Souvenirs d’un fantôme/La Fille des bruyères

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C. Le Clère (tome IIp. 11-30).


La Fille des bruyères.


C’était par une belle nuit du mois de décembre, le ciel resplendissait d’étoiles, dont la pureté de l’air laissait apercevoir le scintillement ; un vent impétueux soufflait, tantôt tourbillonnant avec violence, tantôt mugissant et grondant comme un tonnerre lointain ; le froid était piquant, et le jeune Sylvestre, qui se sentait déjà tout engourdi, cheminait rapidement afin de regagner la chaumière où sa vieille grand’mère l’attendait. À la sortie du bois qu’il parcourait dans ce moment, il franchit un vaste espace tout semé de bruyères et de buissons épineux. Le regard inattentif de l’adolescent (Sylvestre entrait dans sa quinzième année) s’arrêta, à quelque distance, sur une masse blanchâtre dont il ne put déterminer la forme : la curiosité remportant sur la peur, il avança et aperçut alors une petite fille de cinq à six ans, mal vêtue, qui dormait, ou que la rigueur de la saison avait glacée ; le pâtre compatissant essaya de la retirer de ce sommeil léthargique, et, ne pouvant y parvenir, s’assit un moment à ses côtés, et la tournant la retournant : elle n’était pas morte.

« Je la sauverai, » dit-il, « Dieu me récompensera d’une bonne action. » Et alors la soulevant dans ses bras, il la posa délicatement sur son épaule, sans qu’elle fit aucun signe de surprise ou de terreur, et il se mit à courir. Il eut bientôt franchi la distance, et parvenu à la porte du manoir : toc, toc, fit-il en frappant, « mère-grande, voici Sylvestre, accourez vite, il vous apporte une princesse enchantée qu’il a trouvée dans les champs. »

Le jeune berger avait reçu une certaine éducation chez le curé du village qui lui voulait du bien.

La vieille Marthe accourut, d’un pas lent toutefois, et tenant à la main une lampe allumée.

« Bonté divine, » s’écria-t-elle, « où ce garnement a-t-il fait connaissance de cette drôlesse ? Hors d’ici la misérable qui mangerait notre pain et se moquerait de nous.

— Si elle sort, mère-grande, » répondit Sylvestre, « je m’en irai avec elle ; voyez-la, si jolie et malheureuse, abandonnée sans doute par ses parents ; elle n’à pour se vêtir que cette méchante chemise toute percée, et déjà les frimas découlent de ses blonds cheveux ? elle ne parle, ni n’entend, l’infortunée ! Seriezrvous satisfaite si, comme elle, comme à elle on me refusait l’hospitalité ? » Ces paroles dites avec entrainement et chaleur touchèrent Marthe ; elle s’assit en grommelant, mit du bois au feu et prenant à son tour l’enfant, la présenta à la flamme brillante dont la douce chaleur ne tarda pas à la ranimer.

L’enfant, en effet, ouvrit les yeux ; elle les avait noirs et tels que des escarboucles dont ils jetaient l’éclat ; sa bouche mignonne ressemblait à un bouton de rose et les roses aussi couvraient ses joues blanches comme la neige qui commence à tomber ; sa taille souple et svelte ne manquait ni de grâce, ni de légèreté ; le pied, la main charmaient par la délicatesse de leurs proportions. Cette enfant était belle à ravir ; mais, malgré son âge apparent, elle ne parlait pas. Ses lèvres ne laissaient échapper que des sons inarticulés. Elle allait, venait au hasard, manquant complètement d’intelligence, ou plutôt n’en ayant-que ce qu’il fallait pour éviter de se laisser choir dans le brasier ou de se heurter contre la muraille.

Marthe murmura longtemps de cette croix dont Dieu, disait-elle, les affligeait ; elle aurait, au lieu de se faire soigner elle-même, l’pbligation de veiller continuellement à l’existence d’un être privé de raison. Néanmoins, soit par pitié, soit par tendresse pour son petit-fils, elle accepta le fardeau.

Depuis cette époque, la fortune de Marthe et de son petit-fils s’améliora de jour en jour ; leur petit troupeau s’accrut ; les maladies ne le désolaient point ; les arbres du jardin pliaient sous la quantité de fruits qui les couvraient et tous excellents ; les ruches donnaient un miel délicieux qui fut acheté un haut prix ; puis tantôt on trouvait une bourse pleine d’or ; tantôt un colporteur, à qui on avait donné à coucher laissait, en partant, en marchandises, trente à quarante fois la valeur de ce qu’il lui en eût coûté à l’auberge où il eût mieux été. La jument qui bondissait dans la prairie donna un poulain que l’on acheta pour les écuries du roi. L’aisance régna bientôt dans la maison de Marthe, et la vieille femme, en caressant l’orpheline, ëfut contrainte d’avouer que la bénédiction du ciel se répandait sur ceux qui ouvraient leurs bras et leur maison à l’enfant abandonné.

La jeune fille grandissait et ses charmes se développaient d’une manière admirable. Sylvestre, de son côté, devenait un beau garçon que toutes les jeunes filles de village examinaient avec plaisir ; mais lui ne s’occupait que de sa jolie compagne ; il la défendait contre les brusqueries de Marthe, il la menait à la promenade quand il faisait beau, et, dans la mauvaise saison, il veillait sur elle avec un soin extrême. L’orpheline, en revanche, n’aimait que lui. Sa faible intelligence lui faisait commettre sans cesse des fautes dont Sylvestre cherchait à l’excuser : lui demandait-on d’aller quérir une assiette, elle présentait un vase de fleurs ; lui commandait-on d’ouvrir une fenêtre, elle se mettait à danser en riant. Jamais on ne put lui enseigner ni à traire les brebis, ni à prendre soin du colombier, de la basse-cour. Gaie, inattentive et folâtre, elle ne savait que poursuivre Sylvestre, lui faire des niches et l’embrasser tendrement.

C’était une insensée, et pourtant elle était charmante ! Comme elle se dessinait avec grâce, chacun de ses mouvements séduisait, chacun de ses gestes parlait à l’ame.

Elle atteignit sa quinzième année, Sylvestre entrait dans sa vingt-quatrième. On ne parlait que de lui et d’elle ; de lui pour l’envier, d’elle pour la plaindre. Les gars de la contrée commençaient à chuchoter sur les œillades significatives que la fille du baron lançait à l’humble villageois. Elle cherchait toujours des prétextes pour lui parler ; et cependant qu’elle était fière ! Son père, haut seigneur, avait trente vassaux à tourelles et lui portant sa bannière carrée. La damoiselle Olinde aurait pu choisir entre les chevaliers des environs, et l’on ne pouvait plus douter qu’elle ne fût sérieusement éprise de Sylvestre. Celui-ci, qui longtemps avait ignoré de cet amour si glorieux pour lui, commençait à en reconnaître l’évidence, son orgueil jouissait ; mais il craignait le bruit, et il se tenait à l’écart. Un jour, dans le mois de juillet, et vers le midi, Marthe commanda a Sylvestre d’aller inspecter le travail des moissonneurs occupés à lier des gerbes qui venaient d’être coupées : il partit, et déjà il était à quelque distance de la maison, lorsque l’orpheline s’élançant, plus prompte qu’un éclair, le rejoignit, l’enlaça dans ses bras d’ivoire, et posant un baiser sur ses yeux, fit signe qu’elle voulait aller avec lui ; il l’aimait trop pour la chagriner, et, passant son bras autour de sa taille élégante, il se mit à marcher.

L’air était saturé de vapeurs étouffantes, qui se condensaient au point de cacher, en partie, le disque du soleil. L’azur de la céleste voûte se changeait insensiblement en une teinte à la fois sombre et rougeâtre, tandis que des nuages noirs s’élevaient pesamment à l’horizon : c’était du feu que l’on respirait. Sylvestre, regardant à l’entour, aperçut une grotte où souvent il s’était retiré avec sa jeune compagne, et où cette fois il la ramena, dans l’espérance d’y trouver quelque fraîcheur. Une mousse épaisse la tapissait, et dans un coin tombait avec murmure un léger filet d’eau ; à peine entraient-ils dans ce lieu de délices, qu’un éclair luisit et que la foudre gronda coup sur coup ; d’autres éclairs et d’autres coups de tonnerre se succédèrent ; une tempête s’éleva, terrible et majestueuse dans sa violence ; les échos, en la répétant, la rendaient plus terrible. L’orpheline épouvantée embrassait Sylvestre qui, pour la distraire, la comblait des plus tendres caresses ; chaque éclat de la foudre amenait un nouveau baiser, et dans le cœur du couple aimable s’élevait un orage non moins véhément. L’obscurité était profonde, et lorsque les vents eurent emporté le reste de la tempête aérienne, on vit sortir de la grotte un couple enivré d’amour et de bonheur ; mais ce n’était plus une folle enfant sans raison et sans retenue, que Sylvestre conduisait avec lui, c’était une jeune femme timide et embarrassée, rougissant et néanmoins heureuse. L’orpheline, par un miracle sans doute, avait tout ensemble recouvert l’usage de la parole et de la raison. Elle parlait d’une vois harmonieuse dont chaque touche résonnait délicieusement au fond de l’ame de Sylvestre ; ses yeux, distraits naguère, s’énonçaient peut-être avec encore plus d’éloquence. Le prodige était complet.

Ce fut bien alors que Marthe, qui se méfiait toujours de l’orpheline, augmenta de soupçons cons en la voyant exprimer ses idées, ce qu’elle n’avait pas fait encore, et donner la preuve palpable qu’elle n’était ni muette ni déraisonnable. Les commères partageaient sa surprise : il y en avait qui prétendaient qu’un sortilège seul avait agi là dedans. On insinua qu’un exorcisme serait nécessaire, et le curé de la paroisse fut demandé. À la vue du saint homme, l’orpheline s’inclina modestement et lui demanda sa bénédiction : il en fut charmé, et, loin de maudire, comme on l’espérait, la céleste créature, il déclara qu’elle était sans doute un ange descendu sur la terre pour le bonheur des humains. Sylvestre regardait tout ce qui se passait avec un étonnement mêlé d’inquiétude. La beauté surnaturelle de la jeune fille, le souvenir du bonheur qu’il avait goûté naguère occupaient ses sens et attachaient son cœur. Dans ce moment, quatre gendarmes, » deux écuyers et deux pages qui conduisaient un cheval magnifiquement enharnaché, vinrent le demander, de la part du haut baron seigneur de la contrée. Celui-ci, dont on connaissait l’humeur impérieuse, mandait à Sylvestre qu’il se rendit auprès de lui sans aucun retard. Le petit-fils de Marthe monta sur le destrier qu’on lui présentait, et il partit, laissant son aïeule, le curé, l’orpheline et les autres villageois enchantés de sa bonne mine et de sa mâle assurance à conduire le cheval.

Que lui voulait le baron ? nul ne le savait, et tous formaient des conjectures. Une vieille amie de Marthe s’aventura à lui dire que peut-être son petit-fils deviendrait le gendre du seigneur ; car le bruit était public que la damoiselle Olinde était prise d’amour pour le beau pasteur. La jeune fille, qui avait entendu ces paroles, leva mélancoliquement ses yeux au ciel et se mit à pleurer ; elle tomba dans une tristesse profonde, et elle, qui était la gaîté en personne, gémissait et se désolait alternativement. Plusiéurs heures s’écoulèrent. Le trot d’un fort cheval se fit entendre, il s’arrêta devant la maison ; puis on ouït Sylvestre sauter à terre et monter l’escalier. L’orpheline aussitôt parut et, avant de le laisser parler, sauta impétueusement à son cou, l’embrassa et le combla de caresses ; Sylvestre les reçut en homme chagrin ; sa belle physionomie portait l’empreinte d’un trouble qu’il cherchait à dissimuler. Mais enfin, faisant un effort sur lui-même, il instruisit son aïeule que le seigneur, en le faisant venir chez lui, avait cédé à l’état désespéré de sa fille résolue à se donner la mort si Sylveslre ne devenait pas son époux. « Et qu’as-tu résolu ? » demanda la jeune fille avec anxiété, et tandis qu’à demi agenouillée, elle tendait sa main tremblante à celui qui déchirait son cœur.

Sylvestre ne répondit que par le silence ; mais il fut tellement expressif, que la jeune fille comprit tout ce qu’il lui cachait. Elle poussa un cri…, un cri déchirant, se jeta impétueusement dans la chambre d’où elle venait de sortir, en ferma la porte sur elle, et, depuis ce moment, elle disparut à tous les yeux, sans laisser aucune trace, et sans qu’on pût savoir comment elle avait quitté la maison. Ce fut un incident étrange, inexplicable qui épouvanta la vieille femme, persistant à voir là dedans la conséquence d’un sortilège. On dit que Sylvestre, qui s’attendait à soutenir de rudes combats, se montra presque heureux de cette fuite mystérieuse : l’ambition l’avait perdu ; fier du mariage superbe qu’il allait contracter, il se voyait déjà le maître et le seigneur des compagnons de son enfance et le propriétaire de terres immenses qui appartenaient au baron.

Huit jours s’écoulèrent ; les noces de la damoiselle Olinde et du simple vavasseur, que l’amour élevait à un tel rang, furent célébrées avec pompe. Il devait y avoir, dans l’après-midi, un tournois où l’on avait convoqué les chevaliers et les seigneurs de vingt lieues à la ronde. La lice venait d’être ouverte, plusieurs pas d’armes avaient eu lieu, quand on entendit le son formidable de trompettes démesurées que les échos répétaient de toutes parts. L’assemblée regarda vers le lieu d’où partait ce bruit ; et quelles ne furent pas la surprise et l’épouvante générales, lorsqu’on vit trente géants, armés de fer, montés chacun sur un tigre colossal, dont les rugissements répondaient aux trompettes qu’embouchaient cinquante nègres hideux et démesurés aussi. Derrière ce cortège, un char s’avancait traîné par douze lions, et sur ce char on apercevait un chevalier plus grand que ceux de sa suite, entièrement couvert d’une armure d’or rehaussée de pierreries : à son côté était assise une jeune personne, dont la figure et la taille étaient cachées sous d’immenses voiles noirs. Lorsque les chevaliers, les nègres et le char furent parvenus aux barrières de l’enceinte, le puissant chevalier fit avancer un éléphant qui suivait, y monta avec une aisance qui surprit les spectateurs, et brandissant une forte lance d’or massif, se présenta devant l’amphithéâtre sur lequel le baron, père de la nouvelle mariée, les hautes dames et les hauts seigneurs avaient des sièges particuliers ; chacun le regardait avec autant d’étonnement que de terreur, et lui, prenant la parole :

« Dames et seigneurs, » dit-il, « je suis le roi des gnomes, et vous voyez là, auprès de moi, ma fille infortunée ; mes peuples et moi jouissons de grands avantages ; mais un nous manque : nous n’avons pas d’ame ; nous ne pouvons en obtenir une qu’avec l’union des enfants de la terre ; j’avais consenti à me séparer de ma fille chérie pour lui procurer ce bonheur ; je me préparais à élever mon gendre au dessus des souverains de tout ce monde terrestre, et l’ingrat l’a abandonnée à l’instant même où elle l’a rendu heureux ; je ne viens point réclamer sa pitié ou sa justice, je viens procéder à son châtiment et prendre une vengeance légitime. Ce déloyal et vil paysan, dont l’amour vient de faire un chevalier, c’est Sylvestre ; ce misérable n’a pas compris son bonheur.

Le prince souterrain, en achevant ces mots, frappa de sa longue lance le jeune aventurier et l’étendit roide mort sur le sable, avant que celui-ci pût se mettre en défense, et sans qu’aucun songeât à le secourir, tant on était anéanti par la vue d’un tel spectacle ; mais ce qui laissa dans les esprits une empreinte profonde de pitié, ce fut de voir, d’un côté, la fille du baron et, de l’autre, la fille du roi des gnomes se précipiter sur le cadavre qui venait d’être privé de vie, le couvrir de baisers et de larmes, et toutes deux, s’encourageant par l’excès de leur douleur, se donnèrent la mort simullanément, dans l’espérance d’aller le rejoindre dans un meilleur monde.