des lois de la nature, c’est-à-dire l’intuition de l’ordre, mais non encore à l’état explicite et clair. Ici comme ailleurs, nous portons avec nous et en nous l’idée directrice; l’expérience nous fournit l’occasion et la matière des déterminations de cette idée. Or, comment ce rapport entre les conceptions idéales de l’esprit et les lois de la nature pourrait-il exister, si ce n’est par l’effet de quelque harmonie préexistante entre le monde et l’esprit humain? Si l’ordre réel est deviné, anticipé d’une certaine manière par la pensée, d’où vient cet accord? Peut-il être l’effet d’une coïncidence fortuite? Ce serait le plus étonnant miracle du hasard. Goethe, avant Claude Bernard, avait été frappé de ces effets de coïncidence inexpliquée ou d’harmonie souveraine entre les lois de la pensée et les lois de l’être. Il n’hésite pas à dire, dans ses Aphorismes, que « ces idées révélatrices sont la réalisation remarquable d’un sentiment originel de la vérité, qui, longtemps cultivé en silence, conduit inopinément, avec la vitesse de l’éclair, à une conception féconde. » On n’échappe pas à cet ordre de questions, d’où naissent les plus hautes inductions. On ne les supprime pas non plus. Les nier, ce serait encore faire du dogmatisme, mais du dogmatisme à rebours. Toute la science positive peut se faire sans l’intervention de la métaphysique ; mais elle part d’un postulat, elle aboutit à une conclusion, qui n’est qu’une autre forme du même postulat, c’est que la raison de l’homme est faite pour comprendre la raison des choses et qu’elle ne peut être le dernier produit des lois du mouvement, puisque c’est elle qui nous le fait comprendre, qui en devine les formules et en devance les démonstrations, et qu’enfin la puissance de l’esprit qui crée la science prouve qu’il est d’une autre nature que l’objet même de cette science.

La conséquence de ce long débat était une foi profonde et raisonnée à l’accord possible de la science positive et de la métaphysique, la conviction qu’il n’y avait pas entre elles d’antagonisme véritable, et en même temps une tentative pour jeter les bases de cet accord entre les deux ordres de faits et de vérités, pour réconcilier non pas tous les savans, mais seulement les savans sans parti-pris avec les philosophes. Quelle sera la fortune de cette conciliation tentée par quelques penseurs de ce temps, avec qui nous nous rencontrons, il n’est guère aisé de le prévoir ; mais elle est possible et assurément elle est souhaitable, pour que la raison humaine ne se déchire pas elle-même dans une discorde éternelle. En même temps que se développait l’empirisme issu du grand mouvement scientifique du XIXe siècle, soit sous la forme du positivisme français, celui de M. Comte et de M. Littré, qui essayait, par un malentendu sincère, moins manifeste, de confondre sa cause et sa fortune avec celle de la science expérimentale, soit sous la forme du positivisme anglais, plus large, celui de Stuart Mill, celui d’Herbert Spencer, moins strictement emprisonné dans des formules négatives, et qui déploie une activité d’idées et une fécondité extraordinaires, soit sous la forme du monisme allemand, qui logiquement remonte à Spinoza, mais qui a oublié en route ses origines métaphysiques pour se renouveler et se rajeunir dans l’idée de l’évolution, pendant ce temps, une autre école, une par l’inspiration première, très complexe par ses manifestations, venait en aide à toutes ces tendances et en multipliait les effets en contribuant à désagréger et à dissoudre les anciennes doctrines. Je veux parler du criticisme, qui, en apparence, n’est guère moins hostile à la métaphysique que les sectes diverses qui se rattachent à l’école empirique. Issu de la Critique de la raison pure, il prétend, par l’analyse des formes et des lois de la pensée, la réduire à l’impuissance spéculative, et déconseille d’inutiles excursions dans la région inaccessible des principes et des causes, dans le monde des noumènes. Nous avons examiné avec la plus sérieuse attention cette direction très marquée de la pensée contemporaine. Nous l’avons étudiée dans quelques-uns de ses plus célèbres représentans. Nous avons réussi, je crois, à mettre en lumière ce fait considérable qu’aucune de ces écoles issues de Kant, qui nient la légitimité de la recherche métaphysique, ne s’en prive pour son propre compte, et que chacune d’elles reconstruit un dogmatisme complet à sa manière et à son usage. Cette recherche est tellement naturelle et nécessaire à l’esprit humain qu’elle renaît partout, sous les formes les plus imprévues, même chez les penseurs qui semblent le plus résolus à la proscrire. Chacun d’eux arrive à son heure et infailliblement à dogmatiser sur les principes des choses ou la raison de l’univers. C’est Kant lui-même qui reconstruit comme objets de foi morale les noumènes qu’il a logiquement détruits comme objets de raison. C’est Hamilton; personne n’a développé avec plus de vigueur que ce redoutable dialecticien la thèse de l’inconcevabilité de l’absolu, lequel étant par essence inconditionnel, exclut toute relation, toute détermination, et condamne à la contradiction toute raison qui croit le penser. Et c’est lui qui relève sous le nom de croyance ce qu’il a détruit sous le nom de connaissance. C’est M. Renouvier, un penseur âpre dans la critique, mais doué au plus haut degré de la faculté de l’analyse. Lui aussi a développé à sa manière, qui est profonde et forte, l’objection de Kant sur l’impossibilité de la métaphysique, déduite de l’analyse des lois de la connaissance; et quand il est arrivé au terme de son œuvre analytique, que l’on aurait tort de confondre avec le but qu’il poursuit, voilà qu’un changement imprévu se produit. Une théorie nouvelle s’élève, celle des inductions ou croyances rationnelles : l’idée de la personnalité, la perpétuité des personnes, les destinées individuelles, la réalité du libre arbitre. Dieu lui-même, la loi morale, élevée au-dessus de toutes les autres vérités de cet ordre et se portant garante de tout ce que nous pouvons atteindre en fait de principes. Voilà l’évolution de Kant accomplie chez les principaux représentans de sa critique. Au fond, qu’est-ce que cet ensemble de croyances rationnelles, ou cette foi philosophique, auxquelles tous finissent par revenir? N’est-ce pas l’énergique postulat de la raison qui réclame contre la destruction de ses objets propres ?

À cette descendance légitime de Kant nous avons rattaché une brillante école, non de logiciens, mais plutôt de philosophes de l’histoire, qui ont combiné avec un grand art l’objection kantienne, et spécialement les antinomies, avec le mouvement dialectique de Hegel et la formule flottante de l’universel devenir. On connaît les célèbres thèses à l’appui, la transformation des choses en leur contraire, l’avènement inévitable de chaque idée, chaque contraire ayant son moment historique, d’où le caractère relatif de toute vérité, la chimère d’une vérité fixe, la génération perpétuelle, dans la contradiction des faits, du beau, du bien et du vrai, qui ne sont pas, mais qui se font. Mais ces grands artistes ne se trouvent-ils pas sans cesse en contradiction flagrante? Ne cèdent-ils pas à chaque instant à l’attrait rétrospectif des croyances qu’ils ont eues, des opinions qu’ils ont traversées? Maintiennent-ils avec une rigueur absolue leur défiance de tout dogmatisme? Bien au contraire, ils emploient avec une sorte d’ingénuité, si ce mot convient à de tels raffinés d’esprit, ou si l’on aime mieux, avec une véritable condescendance pour le public, des expressions consacrées par les vieilles philosophies ou les vieilles religions, quitte à les expliquer dans des sens nouveaux, ou à sourire quand on s’y est trompé. D’ailleurs nous savons qu’eux-mêmes, dans leurs écrits, distinguent ce qu’ils appellent les certitudes, les probabilités, les rêves, et cela n’est-il pas une preuve que toutes les formes de la pensée humaine ne sont pas sur le même rang à leurs yeux, et qu’ils admettent bien des degrés dans l’erreur, ce qui n’est pas très éloigné d’un certain dogmatisme?

Qu’est-ce donc que tout cela? que signifie l’action perpétuelle de cet instinct qui ramène toujours la raison à dogmatiser, même quand elle a été dépouillée de ses motifs de croire par l’analyse la plus inexorable, et qui opère aussi sûrement sur les esprits les plus cultivés, sur les logiciens les plus rigoureux ou sur les dilettantes de la critique les plus exercés à n’être pas dupes? Ce n’est pas pour le vain plaisir d’élever des contradictions nouvelles dans le champ de la pensée et de mettre des philosophes aux prises avec eux-mêmes que nous avons fait cette recherche. Ce serait, en vérité, un médiocre résultat. Mais un but plus haut a été poursuivi par nous et, dans une certaine mesure, atteint : c’est la démonstration qu’aucune logique humaine, aucune dialectique, aucune critique, fût-ce même celle d’un génie tel que Kant, ne peut persuader à la pensée d’abdiquer la recherche des causes, même en la menaçant de poursuivre un éternel mirage. Un instinct rationnel, invincible comme tout ce qui constitue la nature de l’homme, la soutient contre tout effort et tout raisonnement de ce genre. Chercher toujours pour ne trouver jamais, voilà ce qui lui paraît impossible. Tout mouvement lui semble avoir nécessairement un but. Que si elle traverse les systèmes, les doutes et les contradictions, c’est pour arriver quelque part. Ce n’est pas la peine de penser, si l’on ne doit pas aboutir. Dans ce cas, ce serait le pessimisme qui aurait raison, c’est-à-dire l’univers absurde, la vie sans but, l’absence de pourquoi dans le monde : une solution sans doute ; mais quelle solution !

Une question intimement liée à celle-ci, c’est le genre de certitude propre aux vérités de l’ordre philosophique. Le malentendu qui rend ces vérités suspectes aux yeux de très honnêtes gens et d’esprits très sincères, tient à ce qu’on prétend exiger d’elles la même nature de certitude qu’on exige des sciences positives. C’est trop demander. Quand même la raison devrait s’éclairer, s’élever, acquérir une vue de plus en plus étendue des problèmes supérieurs, un tact de plus en plus précis de la vérité, quand la conscience devrait s’affirmer et s’assouplir jusqu’aux plus fines analyses, même à ce degré d’un perfectionnement inespéré de la méthode et des facultés qui l’emploient, jamais la science philosophique n’atteindra au même degré de rigueur que les autres sciences. Non pas qu’elle soit moins capable de certitude, mais la certitude qu’elle nous donne est d’un autre ordre. Cela tient à la nature des vérités qu’elle poursuit et qui est d’une tout autre essence, singulièrement plus complexe et plus délicate que celle des phénomènes physiques, ou bien encore celle des figures de l’espace et des quantités[3]. Nous avons essayé pendant toute une année, de montrer les conditions, les lois de ce genre de certitude, et de constituer sur des bases assurées la logique de la conviction dans cet ordre le plus élevé du savoir, en dehors de cette évidence positive qui enlève tout droit, tout prétexte même à la résistance, en dehors de cette rigueur absolue de raisonnement qui est irrésistible à la passion, à la mauvaise foi, à certains aveuglemens de nature et de système. La vérité philosophique exige, pour être saisie, les plus rares facultés d’intuition et d’analyse ; mais elle ne s’impose pas comme s’impose une propriété du triangle ou un théorème de mécanique. Tout l’appareil géométrique de l’Éthique ne change rien à la nature de la vérité que Spinoza croit saisir. Elle reste fluide, et jusqu’à un certain point libre, à travers tout ce rigide appareil, elle échappe à ces étreintes d’un procédé mathématique qui n’est pas à sa place. C’est la noblesse de la philosophie d’avoir des vérités de cet ordre; c’est son désavantage aussi aux yeux des esprits absolus qui n’admettent qu’un genre de démonstration; c’est aussi là souvent l’angoisse secrète et parfois le désespoir de ceux qui, jouissant pour eux-mêmes de cette clarté souveraine de l’évidence dans un certain ordre de problèmes, ne parviennent pas toujours ni à l’imposer aux esprits réfractaires, ni même à la communiquer avec cette même clarté aux intelligences qui la cherchent. Qu’en faut-il conclure, sinon qu’il y a d’autres sciences que la science positive, et que tout savoir ne doit pas être nécessairement mesuré au degré de vérification possible et soumis aux règles du calcul ?

Tel a été le programme très général de notre cours et l’esprit dans lequel ce programme a été rempli. Nous passerons rapidement sur les applications nombreuses et variées que nous en avons faites. Nous avons dû analyser les élémens irréductibles de nos intuitions rationnelles, les a priori qui sont le dernier fonds de la raison; nous avons cherché, sinon la vérification positive de ces intuitions, du moins leur confirmation dans l’histoire des religions, dans l’histoire de la philosophie, dans l’étude scientifique du monde. Nous avons fait converger ces longues études préliminaires vers cette double question : Y a-t-il de la finalité dans le monde, et à quel signe peut-on reconnaître qu’il y en a? Enfin, s’il y a une finalité instinctive, que prouve-t-elle? Peut-on admettre qu’il y ait dans la matière une finalité instinctive, qu’il y ait, comme on l’a dit, dans le premier atome un ressort de progrès qui soit le principe secret de ses métamorphoses, la première et la dernière raison de ses évolutions mystérieuses? Et nous avons amené le problème à ce dilemme fondamental : ou la nécessité mécanique à l’origine des choses ou plutôt sans origine des choses, ou la pensée au commencement du monde ; la nature éternelle et fatale, ou la raison souveraine, libre, créatrice; une matière, une force aveugle, ou Dieu. Alors nous avons eu à nous demander si ce concept de la cause première, qui fait si intimement partie de la substance intellectuelle et de la vie morale de l’humanité, est déclaré impossible par les sciences de la nature. C’est une contre-épreuve négative que nous devions tenter, une vérification, si l’on veut, par la science positive, en tant que cette science ne contient pas une contradiction manifeste à cette intuition de la raison qui est en même temps un élément essentiel de l’histoire. Cette règle nous a semblé la bonne et nous l’avons constamment appliquée. Nous n’avons pas subordonné la vérité métaphysique à la vérité positive et expérimentale. Nous n’avons pas fait dépendre nos convictions des décisions de la physique et de la chimie, qui n’ont pas à décider directement dans les questions de cet ordre; mais notre devoir était de rechercher s’il est vrai, comme on le prétend, qu’il y ait incompatibilité absolue entre les faits d’un certain ordre et les résultats de l’investigation métaphysique. Or, la conclusion d’une longue et patiente étude, notre conviction absolue a été qu’il n’y a sur aucun point contradiction, et que toute contradiction apparente s’évanouit sous un examen plus approfondi, devant un regard plus libre.

Notre principe à l’égard des sciences positives dans ce genre de problèmes a été celui-ci : discerner en elles ce qui est un fait ou une loi de ce qui n’est qu’une assertion pure ou une hypothèse; laisser dans cet ordre de questions la parole entièrement libre et la dernière conclusion aux savans spéciaux ; nous bien garder de prendre parti dans telle ou telle controverse particulière (comme celle des générations spontanées ou celle de la métamorphose des espèces), par une sorte de prédilection périlleuse pour les inductions et les conclusions qui en peuvent être tirées. Or, en suivant ces principes, ce qui nous a paru évident, c’est que, quoi qu’il arrive, quelles que soient les révolutions de la science future, l’ensemble des phénomènes qu’elle étudie, le monde restera toujours ce que les Grecs ont appelé d’un si beau nom le Cosmos, c’est-à-dire un tout ordonné, conséquent, logique, parfaitement intelligible en soi, de plus en plus intelligible à mesure que le génie monte plus haut et s’avance plus loin ; enfin que l’esprit scientifique ne contredit en rien une pareille espérance. Qu’est-ce, en effet, que le véritable esprit scientifique, sinon la perception de la raison des choses, de la liaison des phénomènes, de l’ordre progressif des formes et des êtres, la contemplation expérimentale de l’harmonie universelle? Quoi qu’il arrive, on peut être assuré que ces bases ne seront point ébranlées ; l’étude du monde, à mesure qu’elle sera plus approfondie, confirmera cette parole vraiment prophétique d’Aristote : « Non, la nature ne nous paraîtra jamais être un ouvrage sans lien, un composé d’épisodes, comme une mauvaise tragédie. » C’est un poème d’une grande et merveilleuse unité. Et nous est-il interdit de chercher le poète ?

Tel a été le centre de perspective où nous nous sommes constamment tenu dans nos recherches métaphysiques[4]. Pour être complet dans nos indications, nous devons rappeler, au moins d’un mot, la partie psychologique très étendue de notre enseignement, l’étude expérimentale des instincts, des passions, de l’intelligence, de la raison, de la volonté, de la conscience morale, enfin de la personnalité humaine. Sur ce terrain, nous avons rencontré à chaque pas les explications nouvelles tirées du darwinisme et les analyses très intéressantes (même pour ceux qui n’en admettent pas les conclusions entrevues) de la psychologie physiologique, qui devrait s’appeler plutôt pathologique. Tout en les estimant insuffisantes, nous en avons tenu grand compte, et notre application a été de faire passer la psychologie biranienne, qui est la nôtre, par l’épreuve du fer et du feu. Ce ne serait rien moins qu’une épreuve mortelle pour la philosophie de la personnalité, que le triomphe de ces nouvelles doctrines, qui toutes se réduisent à un processus de mouvement nerveux ou d’actes réflexes.

Dans ces controverses, qui ont pris un si long espace de ma vie, je me suis appliqué constamment à pratiquer pour mon compte et à honorer dans mes adversaires la liberté de discussion, en tâchant d’en bien comprendre les devoirs, qui ne sont pas seulement des devoirs scientifiques, mais des obligations de conscience. La première règle m’a paru être de m’abstenir rigoureusement de toute polémique personnelle. Rien de plus déplorable, de plus honteux même, qu’une discussion philosophique qui glisse sur la pente vulgaire des récriminations, des insinuations, des représailles. Cette petite guerre d’épigrammes déshonore ceux qui la font bien plus que ceux qui la subissent. M. Guizot disait magnifiquement : « La polémique personnelle creuse les abîmes qu’elle prétend combler, car elle ajoute l’obstination des amours-propres à la diversité des opinions. » Et il ajoutait : « Je ne veux avoir pour adversaires que les idées. » La seconde règle, applicable aux discussions actuelles de la philosophie, je l’ai prise dans le même auteur : « Quelles que soient les idées, il faut admettre la sincérité possible de ceux qui les professent ; la discussion n’est sérieuse qu’à cette condition, et ni l’énormité intellectuelle de l’erreur, ni ses funestes conséquences pratiques n’excluent sa sincérité. » J’en ai ajouté une troisième : c’est d’essayer de comprendre dans leur vrai sens les idées que j’ai dû combattre, d’interpréter à fond ces théories, sans trop m’arrêter à des erreurs manifestes ou à des contradictions de surface. C’est un des plus regrettables travers de la polémique que de chercher à tendre à l’adversaire des pièges, de le surprendre en flagrant délit d’oubli momentané de ce qu’il a pensé ou dit ailleurs, et de rechercher des triomphes aussi faciles qu’insignifians sur des malentendus.

Ai-je été fidèle à ces règles que je me suis posées dès le début de mon enseignement ? Je l’espère. C’est à mes auditeurs à répondre. Je ne puis répondre que de ma bonne volonté. Ce que je puis affirmer, c’est qu’en toute question, j’ai tâché d’élargir le débat, de l’élever, de me placer à cette hauteur où la personnalité s’efface et disparaît, où les idées seules sont enjeu. Si l’on n’a pas toujours observé à notre égard les règles que je me suis tracées inflexiblement à moi-même, il importe peu. On ne peut répondre que de soi. Si, dans une vie, vouée à des discussions de ce genre, je n’ai pas trouvé la paix, j’y ai maintenu au moins pour ma part le combat qui ennoblit, la lutte loyale des doctrines. Que fallait-il pour cela? Rien de plus qu’aimer sincèrement la vérité. Il fallait l’aimer assez pour en respecter même l’illusion dans les autres. Il fallait l’aimer pour les autres comme pour soi ; il fallait l’aimer, même quand elle nous gênait ; c’est ce que j’ai essayé de faire.

On nous dira, en parcourant ce tableau sommaire des questions posées, que nous nous sommes tenu constamment dans une situation défensive. Cela est vrai. Il y a des époques pour le dogmatisme, où il peut se déployer à l’aise et en toute liberté, dans le plein essor de ses grandes certitudes. C’est ce que Saint-Simon appelait les époques organiques, celles où se fondent les doctrines. Et puis il y a les époques critiques, comme la nôtre, celles où les grandes batailles s’engagent de toutes parts autour des idées, où il faut chaque jour combattre pour ses convictions, les exposer et les confirmer par l’examen des systèmes adverses, tâcher de les faire triompher par la lutte. Cette position défensive, ce n’est pas nous qui l’avons choisie, ce sont les circonstances qui nous l’ont faite, c’est l’état actuel des esprits qui nous l’a imposée. Pressés de toutes parts, en butte à des argumens chaque jour nouveaux et à des objections toujours renaissantes, qui menacent de détruire de fond en comble nos plus chères convictions, nous sommes condamnés à combattre pour elles sans trêve. Pourtant, si l’on y regarde de près, sous l’apparence de la critique, c’est un dogmatisme qui s’éprouve lui-même de cette façon et qui s’établit de plus en plus solidement par la discussion des théories contraires. Ce que nous avons défendu, c’est le droit pour l’esprit humain d’aborder les problèmes supérieurs et de mettre en harmonie avec la science nouvelle l’œuvre d’Aristote et de Leibniz sur les causes premières et les causes finales. Ce que nous avons défendu, c’est l’existence de l’esprit comme un principe de force irréductible dont les opérations sont liées sans doute au mécanisme cérébral, mais restent à la fois dépendantes et distinctes, dépendantes puisqu’elles ne peuvent se manifester sans un organisme, distinctes puisqu’elles sont irréductibles au mouvement. Ce que nous défendons, c’est l’existence d’une conscience qui centralise, je le veux bien, toutes ces petites consciences infinitésimales que l’on distribue dans les centres nerveux, mais qui leur est supérieure, comme la monade suprême de Leibniz l’est aux monades qu’elle régit. Ce que nous soutenons, c’est la réalité d’un sens moral, distinct de toute aptitude analogue, créée dans les espèces animales par la sélection, organisée en vue de l’utilité de l’espèce. Ce que nous n’avons pu laisser périr dans les théories zoologiques, non plus que dans les systèmes associationistes, c’est la raison, garantie par les idées nécessaires et par la conception de l’absolu, quelque concession que nous soyons disposés à faire, dans le détail, sur les formes successives et l’évolution historique de ces idées. Bien des problèmes nous échappent encore. Mais combien de problèmes aussi échappent aux sciences positives! Elles n’expliquent, quoi qu’on en ait pu dire, ni l’origine de la vie, la vie restant irréductible à la matière organique, ni la transformation des mouvemens en pensées, ni la transformation des sensations en idées nécessaires, ni la personnalité esthétique, ni la personnalité morale, ni l’héroïsme, ni le génie ; rien de tout cela ne peut être atteint par l’intermédiaire des connexions d’images, ni par les associations, ni par l’hérédité accumulée de Spencer. Elles ne rendent compte, dans la psychologie, que de la liaison de certains mouvemens de l’appareil cérébral avec telle ou telle opération mentale, sans expliquer ni ce mode de pensée ni ce mode d’affection. La psychologie cérébrale, dont je suis loin de méconnaître l’intérêt, ne s’interprète elle-même qu’à l’aide et avec les signes de la psychologie proprement dite. Elle n’a de sens que par elle; elle représente tout au plus des caractères de l’alphabet, qui ne s’éclairent et ne prennent une signification que sous la lumière de la pensée.

C’est donc un ensemble de résultats dogmatiques que nous avons maintenus sous l’apparence d’une perpétuelle controverse. A ceux qui nous reprocheraient d’apporter un parti-pris dans ces problèmes, nous répondrons que vraiment ce ne serait pas la peine d’avoir donné tant d’années à ce travail de la pensée, ne perdant pas de vue un seul instant ces grandes questions, les retournant sans cesse dans des méditations sincères, en poursuivant les solutions diverses à travers toutes les écoles et tous les livres, les comparant et les confrontant entre elles, tâchant de les estimer à leur juste valeur de probabilité ou d’évidence, si de tout ce travail, de cette agitation continue de la pensée, de cette application constante aux mêmes problèmes ne sortait pour nous le droit d’avoir une conviction et de nous y tenir. Qu’on nous réfute, soit; mais qu’on veuille bien reconnaître que ce n’est pas à la légère ni facilement que nous avons conquis cet ensemble d’opinions raisonnées que nous avons essayé de faire partager à nos auditeurs. Elle nous a coûté assez d’efforts et de peine pour que nous y tenions, cette doctrine où nous avons trouvé une lumière et une force. Si nous avons pu communiquer cette lumière et cette force à quelques esprits, pendant ces vingt années de parole publique, nous n’en demandons pas davantage, et notre vie n’aura pas été perdue.


E. CARO.

  1. 1864.
  2. M. Jules Soury a obtenu la création d’une chaire à l’École des hautes études; M. Ribot, le savant directeur de la Revue philosophique, a été sollicité à plusieurs reprises d’ouvrir un cours libre près la Faculté des lettres; M. Laffitte fait un cours sur M. Auguste Comte dans la salle Gerson.
  3. Nous avons traité cette question ici-même, avec une certaine étendue, dans une étude sur Jouffroy, le 15 mars 1865.
  4. Nous négligeons volontairement, pour plus de clarté, dans un ensemble de leçons qui s’étendent sur un grand nombre d’années, une foule de questions successivement traitées, toutes dépendantes les unes des autres, et dont on peut suivre la série dans plusieurs de nos ouvrages où sont reproduites des portions essentielles de notre enseignement, tels que l’idée de Dieu, la Philosophie de Goethe (Essai sur le Panthéisme au XIXe siècle), le Matérialisme et la Science, le Pessimisme, les Problèmes de morale sociale (Morale indépendante, Morale utilitaire, Morale zoologique), enfin M. Littré et le Positivisme.