Souvenirs d’un fantôme/Le Fantôme rancunier

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C. Le Clère (tome 1p. 123-156).

Le Fantôme rancunier


Le soleil venait de se coucher, et les crêtes élevées de la montagne Noire se revêtaient déjà des teintes obscures dont la nuit devait les couvrir. Du côté du midi, les nuages épais, d’où s’échappaient des éclairs livides, annonçaient la tempête nocturne. Le brave Didier, levant les yeux pour chercher un asile contre l’orage prochain, aperçut, sur la cime d’un roc, le fort château d’Arnaud de Voisins, baron de Saint-Félix ; il pousse son cheval vers la barrière, ses écuyers sonnent du cor. À ce son, le Nain placé sur le donjon se hâte de répondre, et le châtelain du baron, suivi de gens d’armes, vient recevoir le noble chevalier qui réclamait l’hospitalité.

Didier fut introduit dans la grande salle, où bientôt Arnaud vint le féliciter de son arrivée. Le nom de Didier était connu comme proche parent du comte de Toulouse ; il possédait, sur les rives de l’Ariége[1], plusieurs terres considérables dont il était le seigneur suzerain : ses exploits le faisaient regarder comme un des plus braves chevaliers de son temps. Sa beauté mâle, unie à sa générosité, lui gagnait le cœur des belles Languedociennes. Il allait, de la part de son cousin, le comte Raymond, trouver le vicomte de Carcassonne, pour l’engager à se croiser avec les seigneurs toulousains, lorsque l’approche d’un orage lui fit rechercher une retraite dans les murs de Saint-Félix.

Arnaud, auquel il apprit le but de sa mission, se plaignit de ce que les infirmités de son âge se réunissaient pour l’empêcher de se joindre à la troupe valeureuse qui partait dans le dessein religieux d’arracher des mains des Infidèles la tombe sacrée de la ville sainte.

Il invita le jeune Didier à se reposer chez lui, et voulut qu’il suspendît son voyage pendant quelques jours. Didier allait se refuser à cette invitation, lorsque la vue de la belle Sancie arrêta dans sa bouche le refus qu’il voulait prononcer. Sancie avait seize ans, sa beauté venais d’éclore. Les troubadours de la province, depuis plus d’une année, célébraient déjà ses attraits dans leurs sirventes galants[2]. Armin, barde fameux d’Écosse[3], l’avait instruite dans l’art de la poésie. Souvent, pendant les banquets splendides où son père invitait les chevaliers du voisinage, ses doigts, errant avec légèreté sur la guitare, accompagnaient ses accents sublimes. Tour à tour elle formait des chants légers, des hymnes victorieuses sur les hauts-faits de l’auteur de ses jours. Sancie joignait, aux talents qui ornent l’esprit, les graces qui parent la beauté. Un seul défaut gâtait cette réunion de charmes. Sancie était légère, et son cœur n’était pas fait pour cette fidélité si désirée et si précieuse dans ces temps antiques.

Didier, à son aspect, tressaillit. Sancie, pour la première fois interdite, baisse les yeux, rougit et balbutie avec peine les compliments d’usage. Quelle fut douce et pénible, tout à la fois, cette soirée !… Assis à la même table, ils buvaient à tongs traits le poison de l’amour ; leurs yeux ne se quittaient que pour se rechercher encore, et leurs cœurs, sans se parler, savaient déjà s’entendre.

À l’heure où la clepsydre[4] eut annoncé le moment de la retraite, Arnaud conduisit Didier dans la chambre qui lui était destinée. Là, tous-deux burent le vin du coucher[5], et le baron se retira pour laisser reposer son hôte. Mais le sommeil fuyait les yeux du beau chevalier ; l’image de la jeune Sancie se retraçait vivement dans son imagination. Il voyait son sourire, il entendait sa voix argentine, et se répétait à lui-même les mots qu’elle avait prononcés, et que sa mémoire, sans efforts, avait retenus.

Sancie, de son côté, n’était guère plus tranquille ; son jeune cœur, ému pour la première fois, battait avec force au nom de Didier, qu’elle répétait avec délice. Son existence, jusqu’alors uniforme, prenait une nouvelle vie ; les prestiges séducteurs des premières illusions de l’amour se présentaient à ses idées, qui les embellissaient encore ; elle voyait s’ouvrir devant elle une carrière brillante nouvellement décorée de fleurs fraîches et vermeilles. Funeste ignorance !… Ah ! si elle avait su que, ainsi que la durée des roses, l’amour ne vit qu’un instant, elle aurait peut-être évité le funeste précipice qui lui cachait les guirlandes dont la route était parsemée.

Le sommeil la surprit en pensant à Didier ; un songe fantastique le retraça à sa pensée : elle le voyait à ses genoux, il lui jurait une fidélité constante ; elle croyait aux serments de son ami. Sancie en était à son premier amour ! Sancie, de son côté, lui répétait qu’elle serait toujours fidèle. Ô bonheur ! elle se voyait près des autels avec l’objet de son choix, quand un corps armé et sanglant, par son aspect hideux, trouble la cérémonie. Cette image affreuse éveille la fille d’Arnaud ; elle se rendort, et trois fois le même songe vient attrister son âme.

Le lendemain, Sancie était pensive ; mais la vue de Didier dissipa les sombres nuages dont sa pensée s’enveloppait. Arnaud, voulant retenir le neveu du comte de Toulouse le pria vivement de l’accompagner à la chasse. Didier, qui ne désirait qu’un prétexte pour suspendre son voyage, accepte l’invitation. Sancie veut les suivre, et bientôt se montre, dans le costume le plus séduisant. À la place des souliers à la poulaine[6], un brodequin bleu brodé d’argent dessinait une jambe fine et légère ; sa robe, attachée aux genoux par une agrafe de saphir, se relevait avec grâce ; une ceinture, émaillée de bleu et de blanc, pressait une taille de nymphe ; et, sur sa tête, un réseau d’or retenait captifs de superbes cheveux noirs qui s’échappaient à grosses boucles. Suivie de ses femmes, montée sur son palefroi, Sancie marche au rendez-vous, à côté de Didier. L’amour malin se préparait à leur tendre un piège, et le perfide osait alors se rappeler la grotte de Didon. Lancé par les chiens et fuyant les piqueurs, un sanglier énorme cherche au loin une retraite : chacun se hâte de le suivre. Sancie, emportée par la vitesse de son destrier, perd de vue sa suite et le reste de la chasse. Fatiguée d’une course trop prolongée, elle cherche des yeux un endroit favorable au repos. Dans un lieu écarté du bois, un ruisseau coulait mollement sur un lit de cailloux que variaient les plus vives couleurs.

Le gazon touffu se cachait sous le nombre des fleurs champêtres ; un rossignol, perché sur un tilleul voisin, troublait seul, par son ramage mélodieux, le calme profond de cette retraite délicieuse. Sancie descend de son palefroi, et couchée au pied d’un saule, après s’être abandonnée quelque temps à ses rêveries, chanta la chanson que je transcris :

Le jeune et folâtre Zéphyre
Déjà vole parmi les fleurs ;
Orné de brillantes couleurs,
Flore sourit à son empire.
Tout semble chanter le plaisir,
Dans la nature ; tout respire ;
Mais, dans mon cœur qu’amour déchire,
La paix ne veut pas revenir.

Dans ce bocage solitaire,
Cherchons un remède à nos maux ;
Mais comment trouver le repos
Quand la blessure nous est chère !
Peines d’amour viennent s’offrir,
Mon âme faible les désire ;
Et, dans ce cœur qu’amour déchire,
La paix ne veut point revenir.

Tendres oiseaux, dont le ramage
M’annonce le riant bonheur ;
Ruisseau, dont la douce fraîcheur
Donne la vie à ton rivage :
Soyez heureux, sachez jouir ;
Fuyez un pénible délire.
Là, dans mon cœur, qu’amour déchire,
La paix ne veut point revenir[7].


Après avoir chanté, son œil se remplissait de larmes. Tout à coup, à travers les halliers, elle entend un froissement, signe assuré de quelque créature animée. Sancie, inquiète, se lève, saisit son épieu, et voit avec effroi le sanglier redoutable s’avancer vers elle : d’une main tremblante, elle se préparait à se défendre…, quand, plus prompt que la foudre, Didier, qui suivait le monstre, paraît, le combat, le terrasse, et, vainqueur, pose aux pieds de la belle Sancie son épée encore sanglante.

« Ah ! chevalier, lui dit-elle, je vous dois la vie : comment puis-je espérer de m’acquitter envers vous ? »

Didier ne répondit point ; mais son œil, plein de feu, exprimait assez la récompense qu’il désirait, et Sancie, ingénieusement, convenait en elle-même que le brave guerrier la méritait bien. Le silence, quelquefois, embarrasse plus que la conversation ; Sancie, qui le sentait, se pressa de le rompre :

« Vous n’êtes point blessé ?

— Le sanglier n’a pu m’atteindre ; mais je n’en souffre pas moins.

— Vous me remplissez d’émoi (de trouble) ; mais où donc est votre blessure ?

— Je n’ose vous le dire.

— Auriez-vous peur, chevalier ?

— Mille Sarrasins ne pourraient m’émouvoir ! et deux beaux yeux font sur moi l’effet qu’eux tous ne pourraient faire. »

Sancie entendit le discours de Didier, elle lui répondit tendrement ; et, avant de quitter ces lieux, Didier avait juré d’aimer toujours Sancie, et Sancie d’aimer toujours Didier.

En apprenant la valeur du chevalier toulousain, Arnaud l’embrassa avec transport. « Brave jeune homme, lui dit-il, je vais faire proclamer un tournoi, et votre bravoure me répond que vous en ferez les honneurs. »

À ces joutes célèbres parurent tous les chevaliers de la province. Là, se distinguaient Vital de Pressac, Odon de Puibusque, Jean de Pagèze, Pierre d’Aubuisson, Paul de Lévis, Gérard de Lamothe, Archambaud de Bruyère, Guillaume de Durfort, Barthélémy, baron d’Arros, et plusieurs autres guerriers, honneur éternel de leur patrie[8]. Didier se distingua dans le tournois, et partagea avec ces preux chevaliers l’honneur de la victoire.

Pendant une soirée (ou après le souper), Arnaud et ses hôtes se plaisaient à se raconter leurs mutuelles aventures ; on vint à parler des esprits : dans ces siècles peu éclairés, on y croyait encore, et chacun se rappelait une histoire effrayante. Gérard de Durfort, en les écoutant, versait des larmes, on le pressa d’en apprendre le sujet : « Hélas ! dit-il, je pleure un frère chéri, que vos discours ont rappelé dans ma pensée ! » On le prie de s’expliquer. « Je le veux bien, leur dit-il ; préparez-vous à entendre une histoire tragique, et un terrible exemple de la justice divine !…

» Mon frère Sanche de Durfort revenait de la Terre-Sainte avec Mainfroid le hardi ; seul, peut-être, de tous les croisés, il rapportait quelque trésor qui provenait de la rançon des Sarrasins qu’il avait faits prisonniers. Confiant envers son ami, il lui montra le fruit de ses peines ; Mainfroid, envieux du bonheur de Sanche, résolut de s’approprier les richesses de mon frère. Un soir qu’ils traversaient les Alpes, les deux chevaliers, précédant toujours leurs soldats, s’égarèrent, et, dans les détours des montagnes, perdirent de vue leurs écuyers : ils cherchèrent longtemps une hôtellerie ; enfin, à la nuit, ils trouvèrent une maison où l’on voulut bien les recevoir : sur la demande de Mainfroid, leur chambre fut commune. Vers les onze heures, étant seuls, Sanche, pressé de se livrer au repos, se déshabillait, et son ame pieuse s’élevait vers son Créateur, lorsque, ô douleur !… Mainfroid tire son épée et la plonge dans le sein de mon malheureux frère !… Sanche tombe, saisit le fer, et meurt en disant : « Je laisse à Dieu le soin de ma vengeance !… »

» Le barbare Mainfroid fut trompé dans son attente ; Sanche ne portait point son or avec lui ; l’assassin, maudissant un crime inutile, s’éloigna, en blasphémant, du corps de sa victime ; mais il ne put empêcher le remords vengeur de le suivre et de l’atteindre.

» Le lendemain, les écuyers de mon frère arrivèrent dans l’hôtellerie, demandant si l’on n’avait point vu leur maître : on leur répond que deux croisés ont passé la nuit dans la maison ; que l’un est reparti bientôt après son arrivée, mais que l’autre est resté, et que sans doute il sommeille encore. Sur le portrait qu’on leur en fit, ils reconnurent Sanche. On attendit longtemps son réveil ; mais enfin, s’apercevant qu’il tardait à descendre, on monte dans sa chambre ; la porte est ouverte, et l’on voit…, objet d’horreur ! mon frère renversé sur le plancher, et nageant dans son sang !… Les varlets[9] consternés, relèvent son corps, le portent en pleurant dans l’église pochaine, et lui font faire des obsèques convenables à son rang. Sa main avait saisi le glaive dont Mainfroid l’avant frappé ; après sa mort, il le tenait encore, et ce fut en vain que l’on s’efforça de le lui arracher ; on ne put y parvenir, et le fer homicide suivit Sanche dans la tombe.

» Les soupçons du meurtre tombèrent sur Mainfroid : depuis lors, sa patrie ne le revit plus. Pendant huit années, il parcourut la France, l’Angleterre, les Espagnes, l’Allemagne, pourtant toujours avec lui le souvenir de ses forfaits, et traînant dans les fureurs, sa déplorable existence. Enfin il crut que le sol sanctifié de la Judée pourrait le purifier ; impatient d’arriver à Jérusalem, il traversa une seconde fois les Alpes. Le hasard, ou plutôt la justice céleste, qui ne dort jamais, le ramena, sans qu’il pût s’en douter, dans la maison qu’il souilla du sang de son ami : la nuit, qui avait couvert le globe lorsqu’il y arriva, ne lui permit point de reconnaître des lieux qu’il n’avait même point remarqués lors de son premier voyage. Il resta longtemps avec son hôte ; l’heure du repos sonna, il se retira dans sa chambre : il était alors onze heures ; le vent sifflait dans les longs corridors ; un hibou, perché sur une tour ruinée, faisait entendre un cri monotone et lugubre. Mainfroid se sentit effrayé ; une sueur froide, dont il ignorait la cause, le glaçait ; un confus ressouvenir vint le surprendre ; frappé comme par un coup de tonnerre, il veut fuir ; ses genoux fléchissent sous lui. Indigné de sa propre faiblesse, il se ranime, s’avance de son lit, en ouvre les rideaux…… Soudain, un squelette affreux, tenant un glaive sanglant, s’élance de ce lit préparé pour Mainfroid, perce l’assassin, et tombe à ses côtés… Mainfroid, blessé mortellement, pousse des cris aigus : on accourt… À ce spectacle effrayant, les plus hardis reculent. On va chercher les ministres du Seigneur ; on ose alors se rapprocher, on reçoit les aveux de Mainfroid ; et puis, avec une terreur religieuse, on court au tombeau de Sanche… Le sépulcre était vide !… On ne douta plus que le cadavre ne fût venu lui-même prendre sa vengeance ; il fut remis avec honneur dans sa demeure dernière, et le corps de son meurtrier, jeté à l’écart, infecta l’air, et servit de pâture-aux bêtes féroces[10]. »

En écoutant ce récit, les guerriers superstitieux frémissaient. « Oh ! mon ami, disait Sancie à Didier (en voyant couler les larmes de Gérard), si jamais je te suis infidèle, puisse ton ombre sanglante me punir de mon parjure !… » Didier l’aimait ; il ne pouvait croire à sa trahison : et ce fut malgré lui qu’il reçut ce serment inconsidéré que son cœur, généreux lui faisait regarder comme inutile.


Cependant deux mois s’étaient écoulés, et le temps des combats s’approchait. Le bouillant Didier sentit s’allumer dans son cœur le désir de la gloire, que l’amour avait étouffé pendant quelques instants. Son oncle Raymond partait pour la Terre-Sainte : les comtes de Carcassonne et de Foix ; les barons de Lanta, Castelnau d’Entrefons, Villeneuve Florensac ; les marquis de Fourquevaux, d’Issus, de Castellane, de Lamothe ; les chevaliers d’Aubuisson, de Durfort, de Mauléon, de Sévérac, de Villèle, de Vaudreuil, et tant d’autres, s’empressaient de suivre leur souverain. Didier aurait rougi d’être le seul auquel l’honneur ne commandât pas ; il fit pressentir son départ.

Sancie chercha à retenir son amant ; mais l’honneur avait parlé, et l’amour fut contraint de se taire. Leurs adieux furent pénibles ; ils renouvelèrent leurs serments, et Sancie se dévoua de nouveau à la vengeance de Didier, si jamais elle devenait infidèle.

Je ne suivrai point les croisés dans leurs expéditions, le Tasse a dit tout ce que l’on pouvait dire ; j’apprendrai seulement au lecteur que Didier soutint dans la Judée la haute réputation qu’il s’était acquise en Europe. Son voyage ne fut qu’une suite de victoires. Redouté des Sarrasins, il contribua de beaucoup à leur défaite ; plus d’un guerrier lui dut la vie : il fut brave et modeste tout à la fois. Les beautés de ces brûlantes contrées cherchèrent à le séduire ; mais la foi qu’il avait promise à Sancie ne fut jamais violée ; et, dans tout l’Orient, il fut connu sous le nom glorieux de chevalier de la fidélité. Estimé par ses compagnons d’armes, redouté de ses ennemis, Didier passa deux longues années loin de l’amie de son cœur : il serait resté encore quelque temps en des lieux où sa présence devenait nécessaire, lorsqu’un pèlerin, nouvellement arrivé du Languedoc, lui apprit la mort d’Arnaud de Voisins, père de Sancie. Alors tout fut oublié ; il se hâta de partir, brûlant de revoir son amante. Hélas ! il ignorait ce qui s’était passé pendant son absence…

Tant de gens accusent les dames de légèreté, qu’il faut que nombre d’exemples aient prouvé que cette accusation n’est point calomnieuse. La belle, mais volage Sancie va, par sa conduite, donner des armes aux détracteurs d’un sexe aimable que je charge à regret, contraint que je suis par les devoirs d’historien.

Peu de temps après le départ de Didier, Timoléon, vicomte de Nissan, vint passer quelques jours chez son parent, le baron de Voisins. Timoléon était beau, jeune, aimable et, de plus, souverain. Les charmes de Sancie séduisirent son cœur ; il lui déclara son amour, et la réponse qu’il obtint ne fut pas un refus. Le titre de vicomte flattait Sancie ; mais elle se rappelait encore Didier, quoique ce souvenir fût bien confus. Didier était absent, et Timoléon redoublait tous les jours la vivacité de ses poursuites ; il était appuyé dans ses démarches par le vieux Arnaud, à qui sa fille avait caché sa première passion. Elle se défendit quelque temps ; mais sa propre légèreté combattait contre elle. On ignorait le sort de Didier, et le malheureux fut sacrifié. Timoléon, ivre d’amour, pressait déjà son mariage, lorsque la mort d’Arnaud le retarda d’une année. Sancie pleurait son père ; mais, grâce à son caractère, l’affection qu’elle témoigna ne tarda pas à s’éteindre. Le vicomte, toujours tendre, attendait avec impatience la fin du deuil. Il y avait six mois que le baron n’était plus, lorsqu’un jour Sancie, qui s’était retirée dans le couvent d’Escasses[11], fut demandée au parloir par un jeune chevalier qui venait lui apporter des nouvelles de ses amis de Judée. Didier était à un tel point effacé de son souvenir, qu’elle ne pensait pas à lui, et même lorsqu’il parut devant elle, elle eut toutes les peines du monde à le reconnaître. Frappé de cette circonstance, il commença à redouter ce que l’accueil de Sancie lui apprit bientôt en entier. Didier lui parla de la mort du baron, de son amour, de ses voyages, de ses combats. Sancie lui répondit froidement, versa quelques larmes au nom de son père, et dit en balbutiant à Didier qu’avant d’expirer Arnaud lui a fait promettre de s’unir au vicomte de Nissan, qu’elle était décidée à suivre la volonté de son père, et que rien ne changerait sa volonté.

L’étonnement et la rage de Didier le rendirent d’abord immobile ; mais reprenant ses sens : « Perfide amante, lui dit-il, ton ame déloyale se montre à découvert ; la voilà, cette Sancie qui me fit tant de fois le serment de m’être fidèle ! Deux ans d’absence m’ont entièrement banni de ton cœur ; mais parjure, puisque tu te joues des promesses les plus saintes, tu apprendras du moins, à tes dépens, qu’il n’en fallait point faire d’inconsidérées ; tu te dévouas à ma vengeance si tu changeais, eh bien ! je l’accepte ce dévouement ; je meurs ! mais mon esprit te persécutera sans cesse : sans relâche à tes côtés, le jour, la nuit, je te retracerai tes crimes, et mon âme se réjouira de ton désespoir. » Il dit, tire son épée, se frappe, chancelle, tombe, soupire et meurt.

Un délire effrayant s’empara de Sancie à la vue de ce spectacle affreux ; elle poussa un cri douloureux et tomba évanouie sur le corps de l’infortuné Didier. Pendant trois mois, une fièvre ardente ne cessa de la dévorer ; son esprit égaré et faible lui faisait voir à ses côtés le spectre pâle et sanglant de la victime de son inconstance. Le temps vint, à son tour, diminuer les regrets de la fille d’Arnaud ; elle oublia la mort de Didier, comme elle avait oublié son amour ; et le vicomte, délivré du seul rival qu’il pût craindre, recommença ses poursuites. Sancie, toujours légère, un soir qu’il la suppliait de se rendre à ses désirs, lui promit enfin de fixer l’époque de leur union. Quinze jours parurent bien longs ; mais ils étaient nécessaires pour les préparatifs de ce grand événement. Timoléon se retira ivre de joie. Sancie, restée seule, réfléchissait à son prochain bonheur, lorsqu’en fixant ses yeux vers une porte peu éclairée de la chambre, elle crut apercevoir un objet hideux, que cependant elle distinguait à peine ; cet objet s’avance insensiblement… Ô surprise ! ô terreur, elle vit l’ombre de Didier, armée de pied en cap, qui lui montrait sa blessure, dont le sang ruisselait encore. Un pouvoir supérieur ranima les facultés de Sancie, elle ne pouvait s’évanouir ; l’horreur de sa situation était sans égale. Pendant une heure le fantôme sinistre fut présent à ses yeux, qui se refusèrent de se fermer. Enfin, avant de disparaître, l’ombre courroucée prononça ces mots : « Perfide amante ! le ciel est juste, tremble que ma vengeance se porte plus loin ! » Elle dit, et telle qu’une vapeur légère, elle se perdit dans l’obscurité. »


Aux cris de Sancie, ses femmes accoururent ; elle était privée de connaissance ; cependant le prodige qui l’avait frappée, avec le jour, perdit tout son pouvoir ; Timoléon l’emporta, et la quinzième aurore se leva pour éclairer un hymen malheureux que le ciel réprouvait.

À peine l’aube naissante faisait-elle pâlir le feu des étoiles, que le son des cloches appela le peuplé à la cérémonie. La ville de Saint-Félix ne pouvait contenir l’affluence des étrangers et des hauts seigneurs que le vicomte avait invités à la fête ; ses vassaux, portant sa bannière, joignaient à l’écusson de leur souverain celui de la belle fiancée ; les troubadours, les ménestrels, chantaient l’hymen d’amour, leurs instruments sonores portaient la joie dans tous les cœurs, et l’allégresse se peignait sur toutes les figures.

Vers les dix heures du matin, l’évêque de Toulouse[12], qui devait bénir les jeunes époux, se rendit processionnellement, accompagné de son cierge, dans l’église paroissiale, richement décoré des présents du couple amoureux ; les barons, les chevaliers et les seigneurs châtelains suivirent l’évêque : au milieu d’eux, se distinguait le beau Timoléon ; il allait devancer à l’autel son amante, qui dérobait à l’amour le temps qu’elle employait à soigner sa parure. La marche fut interrompue à l’aspect d’un chevalier d’une stature gigantesque, qui parut à la barrière du château, monté sur un fort cheval noir, et revêtu d’une armure noire. Cet inconnu, d’une voix formidable, défia au combat à outrance le vicomte de Nissan, et se servit, pour son défi, des termes les plus insultants. Timoléon était brave, et sur-le-champ, appelant ses écuyers, il demanda ses armes, les revêtit, monta sur son cheval de bataille, et se prépara à combattre son adversaire.

Cependant le ciel se couvre de sombres nuages ; un bruit sourd, de lugubres gémissements portent la terreur dans le sein du plus brave : on tremble pour le vicomte ; mais lui, calme, intrépide, pousse son coursier, et part. L’inconnu s’ébranle de son côté ; les deux rivaux se rencontrent au milieu de la carrière ; leurs lances volent en éclats : le tonnerre gronde ; de fréquents et livides éclairs illuminent cette scène d’horreur. Le chevalier noir tire son épée ; Timoléon, avec la sienne, pare les coups qui lui sont portés : toujours muet, toujours furieux, l’inconnu combat avec rage ; ses forces redoublent ; le vicomte, blessé en plusieurs endroits, sent les siennes défaillir. Le peuple et ses amis veulent le secourir ; ils ne peuvent, un charme secret les empêche de se mouvoir. Timoléon veut faire un nouvel effort, il lui devint funeste ; son bras épuisé ne porte qu’un coup inutile ; et son adversaire, d’un revers terrible, fait voler sur le sable la tête de l’amant de Sancie : en cet instant, l’éclair brille, la foudre éclate, et le chevalier noir disparaît dans les airs. À ce spectacle déplorable, on frémit, et l’on ne douta plus que le fantôme de Didier ne fût venu punir le vicomte de son bonheur. On voulut cacher la mort de Timoléon à sa fiancée, mais ce fut en vain ; un portrait de Timoléon, qui était dans son appartement[13], se teignit de sang. À cette vue, son cœur se troubla ; épouvantée, se rappelant les menaces de Didier, elle demande à voir son époux, et pourquoi l’on retardait leur union ; il fallut alors lui apprendre le funeste événement qui les séparait pour toujours : sa douleur devint extrême, et ses craintes redoublèrent, craignant pour elle la vengeance du spectre vindicatif ; sa tête s’égara. Elle appelait Timoléon, et le suppliait de venir prendre sa défense ; ses amis, ses parents l’entouraient ; le clergé faisait des prières pour elle : tout fut inutiles, décrets célestes devaient s’exécuter.

Au moment où la nuit descendit sur l’horizon, les vents se choquèrent dans les airs ; on entendit des voix plaintives qui demandaient vengeance. Le tonnerre ne cessa de gronder, et toute la nature éprouvait une commotion extraordinaire. Sancie, égarée, attendait la mort à chaque instant, lorsque tout à coup un bruit épouvantable, un cliquetis d’armes, se font entendre dans tout le château. La frayeur s’empare des convives : soudain la porte de la salle se brise avec fracas… ; le spectre de Didier, monté sur son cheval noir, apparaît, s’avance de Sancie, et, poussant des hurlements affreux, la prend dans ses bras malgré sa résistance, et, insensible à ses cris, disparaît avec elle !…

Depuis ce jour, le timide habitant des campagnes éprouve un sentiment d’effroi en passant auprès du château, qui fut longtemps inhabité. Son imagination faible et crédule lui fait croire que, pendant les nuits orageuses, Sancie et Didier viennent s’asseoir sur les créneaux ruinés, que le hibou répond à leurs cris douloureux, et que leur présence sinistre annonce la mort ou les malheurs.

  1. Rivière du Languedoc qui roule de l’or dans ses sables.
  2. Sirventes, nom que l’on donnait alors aux poèmes des troubadours.
  3. Les bardes étaient les poètes du Nord. Ulin, Armin, Ossian furent les plus fameux.
  4. Horloge d’eau.
  5. Lorsqu’on recevait un étranger de distinction, on avait coutume de lui présenter, au moment où il allait se coucher, un verre de vin chaud, ou d’hypocras, que l’on partageait avec lui. Cet usage existe encore dans quelques provinces méridionales.
  6. Sorte de souliers à soc recourbé qui venaient, par le moyen d’une chaîne, s’attacher aux genoux.
  7. Musique d’Angard.
  8. Les familles de ces preux chevaliers ne sont pas éteintes.
  9. Nom que l’on donnait aux écuyers subalternes.
  10. Il existe, dans les papiers de la famille de D… L…, un vieux procès-verbal daté de 1200 environ, dans lequel est consignée cette histoire, dont les chroniques languedociennes parlent quelquefois.
  11. Couvent qui existait, avant la révolution, dans un petit village situé à un mille de la ville de Saint-Félix.
  12. L’évêché de Toulouse n’a été érigé en archevêché qu’en 1328.
  13. On croyait alors que les signes surnaturels annonçaient les grands événements : celui que je rapporte était un des plus ordinaires.